La reconstruction de Beyrouth, une question de sociĂŠ
La reconstruction de Beyrouth, une question de société.
Etudiante Zélie Denis Directeur de mémoire Vincent Jacques Directeur d’étude PFE François Chochon Groupe de mémoire Art, philosophie, espace urbain Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles 2013
SOMMAIRE
Préface
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Introduction
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Notions de Patrimoine
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1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.
Qu’est-ce que le patrimoine ? Histoire Quelles conséquences à la conservation du patrimoine ? La ville générique et la perte de sens de l’histoire Le patrimoine, un regard occidental Quel symbole commun pour des communautés opposées ? Le problème de l’héritage post-traumatique Le patrimoine, la reconstruction et les enjeux financiers
Le quartier de la place de L’Étoile et sa reconstruction à l’identique 1. 2. 3. 4. 5.
Présentation du quartier de la place de l’Etoile Le Mandat français et les restructurations du centre-ville La société « Solidere » et les choix de reconstruction du quartier Foch-Allenby Réalité urbaine face au désir de ville nouvelle Qu’en est-il de la mémoire ?
Les souks 1.
2. 3.
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67 Les souks à travers le monde Les souks à Beyrouth La reconstruction des souks
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La place des Martyrs, un espace en jachère 1. 2. 3. 4.
La place Histoire de la place des martyrs, entre construction et reconstruction Tabula Rasa, histoire d’une reconstruction difficile Un projet lauréat pour une nouvelle place
85 85 86 99 104
Conclusion
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Annexes
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Bibliographie
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Remerciements
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Préface
En 2002, lors d’un voyage en Croatie, j’ai séjourné brièvement à Sarajevo. J’avais douze ans et je me souviens qu’à travers les fenêtres de la voiture, je voyais défiler de grandes tours. Les unes étaient criblées de balles, les autres n’avaient plus que leurs structures. Je n’arrivais pas à discerner celles qui avaient été détruites pendant la guerre de celles qui étaient en cours de reconstruction. Je crois maintenant que différents images se confondaient dans mon esprit : les constructions inachevées au début de la guerre, les reconstructions en cours et les bâtiments détruits pendant les combats. Dans mon souvenir, aucune grue à l’horizon. En dehors du centre, la ville ne semblait pas encore reconstruite. En août 2012, lors d’un second séjour, j’ai eu la même impression. Je suis arrivée dans la ville par la montagne et les premières maisons blanches qui apparaissaient étaient encore criblées de balles comme au lendemain des affrontements. Les façades avaient autant de cicatrices qu’il y a dix ans. En 2004, j’ai visité le Liban. Dès l’entrée dans Beyrouth, les images de Sarajevo sont réapparues devant moi. D’abord le chaos, puis de nombreux bâtiments mutilés. Je me souviens cette fois des nombreuses grues dans le ciel de la ville : un Beyrouth flambant neuf côtoyait un Beyrouth encore en lambeaux. En 2008, au concours d’entrée à l’école d’architecture de Versailles, on me demanda pourquoi je souhaitais devenir architecte. Je me suis alors souvenue de ces deux villes où constructions et destructions se mélangeaient, comme autant de signes d’espoir et de désespoir. Au moment de trouver mon sujet de mémoire, après quelques hésitations, il m’a paru évident de terminer mon cursus par les questionnements qui en étaient à l’origine. Comment la ville peutelle porter les marques des passions humaines, aussi bien créatrices que destructrices ?
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Je suis née en France en temps de paix et je n’appartiens à aucune communauté religieuse. Je n’ai connu la guerre que par les récits de mes grands-parents qui eux-mêmes étaient enfants pendant l’occupation allemande. Plus tard, ils n’ont pas été impliqués personnellement dans les conflits en Algérie. Hormis les informations à la télévision, mon premier contact direct avec la réalité de la guerre fut ces deux voyages à Sarajevo et à Beyrouth. Ces expériences ont alimenté ma réflexion quant aux traumatismes et aux traces laissées par les conflits armés. Je ne suis pas retournée au Liban. Suite à l’assassinat de Rafic Hariri, en 2006 le pays entra de nouveau en guerre et Beyrouth se retrouva au cœur du conflit. En 2013, il me sembla risqué de retourner dans une ville plongée dans l’insécurité du fait de la guerre dans la Syrie voisine. On comprendra que cela constitue une lacune pour ce mémoire. Cependant mon ambition est d’étudier les traces de l’histoire sur l’évolution de la ville et des bâtiments qui la constituent. Qui détruit et pour quelles raisons ; qui reconstruit et dans quels buts ? Mes études d’architecture m’ont donné des éléments pour tenter de comprendre le processus de reconstruction de la ville. Je me suis rendu compte qu’il était complexe et dépendait de nombreux facteurs historiques et actuels.
« Mais la ville ne dit pas son passé, elle le possède pareil aux lignes de la main, inscrit au coin des rues, dans les grilles des fenêtres, sur les rampes des escaliers, les paratonnerres, les hampes des drapeaux, sur tout segment marqué à son tour de griffes, dentelures, entailles, virgules.»1
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Italo Calvino, les villes invisibles, trad. de l’italien par Jean Thibaudeau, coll. folio, ed. Gallimard, 2002, page 18 10
Introduction
Beyrouth est la capitale du Liban. Son histoire méditerranéenne est riche de cultures et de communautés diverses. Grâce à sa situation géographique, Beyrouth est, dès sa naissance, un espace privilégié pour les échanges et le commerce. Après avoir appartenu aux phéniciens, puis aux romains, aux mamluk, etc., la ville devient un port majeur à la fin du XIXème siècle. L’empire ottoman occupe ses territoires pendant plus de cinq siècles. En 1869, la construction du canal de Suez et en 1895, la création de la liaison ferroviaire entre Damas et Beyrouth intensifient les échanges entre mer méditerranée, mer rouge et océans plus lointains. A la fin de l’empire ottoman et XIXème siècle, les libanais multiplient les actes d’insurrection contre un pouvoir abusif et même parfois tortionnaire. Chacun espérait le salut de son pays grâce à une action arabe, française ou anglaise. A la fin de la première Guerre Mondiale, les français libèrent Beyrouth de sa dictature turque. Elle devient en 1920 la capitale du Grand Liban. En 1943, les libanais déclarent leur indépendance. En 1950, l’aéroport Beyrouth-Khaldé devient la plaque tournante du trafic aérien entre l’Europe et l’Asie. De nombreuses firmes étrangères s’installent. On surnomme le pays « la Suisse du levant ». Au cours des siècles, le Liban est devenue un territoire de refuge. Les exodes des peuples voisins se multiplient (Palestiniens, Maronites, Arméniens, Kurdes, etc.). Beyrouth est hétéroclite. Les communautés religieuses se mélangent dans le centre-ville, berceau de civilisations, cœur historique de Beyrouth. Aujourd’hui, presque deux millions de personnes habitent dans la capitale, soit la moitié de la population libanaise. Depuis le XXème siècle, Beyrouth est devenu le théâtre du Liban. Elle est un territoire de contraste : multiplicité des religions, diversité des classes sociales, multitudes d’investissements économiques et financiers et disparité de formes architecturales. Port important, Beyrouth est un lieu de migrations et d’échanges. Il facilite les rapports OrientOccident qui ont nourri l’histoire de Beyrouth. Les maronites entretiennent des relations étroites avec la France et les orthodoxes avec le Royaume-Uni. Créées au XIXème siècle, l’université Saint-
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Joseph et l’université américaine de Beyrouth sont les deux principales universités du Liban. L’une est francophone, l’autre anglophone. Au Liban, trois langues sont officielles : le français, l’anglais et l’arabe. A l’école des jésuites, les enfants ont appris pendant longtemps l’histoire de France plutôt que celle du Liban. Ainsi l’ouverture vers l’étranger a sans cesse été stimulée par les institutions. Petit pays souvent en crise politique ou économique, le Liban a obligé nombre de ses habitants à émigrer. Le retour des libanais dans leur nation, pour les vacances ou pendant les périodes pacifiques, accentue les influences culturelles extérieures. Les habitudes culturelles occidentales sont assimilées avec enthousiasme par les beyrouthins. Le modèle européen ou américain constitue la référence de l’élite locale. De par sa région et ses amitiés, Beyrouth se développe entre l’Orient et l’Occident. La capitale n’est donc ni une ville traditionnelle orientale ni une métropole occidentale. En 1969, Helmut Ruppert2 se questionne sur l’influence de l’Occident à Beyrouth. Il en conclut que cette ville est au croisement de communautés aussi bien religieuses que culturelles. Elle est comparable aux métropoles mondiales que Koolhaas3 définira plus tard, du fait de leur fonctionnement, comme les « villes génériques ». Pour Helmut Ruppert, les classes sociales inférieures sont les moins sensibles aux influences occidentales, elles gardent un système traditionnel pour des raisons financières et culturelles. Avant la guerre, Beyrouth est un pont vers l’Occident et un centre économique incontournable au Proche-Orient. Afin de mieux comprendre Beyrouth, il est nécessaire de décrire brièvement son architecture. En 1975, on distingue trois types d’architecture dans la capitale. La « maison typique libanaise » se définit par sa toiture en tuiles rouges. Sa construction en pierre calcaire sur deux niveaux où trois percements jointifs en ogive séparés par des colonnes laissent entrer l’air et la lumière. Au centre de la maison se trouve le liwan : une grande salle de séjour et de réception reliée à d’autres pièces semblables. On l’appelle plus familièrement « la maison aux trois arcades ». Elle date de l’Empire ottoman. La « maison du Mandat » est un immeuble de trois ou quatre niveaux aux fenêtres rectangulaires, avec des balcons aux balustrades en fer ou en pierre. Les hauteurs sous plafond sont importantes afin de permettre à l’air de circuler. Plus les constructions sont récentes, plus elles se simplifient : les pièces se rétrécissent et les fenêtres deviennent rectangulaires. La « maison de l’indépendance » est en béton avec climatisations et ascenseurs. Elle n’est pas caractéristique du Liban, ni adaptée à son climat. Au contraire, elle reproduit les constructions
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RUPPERT Helmut, Beyrouth, une ville d’Orient marquée par l’Occident¸ traduit et présenté par Eric Verdeuil, Les cahiers du Cermoc, n°21, 1999 3 KOOLHAAS Rem, Junkspace, Ed. Manuels Payot, trad. Daniel Agacinski, 2012 14
occidentales de l’époque. Cependant, Beyrouth n’est pas homogène. Les styles s’entremêlent, les bâtiments sont hybrides. On détruit facilement pour reconstruire du neuf. De plus, la législation sur les réglementations foncières et sur le code de la construction est accommodante.
En dehors du centre-ville, les quartiers résidentiels se déploient en fonction des appartenances religieuses. Dans la ville orientale traditionnelle, les communautés étaient séparées par des portes qui les protégeaient des autres groupes, de sorte que les habitants d’un quartier n’avaient que très peu de contacts avec les quartiers voisins. Dans le développement de la ville moderne et de la périphérie du cœur historique, Beyrouth s’organise encore selon ce processus de cloisonnements. Toutefois, au critère religieux s’est ajouté le critère de classe sociale. L’isolation des quartiers s’est intensifiée pendant la guerre. Encore aujourd’hui, Beyrouth est morcelée. Par contraste avec ce fractionnement de la ville, Le centre est un lieu de mixité. Les édifices religieux se côtoient, les souks permettent le mélange des communautés ; la place des Martyrs leur rencontre. Le quartier de la place de l’Etoile est le centre administratif de Beyrouth. La rue Riad El Solh est la rue des banques, tandis que sur la corniche au nord-ouest du centre-ville les hôtels de luxe se succèdent. Au sud-ouest, l’unique synagogue de Beyrouth et la rue Wadi Abou-Jamil forment l’ancien quartier juif. A partir de la création de l’Etat d’Israël, ce quartier se vide et les kurdes s’y installent. Le quartier arménien se déploie autour de l’Eglise Saint-Michan. Les maronites, classe sociale élevée, habitent à l’est et au sud-est de la vieille ville. Dans cette partie du centre-ville, les époques et les styles architecturaux sont variés. Au sud de la rue des Martyrs, entre le cimetière musulman à l’ouest et la rue de Damas à l’est, s’étend le quartier des chrétiens syriens catholiques. Le bâti présente un visage très dense. Les bâtiments de la période ottomane dominent encore ; ceux du Mandat français ne sont plus que timidement représentés. Coincé entre les rues Maurice Barrès et la rue de l’Armée se trouve un quartier socialement et religieusement mixte. De nombreux Arméniens, Kurdes, sunnites et chiites s’y mélangent. Le quartier chiite est à l’ouest du cimetière musulman jusqu’à la rue Maurice Barrès. Populations pauvres et riches y cohabitent. Des villas côtoient de simples bâtisses de l’époque ottomane. A partir des années 1970, le centre-ville perd de son attraction. Les catégories plus aisées de la population fuient vers les nouveaux quartiers (Achrafieh, Ras Beyrouth, Hamra, etc.) Le centre est alors en pleine période de bouleversement. Les catégories sociales les plus pauvres occupent des bâtiments délaissées, les tensions entre populations augmentent.
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« Il y en avait de toutes les strates sociales : parmi les sunnites, boutiquiers des souks Sursock et Abou-1-Nasr, vendeurs de légumes et de poissons, grossistes en céréales, boutiquiers de la rue Ma’rad, bouchers, manutentionnaires du port, vendeurs de tweed, à souk al-Joukh — aux côtés de quelques Palestiniens d’ailleurs eux-mêmes sunnites —, artisans du fer-blanc ; et parmi les orthodoxes, également des occupants des souks Sursock et Abou-1-Nasr et ceux, plus nantis et majoritaires, du souk al-Tawileh, sans oublier la banque. En nombre aussi les Arméniens : bijoutiers, vendeurs à l’étalage dans le souk Sursock, bottiers, changeurs, typographes et plus encore zincographies, serruriers, sans parler du souk qui leur était de facto réservé et portait le nom de souk al-Arman. Les chiites, dont l’exode était plus récent, étaient forcément moins bien représentés : vendeurs d’étoffes aux poids mais aussi nombre de cireurs de chaussures originaires du Sud. Les Druzes avaient encore moins de visibilité commerçante, même s’ils avaient une vieille implantation à Beyrouth et beaucoup de bien-fonds à l’ouest de la ville. Les maronites, en revanche, étaient nombreux, sans spécialisation particulière sinon la menuiserie et le bois ; ils étaient également très présents dans l’administration étatique. Les grecs-orthodoxes, eux, se situaient dans les strates supérieures de la banque et de l’import-export, de même que des familles d’autres confessions chrétiennes d’obédience romaine. Très minoritaires à l’échelle nationale, les juifs n’en participaient pas moins activement à la vie du Balad, il est vrai, adjacent au quartier Wadi AbouJamil où la plupart d’entre eux vivaient autour de la synagogue et de l’école de l’alliance israélite : des commerçants d’envergures diverses, notamment dans les souks Sursock et al-Tawileh, des cardeurs, des vendeurs de jouets, des changeurs. Des Kurdes, enfin, complétaient la mosaïque : porte-faix et hommes de peine pour la plupart, ils commençaient à s’implanter dans le quartier juif.»4
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KASSIR Samir, histoire de Beyrouth, coll. Tempus, ed. Perrin, 2012, page 576 16
Figure 1: Beyrouth, 2013, google map
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Figure 2: Historical Souk Structure and Role in Beirut, AA, http://projectivecities.aaschool.ac.uk/portfolio/yasmina-elchami-from-multipli-city-to-corporate-city/
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En 1975, les premiers combats ont lieu dans la banlieue de Beyrouth. Rapidement, ils se déplacent vers le centre-ville. Beyrouth se scinde en deux. La ligne de démarcation suit la rue de Damas. Une majorité de chrétiens habitent à l’est ; à l’ouest, une majorité de musulmans. Le centre-ville est déserté. A la fin de la guerre, il ne reste qu’un champ de ruine. La société foncière « Solidere » est alors créée par le premier ministre Rafic Hariri dans le but de reconstruire le centre-ville. Beyrouth est nettoyée de ses décombres. Le deuxième plan ou la ville purifiée de Jade Tabet, ci-dessous, relève les bâtiments qui ont été conservés lors de la reconstruction. Il s’agit principalement des édifices religieux et gouvernementaux. Le quartier de la place de l’Etoile est lui aussi préservé et sera reconstruit « à l’identique ». La place des Martyrs est entièrement détruite, seule reste la statue des Martyrs. Les souks ont été dynamités, la société « Solidere » a pour priorité de reconstruire des souks contemporains. Dans ce territoire riche d’histoire et de cultures, la reconstruction est une entreprise complexe. Elle dépend principalement des choix politiques et des possibilités économiques. La place des Martyrs, la place de L’Etoile et les souks sont trois espaces symboliques. Le premier était l’emblème de l’unité libanaise ; le second, la figure du gouvernement libanais et le dernier, celle de la diversité du peuple. Chacun de ces lieux évoque des souvenirs différents dans la mémoire collective libanaise, mais ensemble ils sont représentatifs de l’activité dense du centre historique. Comment reconstruire ces espaces historiques ? Faut-il les effacer de la carte, les rebâtir à l’identique ou les restructurer et les adapter à la ville contemporaine ? Afin de comprendre les enjeux liés aux vestiges de la guerre, nous étudierons en premier lieu la notion de patrimoine. Puis nous entrerons dans Beyrouth par la reconstruction du quartier de la place de l’Etoile. Ce sera l’occasion d’insister sur le poids économique d’un tel projet et d’interroger les décisions prises par une entreprise privée face à l’aménagement d’espaces publics. Ensuite nous considérerons les souks de Beyrouth et leur reconstruction moderne. Les traditions orientales et les soucis de mixité sociale ont-ils leur place dans la métropole mondialisée qu’est devenue Beyrouth ? Enfin, nous terminerons avec la place des Martyrs. Espace en jachère, elle n’est pas encore reconstruite. La finalisation de ce projet ne passe-t-elle pas par un dépassement des traumatismes dus à la guerre et par une réconciliation de la population ?
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Figure 3: Beyrouth, le premier plan ou la ville oubliée, Jade Tabet
Figure 4: Beyrouth, le deuxième plan ou la ville purifiée, Jade Tabet 20
Notions de Patrimoine A la suite de la guerre civile de 1975 à 1990, Beyrouth et le Liban souffrent de destructions extrêmes. Bien que reconstruit au cours des différentes trêves, le centre-ville de Beyrouth reste particulièrement meurtri. Il faut reconstruire. Mais dans la reconstruction la notion de « patrimoine » intervient. Pour reconstruire, les héritages du passé doivent être pris en compte. Quels bâtiments peuvent être détruits, lesquels doivent être conservés ? Il est nécessaire de faire un bilan de la ville avant la guerre et de comprendre ce que les habitants attendent à partir de 1990 de leur capitale. A Varsovie, après la deuxième guerre mondiale, la ville est reconstruite sans aucune perturbation, à l’identique. A Berlin, après la chute du mur une discussion s’ouvre sur l’avenir de la ville : certains bâtiments vont être reconstruits comme ils étaient auparavant, d’autre vont être remplacés. Le « Palast der Republik » fait l’objet d’une grande polémique au cours des années 1990. Il retrouvera finalement sa grandeur, non pas celle d’il y a vingt ans, à l’époque du régime soviétique, mais celle d’il y a plus d’un siècle : une réplique du palais des Hohenzollern. A Beyrouth, rien n’a été classé avant la guerre. La ville doit être étudiée afin de comprendre ce que l’histoire a écrit et ce que le futur lui réserve. Que doit-on garder de l’ancien Beyrouth ? Que peuton détruire ? Il est nécessaire de redéfinir les idées de monuments historiques et d’héritage, afin de mieux comprendre les enjeux de la reconstruction à Beyrouth.
1. Qu’est-ce que le patrimoine ? Rappelons quelques notions : celle de monument, de monument historique et de patrimoine. Le mot « monument » vient de momentum du verbe monere qui veut dire « faire penser, faire se souvenir de 5». Le monument est un lieu de souvenir. Il est symbolique. « Le monument assure, rassure, tranquillise en conjurant l’être du temps. Il est garant d’origines et calme l’inquiétude que
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Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Tome 2, Ed. Le robert 2006
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génère l’incertitude des commencements6. » Plus tard, l’adjectif « monumental » définira la grandeur et la splendeur d’un édifice, et non plus le retour sur soi. Le monument historique est littéralement un monument dans l’histoire : il est daté et localisé. Il appelle donc à la mémoire d’une certaine époque. Il peut avoir perdu son sens symbolique. Patrimoine vient de « patrimonium » bien de famille. « La valeur générale, ce qui est transmis à une personne, à une collectivité par les ancêtres, les générations précédentes7. »
2. Histoire D’après Françoise Choay, la protection des monuments historiques se développe d’abord en Italie et en France. La première phase de conservation des monuments se fait par répertoire écrit dès le XIVe. La deuxième phase arrive au XIXe siècle, notamment lorsque la culture occidentale s’industrialise et commence à perdre les techniques de construction traditionnelles. L’histoire particulière de l’Europe dicte l’objectif de la conservation. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, l’UNESCO répertorie, restaure et conserve des monuments historiques. Dans un premier temps, L’UNESCO était destinée à se préoccuper de la reconstruction après 1945 ; elle a depuis rallié près de 178 pays à sa cause. L’UNESCO inscrit au patrimoine de l’humanité des paysages naturels et/ou culturels dans les pays qui ont signé la charte. L’objectif étant de répertorier le plus possible de sites différents. Françoise Choay soulève la délicatesse de ce choix, mais n’oublie pas de mentionner le lobbying qui joue en faveur des pays participants autour des sites classés : c’est un réel apport économique, financier et touristique ; il met en valeur un pays entier. Le patrimoine a donc deux caractéristiques particulières. D’une part il est né en Europe, ce qui veut dire que c’est une préoccupation par essence occidentale. D’autre part, les enjeux financiers interviennent dans la reconnaissance du patrimoine, ce qui le rend dépendant. Comment justifie-ton la classification d’un lieu ?
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CHOAY Françoise, Pour une anthropologie de l’espace, coll. Couleurs des idées, ed. du Seuil, 1992, page 15 Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Tome 2, Ed. Le robert 2006 24
Figure 1: Stadtschloss, Berlin, 1900
Figure 2: Palast der Republik, 1976, Berlin
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3. Quelles conséquences à la conservation du patrimoine ? Après avoir défini le patrimoine, il est nécessaire de comprendre ce que la classification et la conservation de ces édifices, paysages ou autres objets impliquent. Classer un monument, c’est le répertorier à une époque de sa vie. Les modifications postérieures ne seront pas classées. Si classer un monument revient à geler son évolution, quelle période de son évolution doit être répertoriée ? Prenons l’exemple du « Palast der Republik » à Berlin. Le « Palast der Republik » se trouve en plein centre de Berlin. Cœur et symbole de l’histoire berlinoise, ce lieu a toujours été un objet de construction, déconstruction, reconstruction, destruction. C’était un imposant édifice prussien qui fut détruit à la fin de la deuxième guerre mondiale. Berlin se trouve, à l’époque, coupée en deux. Cet espace appartient alors aux soviets. Symbole de l’Allemagne prussienne, l’édifice est détruit par le régime. La « Volkskammer », chambre du peuple, est construite pour remplacer le monument. Emblématique de la RDA, il est aussi très révélateur de l’architecture de l’Allemagne de l’Est de l’époque. A la chute du mur, une nouvelle polémique s’ouvre à propos de cet espace. La chambre du peuple, symbole utilisé mainte fois par la RDA rappelle sans cesse la division de l’Allemagne. Le bâtiment est à son tour détruit. Les ruines de sa destruction restent longtemps à Berlin. Que doit-on faire de ce patrimoine déchu ? Histoire répétée d’une incessante destruction, Berlin opte pour la reconstruction du palais prussien. Berlin choisit de mettre en valeur non pas le patrimoine contemporain, mais celui d’il y a plus de soixante ans. A Varsovie, la reconstruction du centre-ville est celle de la ville d’avant-guerre : les traces du traumatisme sont effacées. La reconstruction engagea toute la société : les dons affluaient de tout le pays, des volontaires déblayaient la capitale. Il fallut dix ans pour faire ressurgir le centre historique de ses ruines. La détermination du peuple polonais pour retrouver son centre est héroïque. Face à l’euphorie polonaise, le régime soviétique alimente la reconstruction. Bien que redessiner à l’identique, le régime dessine la ville socialiste. Avec la reconstruction à l’identique et l’effacement des stigmates de la guerre, l’authenticité historique disparait. Les polonais ont préféré reconstruire l’histoire plutôt que de préserver la mémoire de la ville. A la Gedächtniskirche à Berlin-Ouest, les traces traumatiques de la guerre sont préservées et une église est construite à côté. Dans ces trois exemples, trois périodes différentes sont classés : l’une de l’après-guerre, l’autre de l’avant-guerre et la dernière d’une période plus lointaine. Ainsi
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reconstruire un édifice détruit revient à geler une époque de sa vie. Elle dépend des choix politiques et sociétaux. Donner une place significative à un édifice en le classant pose la question de l’esthétisme urbain. Certains symboles, devenus indésirables par leur histoire, se voient effacés comme le Palast der Republik à Berlin. Pourtant le Reichsluftfahrtministerium8 trône encore dans la ville. Est-ce une question esthétique ? Le style de Speer est-il plus acceptable que celui du bloc de l’Est des années 1970 ?
Figure 5: Gedächtniskirche, Berlin
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Ministère du Troisième Reich construit en 1935 par Albert Speer, symbole du régime Nazi à Berlin.
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Esthétiquement, il s’agit aussi de l’état de décrépitude du bâtiment. Doit-il garder les impacts de balles ou doit-il redevenir celui qu’il fut auparavant ? Le mur de Berlin est plus intéressant avec les tags et les effritements de béton. A Beyrouth, la question se pose. Doit-on conserver un bâtiment dans son état de délabrement ou le reconstruire comme il était avant la guerre ? Qu’elle histoire doit-on choisir, qu’elle époque doit-on geler ? S’il on est d’avis que certains lieux ont perdu leur qualité architecturale antérieure, peut-on dire pour autant que les traces de la guerre sont une valeur ajoutée à une construction ? Si le mur de Berlin a une si grande valeur, c’est aussi parce qu’il raconte dans chacune de ses fissures une histoire bien particulière. On ne peut négliger l’apport de matière et de reliefs que la guerre laisse dans une ville. Les impacts de balles sur les constructions à Sarajevo rappellent sans cesse l’histoire d’une guerre meurtrière qui ne doit en aucun cas être oubliée des générations futures. Auschwitz-Birkenau n’a pas changé et est devenu un musée. Effacer les traces de la guerre ne mènent-elle pas à l’oubli ? Pourquoi le patrimoine devrait-il être dans un parfait état ? Les normes de reconstruction des bâtiments classés font souvent face aux normes de leur programme intérieur. Prenons l’exemple des monumentaux lycées français construit au XIXème siècle en France. Répertoriés, ils doivent garder leur caractère ancestral de lycées du XIXème siècle. Ainsi, il est difficile et onéreux pour le gouvernement de les adapter aux normes actuelles avec des normes esthétiques du XIXème siècle : sécurité incendie, normes handicapés, technologies. Que fait-on de cette contradiction ? La conservation d’un bâtiment est-elle toujours la réponse ? L’inquiétude de voir disparaitre une construction en dévaluant sa valeur est constante: le drame des pavillons Baltard du marché des Halles à Paris semblent omniprésent en France et avalent tout désir d’évolution. Pourtant si un bâtiment est classé, il ne doit pas pour autant perdre sa qualité d’objet utile dans la ville. Les halles des pavillons Baltard en tant que marché en plein centre de Paris n’avait plus lieux d’être. Contradictoirement, de nombreuses églises sont classées en France et reste vide les trois-quarts de l’année. Que devons-nous faire du monument historique s’il ne remplit ni les besoins de la population contemporaine, ni les caractéristiques utilitaires de la ville en mouvement ? Peut-être était-il question de trouver un nouveau programme à ces halles à la place de les détruire ? Dans la ville, Les monuments permettent une permanence dans son évolution. S’inscrivant dans le passé, ils sont aussi l’avenir de la ville, puisqu’ils s’inscrivent dans l’expérience présente de la métropole. Le patrimoine permet la mémoire de la ville. « […] elles [les villes] grandissent avec l’orientation et la signification de faits plus anciens que les faits actuels, et souvent
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oubliés. Parfois ces faits eux-mêmes subsistent, sont doués d’une vitalité continue, parfois ils s’éteignent ; reste alors la permanence de la forme, des signes physiques, du locus. »9 Aldo Rossi, dans l’architecture de la ville, écrit que les monuments peuvent être aussi bien des éléments pathologiques de la ville, que propulseurs. Comment comprendre leur impact sur la ville ? En quoi seraient-ils l’un ou l’autre? Il n’en reste pas moins que la ville ne cesse d’évoluer. Les monuments historiques permettent le rapport immédiat à l’histoire des lieux. Dans certaines villes européennes (Rome, Paris, etc.), la patrimonialisation devient étouffante, mais dans d’autres (et ce sont la majorité des villes mondiales), les monuments détruits auraient pu devenir propulseurs du développement de la ville. Le château de Varsovie illustre ces propos. Détruit pendant la deuxième guerre mondiale, il n’a pas été réédifié dans le projet de reconstruction à l’identique du centre-ville. Vingt-six ans plus tard, le gouvernement décide de le rebâtir. Il a considéré que sa reconstitution serait un élément de plus dans la ville. Nous ne pouvons pas ignorer que l’assouplissement du régime soviétique a permis des choix politiques différents des dernières années. Mais il est évident que cette reconstruction permettait une attractivité historique et touristique de plus à Varsovie. La tour Eiffel n’a plus d’utilité depuis l’exposition universelle. Pourtant elle devenue depuis l’emblème de Paris et de la France. A l’opposé, l’école d’architecture de Nanterre10 est un élément pathologique : personne ne sait quoi en faire. Elle tombe en ruine. Les discussions sur la patrimonialisation empêchent l’évolution du quartier et sa réhabilitation. C’est donc non seulement une question de choix d’histoire et de mémoire que posent les monuments historiques mais aussi une question de vision de la ville. S’il on classe sans réfléchir tous les monuments d’une ville, celle-ci se retrouve figée dans une époque. Classer les monuments requiert une réflexion attentive et une discussion continue sur l’avenir de la ville. A une ère où les préoccupations sont tournées vers l’écologie et les problèmes énergétiques, ne devons-nous pas faire un pas vers une architecture et une ville généreuse et collectiviste, plutôt qu’une ville ancrée dans son histoire et dans son passé, rappelant la mémoire à chaque coin de rue, tout en oubliant son sens premier ? A Beyrouth, l’argument de la vétusté et des financements de la reconstruction du patrimoine prévalut.
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Aldo Rossi, L’architecture de la ville, trad. de l’italien par Françoise Brun, coll. Archigraphy, ed. inFolio, 2001, Paris, page 57 10
Construit par Jacques Kalisz et Roger Salem en 1972.
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Afin d’expliquer la finesse des enjeux du patrimoine et de sa classification, Françoise Choay prend l’exemple du temple d’Isé au Japon qui dans la tradition se doit d’être détruit tous les vingt ans. Chaque temple a un caractère particulier qui aurait les qualités suffisantes pour être classé à l’UNESCO. Le Japon met en valeur non pas le bâtiment mais les artisans qui doivent assurer la continuité de leur savoir-faire. Ainsi pour préserver une histoire, il faut bien mesurer d’où il vient : est-ce le bâtiment en lui-même ou l’art de sa construction qui est intéressant ? Doit-on absolument classer tous les bâtiments ?
4. La ville générique et la perte de sens de l’histoire Nous avons vu que classer la ville au patrimoine mondiale impose de nombreuses de réflexions. Et si la solution était de ne rien classer ? Dans un climat de changement, Beyrouth connait un premier plan de reconstruction de la ville. L’histoire architecturale est effacée. En Europe, les monuments ne sont plus construits pour la commémoration ou la glorification mais pour leurs valeurs éducatives ou fonctionnelles. Dans le but de marquer les générations futures, les édifices sont représentatifs de leur époque par leur renouveau technologique et non plus par leur caractère majestueux. La spécification de l’architecture face à un style national ou régional semble disparaitre : les architectes construisent aussi bien dans leur pays que dans les pays avoisinants. Les bâtiments se ressemblent d’un hémisphère à l’autre, la ville s’uniformise. Le bâtiment du futur n’est plus l’image d’un peuple, d’une nation qui se construit, mais celui de l’homme qui l’a conçu. Prenons l’exemple de la tour du 56 Leonard Street à New York : elle ressemble presque en tout point à la tour « Beirut terraces », toutes les deux dessinées par Herzog et De Meuron. Les deux s’adaptent chacune à leur environnement : l’une joue les hauteurs alors que l’autre s’ouvre vers l’extérieur et son climat généreux. Qu’en est-il alors de l’identité des villes et des monuments historiques qui caractérisent chacune d’elle si les édifices se mondialisent ? Dans la théorie des Villes Génériques de Rem Koolhass11, la ville historique perd de son sens : soit son identité se renforce afin de devenir un concentré de clichés (Paris), soit son identité se dissout (Londres). Créer la ville avec une identité historique n’a pas de sens puisque l’histoire se fait avec le temps. Cependant, il est possible de dessiner un bâtiment historique dont les formes rappellent certains styles historiques et donc créer de l’histoire toute neuve. Souvent, ces constructions oublient le savoir-faire passé et utilisent des matériaux nouveaux qui donnent à la ville des airs de pastiche. L’image du château du parc d’attraction de Disney Land Paris nous vient vite à l’esprit. 11
Rem Koolhaas, Junkspace, ed. Manuel Payot, Trad. Daneil Agacinski, 2012 30
« Les Villes Génériques sont toutes les mêmes et existent partout dans le monde. La Ville Générique rompt avec ce cycle destructeur de la dépendance : elle n’est rien d’autre qu’un reflet des besoins actuels et des moyens actuels. Elle est la ville sans histoire. » 12 Non seulement la ville n’a plus d’histoire mais Rem Koolhaass va plus loin en qualifiant les monuments historiques d’illusion de mémoire qui n’ont plus de place dans la ville. La Ville Générique rêve de son passé et tente même parfois de le recréer. « Il y a toujours un quartier appelé Faux-semblant où l’on préserve un minimum de passé. » 13 En Europe, l’histoire fait partie de la ville. Il semblerait que pour qu’une ville soit attractive, elle doive mettre en valeur l’image de son passé. Nous pourrions prendre l’exemple du port maritime de Dubaï : un village de pécheurs sans importance est devenu dans la ville contemporaine le symbole d’un passé entièrement chimèrisé. La ville de Sao Paulo au Brésil devient fascinante dans sa persistance à oublier ce qu’elle était. L’histoire du Brésil est plus récente que la création de la ville de Paris. Le passé chaque jour s’oublie pour laisser place à un nouveau bâtiment, plus efficace et correspondant à la demande de la population. L’histoire de Sao Paulo est celle de la non-histoire. Est-ce que la ville efficace a moins de valeur que la ville historique ? On remarque d’ailleurs, que Sao Paulo n’est pas une ville touristique. Est-ce le manque de patrimoine historique ou est-ce la ville de Sao Paulo en elle-même qui est difficilement abordable ? Cette question de la ville générique est importante dans notre discussion. Nous verrons que dans son choix de reconstruction, les acteurs de la reconstruction manipulent l’histoire à leur compte. A partir de 1993, le centre-ville de Beyrouth et le quartier de la place de l’Etoile sont reconstruits à l’identique de leur passé flamboyant, alors que quelques kilomètres plus loin, les ruines sont détruites et une ville nouvelle est érigée sur sept couches d’histoire. Avec les œuvres de Jean Nouvel, de Herzog et De Meuron et autres architectes reconnus, les villes mondiales deviennent des métropoles flambant neuves qui oublient leur passé. Pourtant si la ville perdure, c’est aussi notamment grâce à la continuité des faits urbains. Et cette continuité se trouve dans les couches profondes de son histoire. Dans la ville générique, les monuments historiques seraient donc un désir de mythologisassions et de nostalgie, mais en aucun cas le désir de continuité de l’histoire et de désir de mémoire. Ils
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Ibidem, page 50 Ibidem, page 65
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participent à la muséification d’une métropole et servent à retrouver des racines lointaines et traditionnelles.
5. Le patrimoine, un regard occidental Si la notion de « patrimoine » vient de l’Occident, quelle signification a-t-elle pour le Liban ? A quelques kilomètres du Liban, naissait la civilisation. Beyrouth profite de nombreuses caractéristiques géographiques qui en font un lieu de prédilection, une vallée fertile coupée par une petite rivière, un accès direct à la méditerranée avec un léger retrait derrière la péninsule. Sa géographie la lie durablement avec les territoires méditerranéens et l’Orient (Damas particulièrement). Beyrouth devient rapidement un port conséquent et un lien direct de transition entre Orient et Occident. C’est dans cette histoire de mixité de population que Beyrouth nait : entre domination phénicienne, puis romaine, puis arabe, puis russe, puis ottomane, puis française etc. Beyrouth est riche d’un patrimoine ancien et varié. Cependant ces différentes occupations laissent des traces différentes sur la notion d’héritage. Dans son article Le patrimoine architectural et urbain au Liban14, May Davie raconte les prémisses de l’intérêt du patrimoine au Liban. En 1906, une première loi ottomane a été écrite relative aux musées et aux antiquités. Elle est applicable à l’ensemble des provinces de l’Empire. Sans connaitre son dynamisme, elle révèle les prémices d’une préoccupation pour l’héritage patrimoniale au Liban. La population ne semble pas encore touchée par la quête identitaire que permet le patrimoine. Les beyrouthins se plaignent de la ville historique comme une ville sale aux rues étroites et rêvent de grandes modifications sanitaires. A cette même époque, l’Empire ottoman remodèle Beyrouth et de nombreuses bâtisses au caractère historique sont détruites. Quand le Mandat français s’installe au Liban, une nouvelle page sur le patrimoine libanais s’écrit. Des musées sont créés pour mettre en valeurs les traces archéologiques de la ville. Les restructurations urbaines du Mandat français ne prennent seulement en compte l’héritage qui l’intéresse. Le bâti ottoman récent n’en fait pas parti. May Davie défini l’intérêt du Mandat français par ces mots : « une série d’objets exclusifs appartenant à des périodes délimitées par des frontières idéologiques, des préjugés coloniaux. […] Des cinq grandes périodes historiques que le pays a traversées, l’Antiquité, les Croisades, et l’Indépendance sont des phases de grandeur et de progrès. Les Arabes et les Turcs sont par contre considérés comme des âges intermédiaires, et sont
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May Davie, le patrimoine architectural et urbain au Liban : pour qui, pourquoi, comment faire ? Enjeux et identités dans la genèse du patrimoine Libanais, université François-Rabelais, UMR 6592 du CNRS «urbama », Tours, journée d’études du samedi 12 avril 1997. 32
rapidement écartés ou passés sous silence ». 15 Avec la déclaration de l’indépendance en 1943, un désir de réunifier le Liban dans la formule « ni Orient, ni Occident » dicte l’évolution de la notion de patrimoine. Par exemple, certains édifices ottomans sont remis en activités. Cependant les constructions à usages quotidiens, Hammâm, souks, fontaines, mosquées et églises ne sont pas classés. La maison libanaise typique devient la maison aux trois arcades par euphorie populaire. Le Liban cherche avec l’indépendance une identité architecturale. La guerre civile arrive et la notion de patrimoine s’enlise dans les destructions incessantes. La définition du patrimoine n’a donc jamais été fixée au Liban. L’héritage se définit par des objets très caractéristiques, jamais sur la globalité d’une période.
Si l’histoire du Liban est très hétéroclite, d’après la théorie d’Edward Said16, elle serait un mélange constant entre idées reçues sur l’Orient par l’Occident. Toutes les idées que nous nous faisons sur l’Orient ne sont qu’applications d’anciennes idées reçues. L’Occident aurait joué un rôle permanent de domination sur l’Orient. L’Occident généralisait les actes de groupes de personnes en oubliant le concept même de personne : les orientaux n’étaient autres qu’une race différente et inférieure. C’est toujours le regard de l’occidental décrivant l’oriental, et non l’oriental décrivant son mode de vie. Il n’existe ni personne ni individu mais « les Orientaux » ou « les Arabes ». « En Europe, dès l’origine ou presque, l’Orient est une idée qui dépasse ce que l’on en connaît empiriquement17. » L’Orient est un fantasme plus qu’une analyse expérimentale. Dans les derniers chapitres, Edward W. Said soulève par exemple le phénomène actuel de l’Oriental devenu l’Arabe menaçant les nations occidentales d’une invasion terroriste. Mais ce qui nous intéresse dans ce livre c’est l’incessante prise de position de l’Occident face à l’Orient.
Au XXème siècle, Le Proche-Orient est en partie un protectorat français et anglais. Le Liban étant un protectorat français, il devient terre d’implantation des administrations françaises mais aussi d’enseignement de sa culture. La population éduquée parle aussi bien français qu’arabe ; les cultures se mêlent et deviennent le fruit de réalisations « à l’oriental ». La France a des idées reçues sur l’architecture et donnent aux constructions un air « exotique ».
Comment discerner les importations de nations extérieures, et les traditions orientales ?
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ibidem Edward W. Said, L’Orientalisme, l’orient crée par l’occident, Ed. du Seuil, La couleur des idées, 1980 17 Ibidem, page 72 16
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D’une part, grâce à l’UNESCO, la préoccupation de la conservation du patrimoine bâti se mondialise. D’autre part l’Orient occidentalisé partage les inquiétudes européennes. L’histoire anticonservatrice de certaines nations fait face au souci mondial du patrimoine bâti. Lorsque le protectorat français décide d’élaborer son propre quartier administratif, la place de l’Etoile (ce que nous étudierons plus tard), la France bâtie la mémoire du protectorat dans la ville. Dès l’édification de ce quartier, la valeur historique est établie. Le souci du patrimoine devient une importation occidentale en Orient. Alors que la nation française déploie sa pensée de la ville, elle considère que l’héritage passé, celui de l’empire Ottoman, n’a pas de valeur. Elle détruit notamment le mausolée symbole de l’empire situé sur la place des martyrs, les anciens souks, et nombres de rues sinueuses de l’ancienne médina. L’Occident impose encore sa vision sur l’Orient. Est-ce que le mausolée est détruit pour montrer la domination et la prise du pouvoir par les Français ou est-il détruit pas nonintérêt des français pour sa valeur architectural ?
6. Quel symbole commun pour des communautés opposées ? Si on peut dire que le sacré perd de sa valeur en Europe, il semblerait qu’il n’en soit pas de même pour le Liban. Le Liban est une terre multiculturelle faite de nombreuses communautés : Les Chiites, les Sunnites, les Druzes, les Maronites, les Grecs-Orthodoxes, les Arméniens, les Kurdes, les Chrétiens catholiques, les Protestants, etc. Mais nous pouvons aussi parler des réfugiés palestiniens, des réfugiés syriens, des communautés immigrées d’Europe ou du Proche-Orient pour n’en citer que quelques-unes. De plus Beyrouth s’est développée grâce à son port. Et comme toute ville portuaire, les populations s’y mélangent depuis des générations.
« Le centre était un territoire partagé par toutes les communautés confessionnelles de Beyrouth. Qu’ils soient chrétiens, musulmans ou juifs et qu’ils appartiennent à l’un ou l’autre de leurs différents rites, chacun y avait gagné sa place par les règles du travail et du négoce.
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Bien que leur pays soit le même, pour chacune des communautés leurs racines et leur héritage diffèrent profondément. L’appartenance et les différences de valeur sont des difficultés dans l’élaboration d’un patrimoine bâti à Beyrouth. En France, les polémiques patrimoniales sont quotidiennes. Doit-on classer certains bâtiments des années 1980 en France ? Ils sont un réel
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Franck Mermier, Beyrouth (une étape inconstante), Quelle heure est-il ? , No 5, printemps 2013, page 44-49 34
désastre urbain pour certains, qualité brutaliste évidente pour d’autres. Si l’on ajoute à ces questionnements, ceux des héritages des différentes religions, nous pouvons entrevoir la complexité de l’héritage libanais. Au regard du passé, quel symbole peut représenter une communauté qui n’a pas d’histoire commune avec une autre ? La richesse de la cathédrale de Cordoue est intimement liée à la mixité de son histoire : un jour église, le lendemain mosquée. Chaque espace est réapproprié par les communautés et les différents pouvoirs : elle est le symbole de plusieurs époques, d’une domination après une autre, elle est histoire commune pour chacun. Comme le poète Nadia Tuéni le disait de Beyrouth : « Elle est mille fois morte, mille fois revécue. ». Beyrouth, comme toute ville historique, a vécu d’incessantes destructions et reconstructions. La place des Martyrs, lieu-même où la civilisation libanaise a commencé, est sans cesse en chantier, elle attend encore à présent la construction d’un nouveau projet. Beyrouth est une ville palimpseste, c’est-à-dire une ville faisant sans cesse face à sa réécriture : les couches s’accumulent et disparaissent une à une. Ces strates semblent s’évanouir dans le paysage visible. Pourtant, elles marquent non seulement les sols de la ville, mais la mémoire d’un peuple. Dans malaise dans la culture, Sigmund Freud compare la ville de Rome au psychisme humain. Sa théorie repose sur l’impossibilité de l’oubli. « Depuis que nous avons surmonté l’erreur selon laquelle l’oubli, qui nous est familier, signifie une destruction de la trace mémorielle, donc un anéantissement, nous penchons vers l’hypothèse inverse, à savoir que dans la vie d’âme rien de ce qui fût une fois formé ne peut disparaitre, que tout se trouve conservé d’une façon ou d’une autre et peut, dans des circonstances appropriées, par exemple par une régression allant suffisamment loin, être ramené au jour. »19 La ville palimpseste a dans ses sols et son patrimoine son histoire entière. Les couches historiques s’accumulent et ne disparaissent que lors d’un traumatisme urbain : incendies, mise à sac, etc. Mais elles peuvent être mise à jour par un habitant averti. Cette théorie nous intéresse dans la mesure où elle envisage que la mémoire psychique fonctionne similairement à la mémoire de la ville. « On verrait plutôt en elle un processus de transformation qui, lui aussi, se développerait par réagencement, par stratification, par réemploi de fragments et, pour tout dire, par reconstruction. Mais d’autres part, et réciproquement, cette idée nous conduirait à souligner le fait que, dans l’espace urbain ou territorial, cet état de 19
Sigmund Freud, Malaise dans la culture, trad. Darian Astor, ed. Flammarion, Paris, 2010, page 79
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reconstruction ou de modification n’implique pas nécessairement l’oubli ou l’effacement des arrangements précédents et même que, « dans certaines conditions favorables », un accès à ces états antérieurs et une forme de circulation dans l’épaisseur temporelle du tissu restent possibles. » 20 Peut-être devenons alors évoquer l’ars memorativa des grecs qui consistait à élaborer un espace (lieu ou image) pour mémoriser un livre, par exemple. La ville antique serait partiellement faite de mémoire et de jeux mnémotechniques. Mais la question qui nous concerne est celle de la mémoire des peuples face à la mémoire de la ville, puisque dans la reconstruction, les enjeux des différentes communautés impliquent les enjeux de mémoire et donc de patrimoine. Dans son livre, La mémoire culturelle21, Jan Assmann initie la discussion sur la mémoire culturelle dans la relation ente « nous », « vous » et « je ». Lors du Séder22, écrit-il, l’enfant apprend à dire « nous » en s’intégrant dans une histoire et un souvenir qui donnent forme et substance à ce « nous ».23 Cette relation entre le « nous » et le « je » forme alors un commun, appelé par Jan Assmann « la structure connective ». Nous pouvons traduire la structure connective dans notre cas par le groupe, les communautés. Le « vous » sera élaboré par différentiation : le « je » et le « nous » en est extérieur. « Répétition » et « commémoration » composent la structure connective. Dans chaque communauté la transmission du souvenir va différer et ainsi reconstruire le passé commun. La transmission et la tradition vont de pair avec l’oubli et le refoulement. Ainsi les structures connectives vont non seulement cultiver le souvenir, mais vont aussi faire en sorte de négliger certains de ses aspects. Le groupe va transmettre et se souvenir, mais aussi faire perdurer la mémoire des morts, qui relie la culture entre un passé et un présent. Jan Assmann appelle cette culture du souvenir et cette continuité de la mémoire : « la mémoire culturelle ». « La mémoire des morts, forme la plus ancienne et la plus répandue de la culture du souvenir, montre par ailleurs que nous avons à faire ici à des phénomènes que ne peut appréhender de façon adéquate le terme consacré de « tradition ». Car ce dernier voile la rupture qui conduit à la naissance du passé, pour mettre en avant la dimension de continuité : l’enchaînement, le prolongement. […] Le fait qu’on se souvienne d’eux implique un lien
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Sébastien Marot, L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture, Coll. Penser l’espace, ed. de la Villette, Paris, 2010, page 48 21 Jan Assmann, La mémoire culturelle, Ecriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, trad. de l’allemand par Diane Meur, coll. Historique dir. Alain Corbin et Jean-claude Schmitt, München 20020, ed. Aubier, Paris, 2010 22 Le Séder est une fête juive, commémorant la sortie d’Egypte et de l’esclavage des juifs grâce à Iahvé. 23 Ibidem, page 14 36
affectif, un conditionnement culturel, et un rapport conscient au passé qui abolit la rupture.»24 Transmettre la mémoire culturelle, est la preuve de l’appartenance à un groupe. C’est son identité. Au Liban, plusieurs cultures du souvenir s’entremêlent : d’une part celle de la nation, d’autre part celle de chaque communauté religieuse. L’histoire du Liban fait donc face à l’appropriation de sa mémoire par chaque groupe d’individus. Pendant la guerre civile, les communautés s’opposent et la culture nationale est mise à mal. La transmission de la mémoire est aussi bouleversée. Ainsi les symboles communs qui se trouvaient dans la mémoire nationale perdent leur sens et deviennent des figures de l’opposition. Les communautés, sans la mémoire nationale, ne peuvent se comprendre qu’à la condition de recréer la structure connective qui mène à la mémoire culturelle. Pour Maurice Halbwachs25, mémoire et histoire entretiennent un rapport de succession. Quand le passé n’est plus l’objet du souvenir, n’est plus vécu, alors l’histoire prend le relais. « C’est qu’en général l’histoire ne commence qu’au point où finit la tradition, moment où s’éteint ou se décompose la mémoire sociale. »26 Ainsi les communautés différentes vont pouvoir assimiler leurs différends quand la mémoire deviendra histoire. La culture du souvenir et donc de son assimilation concerne le groupe. Mais le Liban est-il assez uni pour envisager la collectivité ? Le groupe, dans sa structure connective, se pose la question du « Que ne devons-nous pas oublier ? » Face à l’héritage post-traumatique et aux renforcements communautaires, dus à la guerre civile, pouvons-nous penser qu’il existe des figures-souvenirs communes aux libanais ? L’étude de cas, ci-dessous, illustrera plus précisément cette relation à la mémoire.
7. Le problème de l’héritage post-traumatique A la fin de la guerre civile, le pays est accablé. La population est traumatisée non seulement psychiquement mais aussi physiquement : certains ont tout perdu. Comment se soucier du patrimoine bâti lorsque qu’une lutte quotidienne est nécessaire pour survivre ? Comment protéger les édifices quand il faut se protéger soi-même ? Comment penser au passé quand le présent est difficile ? Lorsque la mémoire est douloureuse, on préfère ne pas s’y attacher. 24
Ibidem, page 32
25Maurice Halbwachs, La mémoire collective (1950), rééd., Presses universitaires de France, Paris, 1968. 26
Ibidem
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En 1991, à la fin de la guerre civile, la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, particulièrement détruit par la guerre, est confiée par le gouvernement à la société privée « Solidere ». Cette société instaure un plan de reconstruction de la ville et commence à déblayer les ruines une par une. Les beyrouthins réalisent soudain qu’il ne s’agit pas seulement de préparer la reconstruction en nettoyant les plus gros dégâts, mais que la société détruit les restes des bâtis endommagés. L’argument est le suivant : la réhabilitation de carcasses endommagées coûte plus cher et prend trop de temps. Quelques années plus tard, la population s’aperçoit que les trois quarts des bâtiments ont été démolis (plus de 85%) sans qu’elle en ait été informée. Les futures destructions n’ont pas plus fait l’objet d’une communication et la valeur historique, architecturale et symbolique des ruines n’a pas été évaluée. Résultat de cette précipitation : après quinze ans, les Beyrouthins espèrent encore retrouver leur calme d’avant-guerre et leur centre-ville. Les projets de reconstruction sont rapidement élaborés sans laisse le temps nécessaire à la reconstitution de la ville dans la tête de ces habitants après une si longue période de latence. Et pour reconstruire il faut déblayer. Le discours économico-politique prend le pas sur les considérations historiques et culturelles. Rafic Hariri, premier ministre dès 1992, place des sociétés privées dans la reconstruction. Il ne se départit pas de son passé de grand chef d’entreprise en Arabie Saoudite ne défait pas à Rafic Hariri, il veut reconstruire Beyrouth vite et bien : comme à Dubaï. Malheureusement, tous les libanais ne veulent pas voir leur ville devenir un désert aux tours immenses, Beyrouth a une histoire plus longue que celle de sa voisine. Rafic Hariri rêve d’un avenir économique flambant neuf avec des murs luisants, mais Beyrouth a besoin de temps. La question reste celle de la ville détruite. Comme un long cauchemar, tant que les traces du conflit existent, les blessures persistent. En effaçant les traces, on pense oublier les mauvais souvenirs. Pour autant, la population dormira-t-elle d’un sommeil paisible ? En se débarrassant des squelettes pourrissant au soleil, Beyrouth et ses habitants, pensaient-ils tourner la page ? Dans la précipitation d’une nouvelle aventure, on oublie souvent qu’un lien avec le passé est déterminant pour l’avenir. Dans l’épreuve, l’urgence prend le pas sur l’anticipation. En ne se préoccupant pas de son patrimoine bâti resté en souffrance, Beyrouth écorne la première page de sa nouvelle vie : une ville au passé mutilé. Une maison ne se construit pas sans fondation. La ville, sans preuve matérielle de son histoire et sans commémoration, devient une ville fantasmée. Sawsan Awada-Jalu souligne dans son article : Désir de ville, la mythification d’un mausolée en mai 1992 qui a été révélé par la destruction des vieux souks de la ville.
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« Mêlant magie et religion, des Kurdes puis des Chiites se sont inventé des légendes les enracinant dans ce lieu. Car ce mausolée mystérieux résistait aux pelleteuses des démolisseurs, il refusait de disparaître, il possédait certainement des pouvoirs surnaturels. » 27 La perte de lieux de recueillement et de repères a duré vingt ans exactement. Pour retrouver une mémoire, ces deux communautés trouvent un refuge dans la réinvention, dans la fantaisie d’un retour aux sources. Les monuments commémoratifs sont indispensables au pansement de la ville. Après la Grande Guerre, la France a édifié de nombreux monuments aux morts. Dans la souffrance, le sentiment d’être reconnu comme faisant partie d’un groupe, d’une nation donnait la possibilité de dépasser les traumatismes vécus. A Beyrouth, à la fin de la guerre, au lieu d’édifier la mémoire, on l’a détruite pour en reconstruire une autre. Peut-on faire le deuil de ce qui a été perdu, si nulle trace ne subsiste ?
8. Le patrimoine, la reconstruction et les enjeux financiers A Beyrouth la question du patrimoine est délicate, non seulement pour des raisons historiques mais aussi du fait des évènements actuels. Après la guerre civile, la reconstruction a été mise en place par une société privée et non par un groupe d’habitants voulant rebâtir leur pays de leurs mains. La reconstruction a été extérieure à la population. Les enjeux patrimoniaux n’ont pas fait le poids face aux enjeux financiers. Quand un pays doit se reconstruire avec peu de moyens, les apports financiers étrangers sont majoritaires. L’Etat au Liban n’était pas assez fort pour mener un tel projet. C’est ce que décrit Georges Corm dans un article de la revue d’économie financière: « Un des thèmes principaux de cette campagne fut centré sur l’incapacité de l’Etat à entreprendre luimême la réhabilitation du centre de la capitale, suivant les procédures classiques du droit de l’urbanisme, en raison de l’absence de moyens financiers, de son incapacité à s’endetter et de la corruption de ses administration.» 28 De fait, les acteurs de la reconstruction deviennent non seulement les nouveaux décisionnaires urbains mais ils prennent aussi les décisions à propos de la préservation du patrimoine. En l’occurrence, la valeur du patrimoine étant mesurée par un institut privé, l’argument financier peut prévaloir sur l’argument historique. Dans le premier plan proposé par la société « Solidere », l’histoire n’a pas de place. A coup de grandes polémiques et d’une médiatisation forte, un nouveau plan est établi. Il en a fallu de peu pour que Beyrouth perdent un peu plus de son passé. L’acteur 27
Sawsan Awada-jalu, Le désir de Ville, dans le recueil de textes : Beyrouth, regards Croisés dirigé par Michael F. Davie ; page 358 28 Georges Corm, La reconstruction du centre de Beyrouth, un exemple de fièvre immobilière au Moyen-Orient, revue d’économie financière 39
public garde un rôle dans la reconstruction. Mais s’il n’est pas médiatisé et si l’Etat ne prend pas son parti, la lutte peut-être très difficile. Prenons l’exemple des souks de Beyrouth. Dans certains pays du Maghreb, les souks ont été classés pour qu’ils ne soient pas détruits. A Beyrouth après la guerre, les décombres du souk ont été détruits pour reconstruire un centre commercial. Un concours mondial d’architecture a été lancé pour donner un nouveau visage aux souks. Le souk est l’essence même des petits commerces populaires: chacun vend ce qu’il récolte et ce qu’il produit. Le choix de remplacer les commerces populaires en enseignes multinationales n’est pas anodin. Dans la restauration des quartiers, « Solidere » devrait voir des enjeux d’avenir non seulement sociales mais aussi économiques : attraits financiers, apports de richesses, redémarrage économique. En voulant retrouver la force économique de Beyrouth rapidement, « Solidere » oublie les fondations d’une ville prospère : une ville démocratique.
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« Ainsi, la ville de notre enfance, plus imaginée que connue, habitée de nos peurs, de notre timidité. Celle de notre adolescence, le cœur en écharpe et les semelles usées par les discussions interminables à la sortie du lycée, et celle de notre jeunesse qui, par son incohérence même, rêvait de changer le monde. La distance nécessaire pour aborder les rivages de la ville existe-t-elle aujourd’hui ? Elle passe par ce grand vide qu’a laissé la guerre, par l’amertume d’une violence que nous croyions purificatrice et qui n’a fait que recréer les conditions même de sa reproduction et, pour certains d’entre nous, par la captivité, l’exil et peut-être une période de grande solitude, le sentiment diffus d’une déchirure irrémédiable, une convalescence et enfin l’espoir d’une rencontre encore possible. » Jade Tabet, La ville imparfaite, le concept de centralité urbaine dans les projets d’aménagement et de reconstruction de Beyrouth, Paris, Aout 1990, dans le recueil de textes Reconstruire Beyrouth, EMA, Lyon, 1991
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Le quartier de la place de L’Étoile et sa reconstruction à l’identique
Le quartier de la place de l’Etoile se situe dans le centre historique de Beyrouth. Avant la guerre, la place de l’Etoile formait le centre économique, politique et touristique de Beyrouth. En 1990, à la fin de la guerre, Beyrouth grâce la reconstruction souhaite retrouver son rang de métropole méditerranéenne. La reconstruction de la capitale sera aussi le symbole d’un Liban réconcilié et uni. Au XXème siècle, à chaque grand changement politique (le Mandat Français, la chute de l’Empire ottoman en 1918 et la déclaration d’indépendance en 1943) le cœur historique de Beyrouth a été le miroir de la restructuration de la nation. En 1990, l’enjeu est de nouveau de taille. Ce sont les premiers grands travaux de la société « Solidere ». « Beyrouth se présente à beaucoup d’observateurs comme un amphithéâtre dont la scène serait occupée par la vieille ville. »29 Que peut-on faire d’une ville lorsqu’elle est détruite ? A Varsovie, après la deuxième guerre mondiale, l’Etat polonais a reconstruit le centre de sa capitale à l’identique. Tous les stigmates des six années précédentes ont été effacés. La vie de la ville reprend sans changement. A Beyrouth, le quartier de la place de l’Etoile est aussi reconstruit à l’identique. L’effacement de la mémoire des lieux était-elle une tentative pour faire disparaitre la mémoire des gens ? L’architecture permet-elle d’alléger les souvenirs de la population ? Les initiatives sociales et urbaines sont-elle une solution au dépassement des traumatismes ? La reconstruction à l’identique ne risque-t-elle pas d’entrainer un déni de la réalité historique ?
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Helmut Ruppert, Beyrouth, une ville d’Orient marquée par l’Occident¸ traduit et présenté par Eric Verdeuil, Les cahiers du Cermoc, n°21, 1999
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1. Présentation du quartier de la place de l’Etoile Le quartier de la place de l’Étoile se situe au centre de la zone nord de Beyrouth : entre le bord de mer et le reste de la ville. C’est le cœur historique. Avant la guerre, le centre-ville est un lieu de travail mais aussi de rencontres. Les beyrouthins sortaient le soir dans les bars de la place des Martyrs, travaillaient dans les rues de la place de l’Etoile, se promenaient sur le quai des Français au bord de l’eau et marchandaient dans les souks. Mosquées, églises orthodoxes, églises maronites et arméniennes se croisent dans le centre-ville. Lieu de pouvoir commun où siégeaient les administrations et les symboles de l’autorité politique, le quartier de la place de l’Etoile est aussi l’emplacement des banques et de l’artisanat. « Autant, donc place tournante des activités urbaines que point de recentralisation de volontés fortement enracinées dans les lieux d’origine, le centre-ville était dans l’échange des biens, des intentionnalités et des signes l’opérateur sensible et lieu concret de toutes les médiations symboliques. »30 Quartier de mixité, de décisions nationales et de rencontres, le centre-ville devient le lieu d’intenses affrontements pendant la guerre. Les espaces symbolisant l’esprit national sont les premiers à être détruits par les communautés qui s’opposent. En 1975, dès le début des hostilités, le centre-ville est déserté par les habitants : les milices investissent les rues et les bâtiments pour s’y cacher. Le quartier devient dangereux : on ne tire pas seulement sur ses ennemis mais aussi sur les civils. Les habitants s’enfuient vers la banlieue, laissant parfois derrière eux des appartements gigantesques, des meubles et nombre de leurs biens. Les guerriers occupent les bâtiments. Les immeubles deviennent des boucliers de guerre et des centres de tirs incessants. A travers des dizaines de murs, des tranchées sont creusées pour tirer au plus loin, tout en étant protégé. Eyal Weizmann décrit dans son livre « A travers les murs » l’économie de guerre qui s’est créée en Palestine lorsque les Israéliens ont voulu envahir les frontières. A Beyrouth, la guerre investit la ville comme en Palestine et comme en Syrie aujourd’hui. « Les combats se déroulaient dans les décombres et parmi les ruines de la vie quotidienne. Les affrontements n’étaient pas généralement des assauts de grande envergure, mais une série de petits conflits incessants et meurtriers, d’embuscades entre les 30
Nabil Beyhum et Joe Maila, La reconstruction comme opinion publique et comme représentation symbolique (essai de synthèse), dans le recueil de textes : Reconstruire Beyrouth, Ema 5, Lyon, 1991. 44
immeubles encore debout et les ruines. Les snipers palestiniens avaient appris à se retrancher au plus profond des immeubles, se positionnant à plusieurs mètres des murs en tirant à travers les ouvertures qu’ils avaient eux-mêmes ménagées. Ils tiraient même parfois à travers une succession de trous traversant plusieurs murs. »31 Les nouveaux occupants transforment les lieux qu’ils habitent : créant des murs pour mieux se protéger et cadrer des cibles sur la rue, de meurtrières en meurtrières. « Beit Beirut » ou « la maison Jaune » est un des bâtiments caractéristiques de ce centre en pleine guerre. Situé au niveau de la ligne verte, ligne de démarcation entre deux quartiers de Beyrouth, la grande demeure est au cœur des affrontements. En 1990, à l’arrêt des combats, le quartier est le plus endommagé de la ville. Les bâtiments sont criblés de balles ou défigurés par les bombes. Par miracle, certains tiennent encore debout, d’autres n’ont plus que leur structures, certains sont presque indemnes. Ce sont des carcasses inhabitées. Quelques réfugiés s’approprient illégalement les décombres pour y créer leur espace de vie. Sans fenêtre, ni façade, l’espace intime est à ciel ouvert. Les ruines apparaissent comme des fantômes du passé : à chaque coin de rue, dans chaque impact de balle. Beyrouth a abandonné pendant plus de 15 ans son centre-ville. « Quand nous avons détruit Beyrouth, nous pensions avoir enfin détruit cette ville à jamais. Mais lorsqu’ils ont proclamé que la guerre était finie, et qu’ils ont diffusé les images de l’incroyable désolation de Beyrouth, nous avons découvert que nous ne l’avions pas détruite. Nous avions juste, ouvert quelques brèches dans ses murs. Pour la détruire, d’autres guerres seraient nécessaires. »32
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Eyal Weizman, A travers les Murs, l’architecture et la nouvelle guerre urbaine, Ed. La fabrique éditions, 2007 Elias Khoury, La petite Montagne, Arléa, Paris, 1987, pour la version française.
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Figure 6: Raymond Depardon, coll. Magnum, 1991
Figure 8:Raymond Depardon, coll. Magnum, 1978
Figure 9: RenĂŠ Burni, El Adhab avenue, 1991, coll. Magnum
Figure 7: Raymond Depardon, Place des Martyrs, coll. Magnum, 1991
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Figure 11: RenĂŠ Burni,Allenby st. coll. Magnum, 1991
Figure 13: Abbas, coll. Magnum, 1977
Figure 10: Christina Malkoun, Beit Beirut, octobre 2012.
47 Figure 12: Christina Malkoun, Beit Beirut, octobre 2012.
2. Le Mandat français et les restructurations du centre-ville Revenons sur l’histoire du quartier de l’Etoile. En 1918, à la fin de la Grande Guerre et de l’Empire ottoman, les alliés de la France débarquent à Beyrouth où ils découvrent une petite médina avec un centre à moitié détruit, un tissu urbain déstructuré et un projet de modernisation inachevé. En 1920, Beyrouth devient la capitale du Liban et le siège de l’administration centrale des Etats du Levant sous Mandat Français. Beyrouth est alors la vitrine d’un développement à l’occidental et l’image de la France au Proche-Orient. La ville passe d’un statut de ville de province à un statut de capitale : pour ce faire, elle doit être modernisée. Un plan d’aménagement est élaboré par les Français. A partir des tracés existants, ils dessinent des tracés orthogonaux et ouvrent la ville à des nouveaux percements. Comme Hausmann à Paris, le Mandat Français restructure la ville à coup d’importantes démolitions de la vieille ville arabe : les petites ruelles de la médina se transforment en grandes artères. Trois percées vont être réalisées à travers les souks Al-Tujjâr (commerçants), Al-Khamayer (marchands de vis) et Al-Haddadin (ferronniers) : deux axes nord-sud perpendiculaires à la mer (rue Allenby et rue du Maréchal Foch) et un dernier reliant ces deux rues (rue Weygand). L’ancienne avenue Minet el-Hosn devient l’avenue des Français et le futur bord de mer prisée par la bourgeoisie beyrouthine. En référence à la fameuse place parisienne, la place de l’Etoile est construite. Son tracé n’aboutira jamais. En effet, pour construire les deux branches à l’est de la place, il faudrait détruire deux cathédrales grecque-orthodoxe et grecque-catholique, la vieille chapelle de Nouriyyeh et la mosquée de l’Emir Mansour ‘Assaf. Persistances du passé, dans le tracé de la ville nouvelle. Au centre de la place de l’Étoile est érigée une horloge dessinée par l’architecte Youssef Aftimus. A proximité, la place des Martyrs est reconfigurée en rectangle. Le prolongement de la rue d’Allenby est organisé avec de larges trottoirs sous des arcades : la rue Ma’rad, qui rappelle la rue de Rivoli orientalisée.
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Figure 14: Allenby Street, 1890, http://oldbeirut.com
Figure 16 : Photo aérienne du quartier de l’Étoile en 1926 ; source Beirut city center recovery: the Foch-Allenby and Etoile conservation area, Robert Saliba, Solidere, éd. Steille, 2004 49
Figure 15 : Photo aérienne du quartier de l’Étoile en 1943
À un nouveau plan urbain, de nouvelles constructions s’imposent. A partir de clichés idéalisés de la ville française et de la ville orientale, un style nouveau apparait : pastiches d’histoire reconstituée de deux cultures qui se mélangent. On cherche à donner de la noblesse aux façades, qui deviennent plus ou moins ornementés. Du côté de l’avenue Foch, un concours est lancé auprès des architectes pour dessiner les futures façades de la nouvelle rue. Une ville moderne doit avoir un style marquant et un seul visage : celui d’un nouveau centre-ville où règnent harmonie et organisation. Malgré ces grands changements qui permettent à la ville d’accueillir les programmes nécessaires à une capitale, Beyrouth ne semble pas entièrement transformée : derrière les avenues flambant neuves se glissent encore de petites rues sinueuses du tissu urbain antérieur. La zone des souks entre la place de l’Etoile et celle des Martyrs est le symbole de cette ville à deux visages : d’un côté une façade moderne, de l’autre un intérieur ancien. Les activités artisanales et informelles perpétuent la tradition. Au cœur des îlots, le tissu urbain d’origine se mélangent avec le plus récent: la hiérarchisation de la ville n’a donc pas seulement lieu verticalement, au niveau des façades, mais aussi à l’horizontal. L’îlot neuf masque l’îlot ancien. Les codes architecturaux à l’intérieur de ces espaces ne correspondent pas à ceux de la rue. Le tissu urbain s’oppose au processus de classement, de séparation, de spécialisation que veulent lui imposer les planificateurs. Le Mandat français cherche à harmoniser la ville et à la moderniser. Pourtant l’ancien Beyrouth résiste. Avec l’indépendance du Liban, de nombreux plans d’aménagement pour décongestionner le centre-ville de Beyrouth sont mis en places. Ces plans, souvent très ambitieux, pour établir des liaisons vers la banlieue et le reste du pays ne sont pas réalisés. Le centre-ville souffre d’inadaptation des voieries et de l’insuffisance de parking. Beyrouth, au début de la guerre, a connu peu de changements urbains depuis le Mandat français. A partir de la guerre des six jours en 1967, le centre-ville, dont le quartier de la place de l’Etoile, est paupérisé. Certaines populations (les juifs en particulier) ne trouvent plus leur place dans la mixité du centre. Les bâtiments sont aussi de plus en plus insalubres et les constructions misérables, réalisées avec des matériaux de récupérations se sont multiplié dans les cours. Les habitants se déplacent vers la banlieue ou les quartiers modernes de Beyrouth (Hamra par exemple).
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Figure 17: Youssef Aftimus, Hôtel de Ville de Beyrouth, 1927
Figure 20: Maison traditionnelle à trois arcades
Figure 18: Beyrouth, 1945
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Figure 19: Beyrouth, 1946
3. La société « Solidere » et les choix de reconstruction du quartier Foch-Allenby A la fin de la guerre, la ville doit être reconstruite. Le financement de la reconstruction pose problème. Le Liban n’ayant pas d’Etat fort, il est difficile de trouver un consensus pour la reconstruction. Rafic Hariri en fait son grand projet. Musulman sunnite, il a quitté Beyrouth à la fin de ses études, en 1965. Promoteur dans la construction pétrolière, c’est un proche du roi Fahd d’Arabie Saoudite. Il est connu au Liban pour sa grande fortune mais aussi pour avoir financé les études de plus de 15000 libanais. Rafic Hariri, à son arrivé au Liban à la fin de la guerre, est très populaire aussi bien du côté des maronites que des musulmans. En 1992, il devient premier ministre et s’impose comme la figure de la reconstruction du Liban. Il confie alors les travaux à une société privée dont il est le premier investisseur : la « SOciété LIbanaise DE Reconstruction ou SO LI Re Solidere ». La société prend en charge les reconstructions, sans recourir à l’aide financière de l’État. La société prévoit la construction de 3,5 millions de mètres carrés de plancher. Elle propose une table rase urbaine où seront préservés quelques îlots anciens : les bâtiments publics, les édifices religieux et les banques. Sur la base de ce projet, dès 1993, la société « Solidere » commence à détruire les ruines du centre-ville. Une polémique s’ouvre à propos de ces destructions qui se font au mépris du patrimoine, des espaces publics, des expropriations et de la mixité sociale. D’un côté « Solidere », de l’autre l’intelligentsia Libanaise : architectes, historiens, journalistes s’opposent. Les premiers articles, s’offusquant de cette destruction rapide, apparaissent dans les journaux internationaux. Le projet est alors réévalué sous la direction du consultant français Louis Sato. Il en résulte une meilleure prise en compte de l’espace publique et plus grande préservation du tissu urbain existant, du patrimoine architectural et archéologique. Le projet réexaminé commence et la destruction des ruines se poursuit. Le quartier de la place de l’Etoile est préservé, mais finalement 85% du bâti existant du centre-ville est détruit, notamment les souks du Mandat français. La place de l’Etoile est le seul quartier beyrouthin à connaître une certaine harmonie architecturale, mais aussi un des seuls à garder sur ses façades plus de cent ans d’histoire. L’histoire architecturale après l’indépendance du Liban (1943-1975) ne semble pas figurer dans le patrimoine Libanais. Est-ce que les lignes modernes ne correspondent pas à l’image que « Solidere » veut donner de la ville de Beyrouth ou est-ce un héritage encore trop nouveau pour être apprécié de tous ? La place des Martyrs fait partie du patrimoine déchu. Dans la construction de la place de l’Etoile, le Mandat français avait cherché un style correspondant à l’image de la France à Beyrouth :
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la ville haussmannienne hiérarchisée et orientalisée. « Solidere » reprend ce modèle comme celui correspondant à Beyrouth, plus que celui des années 1950 qui formait un paysage rappelant le Bauhaus et Tel Aviv. Beyrouth n’a donc pas le visage d’une ville moderniste mais d’une ville pseudohistorique construite dans les années 1920. A nouveau, il est question de choix d’histoire et de patrimoine. Le livre « Beirut city center recovery: the Foch-Allenby and Etoile conservation area » de Robert Saliba33 décrit toute la démarche de « Solidere » dans la mise en forme du projet de rénovation du quartier de la place de l’Étoile. Il a été édité par la société « Solidere », elle-même. « Foch-Allenby and Etoile formed the most important link between the city and its recent past. For this reason, it has come to be valued as Beirut’s historic core. »34 En reconstruisant le centre-ville de Beyrouth, la société « Solidere » tente de reconstruire la ville du Mandat français. Un énorme travail de reconstitution des façades des rues du quartier de la place de l’Etoile est mis en place. Le tracé urbain de la ville ancienne est redessiné par Jade Tabet. Les façades des rues sont préservées, mais les intérieurs sont réévalués, redessinés afin de moderniser la ville en son cœur avec l’ajout des dernières technologies : climatisation, fibres optiques, etc. Toutes les façades du quartier de l’Etoile ne sont pas récupérables : manque d’archives et destructions trop importantes. Certains bâtiments sont redessinés avec la façade d’antan, d’autres gardent le même style de façade mais gagneront un ou deux étages. Ceux qui ne correspondent pas au dessin néo-orientaliste de la ville du Mandat, mais à un style plus brutaliste, seront redessinés afin de mettre en valeur l’harmonie architecturale dans les rues. Quelques rues sont reconstruites à l’identiques. Celles qui sont plus difficiles à déterminer architecturalement seront reconstruites en pastiche du modèle franco-libanais. La phrase de Rem Koolhaas
35
prend
tout son sens à Beyrouth : « Il y a toujours un quartier appelé faux-semblant où l’on préserve un minimum de passé ». Est-ce que le quartier de l’Etoile correspond à ce « minimum de passé » dont la ville a besoin ? Pour définir la zone à conserver, la société « Solidere » reprend les limites des murs de fortification de l’ancienne ville médiévale. On y trouve donc quatre quartiers différents : le quartier du grand Sérail où se trouve le bureau du premier ministre et celui du conseil pour le développement et la reconstruction, avec une architecture caractéristique de la période ottomane 33
Robert Saliba, Beirut city center recovery: the Foch-Allenby and Etoile conservation area, Solidère, ed. Steidl, 2004. Ibidem Notre traduction : « le quartier Foch-Allenby et le quartier de l’Etoile forment le lien le plus importants entre la ville et son passé récent. Pour cette raison, nous avons voulu le valorisé en tant que noyau historique de Beyrouth. » 35 Rem Koolhaas, Junkspace, ed. Manuel Payot, Trad. Daneil Agacinski, 2012, p.65 34
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tardive ; Riad Al Solh : le centre des affaires et des banques avant la guerre, avec des bâtiments de style moderne ; le quartier de l’Etoile, avec le parlement libanais, la place de l’horloge et plusieurs édifices religieux; le quartier Foch-Allenby, avec ses constructions éclectiques datant du Mandat français. Le plan du centre-ville est réorganisé par « Solidere » : plusieurs axes visuels ont été ouverts pour harmoniser ancienne et nouvelle planifications. La perspective du Sérail s’étire de la colline du Sérail jusqu’au parc du bord de mer, à travers une ligne de toitures en pente. Sur cet axe, les toitures de tuiles rouges sont soumises à des contrôles stricts de la hauteur des bâtiments. Cette vue met en valeur le contexte historique et naturel. La place des Martyrs s’ouvre sur la mer. Les axes Foch-Allenby/Maarad36 s’étendent au nord du front de mer, reliant le centre historique à la méditerranée. La continuité visuelle et architecturale est importante dans cet axe. Un autre relie l’Hôtel District à la marina. Différentes ouvertures sont aussi ménagées vers l’est et vers les montagnes. Afin de réaliser ces opérations, la densité de la ville est réadaptée. Certaines rues sont rendues piétonnes pour laisser au maximum la place à la promenade dans le quartier historique. Le centre de Beyrouth connait alors une évolution dans son histoire. Les façades persistent, mais le plan évolue. A chaque nouveau chantier, les constructeurs découvrent des traces enfouis du Beyrouth antique. Que faire de tous ces vestiges ? « Solidere » décide d’aménager un site archéologique en plein centre-ville : dans un parc sont présentées les couches des différentes civilisations. Ailleurs, les ruines seront peut-être jetées à la mer, ou détruites, ou peut-être cédées au musée archéologique. Le patrimoine beyrouthin contrarie les projets de reconstruction de la ville. Comment intégrer ces vestiges dans une reconstruction délibérément tournée vers l’avenir ? La société « Solidere » forge le slogan « Beirut, ancient city of the future » pour définir sa politique de reconstruction du centre-ville. Dans le quartier de la place de l’Etoile, « Solidere » dessine le futur de la ville en restructurant son architecture passée. S’agit-il de valoriser l’histoire de la ville ou de créer une nouvelle dynamique autour de l’image de la ville ancienne ? Pour Beyrouth, la reconstruction est aussi l’occasion de rendre à la ville sa place dans l’économie méditerranéenne et proche-orientale. « Solidere », en dessinant le plan du centre-ville, dessine l’avenir social et financier de Beyrouth. Pour que le Liban retrouve une force économique, il est nécessaire que des investisseurs étrangers s’intéressent au pays. Le cœur de Beyrouth en est le symbole et « Solidere » est particulièrement concerné par cet enjeu. Il est donc non seulement question d’histoire et de mémoire, mais aussi d’avenir politique et économique pour le pays. Rafic Hariri en mettant en place ce projet pense pouvoir redonner une envergure internationale au Liban. 36
Voire carte page 20
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Figure 21: Master plan, "Solidere", rapport annuel, 2006
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Figure 8 Ă 13: source Beirut city center recovery: the Foch-Allenby and Etoile conservation area, Robert 56 Saliba, solidere, ĂŠd. Steille, 2004
Figure 22: Gabriele Basilico, 1991-2003, Rapport Annuel de "Solidere", 2010
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4. Réalité urbaine face au désir de ville nouvelle La description du projet de « Solidere » dans le livre « Beirut city center recovery: the FochAllenby and Etoile conservation area » de Robert Saliba37 semble tout à fait adapté à la reconstruction du centre-ville. La réalité n’est pas si limpide. « Solidere » est une société privée aux intérêts privés. Elle a entre ses mains un pouvoir considérable sur l’évolution de Beyrouth. De nombreux scandales financiers ont émaillé le déroulement des travaux. Le centre-ville est à présent entièrement reconstruit. Si les photographies d’aujourd’hui se confondent avec celles du passé, la partie sociale du projet, elle, n’a pas tenu ses promesses. Les rues peuvent être fermées aux voitures et au public si l’Etat ou la société le décide. Tout est mis en place pour que le quartier soit sécurisé : bornes au sol, grilles, etc. Des caméras de surveillance ornent toutes les façades, filmant la rue vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Beyrouth reste une ville sensible où les attentats, surtout depuis 2006, sont fréquents. La situation ne s’est pas améliorée depuis le début de la guerre en Syrie. Ainsi « Solidere » a voulu préserver son bijou « historique » et protéger la population d’un nouveau péril. Mais la présence de barrières, de contrôles à chaque entrée d’immeuble fait perdre au centre-ville son urbanité. L’espace piéton et public est entièrement gardé. Est-ce donc encore un espace public ? La ville face aux dangers humains, n’est-elle pas une ville contradictoire ? La rue est protégée à la fois pour le public et contre lui. Beyrouth n’arrive pas à se débarrasser de ses attentats criminels. Comment penser autrement ce « nouveau » centre sans contredire les idées d’espace public ? « L’incident qui m’est arrivé avec un agent de la sécurité est révélateur. Dans une rue publique du centre-ville, un agent me demande de circuler. Je résiste. J’entame une discussion autour de la notion d’espace public et de mon droit en tant que citoyenne à occuper cet espace. La discussion s’envenime. Ne venant pas à bout de mes arguments, l’agent appelle alors un militaire de l’armée libanaise à la rescousse. Le militaire prend le parti de l’agent de sécurité comme si l’État protégeait le bien privé plus que le droit du citoyen d’occuper l’espace public. »38
37
Robert Saliba, Beirut city center recovery: the Foch-Allenby and Etoile conservation area, Solidère, ed. Steidl, 2004 Rania Stephan, Terrains vagues, dans le recueil, Liban : espaces partagés et pratiques de rencontre, dir. Franck Mermier, les cahiers de L’IFPO, 2008, page 168 38
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Figure 26: Place de l'Etoile, "Solidere"
Figure 25: Avenue des franรงais, "Solidere"
Figure 23: Hussein el Ahdab st, "Solidere"
59 Figure 24: Maarad St, "Solidere"
Le quartier Foch-Allenby est devenu un énorme condominium en plein centre de la capitale. Les commerces implantés dans le centre ne sont pas non plus le reflet de la population beyrouthine : de nombreuses marques de luxe issues de multinationales et les grands magasins ont pris la place des commerces de proximité et des petits artisans. Par ailleurs, vu le prix très élevé des nouveaux appartements dans le centre-ville, seule la catégorie des Beyrouthins très aisés peut s’y loger. Pour les mêmes raisons, peu d’appartements sont occupés et ceux qui sont vides ne se vendent pas bien. Faut-il y voir un effet de la crise économique libanaise ou une difficulté à réinvestir des lieux qui rappellent des souvenirs particulièrement douloureux ? Pour la plupart, les acheteurs sont de riches étrangers qui veulent un pied-à-terre dans le centre de Beyrouth. Le quartier n’est donc pas un lieu d’habitation au quotidien, ce qu’il n’a finalement jamais été. Cela influe sur la dynamique de ville et n’est pas sans évoquer le centre-ville des métropoles sud-américaines fréquenté le jour pour ses bureaux et déserté la nuit et le week-end du fait de sa dangerosité. Pour qu’une ville vive, il faut que la population la fasse vivre et l’investisse de jour comme de nuit. De plus, Beyrouth n’a jamais eu de politique de construction de logements sociaux qui pourrait garantir la mixité sociale et la vie du quartier. « Solidere » n’a pas essayé de changer l’histoire ni d’être philanthropique. « Espace privé, il est cependant exclusivement marchand et financier, voire simplement ludique, sans qu’aucune place ne soit accordée aux petits métiers, à l’informel, au hasard, à la sérénité. Par ce tri économique, il ne sera plus de fait que l’espace des catégories aisées, celles, justement, qui soutiennent le modèle de la libéralisation à outrance, de l’économie par leur prise de possession de la sphère politique. »39 Nabil Beyhum dans son article « Petit manuel de la reconstruction de Beyrouth »40 qualifie ce nouveau quartier d’ « île ». « La rupture avec le reste de la ville et aussi de façon très globale avec le passé du lieu, son tissu urbain, physique et social, elle est rupture avec le passé et sa mémoire […]»41 La dénomination d’île évoque l’isolement de ce quartier au cœur de la ville. D’une part, c’est le seul pôle financier, politique et économique. D’autre part, c’est le seul quartier restauré alors que les alentours sont quasiment à l’abandon. Dans la description du projet par Robert Saliba, la séparation du quartier rénové par rapport au reste de la ville apparaît nettement. Son influence sur les 39
Michael F. Davie, « Beyrouth, de la ville centrée à la ville retournée » dans le recueil Fonctions, pratiques et figures des espaces publics au Liban, perspectives comparatives dans l’aire méditerranéenne, sous la direction de May Davie, éd. imprimerie Lezard. 40 Nabil Beyhum, « Petit manuel de la reconstruction de Beyrouth », dans le recueil Beyrouth, regards croisés, dirigé par M. Davie, Urbama, 1997. 41 Ibidem 60
secteurs voisins n’est jamais évoquée. Il fonctionne en vase clos. Par contre, ses relations internationales sont très longuement décrites : touristiques, économiques et historiques. La reconstruction du quartier ne semble pas régler les problèmes de décongestion de la ville. Le projet est un plan de reconstruction du centre-ville et non pas un plan global de l’urbanisme de la ville après la guerre. Au-delà de Beyrouth, le centre-ville est une île au cœur du Liban. Il est d’ailleurs affublé de différentes appellations : « Solidere », « down-town », plus rarement « al-Balad ». La première évoque l’entreprise de reconstruction au lieu du quartier, ce qui traduit l’importance de la publicité faite autour de ce nom, mais aussi son le caractère financier; la deuxième rappelle les villes nouvelles américanisées où l’on va pour se promener et pour consommer. La dernière d’origine arabe a été abandonnée après la guerre. Dans le livre Beirut city center recovery42 de nombreux chapitres décrivent l’histoire de Beyrouth et de son centre-ville. L’histoire de la reconstruction par le Mandat français est particulièrement détaillée et une phrase revient à chaque paragraphe : « celebrate beirut as the showcase of France in the Levant » : célébrer Beyrouth comme la vitrine de la France au Levant. C’est un rappel incessant de l’importance de l’image de Beyrouth sous le Mandat français. On peut se demander si l’insistance de l’auteur ne vise pas aussi à réhabiliter la société « Solidere » en tentant de rendre à la ville actuelle l’image glorieuse du passé. Ce leitmotiv rappelle l’importance accordée par le gouvernement, dans les années 1920 et 1930, au travail de modernisation. Il insiste aussi sur l’image que « Solidere » veut donner au Beyrouth d’aujourd’hui. « Showcase in the Levant » : après Dubaï, le Proche-Orient aura Beyrouth. « Solidere » essaye d’attirer ainsi un public économique et touristique par la publicité. Les investissements dans le centre-ville n’ont pas été à la hauteur des espérances de « Solidere ». Beyrouth, très médiatisée pendant la guerre, a laissé une trace douloureuse au niveau international. Croire en l’avenir d’une ville déchirée durant quinze ans demande du temps. L’auteur F. Davie dans son article « Beyrouth, de la ville centrée à la ville retournée »43 critique la façon dont « Solidere » revisite l’histoire dans son propre intérêt. Par exemple, Robert Saliba fait remonter la destruction des souks à l’époque du Mandat français ; on peut se demander s’il ne cherche pas une justification aux démolitions qui ont suivi la guerre civile. De même que le Mandat 42
Robert Saliba, Beirut city center recovery: the Foch-Allenby and Etoile conservation area, Solidère, ed. Steidl, 2004 Michael F. Davie, « Beyrouth, de la ville centrée à la ville retournée. Une approche de l’espace public au Liban ». Dans le recueil Fonctions, pratiques et figures des espaces publics au Liban. Perspectives comparatives dans l’aire méditerranéenne. Beyrouth et Tours, Académie libanais des beaux-arts & Centre d’histoire de la ville moderne et contemporaine, page 358-384 43
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français a opéré de nombreux changements, la société « Solidere » transforme radicalement la ville et s’inscrit délibérément dans une répétition de l’histoire. A la fin des combats de 1991, 85% du bâti du centre-ville est dynamité par « Solidere ». Pourtant, si l’on regarde les photographies de l’époque, on voit très peu de carcasses impossibles à rénover. Tous les bâtiments de la place des Martyrs, œuvres des années 1950 sont détruits sans remords. La justification par le passé n’est-elle pas aussi la reproduction des erreurs déjà commises ? Il ne faut pas non plus penser que Beyrouth avant la guerre était une ville historique de grande ampleur : au cours de chaque période, le patrimoine beyrouthin fût détruit, il en reste donc peu en 1991. Mais la valeur du patrimoine récent n’a pas été évaluée par « Solidere ». Pour autant, la restructuration du Mandat français pour le centre-ville avait permis à Beyrouth d’accéder à une organisation du territoire, dont l’ampleur n’a fait que s’accroitre. Certes les constructions ne prenaient pas le parti d’illustrer la mixité libanaise, mais elles donnaient à la capitale une harmonie architecturale et un désir de renouveau. Au début du XXème siècle, les libanais espéraient la fin de l’occupation ottomane. Certains pensaient à un salut arabe, alors que d’autres soutenaient la France ou le Royaume-Uni. Il n’en reste pas moins que l’époque du Mandat Français est pour les libanais, une période prospère. Ainsi les reconstructions du centre-ville évoquent pour les beyrouthins les temps heureux de la modernisation du Liban. En choisissant de préserver les constructions du Mandat français au dépend de celle de l’indépendance, « Solidere » voudrait retrouver l’enthousiasme des années 1920. Le quartier de l’Etoile a retrouvé ses façades d’antan. Une certaine catégorie sort le soir dans les rues Foch et Allenby. On y passe le week-end pour s’y promener, on y redécouvre le paysage des histoires tant racontées du Beyrouth d’avant-guerre. D’après une étude de Liliane BucciantiBarakta44, les jeunes qui n’ont jamais connu l’ancien centre pensent retrouver le patrimoine qui leur avait été confisqué.
5. Qu’en est-il de la mémoire ? Juste après la reconstruction, le quartier est resté froid et inoccupé, comme un fantôme des vingt dernières années. Puis petit à petit, les Beyrouthins se sont fait à l’idée d’avoir retrouvé le cœur de leur ville. Les murs ont perdu leurs impacts de balle et les bâtiments leurs façades nécrosées. La guerre est effacée. Seuls quelques édifices sont resté tels quels comme les marques
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Ibidem Lilianne Buccianti-Barakat, « Le centre-ville de Beyrouth ou patrimoine réinventé ? », dans le recueil habiter le patrimoine, dir. Maria Gravari-Barbass, Presses universitaires de Rennes, France
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d’un passé traumatique dans la ville rénovée. Pour autant le souvenir des atrocités de la guerre estil effacé de la mémoire collective ? Reconstruire à l’identique étaient un soulagement pour les Beyrouthins: revoir la capitale que l’on connaissait. Les photos du Beyrouth d’avant-guerre sont toutes les mêmes : celle des rues Foch ou Allenby, de la place de l’Etoile avec son horloge centrale et celles de l’époque glorieuse de la place des Canons. L’image de ces cartes postales anciennes n’entretiennent-elles pas l’illusion d’un passé qui n’a pas été si harmonieux que la population veut le croire, peut-être précisément pour occulter les images de la ville déchirées. Avec la ligne verte, une rupture radicale avec le centre-ville avait déjà eu lieu. Une deuxième rupture, par un changement total d’architecture et d’urbanisme, aurait fait perdre définitivement aux Beyrouthins la continuité historique et architecturale de ce centre-ville. Vingt ans après, la réappropriation des lieux est encore difficile. Si le quartier avait fondamentalement changé, on peut croire qu’elle aurait été encore plus laborieuse. Toutefois, la démarche de « Solidere » tel que nous l’avons souligné précédemment, se révèle être un obstacle à la reconquête du centre-ville par la population. En privilégiant le facteur économique en faveur des investissements extérieurs, la société « Solidere » a pris le parti de reproduire les formes architecturales et de valoriser les valeurs financières. N’aurait-elle pas été plus inspirée d’essayer de retrouver l’identité du centre-ville à travers ses usagers ? Socialement, le quartier a perdu le caractère populaire qui était attaché aux souks et au tissu ottoman persistant d’avant-guerre. Au-delà de sa propre politique, l’échec de cette reproduction à l’identique, voulue par « Solidere » est due aussi à l’évolution du Liban et surtout aux difficultés de réunification des différentes communautés. La ligne de démarcation a laissé des traces sur les quartiers qui se sont isolé les uns des autres. Avant la guerre civile, le centre n’avait pas tranché entre mosquées et églises. La mixité sociale et culturelle était la règle. A présent, la peur de nouveaux affrontements domine. La reconstruction du centre-ville a été rapide, sans doute trop rapide pour laisser à la ville et à sa population le temps de panser ses blessures. Les beyrouthins ont besoin de temps avant que le centre-ville ne retrouve son aura d’antan. Par ailleurs, pendant la guerre, la population a investi d’autres quartiers qui, de ce fait, ont évolué. Est-il possible et souhaitable de revenir en arrière ? Le centre correspond-il encore aux attentes des libanais ? Beyrouth a toujours vécu des reconstructions rapides et efficaces. Les reconstructeurs n’ont-ils pas trop cru au caractère éternel de la ville sans prendre en compte les nombreux mouvements et changements de population ? 63
Dans une certaine mesure, celle-ci est devenue nomade et transformiste. La société « Solidere » en figeant le centre-ville n’a pas pris en compte le caractère mouvant et aléatoire d’une population vivante. Ce quartier flambant neuf, sécurisé et propre ne correspond pas à l’image d’une ville qui a accumulé 1000 ans d’histoire. Encore aujourd’hui, les propriétaires sont autorisés à étaler la construction de leur habitation sur plusieurs années, étage par étage. Ils peuvent ajouter des terrasses qui ne sont pas considérées comme surface habitable. Beyrouth en son centre adopte une règlementation qui n’a pas cours dans le reste de la ville. C’est un des premiers plans d’aménagement qui a abouti depuis le Mandat français, bien que de nombreux projets aient été élaborés. A la mémoire « officielle », celle du Mandat français, des façades hiérarchisées et des institutions puissantes, s’oppose la mémoire du petit cordonnier installe dans le souk, du buraliste au coin de la rue qui offrait un verre aux supporters de son équipe de football préférée. Aujourd’hui, entre Beyrouth, Dubaï et Paris, la mémoire se perd tant les centre-villes se ressemblent. Les villes se confondent et deviennent génériques. Paradoxalement, « Solidere » a essayé de rétablir à l’identique une partie du patrimoine architectural du centre-ville avec le quartier de la place de l’Etoile. Mais la ville ne semble pas si différente d’une autre. Faut-il y voir la démonstration que ce qui façonne une ville n’est pas seulement ses murs mais aussi et surtout la vie de sa population, informelle par définition ?
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Figure 27: le souk de l'or, 1976, http://lateliernawbar.wordpress.com/contact-us/
Les souks
Avant la guerre civile, les communautés beyrouthines se rencontraient sur la place des Martyrs et dans les souks. Comme toutes villes orientales traditionnelles, Beyrouth possédait différents souks. Ils se trouvaient dans le centre historique de la capitale. Pendant la guerre, la population les a désertés et les boutiquiers se sont éloignés du centre. Des combats violents ont endommagé les souks durablement. En 1985 lors d’une trêve, ils ont été détruits, considérés comme insalubres. Un des premiers projets de la société « Solidere » fut de reconstruire les « vieux souks ». Un concours a été lancé en 1992. L’agence d’architecture Valode & Pistre ainsi que celle de Mark Saad & Associates gagnent le concours ex-æquo. Malgré cela la construction se fera sous la direction d’une équipe d’architectes plus étoffée. Les ruelles sinueuses sont remplacées par un complexe commercial. La destruction des souks et leur réédification contemporaine nous permettent de réfléchir sur une nouvelle étape de la reconstruction de la ville. La mémoire des lieux est radicalement effacée pour en créer une nouvelle. Est-il possible de retrouver l’atmosphère traditionnelle de ces vieux marchés en bâtissant du neuf ?
1. Les souks à travers le monde Le dictionnaire « le petit Robert » donne la définition suivante : « Souk [suk], n.m. : marché couvert des pays d’islam réunissant, dans un dédale de ruelles, des boutiques et ateliers. »45 Le mot sûq viendrait de l’akkadien sûqu qui désignait « assez vaguement les rues et l’ensemble des voies publiques ». Jusqu’en 724, étaient appelés indistinctement souks, différents espaces de marché et d’échanges. D’après E. Wirth46, à l’instigation du calife des Omeyyades Hichâme b. Abd al-Malik (724-743), le souk est devenu un quartier à part entière. Il s’est différencié des quartiers
45
Le petit Robert, dictionnaire de la langue française, 1996 WIRTH Eugen, Zum Problem des Bazars. Versuch einer Begriffsbestimmung und Theorie des Traditionnellen Wirtschaftszentrums der orientalisch-islamischen Stadt, der Islam, vol.51, n°2, page 202-260
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résidentiels, grâce à ses ruelles sinueuses bordées d’échoppes en dur et de caravansérails. Il associe le commerce de gros et le commerce de détail. Le souk définit l’espace commercial qu’il représente mais aussi le type de commerce qui s’y pratique. Par exemple le souk des bouchers (souk alLahhamin), souk des fleurs (souks al-Franj) etc. C’est un espace public et urbain par excellence qui se caractérise par une mixité sociale et religieuse, une concentration et une multiplicité des activités. L’enchevêtrement de ruelles tortueuses constitue une des particularités urbaines de la ville arabe. Il concourt au mélange de la population. « Le souk symboliserait ainsi de manière exemplaire ce qui constitue peut-être la fonction principale de la ville, celle d’être un lieu de médiation culturelle entre les différentes échelles du local et du global. »47 Dans la cité orientale traditionnelle, le souk se situe au cœur de la ville, à proximité de la grande mosquée et des établissements d’enseignement religieux. Le souk est trop exigu pour les rassemblements, la mosquée pallie ce manque d’espace public. Contrairement à la ville occidentale organisée autour de la place, la ville orientale est structurée autour de la mosquée et de la densité des souks. Dans chaque ville, la structure urbaine du souk varie. Elle dépend non seulement du rapport de force entre le pouvoir politique et la société citadine, mais aussi de la hiérarchisation des différents corps de métier. D’après Franck Mermier48, dans les souks de Sanaa (Yémen), les tisserands ont un statut inférieur qui les relègue dans les ruelles secondaires, alors qu’à Fès et à Tunis, ils font partie de l’élite citadine et se situent sur les artères principales. Ainsi les rues s’organisent en fonction des différentes professions. Par ailleurs, les métiers sont souvent liés aux origines communautaires. L’organisation de l’espace est donc le reflet de la hiérarchie professionnelle et des rapports entre communautés. « Ainsi le souk réfère-t-il autant à un modèle de l’échange économique et à un mode d’organisation socioprofessionnelle qu’un espace urbain qui a été configuré autant par les formes et les rituels de
47
Ibidem, page 20 MERMIER Franck, "Souk et citadinité dans le monde arabe, dans le recueil Mondes et place du marché en méditerranée, fores sociales et spatiales de l’échange, dir. MERMIER Franck et PERALDI Michel, coll. « Hommes et sociétés », ed. Karthla, 2011page 30
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la transaction que par les termes historiquement déterminés de l’échange et de la production. »49 Si l’organisation du souk a évolué en fonction des sociétés, la structure administrative n’a pas changé et est toujours liée au pouvoir public. Chaque corps de métier est dirigé par un cheikh et l’ensemble des souks par un cheikh suprême. Les cheikhs surveillent les fraudes, les poids et mesures, la moralité des marchés et règlent les litiges. Le souk est un espace contrôlé par l’Etat. Les produits sont regroupés par rue. La concurrence directe et le marchandage sont partie intégrante du commerce des souks. Ils permettent un mode de recherche de l’information original et une relation privilégiée entre acheteurs et vendeurs. Grâce à ce système commercial, des liens se nouent entre commerçants et clients. Traditionnellement, le lieu de production de la marchandise non consommable se trouve dans le souk. Si bien que le client est en relation avec le vendeur et le producteur. Aussi, l’activité commerciale au sein des souks tend elle à réduire les différences sociales et communautaires. « Le souk par exemple est, plus qu’un espace, un système de pratiques commerciales et sociales spécifiques, un lieu de rencontres neutres, non communautaires, lieu de négociation des différences dans la « pudeur des communautés », un espace public par excellence qui peut
fonctionner,
presque
indifféremment,
sous
les
voûtes
« médiévales » et dans les architectures modernes « occidentales ». »50 Dans la ville contemporaine, les souks et les centres commerciaux sont complémentaires. Les souks sont fréquentés pour leur caractère traditionnel et exotique. Ils donnent une touche patrimoniale à la ville et séduisent de nombreux touristes. Le système commercial qui leur est propre attire une clientèle d’habitués qui vient pour faire de bonnes affaires.
2. Les souks à Beyrouth En 1969, Les souks de Beyrouth étaient partagés en trois secteurs. Le « vieux souk » était limité par la place des Martyrs à l’est, la rue Weygand au nord, la place de l’Etoile à l’ouest et la rue des Martyrs au sud. Le souk « moderne » et plus chic se situait entre les rues Weygand au sud, Allenby à l’est et Patriarche Hoyek à l’ouest, au nord il s’étendait au-delà de l’avenue des Français. Le troisième souk était celui de marchandises en gros. Il se trouvait au nord de la rue Weygand et au
49
Ibidem BEYHUM Nabil, DAVID Jean-Claude, les espaces du public et du négoce à Alep et à Beyrouth, les annales de la recherche urbaine, n°57-58, dec 92-mars 93, page 190-205 50
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sud de la rue Allenby. La carte dessinée51, en 1967, par Helmut Ruppert52 montre leur emplacement exact. Les souks de Beyrouth étaient organisés par type de marchandises. Chaque section portait son propre nom. Le « vieux souk » rassemblaient le marché des fruits, des légumes et des poissons (souk al-Nouriyyeh), celui de la confection à bas prix et des tissus (souk Sursock), celui des bouchers (souk al-Lahhamin) et celui des chaussures et de l’or (souk al-Sagha). Dans le souk « moderne », se trouvait le prêt-à-porter (souk al-Tawileh et souk al-Jamil), les marchands de fleurs (souk al-Franj), les tissus de qualité (souk Ayas) et les tailleurs. Le troisième souk était réservé aux grossistes en céréales (souk Mâl-Qabbân), en légumes et fruits (souk al-Hisbeh), etc. Le « vieux souk », à l’est de la place de l’Etoile, était encadré par les églises Saint-Georges (grecque-orthodoxe), Saint-Elie (grecque-catholique), la cathédrale Saint-Georges (maronite), deux mosquées dont la grande mosquée de Beyrouth et enfin la place des Martyrs. Ce souk était donc un haut lieu de mixité. En 1916, sous prétexte d’assainissement, l’Empire ottoman a détruit une partie du vieux souk. Au début du XXème siècle, les insurrections contre l’Empire ottoman se sont multipliées et avec elles, les groupes d’opposants au régime. En rasant une partie du souk, l’Empire ottoman espérait éliminer ces foyers insurrectionnels. Le « vieux souk » avait tout d’un souk traditionnel : des ruelles étroites, des rues pavées au centre desquelles l’eau s’écoulait, des draps en lin qui protégeaient du soleil, des magasins exigus débordant de marchandises, une organisation par types de commerces, des vendeurs qui haranguaient les passants et des vieilles bâtisses de l’époque ottomane. Les charrettes des vendeurs ambulants côtoyaient les magasins en dur. La majorité des vendeurs étaient mobiles. Les propriétaires des magasins louaient la parcelle devant leur vitrine aux commerçants ambulants. D’après Helmut Ruppert53, la population de ce souk était modeste du fait des prix bas qui y étaient pratiqués. Le vendredi, jour férié pour l’Islam, une grande partie du souk était fermée parce que les vendeurs et les clients étaient musulmans. Le dimanche, jour de repos officiel au Liban, le souk était rempli. Dans les quartiers plus chics, les marchands musulmans fermaient le dimanche. Le souk de l’or faisait partie du « vieux souk ». Il occupait le rez-de-chaussée d’un îlot composé d’immeubles de trois à cinq étages datant des années 1940. Son organisation différait des rues voisines. 51
Voire page 72
52
RUPPERT Helmut, Beyrouth, une ville d’Orient marquée par l’Occident¸ traduit et présenté par Eric Verdeuil, Les cahiers du Cermoc, n°21, 1999 53 Ibidem 70
Figure 28: Plan des souks, 1967, Helmut Ruppert
71
Les étalages extérieurs n’existaient pas, les vitrines en verre et en marbre étaient élégantes. La nuit, des rideaux de fer fermaient les commerces. Une toiture en dur couvrait les ruelles. La mixité sociale était plus grande. C’était aussi un lieu touristique. Le souk « al-Tawileh » (souk long) faisait partie du souk « moderne » et ne ressemblait en rien aux souks traditionnels. Les magasins se succédaient selon une organisation très stricte. Il n’y avait pas d’étalages devant les vitrines. Le souk « moderne » était occidentalisé. Les rues commerçantes s’apparentaient à celles des grandes villes européennes. Aménagé en 1874, il fut d’abord connu sous le nom de souk des Chrétiens. Il regroupait des boutiques d’habillements aux noms français. Dans le souk Al-Jamil (le beau souk), construit en 1894, ne se vendaient que des produits européens. Au fil des ans, le souk « moderne » avait connu de nombreuses transformations. Il était à proximité du port, des firmes d’import-export européennes et libanaises et du quartier des hôtels. Les bâtiments du souk « al-Tawileh » étaient plus modernes et plus soignés. Pour la plupart ils dataient du XXème siècle. Les rues étaient asphaltées et suffisamment larges pour le passage des voitures. Avec le temps, les magasins s’étaient agrandis et n’étaient plus organisés par secteur. Les clients faisant partie d’une classe sociale élevée, le système commercial du vieux souk n’était pas de mise. Le souk du commerce de gros se trouvait à l’est du souk « moderne », il était en lien direct avec le port. Dans l’entre-deux-guerres, ce souk occupait une place sociale prépondérante. A cette époque, de nombreux courtiers, exportateurs et importateurs, banques et représentants de sociétés étrangères industrielles ou commerciales quittèrent leurs anciennes localisations pour s’y installer. Au cours du temps, le transport des marchandises s’est concentré autour de l’aéroport, reléguant l’activité portuaire au second plan. De ce fait, le quartier du souk de commerce de gros a perdu son côté attractif. Dans ce souk, les marchandises étaient organisées par secteur. Les marchands de tapis, de cosmétiques et de tissus étaient regroupés vers la rue Allenby ; les tissus pour dame et les jouets, vers la rue Foch et dans celle-ci les grossistes alimentaires. En 1969, le marché de fruits et légumes était un quartier sur le déclin. Les immeubles édifiés pendant le Mandat français étaient pour la plupart inachevés ou en très mauvais état.
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Figure 32: le "vieux souk", 1960, http://oldbeirut.com
Figure 29: le souk de l'or, 1960, http://oldbeirut.com
Figure 31: le souk al-Franj, 1960, http://oldbeirut.com
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Figure 30: le souk al-Tawileh, 1960
3. La reconstruction des souks Afin de reconstruire les souks de Beyrouth, « Solidere » lance un concours d’appel à idée en 1995. Pas moins de 357 candidatures de 51 pays différents sont enregistrées. Une équipe d’architectes, composée de Rafael Moneo, Samir Khairallah & partners, Kevin Dash, Rafic Khoury, Valode & Pistre & Annabel Kassar, se constitue pour dessiner le plan d’aménagement des nouveaux souks. Reconstruire les souks de Beyrouth suppose une réflexion sur la sociabilité du lieu, sur les commerces et sur la morphologie traditionnelle du souk. Le nouveau complexe est construit sur l’emplacement du souk « moderne ». Les « vieux » souks sont devenus un parc archéologique, tandis que les souks du commerce de gros ont complétement disparu. Les anciennes bâtisses ont été détruites et des ilots redessinés pour y construire des habitations ou des bâtiments d’entreprises. « Solidere » choisit donc de reconstruire le souk « alTawileh ». La reconstruction est celle du commerce « occidentalisé » au dépend du commerce « oriental traditionnel ». La politique de « Solidere » semble obéir aux impératifs de la mondialisation. Le site se trouve entre la zone des hôtels à l’ouest, Wadi Abou Jamil l’ancien quartier juif au sud-ouest et le secteur de la place de l’Etoile à l’est. Il est en lien direct avec le remblai. Celui-ci a été créé par la destruction des bâtiments du centre-ville. Il doit devenir un nouveau quartier d’affaires. Les nouveaux souks sont décomposés en deux parties : au sud, le complexe général est dessiné par Rafael Moneo et Samir Khairallah & partners. Le « gold souk », soit le souk de l’or, est créé par Kevin Dash, Rafic Khoury & partners. La partie nord du souk sera construite dans un second temps. Une mosquée, un square, le bâtiment du journal l’Orient, les entrepôts des commerces du souk sud et un complexe multimédia-cinéma sont prévus. Zaha Hadid a été choisie pour construire les entrepôts. Valode & Pistre et Annabel Karim Kassar s’occuperont du complexe. Un parking de 2500 places est prévu en sous-sol. Les travaux sont engagés à grand frais : 50,6 millions de dollars américains. « Solidere » souhaite associer le nouvel édifice avec la ville, l’urbain, le patrimoine et l’histoire. Si les souks ont tous été bombardés, les mosquées Mamluk Zawiyat IBN Iraq et Ottoman Majidiya sont restées débout. Elles sont restaurées et font le lien entre espaces religieux et urbains. Dans le souk traditionnel, la mosquée est au centre. Persistance du passé dans le nouveau tracé urbain, l’espace religieux musulman est maintenu et rappelle les espaces traditionnels. Jade Tabet s’attèle à 74
une reconstitution historique du plan directeur. Le tracé des souks al-Jamil, Boustros, al-Tawileh, Sayyour, Arwan et Ayass est préservé. Le reste du projet est élaboré par les architectes sélectionnés. Rafael Moneo, pour la construction du complexe général (voir plan page 68), divise le cœur du souk en plusieurs bâtiments. Il multiplie les différences de hauteur et de volume pour recréer la discontinuité architecturale propre au souk. En rétablissant les rues des anciens souks, le bâtiment s’intègre parfaitement et récrée un quartier à part entière dans la ville. Ainsi, R. Moneo s’oppose radicalement au schéma du centre-commercial type. Le vocabulaire du projet est d’ailleurs emblématique de cette résistance : « rues », « places publiques » et « promenades ». L’édifice est un îlot à échelle humaine. Comme dans la ville, les percées de rue sont dessinées en fonction du paysage et des rencontres architecturales. Comme dans la ville, on y trouve des places publiques. Comme dans la ville, on y croise l’histoire. Les ruines découvertes pendant les travaux sont conservées. On y aménage des patios. Le cheminement du promeneur se fait à travers le bâtiment comme à travers l’urbain. En s’attardant sur les particularités urbaines de la médina arabe traditionnelle, Rafael Moneo compose une architecture en relation directe avec la ville. Le souk est la ville, mais celui-ci est noyé dans l’ensemble et perd sa spécificité orientale. Comme dans les anciens souks, le ciel est couvert par des verrières ou des draps de lin. L’ambiance traditionnelle en clair-obscur réapparaît dans le projet contemporain. Comme dans le Beyrouth d’antan, les constructions sont en pierres de Cedar. Dans le souk « al-Tawileh », Rafael Moneo recrée les successions d’arcs cassants des souks de Beyrouth. La variation des matériaux entre pierre et bois rappelle les portes cochères du « vieux souk ». Sans faire de pastiche, les jeux de matières, eux aussi, font référence au passé. Chaque détail évoque l’imaginaire des villes orientales. « While the mall experience is self-contained in a limited and closed space, Beirut Souks can be experienced in a transversal way […]. In other words, the layout creates an intricate three-dimensional network that provides a labyrinthine yet rich experience fully integrated with the city »54
54
Rapport annuel de la société « Solidere », 2008, page 31 Notre traduction : « Alors que l’expérience des centre-commerciaux est autonome dans un espace limité et fermé, les Souks de Beyrouth peuvent être vécu de manière transversal. En d’autres termes, la disposition crée un réseau tridimensionnel complexe qui offre une expérience riche labyrinthique encore pleinement intégrée à la ville.
75
Figure 33: Plan du rez-de-chaussĂŠe des Souks de Beyrouth, rapport annuel de "Solidere", 2007
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Le souk de l’or a plus de 80 magasins et restaurants de luxe et 7795 m² de bureaux. Il est relié directement au centre préservé (le quartier de l’Etoile). Le noyau du souk contient 220 magasins soit une surface de 16135 m² dont 4077 m² de bureaux. Le plan du rez-de-chaussée forme un îlot urbain découpé en parcelles par des rues. Ces parcelles sont « open-spaces » destinés au commerce. Elles sont grandes par rapport aux échoppes traditionnelles du souk. C’est dire combien « Solidere » souhaite donner au programme des nouveaux souks toutes les qualités modernes des centres commerciaux : larges espaces, climatisation, double vitrage, etc. « Solidere » veut transformer ce terrain vague en un espace digne des souks historiques de Beyrouth : rencontres au centre-ville, déambulations devant les vitrines, etc. Dans son rapport annuel de 2008, la société « Solidere » insiste sur l’importance de la relation des beyrouthins avec le nouveau bâtiment des souks : « The souks could not be anything else but an urban experience. The souks are to be a people’s place where being there is the most important thing, a place where you can come only to enjoy the pleasure and comfort of a city square and elect it would be your favorite meeting spot. »55 Le complexe cherche à devenir le point le plus attractif de la ville. « Solidere » veut réunifier le peuple libanais tout en le poussant à consommer toujours plus. L’accumulation de magasins et d’attractions visuelles commerciales entre en contradiction avec la finesse du projet de Rafael Moneo quant à la sauvegarde du patrimoine. A la flânerie contemplative s’oppose la frénésie marchande. Le souk se confronte à son homonyme moderne : le centre commercial. Lié aux rues par des espaces piétonniers, le souk de Beyrouth s’intègre parfaitement dans la ville, contrairement aux centres commerciaux des années 1980 adaptés à la circulation des voitures. Désormais, la voiture est interdite dans le centre de Beyrouth. Elle représente un grand danger du fait des attentats. Des efforts considérables ont été déployés pour la reconstruction du souk, tant dans le choix des matériaux que dans la qualité de l’organisation urbaine et architecturale. Il semble être un espace agréable pour la déambulation et la rêverie. Mais quelle rêverie ? Celle de l’avenir de la ville ou celle de la société de consommation ? Les magasins du souk ne sont plus acteurs de produits : ni producteur, ni vendeur local. L’impossibilité de marchander et de faire baisser les prix constitue une ligne de rupture avec la tradition des « vieux » souks. Effet de la mondialisation ou choix politique ? La rupture s’est faite avec la guerre. 55
Ibidem, page 34 Notre Traduction: « Les souks ne peuvent être rien d’autre qu’une expérience urbaine. Les souks deviendront un espace du peuple où rien n’importera d’autre que d’y être, un espace où l’on viendra seulement pour profiter du plaisir et du confort d’une place dans la ville et de le choisir comme votre point de rencontre préféré. »
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Les open-spaces ont été achetés par Dior, Gucci, Zara, H&M, Louis Vuitton et autres grandes marques internationales. Pourquoi Beyrouth a fait le choix de dessiner des espaces pour la commercialisation « made in china » plutôt que de mettre en valeur ses propres artisans ? De plus, la majorité des magasins sont occupés par des marques de luxe. Les espaces pour la haute société priment sur la mixité de populations. Nous pouvons penser que les lobbyings de la société « Solidere » ont joué un rôle prépondérant dans ce processus. « Solidere » rentabilise ses investissements, en attirant les classes sociales élevées et des firmes internationales. En valorisant le quartier des Souks, les constructions environnantes prendront de la valeur foncière. Une habile stratégie pour financer la reconstruction fonde les investissements de « Solidere ». Beyrouth voudrait redevenir « la Suisse au levant » et faire concurrence à l’Arabie Saoudite et au Qatar. « Beirut souks are to constitute the heart of economic and touristic activity, contributing to put Beirut on the world map as a major regional center for shopping, work and entertainment. In addition to the financial gain they represente for the company, the souks are changing the nature of commercial activity in the city center and have become a major instigator to bring in more investors. This revival in commerce and retail activity is very promising. And there is more to come. »56 Ainsi les souks de Beyrouth ont toutes les qualités architecturales pour attirer un public varié. Cependant par les choix d’investissements, les souks se réduisent à des centres commerciaux de luxe. L’échange, le marchandage, la mixité n’en font plus partie. L’appellation de « souk » est significative seulement dans un rapport de l’espace à l’histoire. Mais le caractère traditionnel et patrimonial des souks a disparu. De nouveau, « Solidere » réserve la reconstruction du centre-ville aux catégories sociales élevées et aux touristes. Le centre-ville populaire des années 1960 a disparu avec la guerre. Les notions de « collectif » et de « mélange » n’ont pas été la priorité de la reconstruction. Les souks prouvent la capacité des architectes, des urbanistes et des paysagistes à faire revivre la mémoire d’un lieu, même à travers une réinterprétation contemporaine. Cependant l’appropriation de l’espace par la société « Solidere » empêche les Beyrouthins de personnaliser leur centre-ville.
56
Rapport annuel de la société « Solidere », 2009 Notre traduction: « Les Souks de Beyrouth vont constituer le cœur de l’activité économique et touristique, contribuant à mettre Beyrouth sur la carte du monde en tant que centre régional majeur pour le shopping, le travail, et le divertissement. En plus des bénéfices financiers qu’ils représentent pour la société « Solidere », les Souks vont changer la nature de l’activité commerciale dans le centre-ville et vont devenir un instigateur majeur pour apporter davantage d’investisseurs. Ce renouveau dans le commerce de détail est très prometteur. Et il y a plus à venir. » 78
Figure 36: Entrée des souks, rue Fakry Bey, "Solidere", 2012
Figure 35: Entrée des souks Sayour par la rue Patriarche Hoyek, "Solidere", 2011
Figure 34: Entrée des souks par la rue Trablous, Place Ajami, "Solidere", 2011 79
Figure 38: Souk de l'or, entrĂŠe des souks al-Tawileh, "Solidere", 2011
Figure 39: Place Ajami, entrĂŠe des souks al-Tawileh, "Solidere", 2011
Figure 37: Souk al-Tawileh, "Solidere", 2011 80
Figure 42: Souk Arward, ruines, "Solidere", 2011
Figure 40: Souk Bustros, "Solidere", 2011
Figure 41: Souk Bustros, "Solidere", 2011 81
Figure 44: Souk Ayass, "Solidere", 2011
Figure 43: Souk de l'or, "Solidere", 2011
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La place des Martyrs, un espace en jachère
Sept couches de civilisations s’accumulent sous les sols beyrouthins. Les premiers vestiges d’une ville néolithique ainsi que des traces de l’Empire romain ont été retrouvés au cœur de Beyrouth.57 L’histoire ancestrale de Beyrouth se découvre sous la place des Martyrs. Au XXème siècle, la place devient un lieu central d’urbanité. Pendant la guerre civile, elle est au cœur des combats. Après la guerre, en 1993, le peu de bâtiments qui sont encore debout sont détruits par des bulldozers. Au vide social succède le vide urbain. La place n’existe plus. Concentré d’histoire et de conflits, la place des Martyrs illustre la difficulté à reconstruire un espace meurtri. « Gardez-vous bien de leur dire que parfois des villes différentes se succèdent sur le même sol et sous le même nom, naissent et meurent sans être connues, sans jamais avoir communiqué entre elles. » 58
1. La place Dans son livre sur la place des Martyrs, Guillaume Ethier59, définit le concept de « place » par trois caractéristiques : sociologique, architecturale et urbanistique. D’un point de vue sociologique, le rôle des usagers dans la place structure l’espace en luimême. Le sujet contribue non seulement au cadre et aux limites de l’espace, mais il interagit avec celui-ci et les éléments programmatiques qui le constituent. Le sujet dans le groupe et le groupe forment l’espace public. Une place sans sujet n’est plus un lieu
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Samir Kassir, Histoire de Beyrouth, collection tempus, ed. Perrin, 2008, page 52 Italo Calvino, Les villes invisibles, collection folio, éditions Gallimard, page 42 59 Guillaume Ethier, patrimoine et guerre : reconstruire la place des martyrs à Beyrouth, ed Multimondes, collection cahiers de l’Institut du patrimoine de l’UQAM, 2005 58
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public mais un espace désert. L’usager spécifie la place par l’usage quotidien et répétitif qu’il en fait. A Beyrouth, les mouvements humains au cours du temps prévalent sur le caractère architectural de la place des Martyrs. Ce qui peut expliquer la pérennité de la place malgré ses destructions successives. Du point de vue architectural, conformément à la définition du dictionnaire, la place est circonscrite par les bâtiments qui la cadre : « place, n. f. : lieu public, espace découvert, généralement entouré de constructions. »60 Sur le plan urbanistique, la place n’a lieu d’être que par l’espace qu’elle occupe dans la ville et par les liens qui la relient au tissu urbain. A l’origine, la place des Martyrs était un lieu de rencontre excentré qui rappelle le meiden propre aux villes arabes. Le meiden est un espace libre hors les murs d’enceinte, où se tenaient les marchés, les foires et de nombreuses activités.61 Le meiden est un élément clef de la ville arabe. Cependant, le plus souvent, il devient partie intégrante de la ville du fait de l’urbanisation croissante. Il est alors encadré par un environnement architectural et devient une place à part entière. Pour définir la place des Martyrs, nous ajouterons aux trois caractéristiques précédentes celle de l’histoire qui a particulièrement marqué l’évolution du centre de Beyrouth.
2. Histoire de la place des martyrs, entre construction et reconstruction Les premières traces de Beyrouth, dans l’antiquité, en tant que ville datent des Cannanéo-Phéniciens. Du fait de son emplacement géographique, Beyrouth représente un pont entre Orient et Occident. Grâce à son implantation sur la méditerranée, elle devient un port conséquent de commerce et d’échanges. Les cultures s’y mélangent : les flux de population sont importants. A chaque période de crise, Beyrouth se constitue en refuge pour les peuples menacés : arméniens maronites, palestiniens, etc. Cette ville a subi dans son histoire de nombreuses influences différentes. Un jour romaine, un autre mamluk, un jour ottomane, un autre française, Beyrouth oscille sans cesse entre culture 60
Le Robert Micro, ed poche, rédaction dirigée par Alain Rey, 1998, page 995 Jade Tabet, la ville à deux places dans le recueil Beyrouth, la brûlure des rêves, dir. par Jade Tabet, ed. autrement, 2001
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européenne et culture arabe. Puis une fois indépendante l’histoire hésite : Beyrouth, l’indécise, n’arrive pas à définir son identité nationale. Les différentes cultures ne s’accordent pas. La guerre civile de 1975 à 1990 illustre cette implosion et cette incompréhension du peuple pour sa nation. « La question Palestinienne, qui était l’une des séquelles, a ensuite mobilisé tous les Etats plus ou moins indépendants après avoir déjà fait bouger les sociétés dans les années 1930. Puis, dans les années 1950, tous les pays de la région furent agités à un moment ou à un autre par l’affrontement entre le nationalisme arabe et la domination occidentale ; le Liban n’y échappa pas plus qu’un autre, il s’en faut. Là où il se distinguait des Etats voisins, c’était plutôt dans le fait que les résonances intérieures de la politique régionale y affectaient non seulement les choix gouvernementaux, mais l’équilibre même du pays. Faute d’accord durable sur l’identité nationale, les différentes composantes
du
corps
politique
conservaient
des
appréciations différenciées de l’environnement régional et international. Chacune se déterminait en fonction de son propre cadre de référence. Principal ligne de clivage : la place du Liban dans le monde arabe et sa position par rapport à l’occident. » 62 A l’époque médiévale, la place des Martyrs est appelée Bourj — la tour en arabe — du nom de la tour d’un ancien fort croisé érigé à sa limite Est. La place des Martyrs est en dehors des murs d’enceinte de la ville. Elle est définie par les activités qui l’animent. Elle est le meiden de la ville: lieu de commerce, d’échanges et d’activités diverses. Au XVIIIème siècle, le Bourj change de nom pour la première fois, il devient la place des Canons. Selon certaines sources, elle hérite son nom de l’occupation russe de 1774. Ces derniers auraient exposé leur artillerie à l’espace qui deviendra la place des Canons. « Pour quelques mois, le drapeau moscovite remplaça l’étendard ottoman et la principale porte de la ville fut adornée d’un portrait de l’impératrice Catherine devant lequel les passants devaient s’incliner et les cavaliers
62
Samir Kassir, Histoire de Beyrouth, collection tempus, ed. Perrin, 2008, page 595
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mettre pied à terre, selon le témoignage du consulat français à Tripoli. » 63 Au XIXème siècle, dès 1859, la construction d’une liaison directe avec Damas, par la rue de Damas, donne une importance particulière au Bourj : son activité s’intensifie. Le port de Beyrouth est en lien direct avec Damas et les commerces intérieurs de la région. Les échanges commerciaux se multiplient sur la place. Son importance augmente proportionnellement à celle de l’économie. En 1860, la guerre éclate entre maronites et druzes dans le mont Liban. Une partie des maronites sont alors obligés de descendre dans les terres. Ils s’installent en bordure de la place, si bien que le meiden est progressivement entouré et limité par une architecture qui le cadre.
63
Ibidem, page 108
88
Figure 45: Beirut 1841, May Davie
89
Entre 1878 et 1881, la place Hamidiyyé est créée par les Ottomans sur ce même emplacement. A cette époque, les grandes villes sont traversées par des courants hygiénistes occidentaux : il s’agit d’organiser la ville, de la moderniser et de l’assainir. Beyrouth n’y échappe pas. Le meiden comme plus tard les souks se structurent : un jardin alla turca est aménagé en son centre avec des voies de promenade, un bassin et un kiosque à musique. Sur la façade nord, le Sérail est construit. Il est le siège de l’autorité ottomane. La place Hamidiyyé acquiert un caractère officiel tout en continuant à être un centre économique important dans la ville. Plusieurs compagnies de services publics (des banques, compagnies du port, du chemin de fer, du gaz, etc.) s’installent sur la place, ainsi que des cafés, des hôtels, des casinos et des maisons closes. La place Hamidiyyé devient un lieu d’urbanité. En 1906, la gare centrale est construite en bordure de la place. Elle relie les deux tramways de la ville. Le bourj devient non seulement un lieu d’affaires et de rencontres mais aussi un lieu de croisements de population. L’implantation de la gare sur le bourj ouvre de nouveau la place à la façon du meiden et lui redonne son caractère de porte de la ville. En ce début de siècle, la place des Martyrs a réussi à se moderniser ce qui permet à ces usagers des activités diurnes et nocturnes variées. Lors de la première guerre mondiale, les forces alliées mettent l’embargo sur les échanges commerciaux du Liban avec l’occident. Le pays en crise, Beyrouth est le théâtre d’une insurrection populaire soutenue par les français. Elle est matée par les forces ottomanes ; le peuple est puni par la pendaison de six nationalistes libanais. En 1918, à la fin de l’Empire ottoman, la France obtient un Mandat au Liban. Les dirigeants français souhaitent faire de Beyrouth l’emblème de la France au Levant. Ils mettent alors en place de nombreuses restructurations qui se concentrent sur le nouveau quartier de la place de l’Etoile au détriment de la place des Canons. Celle-ci, excentrée par rapport à la place de l’étoile devient la place des Martyrs en référence à l’exécution des six nationalistes libanais. Ce changement de nom symbolise la victoire des français sur l’Empire ottoman. Le Sérail, figure du pouvoir ottoman, est relégué à la périphérie et perd de sa valeur. A l’indépendance, il sera détruit et remplacé par un cinéma : le Rivoli, réputé pour son architecture moderniste. Après 1943, la place des Martyrs n’est plus le siège des pouvoirs gouvernementaux.
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Dans les années 1950, qu’on appelle impunément « l’âge d’or » de Beyrouth64, la place des Martyrs est l’espace de communication et d’échanges par excellence. Au XXème siècle, l’importance de la place des Martyrs dans la ville de Beyrouth ne cesse de s’accroitre. Elle est le centre névralgique des activités beyrouthines et un lieu de passage incontournable. L’ancien souk mitoyen alimente continuellement le dynamisme de la place. « La Place des Canons est pleine de ces espaces de convivialité où se diluent les distances sociales et se dénouent les conflits, mise en scène des rituels de l’être ensemble et du partage : cafés traditionnels qui s’étendent parfois sur les trottoirs, cabarets populaires où l’on célèbre la volupté inscrite dans la voix des chanteuses ou dans l’ondoiement du corps des danseuses orientales mais aussi, quelques années plus tard, snacks en acier et Formica où une jeunesse en blue-jean écoute les accents frénétiques des juke-box. »65 La place des Canons pour les francophones, le bourj dans le langage courant et parfois al-balad qui signifie le pays en arabe, la place des Martyrs officiellement ; la multitude de désignations traduit la pérennité de cet espace dans la ville. On peut aussi penser que chaque communauté, par ces appellations différentes, s’approprie la place. Chacun de ces noms évoque différentes période de l’histoire. Au début des années 1960, Beyrouth se développe loin de la place des Martyrs dans le quartier d’Hamra qui devient à la mode. La population qui fréquente la place se réduit. Celle-ci attire à présent une classe plus prolétaire. La ville des années 1960 n’échappe pas aux problèmes de la modernité : l’augmentation de l’exode rurale et la congestion des voies de transport. En 1958, deux ans après le conflit du canal de Suez, une crise importante a lieu pour le Liban. Le pays oscille entre ses relations proches avec l’Occident et un engagement pour une région arabe unie aux côtés du président Nasser d’Egypte. La population est divisée. Les maronites ne veulent pas perdre leurs privilèges occidentaux ; les musulmans déniés par leurs voisins. Le président Chamoun ne souhaite
64
L’âge d’or pourrait se dater du début de l’indépendance libanaise en 1943 jusqu’au début de la guerre en 1975 65 Jade Tabet, « la ville à deux places », dans le recueil Beyrouth, la brûlure des rêves, dir. Jade Tabet, ed. autrement, 2001, page 50
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pas désavouer les alliances du Liban avec le Royaume-Uni et la France. Il démissionne alors pour laisser sa place au Général Chehab. Apprécié de tous, aussi bien des chrétiens que des musulmans, Chehab essaye de créer une nouvelle harmonie libanaise. Pendant quelques années les tensions s’apaisent. En 1967, la guerre des 6 jours met à mal l’unité du Liban. Chaque communauté défend sa cause. De nombreux palestiniens trouvent refuge au Liban dans les camps déjà existants. En 1948, à la création de l’Etat d’Israël, le Liban avait déjà été une terre d’asile pour ces derniers. Ces espaces de transitions se sont agrandis avec ce deuxième mouvement de population. Ils sont aussi passés en vingt ans d’un statut provisoire à un statut quasi-définitif. Du fait d’un exode rural important, des bidonvilles envahissent la banlieue de Beyrouth. La ville est congestionnée, entourée par une ceinture de misère et les problèmes géopolitiques s’amplifient. Personne ne s’accorde sur le destin de ces réfugiés. Faut-il les aider à retrouver leurs territoires d’origine? Malmené par le conflit israélo-palestinien, Beyrouth perd son atmosphère de ville touristique du Proche-Orient. Peu à peu, la ville va se morceler entre pro-palestiniens et anti-palestiniens, et des espaces fermés vont se former. En 1975, le Liban entre officiellement en guerre. L’urbanisation dans le centre de la capitale est interrompue. Le vieux Beyrouth et la place des Martyrs deviennent un no man’s land. La place est le point de départ de la ligne verte qui divise Beyrouth en deux parties. Cette ligne de démarcation suit la rue de Damas et se prolonge de la place jusqu’à la mer. A l’ouest, une majorité de chrétiens y est installée ; à l’est, une majorité de musulmans. Le terme de « ligne verte » vient de la végétation qui s’y était développée au cours des 15 années de guerre. Lieu abandonné des libanais, voie centrale des miliciens, la place sans population pour la faire vivre devient un espace vide où il est dangereux de s’aventurer. La ville se développe ailleurs, la population essaye d’oublier pour quelques années les temps heureux du cinéma Rivoli et des cafés de la place des Canons. A chaque trêve, des projets de reconstruction du centre voient le jour sans toutefois être mis en œuvre. Comme si après la destruction massive et violente, la ville tentait de renaitre de ces cendres. La place des Martyrs raconte l’histoire chaotique d’un espace hyper-urbain qui suite aux désaccords humains devient un vide urbain. Le centre de Beyrouth, lieu de mixité et
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de rencontres est le miroir des discordes libanaises. Ce que le peuple ressent, la place des Martyrs le vit. Perdre la place des Martyrs est une grande blessure pour la ville de Beyrouth. Centre de Beyrouth de « l’âge d’or », elle reste le vestige d’une époque qui a vécu. A la fin de la guerre, la place des Martyrs ressemble à un champ de bataille. Seules les carcasses des bâtiments subsistent, la population a déserté les lieux. Pour reprendre vie, la plaie que représente la place des Martyrs doit être cicatrisée. En 1991, la société « Solidere » est créée et devient propriétaire du centre-ville en vue de sa reconstruction. Elle entame rapidement les travaux. Elle ne considère pas les constructions blanches aux lignes fuyantes comme du patrimoine et opte pour une solution radicale qui consiste à détruire entièrement la place. On peut regretter qu’elle n’ait pas tenu compte de la force sociale constituée par cet espace, tel qu’elle apparait dans les écrits récents racontant le Beyrouth d’avant-guerre. Le cinéma Rivoli, emblème de cette époque, est démoli. Cette politique de la table rase vise-t-elle à effacer un passé douloureux ? En quelques mois, la place est littéralement jetée à la mer. Les bâtiments sont abattus à coups de bulldozers et les décombres jetés dans le port. C’est comme si les mauvais souvenirs allaient être noyé en même temps que les débris de la place.
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Figure 46: La ligne verte, Mc Curry, coll. Magnum, 1982
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A ce moment, la communauté intellectuelle libanaise commence à s’inquiéter de l’avenir du centre-ville. Les carcasses d’immeuble disparaissent les unes après les autres. Le patrimoine s’effrite peu à peu et concoure à l’effacement des stigmates de la guerre. La confrontation quotidienne avec les ruines est douloureuse, mais leur destruction réduit à néant le souvenir d’un passé plus glorieux. Dans l’attente de la reconstruction la béance de la place laisse ouvertes les plaies de la guerre. Par ailleurs, se pose la question de l’héritage laissée aux prochaines générations. « Et
cette
impression
de
vide
laissée
par
l’intégral « bulldozage » de l’après-guerre, un vide qui structure l’absence du lieu de rencontre et de mixité qu’était
la
place
des
Martyrs
et
son
pourtour
d’autrefois. »66 Pour autant les vestiges d’une histoire qui a conduit à l’autodestruction d’une ville sont-ils un patrimoine de valeur ? Il n’en reste pas moins, que le problème de l’héritage appartient à la population qui n’a pas été consultée dans la mise en œuvre du projet de la société « Solidere ». Un héritage, un patrimoine, peut être bon ou mauvais. La destruction des ruines de la place des Martyrs introduit une rupture dans la continuité du patrimoine de la ville. L’identité de la place est battue en brèche. Malgré tout, depuis la fin de la guerre, les Beyrouthins se sont appropriés cet espace vacant, où seul persiste la statue symbolisant les Martyrs. En 2005, après l’assassinat de Rafic Hariri, environ un million de personnes, soit un quart de la population libanaise, se sont révoltés pour dénoncer la présence de l’armée syrienne sur le territoire libanais. Cette manifestation fût appelé « révolution du cèdre ». Il semble que Beyrouth se réuni à nouveau sur ce lieu de démarcation qui a divisé les communautés pendant quinze années. Si l’architecture n’est plus, l’urbanité, elle, reprend lentement sa place.
66
Ibidem, page 7
95
Figure 48: Place des Martyrs, 1930
Figure 47 : Place des Martyrs, 1952
96
Figure 50: Gabriele Basilico, Place des Martyrs, collection Magnum, 1993
Figure 49: Gabriele Basilico, Place des Martyrs, collection Magnum, 2003
97
98
3. Tabula Rasa, histoire d’une reconstruction difficile « L’architecture symbolise donc, plus intensément qu’en temps de paix, la mise en forme des idéaux d’une société, mais est aussi le reflet trouble des obstacles auxquels cet idéal fait face. »67 En détruisant les bâtiments de la place des Martyrs, la société « Solidere » a fait le choix de donner une image entièrement nouvelle d’un espace concentré d’histoire. Pourtant, aujourd’hui, en 2013, la place est restée en l’état. Pourquoi ? Nous ne pouvons que faire des hypothèses sur la non-reconstruction de cet espace. L’héritage qui est mis à la disposition des beyrouthins est souvent négligé. C’est moins le désintérêt qui est en cause que la difficulté pour les différentes communautés de définir un patrimoine commun. La place des Martyrs est l’un des lieux les plus riches d’histoire de Beyrouth. Chaque communauté accorde de l’importance à des périodes différentes de l’histoire de la ville. Aussi une reconstruction impliquerait de mettre en perspective les fragments de cette histoire. Non seulement Beyrouth peine à retrouver une continuité historique, mais la population est-elle prête à dépasser ces divisions pour recréer un espace de rencontres ? Pendant la guerre civile, les structures familiales et sociales ont éclatées. Leur reconstruction est lente et laborieuse. La place des Martyrs est le témoin de ces difficultés de réunification. Un projet architectural peut-il participer à cette réconciliation ? Cela suppose un accord au niveau national. Hors y a-t-il eu une réconciliation des différentes communautés libanaises ? En 2005, la reconstruction nationale battait son plein. La « révolution du cèdre » a été un sursaut collectif suite à l’assassinat de Rafic Hariri. Mais depuis, une guerre courte et brutale a désillusionné les libanais. Aujourd’hui, il y a une recrudescence des tensions entre communautés. Comment la reconstruction de la place des Martyrs peut-elle faire un trait d’union entre le passé de Beyrouth et son histoire actuelle ?
67
Ibidem, page 56
99
Si nous prenions l’option d’une reconstruction de la place des Martyrs « à l’identique » de quelle époque devrait-elle s’inspirer ? La question s’était posée en des termes similaires pour le Palast der Republik à Berlin. Au XXème siècle, la place des Martyrs a changé presque quatre fois de visages.68 Recréer une place entièrement nouvelle à l’image de la ville actuelle serait-elle une solution ?
68
Voire photographies
100
Figure 51: Place des Martys, dĂŠclaration de l'indĂŠpendance du Liban, 1943, http://oldbeirut.com
101
Figure 52: "Revolution du Cèdre", place des Martyrs, 2005
102
Elle aurait l’avantage de matérialiser la rupture que fût la guerre civile. C’est dire que l’abattage des ruines de la place des Martyrs ne serait pas dû aux seuls intérêts économiques de la société « Solidere », mais correspondrait à un besoin de tourner la page. Un nouveau visage pourrait permettre au centre-ville d’apaiser les douloureux souvenirs. Cependant il faut considérer que la place des Martyrs est devenue un parking désert et de temps à autre un point de ralliement pour les manifestations. Elle n’est plus un lieu incontournable de la ville telle qu’elle était dans les années 1960 avec ses cafés, ses cinémas, ses commerces et ses banques. Pendant plus de quarante ans, les Beyrouthins se sont passés de ce centre, qui désormais n’existe plus. La place des Martyrs n’est plus une place cadrée par une architecture où confluent les réseaux urbains. Une place publique est-elle nécessaire dans ce quartier de Beyrouth ? Les bâtiments la bordant ont été détruits en quelques semaines, comme pour effacer le souvenir de cet espace. Le meiden traditionnel a-t-il encore sa place dans la ville contemporaine ?69 Aujourd’hui, les libanais ont pris l’habitude de se retrouver dans des espaces privés : centres commerciaux, boîte de nuits, bar, etc. La plage, espace public par excellence est privatisée. A Beyrouth, les espaces publics n’existent plus. Seule la promenade sur le port est encore investie par la population de Beyrouth-Ouest, qui s’y installe pour la soirée. On peut supposer que les libanais pourraient se réapproprier aisément l’espace traditionnel représenté par la place des Martyrs. L’absence de reconstruction de la place ne traduit-elle pas la peur de se côtoyer de nouveau quotidiennement et de réveiller des tensions sociales toujours latentes ? Dans la situation d’insécurité actuelle, la place des Martyrs pourrait être le lieu idéal pour perpétrer des attentats qui sont récurrents à Beyrouth depuis 2006. L’inquiétude de la population est-elle un facteur paralysant pour le processus de reconstruction ? Les Beyrouthins ne croient-ils plus en leur capacité de réconciliation? Guillaume Ethier considère que « […] ces espaces […] évoquent par la négative l’impossibilité de reconstruire l’urbanité sans faire face à l’échec de sa condition
69
Christine Mady, A short story of Beirut’s public spaces, Magasine Area, n° 120, Février 2012, page 37
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antérieur. »70 Les fantômes de la place des Martyrs sont ceux de la société libanaise qui n’a pas réussi à éviter l’implosion. A chaque tentative de reconstruction, ils réapparaissent et rappellent les faiblesses de Beyrouth. Le projet architectural peut-il contribuer à faire face à ces fantômes ? Les différentes périodes de l’histoire de la place doivent être mises en perspective sans faire l’impasse sur les conflits passés. Par ailleurs, reconstruire suppose aussi de creuser. Creuser dans les sols beyrouthins et y découvrir les vestiges des civilisations précédentes. Quelle place donner aux trouvailles archéologiques dans un projet de reconstruction ? Les idées ne manquent pas. En 2004, est lancé un concours ouvert d’appel à idées pour la reconstruction de la place des Martyrs. Plus de 400 candidatures sont enregistrés.
4. Un projet lauréat pour une nouvelle place « J’ai une fascination pour les terrains vagues. C’est un lieu entre deux, un espace en devenir une parenthèse dans le temps, une étendue entre un passé encore visible et un futur indéfini. C’est un théâtre des possibles où l’imagination est à l’œuvre. […]C’est une étendue visuelle, dans une ville avide de cloisonnement. C’est aussi un trou noir, un espace qu’on ne voit pas ou qu’on ne voudrait pas voir. »71 Nous pourrions croire que le poids de l’histoire de la place empêche la création d’un projet de reconstruction. Cependant en 2004, la société « Solidere » a envoyé un appel à idées à la communauté internationale aussi bien professionnelle qu’estudiantine. Trois projets ont été remarqués. L’équipe lauréate est constituée d’Antonis Noukakis, Vasiliki Agorastidou, Lito Ioannidou et Bouki Babalou-Nounaki. L’équipe d’architectes grecs a orienté le projet sur la fragilité du site. Afin de témoigner de l’histoire mouvementée de la place des Martyrs, ils articulent leur projet autour du concept de « fissure ». La « fissure » se trouve à l’emplacement de la ligne de démarcation qui existait pendant la
70
Guillaume Ethier, Patrimoine et guerre : reconstruire la place des martyrs à Beyrouth, ed Multimondes, collection cahiers de l’Institut du patrimoine de l’UQAM, 2005, page 5 71 Rania Stephan, « Terrains vagues », dans le recueil Liban : espaces partagés et pratiques de rencontre, dir. Franck Mermier, les cahiers de L’IFPO, 2008, page 164
104
guerre
civile.
Elle
s’étend
aussi
bien
horizontalement
que
verticalement.
Horizontalement, elle relie le côté sud de la place à la mer ; verticalement, elle creuse le sol actuel de Beyrouth et met en valeur les différentes couches de civilisations. La place est de nouveau séparée en deux. Sa scission ne symbolise plus l’impossible rencontre des communautés libanaise, mais la réunification de l’histoire collective. Quatre secteurs se succèdent du sud au nord de la place des Martyrs : “Threshold”: intensity, contemporary city, city life, communication, information “Memorial Void”: Reflection, pause, but also tension, protest “Trench”: tranquility, history, common past “Gateway to the sea”: reverie, recreation, journey72 Le premier secteur, « le seuil », permet d’entrer dans « la fissure ». C’est un espace de transition entre la place et la ville. Le « seuil » concentre une grande partie des activités commerciales de la place. Des bâtiments contemporains dôtés de technologies nouvelles symbolise l’avenir. Le second secteur, « vide mémoriel », est un espace qui permet l’expression du passé récent. Une vaste surface d’eau permet la transition entre le « seuil » et le « vide mémoriel » « An open public space designed on the traces of the old square as a gathering place. It is a place of memory and nostalgia but also, after the recent facts and events taking place there, it is a place of symbolic (and actual) tension of great significance for the collective memory of the city. »”73 D’une part, les architectes reprennent la forme de la place des Martyrs d’avantguerre. D’autre part, ils aménagent un espace dédié à l’assassinat de Rafic Hariri. Un endroit paisible et propice à la réflexion : un jardin d’agrumes jouxte son mausolée. Le jardin rappelle l’époque du grand Sérail. C’est un espace dédié à la question de la mémoire, les problématiques passées et les questions actuelles s’y confrontent. La notion de « Void » est la figure titre de l’espace. Le « vide » évoque-t-il le No man’s land de la guerre ou la perte architecturale de la destruction de la place ? Le vide mémoriel symbolise un temps de réflexion et de recueil pour comprendre l’histoire. Les architectes lauréats concluent la description du deuxième espace par cette phrase : « la 72 73
Agorastidou, Babalou-Noukaki, Ioannidou & Noukakis, ia+s architecture and Design, sans titre, page 6 Ibidem, page 6
105
place est le lieu où tous les cultes se rencontrent et où les tensions peuvent se manifester ». Le vide mémoriel cherche à stimuler la réunion du peuple libanais grâce aux souvenirs communs glorieux : le grand Sérail et Rafic Hariri. Un tunnel mène dans le troisième secteur, situé en dessous du niveau de la ville. « Trench » signifie la tranchée en français. Les vestiges archéologiques retrouvés en 1990 sont exposés dans la « tranchée ». Les architectes insistent sur l’importance de chacune des couches de civilisations : « The layers of the ancient city reveal a common history »74 Dans ce secteur, l’histoire est symbolisée par l’enfouissement de la place. Ainsi, le promeneur pour comprendre l’histoire de Beyrouth doit s’enfoncer dans ses sols. Cette partie du projet fait honneur à l’appellation de Beyrouth comme étant « la ville au sept couches de civilisations ». La juxtaposition du « memorial void » et du « Trench » vise à établir une relation entre l’histoire antique et l’histoire contemporaine de Beyrouth ; l’un par les vestiges, l’autres par des tracés symboliques. Cependant entre les vestiges antiques, le grand Sérail et le mémorial de Rafic Hariri, la guerre civile n’apparaît nulle part. Ce « vide mémoriel » reflète-t-il l’impossibilité pour les libanais de mettre en perspective la rupture violente de 1975 ? Puisqu’il ne s’agit pas d’un oubli de la part des architectes, il peut être pensé comme le vide nécessaire pour que les souvenirs adviennent : une sorte de toile de fond sur laquelle peuvent s’exprimer la mémoire collective et individuelle. Le dernier des quatre secteurs est une ouverture vers la mer. « The Gateway to the sea » signifie littéralement « la passerelle vers la mer ». La rue de Trieste est transformée en passerelle : elle permet la jonction entre la place et le port. L’espace est dédié aux spectacles, aux divertissements et à la détente. Le bord de mer redevient le point névralgique de Beyrouth, comme son port le fut autrefois. La nouvelle place des Martyrs débouche vers un horizon sans limite. Avenir et espoir. Les architectes restent vagues sur les raisons des symboles qu’ils utilisent, la proposition offre aux promeneurs la liberté de s’approprier la place. La prise de parti est 74
Ibidem, page 4 Notre traduction : « les différentes couches de la ville antique racontent une histoire commune.”
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architecturale et n’est pas justifié ni politiquement ni socialement. Le projet permet la transition entre l’activité urbaine de la ville et son activité maritime par un cheminement dans l’histoire et la mémoire. « Il est en effet impératif que Beyrouth redevienne active sur le plan économique (le Threshold), que le patrimoine touristique soit mis en valeur (le Trench) et que les Libanais se retrouvent sur d’autres terrains communs que celui de la politique, comme les loisirs et la culture (Le Gateway to the Sea). »75 Le projet de 2004 étant seulement un appel à idées, il ne sera pas construit. La réflexion sur l’avenir de la place des Martyrs est nécessaire pour aller de l’avant. Les nombreuses équipes ayant concouru ont prouvé que l’architecture et la reconstruction pouvaient allier histoire, mémoire et rassemblement. Dans un article récent du Monde76, Frédéric Lemaître écrit sur les difficultés de la reconstruction de l’identité allemande après le nazisme. Depuis peu, les allemands sont de nouveau fiers de dresser leur drapeau. Il semble qu’il en soit de même pour le peuple libanais. La guerre civile a mis à mal la confiance du Liban en son peuple et sa nation. Soixante ans ont été nécessaires pour les allemands ; combien de temps sera nécessaire pour les libanais ? En attendant la place des Martyrs est un lieu de débat. La réconciliation est illustrée par les mécontentements, les manifestations culturelles, les expositions. Mais l’architecture, plus permanente, elle, ne trouve pas encore sa place. Reconstruire la place signifierait donner un visage durable à l’avenir. Si la place n’a pas évolué depuis sa destruction, c’est peut-être parce que la nation n’est pas encore prête à se reconstruire. La mémoire a besoin de temps. La place des Martyrs en est le témoin.
75
Guillaume Ethier, Patrimoine et guerre : reconstruire la place des martyrs à Beyrouth, ed Multimondes, collection cahiers de l’Institut du patrimoine de l’UQAM, 2005, page 123 76 Frédéric Lemaître, L'Allemagne compose avec son passé, le monde, 11.09.2013.
107
Figure 55: The memorial Void
Figure 53: The Trench
Figure 54: La place des Martyrs, projet laurĂŠat
Figure 56: coupe transversale
108
« Ce serait important aussi
que pendant que certains détruisent,
emportés par la folie, d’autres — les architectes — se rencontrent pour sauvegarder ou établir des passerelles, au moins professionnelles et intellectuelles. »77
77
Ivan Strauss, Sarajevo, L’architecte et les barbares, trad. Mauricette Begic, ed. du linteau, 1994, page 48
110
Conclusion Face au vide laissé par les combats, puis par les bulldozers, Beyrouth s’est reconstruite par étapes. Presque douze ans après la fin de la guerre, le centre-ville écrit une nouvelle étape de son histoire. Aux sept couches de civilisations préexistantes, elle en a rajouté une : celle de la guerre. Les beyrouthins, éloignés de leur centre depuis vingt ans, ont eu besoin de reconstruire un espace qu’il leur était cher. Après une guerre, la reconstruction symbolise aussi la fin d’une époque difficile. La transformation des héritages d’un pays en patrimoine est complexe. Le patrimoine est une notion par essence occidentale. A cela s’ajoute la tendance moderne à amplifier la valeur historique de la ville contemporaine. La reconstruction de Beyrouth se déroule donc dans un contexte « d’hyper-patrimonialisation ». Depuis la fin de la guerre civile, l’éloge de l’ancien Beyrouth n’a fait qu’accroitre le désir de retrouver la ville déchue, alors que, dans les années 1970, elle n’était pas considérée comme une ville historique. Son attrait était plus dû à sa situation géographique qu’à son architecture. Mais la mémoire d’un bâtiment tient aussi à l’image collective qui est projetée sur lui. Avec la reconstruction, Beyrouth, ou du moins la société « Solidere », a déterminé son patrimoine. Les constructions du centre-ville datant du Mandat français et de l’Empire ottoman ont été largement mises en avant. A l’opposé de la patrimonialisation de l’artisanat du temple d’Ise par les japonais, l’héritage beyrouthin a été défini par des objets architecturaux. Les destructions de la guerre et de la reconstruction ont laissé une impression permanente de vide urbain et un sentiment inaltérable de nostalgie face au centre-ville d’antan. Le quartier de la place de l’Etoile actuel donne l’image de l’histoire figée à une certaine époque.
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Dans la continuité de l’histoire des souks beyrouthins, ces derniers ont été reconstruits à l’aide d’outils contemporains. De nouveau, la reconstruction s’est axée sur l’architecture plutôt que la nature même du souk : l’économie artisanale et le commerce de proximité. Ainsi le caractère socioculturel des espaces urbains a été oublié. Emblème de la rencontre des communautés beyrouthines, la place des Martyrs reste aujourd’hui au cœur de la réunification du peuple libanais. Son impossible reconstruction reflète les difficultés rencontrées au niveau d’une nation toujours déchirée. Dans son œuvre de reconstruction, « Solidere » a pris le parti de l’esthétique et de l’attractivité commerciale au détriment d’un ancrage du centre dans son environnement et d’une valorisation de l’histoire commune libanaise. De fait, l’isolement du centre-ville durant la guerre s’est perpétué dans ce projet d’avenir. La hantise d’une reprise des violences a dominé les directives de la reconstruction : l’hyper-sécurité, non-mixité, etc. « Une ville sans accès à sa centralité, une ville qui laisse ses périphéries à l’état de ghettos et transforme son centre en île de richesse et de pouvoir ségréguée par rapport au reste de l’urbain est une ville politiquement instable voire explosive, où domine toujours la culture de la discorde de la guerre, et non pas une ville intégrée où il fait bon de vivre, où une culture de la reconstruction se constitue. »78 Bien que de nouveaux bâtiments enrichissent le skyline de Beyrouth, la reconstruction est loin d’être achevée. Certains bâtis n’ont pas évolué depuis la guerre et témoignent de l’histoire de la ville. Ils font partie des rescapés de la destruction des ruines. Ces édifices deviennent patrimoine en regard des nombreuses destructions. Ils rappellent la guerre comme des symboles. Les conserver en plein cœur de Beyrouth montre l’incapacité de la société « Solidere » à effacer toutes les blessures. La ville souhaite que certaines cicatrices persistent. L’avenir de la ville est confronté à celui du peuple libanais. En 2005, avec la révolution du cèdre, les libanais ont montré un grand enthousiasme quant à l’avenir de leur pays. Le peuple refuse toute reprise des combats. Cependant, les communautés ont toujours du mal à s’accorder et chaque citoyen appartient d’abord à une communauté avant d’appartenir à une nation. La reconstruction se trouve prise, encore aujourd’hui, dans les incompréhensions communautaires.
78
Nabil Beyhum, « Manifeste pour une ville plus harmonieuse », dans le recueil Beyrouth : construire l’avenir,
reconstruire le passé ? Dir. Nabil Beyhum, Assem Salam et Jade Tabet, 1992, page 13
112
En confiant la reconstruction à une société et non à la population, Beyrouth a fait le choix de maintenir secret l’ensemble du projet. Les enjeux politiques et sociétaux du « nouveau centreville » restent obscurs. En cachant certains choix de reconstruction, « Solidere » empêche aussi l’union des libanais face au destin de leur ville. Les trois exemples étudiés nous ont appris que la conservation du patrimoine ne dépend pas seulement de la façon de reconstruire ce qui a été détruit. La prise en compte de l’histoire du lieu et le projet social qui sous-tend la reconstruction ont une grande importance. Douze années pour reconstruire une nation, vieille de cinq millénaires, ne sont pas suffisantes. La société libanaise a besoin de plus de temps. Reconstruire une ville meurtrie par la guerre civile, c’est aussi réunifier un peuple déchiré. L’arrêt des combats en 1990 s’est apparenté plus à un essoufflement de la haine qu’à une réelle réconciliation. La guerre de l’été 2005 confirme cette hypothèse. L’architecture à elle seule ne peut pas soigner une société malade. Dans la réconciliation, l’architecture aide à engager les discussions et les accords futurs. Mais reconstruire sans le peuple, c’est reconstruire une image figée de ville plus qu’une urbanité.
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Annexes
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Figure 57:Chronologie exhaustive de Beyrouth, CASAMONTI Marco, Beirut, area n°120, janvier – février 201, page 6-7 116
117
Figure 59: Beit Beirut, Chris Steele-Perkins, coll. Magnum
Figure 58: CinĂŠma le Rivoli, place des Martyrs, 1950, http://oldbeirut.com
Figure 61: Statue des Martyrs, Renato Marino Mazzacurati, http://lebanonspring.com/2012/06/04/not-all-victims-are-martyrs-inlebanon-please/
118 Figure 60: The Egg, place des Martyrs, Joseph Phillip Karam
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Film JOREIGE Khalil ET HADJITHOMAS Joana, Je veux voir, 2008
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Remerciements
Merci à Vincent Jacques d’avoir suivi le développement de mes travaux. Merci à May Davie d’avoir répondu si rapidement à mes emails et d’avoir su me guider vers des textes nécessaires à mon sujet. Merci à Najwa et Louis, sans eux, un tel sujet n’aurait jamais vu le jour. Merci à Pierre, pour ces relectures acharnées. Je crois qu’avec le temps et d’amples efforts, mon orthographe et mes formulations s’améliorent. Merci à Béatrice, pour être toujours à l’écoute et de n’avoir pas oublié à quel point ce sujet me tenait à cœur. Merci à Tania de m’avoir rappelé ce qu’était le Liban et les libanais et d’avoir répondu à mes nombreuses questions. Merci à Juliette et Damien pour leurs courageuses dernières relectures.
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