REVUE SEMESTRIELLE D’ART CONTEMPORAIN EN RHÔNE-ALPES
SOMMAIRE
N 8
Printemps 2011
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PORTRAIT « I want to believe » à propos de deux œuvres récentes de Marie Voignier par Émilie Renard
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EXPOSITION D’une puissante banalité par Florence Meyssonnier
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ŒUVRE Cities on the move par Nicolas Garait
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TERRITOIRE 8e art : comment faire advenir une demande d’art dans l’espace public ? par Emmanuel Hermange
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AIR DU TEMPS Âge d’or par Fabrice Reymond
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RETOUR Henri Ughetto : À la mort, à la vie par Charles Leroux
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COMPTES RENDUS Expositions, lieux, lectures, film, web
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INSERT par l’École supérieure d’art et design Grenoble – Valence
Gratuit
Édito À la faveur d’un renouvellement du bureau de l’association 04, la revue ZéroQuatre évolue. Elle reste une revue d’art contemporain, observant l’activité se déroulant sur le territoire de la région Rhône-Alpes et de ses franges. Mais avec une nouvelle maquette, de nouvelles rubriques et un nombre accru de comptes rendus, elle vise une plus grande clarté et une couverture densifiée du territoire. Avec, à l’horizon, toujours cette même idée : qu’une scène artistique ne se constitue
Édition Association Zéro4 Directeur de la publication Patrice Joly Rédactrice en chef Florence Meyssonnier Rédacteurs François Aubart, Carine Bel, Paul Bernard, Nicolas Garait, Élise Grognet, Emmanuel Hermange, Charles Leroux, Lélia Martin-Lirot, Florence Meyssonnier, Éléonore Pano-Zavaroni, Hugo Pernet, Fabien Pinaroli, Charlotte Poisson, Jeanne Quéheillard Émilie Renard, Joël Riff, Pascale Riou, Corinne Rondeau, Pauline Scherrer, Caroline Soyez-Petithomme, Pascal Thevenet, Pierre Tillet.
pas spontanément, mais s’invente, se produit, comme lieu d’articulation de figures (l’artiste, le critique, le commissaire, le conservateur, le collectionneur, le politique etc.) et de moments (formation, recherche, création, production, diffusion, conservation, réception etc.). C’est à la manifestation d’une telle scène, sur un territoire qui est à la fois celui de la seconde région de France et l’un des carrefours de l’Europe occidentale, que ZéroQuatre entend œuvrer.
Comité partenaires de ZéroQuatre Cité du design – École supérieure d’art et design, Saint-Étienne ; École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon ; École supérieure d’art et design Grenoble – Valence ; Institut d’art contemporain, Villeurbanne / Rhône-Alpes ; Musée d’art moderne de Saint-Étienne Métropole ; Fondation Léa et Napoléon Bullukian, Lyon ; Fondation pour l’art contemporain Claudine et Jean-Marc Salomon, Alex ; École supérieure d’art de l’agglomération d’Annecy. Remerciements Nadège Dumas, Céline Muller, Raphaël Zarka.
redaction.zeroquatre@gmail.com Association Zéro4 Président : Emmanuel Tibloux Trésorier : Stéphane Sauzedde Secrétaire : Olivier Vadrot 11 rue du Docteur Dolard 69100 Villeurbanne www.zeroquatre.fr Graphisme Aurore Chassé www.aurorechasse.com Typographies DIN & Goudy Old Style Impression Imprimerie de Champagne, Langres
Erratum L’iconographie du travail de Alejandra Riera en page 9 de ZéroQuatre Nº 7 doit être envisagée sous la forme d’un ensemble de trois images au même format. Un malentendu nous a conduit à ne pas respecter cette disposition. Nous nous en excusons auprès de l’artiste.
ZéroQuatre est un supplément à 02 Nº 57, édité par Zoo Galerie, 4 rue de la Distillerie, 44000 Nantes www.zerodeux.fr ZéroQuatre bénéficie du soutien de la Région Rhône-Alpes.
Couverture de la revue Argosy, mai 1968.
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« I WANT TO BELIEVE » PAR ÉMILIE RENARD
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« I want to believe » à propos de deux œuvres récentes de Marie Voignier par Émilie Renard a. b. et c. Marie Voignier, L’hypothèse du Mokélé-Mbembé, 2011, vidéo, 80 mn, co-production Espace Croisé et Capprici Films.
a.
Commençons très prudemment par distinguer les faits des versions des faits... Avançons même que les faits seraient de l’ordre de l’événement, tandis que les versions des faits seraient de l’ordre du récit, c’est-à-dire de la restitution, de la reconstitution, de la mise en ordre des dits faits, de leur enchaînement logique et rétrospectif et qu’elles se situeraient du côté du montage. Entre les deux, entre les faits et les différentes versions des faits, quelqu’un peut-il mettre son pied dans la porte sans faire s’écrouler tout l’édifice des certitudes aisément établies par cette séparation théorique avec une réplique comme celle-ci : « Je suis réel, parce que vous y croyez. » ? Cette entrée en matière sera momentanément sauvée, car en fait, c’est un fantôme qui parle, c’est le fantôme de Mrs Muir, et surtout, parce qu’il l’a dit au cinéma, ce lieu où errent les fantômes. Mais si cette confusion entre un fait instable (l’apparition d’un fantôme) et la version de cette apparition (la vision toute brute du fantôme
par Mrs Muir) fonctionne au cinéma, quelle place peut-elle occuper en dehors de la fiction ? Quel crédit auraient les paroles du fantôme du côté de la non-fiction, dans les conventions du documentaire ? Cette distinction forcée entre les faits et leurs versions rapportées me permet néanmoins d’aborder de front deux œuvres récentes de Marie Voignier, L’hypothèse du Mokélé-Mbembé, un film documentaire et L’Homme congelé, une exposition clôturée par une conférence. Deux œuvres dans lesquelles le statut ontologique des faits est incertain, et dont les versions rapportées ne lèvent pas l’incertitude, la préservent même, dans le cadre résolument adopté du genre documentaire pour le premier et de l’analyse culturelle et iconographique pour le second. Il s’agit moins ici de reposer la question des relations troubles entre documentaire et fiction, que d’aborder le documentaire littéralement depuis le fait, en commençant par ce qui est dit, pour en suivre l’influence sur
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PORTRAIT
comment cela est dit, sur la façon dont les faits sont restitués, en supposant que la manière dont le récit s’agence dépende de la nature de ce qu’il décrit. Sans céder à aucun système de représentation le bénéfice d’un rapport exclusif et souverain au « visible » ou au « réel », il s’agit de prendre en considération des modes de représentation, les manières de décrire qui sont construites à partir de faits d’un genre particulier. Que devient le travail de restitution fidèle des faits, livrant d’abord des événements ou des images sans commentaires avec un film documentaire ou une exposition clôturée par une conférence, lorsque les faits sont aussi peu fiables, mais aussi palpables que les visions d’une veuve esseulée tombée amoureuse d’un fantôme ? Les faits pour L’hypothèse du MokéléMbembé sont les suivants : un homme, Michel Ballot, cherche un animal exceptionnel, un spécimen non identifié, un monstre marin dont le sillage
« I WANT TO BELIEVE » PAR ÉMILIE RENARD
b.
c.
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« I WANT TO BELIEVE » PAR ÉMILIE RENARD
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a été aperçu, la nuit le plus souvent, là où l’eau de la rivière est profonde. La bête est rarement vue de face, plutôt de dos, elle est plus souvent entendue, la nuit encore. Un spécimen aurait été tué il y a 50 ans de cela, dans un fleuve au Niger. Des pêcheurs l’ont vu, un proche l’a vu, d’autres le « connaissent sans le connaître »… Ses différents portraits robots font se croiser un serpent géant, une licorne et un dinosaure. Et s’il n’existe aucune trace tangible du monstre – ce qui rend sa reconnaissance impossible par la communauté scientifique –, c’est une chose dont on peut parler, que l’on peut nommer avec certitude « le MokéléMbembé », que l’on peut décrire, dont on peut faire des dessins, autant de manifestations auxquelles Michel Ballot se fie parce qu’elles recèlent, selon lui, un fond de vérité, parce que dans ces forêts reculées du Cameroun, un tel animal pourrait exister, une forme préhistorique de vie animale pourrait persister.
qui, dans son film Des trous pour les yeux, (2009), endosse un costume traditionnel pour une danse improvisée dans les bureaux de son musée, enfreignant la sacro-sainte règle de l’étude scientifique qui impose l’observation à distance, pour une approche sensible et intuitive par immersion, dirigeant ses yeux non plus sur, mais depuis le costume… Michel Ballot lui-même, malgré son désir de rigueur, demande à celui qu’il interroge sur le sens du mot « blinder », s’il pourrait à son tour se « blinder » et, sous l’influence de cet état « mythique », enfin voir la bête de ses yeux…
Le film donne de ces faits incertains une version documentaire dont le réalisme réside dans une certaine familiarité vis-à-vis du traitement de l’image, usant de cadrages simples, d’un minimum d’effets, sans commentaire. Placée du côté de l’observation, de l’enregistrement et de la restitution, la caméra accompagne pas à pas son protagoniste principal. Elle répond à sa croyance par une certaine vraisemblance de l’image filmée. Accueillant la confusion à sa source, elle se place résolument du côté de l’indécidable. Le montage restitue l’enchâssement complexe des récits – archives vidéos personnelles issues des précédentes missions de l’explorateur, témoignages directs ou indirects, souvenirs, croyances collectives, dessins, plans sur les paysages… –, tant les faits observés sont déjà l’expression d’une pluralité d’approche. L’effet de réalisme devient d’autant plus ambigu que le cadre laisse la place et le temps pour la bête d’apparaître à la surface de l’eau. On imagine alors que Marie Voignier a suivi la dérive momentanée de cet ethnologue
L’hypothèse du Mokélé-Mbembé est aussi le portrait d’un homme qui cherche et dont la recherche consiste à observer inlassablement la surface de l’eau et à recueillir des témoignages. C’est l’histoire d’une quête à un moment où il n’est plus vraiment question de trouver, mais de persister à croire et pour cela, d’entretenir le fil du récit et, en lui trouvant une cohérence, l’indice d’une vérité dans la convergence de récits elliptiques et disparates. Suite aux échecs répétés dans la recherche d’une solution, la tentation de laisser tomber un problème en le disant fallacieux, insoluble ou invérifiable est compréhensible. Mais persister à croire à une hypothèse malgré tout témoigne d’une forme de résistance face aux certitudes du monde connu, d’une pensée qui recourt à l’intuition et échafaude patiemment la possibilité d’une exception. Elle rejette la logique rationnelle qui trouve ses fondements dans une ontologie stable : celle qui pose des régimes d’être, celle qui distingue entre les faits d’une part et les versions des faits d’autre part, celle qui voudrait voir clair entre la fiction et la non-fiction. L’espérance du chercheur mêlant son désir de découverte à une certaine mélancolie pour un monde qui ne soit pas tout à fait connu, cartographié, fini, repose sur un pari : ce qui n’a pas été vérifié existe encore dans un monde possible. Le crédit qu’il apporte aux légendes populaires ainsi qu’aux images photographiques aux origines non
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PORTRAIT
certifiées, caractérise la cryptozoologie, littéralement, l’étude des animaux cachés. Le renversement de la méthodologie qui postule que tant qu’aucune preuve contraire n’a été apportée tout reste de l’ordre du possible, fait aussi facilement glisser le souvenir ou le dessin du côté de l’indice. Au-delà de la relation d’un homme à une licorne dont il ne cesse d’attendre l’apparition, le film révèle une approche moins scientifique que culturelle d’un fait de fiction. Par sa nature documentaire, il ne pose aucune hiérarchie entre les discours ni ne distingue entre les différents usages du langage, entre le témoignage et la métaphore. Il n’insiste pas non plus sur la nature structurellement inégale des échanges, sur les incompréhensions, approximations et influences réciproques entre un chercheur-explorateur français et des témoins pygmées, sur les aléas d’une enquête qui évolue autant sur le terrain accidenté d’une forêt vierge que dans les zones imprécises du langage et des images. On est tenté de conclure à la fausseté littérale du monstre, mais à sa vérité métaphorique. Car si rien dans le film ne nous permet de conclure sur le caractère fictionnel ou non de l’animal, cette chose imaginée n’est pas moins un réel objet d’échanges et de représentations collectives, de croyances partagées. Le film L’hypothèse du Mokélé-Mbembé traite des notions de croyance, de potentialité, de possibilité et de disposition d’esprit. Marie Voignier, à la suite des témoins et de Michel Ballot lui-même, s’en fait le metteur en scène, donnant un sentiment de la bête, sans trucages ni effets spéciaux, sans jamais résoudre le tour de magie : le Mokélé-Mbembé reste un fait d’imagination qui se maintient au bord de l’illusion. L’exposition L’Homme congelé à art3 procède d’un même intérêt pour l’image et ses charges culturelles, les préservant pour un temps de tout jugement. « L’homme congelé » fut un objet d’étude et de fascination pour Bernard Heuvelmans, un maître de
« I WANT TO BELIEVE » PAR ÉMILIE RENARD
La cryptozoologie et ses images, conférence de Stefanie Baumann, le 22 janvier 2011 à art3, Valence.
la cryptozoologie. Les faits et ses traces se limitent à des photographies qu’il a prises en 1968 lors d’une brève et unique rencontre avec le bloc de glace où était enfermé l’étrange spécimen aux origines incertaines, une série de croquis que le chercheur avait fait réaliser d’après ses photographies, afin de rendre les traits de l’être plus parlants, ainsi qu’à un article « Living Fossil is the missing link between the man and the apes ? » dans la revue Argosy l’année suivante. Marie Voignier a simplement reproduit et agrandi ces images pour les exposer telles quelles, sans commentaire, ou plutôt en annonçant une conférence à venir, en clôture de l’exposition : « La cryptozoologie et ses images », par Stefanie Baumann. L’exposition reconstitue en images l’enchaînement des représentations de cet « homme congelé ». La version des faits que l’exposition en donne est d’une nature double. Les images ont
à la fois une valeur indicielle, en ce qu’elles dénotent des faits : un être pris dans un bloc de glace. Et elle détiennent une valeur picturale, en ce qu’elles sont des images quasi abstraites : le brouillage visuel dû à la simple prise de vue partielle d’un être à travers l’épaisseur de la glace est encore accentué par les altérations techniques que subit l’image reproduite et agrandie. Du côté de la conversion des faits, passer de la photographie au dessin témoigne d’une relation anachronique à la preuve par l’image propre à la cryptozoologie : le dessin vient épauler la photographie, médium proprement indiciel, en soulignant l’effet d’illusion dans un style « réaliste ». Le statut paradoxal des reproductions photographiques et des croquis, entre efficacité visuelle et mise à distance déréalisante, souligne le brouillage des genres propre aux méthodes de la cryptozoologie. Le discours de clôture donné par Stefanie Baumann, évanescent face
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aux images et qui s’est déroulé sous la forme d’une adresse à échelle réduite, à l’aide de documents papiers qui se passaient de mains en mains, témoigne de la façon dont Marie Voignier prend en charge la question du commentaire : il ne vient pas lever le voile sur l’ambiguïté des images dans l’exposition ; au contraire, il met les images en attente d’une résolution et donc, par contraste, préserve jusqu’au bout leur irrésolution tout le temps de leur exposition
« I WANT TO BELIEVE » PAR ÉMILIE RENARD
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Marie Voignier, “L’Homme congelé” Art3, Valence 9 décembre – 22 janvier 2011 le 22 janvier : “La cryptozoologie et ses images”, une conférence de Stefanie Baumann. Marie Voignier 21 Janvier – 30 Avril 2011 Espace Croisé, centre d'art contemporain, Roubaix.
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D’UNE PUISSANTE BANALITÉ par Florence Meyssonnier Falke Pisano, Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne, Février 2009. © Table d’Hôtes
Le temps d’une soirée, le 15 décembre 2010, s’est clôturé le projet Table d’Hôtes, initié le 25 juin 2007 au même endroit, dans l’atelier de Pierre-Olivier Arnaud, co-concepteur avec Stéphane Le Mercier, de ce qu’il reste nécessaire de qualifier comme un souhait de provoquer un espace-temps, qui ne prendrait sa dimension que dans la réelle prise de possession des convives, artistes ou visiteurs. Les deux auteurs de Table d’Hôtes ont dès le départ choisi d’en circonscrire les contours dans un dispositif répondant d’abord à leurs propres moyens, soit à un minimum de contraintes. Un mobilier rudimentaire, une table et ses deux bancs en bois, propres aux Biergärten (les « jardins à bière » ou terrasses allemandes), constituent le point d’ancrage de ce rendez-vous nomade. Déplié le plus souvent dans un atelier mais également dans des centres d’art (de l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne à l’Hermes und der Pfau de Stuttgart) sur de courtes périodes (une semaine
et plutôt en soirée), ce dispositif a mis en partage, durant un peu plus de trois années, différentes formes d’œuvres empruntant à la pratique du document, de l’archive ou de l’édition. Si Table d’Hôtes aménage au même titre qu’une exposition l’espace intermédiaire d’une sociabilité de l’art, la médiation qu’elle propose dans son plus simple appareil affirme surtout chez ses instigateurs un positionnement qui dépasse le seul pragmatisme. Car cette économie choisie a minima, tout comme une durée d’existence volontairement limitée, ont sciemment donné à Table d’Hôtes un caractère furtif et relativement confidentiel, le dégageant du calibrage de l’événementiel. En marge du circuit des rendez-vous institués, cette manifestation a préféré cultiver un espace-temps non installé, de l’ordre d’un interstice, qui à l’image du document, ne s’ouvrirait réellement que dans l’imprévisibilité du geste d’appropriation d’un destinataire attentif. Et il fallait effectivement faire
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preuve d’un minimum de vigilance pour être aux rendez-vous de ces discrètes et irrégulières sollicitations. À cet égard, revenir sur Table d’Hôtes alors que se multiplient les tablettes tactiles pourrait être l’occasion d’une comparaison anecdotique de deux interfaces, si leur rapprochement n’était pas si éloquent. Face aux potentialités de ces produits high-tech, dans sa conviviale mais sobre apparition, Table d’Hôtes s’affirme telle une instance d’impuissance. Établissant un rapport irrégulier, physiquement contraignant et presque archaïque, elle nous dessaisit de notre toute-puissance de navigateur, ou de cette outrancière et immédiate accessibilité à laquelle les outils d’une réalité augmentée nous ont désormais habitué. Les seize propositions d’artistes (en solo ou en duo) qui ont été livrées sur cette table témoignent de ce même positionnement chez leurs auteurs, enraciné dans l’ordinaire à travers
D’UNE PUISSANTE BANALITÉ PAR FLORENCE MEYSSONNIER
une forme banale d’expérience : la pratique du document. Devenue un phénomène social élargi, depuis la reproductibilité et l’accessibilité des données, elle n’est pas ici motivée par un projet cognitif universel, producteur de biens unanimement consommables et gages d’une adhésion infaillible au réel. Au contraire, elle constitue les formes d’une partialité, celle d’une singulière appropriation du réel. Inscrite dans le quelconque de la pratique et de son objet, elle approche néanmoins « un en-deçà et un au-delà des signes, qui diffèrent des vectorisations despotiques du capitalisme cognitif en ouvrant des étendues imaginaires moins bien surveillées »1. À la lumière des propos de Jac Fol, et dans le sillage de ceux de Giorgio Agamben, nous observons le rapport qu’entretiennent tant d’artistes contemporains à la « productivité du manque », au sein de laquelle leurs œuvres trouvent une dimension paradoxale, en investissant des formes dites « sans qualité », résidus de ce trop-plein aveugle qu’alimente toujours une culture de masse. Pour l’avoir parfois acquise d’une expérience professionnelle, comme Peter Piller ou Céline Duval, des artistes ont ainsi fait de cette pratique du document le catalyseur de leur travail. De leurs glanures naissent des typologies subjectives, souvent minutieusement traitées dans diverses formes de classements et d’assemblages, pour quelques fois donner lieu à une édition comme chez Yvan Salomone, Ben Kinmont, Peter Piller, Céline Duval ou encore Ambroise Tièche. Ces corpus empruntent tant au musée imaginaire qu’à l’encyclopédie, mais ils œuvrent tous à une duplication empreinte de duplicité, à la fois topologie d’un commun et signe, pour reprendre Walter Benjamin, des « marques de perception » propres à chacun. Les signes ainsi choisis, reproduits, classés, sont à la fois les symptômes d’un monde et d’un individu, ou en sont plutôt les fantômes. Car les documents en présence sur cette table ne sont que les ruines d’un édifice dont la clé
a.
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a. Olivier Nourisson et Constantin Alexandrakis, CAP de Saint-Fons, Décembre 2008. b. Yves Chaudouët, 16 rue terraille, Lyon 1er, Octobre 2009. c. Jochen Lempert, 16 rue terraille, Lyon 1er, Juin 2009. d. documentation céline duval, 16 rue terraille, Lyon 1er, 28 novembre – 4 décembre 2007. © Table d’Hôtes
de voûte s’est déplacée dans l’usage et l’interprétation que nous en faisons. C’est l’aporie ontologique de l’archive : générer un système ne lui permettant de gagner son lieu que dans la perte des origines. Elle a cette « singularité irremplaçable », évoquée par Jacques Derrida, d’un document à « interpréter, à répéter, à reproduire », mais qui « à chaque fois dans son unicité originale (...) se doit d’être idiomatique, et donc à la fois offerte et dérobée à la traduction »2. Cette perte d’affiliation ne fait que s’accentuer à l’ère multimédia, qui est également devenue celle de la création sans centre, a-propriétaire, dans laquelle nous sommes co-producteurs en tant qu’utilisateurs d’une matière en libre circulation. Nœud conciliant l’inconciliable, l’archive ne s’inscrit donc pas dans un principe d’équivalence, mais dans une dynamique d’invention qui déborde la référence. Aussi, si les artistes reprennent à leur compte ces pratiques du document, c’est qu’elles permettent d’altérer les évidences en brouillant les expériences sensitives et cognitives. Entre réel et fiction et au-delà des
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supports investis (dessins, photographies, écritures, vidéos...), elles nous renvoient aux « manières de faire monde » de Nelson Goodman : « Pour construire le monde comme nous savons le faire, on démarre toujours avec des mondes déjà à disposition ; faire, c’est refaire »3. À l’image de cet objet-table, l’œuvre domicilie cet acte mêlé de lecture et d’énonciation qui donne lieu aux étonnantes représentations du vivant de Jochen Lempert, comme aux fins détournements de Yann Sérandour. Dans la collusion des registres de formes et de sens, la pratique de l’archive s’assimile à celle de la modélisation – la maquette, autre forme amplement investie par les artistes contemporains, se retrouve aussi ici dans la proposition de Falke Pisano. Elles font advenir l’ébauche d’une altérité, dans une architecture fragile de laquelle surgit, non une justification mais une densification toujours inattendue du monde. Tous ces systèmes sont alors effectivement animés du principe propre à l’archive, de « commencement et commandement », rappelé par Derrida.
D’UNE PUISSANTE BANALITÉ PAR FLORENCE MEYSSONNIER
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remettant en œuvre une pratique que chacun entretient. Et la donnant en partage, il est surtout devenu métonymique du fait artistique en soit, anti-monumental, réfractaire à devenir un bien commun sanctuarisé, qu’Yves Chaudouët édifia en un absurde assemblage (bancs remontés à la surface de la table) comme pour dire l’impossible sculpture de ce qui ne prendrait finalement corps ni dans un concept, ni dans une forme mais bien plus dans sa performance : une puissance poétique.
Table d’Hôtes, ensemble des dépliants constituant la publication. © Table d’Hôtes
Pris à la fois dans un mouvement et un ordonnancement, ils s’éprouvent cependant davantage dans l’entropie, ou dans un renversement de trajectoire qui ne nous mènerait pas de l’inconnu au connu, mais qui ferait « du connu allusion à l’inconnu »4. C’est dans cette dimension fondamentalement déceptive et inaccomplie que se gagne ici l’autonomie de l’archive comme de l’œuvre, dans une certaine correspondance avec le réel, mais surtout, dans une libre disposition qui rend possible l’ouvrage. Yvan Salomone n’a ainsi de cesse de faire et défaire ses livres, combinant les différents documents et aquarelles qui dialoguent au sein de son œuvre, pendant qu’Ambroise Tièche continue de construire son encyclopédie.
qu’Olivier Nourisson et Constantin Alexandrakis performent comme Pierre Leguillon leurs réactivations à travers l’improvisation. Pour l’ultime rendez-vous, Table d’Hôtes rejoue une dernière fois l’indexation, la sienne, en nous adressant dans un classement chronologique, les traces de chaque invitation, soit dix-sept documents réalisés par Nicolas Romarie. Pensés comme des sortes de balises dans un jeu de pistes, ces petits A5 pliés en noir et blanc, donnent des indices (visuels et textuels) du travail accueilli, et une trace iconographique de celui qui l’a précédé. À nous d’activer ce « jeu d’archives », en débutant notre propre documentation à rassembler dans une pochette prévue à cet effet.
Indissociables d’une praxis, ces pratiques nous renvoient à une enfance de l’art. Elles sont autant de libres appropriations du monde comme d’un terrain de jeu, dont la jubilation palpable éveille notre rapide adhésion. Table d’Hôtes devient alors pour ses convives plus qu’un espace de consultation, mais un espace de construction, une table de montage. Ben Kinmont nous invite à imprimer nous-même nos documents, alors
Une ordinaire table et ses deux bancs ne sont pas plus anodins que l’expérience du document dès lors que l’on décide, tant soit peu, d’en faire les matrices d’un dispositif artistique. En investissant ce banal mobilier comme médiation publique, ces artistes désignent le processus même qui a produit les œuvres qu’il accueille. Le temps de cette succession d’invitations, ce dispositif s’est ainsi inscrit dans le travail des artistes qui l’ont impulsé, comme dans celui de leurs invités,
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EXPOSITION
Dans un atelier, un centre d’art, ou ailleurs, Table d’Hôtes a su rappeler que le propre de l’art contemporain est une transitivité qui ne l’inscrit dans aucun registre, tout en lui permettant d’en revendiquer une infinité. Tenant à la fois du fait social et artistique, cette proposition est un lieu de passage à la fois retiré et offert qui, des productions qu’il partage aux post-productions qu’il rend possible, effeuille les temporalités, multiplie les hors-champs, dans un réseau d’associations libres, complexes et instables, que génère son propre système à l’épreuve d’un dehors. Il semble que dans sa volonté discrète de nous attabler à l’œuvre comme au monde, cet objet d’une confondante banalité soit pourtant devenu une puissante architecture, trace de l’usage, entre l’intention et le possible. Et à travers ce présent écrit qui le prolonge, il semble également qu’il soit désormais devenu à son tour une archive
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1
Jac Fol, « Aimer être quelconque, transmettre l’impossible », Multitudes, Printemps 2007, p. 139.
2
Jacques Derrida, Mal d’archive, Galilée, 1995, p. 141.
3
Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, J. Chambon, 1992, p. 15.
D’UNE PUISSANTE BANALITÉ PAR FLORENCE MEYSSONNIER
4 Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 296. L’auteur soulève ce renversement à travers la question de l’écriture et de la métaphore chez Freud.
Cities on the Move par Nicolas Garait
Mauvais souvenir d’un été 2006 à Venise : il faisait trop chaud. Les expositions montées par Rosa Martinez et Maria de Corral, les commissaires de la biennale, avaient un côté très lourd : un lustre monumental en tampax de Joana Vasconcelos entouré des slogans des Guerilla Girls, les chansonnettes de Louise Bourgeois perdues dans une tourelle de l’Arsenal, un Mariko Mori en panne, un hippo potame d’Allora et Calzadilla, un crocodile de Sergio Vega… Et pour beaucoup, des artistes issus des années 90 mais dont l’héritage lié au développement de la mondialisation n’était qu’un prétexte à montrer des travaux certes séduisants mais dénués de toute ambition autre qu’esthétique. En bref, un amoncellement asphyxiant d’œuvres que les commissaires tentaient de faire rentrer à coup de burin dans leur dogme de départ. Et puis, au détour d’une salle de l’ancien chantier naval, un vrai moment – enfin. A Needle Woman de Kimsooja prend à la gorge. Dans la pénombre d’une immense salle aux murs de brique rouge, six écrans vidéo : Patan, la Havane, Rio de Janeiro, N’Djamena, Sana, Jérusalem. Habillée d’une robe sombre et austère, les cheveux tirés en arrière, l’artiste se tient à chaque fois au milieu de chaque écran, le dos tourné à la caméra. Dans chaque ville, l’histoire se répète : Kimsooja se perd dans la foule et reste immobile alors que les passants indifférents la contournent ou la bousculent. Monochrome quasi-hiératique, la figure de l’artiste se détache de la réalité dans laquelle elle est perdue, parfois avalée par le mouvement de la foule multicolore qui sillonne la ville. Juste là, debout, vidée d’elle-même, Kimsooja oblige doucement le monde à s’ouvrir et à devenir transparent. L’œuvre récemment acquise par le Musée d’art moderne de Saint-Étienne
Kimsooja, Cities on the move – 2727 km Bottari Truck (Bottari with artist), 1997/2001.
résume assez bien cette transparence du corps et de soi. Cities on the move – 2727 km Bottari Truck (Bottari with artist), 1997/2001, est un caisson lumineux dont la photographie représente l’artiste, évidemment de dos, assise sur des ballots de tissus précieux. Elle est le fruit d’une performance de quatorze jours réalisée en novembre 1997 au cours de laquelle Kimsooja traversa sa Corée natale du nord au sud et d’est en ouest, en passant toujours par des villes avec lesquelles elle avait une relation particulière. Les vidéos de cette performance montrent un petit camion cheminant lentement à travers villes et campagnes. À l’arrière du camion, une montagne de « bottari » (des ballots de tissus qui permettent de conserver des objets incassables tels que les vêtements, le linge de maison, les livres ou les ustensiles de cuisine) sur laquelle est juchée l’artiste. Comme dans un arrière-plan, sa silhouette se déplace à travers le paysage environnant. Alors oui : à propos de cette photographie, on pourrait gloser longtemps sur l’idée de frontière et d’errance, sur l’histoire des femmes coréennes dont
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beaucoup durent précipitamment emballer quelques objets avant de prendre la route – voire sur le titre même de l’œuvre de Kimsooja, emprunté avec l’accord de Hou Hanru et Hans Ulrich Obrist à leur exposition itinérante Cities on the Move (1997), consacrée, dans un contexte de profonds changements structurels en Asie, à la jeune scène artistique asiatique. Mais ce serait passer à côté de l’essentiel : une œuvre générique, qui définit aussi bien le travail tout entier de Kimsooja que les sensations proprement stupéfiantes que provoquent sa silhouette aux quatre coins du monde – cet état de flottement dans lequel plonge la rumeur urbaine qui baigne ses vidéos, cette capacité enfin de se détacher d’un contexte éminemment intime et personnel pour l’élargir à une histoire mondiale et finalement unique
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Cities on the Move Par Nicolas Garait
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8e art : comment faire advenir une demande d’art dans l’espace public ? par Emmanuel Hermange Sans titre, Boulevard des États-Unis, Lyon, Juin 2010. © Cyrille Weiner
Depuis le début des années 1990, sur le modèle de Strasbourg, les grandes villes françaises accompagnent souvent leurs projets d’aménagement urbain d’ambitieuses commandes publiques au gré desquelles les rapports entre art et espace urbain ont sensiblement évolué. Après Orléans, Nantes ou Paris, Lyon engage à son tour un vaste programme de commandes à l’occasion de deux chantiers importants, l’un sur les rives de Saône, l’autre dans le quartier des États-Unis, célèbre pour avoir accueilli dans les années 20 le premier ensemble français de logements sociaux conçu par Tony Garnier. Baptisé 8e art en référence à l’arrondissement de son implantation, le plus avancé des projets d’art public que lance la capitale
rhodanienne prévoie l’installation d’une dizaine d’œuvres de part et d’autre du boulevard des États-Unis 1 qui, au sud de la ville, relie le quartier de la Guillotière à Vénissieux. Quatre œuvres verront le jour d’ici 2012 puis cinq ou six autres au cours des deux années suivantes pour un coût global de 2,25 millions d’euros 2. Karina Bisch, Armando Andrade Tudela, Bojan Sarcevic et Simon Starling sont les artistes dont les projets ont été retenus pour la première phase. Nés entre 1967 et 1975, ils ont en commun, depuis des origines culturelles très différentes, d’avoir entrepris de revisiter certaines formes du modernisme face à l’essoufflement des discours de l’ère postmoderne qui a marqué leur formation. Dans un contexte où
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la complexité de la commande publique conduit souvent les villes françaises à solliciter les mêmes artistes devenus experts, il faut souligner l’audace du commanditaire qui choisit des artistes sans expérience dans ce domaine. Cette audace se manifeste également dans l’accompagnement du projet de Simon Starling (Rotary Cuttings) qui propose une œuvre dont le premier geste consiste à soustraire deux fragments d’un mur de pignon dans toute son épaisseur, avec le décor intérieur des locataires pour ensuite les interchanger. Initiée en 2007 par le bailleur public Grand Lyon Habitat, cette commande est l’une des rares sinon la seule de cette envergure à être implantée dans un quartier essentiellement marqué
8E ART PAR EMMANUEL HERMANGE
Les photographies qui accompagnent ce texte ont été réalisées par Cyrille Weiner dans le cadre de la mission que lui a confiée Grand Lyon Habitat pendant toute la durée de la commande 8e art. Elles ont été prises dans le quartier des États-Unis dans différents contextes : la première exposition du projet au musée Tony Garnier, un atelier de pratiques artistiques, une réunion du comité technique artistique et dans la rue, parfois à proximité des sites retenus pour l’installation des œuvres. Ni illustrations, ni documents, dans la distance qu’elles prennent avec la notion d’information, ces photographies m’ont semblé parfaitement traduire la manière diffuse et complexe selon laquelle une commande artistique publique advient sur un territoire. E. H.
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par l’histoire du logement social. L’une des ambitions annoncées est de reconsidérer les enjeux du modernisme et leurs relations aux aspects utopiques qui traversent le projet de la Cité industrielle de Tony Garnier 3. Toutefois l’implantation des œuvres va s’étendre bien au-delà de l’ensemble d’immeubles achevé en 1934 par l’architecte lyonnais qui n’occupe qu’une petite partie du quartier. Afin de revisiter le modernisme jusque dans les traductions fonctionnalistes les plus pauvres que l’architecture dite progressiste en a données depuis les années 50, les sites proposés aux artistes s’étendent sur les deux kilomètres du boulevard. Et si le réaménagement de l’artère occasionné par le tramway vient appuyer l’initiative de cette commande, l’enjeu n’est pas seulement de composer un nouveau paysage cinétique pour les passagers et les automobilistes. Quelques-unes des œuvres nécessiteront de s’écarter de l’artère principale et de frayer son chemin entre les barres d’immeubles tout en offrant l’expérience d’une immersion paysagère à qui voudra y pénétrer. Ce sera le cas du Patio de Tudela et de l’espace sculptural de Sarcevic intitulé Traversée d’un ailleurs. Souvent élaboré à partir d’un axe de circulation, ce nouveau type de commandes a pour ambition d’agir sur l’imaginaire du territoire tant du point de vue du paysage que des pratiques et des usages qu’en ont les habitants. Les œuvres ne sont plus seulement inscrites dans un dialogue avec leur environnement immédiat – comme les 1% le proposent souvent – mais, selon une dynamique de parcours, par leur concomitance même, permettent de tisser des liens entre elles à l’échelle de la ville ou d’un quartier. On pourrait parler d’une forme d’exposition collective déplacée à l’échelle de l’urbanisme. Ainsi envisagé, l’art public tente de superposer des modes de circulations abstraits ou mentaux à ceux que conçoivent les aménageurs à partir des règles de la fonctionnalité et des usages de la circulation urbaine. Une forme d’abstraction qui n’est pas sans rappeler celle que le pape Sixte Quint introduisit
à Rome au xvie siècle en s’inspirant des lois de la perspective avec l’installation d’obélisques aux points de croisement des principaux axes de la ville afin de simplifier la circulation des pèlerins. Seulement, trois siècles plus tard, l’enjeu n’est pas de rendre la circulation plus limpide, mais au contraire, d’ajouter des formes de perception et de représentation qui échappent à la lecture fonctionnelle d’un territoire. La préparation et la mise en œuvre de telles commandes relèvent d’un long processus et d’une méthodologie que le ministère de la Culture s’est employé à préciser au fil des expériences en préconisant la formation de plusieurs groupes de travail. Un comité de pilotage porte l’initiative au niveau politique et encadre son financement, un comité technique artistique définit les enjeux de la commande et orchestre toutes les étapes de sa réalisation sous la houlette d’un chef de projet, en l’occurrence le commissaire d’expositions et critique d’art Andrea Bellini, depuis peu co-directeur du musée d’art contemporain du Castello di Rivoli près de Turin, dont c’est, comme pour les artistes, la première expérience de ce type. Et enfin un comité technique de médiation culturelle dont la mission est d’assurer à cette commande les meilleures chances d’être reçue et perçue au niveau du tissu social et culturel sur le territoire. À en juger par le dossier de presse qui consacre autant de place à la présentation des artistes et des œuvres qu’au « dispositif de médiation », c’est là le point névralgique de l’affaire. « Parce que sans médiation, les œuvres sont incomplètes », affirme tout simplement Yvon Deschamps 4, président de Grand Lyon Habitat. Lorsque le débat public s’empare d’un projet architectural ou d’aménagement urbain, il discute sa forme, ses fonctions, son coût, etc., mais ne met jamais en cause, en tant que telle, la nécessité même de construire ou d’aménager la ville. Toute la difficulté d’une commande artistique dans l’espace public réside dans la fragilité de sa nécessité : alors que je l’interrogeais à propos de 8e art, la responsable
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du magasin Broadway chaussures devant lequel l’œuvre de Karina Bisch sera installée évoquait, d’après les dires d’un client, une « statue qui va coûter cher ». Quelle que soit leur qualité, de telles commandes présentent l’intérêt de réintroduire chaque fois au cœur de la cité la question première de la nécessité. D’où l’insistance des commanditaires sur la notion d’« appropriation » de la commande qu’ils traduisent parfois par le vœu de « rendre les gens acteurs du projet en y participant d’une manière ou d’une autre » (Yvon Deschamps). Outre les conventionnelles expositions de maquettes et de documentation sur les projets, 8e art comporte un grand nombre d’initiatives de médiation : création d’ateliers destinés à de jeunes artistes, sensibilisation à la création plastique contemporaine par des ateliers pratiques et des expositions dans un ancien magasin réaffecté à cet effet, un lieu d’exposition dans les locaux de Grand Lyon Habitat dédié aux amateurs, ou encore l’enregistrement photographique, le recueil de paroles ainsi que des actions postales confiées à l’artiste Cyrille Weiner durant toute la durée de la commande. Le plus souvent déclenchée par une personnalité éclairée et chargée de quelque pouvoir dans la cité, en l’occurrence Yvon Deschamps, la commande artistique publique doit accomplir un déplacement politique complexe : faire en sorte que les habitants d’un territoire partagent autant que possible une demande d’art qui n’émane pas d’eux. Le programme des Nouveaux commanditaires développé par François Hers au sein de la Fondation de France depuis le début des années 90 a reposé ce problème de manière intéressante. Ce sont des citoyens, le plus souvent constitués en groupes, qui formulent et adressent une demande à la Fondation de France qui missionne un médiateur dont le rôle est de préciser les contours de cette demande, de lui trouver la meilleure réponse possible par le choix d’un artiste et de fédérer les partenaires tant publics que privés autour de sa mise en œuvre. La médiation n’a dès lors plus le même
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Groupe d’experts, séance du 11 février 2010, Lyon. © Cyrille Weiner
sens ni la même place puisque ce sont des citoyens qui portent et tentent de partager cette demande d’art au sein de la sphère publique, construisant ainsi leur légitimité en tant que commanditaires au fur et à mesure que le contexte s’élabore. Certes la nature et la dimension des projets ne sont pas les mêmes : d’un côté, le commanditaire public tend à favoriser des programmes ambitieux d’œuvres pérennes dotées d’une certaine visibilité dans l’espace urbain, de l’autre, des citoyens peuvent trouver juste dans un contexte donné de produire une œuvre éphémère ou plus diffuse, sous la forme d’une publication par exemple. En ce sens, le musée urbain Tony Garnier créé en 1985 à l’initiative de plusieurs locataires avec l’appui de Grand Lyon Habitat aurait pu être une ressource pour penser la médiation autrement que comme le moyen de faire accepter une commande déjà engagée. Car si les porteurs du musée ont pris part aux travaux des comités mentionnés plus haut, ils ne sont pas porteurs de la commande comme ils l’avaient
été en engageant la réalisation d’un vaste ensemble de murs peints en 1988 5. Enfin la communication mise en place pour annoncer l’opération dans le quartier des États-Unis suscite une remarque qui touche à un problème sans doute corollaire : confiée à un artiste, comme l’utopie moderniste l’avait envisagée, le logo 8e art décliné en cinq couleurs et cinq typographies sur des calicots et sur certains tramways aurait pu échapper à une pauvreté déconcertante, loin des exigences formelles déployées par les artistes commandités. Ce sont là, semble-t-il, les limites du décloisonnement que l’on pourrait attendre des grands projets de notre époque
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Planifiée en 1917 par Édouard Herriot, cette artère a été nommée ainsi pour saluer l’entrée en guerre des États-Unis aux côtés des alliés. Desservie par une ligne de tramway dès sa création, elle incarne l’aspect pionnier
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du programme de développement industriel initié par Lyon au début du xxe siècle. 2
Les deux tiers de cette somme sont consacrés à la production des œuvres et aux honoraires des artistes.
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Pendant son séjour à la Villa Médicis (1899-1904), Tony Garnier a élaboré les plans d’une cité idéale qu’il appelle « Une Cité Industrielle ». Publiée en 1917 puis en 1932, elle a constitué une référence majeure dans l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme au xxe siècle en influençant notamment certains aspects de la Charte d’Athènes que publie Le Corbusier en 1943. Le quartier des États-Unis, que lui commande Édouard Herriot en le contraignant à modifier plusieurs aspects de ses plans, la hauteur des immeubles notamment, correspond à peu près au quartier de la gare que l’architecte a dessiné dans la Cité industrielle. En partie inspirée par les idées fouriéristes, cette Cité inaugure un principe de zonage déterminé par les grandes
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fonctions qui régissent la vie sociale : travail, habitat, santé, loisirs. 4 Ancien délégué aux affaires culturelles de la Région Rhône-Alpes et de Villeurbanne où il a déjà porté un projet d’art public. 8e art est un projet qu’il avait proposé dans le cadre de la candidature – non retenue – de Lyon à devenir capitale européenne de la culture en 2013. 5
Le musée se déploie notamment à ciel ouvert avec une vingtaine de murs peints inspirés de certaines planches de la Cité industrielle ou créé par des artistes, comme Matt Mullican ou Gregory Chestakov, sur le thème de la cité idéale.
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ÂGE D’OR par Fabrice Reymond
L’antiquité en a fait des tragédies, la modernité de la poésie, aujourd’hui tout concourt à faire du quotidien un concept. Skater l’art minimal, se fighter sur FaceBook, voter utile, manger équitable, mourir en martyr... <> En finir avec ce besoin de définitif – il ne s’agira en fin de compte que d’une vie parmi d’autres. Rien de fondamentalement nouveau, rien de radicalement différent. Ni le début, ni la fin de quelque chose, rien de plus qu’une courte durée d’espace semblable aux 100 milliards d’autres déjà vécues sur terre. Apparu il y a 200 mille ans, l’homme vit aujourd’hui à peu près 80 ans, sur une planète qui en a 5 milliards. Littéralement, nous sommes un grain de sable sur la plage de l’univers. Ci-gît la modernité. <> Capuche doublée en fourrure, pull rose et étoiles argentées, pantalon rentré dans les chaussettes et baskets pointues, il crache par terre et deale du shit. Ci-gît la Techtonik. <> Le carbone 14 date les périodes très anciennes, le top 50 les périodes très récentes. <> Ce n’est pas : « tout est dans tout c’est formidable », c’est seulement qu’il y a peu de choses à dire et que cela fait longtemps qu’on les dit. C’est comme pour un logiciel, à un moment donné, peu importe ce qu’on fait, ça finit toujours par ressembler à ce que ce logiciel peut faire. Pour l’homme, c’est pareil : à un certain niveau, il fait et dit toujours à peu près les mêmes choses. Comme il y a un style Photoshop, il y a un style Homo Faber. L’homme est un logiciel à mise à jour pluri-millénaire. <>
En nous chassant du paradis, Dieu nous a habillé de peaux de bêtes : il nous a donné, pour que nous puissions continuer notre route vers l’est, ce dont la mort ne voulait pas. Plus tard, pour que notre sauvegarde ne soit plus notre seule occupation, Dieu est mort et a ressuscité. Mais de cette victoire n’est pas venue la confiance et nous restons maladivement angoissés par notre survie. Nos vêtements sont aujourd’hui tissés, c’est-à-dire constitués d’une infinité de nœuds. Pour nous protéger de l’extérieur nous portons maintenant des nœuds. <> Les échanges monétaires sont à 98% dus à des spéculations virtuelles. 98% de l’activité économique de la planète est destinée à s’assurer contre les risques pris avec les 2% restant. Les assurances répondent à ce besoin primaire de l’homme, de se protéger de la nature, hostile et imprévisible, où il doit vivre. La Bourse est notre peau de bête, elle nous éloigne et nous rapproche des cavernes. <> Si l’homme était fait pour le paradis, Paris, Londres et Berlin seraient quelque part dans les îles du pacifique. La civilisation commence quand la nature n’est plus un problème, ni comme contrainte, ni comme facilité, ni comme danger, ni comme plaisir. Les villes sont à l’est de l’Eden, la vengeance des hommes, la preuve qu’ils n’en ont plus besoin. <>
L’indice de liberté est indexé sur notre capacité à ouvrir des brèches dans nos existences, à créer des non-lieux, des non temps, à créer des points de fuite dans les deux dimensions de nos vies – translation horizontale du travail à la maison et du repos au loisir. En général, on ne parvient qu’à faire quelques accrocs dans le maillage régulier de notre quotidien, qu’à donner quelques coups de cutter à la surface du temps. Ersatz de perspective, images d’ouverture. Aller au cinéma ou lire un roman, partir en WE, prendre un amant ou une maîtresse, faire un détour en allant au bureau… <> Chaque fois qu’une émotion passe les remparts de notre personnalité, chaque fois qu’une sensation traverse notre caractère, de l’âge d’or se crée. Pour que nos tempéraments ne changent pas tout le temps, nous avons inventé les identités. Mais nous souhaitons encore laisser le temps et l’espace, c’est-à-dire l’histoire, entrer dans nos vies. L’ouverture de chacun au présent est la matière première de l’âge d’or, cette gigantesque machine à combattre la terreur. <> C’est bien la politique qui nous permet d’éprouver des sentiments. En fait, il n’y a pas d’espace privé, la société nous traverse comme les seigneurs traversaient les champs de leurs paysans. Et ce n’est pas un problème, tant qu’on n’essaye pas de nous faire croire le contraire. <> L’enfer c’est le quotidien, la modernité a pensé pouvoir le changer, nous essayons de le consommer, l’antiquité savait que seul le goût du sang peut sauver le présent. <> Fabrice Reymond, AUTEUR D’“Anabase”, éditionS Mix, 2008.
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ÂGE D’OR PAR FABRICE REYMOND
Raphaël Zarka, Les Formes du Repos nº9, 2006. Courtesy de l’artiste.
AIR DU TEMPS
ÂGE D’OR PAR FABRICE REYMOND
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Henri Ughetto : à la mort, à la vie par Charles Leroux
Quelques jours avant sa mort, nous avions rendez-vous avec Henri Ughetto pour voir l’évolution de son œuvre au cours de ces dernières années, malgré l’âge et la maladie. Le matin même, l’artiste dut partir à l’hôpital, frappé de difficultés respiratoires. Son épouse Dominique souhaita cependant maintenir notre rencontre et nous passâmes l’après-midi à parler d’Henri Ughetto, d’art, de littérature, d’amitiés artistiques et d’histoire. Nous pûmes ainsi admirer le Dalì que Dominique avait acheté par hasard dans une brocante et qu’elle s’apprêtait à vendre au meilleur prix pour pouvoir offrir à Henri un nouvel atelier – l’ancienne loge de gardien au bas de leur immeuble, plus pratique pour lui que son atelier de la Croix-Rousse. Dominique nous montra surtout les dernières œuvres d’Henri Ughetto : des feuilles Canson de format A4 recouvertes de ses fameuses gouttes de sang (de 3000 à 5000 selon les feuilles) et de traces de peintures réalisées par le chat de la maison, Charlemagne, baptisé ainsi en hommage à Charlemagne Palestine. Le matou appréciant peu d’avoir les pattes trempées dans la peinture, Dominique nous raconta en riant comment l’entreprise devint vite familiale, entre Henri, le chat et elle, qui devait lui nettoyer les pattes au gré des couleurs. Plus nous tournions les feuilles, plus la prodigieuse énergie d’Ughetto se dévoilait – sa capacité à travailler âprement et sans discontinuer. Comptant incessamment chaque goutte de sang déposée sur les feuilles, il inscrivait à l’arrière pensées et aphorismes, et laissait souvent, d’une écriture fragile, son nom et parfois celui du chat Charlemagne.
Henri Ughetto était un mythe à lui tout seul. Son œuvre entière reste marquée par un traumatisme d’une rare violence : le 11 août 1963, il est déclaré mort quelques instants durant. Commence alors un travail de lutte pour l’éternité qui durera jusqu’au bout. Les œufs, les gouttes de sang, les poupées, les aliments en plastique : les matériaux qu’il utilise tout au long de sa carrière ont quelque chose d’immuable. De ces dizaines de millions de gouttes soigneusement comptées dont Ughetto recouvre sa vie durant les objets imputrescibles de la vie telle qu’elle est, surgissent ainsi les fulgurances avec lesquelles il organise ses installations fondées sur des têtes de mannequins. Des visages plastiques dont les yeux artificiels à la réalité dérangeante transpercent l’idée même de sculpture au profit d’un ensemble de données bien vivantes. Henri Ughetto détestait les lignes droites et les monochromes. Le foisonnement impressionnant de son œuvre, la dispersion spatiale des éléments qui la constituent et la majesté des gestes qui la créent font d’Ughetto l’un des derniers Baroques. En 1997, Henri Ughetto avait été invité par Harald Szeemann dans le cadre de la Biennale de Lyon. Intitulée « L’autre », l’exposition montrait des œuvres fortes, utopistes et poétiques. Entre Joseph Beuys et Katharina Fritsch, entre Paul McCarthy et Chris Burden, la Tête Funéraire d’Ughetto avait toute sa place, celle d’un artiste inclassable qui avait su très tôt synthétiser sa vie de manière plastique. D’une immense richesse visuelle, perturbante à plus d’un titre, l’œuvre toute entière d’Henri Ughetto est un véritable pied-de-nez à la mort. Un jeu à la fois ludique et grave qu’il aura mené avec sa chère ennemie plus de soixante-dix ans durant, laissant derrière lui un corpus phénoménal d’art et de souvenirs
Henri Ughetto, 1941-2011. © Marie Del Curto
Henri Ughetto, Mannequins Imputrescibles, « L’Autre », Biennale de Lyon 1997. © Blaise Adilon
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HENRI UGHETTO : à la mort, à la vie PAR Charles Leroux
COMPTES RENDUS expositions, lieux, lectures, film, web
eXPOSITIONS — 01 — Julia Cottin, “Forh-ist” du 3 oct. au 21 nov. 2010, Galeries Nomades 2010, Centre d’art contemporain de Lacoux, Hauteville-Lompnès.
Julia Cottin, Forêt de Juma, 2010, bois d’essences diverses. © Blaise Adilon
Entre les forêts de Mazières, de Brénaz et des Amortais, furent présentés temporairement le plafond de l’Hôtel de ville d’Arles et les piliers de la Juma Masjid de Khiva. À l’origine de cette rencontre, Julia Cottin, sculpteur qui, en son temps, exposait monuments aux morts et plates-formes pétrolières. Dans la première salle du centre d’art contemporain de Lacoux, la voûte conçue par Hardouin-Mansard gît au sol. La contourner ? La traverser ? Il est laissé à l’appréciation de chacun la liberté de fouler au pied cette reconstitution plane d’une construction d’un architecte de l’absolutisme. Au niveau inférieur, treize colonnes en bois, dont les modèles sont les piliers d’une mosquée ouzbèke, invitent à un cheminement aléatoire. Leurs chapiteaux, en contact avec le plafond de la salle, semblent prémunir de son effondrement. Quand le religieux soutient le laïc… À la renverse et la Forêt de Juma explicitent les rapports qu’entretient Julia Cottin avec l’architecture : pour l’artiste, les archétypes architecturaux sont des formes qui peuvent se déplacer, s’associer pour rejoindre le champ sculptural et développer une sémiotique… insensée. [Pascal Thevenet]
— 07 — YANNICK VEY, “SURVIVANCES” du 30 oct. au 5 déc. 2010, Galeries Nomades 2010, Chapelle Sainte Marie, Annonay. Exposer dans la Chapelle Sainte Marie, c’est d’abord se confronter à un environnement superbe. Désacralisé, ce vaste volume est flanqué en son fond d’un spectacu-
laire maître-autel auquel répond un plafond de caissons de bois, merveilleusement ouvragé. Yannick Vey pointe ce patrimoine par une installation qui guide d’emblée le regard. C’est là un mouvement ascendant, typiquement baroque, qu’impose son inquisitrice armée de lances « soclées » par quelques caillasses. Trois autres ensembles d’œuvres patientent calmement autour de ces tiges brandies, et complètent l’accrochage méticuleux. Le labeur d’exécution harmonise ces propositions, joliment agressives. Ciseler avec patience des armes de papier ou modeler les grimaces réalistes de victimes, consiste ici à canaliser ses efforts de résistance pour mieux formuler sa relative soumission aux choses, ou au contraire, son irrésistible désir de s’en faire le maître. [Joël Riff]
— 26 — Julien Prévieux, “Le dilemme du prisonnier” du 6 nov. 2010 au 2 janv. 2011, Château des Adhémar, Montélimar.
Julien Prévieux, La totalité des propositions vraies (avant), 2008-2009. Livres, matériaux divers. Propriété de l’artiste, Courtesy Galerie Jousse, Paris. © André Morin
Palais fortifié du xiie siècle, le château des Adhémar fut transformé en prison de 1791 à 1926. En invitant Julien Prévieux à investir les salles d’exposition et la chapelle, le centre d’art lui offre un contexte historique et architectural avec lequel son travail ne peut qu’entrer en résonance. En effet, l’artiste s’applique à démonter avec humour les
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mécanismes de communication et d’accès au pouvoir, de hiérarchisation des individus et des savoirs. On trouve ici une vaste bibliothèque réunissant des ouvrages rendus obsolètes par l’évolution des techniques et des pratiques ; une série de pulls tricotés par des professionnelles, représentant les modélisations informatiques de troubles collectifs violents ; ou encore une bande-son énumérant les risques de catastrophes répertoriés par des compagnies d’assurance. Par ces habiles courtscircuits entre anticipation et conservation, Julien Prévieux confirme bien qu’il est jubilatoire de voir de l’art contemporain dans un château médiéval. [Lélia Martin-Lirot] François DaillanT, “Signal sourd” du 6 nov. 2010 au 6 fév. 2011, Galeries Nomades 2010, Angle art contemporain, Saint-Paul-Trois-Châteaux.
François Daillant, Black Blocks, 2010. Vue de l’exposition Signal Sourd. © Blaise Adilon
Dans le cadre du dispositif Galeries Nomades, Angle accueille la première exposition personnelle de François Daillant, diplômé des Beaux-Arts de Valence en 2008. Représentations fantasmées d’architectures, les dessins sur papier Building bendings introduisent sa recherche sur l’altération de la matière sous l’action du son et du temps. Puis l’exposition se densifie, articulant dessins muraux et découpes de bois, pour finir par deux installations sonores ébranlant littéralement le corps du spectateur. Avec des matériaux industriels (contreplaqué, peinture, caoutchouc, huile de vidange, graisse marine) et des matières sonores (captations de champs électromagnétiques, infra basses), l’artiste compose des volumes à l’équilibre précaire et à l’esthétique puissante. Quelles que soient leurs origines (enregistrements d’actions, relevés photographiques de sites urbains ou croquis de paysages), les œuvres de François Daillant prennent subtilement possession de l’espace, d’apparitions fragiles en constructions monumentales. [Lélia Martin-Lirot]
— 38 — action urbaine Pied La Biche, “24h pour la France”, 10 juin 2010, Parc Mistral, Grenoble.
© Yann Damiani (Piedlabiche)
Grenoble, Parc Paul Mistral. Le 10 juin 2010, 20h45 : plusieurs personnes marchent en se suivant. En cercle ? 21h : ils doivent marcher en hexagone. Il y a des sacs remplis de barres de céréales et de bouteilles d’eau au centre. 21h30 : un orage éclate. Ils marchent toujours. 21h32 : ils se relaient pour mettre leur vêtement de pluie. Il reste toujours au moins une personne qui marche. 22h00 : il y a de la boue. 22h17 : je les rejoins. 22h19 : mes sandales n’adhèrent pas dans la boue 23h30 : j’ai la tête qui tourne, et l’impression de pencher d’un coté. Je me sens comme enivrée. 01h00 : je vais me coucher. 05h09 : la pluie s’est arrêtée. Ils sont deux. 07h33 : des passants empruntent le tracé de l’hexagone sans s’en rendre compte. 08h44 : un chien les suit. 09h10 : le soleil brille. L’herbe sèche, à certains endroits on observe que l’herbe a laissé place à la boue. 10h00 : l’hexagone est visible. 14h00 : deuxième passage des hommes de l’entretien du parc qui exigent que les marcheurs arrêtent d’abîmer la pelouse. 15h33 : ils ont eu raison de nos marcheurs, ils sont dans l’obligation de cesser leur action. 15h34 : la marche ne durera pas 24 heures, dommage ! [Pauline Scherrer] Clôde Coulpier, “Almost” du 18 sept. au 24 oct. 2010, OUI, Grenoble. Almost est une exposition monographique qui tend vers l’exhaustif mais qui ne l’atteindra heureusement jamais. Les tiroirs ont été ouverts : la série des Armures, où flottent sur des pages blanches de mystérieux vêtements féminins dépossédés de leurs corps est au complet. La série The Hole (des dessins de filets, bas résilles et autres tramages perforés)
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Clôde Coulpier, Almost #1 + Particules. © Clôde Coulpier
est donnée à voir là encore dans sa totalité. Et si la fête est finie (il y a dix minutes c’était encore la fête), si la salle principale est plus austère et minimale, si quelques pièces laissent davantage de marbre (Almost), l’ensemble est d’une incroyable générosité. Clôde Coulpier fait des pièces avec presque rien et provoque une sorte de blitz de l’esprit : un visage figé derrière de simples gouttes d’eau nous emmène loin, sur une route où les phares d’une voiture croisent le regard glacé d’un lapin, les gouttes de pluie se cristallisent et se déposent sur ses grands yeux comme un masque de pierres précieuses… C’est presque fini : dans la dernière salle, les Particules viennent clore la longue phrase qu’est l’exposition, et apparaissent comme une tape amicale dans le dos de Serge Comte, artiste auquel on ne peut s’empêcher de penser devant cette image pixelisée de Patafix. C’est étrange, il a beau faire très froid ici (l’artiste a volontairement laissé une large fenêtre ouverte), on a envie de rendre à Clôde Coulpier sa générosité en prenant le temps et rester là. [Élise Grognet]
bric-à-brac, jouant gentiment au vilain garçon. À l’entrée, sur un meuble de cuisine, entre les tasses en porcelaine et l’argenterie, trônent de petits objets en tout genre : une mappemonde transpercée par une flèche, un caillou rond, des insectes bombés à la peinture argentée reposant dans des étuis à bijoux, d’autres écrins contenant de belles et bien grasses crottes de nez, des capsules de bières, bouteilles en plastiques, couvercles de camemberts qui font office de cendriers, une bouteille de coca en verre qui contient un liquide gris-vert où macèrent quelques glaviots, etc. Une jolie petite dinette pas très ragoutante. Dans la seconde pièce, l’enfant chéri continue de sévir en déposant dans un coin un sac fourré d’armes factices. Au mur, rythmant la belle tapisserie, une frise de Post It recueille une collection de malabars mâchouillés. Bien que les armes fussent cachées et les cendriers enlevés suite à des plaintes tout cela reste bien gentil, comme si l’ambiance salon de thé cosy tranquillisait, tempérait l’absurdité et la causticité du travail de l’artiste. [Charlotte Poisson] Stephan Balkenhol du 30 oct. 2010 au 23 janv. 2011, Musée de Grenoble.
57 pingouins, 1991 (détail), MMK. Museum für Moderne Kunst, Francfort-sur-le-Maine.
Colette Tornier, propriétaire de plusieurs magasins de décoration dans les quartiers chics de Grenoble possède aussi un salon de thé showroom Le passage. Colette Tornier est aussi collectionneuse et c’est ainsi qu’elle invite de temps à autre un jeune artiste à exposer son travail entre les thés et gourmandises de son salon style grand siècle. Camille Laurelli fut le dernier invité et, à son habitude, il répandit son
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“Gig posters” ; “Woodstock 69 : The spirit of a Generation” ; “Live in Tokyo, dans l’atelier de Mitsuo Katsui” du 19 nov. 2010 au 30 janv. 2011, les Moulins de Villancourt, Échirolles.
Vue de l’exposition Gig Posters, Échirolles. © Sylvain Thill
Camille Laurelli, Salon de thé “Le passage” de oct. 2010 à janv. 2011, 4 rue Paul Bert à Grenoble.
Buffet Commode (installation), 2010. © Triin Tamm
genre de nain de jardin, à des miniatures des métiers d’aujourd’hui, à un bestiaire contemporain ? Singulière et complètement sérielle, l’œuvre étonne, par sa facture artisanale virtuose, le choix du figuratif, un changement d’échelle plaçant la sculpture sur un socle qui fait deux fois sa taille. Le traitement brut de la taille, la précision des postures, le décalage des proportions lui donnent pourtant une acuité inédite. Au fil de l’exposition, on assiste à un enchantement du monde où l’homme comme l’animal ne cessent de nous éblouir par leur étrangeté. Cette rencontre brutale avec une vision du vivant, physique et presque sauvage nous replace au sein de l’univers. On en sort ému, avec une autre perception de la dimension humaine et des figures frappantes comme celle de l’homme aux trois lions lové dans les bras d’une lionne. [Carine Bel]
Réenchantement du monde Regard inattendu sur le monde, le musée de Grenoble révèle l’œuvre récente de Stephan Balkenhol, artiste majeur de la scène allemande, quasi inconnue en France. 57 pingouins, Infirmières, Bleus de travail ou Tenues de camouflage sont autant de statuettes montées sur des colonnes les hissant à hauteur d’homme. Certaines sont apposées devant une peinture tel un personnage intégré au paysage. De la statuaire à l’anamorphose, des tableaux décors disposés comme des paravents aux bas-reliefs, l’artiste travaille le bois dans une tradition proche du moyen âge. A-t-on à faire à un nouveau
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Pour la 20e édition du Mois du Graphisme d’Échirolles, le rez-de-chaussée de cet étrange bâtiment – ancien moulin des biscuits Brun devenu école de musique, lieu socio-culturel, bureaux – accueille trois expositions. Gig posters, d’abord, présente une pléiade d’affiches de concerts. Les graphistes sont américains, les groupes aussi pour la plupart. On explore deux scènes underground entremêlées, leur esthétique et leur questionnement de la temporalité. Ces sérigraphies artisanales semblent déconnectées des modes et techniques actuelles, pourtant elles datent de la fin des années 2000. Woodstock 69 propose ensuite une sélection de photographies d’Elliott Landy, témoignage de la contre-culture américaine en 1969. Si la thématique américaine, introduite par Gig posters, se retrouve ici, tel n’est malheureusement pas le cas de celle du graphisme ; malgré l’intérêt, cette deuxième exposition apparaît hors sujet. Pour finir la visite, Live in Tokyo,
exposition du « Maître en couleurs émérite » Mitsuo Katsui, montre un travail graphique et colorimétrique personnel, dont la redondance est parfaitement assumée. Au final, la diversité culturelle et formelle est convaincante. [Pascale Riou] “Exposition de Noël du Magasin” du 5 déc. 2010 au 2 janv. 2011, ancien musée de peinture, Grenoble.
Ludovic Lacreuse, Rectificatifs et Précisions, Le Monde, 2009 (détail). © Carine Bel
Mensonges, précisions et similitudes Trente artistes ayant un lien avec Rhône-Alpes exposent dans l’ancien musée de peinture de Grenoble. On s’y balade comme dans la rue jusqu’à ce qu’une œuvre percute. Au mur, des bulletins nuls défilent sur écran. Au sol, des journaux sont empilés : Les rectificatifs et précisions, Le Monde 2009. Pas de mise en œuvre mais des informations archivées à lire sur papier ou support numérique : l’œuvre de Ludovic Lacreuse interroge l’espace public, sans commentaire ni diversion. Que lit-on dans Le Monde ? Les rectificatifs et précisions du quotidien en 2009 recensent 198 démentis ou corrections qui vont de la faute d’orthographe à une erreur de chiffre, d’un positionnement géographique erroné à un politologue n’ayant, tout compte fait, jamais décidé de rejoindre le parti de gauche. Radioscopie des votes non conformes, les photos de petites enveloppes contenant une feuille de papier affichent la diversité des bulletins nuls. L’artiste dépose des contenus bruts qui traquent le sens de l’information. Ce travail a remporté le prix de la Ville de Grenoble. Autre approche de l’illusion du réel, lauréat du Prix Édouard, le travail de Marianne Muller ricoche sur les similitudes de forme, connectant un couple allongé sur la plage devant un ballon et un morse sur la banquise, un visage de femme et une cheminée d’usine. La collision entre absurde et loufoque fait frissonner de rire et d’effroi. À suivre aussi Patrice Jamet et son trou noir. Tromperie ou portrait intimiste ? L’artiste pratique un glissement entre réel et fiction qui nous place devant des êtres atypiques. [Carine Bel]
Mathilde Monfreux et Elisabeth Saint-Jalmes, “Traces en mouvements” du 11 déc. 2010 au 2 janv. 2011, Centre d’Art Bastille, Grenoble.
K-LI-P, Ursprung \ Origine \ Do you love my coloured field #2. © Laurence Fragnol
« Très chère, c’est une histoire de chaire que je vous propose. Nos corps dans leur plus simple appareil, presque sanguinolents, se mouvant, rampant, se bouffant comme des porcs. C’est une partie de sexe à plusieurs, une partie de pattes en l’air avec les boyaux qui sortent. Des langues qui s’entremêlent, de la bave qui dégouline et des abats qui se mélangent. Il faut que ça crie, que ça grouine à ne plus s’entendre, que se soit beau, que ça s’emboîte pour atteindre l’orgasme. De la baise sans sagesse, sans complexe, sans limite, sans tabou, gore, brutale, bestiale, animale, sale jusqu’au bout. » C’est l’état d’esprit dans lequel je me trouve en regardant la vidéo de la performance de Mathilde Monfreux et de Élisabeth Saint-Jalmes, de l’exposition « Traces en mouvements ». Un esprit pervers ? Certainement, j’assume ! Mais vous imaginez bien que je suis déçue par le petit écran, et le manque d’inventivité dont fait preuve la mise en scène des traces de la performance. Alors qu’il est question du dépassement des limites du corps, de la remise en cause de son état de nature et de son état social, tout cela apparaît bien sage, organisé et limité. [Pauline Scherrer] Folly Afahounko du 13 janv. au 19 fév. 2011, VOG, Fontaine.
Folly Afahounko, Eat the Mic, impression jet d’encre sur papier photo Premium Luster.
Dans le catalogue de l’exposition de Folly Afahounko, François Cheval cite Frantz Fanon : « La fin du racisme commence avec une soudaine incom-
préhension ». Me voilà rassurée sur mon intégrité morale : je n’ai pas compris le travail de ce photographe togolais. Dans la première salle, deux séries et un grand format : l’artiste se met en scène, dévoilant un costume de superman ou mangeant une glace. Rencontre d’une culture occidentale et d’un noir africain ? Dans la deuxième salle une série : des modèles, blancs de peau, ont été enduits de chocolat noir et sourient. Renversement des rôles ou second degré ? Dans la dernière salle, des portraits de l’artiste : en femme habillée d’un boubou, en illustration de la marque Banania, sur fond bleu et rouge avec un steak tartare devant lui ou encore emmitouflé dans une doudoune sous quelques flocons de neige artificielle. Encore un jeu sur les stéréotypes et la confrontation Europe-Afrique ? Si la réponse est oui, la vacuité du propos est assez affligeante. Les artistes africains en France ne doivent-ils parler que de clichés et préjugés ? Certains (Barthélémy Toguo par exemple) l’ont fait avec plus d’engagement et de subtilité qu’ici. [Pascale Riou]
on aura plaisir à retrouver les maquettes de villes utopiques de Kingelez, les superbes photos du Studio 3Z ou les géniaux assemblages de Nimi. Les espaces baroques de l’exposition conçus par Carsten Höller et dont l’envers est rendu visible, sont parfaitement maîtrisés et valent tout autant le détour. [Paul Bernard]
JAPANCONGO, “Double regard de Carsten Höller sur la collection de Jean Pigozzi” du 6 fév. au 24 avril 2011, Le Magasin, Grenoble.
En provenance du jardin a réuni huit artistes et designers que l’association Greenhouse « affectionne » pour partager « une idée du jardin ». L’exposition nous convie à des morceaux prélevés d’expériences. Le jardin se révèle en monde hétérogène où des phénomènes, des actions et des réactions sont en remodelage perpétuel. Un billot de peuplier section carrée sur pieds métalliques est un banc d’Emmanuel Louisgrand. Il l’accompagne d’une grille métallique recouverte de kakis, figure d’un territoire composé. Les dessins de Gilles Belley témoignent d’une sensibilité atmosphérique aux faits de nature. La construction en tasseaux de bois de Tejo Remy et René Veehuisen renouvelle le genre des folies romantiques. Des sacs en géotextile perméable (Bacsac) offrent une solution alternative à l’aménagement de toits-terrasses, tandis que l’Atelier BL119 cherche la simplicité pour la fabrication industrielle d’un arrosoir domestique ou de tuteurs pour plante grimpante. Un tronc est débité pour faire un plateau brut à poser sur les tréteaux de la collection Tolix de Normal Studio. Tels des rochers d’où surgiraient des plantes sauvages (ici des plantes vertes d’intérieur), le fauteuil en polyuréthane expansé de Piero Gilardi fait de l’artificiel une histoire naturelle, celle que réactive sans cesse Michel Blazy dans des tableaux qui font de la mécanique du vivant la figure de l’œuvre en perpétuelle élaboration. [Jeanne Quéheillard]
JAPANCONGO, Double regard de Carsten Höller sur la collection de Jean Pigozzi, Magasin de Grenoble. © Blaise Adilon
Sur ma gauche en entrant, un mur courbe sur lequel sont disposées les peintures d’une quinzaine d’artistes congolais. Sur ma droite, un mur droit sur lequel se déploient les tableaux et photographies d’une cinquantaine de très jeunes artistes japonais. De fait, à mesure de mon parcours, les pièces en vis à vis se rapprochent où s’éloignent. Mon regard, dans ce couloir chargé, se fait tour à tour myope ou hypermétrope. D’une œuvre à l’autre, les contaminations finissent par être inévitables, révélant des rapprochements insoupçonnés. La fameuse école picturale de Kinshasa issue de la peinture publicitaire (Samba, Moké, Chérin…) trouve ainsi de sérieux points d’accroche avec la jeune peinture japonaise marquée par les mangas et imprégnée de tradition. Dans quelques salles attenantes à ce couloir biscornu,
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Emmanuel Holterbach, “Aura, Cellule d’Écoute Électromagnétique” du 20 nov. au 5 déc. 2010, Galerie Roger Tator, Biennale Internationale Design Saint-Étienne.
— 42 — “En provenance du jardin” du 20 au 28 nov. 2010, association Greenhouse, off de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne.
Piero Gilardi, Fauteuil Green, mousse polyuréthane ; Michel Blazy, Mur de double concentré de tomate. © Association Greenhouse
Emmanuel Holterbach, Aura, Cellule d’Écoute Électromagnétique, 2010. © Galerie Roger Tator
Cinq containers maritimes sont rassemblés pour créer l’espace de l’installation. Presque vide et assez sombre elle contient du son, des chaises et la projection d’un dessin sur un mur. Le bourdonnement sonore, continu est le produit de plusieurs sources sonores : émanations électromagnétiques d’enseignes clignotantes, son d’un transfo EDF ou captations faites dans le train. La pénétration de l’espace est inconfortable au premier abord, mais la possibilité de s’asseoir est pourtant là ; dès lors, l’attention peut se porter sur ces phénomènes simples que sont « écouter un bruit continu » ou « percevoir la beauté d’une note de musique ». L’expérience peut devenir esthétique. Entre les bruits et la musique, les frontières sont ténues ; pour Emmanuel Holterbach ceci est clair depuis Russolot et Cage, mais il donne à cette rupture historique un corps poétique. Le livre sonore 23 panoramas de fréquences rassemble ainsi ses dérives entre Lyon et SaintÉtienne, guidées par la recherche de sons furtifs tels que celui du vent dans les tuyaux, du bruits d’animaux captés par hasard ou d’écoliers jouant au loin. Les photos des lieux de récoltes ainsi que de petits récits formulés en termes simples et évocateurs sont rassemblés dans le livre. Son feuilletage en même temps que l’écoute du CD font naître des paysages d’une richesse surprenante qui permettent de dire avec La Monte Young qu’en allant vers l’étrangeté du monde sonore qui nous entoure, il est encore possible d’apprendre quelque chose de nouveau. [Fabien Pinaroli] Hermann Nitsch, “Dessin comme architecture de l’Orgien Mysterien Theater” du 18 sept. 2010 au 5 déc. 2010, Musée d’art moderne de Saint-Étienne. Dessin architectural : body-building Trois expositions du musée d’art moderne de Saint-Étienne ont montré des œuvres sur papier
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Hermann Nitsch, Mappe Archivio F. Conz, 2007. © D.R.
d’artistes de l’avant-garde autrichienne : Günter Brus en 2007, Arnulf Rainer en 2009 et Hermann Nitsch en 2010. Ils ont marqué l’histoire de l’art dans les années 1960 pour avoir violemment malmené les codes d’une société muette vis-à-vis de son implication dans l’holocauste. Il est permis de voir dans ces expositions une mise en lumière de leurs évolutions respectives car dans l’œuvre graphique, l’immédiateté du geste montre particulièrement l’adéquation entre le projet, l’état psychique et l’énergie créatrice. En la matière, Nitsch affiche une solide cohérence, motivé par son irréductible projet d’art total. La série des dessins d’architecture est ancrée dans le désir d’un réseau d’espaces souterrains pour son Théâtre des Orgies et des Mystères. Idéalement ces salles seraient implantées dans les soubassements du château de Prinzendorf dans lequel il vit, travaille et organise ses performances. L’intériorité s’impose, l’enveloppe charnelle et architecturale, les entrailles de la terre et celles du corps humain entrent en collusion avec les symboles chrétiens. La maîtrise plastique qui s’en dégage contribue à en faire un hymne sensuel à la vie végétative dans laquelle les forces de vie et de mort interagissent inlassablement. C’est d’ailleurs l’un des paradigmes qui sous-tend la pratique d’Hermann Nitsch depuis quarante ans et cette exposition le rappelle avec force. [Fabien Pinaroli]
— 69 — “Lyon Septembre de la Photographie”, 6E édition du 9 sept. au 4 nov. 2010, Lyon.
© Bernard Plossu, Phœnix, Arizona, 1983. Courtesy Galerie Le Réverbère, Lyon.
La sixième édition de Lyon Septembre de la photographie prend cette fois les États-Unis pour cible. Plus qu’une
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visée indiscrète sur une contrée qui fascine toujours autant qu’elle répugne, cette thématique invite l’Amérique comme objet et sujet, photographiée et photographe. Et si les jeux de mots étaient une pratique respectable, la polysémie du terme cliché pourrait guider une grande partie de ce paragraphe. Sans préméditation, calendrier et foulées me feront préférer les commissariats invités à ceux de la direction artistique de 9PH. Ainsi, Peter Downsbrough à La BF15 expose des photographies assez inédites, affirmant toujours une puissante orthogonalité. On retrouve aussi ses lignes horizontales et verticales sous la forme d’une installation manifeste. C’est sur la mezzanine de sa galerie lyonnaise, Le Réverbère, qu’il faut rencontrer les images les plus surprenantes de Bernard Plossu. De l’autre côté de la rue, à La Salle de Bains, un corpus de documents sans signatures témoigne de véridiques environnements factices servant de zones d’exercice où le pire est simulé. Tout est faux. Tout est vrai. Au Bleu du Ciel, les épreuves panoramiques d’Andrew Bush immortalisent des automobilistes dans leur véhicule. Ce format est très séduisant. Et Duane Michals, à la galerie Vrais Rêves, nous achève avec sa délicatesse, foudroyante. [Joël Riff] Rencontre Le Corbusier / Vera Molnar, Stéphane Couturier, Ian Tyson du 17 sept. au 1er nov. 2010, Couvent de la Tourette, l’Arbresle.
Vera Molnar, Rectangles – Si, 1988-2010, acrylique sur toile. © François Diot
Trois artistes réunis autour de l’architecture du lieu dont on retiendra tout particulièrement les œuvres de Vera Molnar : une série de peintures réalisée pour l’occasion (Émergence d’une croix verte, 1970-2009) ainsi que des collages découverts dans la collection personnelle de l’artiste par le Frère-curateur. Verticale (1985) et Gothique (1988) sont réalisés avec des bandes adhésives disposées verticalement. Leur composition est proche de celle des dessins conçus avec un programme informatique. Avec leurs rythmes verticaux, les dessins font écho à l’architecture et résonnent précisément avec l’agencement des pans de verre ondulatoires de Xenakis. Malgré leur discrétion, ils tiennent la confronta-
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tion avec l’édifice et ses codes couleurs imposants. Le commentaire du Frère qui fait la visite insiste sur la place du vide apparaissant entre les bandes de scotch, un vide contemplatif. Et c’est peut-être à cela que l’on reconnaît une grande artiste, dans la capacité de son œuvre à se dépasser vers d’autres régions, plus méditatives parfois. [Éléonore Pano-Zavaroni] Simon Feydieu et Daniel Firman, “Cadeau d’anniversaire n°2” (pour les 10 ans de Néon) du 9 au 23 oct. 2010, Néon, Lyon.
Simon Feydieu, Bossanoïa, 2010, carreaux de plâtre, raisins, figues et citrons verts ; Daniel Firman, Up Down, 2007, lustre. © Jean-Alain Corre / Néon, 2010
De la cohérence du manipulateur Un mur doit tenir debout. Pour mériter le nom de mur, un assemblage de briques tenues par du mortier doit être cohérent. C’est ce qui le différencie des matières premières ou de la ruine. Le mur construit par Simon Feydieu en travers de la galerie Néon, et qui réduit l’espace d’exposition à un triangle rectangle, est bien constitué de briques, mais ce sont des fruits écrasés qui font office de ciment (du raisin et des figues). Le choix du cocktail de fruits pour remplacer le mortier peut paraître exotique, mais c’est pourtant bien ce mélange et ses caractéristiques (glissant, puis collant) qui tiennent le mur, qui font sa cohérence. À la logique de construction issue du bâtiment se substitue une logique de manipulation des matériaux, dans les deux sens du terme. Car en associant la maçonnerie improbable de son ouvrage au lustre démantibulé de Daniel Firman, Simon Feydieu fait aussi cohabiter ironiquement la figure de l’artiste ouvrier avec celle de l’artiste mondain. [Hugo Pernet] Matt Coco, “*suggestion de présentation” du 15 oct. au 18 déc. 2010, Espace arts plastiques, Vénissieux. À l’Espace arts plastiques de Vénissieux, Matt Coco réalise l’exposition *suggestion de présentation, dont le titre assume d’emblée la nature instable. Si l’on découvre ici le travail de l’artiste, on peut
Matt Coco, vue de l’exposition *suggestion de présentation, Espace arts plastiques de Vénissieux, 2010. © Yves Ricard
être surpris par cet enchevêtrement d’objets à la plasticité certaine mais au statut d’œuvre difficilement saisissable. Dans un mouvement de balancier entre plan et volume, les formes et leurs supports mutent, se multiplient, construisant un environnement global. Les maquettes changent d’échelle comme de contenu, les sculptures se font socles et les étagères décors. C’est bien ce mouvement formel perpétuel qui caractérise la démarche de Matt Coco. En toute logique, l’exposition à Vénissieux prend donc l’allure d’un chantier en cours. À l’instar de la vidéo Ce n’est pas une bonne nuit pour une personne comme vous, dont le montage est renouvelé à chaque présentation, les installations composites de Matt Coco semblent fixer temporairement la notion de processus. [Lélia Martin-Lirot] ”Brion Gysin : Dream Machine” du 16 oct. au 28 nov. 2010, Institut d’art contemporain, Villeubanne.
Brion Gysin, Dreamachine, 1961/1979, vue de l’exposition Brion Gysin : Dream Machine, IAC. © Blaise Adilon
Hom-mage Gysin Dans le cadre du Laboratoire Espace Cerveau de l’IAC lancé en 2009, l’exposition Brion Gysin : Dream Machine a de quoi satisfaire et surprendre. Elle satisfait le projet du Laboratoire dans la mesure où l’œuvre s’engage sur la voie des expérimentations et des hasards. La Dreamachine est à ce titre l’évocation la plus claire. Conçue comme un flicker domestique, elle prolonge le « systématique dérèglement des sens » causé par les sensations poétiques de la couleur des voyelles de Rimbaud, en sensations visuelles. Tout l’enjeu du Laboratoire est d’interroger la perception : Gysin y excelle entre désir d’extase en Saint Sébastien et jeu de transfiguration afin de voir ce que le monde ne nous
montre pas. Enfin elle surprend le spectateur car le vertige de la Dreamachine conduit à découvrir le jeu illimité des formes par permutation. À la fois expérimentale et poétique, l’œuvre de Brion Gysin se donne comme une folle machine à fabriquer de nouvelles dimensions d’écriture par démontage du langage et remontage de l’art en visions. Cerveau à mille idées, le plus marginal des artistes rouvrait cette nouvelle session du Laboratoire sur des voies déjà arpentées par le poète Henri Michaux dont le leitmotiv n’a jamais failli : apprendre à se déconditionner. [Corinne Rondeau] Frédéric Rouarch, “Sculpture” du 13 nov. au 19 déc. 2010, La Spirale, espace d’exposition du Toboggan, Décines.
Frédéric Rouarch, 3 poutres, Le Toboggan, Décines, Novembre 2010. © Erick Saillet
La région lyonnaise a son Guggenheim – ou du moins sa Spirale, du nom de l’espace d’expo du Toboggan à Décines dont la forme circulaire rappelle de loin son ancêtre newyorkais. Comme dans l’architecture de Frank Lloyd Wright, le spectateur doit monter des escaliers pour contempler, dans un vaste mouvement centrifuge et sans recul possible, des œuvres accrochées à des murs courbes. Si les artistes qui y exposent parviennent généralement à se jouer de cet espace particulier, il faut admettre qu’une fois encore, Frédéric Rouarch a su faire de sa pratique in situ un exposé brillant de révélation de l’architecture et de ses contraintes. Deux barres rectangulaires, de couleur orange vif, traversent la Spirale et permettent au regard de se concentrer sur l’espace central biffé de ces deux traits violents et démesurés. Parfaitement réalisée, l’œuvre sobrement intitulée Sculpture n’est ni greffée ni posée là mais semble faire partie intégrante du bâtiment et parvient à le soumettre à sa force plastique, dans une lutte à la fois évidente et intelligente qui laisse un sentiment de vertige assez sensationnel. [Nicolas Garait] Allan McCollum, “Each and Every one of you” du 22 nov. 2010 au 22 janv. 2011, la Salle de Bains, Lyon.
Allan McCollum, Each and Every one of you, la Salle de Bains, Lyon, 2010. © Aurélie Leplâtre
Pour cette exposition, Allan McCollum couvre l’espace de la Salle de Bains de cadres identiques qui contiennent tous un prénom écrit en blanc sur noir. Installés les uns à coté des autres sur les murs et des tables, ils composent un environnement dense, saturé d’une multitude homogénéisée. Ces prénoms sont les plus communs des États-Unis. Ils sont classés dans l’ordre qu’en donne un recensement réalisé par le U.S. Census Bureau et exposé du plus au moins utilisé. Cette installation s’appuie sur des données statistiques pour l’intérêt que porte l’artiste à une forme particulière de production de masse. En effet, nombre d’autres de ses réalisations se basent sur des principes lui permettant de réaliser des grandes séries dans lesquelles chaque élément est unique. En se penchant sur la façon dont les êtres humains se nomment, il nous entraîne vers une réflexion sur la façon dont notre identité est produite et singularisée. Ainsi présentés, ces noms apparaissent comme des produits plus ou moins utilisés, vidés de leurs caractères personnels produisant une paradoxale sensation de foule anonyme. [François Aubart] Pierre Buraglio, “Imprimez” du 6 déc. 2010 au 5 fév. 2011, galerie José Martinez, Lyon.
Pierre Buraglio, Juin poignardé variation 2/10 ; Juin poignardé variation 7/10, 2010, sérigraphies sur stratifié et peinture ; plomb.
Souvenirs recomposés On sait que l’art de Pierre Buraglio repose – au moins en partie – sur ce principe : peindre, c’est glaner. C’est recueillir des fenêtres, des rubans de masquage, qui deviennent tableaux ou fournissent aux tableaux leur matière colorée. C’est prélever des formes issues de l’histoire de l’art, de la ligne indéfinie et sans âge de la peinture, pour les réinterpréter. Pour son exposition à la galerie José Martinez, Buraglio s’est attaché à une
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entreprise nouvelle : la recollection de ses souvenirs. La mémoire première de Buraglio, né en 1939, est celle de la Seconde Guerre Mondiale, comme en témoigne la petite armée de soldats qui apparaît dans une série intitulée Juin poignardé (d’après un vers du poème d’Aragon, Les lilas et les roses). On y voit toujours le même troufion sans tête, reproduit sur des supports divers : tôle de zinc, planche de faux bois nervuré, etc. Derrière ces variations qui attirent l’œil, l’absence de toute psychologie rend le motif glaçant. Cette ambivalence est récurrente dans l’exposition, où l’on s’arrête parfois sur des blocs mystérieux de formes et de sens, comme cet étrange ours en peluche, surmonté d’une étoile de David et accompagné de ces propos de Saint Augustin : « J’ai souvenance de l’oubli tel quel, où sombre ce dont nous avons souvenance ». [Pierre Tillet] Stéphane Durand, “Hors Série” du 11 déc. 2010 au 30 janv. 2011, ModernArtGalerie, Lyon.
© Stéphane Durand, Faire, 2010.
Stéphane Durand est un copiste espiègle, ses travaux sont souvent des témoignages qu’il tronque légèrement. Dans la série des Mag Paintings (2006-8), il brosse le portrait d’une manière rapide et sensuelle de couvertures de journaux, fictifs ou réels, spécialisés dans l’art contemporain. Par le geste pictural, il requalifie ces images et y injecte de l’unicité, faisant un pied de nez à la reproductibilité technique. Ces peintures d’images se teintent également de questionnements sur les stratégies des artistes pour acquérir de la visibilité. Dans la dernière série Faire exposée à la ModernArtGalerie, Stéphane Durand entrevoit une façon de générer des peintures en observant le martèlement d’images qui sévit sur internet. Il utilise celles qui lui semblent formellement et symboliquement intéressantes, les projette sur la toile vierge et en frappe les zones sombres d’un tampon qui imprime l’expression Faire La réduction de l’acte de peindre à ce geste abrutissant fait écho au système de production obsessionnelle dans lequel nous vivons et travaillons, ainsi qu’au martèlement des images médiatiques. La vulgarité de leur origine et les formes immédiatement
reconnaissables permettent à la vibration optique du tampon de s’affirmer et aux images ainsi générées de flotter dans une nimbe, entre réel et irréel. Il y a longtemps que les peintures n’ont plus la primeur en termes d’interprétation du monde. Stéphane Durand en a pris la mesure et a troqué l’impact des images contre celui de nouvelles procédures de production en peinture. [Fabien Pinaroli] Jessica Warboys, “TE MOTUTAPU A TAIKEHU” du 21 janv. au 19 mars 2011, La BF15, Lyon.
Jessica Warboys, Sea Paintings, Dunwich, Sea Garden 1 & 2, 2011, toile, pigments. © Pierre Michelet
Les œuvres présentées par la jeune artiste britannique dans l’espace lyonnais pourraient tenir toutes ensemble dans un grand sac. Toutes se plient à une économie du transport et de la réactivation sur place. Voilà peut-être un premier indice pour aborder cette œuvre poétique, habitée par de multiples fantômes (fragments de récits, images, cosmogonies…) que l’artiste convoque par des gestes simples et mécaniques. Les Sea Paintings qui recouvrent la totalité d’un mur donnent à voir les traces de froissements antérieurs. Les petits châssis de Clan pourraient se replier l’un sur l’autre, tandis que dans une autre salle, un poème de l’artiste, lu par Richard Foreman, évoque un monde mythique à l’intérieur d’une poche de veste (Inner Suit Jacket Pocket). Un certain goût pour les matériaux précieux et fragiles (toile de lin, film 16 mm) accentue la touche romantique d’une exposition qui se fait lieu d’un dépli, d’une éclosion temporaire de l’œuvre et des secrets qu’elle recèle. [Paul Bernard] Pascal Broccolichi, “pb 207,2 82 ‘autoportrait’” du 28 janv. au 26 mars 2011, Centre d’Arts Plastiques, Saint-Fons. Le CAP Saint-Fons surplombe désormais la Vallée de la Chimie, vaste zone d’activités consacrée à l’industrie chimique. Les richesses historiques, architecturales et esthétiques de cet environnement n’ont pas échappé à l’artiste Pascal Broccolichi, qui s’est rendu sur
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Pascal Broccolichi, Micropure, 2008, extrait d’une série de 65 impressions offset en 4 couleurs. Courtesy Gal. Catherine Issert, coll. Artothèque Saint-Fons.
les sites de Bluestar Silicones, Arkema et BASF afin d’y prélever de la matière sonore. Si le développement d’un tel partenariat suscite la curiosité, l’intérêt du projet ne réside pas seulement dans son processus. Plongé dans la pénombre et empli par une composition sonore multi-diffusée, l’espace d’exposition s’offre à la fois comme écho à la vallée industrielle et comme environnement autonome. Deux séries de dessins jalonnent le parcours, l’une reproduisant des fantômes d’images résiduelles capturés sur écrans et l’autre modélisant des architectures sonores fictives. Qu’elles résultent d’un long procédé manuel ou du maniement de logiciels 3D, les images de Pascal Broccolichi évoquent autant la fulgurance de l’expérience perceptive que son épaisseur matérielle, philosophique et temporelle. [Lélia Martin-Lirot]
dimensions plus une quatrième, celle de la lumière. Les reflets irréguliers des tubes fluos sur la résine au sol créent en effet une ambiance singulièrement différente de celle, répétitive et monotone qu’on trouve sur les autres parcs LPA. L’artiste a traité ainsi, par de multiples et subtiles variations, les six niveaux du parc Morand. Cette stratégie est risquée car elle procède de la dissémination. L’artiste a même poussé l’affront jusqu’à ne pas s’occuper du parcours piéton considéré habituellement comme la cour d’honneur. Georges Adilon n’a jamais cherché à être beau mais à être juste. Comme sa peinture ou son architecture, l’œuvre Trois jeux de traits est l’expression de cette justesse sans éclat : une suite de variations minimales qui donnent à chaque passage dans le parc Morand, une version différente et modulée d’un geste graphique en quatre dimensions. [Fabien Pinaroli]
Installation permanente Gerald Petit, “Les points de vue” 2010, Lycée des métiers de la montagne Général Ferrié, Saint-Michel-de-Maurienne.
Les points de vue, 2010, Lycée Général Ferrié, Saint-Michel de Maurienne. Collection Région Rhône-Alpes. © Gerald Petit
Les traits distinctifs du Parc Morand Sous la place Maréchal Lyautey dans le sixième arrondissement de Lyon, se trouve une œuvre de Georges Adilon datant de 2008. Elle est intégrée au parc de stationnement géré par la société LPA (Lyon Parc Auto). Trois jeux de traits découle d’un geste graphique simple : tracer des traits blancs, gris ou noirs dans les espaces où les voitures circulent et se garent. Le traitement graphique de suites de tubes fluos blancs au plafond, de barres noires fixées aux murs et de fers en acier inoxydable gris incrustés dans le sol, crée une œuvre s’inscrivant dans les trois
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L’œuvre de Gerald Petit conçue à l’occasion du réaménagement d’un lycée en Savoie est parfaitement intégrée – à la fois à l’architecture du bâtiment qui l’accueille et à la vie qui s’y déroule. Située à la croisée de nombreux couloirs, constituée d’une haute colonne constellée de points lumineux surmontée de la sculpture d’un adolescent faisant face à un paysage sérigraphié à la fois hyperréaliste et tacheté de points blancs, l’œuvre pourrait d’abord faire penser à Gaspar David Friedrich et au romantisme des montagnes environnantes. Mais Les points de vue comportent plusieurs détails qui complexifient l’œuvre et sa présence : l’adolescent d’abord, les bras croisés, dans une pose à la fois frondeuse et malhabile que seule la technique du prototypage 3D sait rendre. Un rapport d’échelle ensuite : la sculpture, de taille modeste, ne
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Il est question de liberté, de disparition, de conscience. Une démarche qui fait de l’œuvre un espace littéralement réflexif. [Carine Bel]
— VOISINS — Stéphane Dafflon et Philippe Decrauzat, “Cut!” du 16 sept. au 30 oct. 2010, Evergreene, Genève.
Stephan Brüggemann, “NO TIME NO RETURN NO TITLE” du 14 déc. 2010 au 26 fév. 2011, Villa du Parc, centre d’art contemporain, Annemasse.
Stephane Dafflon & Philippe Decrauzat, Sans titre, 2010 ; Stephane Dafflon & Philippe Decrauzat, Sans titre, 2010, acryliques sur toile. Courtesy Galerie Evergreene. © Annik Wetter
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Georges Adilon, commande artistique Lyon Parc Auto, Parc Morand, place Maréchal Lyautey, Lyon.
Georges Adilon, Trois jeux de traits, 2008, Parc Morand, Lyon. © Fabien Pinaroli
réduit pas la colonne qui la supporte en socle mais l’intègre avec légèreté. Le tableau qui lui fait face joue enfin le rôle des vedute de la peinture flamande des xvi et xviie siècles : une ouverture vers l’ailleurs et l’assurance que l’adolescent sur la défensive saura défier l’immensité symbolique de la vie qui l’attend. [Nicolas Garait]
The work is destoyed when you stop loOking at it and restOred when you look at it, lettres en adhésif blanc, police Arial black. © Carine Bel
Que les phrases deviennent formes TO BE POLITICAL IT HAS TO BE NICE, Stephan Brüggemann ouvre son installation à la Villa du Parc sur ce postulat inscrit sur la verrière. Déclaration à la frontière de la plastique et du concept, NO TIME NO RETURN NO TITLE immerge dans l’univers sériel des lettres capitales adhésives, police Arial black. Pas de voix, une typographie unique, le silence d’une écriture hors contexte, de la page, l’écran ou l’affiche. L’artiste mexicain basé à Londres, expose des mots, des phrases et des sentences sur murs ou toiles. Sous le regard, ils deviennent formes. Blanc, noir, gris : 3 couleurs pour 3 séries d’énoncés et une production de vide à partir du « non » et de l’hypothèse. La frise NO se déroule en lettrage gris métallisé sans espacement. 12 toiles portent une proposition sur le devenir de l’œuvre. Sera-t-elle réalisée, une fois vendue, quand je le voudrai, lorsque je n’aurai plus aucune idée, lorsque je mourrai, …? Tout redevient possible, lorsqu’on introduit les hypothèses, là où les certitudes et l’approbation saturent la pensée. Pas de dérision mais une approche frontale de la lecture. Les phrases de Stephan Brüggemann ont l’impact d’un slogan, l’autorité d’un verdict et l’impertinence de la disparition. Elles conduisent au seuil du langage qui soudain ricoche et accroche nos sens, se mettant à créer des sens qui nous sont propres.
Chaque peinture est la seule peinture qu’on puisse faire Deux des peintures exposées dans Cut! sont des œuvres de Stéphane Dafflon et Philippe Decrauzat, mais ne sont ni des œuvres de Stéphane Dafflon, ni des œuvres de Philippe Decrauzat. La plupart du temps, la peinture est une addition, qui consiste en l’application d’une certaine quantité de matière sur une surface donnée, le plus souvent un tableau rectangulaire ou carré. Mais dans cette exposition, certaines des œuvres présentées résultent également d’une soustraction : chacune de ces peintures est composée d’une forme pleine – le tableau à proprement parler – évidée en son centre d’une autre forme, comme découpée à l’emportepièce. Peintes de couleurs pâles ou sombres, difficiles à nommer (disons blanc crème pour l’une, gris vert foncé pour l’autre), ces magnifiques shaped canvas se désignent elles-mêmes comme des toiles par défaut, qui nous rappellent cette évidence : une peinture n’existe que parce qu’elle n’est pas une autre peinture. [Hugo Pernet] “IFP, L’épreuve du jour” du 20 oct. 2010 au 16 jan. 2011, Mamco, Genève. Des morceaux de ciel parsemés de nuages blancs cotonneux découpés et encadrés ici et là, des tableaux dépliables dans lesquels on peut s’asseoir, des caissons lumineux qui se célèbrent, et partout le sigle IFP (Information Fiction Publicité) impose sa marque... Une quinzaine d’années après la fin de l’agence – IFP a existé de 1984 à 1994 – le Mamco accueille une première
de Marcel Duchamp, fait écho aux jeux de lumières qui cognent dans les parois vitrées de l’espace d’exposition. Poltowicz égrène ainsi une fiction personnelle faite d’images subtiles et de liens ténus, visibles seulement la tête hors de l’eau. [Nicolas Garait]
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INFORMATION FICTION PUBLICITÉ (IFP) Tecteurs, 1992, béton, métal, plexiglass, tube fluorescent, Duratrans. © Ilmari Kalkkinen – Mamco, Genève
rétrospective. IFP comme définition de l’art, comme moyen d’interroger l’art par le prisme des codes de la publicité… Tout cela n’a pas pris une ride. On traverse l’exposition en se disant qu’ici a été créé un espace public, mais qu’il est encore indéterminé. Chaque élément renvoie à quelque chose de commun, de reconnaissable sans effort, parce qu’il vient de la vie quotidienne ou d’un champ de l’art dorénavant historique. Et l’ensemble se teinte assurément de nostalgie, dépassant l’austérité de ces pièces minimales si séduisantes. Mouvement de délocalisation de la pratique artistique, IFP n’a pas fini de résonner encore et encore. [Éléonore Pano-Zavaroni] Krystyna Poltowicz, “Inhalation” du 22 oct. au 13 nov. 2010, Gedok Galerie, Stuttgart.
© Krystyna Poltowicz, vue de l’exposition Inhalation, 2010.
À l’occasion d’une résidence à Stuttgart, Krystyna Poltowicz a exploré l’histoire des rivières qui hantent le Land de Bade-Wurtemberg – des rivières thermales, pour la plupart souterraines, et qui ne collent pas vraiment à l’image industrielle et besogneuse de la capitale de l’automobile allemande. En point d’orgue à ses recherches, Poltowicz a ainsi conçu une exposition dont le fil conducteur est avant tout prétexte à suffocation. Photographies de corps abîmés dans l’eau trouble d’une piscine sulfurisée, aquariums à moitié pleins tenus en équilibre précaire, fragiles dessins sur calque représentant des baigneurs qu’on distingue seulement à travers des loupes trop grandes… Dans un angle de l’espace d’exposition, un piano recouvert d’une housse brodée du mot « Underwater », en référence directe à l’Underwood
LIEUX Maison-galerie de Françoise Besson par Gilles Perraudin et Élisabeth Polzella 10, rue de Crimée. Lyon 1er.
Perraudin Architectes (G. Perraudin & E. Polzella, architectes associés), Maison et galerie d’art à Lyon Croix-Rousse. © Georges Fessy
Pincement et dilatation Pour la réalisation d’une galerie d’art contemporain et d’une maison particulière à la Croix-Rousse, les architectes Gilles Perraudin et Élisabeth Polzella ont développé des propositions radicales. La galerie, livrée en 2009, se situe dans un immeuble de Canuts : il s’agit d’un espace rénové, devenu une enveloppe fonctionnelle où tous les détails (poignées de portes, ouvertures, bureau intégré à une cloison…) sont extrêmement soignés. Derrière une porte discrète située dans la galerie même se trouve la maison contiguë, achevée en 2010. Avec ses murs en pierre du Gard formant parfois de sculpturaux blocs anguleux, ses salles de bain évoquant des cellules austères, son patio, sa pergola, son couloir de nage et son toit végétalisé, l’habitation tient à la fois de la villa romaine et du monastère, les acquis de la modernité en plus. Comme le note Perraudin, l’espace domestique présente des contrastes affirmés « de masse et de vide, de lumière et d’ombre, de pincement et de dilatation », dans un parcours constitué de multiples « failles », « échappées » et autres « plongées ». Un joyau minéral qui fait oublier la présence de la ville. [Pierre Tillet] Les Capucins Centre d’art contemporain, Embrun (05). Avis aux amateurs d’art et de montagne ! Un centre d’art contemporain devrait ouvrir ses portes en 2011 à Embrun dans les Hautes-Alpes. J’écris bien « devrait » car l’idée est née en août 2009 et bien qu’il y ait déjà
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Vue de la façade de la chapelle des Capucins (avant travaux), 2010. © Marie Augustin
un site internet, le lieu – une ancienne chapelle de l’ordre des Capucins – n’est toujours pas rénové. Le projet fut engagé par le programme européen Alcotra, coopération franco-italienne qui a pour dessein de renforcer les échanges transfrontaliers tout en stimulant l’activité culturelle territoriale. Les villes d’Embrun et de Mondovi se sont alliées, sous le nom du projet SMIR (eSpaces Multimédia pour l’Innovation et la Recherche) afin d’élaborer une stratégie dans le champs des arts plastiques. Et c’est bien là que le bât blesse car Embrun, ville tournée uniquement vers le tourisme, peine à comprendre quelle sorte de bénéfice pourrait lui apporter un centre d’art. Pendant ce temps, Caroline Engel, seul membre de l’équipe, développe une programmation artistique hors les murs. Histoire à suivre… [Charlotte Poisson] galerie Sandra Nakicen 15 rue de la Thibaudière, Lyon 7e.
La galerie Sandra Nakicen pose ses valises Après un an et demi de nomadisme volontaire, Sandra Nakicen pose sa galerie dans le 7e arrondissement, accolée à la galerie Roger Tator. Dans ce quartier populaire, dynamisé par la présence des universités, elle entend proposer des expositions des artistes qu’elle soutient (le collectif 1.0.3, Fabienne Ballandras, Marie Frier, Karim Kal, Ludovic Paquelier, Géraldine Pastor-Lloret et Cinthia Marcelle) mais aussi d’autres artistes de la scène française ou internationale opérant dans des champs variés de la création contemporaine. Depuis mars 2009, elle a été à l’origine d’une programmation hors les murs nommée « Showcase » en référence à la « suitcase », la valise. La galerie s’est ainsi installée à sept reprises dans différents lieux tels un château, un bâtiment industriel, un siège
d’entreprise ou un appartement. Le principe était de leur offrir un autre régime de visibilité que celui de l’espace d’une galerie. Un choix qui a enrichi la réception des œuvres d’artistes dont une grande partie est concernée par les identités politiques, culturelles ou sociales que forgent les sociétés contemporaines. Plus qu’une galerie, c’est une base pour les artistes que Sandra Nakicen a voulu créer en ouvrant cet espace, un terrain d’expériences et un lieu de rencontres dans lequel pourront s’ancrer différents projets aux configurations multiples. [Fabien Pinaroli]
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LECTURES Clôde Coulpier, “Cartes sur table” éd. de la Soif, Grenoble, 2010 (2009).
© Clôde Coulpier
Au fil de la lecture de ce livre d’artiste, le positionnement du lecteur passe de l’intérêt pour ce nouveau projet de Clôde Coulpier à l’inquisition dans un journal intime. D’abord il y a la simple identification à l’auteur – grâce à la profusion du terme « je » (« j’ai quelques petits complexes », « je n’ai pas d’idée très arrêtée sur la façon dont j’envisage la prochaine décennie », etc.) – puis apparaît le questionnement sur l’authenticité du portait décrit. Cet autoportrait, constitué d’une succession de focus sur des traits de la personnalité de « Claude » Coulpier, explore ses rapports à l’amour, au travail, à lui-même, etc. Très vite, quelque chose cloche, le style froid et impersonnel contraste avec l’égocentrisme du propos, les thèmes sont redondants et parfois se contredisent. L’artiste serait ainsi belliqueux et opposé au conflit, aurait une grande estime de soi mais se dénigrerait constamment. Enfin, il apparaît que ces traits de personnalité résultent de tests psychologiques que l’on trouve sur internet, le malaise de l’interrogation laisse alors place au sourire pour qui aime l’humour absurde et la supercherie. Mieux se connaître par ce biais – ou connaître Claude Coulpier – confine à l’absurde : la démonstration est là. Les cartes sont effectivement sur la table, mais le jeu est truqué. [Pascale Riou]
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Ludovic Paquelier, “Selles de vélo & Impala noires” éd. ADERA, 2010.
L’édition monographique de Ludovic Paquelier nous offre un maximum d’images dont les prises de vues sauvages (cadrages hyper serrés ou complètement décentrés sur les wall drawing par exemple) évoquent la production massive et désordonnée de l’artiste. Des personnages de mauvais films d’horreur s’entrechoquent dans des décors chaotiques, des onomatopées arrachées des comics sont hurlées silencieusement sur les cimaises d’une exposition. Ici, des effets de zoom nous collent le nez contre les murs, puis nous tirent en arrière, nous approchent et nous éloignent dans un hypnotique vertige. Les dessins de Ludovic Paquelier sont à leur place entre ces pages et viennent se fondre parfaitement dans l’objet livre qui les accueille : l’effet visqueux de la tranche restée transparente joue aussi les Frankestein avec ses coutures apparentes. Le livre a avalé les murs qui supportent habituellement les images de l’artiste, tout semble aspiré dans les pages, ses dessins semblent prisonniers d’un vieux comics hanté. [Élise Grognet] Yvan Salomone, “Le point d’Ithaque, Cahiers 1991-2006” éd. Mamco, 2010.
600 pages de texte et aucune image : format étonnant pour un livre d’artiste. Yvan Salomone rassemble ici dix cahiers de 60 pages qu’il a écrit entre 1991 et 2006 sous une forme d’un rituel simple et rigoureux : une page contient un texte qui constitue la dernière phase du processus de création de l’artiste. C’est-à-dire, une promenade au milieu des zones portuaires, paysages industriels, au cours de laquelle la prise de certains clichés amorce la réalisation d’une aquarelle dans
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l’atelier, aquarelle qui, lorsqu’elle sera au repos, durant le temps de séchage, donnera naissance à un court texte. Ces textes sont donc le passage du sensible à l’intelligible ; les mots viennent après le combat pictural ; une pause nécessaire pour réfléchir à l’exécution, témoignage de la persistance des images mais aussi du trouble que provoquent ces paysages esseulés. Le point d’Ithaque apparaît comme une tentative de retour, un retour qui se traduit par une traversée houleuse et semée d’embuches dans les linéaments de l’image. Cette aventure littéraire ne se lit pas tout de go, on y revient et en repart tentant de se frayer un chemin dans ce méandre de mots qui montre combien les images nous hantent et nous animent. [Charlotte Poisson] “Ceci n’est pas un parc. Art, Architecture, design” Sous la direction de François Gindre et Georges Verney-Carron, éd. Libel, Lyon, 2010.
Lyon Parc Auto et les œuvres in utero Sorti en septembre 2010, le livre Ceci n’est pas un parc retrace une expérience unique et remarquable en matière d’art contemporain et de stationnement urbain. En collaboration avec Art/Entreprise et dans le cadre de sa mission de service public, la société Lyon Parc Auto (LPA) a mené une réflexion sur la mobilité et la qualité de l’espace urbain. Ses quinze parcs souterrains construits depuis 1990 présentent des espaces, des matériaux et des circulations plus raffinés, moins anxiogènes en même temps qu’ils intègrent des œuvres d’artistes de renommée internationale. Deux interviews permettent de comprendre la collaboration entre François Gindre et Georges Verney-Carron (directeurs des deux structures) et leur envie commune de faire travailler ensemble ingénieurs, architectes et artistes pour générer des lieux d’accueil où l’expérience peut aller vers le sensible et le réflexif. De même, Jean-Michel Wilmotte et Yan D’Pennors présentent leur travail sur la charte architecturale et signalétique des parcs. Deux autres textes éclairent du point de vue de la muséologie
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et de l’urbanisme la cohérence de cette collection d’œuvres créés in utero plutôt que in situ. Le livre atteint son objectif de communiquer un contexte, des intentions et des images mais l’absence d’analyse des œuvres et de leur inscription dialectique dans chaque environnement pousse à aller y voir de plus près. [Fabien Pinaroli] “Retour d’y voir, NUMÉROS TROIS ET QUATRE” éd. du Mamco, Musée d’art moderne et contemporain, Genève, 2010.
Retour d’y voir est une revue annuelle d’histoire et de théorie artistique publiée par les éditions du Mamco concernant l’art du xxe siècle mais sans limite temporelle stricte. Une vingtaine d’articles constituent le double numéro trois et quatre. Et c’est avec plaisir que l’on appréhende cette revue qui n’est ni envisagée en fonction d’une actualité, ni organisée autour d’un sujet précis. Plusieurs sections découpent la revue dans lesquelles des textes sont réunis autour de thèmes généraux tels que « Académie du dérisoire », « Dada & Co », etc., des textes de théorie philosophique réunis dans la section « Philosophèmes », ainsi qu’une section intitulée « Varia » comportant des textes sur divers sujets. Retour d’y voir est en quelque sorte une extension du Mamco. Elle n’impose pas un regard mais propose différentes manières de considérer des objets singuliers, historiques ou non. Il ne s’agit pas de refléter une collection mais bien de partager des réflexions – une conception élargie du musée. [Éléonore Pano-Zavaroni] Thierry Davila, “De l’inframince. Brève histoire de l’imperceptible, de Marcel Duchamp à nos jours” éd. du Regard, 2010. Le presque rien, l’invisible, l’imperceptible, ce qui est si ténu qu’il est à peine verbalisable se raconte à travers quelques exemples dans cet ouvrage de 300 pages. Dans cet effort paradoxal de construire une brève histoire de l’invisible, Davila prend comme clé de voûte un pan du travail de Duchamp très peu étudié autour
de ce que l’artiste appela l’inframince / infra mince / infra-mince. Ce mot aux trois écritures fut exploré dans quarante-six notes comme par exemple, « la gratuité du petit poids est inframince » ; « la chaleur d’un siège qui vient d’être quitté est infra-mince ». La mise en forme de cette étude sur l’extrême ténuité des choses apparaît à travers des œuvres bien connues telles que Air de Paris ou Belle haleine. Puis de Klein à Roman Ondák en passant par Andy Warhol, Robert Barry et Jiri Kovanda, l’auteur relève l’incarnation de l’invisible dans l’art. Œuvrer dans l’inframince, c’est se détacher de la matérialité, c’est accepter la perte, la disparition pour retrouver une nouvelle intensité dans la perception. Face aux phénomènes d’hyper-exposition et de formalisation qui envahissent l’art actuel, cette étude apparaît comme une nouvelle respiration ; un courant d’air frais où des zones de variation sont encore à exploiter. [Charlotte Poisson] “BARAKA, Espace Vallès 20 ans” catalogue des expositions Baraka 1, du 13 mars au 24 avril 2010 & Baraka 2, du 17 sept. au 23 oct. 2010, éd. Espace Vallès, Saint-Martin-d’Hères, 2010.
La liste des noms des artistes choisis est difficile à lire tant les lettres rouges sur fond gris font mal aux yeux. La couleur est annoncée : le catalogue fait la part belle aux artistes passés par l’Espace Vallès plus qu’au lieu artistique municipal martinérois. L’édition respecte les codes du genre : un texte court sur le lieu en ouverture, suivi d’un long texte sur les deux expositions anniversaires et d’un exercice de style littéraire. Puis vient la galerie photo, une double page par artiste, dans l’ordre d’apparition dans le texte central. En 20 ans, l’Espace Vallès a donc vu passer des artistes jeunes et moins jeunes, français pour la plupart, avec
des styles et questionnements différents – comme beaucoup de centres d’art. Néanmoins, le catalogue fait essentiellement ressortir mise en scène et grandiloquence, baroque et kitsch. Bref, il s’agit bien d’un anniversaire, on fait la fête, en oubliant les soucis du quotidien, les interrogations quant au futur. La Baraka c’est la chance, autant en profiter avant qu’elle tourne, quitte à en faire trop. [Pascale Riou] Cyrille Bret, “Robert Filliou et sa ‘recherche’” éd. Interventions, Québec, 2010.
Le livre de Cyrille Bret est motivé par un constat simple : si les exégètes filliouphiles sont légion, la complexité d’une œuvre comme la Recherche sur l’origine semble avoir découragé toute tentative d’étude approfondie. Ce vide, le chercheur a eu l’audace de s’y engouffrer pour livrer une investigation méticuleuse et patiente, remarquablement documentée. Il emprunte pour ce faire toute une batterie de concepts à l’anthropologie, la physique moderne, ou encore le bouddhisme, dont il mesure la pertinence à l’aune d’une pensée structurée par le « principe d’équivalence » et la « création permanente ». Ces différents angles d’attaque permettent ainsi d’inscrire cette « œuvre de synthèse », ce « métarécit » que constitue la recherche de Filliou, dans la lignée d’autres grands projets d’art total mêlant l’art et la vie et qui portent l’ambition d’une « révolution des modes de pensée ». À ceci près cependant que l’entreprise de Filliou ne souffre aucun dogmatisme : la recherche ne se fige pas mais ne cesse au contraire de se reconfigurer. [Paul Bernard]
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Fading, 2010. © Olivier Zabat
difficilement laisser indifférent. L’œuvre frappe autant par le choix du sujet que par la radicalité, la cohérence et la justesse de son traitement. L’économie de moyens – brutalité de la lumière, simplicité des plans et du montage – évite toute forme de spectacularisation ou voyeurisme. Les protagonistes jouent leur propre rôle, ils habitent cette bribe, ce fragment d’images que le cinéaste a simplement prélevé de la boucle de leurs existences « souterraines ». Deux séquences montées en parallèle : d’un côté un immigré polonais, toxicomane, le corps couvert de tatouages et de piercings se prend en photo avec un téléphone portable, de l’autre, deux jeunes veilleurs de nuit déambulent dans les sous-sols et couloirs d’un hôpital psychiatrique. L’unique moment du film qui laisse entrevoir la lumière du jour est une scène de mariage, placée au début du film, elle nous revient pourtant à l’esprit comme un insert lorsque le film se termine. Avec Fading perdure une part de mystère qui accompagne des expériences pourtant connues de tous, comme par exemple celle du dépassement de soi. Enfermement, folie, vies éprouvées et éprouvantes à l’extrême, ce film perpétue étrangement certains fantasmes et représentations développés depuis l’enfance, du stade du miroir jusqu’aux jeux où commence le plaisir de se faire peur. À l’instar des œuvres de Jean Rouch, Kenneth Anger ou Antonin Artaud, Fading serait-il un film maudit ? [Caroline Soyez-Petithomme]
à Échirolles, France. » Cette marche représente le dernier chapitre d’une série effectuée par l’artiste un peu partout dans le monde depuis deux ans. Vêtu d’un costume de squelette et accessoirement de chaussures de marche, bâtons, chapeau et lunettes de soleil, Stéphane Déplan tel un revenant parcourait le chemin de Compostelle à contre sens. Caustique est l’adjectif qui me vient à l’esprit en imaginant la scène – un homme déguisé en squelette qui revient d’un lieu saint empli de mysticisme… Caustique aussi, comme la soude, comme ce qui détruit les tissus organiques, rappelant ainsi le traditionnel retour du pèlerinage qui se faisait dans la souffrance, les genoux à terre. Mais de tout cela, rien n’était programmé. Et c’est ce qui caractérise l’ensemble du travail de l’artiste, être disponible et laisser le hasard et les coïncidences produire du sens en temps voulu. Life as art as attitude dit le nom du blog de l’artiste – et cela sonne comme un axiome de départ. Ce pèlerinage à l’envers est une action simple, un moment pour penser, explorer, faire des rencontres. Prendre un chemin tracé, simplement faire un pas de côté. [Charlotte Poisson]
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WEB Stéphane Déplan, “Compostela Skeleton” http://compostelaskeleton. blogspot.com
FILM Olivier Zabat, “Fading” 2010. Better to burn out than to fade away… Depuis sa présentation à l’automne dernier à la Mostra de Venise, Fading d’Olivier Zabat n’est malheureusement toujours pas distribué en salle. Ce moyen-métrage livre une vision politique et poétique de l’altérité et de la marginalité qui ne peut que
« Le jeudi 16 septembre 2010, je quittais Santiago de Compostela, Espagne. Après 1710 kms et 62 jours de marche, je rentrai à la maison
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Il y a des symétries qui, en fait, n’en sont pas. Prenez deux écoles dans deux pays différents, trois jeunes artistes anglais d’un côté, trois jeunes artistes français de l’autre, des travaux diversifiés d’un coté, des travaux diversifiés de l’autre. Et, laissez mûrir le projet pendant un an. Cette symétrie abrite évidemment des différences, des évolutions et des asymétries qui font toute la richesse d’un échange. End And/Bob est donc une expérience en cours, comme un petit laboratoire dans lequel transitent des formes, des questions et des solutions, des images et des matériaux. Mais cette expérience est cumulative en ouvrant à de nombreuses réflexions qui traversent les écoles d’art françaises aujourd’hui. Quand David Ryan* a découvert l’espace d’exposition de l’Erba, en novembre 2009, il venait à l’école pour une conférence. Il enseigne à Cambridge School of Art (Csa) où il suit particulièrement les jeunes artistes PhD (doctor of philosophy) de son école. Nous étions à ce moment-là, et nous sommes encore, au cœur des discussions sur la recherche, les échanges internationaux, les cursus, les postdiplômes, les établissements publics de coopération culturelle (Epcc)… Sa proposition d’exposer les travaux de trois jeunes artistes anglais est venue spontanément s’inscrire dans nos projets d’échange parce qu’elle mettait en jeu une dynamique simple et un véritable laboratoire des questions en cours. Au moment où le texte sera publié la symétrie n’aura fait que la moitié du chemin, avec End And, à Valence, pour se poursuivre avec Bob à Anglia Ruskin Gallery à Cambridge dans quelques mois.
——— * David Ryan est artiste et critique d’art. Il est membre de l’équipe de recherche de Réseau Peinture, créé par l’Erba Valence avec trois autres écoles d’art en France (Dijon, Rennes, Bourges) et trois écoles en Angleterre (Cambridge School of Art, Central Saint Martins et Camberwell College of Art, Londres).
Pour interroger encore cette figure de la symétrie sur un autre plan, indiquons ce qui suit. Tom Dale, Jamie George et Andrea MedjesiJones sont issus de trois écoles différentes en Angleterre et actuellement ils ont un statut particulier : artistes et doctorants à Csa. Les trois artistes français François Daillant, Fanette Muxart et Johan Sordelet sont issus de deux écoles, Erba Valence et Esa Grenoble. La constitution des deux écoles en Epcc favorise l’expérience de rapprochement de leurs travaux. Ni en post-diplôme, ni doctorants, ils n’ont pas de statut particulier autre que celui d’être de jeunes artistes récemment diplômés d’une école d’art. En ce qui concerne leur travail d’artiste et le regard que l’on peut y porter, cette différence entre les situations institutionnelles française et anglaise n’a évidemment aucune incidence. Par contre elle participe du débat en cours sur l’évolution des cursus, sur la notion de recherche en art ou sur la place des post-diplômes, bref sur le statut que pourraient souhaiter, ou non, de jeunes artistes une fois qu’ils sont diplômés d’une école d’art. Dans le contexte actuel, les expériences internationales ouvrent les yeux sur des modalités très variables dans l’enseignement de l’art. Organiser une exposition entre deux pays européens installe un véritable chantier à entrées multiples avec sa structure et son désordre, ses passerelles, ses langues, ses transports de matériaux, ses médiums.
Andrea Medjesi-Jones Untitled, 2010 Mixed media on watercolour paper, 200 x 154 cm
end and
Exposition 09.02–19.02 2011 Erba Valence
End And/Bob.Tom Dale, Jamie George et Andrea Medjesi-Jones présentent End And à l’Erba Valence et à l’Esa Grenoble. Cette exposition s’inscrit dans un programme d’échange qui rapproche trois établissements, l’Erba Valence, l’Esa Grenoble et Cambridge School of Art (Csa). En retour, François Daillant, Fanette Muxart et Johan Sordelet, issus de ces écoles en RhôneAlpes, présenteront Bob à Anglia Ruskin Gallery, Cambridge fin 2011. En partageant ces expériences nous questionnerons également des systèmes d’enseignement différents.
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David Ryan Reader in Fine Art Cambridge School of Art Anglia Ruskin University Cambridge
Changes and transformations no doubt have occurred recently in the way we address, approach, connect with, and ‘think through’ the object. This is reflected in the work of Andrea Medjesi-Jones, Tom Dale and Jamie George. These three artist researchers exhibiting at Erba (End and) Valence/Grenoble are conducting PhD research by practice at Anglia Ruskin University, Cambridge in the UK. They have correlations in their concerns but not necessarily clearly readable or surface connections. On a very crude level they each represent traditional areas of practice —Medjesi-Jones, exploring the language of painting and drawing, and the questioning of both construction and gesture within abstraction ; George, meanwhile, is interested in the way objects hold narratives— formal, personal and collective, while Dale, in sharing this aspect also explores the relationship between the shifting experiences of technologies, perception and focus. One of the exciting prospects of this project is the exhibition space as an experimental arena where these concerns can be visually articulated within the space itself. It brings a dialogical aspect to the work of the individual visual researcher and creates an exchange that is both public and international. Finally a word about PhD by practice : what, it might be asked, does that entail ? Simply put, it consists of a thorough investigation of the concerns of specific practices in such a way that it encompasses both theoretical and contextual concerns and sheds light on the work which will be useful for other artists, scholars, and researchers to consult in the future. It is not an academic exercise, in that experimentation and questioning are essential to this process. The final submitted thesis will consist of practice-based work, textual commentary and is viewed as a holistic project.
Johan Sordelet Sans titre (détail), 2010 Dessins sur papier, crayon de couleur 21 x 29,7 cm
Tom Dale Vision Machines, 2010 Digital image, 60 x 40 cm
Andrea Medjesi-Jones Untitled, 2010 Mixed media on watercolour paper, 76 x 56 cm
François Daillant Vol court, 2009 Huile de vidange et feutre sur mur dimensions variables
Fanette Muxart Essence, 2010 Paillettes, dimensions variables Everything, 2010, caisse Ă outils, diamants, paillettes, strass
Jamie George End/Success or Wonderful Forever (Installation view), 2010 Mixed media
Tom Dale Icave, sculpture, 2010 plastic, metal, paint, 80 x 80 x 80 cm
Jamie George I have many friends and some of them are with me (detail), 2010 aluminium, 36 x 36 cm
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Exhibition autumn 2011 Anglia Ruskin Gallery CSA Cambridge
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Olivier Gourvil Peintre, professeur à l’École régionale des beaux-arts de Valence
Les travaux de François Daillant, Fanette Muxart et Johan Sordelet ont en commun le dessin et c’est par lui que nous pouvons entrer dans l’exposition Bob, présentée fin 2011 à Anglia Ruskin Gallery. Le dessin de François Daillant, sur papier ou mural, est mis en jeu comme capture par sa capacité à saisir des codes visuels et graphiques de l’activité humaine dans un chaos singulier qui s’installe au cœur des systèmes construits. Si les matériaux affirment leur forte présence physique, c’est d’un contexte immatériel et critique qu’ils émergent : « faire apparaître physiquement ce qui n’a pas de consistance au départ » nous dit-il. Fanette Muxart occupe quant à elle le versant populaire et ludique d’un dessin et d’une peinture d’images. Un effet d’échantillonnage, emprunté au maquillage, au star system, au paraître ou au déguisement se dégage des objets, des dessins et des petites peintures en devenant des montagnes russes, des paillettes, ou des peluches. Mondes en parallèle entre le réel et le virtuel. Chez Johan Sordelet, le dessin manifeste un voisinage étroit avec la peinture, notamment dans les grands portraits dont les diffractions des couches aquarellées demeurent troublantes ; il parle à ce sujet de la « fragilité », « d’une occasion unique, un choix irréversible » propre aux taches déposées sur la surface du papier. Ses dessins, qui manifestent leur spécificité de medium, offrent un véritable montage en parallèle de ses portraits en vidéo, à travers son intérêt pour « les gender studies, ses questionnements sur la honte, l’effacement, les minorités. » Dessins, vidéos, installations de matériaux, et objets relèvent tous, et selon des modalités diverses, de cette sensation d’ordre apparent et de désordre qui serait la marche quotidienne de notre monde.
François Daillant Black Blocks, 2010 Médium, acrylique, bassbump, graisse marine, composition sonore 12’ En collaboration avec Ludovic Carron
bob
Fanette Muxart Party 3, 2010 Craie grasse sur papier Velleda, 90 x 130 cm Roller Coaster, 2007-2011 (extrait d’une série de 15) Poudre dorée embossée sur bois, dimensions variables
© Les artistes, les auteurs © Jean-Luc Dang/Esag (Sordelet), Blaise Adilon (Daillan), Ralf Brueck (George)
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The Appearance of Things
L’Apparition des choses
The Ghost of Braudel in the Supermarket: Shopping in the local supermarket the aging historian finds all the products and themes of his work. Tea, coffee, sugar, salt, spices, tobacco, tropical fruits. Strolling along the same shoreline, we fill our baskets with a similar collection of elaborate shells. Object and token of exchange, the supermarket is also a busy sea port where everything arrives on the waves of a vast administering system far away in time. Fishing, shipbuilding, refrigeration, mass-production, language, culture, colonialism, slavery. The past haunts us in its aisles. The future casts us adrift on tides of unpredictable fortune in its teeming ocean of commerce.
Le fantôme de Braudel au supermarché : Faisant ses courses au supermarché du coin, l’historien âgé y retrouve tous les ingrédients et les sujets de son travail : le thé, le café, le sucre, le sel, les épices, le tabac, les fruits exotiques. En nous promenant pareillement le long de ces rivages, nous emplissons nos cabas d’une même collection de coquillages sophistiqués. Tout à la fois objet et lieu d’échange, le supermarché est comme un port en pleine effervescence vers lequel arrivent par vagues tous les biens de consommation, grâce à un important dispositif de production qui nous vient d’un temps reculé. La pêche et la construction navale, la congélation, la production industrielle, le langage, la culture, le colonialisme et l’esclavage. Dans ces allées, le passé nous hante. L’avenir nous fait dériver au gré du flux des richesses imprévisibles de cet océan commercial.
Exchange value is a necessary representation of the human labour embodied in commodities. When you go into the supermarket you can find out the exchange-values, but you can’t see or measure the human labour embodied in the commodities directly. It is that embodiment of human labour that has a phantom-like presence on the supermarket shelves. Think about that next time you are in the supermarket surrounded by all these phantoms! David Harvey, A Companion to Marx’s Capital, London:Verso (2010) Bibliography/filmography: Fernand Braudel, La Méditerranée et le Monde Méditerranéen à l’époque de Philippe II (The Mediterranean and the Mediterranean World in the Age of Philip II, Berkeley: University of California Press, 1996) (1949) Chapter 5; The Mediterranean as a Human Unit: Communications and Cities Luc Moullet, Genèse d’un repas, (Origins of a Meal) (1978) Agnès Varda, Les Glaneurs et la glaneuse (The Gleaners and I), (2000)
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La valeur d’échange est la représentation obligée du travail humain inclus dans la marchandise. Quand vous allez au supermarché, ce que vous voyez, ce sont les valeurs d’échanges, mais le travail humain, lui, ne se voit pas, il n’est pas directement mesurable dans les biens de consommation. Cette incorporation du travail humain est une présence fantomatique dans les rayons des supermarchés. Pensez-y la prochaine fois que vous serez dans un grand magasin, tous ces fantômes seront là, autour de vous. David Harvey, A Companion to Marx’s Capital, London:Verso (2010) —— Paul Elliman with Delphine Courier, Alexandre Dechosal, Gwendoline Dulat, Maxime Foisseau, Marie Frignet des Préaux, Cécile Galicher, Jeanne Gangloff, Charlotte Gauvin, Adeline Givelet, Clotilde Marnez, Florent Vincente. école régionale des beaux-arts de Valence, option design graphique, janvier 2011.
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Marie Voignier, L’hypothèse du Mokélé-Mbembé, 2011, vidéo, 80 mn, co-production Espace Croisé et Capricci Films.