Z numéro 2 Marseille Automne 2009

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itinérance autour de marseille...

Serrage de villes et boulons de culture Une histoire passionnelle de Marseille

De la Canebière à l’Estaque, dérive avec Alèssi Dell’Umbria

L’art de faire place nette

Une critique des politiques de la ville

Un jour Euromed

Reportage entre les lignes barbares des plans urbanistiques

« Vous allez gicler ! »

Témoignages des indésirables de la rue de la République

« J’y suis, j’y reste, j’y vis ! »

Histoire de la réappropriation d’un terrain vague en centre-ville

Momo : Au Carrefour® des cultures

Discussion avec Momo, syndicaliste dans la grande distribution

Cultures mineures et floutopies

à la recherche de la culture populaire

Et aussi :

Longtemps Oaxaca Arenc, le matin des centres de rétention Images du Levant nucléaire : fusion et déraison SuperZhéroïnes en dessin Dans les labos de Nantes Enquête sur les drones Montreuil : la rue s’oppose aux rafles Biffins de Paris Roms, de Montreuil à Marseille The First bloody sunday Et encore bien des surprises...


Z est une publication de l’association Les ami-e-s de Clark Kent.

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Tirs tendus sans sommation, mutilations, morts en garde-à-vue, humiliations : l'ordre règne, banal et brutal. Ce monde ne ment pas sur ses intentions. Il ne met pas de gants pour policer la ville. On ne planque plus les centres de rétention au fond d'un quai. Personne ne trouve plus utile de justifier le sens des pyramides nucléaires ou la surveillance de nos vies par des drones. On piétine les gens expulsés de chez eux et les entreprises qui construisent l'enclos technologique se multiplient. Cet horizon qui s'impose a des mots et des mécaniques bien connus. Nous aimerions savoir dire ce qui résiste. Connaître la ville que l'on souhaiterait vivre et les cultures qu'il reste à partager. Quel est le temps que l'on désire opposer à la course effrénée qui raye cette terre ? Au printemps, nous étions quelques-uns à quitter Montreuil pour la région de Marseille pendant plus d'un mois, avec Gigi, notre camion qui tombe en panne, avec nos béances, avec ce journal qui n'est pas une réponse. À la recherche de liens et d'idées, on devine des rumeurs. Un terrain vague occupé, une rue qui résiste aux expulsions, une Commune au Mexique. On essaye, on brasse, on gratte. On rapporte ce deuxième Z, qui bavarde toujours un peu, mais écoute surtout les histoires croisées en route. Ce journal n'est pas figé. Il garde la parole errante et la porte toujours ouverte. On fait les choses comme on peut, comme on vit. Comme d'autres, nous persistons avec l'envie simple « d'être présents au monde, à la ville, au quartier où nous vivons, à ce qui nous entoure et à nous-mêmes ».

Gigi, sur la route entre Forcalquier et Marseille...


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Une histoire passionnelle de Marseille

De la Canebière à l’Estaque, dérive avec Alèssi Dell’Umbria, auteur de l’Histoire universelle de Marseille

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L’art de faire place nette Une critique des politiques de la ville

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« J’y suis, j’y reste, j’y vis ! »

Histoire de la réappropriation d’un terrain vague en centre-ville

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Un jour Euromed

Reportage entre les lignes barbares des plans urbanistiques

itinérance autour de marseille...

Serrage de villes et boulons de culture « Vous allez gicler ! »

Témoignages des indésirables de la rue de la République

70 Momo : Au Carrefour® des cultures

Dans les quartiers Nord, Momo, syndicaliste dans la grande distribution, cause de sa culture kabyle, ouvrière, etc.

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Cultures mineures et floutopies

à la recherche de la culture populaire : pensées vagabondes dans les rues de la cité phocéenne

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Radio Z

Documentaire sonore sur les cultures populaires à Marseille. à télécharger sur www.zite.fr ou à commander gratuitement

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et aussi...

Sur la Commune libre de 2006 et ses racines Arenc, le matin des centres de rétention Enquête sur l’enfermement des étrangers dans un hangar à Marseille, de 1963 à 2006 Au Levant Images saisies au hasard du Proche-Orient Fusion et déraison Discussion avec des opposants au projet ITER de Cadarache énergie nucléaire et pouvoir politique Analyse du monopole de l'énergie et de ses conséquences sociales Le nucléaire au pilon Récit de l'occupation d'un pylône à très haute tension SuperZhéroïnes Enfilez vos costumes et affûtez vos super pouvoirs Dans les labos de Nantes Petit reportage à l’arrache autour des firmes de nouvelles technologies Et vous trouvez ça drone ? Mise au point sur ces appareils sans pilote qui surveillent, bombardent et tuent Montreuil, la rue s'oppose aux rafles Retour sur la mobilisation du 4 juin 2008 contre les expulsions de sans-papiers Qu'ils s'étouffent avec leurs miettes ! Quand les « pauvres » s'organisent face à la CAF et au Pôle Emploi Tranches de biffe Reportage au marché des vendeurs à la sauvette de la Porte de Montmartre, à Paris « On part demain ! » Avec des Roms, de Montreuil à Marseille en passant par la Roumanie The First bloody sunday Extrait du Sang sur le drapeau, un roman historique qui n'a jamais existé La dernière à gauche Le vrai-faux organigramme historique de la gauche française

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Commentaires sur la commune libre d’Oaxaca

Longtemps à Oaxaca, au Mexique, en 2006, la répression massive d’une grève des instituteurs fait s’embraser la ville pour des mois. La campagne qui l’entoure, proche du Chiapas, soutient les militants urbains sur les barricades ou dans les radios communautaires qui se multiplient. La révolte d’Oaxaca s’inscrit dans la résistance continue des peuples indiens d’Amérique contre la domination centralisatrice. La radicalité qui s’y exprime est alors envisagée dans son acception étymologique : ce qui est radical (du latin radix, radicus, la racine), c’est ce qui est premier, ce qui est fondamental.

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Sur la Commune libre de 2006 et ses racines

L’intransigeance de la révolte oaxaqueña, c’est celle du refus de l’assimilation à l’impérialisme dans son avatar contemporain, la mondialisation économique et culturelle. Face à un pouvoir national et international qui centralise la décision, homogénéise l'information et les modes de vie, et impose des rapports exclusivement marchands, les Mexicains revendiquent l’autonomie ancestrale des peuples indiens et la préservation de leurs pratiques communautaires.

Par Georges Lapierre – auteur de plusieurs ouvrages sur les luttes mexicaines – qui, entre Oaxaca et Marseille, a croisé Z sur sa route.

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e juin à novembre 2006, la ville d’Oaxaca au Mexique s’est passée fort aisément de la présence de son gouverneur, Ulises Ruiz Ortiz, et de sa clique. Suite à la répression des instituteurs, il avait été déclaré persona non grata, non seulement dans son cheflieu, mais dans l’ensemble de l’État. Les villes importantes de la région avaient refusé de l’héberger, lui et son gouvernement. La vie continuait presque comme avant. Nous nous sommes tous rendu compte à quel point cette gent politique pouvait être inutile, sauf pour imposer des projets d’exploitation (mines, barrages hydroélectriques, éoliennes, infrastructures routières et portuaires…) dont la population ne tire aucun bénéfice. Ces projets ne profitent qu’aux notables, liés par la corruption et autres connivences aux grandes multinationales. Les gens voient leur sol se dégrader et s’éroder, leurs rivières se polluer, leurs vallées fertiles et leurs villages

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disparaître sous les eaux ou sous la poussière des mines à ciel ouvert. Ils voient leur vie se dérober. Ces projets se font au plus grand mépris des populations qui ne sont jamais consultées et ils se présentent d’emblée comme une machine de guerre visant à détruire toute vie sociale. Trois ans après, la situation est toujours aussi claire et le front des barricades toujours aussi net. à Ocotlán, dans la vallée centrale, à Juchitán, dans l’isthme de Tehuantepec, à San Miguel, dans le massif forestier de Chimalapa, dans la Sierra Norte, dans la Sierra Sur, dans la Mixteca, dans las Cañadas, les peuples mixe, zapotèque, triqui, chinantèque, chatino, mazatèque, chontal, zoque, mixtèque, nahuatl, huave, cuicatèque, chocho, amuzgo, peuples indiens et métis encore proches de leur origine indienne luttent afin que l’autonomie sociale qu’ils connaissent encore ne soit pas irrémédiablement détruite par l’avan-


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cée, qui semble inexorable, du monde marchand. Nous pensons parfois qu’il s’agit là de luttes d’arrière-garde et pourtant… Ce n’est pas l’avis des stratèges du monde capitaliste et en particulier de la première puissance mondiale. Le rapport Tendances globales 2020, produit par le Conseil national d’information des ÉtatsUnis, concernant les différents scénarios possibles mettant en danger la sécurité du pays, est fort éloquent : la menace la plus grande viendrait des peuples indigènes, de ceux qui invoquent des droits ancestraux sur les territoires convoités par les multinationales. Prenant comme exemple les luttes indigènes du Chiapas, de l’équateur et de Bolivie, le rapport précise : « Au début du xxie siècle existent des groupes indigènes radicaux dans la majorité des pays latinoaméricains qui, en 2020, pourront croître d’une manière exponentielle, obtenant l’adhésion de la majorité des peuples indigènes…

Ces groupes pourront établir des relations avec des groupes terroristes internationaux et des groupes antiglobalisation qui questionneront les politiques économiques des leaderships d’origine européenne. » Autonomie des peuples et continuité historique

Pendant longtemps, sous l’influence de la pensée chrétienne puis de l’idéologie marxiste, nous avons pensé que nous nous trouvions à l’avant-garde d’une révolution mondiale qui se préparait dans les entrailles de la société capitaliste. Cela flattait notre suffisance : encore aujourd’hui nous attendons « l’insurrection qui vient » – une insurrection bien de chez-nous ! Les conditions faites aux gens dans la vieille Europe sont si terribles, un contrôle de plus en plus absolu de la population s’accompagnant d’un vide social de plus en plus grand, que nous pouvons bien nous atten-

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dre à un sursaut de tous ceux que l’État policier piétine avec tant d’ardeur. Nous pouvons nous attendre à des insurrections belles comme des incendies s’allumant çà et là dans notre nuit… Présages du bouleversement à venir d’un monde qui vacille ou simples feux de paille ?

Le territoire est l’enjeu de la guerre sociale. Notre histoire a été marquée par une connivence, un peu forcée au départ, avec les marchands capitalistes, au point où la révolution n’était pas vue comme une rupture mais comme un dépassement, d’où le terme de révolution. Dans la logique hégélienne du progrès de la pensée, les marxistes, et avec eux Marx en personne, intègrent leur critique de la société bourgeoise au mode de communication

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dominant. Pour eux, le mode de communication capitaliste n’est qu’un moment de l’histoire de l’Occident. Il doit, par la force des choses, passer à un stade supérieur, post capitaliste. Comme la bourgeoisie a été cette force à l’intérieur du monde féodal amenant sa transformation, le prolétariat sera la nouvelle force révolutionnaire à l’intérieur du monde bourgeois, qui conduira à son dépassement. Pour cette raison, ils parlent comme Guy Debord de la « nécessaire nécessité de la révolution », ce qui signifie que ce passage à un stade supérieur est dans la logique même du mode de communication existant, fondée depuis l’Antiquité grecque sur le travail des esclaves. Fin de l’esclavage et fin de l’histoire, nous disent-ils, et cette fin, comme dans les contes de fée, sera heureuse. Nous commençons à en douter, un si mauvais commencement (le travail des esclaves) peut-il aboutir à cette fin heureuse que l’on nous promet ? Le totalitarisme ne serait-il pas plutôt l’aboutissement logique d’un tel commencement ? L’absolu assujettisse-


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Les barricades : la lutte et la vie commune* David : « Ici, dans les colonias 1, on croit être chez des paysans indiens déracinés, avec un faible sentiment d’identité. Mais en 2006, nous avons retrouvé une identité. Les barricades ont été élevées précisément dans les espaces publics des gens, là où la lutte a lieu. Il ne s’agit pas d’aller prendre le Zócalo 2, et tous ces espaces qui appartiennent à tous et qui ne sont à personne, mais de prendre ta propre rue, ton propre quartier. Contrairement à ce que pensent certains, les barricades ne furent pas seulement un instrument de confrontation physique, c’est la vision militaire des barricades considérées comme moyen de défense. Elles ont joué ce rôle les premiers jours, mais au cours du processus qui a duré plus de deux mois, les barricadiers se sont reconnus comme égaux. Nous fraternisions, nous partagions le même désir d’un monde meilleur. Cette identité est devenue plus puissante que les relations antérieures, celles d’amitié ou de voisinage, de commère ou de compère. Je le dis comme je l’ai senti, moi qui ai participé à une barricade. Les barricades recomposent les relations de tous les participants : là où il

ment à l’argent ou, si l’on veut, à la pensée du grand marchand capitaliste ? Nous sommes amenés à penser notre rapport à ce qui existe, au mode de communication dominant, que nous connaissons et subissons, en terme de rupture. Il n’est plus question d’avant-garde mais de critique réelle s’appuyant sur un mode de vie, sur un savoir-vivre : opposer à la pratique purement marchande une pratique sociale autre. C’est dans cette optique de la rupture que nous sommes conduits à reconnaître la résistance et la lutte des peuples originaires, qui défendent becs et ongles leurs pratiques sociales contre l’envahissement désastreux de l’activité marchande. Dès le début du xixe siècle, les anarchistes mexicains comme Ricardo Florès Magon, qui a rendu hommage à la révolte victorieuse des Yaqui, ou bien européens comme Traven (se reporter par exemple à son récit La révolte des pendus) se sont sentis solidaires des révoltes indiennes.

y avait des amis, nous trouvons des opposants ; là où il y avait des voisins avec lesquels nous nous disputions, nous rencontrons des alliés. Cette identité nouvelle née de la défense du territoire est fondée sur une base plus consciente : ces rues et ces passages sont nôtres et nous les défendons.(...) En nous attaquant, le gouvernement a provoqué un changement dans les consciences, il a mis fin à bien des préjugés, qui étaient comme des barrières entre nous. Les mères de famille et les chavos banda (les jeunes des bandes), les homosexuels et les prolos, tous se sont reconnus égaux. Les barricades ont aidé à ce processus de libération, parce que sur les barricades nous n’avions pas d’autre alternative que de confier la défense de notre vie à celui qui est à nos côtés. C’est là que la petite dame se rend compte que son allié n’est pas seulement sa voisine, mais un jeune de la rue, un homosexuel, un travailleur ou un maître d’école. Le besoin d’autodéfense a fait tomber les hauts murs des préjugés. C’est, je crois, quelque chose qui reste. C’est une base consciente, surgie de l’expérience, à partir de laquelle peut se reconstruire notre mouvement. »

*Les citations des militants mexicains David Venegas et Rubén Valencia sont extraites de leur discussion avec Georges Lapierre publié dans La voie du jaguar, éd. L’Insomniaque.

1. Quartiers populaires de la ville d’Oaxaca.

2. Place principale du centre-ville.

Un territoire commun à défendre

Il ne s’agit pas seulement d’une rupture individuelle. Dans la situation où nous nous trouvons, le rejet du monde du travail reste le plus souvent limité à l’individu ; c’est toujours mieux que rien, mais cela reste l’expression de notre impuissance : ne pas trouver de réponse collective à la misère sociale dans laquelle nous sommes jetés. De la caatinga du Nord Est brésilien aux Mers du Sud, des quartiers Nord de Marseille à Tepito, quartier bravo de Mexico, tout commence par la conquête, la reconquête ou la défense d’un territoire. Dans Oaxaca insurgée, les barricades avaient pour fonction principale de marquer un territoire, que les gens du quartier défendaient contre l’intrusion des caravanes de la mort. Marquer et défendre son territoire, c’est, dans le même mouvement, se reconstruire comme collectivité en rupture avec l’État. Il n’y a pas d’autonomie s’il n’y a pas un espace, un territoire où exercer cette autonomie.

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Le territoire est l’enjeu de la guerre sociale. En France, l’État va jusqu’à s’emparer des cages d’escalier pour aboutir au désert social que nous sommes en passe de connaître, car c’est bien de cela dont il s’agit quand la société a perdu tous ses espaces au profit de l’État et des marchands. L’urbanisme est la conquête et le contrôle de la ville par l’État. Au Mexique, les Indiens zapatistes du Chiapas, les Indiens tzeltal, tzotzil, mam, zoque, chol, tojolabal, et nous pourrions ajouter les Indiens « métis », ont agrandi leur territoire et du même coup renforcé leur autonomie politique et sociale. Dans l’État d’Oaxaca, dans le Guerrero, dans le Michoacán, et dans bien d’autres parties du Mexique, à travers la défense et la reconquête de leurs territoires, les peuples originaires défendent en fait leur mode de vie, une pratique sociale reposant sur l’activité commune et le consensus. Face à l’impérialisme du monde marchand, l’autonomie des peuples n’est jamais acquise. N’oublions pas que, dans une société traditionnelle, le marchand est l’étranger, celui qui ne respecte pas les règles du jeu social des échanges réciproques. Et voilà que cet être qui se trouvait en marge de la société est en passe de conquérir la planète ! Sa conquête s’accompagne de l’affaiblissement, de la décomposition, de la désagrégation et de l’extermination des sociétés traditionnelles, elle s’accompagne de la fin des droits collectifs au profit du droit privé, du droit de l’individu qui s’est mis volontairement en marge de la vie sociale, de l’individu réduit à son ego. Dans la plupart des États du Mexique, le lien n’est pas totalement rompu entre la campagne, où existe encore une culture paysanne, plongeant ses racines dans le passé préhispanique (la culture des communautés et des villages), et les quartiers pauvres des villes où les relations de voisinage sont encore fortes. Le Mexique d’aujourd’hui rappelle par bien des côtés la France de la Commune de Paris, où l’exode Suite p. 12

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la caravane « El Sendero del Jaguar »* David : « Nous avons pris l’initiative d’aller à la rencontre de ces Autres Mondes qui, dans notre territoire, sont envahis par les multinationales. Le 5 mai 2008, une caravane de femmes, d’hommes et de jeunes du mouvement social d’Oaxaca a quitté la ville d’Oaxaca pour se rendre dans cinq communautés de la région de l’isthme de Tehuantepec, Jalapa del Márquez, San Blas Atempa, Juchitán de Zaragoza, Zanatepec et Benito Juárez Chimalapas, ainsi que dans le quartier Yagay, à Tlacolula de Matamoros, dans les vallées centrales. Les vieux camions jaunes et les trois camionettes déglinguées qui ont abandonné ce matin-là le siège de la Section 22 n’ont guère attiré l’attention de l’opinion publique ou du mouvement social. (...) Ils ont visité tous les lieux de l’isthme où existe une résistance sociale aux grands projets transnationaux. Ce sont des projets destructeurs non seulement de l’environnement mais de toute vie sociale digne de ce nom. (...) Bientôt l’échange marchand aura détruit tout autre forme d’échange, il aura détruit en fin de compte toute forme de vie sociale réelle, où l’échange reste un moment de conscience de chacun, l’art de donner, la guelaguetza, l’art du don et de la réciprocité. (…) La communalité, comme concept, représente la résistance d’un mode de vie en opposition à un autre concept, celui de « développement », inhérent au modèle dit occidental. Ces poches de résistance ont contre elles toute la puissance de l’État.

L’isthme de Tehuantepec a toujours attiré l’intérêt et la convoitise des marchands. (...) Entre deux océans, l’océan Pacifique et l’océan Atlantique, c’est une zone riche en biodiversité, en minerais, en eau et en vent. Cette richesse fait le malheur de ses habitants. L’appropriation de leurs ressources et de leurs terres les jette dans une dépendance absolue à l’égard du monde capitaliste. (…) L’objectif des caravanes est peut-être de se nourrir de la spiritualité des peuples en résistance, c’est elle qui donne son contenu au soulèvement pour l’autonomie. Les peuples des colonias ont retrouvé la mémoire d’une convivialité encore proche et avec elle tous les automatismes de la vie communautaire. Avec la caravane El Sendero del Jaguar, les jeunes sont partis à la recherche de leurs racines, d’une pensée qui donnera un contenu à leur rébellion. (…) Suivre le sentier du Jaguar (dans l’imaginaire des peuples méso-américains), c’est remonter à la source de l’être, à la source d’une culture ou d’une civilisation, retrouver la mémoire du point de rupture où nous nous inventons hommes. (…) Dans un de ses textes du Chiapas, Jean-Pierre Petit-Gras (…) se pose la question : “Peut-on imaginer que nous soyons capables d’aller chercher dans notre histoire, dans la culture de nos anciennes et de nos anciens, dans nos langues, dans nos paysages, les raisons ou les moyens de retisser les liens solides, de résister, de cesser d’avoir peur ?” »

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des campagnes vers les villes minières ou industrielles s’accompagnait encore d’une vie sociale. En dehors du virus « providentiel » H1N1, l’État mexicain (comme tous les États, pensons à ce qui se passe dans nos banlieues) a recours à un vieux procédé, qu’il appelle par euphémisme « l’économie souterraine », entendons le trafic de la drogue. La prohibition de la drogue sur le modèle de la prohibition de l’alcool aux États-Unis au début du xxe siècle permet le contrôle d’une population rebelle par des gangs de marchands « hors la loi » issus de cette même population. Au Mexique, la violence organisée et conjointe de l’État et des cartels de la drogue s’ajoutant à celle, moins spectaculaire mais tout aussi réelle, des pratiques marchandes, aboutit à un véritable désastre social. Elle permet aussi à l’État de criminaliser les luttes sociales et, sous le prétexte de la lutte contre la culture et le trafic de l’amapola (opium) ou de la marijuana, l’armée investit les villages et les territoires indiens. Dans cette situation calamiteuse, les Mexicains ne se contentent pas de rester sur la défensive, ils résistent et ils s’inventent aussi une vie sociale, ils cherchent à renforcer ou à reconstruire celle qui existe en lui donnant une autre dimension. Certains leaders indiens parlent de « la reconstruction éthique des peuples », d’autres, d’un renforcement entre les luttes urbaines métisses et la lutte pour l’autonomie des peuples indiens. Ils intitulent une rencontre entre les jeunes des colonias d’Oaxaca

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et les villages en lutte « Régénération de notre mémoire ». En 1996, à l’initiative des zapatistes, s’est constitué le Congrès national indigène, dont les réunions à intervalles réguliers ont permis aux peuples originaires, qui s’ignoraient mutuellement, de se rencontrer et de s’allier. Il s’agit de sortir du ghetto culturel ou idéologique dans lequel nous nous enfermons pour s’ouvrir à la reconnaissance des autres. Dans le Guerrero, les municipalités indiennes et un grand nombre de villages se sont réunis en confédération pour mettre en place, selon la coutume, une police et une justice communautaires afin de lutter contre les bandits de grand chemin qui sévissaient dans cette région avec la connivence de l’appareil d’État et des grands propriétaires éleveurs. Les Tlapanèques, les Nahuas, les Mixtèques et les Amuzgos ont ainsi décidé de s’occuper eux-mêmes de leur sécurité avec succès. Dans le même ordre d’idée, de plus en plus de communes ont décidé en assemblée de prendre en charge leur information. à Oaxaca plus de 70 radios communautaires ont ainsi vu le jour. Face au rouleau compresseur de la propagande gouvernementale, elles font entendre, comme Radio Nomndaa, « la Parole de l’eau », la voix des peuples indiens, leur résistance et leur lutte. Dans ce mouvement entre inventions et débâcles, le temps prend une autre dimension, une dimension qui n’est plus celle de l’individu pris dans l’urgence de son insa-


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Les radios communautaires* David : « Ici, à Oaxaca, toute la ville était occupée par le peuple, et [les grands moyens de désinformation] continuaient à prétendre que c’était une lutte entre le gouvernement et quelques personnes de l’opposition. Ce parti pris des grands médias renforce notre conviction : nous devons compter sur nos propres moyens de communication, comme le font les peuples indiens avec leurs radios communautaires. C’est la lutte pour la vie de notre propre culture, de nos propres idées, c’est une bataille idéologique et culturelle. Il ne s’agit pas de dire ce que les auditeurs doivent écouter, comme le font tous les moyens de communication officiels et commerciaux, mais de faciliter un échange, c’est ce que nous avons connu en 2006 avec la radio. Nous pourrions parler dans ce cas d’un mandar obedeciendo (commander en obéissant) zapatiste. Comme nous ne pouvions pas être 800 000 ou un million de personnes décidant tous ensemble dans une grande assemblée, la radio a été le lien entre les gens, le véhicule de la discussion et de la prise de décision. Je le vois ainsi : la radio transmettait une proposition ou une consigne, les gens commençaient à parler, à donner leur accord ou à exprimer leur désaccord, par exemple sur la reprise ou la non-reprise de l’école ; et les leaders devaient obéir, c’est le mandar obedeciendo.

tisfaction, ni même celle d’une collectivité en perdition, mais bien celle de l’histoire des sociétés. Je me souviens d’un Palestinien qui affirmait après le bombardement de Gaza que, de toute façon, ils, c’est-àdire les Palestiniens, allaient gagner cette guerre qui les oppose à l’État israélien, une simple question de temps en somme. Quand les marchands disent que le temps c’est de l’argent, time is money, ils ont parfaitement raison : le temps est effec-

Rubén : Oaxaca était l’État où il y avait le plus de radios communautaires, après 2006, plus de 25 nouvelles radios communautaires ont été installées. Avec ce qui s’est passé, les gens ont compris que les médias ne disent pas la vérité et qu’ils doivent avoir leurs propres moyens de communication et d’information (...). En ville nous ne pouvons pas installer de nouvelles radios à cause du contrôle, mais c’est beaucoup plus facile dans les villages. Si l’assemblée communautaire décide d’installer une radio, elle le fait, bien que la loi ne le permette pas, et il y en a de plus en plus. David : Il faut préciser qu’au Mexique, surtout à partir de la réforme des médias, les radios communautaires sont illégales. Pourtant les communautés qui sont dirigées selon les us et coutumes, c’est-à-dire d’une manière autonome, continuent à en installer ; les radios communautaires sont en augmentation constante. C’est important qu’elles puissent le faire. Dans le contexte que nous vivons, où les agressions sont alimentées par les discours des médias, nous avons appris, comme les peuples indiens, à compter sur nos propres moyens de communication. Autrement, nous ne pourrions pas être aussi inventifs que nous le voudrions, nous serions à nouveau soumis aux intérêts de ceux d’en haut et de leurs médias. »

tivement un rapport social, le temps est une pratique sociale. à l’opposé du temps marchand dicté par les impératifs du commerce et du profit, découpé en tranches et minuté, se trouvent le temps de la disponibilité sociale, le temps de la rencontre et de la fête. Le marchand nous dépossède de notre temps, en cela il nous dépossède d’une pratique sociale somptueuse, qui consiste à prendre le temps de vivre.

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Arenc, le matin des centres de rétention * Par commodité, nous utilisons le terme « Arenc » pour parler du hangar A au poste 68 sur le môle d'Arenc, dans le port autonome de Marseille.

Arenc

le matin des centres de rétention Enquête sur l’enfermement des étrangers à Marseille, de 1963 à 2006

Dans les années 1960, Arenc * est un lieu dont personne ne se préoccupe. Pourtant, c’est dans l’utilisation que l’administration a faite de ce hangar vétuste du port autonome de Marseille qu’ont été rationalisées les pratiques d’expulsion, de refoulement et de reconduite à la frontière des étrangers jugés indésirables. Arenc, c’est l’ancêtre des centres de rétention ; son histoire nous raconte l’avènement de ces lieux d’enfermement finalement banalisés et inscrits dans le droit, réprimant non pas un acte mais un état, celui de ne pas avoir les bons papiers.

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partir des années 1960, la police enferme des étrangers en toute discrétion sur les quais marseillais d’Arenc, afin de les faire embarquer plus facilement dans un avion ou un bateau à destination de leur pays dit d’origine. Lorsque ces activités sont découvertes en 1975, l’affaire de « la prison clandestine » fait grand bruit et une importante mobilisation met en accusation le gouvernement Jacques Chirac 1 alors en exercice. Mais la rétention administrative sera finalement légalisée par le ministre Christian Bonnet en 1980. Elle ne sera jamais remise en cause et certainement pas par les socialistes qui arrivent au pouvoir alors, après s’être pourtant engagés contre Arenc.

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1. Sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing.

Mohamed, celui par qui le scandale arriva

Du 11 au 20 avril 1975, Mohamed Mohamed Cherif, un pêcheur d’origine marocaine en situation régulière, ne donne plus signe de vie à son entourage après avoir répondu à une convocation au service des étrangers de l’Hôtel de police de Marseille. Son avocat s’inquiète : Mohamed est alors en pleine procédure contentieuse contre les autorités consulaires de son pays, qu’il accuse de l’avoir violenté, et un représentant marocain en France l’a déjà ouvertement menacé d’expulsion. Maître Sixte Ugolini, également responsable local du Syndicat des avocats de France (SAF), alerte alors l’opinion en tenant une confé-


Arenc, le matin des centres de rétention

rence de presse, parlant « d’enlèvement » puisque son client n’a « pas été présenté au Parquet au terme de la durée légale de la garde à vue ». Il harcèle l’administration par téléphone et par des visites répétées à la préfecture, et finit par obtenir d’un fonctionnaire, qui préfère garder l’anonymat, un numéro de téléphone. Il le compose et se rend compte qu’« il y avait quelque chose. Le débat fut vif, on me demanda comment j’avais obtenu ce numéro. Je ne savais pas à quoi j’avais affaire, mais je les ai prévenus que je ne lâcherai pas ». Deux journalistes locaux, Alex Panzani de La Marseillaise et Jean-Claude Baillon du Provençal, se saisissent de l’affaire, avertis par l’avocat qui compte secouer le panier de crabes. « Au début, Defferre (le maire socialiste de Marseille) a voulu les faire taire, jusqu’à ce qu’il comprenne que c’était vraiment grave », se souvient Me Ugolini. Finalement, face à l’attention que l’affaire suscite, Moha-

med est relâché juste avant d’être embarqué à Sète. De retour à Marseille, il peut livrer son témoignage. Il raconte alors qu’à l’Hôtel de police, on l’a forcé à signer un document dont il n’avait pas pu prendre connaissance avant d’être enfermé pendant six jours « dans un hangar à la Joliette (un quartier du 2e arrondissement de Marseille) sans savoir précisément ce qui allait se passer 2 ».

2. « Le Marocain “disparu” raconte... », Le Provençal, 20 avril 1975

« D’étranges

mouvements de fourgons »

C’est grâce à Latif 3 qu’un hangar sur les quais d’Arenc est identifié comme étant l’endroit où Mohamed, et bien d’autres, ont été et sont toujours retenus. Le 15 avril 1975, alors qu’il aurait dû repartir libre après l’audience où il était jugé pour une petite affaire de droit commun, Latif est embarqué dans un fourgon de police au seuil du Palais de Justice, sous les yeux de

3. Le prénom a été changé. Voir plus bas, l'article « Celui qu'on expulse de tout », p. 25.

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Arenc, le matin des centres de rétention Une des premières photos parue dans les journaux, prise par des journalistes en planque, le 19 avril 1975.

4. Une prison clandestine de la police française, Alex Panzani, Maspero, 1975.

5. « La politique des camps d'internement » , Benjamin Stora, L’Histoire n° 140, janvier 1991, <http://www. ldh-toulon.net>

6. Le Front de libération nationale était un parti socialiste créé en 1954, luttant pour l'indépendance de l'Algérie.

7. Le « Comité inter mouvement auprès des évacués » (Cimade) est créé en 1939 et s'engage dans la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1984, une convention passée avec le gouvernement fait de la Cimade la seule association habilitée à intervenir en centre de rétention, fournissant aux retenus une assistance juridique et humaine. Récemment, par le décret du 22 août 2008, le ministère de l'Immigration a lancé un appel d'offre pour trouver d'autres intervenants et ainsi briser la vue d'ensemble et la capacité de dénonciation dont disposait l'organisation.

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ses parents venus le chercher. Se doutant d’un problème, ils avertissent Me Ugolini et suivent le fourgon jusqu’aux barrières du port autonome. C’est désormais certain, le lieu d’enfermement se situe sur les quais d’Arenc. Me Ugolini poursuit l’enquête : « Certains de mes clients d’origine étrangère évoquaient un curieux endroit sur les quais dont ils avaient entendu parler, et des dockers me disaient avoir remarqué d’étranges mouvements de fourgons. » Grâce à la médiatisation de l’histoire de Mohamed, d’autres parents de personnes enfermées dans le hangar se manifestent. En planque, dans la matinée du 19 avril 1975, Alex Panzani, Alain Dugrand de Libération et le vice-président du SAF François-Noël Bernardi réussissent à photographier plusieurs Marocains transférés du hangar jusqu’au bateau les renvoyant dans leur pays d’origine. Publiés dans la presse, les clichés sont la preuve ultime de l’institutionnalisation d’une pratique dont Mohamed et Latif ne sont pas les seules victimes. Par la suite, de nombreux autres cas d’enfermement arbitraire seront médiatisés. Une prison pas si clandestine

Une partie de la presse ainsi que les personnes mobilisées pour dénoncer l’affaire prennent dès lors l’habitude de parler d’Arenc comme d’une « prison clandestine ». Clandestine aux yeux des individus certes, mais pas pour l’administration. En effet, le fonctionnement d’Arenc n’échappe pas aux autorités ; et ce n’est pas seulement le fait de quelques fonctionnaires zélés. En 1963, le bâtiment a fait l’objet d’une transaction entre le propriétaire des murs, la Chambre de commerce et d’industrie de 8. « Entre répression policière et prise en charge sanitaire et sociale : le cas du centre d’assignation de Larzac (1957-1963) », Marc Bernardot, Bulletin de l’IHTP n ° 80, 2004.

Marseille, et le ministère de l’Intérieur 4. Son existence est connue jusqu’aux sommets de la hiérarchie, et son fonctionnement encadré par de hauts responsables. Lorsque le scandale éclate et qu’on demande à l’administration de rendre des comptes, le préfet des Bouches-du-Rhône Pierre Somveille assume ainsi publiquement l’utilisation du hangar en déclarant prendre « l’entière responsabilité des mesures concernant les étrangers dans les Bouches-du-Rhône ». L’emprisonnement à Arenc n’est régi par aucune loi, aucun règlement public ; aucune procédure officielle ne semble exister pour conférer à d’autres autorités que celle du ministère de l’Intérieur un droit de regard sur ce qui s’y passe. Ainsi, pendant une décennie, pas de magistrats, pas d’avocats, pas de bénévoles, pas de journalistes : personne pour restreindre le pouvoir discrétionnaire de la Préfecture en matière d’enfermement des étrangers, personne pour porter un regard sur les pratiques mises en œuvre. Même dans les « camps d’assignation à résidence surveillée » 5, où étaient maintenus les étrangers suspectés de soutenir le FLN 6 pendant la guerre d’Algérie entre 1958 et 1962, l’administration faisait l’objet d’un contrôle de la part des élus locaux, des journalistes et d’associations telles que la Croix-Rouge et la Cimade 7. La différence entre un camp comme celui du Larzac, « l’un des plus importants camps dans les annales françaises de l’internement administratif  8 », et Arenc, c’est la discrétion. Le camp du Larzac ne pouvait échapper à une vigilance extérieure, étant donné sa visibilité sur le territoire et l’impact important sur son environnement, en termes économiques et policiers. Arenc, à l’inverse, s’installe et fonctionne sans faire parler de lui. L’inauguration se fait en catimini avec le commissaire d’arrondissement, et le port autonome offre une enceinte sécurisée où, encore aujourd’hui, on ne peut entrer que muni d’une autorisation. Pour plus de discrétion, les CRS qui s’occupent dans un premier temps de la surveillance sont remplacés en 1969 par les agents de la police aux frontières (PAF) 9. Pas de bar9. Une prison clandestine de la police française, op.cit.


Arenc, le matin des centres de rétention 10. « Pour faire des crânes », CQFD n°35.

belés, pas de baraques, rien n’est visible de l’extérieur. Seul un escalier surplombé par une sorte de mirador où un agent surveille les allées et venues sans se faire remarquer pourrait laisser penser que ce hangar-là n’est pas tout à fait comme les autres. Préfigurant les choix qui seront faits par la suite pour la construction des centres de rétention administrative (CRA), l’architecture du hangar permet isolement et discrétion par rapport au reste de la population. D’ailleurs, lorsqu'en 2006 le CRA de Marseille est transféré du port au quartier du Canet, le projet de construction explique qu’il s’agit de ne perdre aucun des avantages qu’offraient le vieux hangar : « Le but est de ne rien montrer, de ne rien démontrer puisqu’il n’y a rien à voir, rien de visible y compris depuis l’autoroute dont nous avons affranchi les vues en créant une rangée de cyprès en complément de la barrière végétale existante 10. » Si la disposition des locaux permet aux forces de l’ordre d’effectuer tranquillement leurs missions de garde et de transfert, les policiers ne peuvent cependant agir totalement seuls : il leur faut entrer en contact avec la Justice, notamment lorsqu’il s’agit de préparer l’expulsion d’un étranger considéré comme délinquant. La mise en œuvre de la double peine – le fait d’assortir une condamnation judiciaire d’une interdiction du territoire et d’une expulsion – est courante alors, et souvent des plus cavalière. Parfois, alors même que l’étranger n’a pas encore été condamné pour l’infraction dont on le suspecte, et bénéficie donc d'une liberté provisoire, la police vient le chercher à la sortie de l’audience. Elle l'enferme à Arenc le temps que soit rédigé un arrêté d’expulsion à son encontre et qu’on le renvoie dans son pays d’origine. C’est ce qui est arrivé le 4 avril 1975 au jeune Salah, qui est cependant parvenu à revenir clandestinement en France après un passage à Arenc et un retour en Algérie. Il se présente alors au juge un mois plus tard pour lui expliquer que c’est à cause de la police qu’il n’a pas pu se présenter au commissariat pour son contrôle judiciaire, dans le cadre d’une affaire de détention de pétards 11... D’autres étrangers sont tout 11. « Graves rebondissements dans l'affaire de la prison clandestine », Alex Panzani, La Marseillaise, 29 avril 1975.

simplement remis à la police à leur levée d’écrou, pour une « vérification administrative », qui se termine dans un bateau. Selon le magistrat Louis Bartolomei, « toute la magistrature n’était pas au courant, mais le juge d’application des peines devait savoir (...) Un jour, un auditeur de justice [un élève de l’école nationale de la magistrature] en stage auprès d’un juge d’application des peines nous a parlé d’Arenc lors d’une réunion, comme si de rien n’était. Il s’y était rendu mais ne savait pas que nous n’étions pas au courant. C’est comme ça que j’ai appris l’existence de cet endroit ». L’affaire provoque des remous dans le petit monde judiciaire marseillais mais, au sommet, la discrétion reste de mise. Le ministre de la Justice, Jean Lecanuet, préfère laisser aux bons soins de Michel Poniatowski, alors ministre de l’Intérieur, le règlement de cette affaire, qui relève pourtant du respect des libertés, mission confiée à l’autorité judiciaire par l’article 66 de la Constitution de 1958.

L’emprisonnement à Arenc n’est régi par aucune loi, aucun règlement. Mais ces magistrats n’étaient les seuls à connaître les pratiques policières menées à Arenc. Dans l’historique présenté sur son site internet, l’Association pour le développement des relations intercommunautaires à Marseille (Adrim) affirme avoir pris en charge « la gestion du centre de rétention d’Arenc » dans les années 1960 12. L’Adrim a été fondée en 1950 sous l’appellation d’Aide aux travailleurs d’outre-mer (Atom) afin de

12. <http://www.adrim.fr>

Panneau de signalisation près du hangar 15, publié dans La Criée.

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Arenc, le matin des centres de rétention

13. Rapport sur l'association Atom et le centre de pré-formation de Marseille, Albano Cordeiro, 1970. 14. Ibid.

remédier aux « difficultés d’insertion de la population nord-africaine primo-arrivante à Marseille ». Sous la houlette de Louis Belpeer, un universitaire chrétien, l’Atom crée sur la ville un vaste réseau de travail social qui devient incontournable avec le temps, jusqu’aux années 1980 où l’association se

Leur destin est entièrement placé entre les mains de l’administration et leur quotidien dans celles de la police. fait épingler pour sa gestion des subventions étatiques, jugée trop opaque par la Cour des Comptes. Elle est alors refondée sous le nom d’Adrim, abandonne son fonctionnement paternaliste et perd sa mainmise sur les activités sociales auprès des étrangers. Outre la création de foyers et la mise en place de formations « d’initiation à la vie moderne » 13, l’Atom est impliquée dans le fonctionnement d’Arenc. Les personnes contactées ayant travaillé pour l’Atom, peinent à se souvenir des activités de l’association sur les quais. Plusieurs paraissent même étonnées d’apprendre le lien de l’Atom avec Arenc, pourtant lisible en toutes lettres sur internet. « Je crois qu’il y avait une de nos antennes sur les quais, mais celui qui s’en occupait est décédé », raconte, hésitante, une salariée de l’Adrim qui travaillait déjà du temps de l’Atom. En effet, un rapport stipule que « l’accueil » des migrants faisait partie des

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Salah Berrebouh avec son avocat.

missions de l’Atom qui avait « deux “antennes” à la gare et au port avec un service de “premiers secours”, de renseignements et de réglementation » 14. Dommage que Louis Belpeer soit aujourd’hui disparu, car il en savait manifestement davantage. Dans un entretien inédit réalisé à l’occasion d’une recherche sur l’histoire de son association, cet ancien dirigeant de l'Atom revient sur son expérience des années 1960. Dans le cadre de sa mission d’accueil, il lui arrivait de s’occuper d’étrangers qui, ne disposant pas des documents nécessaires pour entrer sur le territoire, étaient maintenus sur le port pour permettre leur renvoi direct. Cette fonction ne semblait pas le déranger plus que ça, jusqu’au jour où l’on commença à amener sur le port des personnes qui résidaient déjà en France, mais auxquelles on refusait le maintien sur le territoire. Racontant l’histoire d’une vieille femme algérienne débarquant à Marseille pendant la guerre pour se recueillir sur la tombe de son fils, il évoque « le frigo » où la police comptait la mettre car « elle n’avait pas de papiers ». « Le frigo, explique-t-il, c’était un hangar qui servait de zone de transit. Moi j’ai géré un de ces frigos avec du personnel, jusqu’au jour où on a mis des expulsés et plus seulement des non-admis ». à partir de ce changement de fonction du lieu, il raconte avoir refusé de collaborer : « J’ai dit au préfet : “Moi je ne fais pas le flic. Mettez des services de police, moi je ne fais pas ce métier-là”. » La vie à Arenc : « Ni drame, ni mystère » ? Selon des témoignages de retenus, les conditions de vie et d’hygiène dans le hangar d’Arenc étaient plus que précaires. Aucun suivi juridique de leur dossier n’était assuré et ils ne connaissaient ni les raisons ni la durée de leur enfermement ; leur destin est entièrement placé entre les mains de l’administration et leur quotidien dans celles de la police. Le premier témoignage diffusé par la presse sur le fonctionnement intérieur d’Arenc fut celui de Mohamed, lors de sa libération : « Dans ce hangar, dont les fenêtres étaient grillagées, il y avait 50 à 60 per-


Arenc, le matin des centres de rétention

Plan reconstitué à partir de témoignages, qui servit au juge Loques.

sonnes, dont deux femmes. Les conditions d’hygiène étaient presque inexistantes. Le hangar était muni de lits superposés. Deux fois par jour, on nous apportait un repas composé d’une boîte de sardines, de deux œufs, de fromage et de pain ; six ou sept policiers en uniforme nous gardaient toute la journée 15. » Par la suite, d'autres témoignages corroborèrent ces descriptions. Certains étrangers, qui ne savaient même pas où ils avaient été enfermés, reconnurent le lieu de leur détention grâce aux témoignages parus dans la presse et vinrent raconter leur histoire à leur tour. Selon un communiqué du ministère de l’Intérieur daté du 22 avril 1975, pas moins de 3 299 étrangers passèrent par Arenc en 1974 (70% de non-admis, 16% d’expulsés, 9% de refus de séjour et 5% de clandestins) 16. Dans cette déclaration, le ministre de l’Intérieur reconnaît implicitement que le confort du centre n’a pas été la préoccupation primordiale de ses services, mais assure, grand prince, que « des crédits vont être dégagés pour améliorer les conditions d’hébergement de ce centre 17 ». Cependant, jusqu’à son abandon en 2006, Arenc restera un centre de rétention des plus critiqués, 17. Une prison clandestine de la police française, op.cit.

en particulier par le Comité européen pour la prévention de la torture qui lui consacre un accablant rapport en 1996. à son arrivée au hangar, l'étranger est d’abord emmené dans les bureaux de la PAF pour être ensuite désinfecté à la bombe aérosol dans ce qui tient lieu d’infirmerie. Les locaux de détention sont divisés en cinq compartiments. Le plus grand, réservé aux « Africains », ne dispose même pas d’un lavabo. D’ailleurs, le centre n’est équipé d’aucune douche. Un autre est destiné aux « non-admis », ceux qui n’ont pas même eu le temps de fouler le sol français, pris aux contrôles douaniers, faute de documents nécessaires à leur entrée. Dans un troisième local sont détenus les futurs expulsés ; ils y sont parfois enfermés avant même que la mesure ne soit formellement prise. Un compartiment est réservé aux « isolés », catégorie dont personne n'a jamais su ce qu'elle recouvrait exactement. Enfin, les femmes et les enfants sont séparés des autres prisonniers. L’hiver est glacial dans ce hangar exposé au vent, avec un système de chauffage rudimentaire. Chaque personne ne dispose que d’une couverture, « particulièrement crasseuse et

15. « Le Marocain “disparu” raconte... », op.cit.

16. « Piteuses explications de M. Poniatowski », La Marseillaise, 23 avril 1975.

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Arenc, le matin des centres de rétention Manifestation devant le port autonome de Marseille, le 9 avril 2000.

18. Ibid.

19. « Un immigré “hébergé” au Centre d'Arenc tente de se suicider », Jean-Claude Baillon, Le Provençal, 29 avril 1975.

puante », où la vermine prolifère, selon des descriptions faites par un ancien pensionnaire dans les années 197022. Il est difficile, voire dangereux, d’essayer de quitter cet enfer. En 1969, un homme tente de s’échapper mais, poursuivi, il se tue en s’écrasant sur une verrière. En 1975, un jeune Espagnol prend lui aussi beaucoup de risques pour se faire la belle. Passé à travers une lucarne, il survit malgré d’importantes coupures. Des actions de résistance collective ont également lieu. En février 1975, selon des témoignages de policiers, des Africains détenus depuis plusieurs semaines incendient leurs matelas. Les autres personnes enfermées prennent part à leur révolte et des CRS sont appelés en renfort 18. Malheureusement, les tentatives de suicide sont déjà monnaie courante. Alors que le ministre de l’Intérieur vient d’assurer qu’à Arenc, il n’y a « pas de drame, pas de mystère », un jeune homme s’y ouvre les veines avec une boîte de sardines 19. Après un bref passage à l’hôpital, encore sous le choc, il est rapidement embarqué sur un bateau partant pour l’Algérie. Dans les trois mois qui suivent, deux autres détenus tentent de se suicider de la même façon. Si, aujourd’hui, les conditions de vie en centre de rétention ne sont plus aussi dures qu’elles ne l’étaient à Arenc, révoltes et automutilations sont encore des réactions fréquentes à l’enfermement. Nous ne referons pas ici l’historique de toutes les luttes et les actes de résistance menés par les

étrangers enfermés, mais nous les gardons à l’esprit : le problème posé par l’existence des CRA n’est pas une question de forme. Qu’ils soient infestés de vermine ou dotés de Playstations, les CRA privent de liberté des milliers d’individus au vu de simples données administratives. à la fin du mois d’avril 1975, plusieurs personnalités politiques, tels que le député communiste Jacques Billoux et la conseillère régionale des Bouches-duRhône Jeanine Porte, demandent officiellement au préfet, combien de centres de ce genre compte la France, et qui en a eu l’initiative. Ils n’obtiendront jamais de réponse 20. Toutefois, il devient clair à cette époque que le dépôt de la préfecture de Police à Paris remplit les mêmes fonctions que le centre d’Arenc, auquel il est explicitement assimilé dans un texte rédigé en 1978 par les ministres de l’Intérieur et de la Justice : « Dès l’entrée en vigueur de la présente instruction, ni le centre d’Arenc ni le dépôt de la préfecture de police ne devront être utilisés comme centres d’hébergement d’étrangers en instance de départ. » Du secret à la banalisation Les explications fournies officiellement par la Préfecture et le ministère de l’Intérieur, d’abord tâtonnantes, sont étonnamment proches de celles qui fondent aujourd'hui l’acceptation publique des centres de rétention administrative. Centre d’hébergement et non pas prison, Arenc serait avant tout l'outil dont la République a besoin pour appliquer ses lois relatives à l'immigration. Pas d’idéologie, pas de jugement de valeur, pas de procès d’intention : ces étrangers ont violé les règles, voilà pourquoi ils sont enfermés. Ainsi, les pouvoirs publics rompent, au moins dans l’argumentaire employé, avec l’internement administratif fondé sur la loi du 12 novembre 1938. à l’époque, l’enfermement des personnes était justifié par le danger potentiel qu’elles représentaient pour la nation au yeux du pouvoir, dans un contexte de xénophobie rampante et de guerre où il n’était pas difficile à la France de se figurer des ennemis. 20. « Graves rebondissements dans l'affaire de la prison clandestine », op. cit.

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Arenc, le matin des centres de rétention

21. « Les détentions arbitraires seraient pratiquées à Marseille », Le Monde, 20 avril 1975.

Lorsque, à partir des témoignages de Mohamed et Latif, les associations et la presse commencent à parler d’un « centre parallèle » sur les quais du port autonome de Marseille, la Préfecture se veut rassurante : pourquoi un tel affolement autour d'un simple « centre d’hébergement » 21 ? Rapidement, l’affaire ne désenflant pas, c’est au ministère de l’Intérieur de prendre le relais : « Il n’existe pas à Marseille de prison clandestine ni de centre de détention mais un centre de transit 22. » Afin de prouver que l’administration sait ce qu’elle fait et ne séquestre pas arbitrairement n’importe quel étranger qui passerait dans le coin, une liste des situations dans lesquelles les individus peuvent se retrouver à Arenc est largement diffusée 23. Officiellement, trois catégories de personnes sont concernées : celles qui sont arrivées de leur pays sans remplir les conditions pour être admises en France, celles qui se sont maintenues sur le territoire en situation irrégulière, et celles que l’on veut expulser, après une condamnation notamment. Michel Poniatowski insiste : les étrangers ne sont pas détenus mais « hébergés » – hébergés par des policiers armés dans un cadre agréablement barbelé. Il assure également que la majorité des personnes n’y séjourne jamais plus de deux jours 24, ce qui fait tout de même 24 heures de détention arbitraire ; on peut se demander ce qu’il advient des autres. Rapidement, l’administration locale décide de faire face à la polémique en reconnaissant l’existence du centre et en la légitimant au nom du maintien de l’ordre public : enfermer pour préparer l’expulsion d’un individu ayant enfreint les règles françaises. Afin d’illustrer le bien-fondé de cette argumentation, le préfet prend l’exemple d’un « ressortissant d’Afrique noire » qui, condamné pour violence, devait être expulsé. Laissé en liberté, il se fait arrêter plus tard pour homicide volontaire. L’homme, souffrant de pathologies psychiatriques, est interné et pris en charge par l’Aide sociale. Le préfet conclut logiquement : « Je pense que ce cas démontre bien que, si l’on veut sauvegarder l’ordre et la tranquillité publique, il faut conserver sous surveillance adminis24. « Le ministre de l'Intérieur : “Il n'y a rien à cacher” », Le Provençal, 29 avril 1975

25. Déclaration du préfet de la région Provence-Côte d'Azur Pierre Somveille devant le Conseil général des Bouches-du-Rhône le 30 avril 1975.

trative les étrangers 25. » On perçoit bien ici la mise en œuvre de la fameuse rhétorique du fait divers, lorsqu’un événement dramatique est utilisé pour stigmatiser une catégorie de personnes avec lesquelles le « coupable » aurait un point commun. Ce mécanisme permet alors de justifier la mise en place de mesures répressives à l’encontre de toute une population suspectée de déviance.

22. Communiqué du ministère de l'Intérieur, 22 avril 1975.

« Hébergés » par des policiers armés dans un cadre agréablement barbelé. Pour dédramatiser la situation, il est également important pour l’administration de donner une impression de continuité dans les pratiques de gestion des flux migratoires : Arenc n’est pas un dispositif d’enfermement d’un nouveau genre, c’est juste une disposition sans conséquence de large portée, destinée à faciliter le travail de la police et le respect de la loi. D’ailleurs, « avant la création du centre d’Arenc, les modalités d’expulsion étaient exactement les mêmes. Mais de grandes difficultés ont été rencontrées pour cet hébergement depuis l’accession à l’indépendance des pays du Maghreb et d’Afrique. C’est pour faire face à cette nouvelle situation qu’un centre a été créé à Marseille, d’où partent les navires vers l’Afrique 26 ». Ainsi, selon le préfet, loin d’être le fruit d’un projet à grande échelle inscrit dans la durée, Arenc n’est qu’une réaction des autorités pour faire face à une situation nouvelle. Et, à l’époque, personne n’insiste pour étendre à d’autres régions des centres du même type. Ce sont les années 1980 qui verront se développer sur le territoire un véritable réseau de centres de rétention. La droite aura préparé le terrain à la gauche, arrivée alors au pouvoir, en légalisant la rétention administrative.

23. Ibid.

26. « Le “centre d'hébergement” d'Arenc a été visité par le magistrat chargé d'instruire une plainte pour détention arbitraire », Le Monde, 31 mai 1975

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Arenc, le matin des centres de rétention

Reportage « Geôles de Marseille », paru dans La Marseillaise, 20 août 1998.

29. L'ordonnance n°452658 du 2 novembre 1945 est la base de la législation applicable aux étrangers en France, bien que de nombreuses modifications lui aient été apportées depuis. Ce texte a été adopté après la Seconde Guerre mondiale afin de se doter d'une structure juridique cohérente en matière de droit des étrangers, au moment où la question migratoire devient un véritable enjeu national pour la reconstruction et la repopulation de la France. Dans la même perspective, la création de l'Office national d'immigration est censée donner à l'Etat le monopole de l'introduction de main d'œuvre étrangère dans le pays, auparavant prise en charge par le patronat à travers la Société générale de l'immigration.

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La voie de la légalisation Selon le SAF, soutenu par des syndicats ouvriers et des magistrats, toute personne enfermée à Arenc, même si sa situation entre dans les catégories énumérées par le ministère de l’Intérieur, est victime de détention arbitraire au regard de la loi, car elle a été enfermée plus de 24 heures sans contrôle de l’autorité judiciaire 27. Plusieurs plaintes pour « détention arbitraire » sont déposées dès le mois d’avril 1975, notamment par Salah. Elie Loques, le doyen des juges d’instruction de Marseille, chargé des plaintes pour détention arbitraire, perquisitionne le hangar le 29 mai 1975, armé d’un plan dessiné par des sources officieuses, ne faisant certainement pas confiance à la visite guidée de la police 28. Sa démarche semble plutôt prometteuse : convaincu que les mises en détention à Arenc sont irrégulières, il veut inculper le préfet et les policiers. Mais, pour cela, il doit avoir l’accord du Conseil constitutionnel, étant donné la qualité des personnes qu'il compte poursuivre. Le parquet met alors tout en œuvre pour faire obstruction aux décisions du magistrat, et, malgré quelques tentatives de résistance du juge Loques, la brûlante affaire finira aux oubliettes des dossiers gênants. 28. « Perquisition du juge d'instruction au “centre” d'Arenc », Alex Panzani, La Marseillaise, 30 mai 1975.

Devant faire face dans l’urgence à la découverte d’Arenc, l’administration prétend tout d’abord que l’ordonnance de 1945 29 lui donne le pouvoir d’utiliser un tel endroit pour faciliter l’éloignement des étrangers indésirables. Mais si ce texte parle de l’assignation à résidence dans son article 28, il n’évoque pas la possibilité d’une mise en détention. La pirouette ne peut pas durer, et le gouvernement doit alors créer les conditions juridiques nécessaires à l’acceptation générale de l’existence d’Arenc et de la rétention administrative des étrangers en général. En 1978, les ministres Christian Bonnet et Alain Peyrefitte entament la légalisation d’Arenc. Par la publication d’une « instruction », qui n’implique pas de discussion au Parlement, ils cherchent à éviter d'éventuels levers de bouclier. à cette occasion, le gouvernement tente de donner une base juridique aux pratiques d’enfermement des étrangers, en distordant les textes existants d'une façon plus élaborée que ce qui avait été entrepris avec l’ordonnance de 1945. Les ministres se fondent sur l’article 120 du Code pénal établissant les sanctions applicables aux directeurs de prison qui accepteraient un détenu sans mandat ou, « quand il s’agira d’une expulsion ou 27. « Nouvelles preuves de l'illégalité du centre de Marseille », L'Humanité, 24 avril 1975.


Arenc, le matin des centres de rétention

30. « M. Poniatowski justifie l'existence du centre d'Arenc », Le Monde, 26 novembre 1978.

d’une extradition, sans ordre provisoire du gouvernement ». Selon la subtile analyse ministérielle, ce texte est la preuve que le droit français autorise la mise en détention des étrangers en voie d’expulsion. Les lois de la République ne semblent jamais aussi utiles que lorsqu’elles sont interprétées à dessein. Mais alors, pourquoi ne pas fermer Arenc et mettre tous les clandestins en prison ? Non, car au-dessus de nous veillent des humanistes. Michel Poniatowski explique ainsi « qu’en vertu de l’article 120 du Code pénal, nous pourrions mettre ces étrangers en maison d’arrêt. Mais pour que leurs conditions ne soient pas trop pénibles, nous les envoyons au centre d’hébergement d’Arenc 30 ». Par cette savante entourloupe juridique, le gouvernement réécrit l’histoire : Arenc a été créé pour éviter la prison aux étrangers. L’objectif de cette justification bricolée est finalement rempli par la création d'une loi, laissant derrière elle les laborieuses analyses de textes. La rétention administrative est définitivement inscrite dans le droit en 1980, à l’initiative du ministre Christian Bonnet. Une loi vient donc couronner des décennies de pratiques arbitraires et permettre leur développement. Car, une fois nommée, la rétention administrative est portée sur la place publique, elle sort de la « clandestinité » qu’on lui reprochait, elle devient l’émanation de la volonté du peuple s’exprimant à travers ses élus. à partir de là, la machine est en route, le gouvernement d’union de la gauche arrivant au pouvoir juste après n'aura plus qu'à prendre le train en marche. Les quais de Marseille : un sas efficace

Si l’on se réfère à l’organisation actuelle des dispositifs d’enfermement des étrangers, Arenc a rempli en son temps le rôle des centres de rétention – voire même des zones d’attente que nous connaissons aujourd’hui et qui n’avaient pas d’existence légale à l’époque. On ne sait pas vraiment à partir de quel moment l’administration a commencé à utiliser les quais d’Arenc pour y gérer les

flux de nouveaux arrivants sur le territoire français. Selon les sources officielles, tout aurait commencé en 1963, date à laquelle la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille cède au ministère de l’Intérieur l’étage supérieur d’un grand hangar. Les documents internes du « centre de rétention d’Arenc », déposés en 2007 31 aux archives départementales des Bouchesdu-Rhône, sont datés de 1963 à 2003. Mais si le hangar n’a commencé à servir qu’en 1963, les quais d’Arenc ont toujours été un lieu stratégique pour le contrôle des flux de nouveaux arrivants. Ainsi, dès le xviie siècle, les passagers et les marchandises de navires en provenance de zones infectées par des maladies contagieuses étaient maintenus en quarantaine dans le grand lazaret 32 de Saint-Martin d’Arenc. Les Pieds-Noirs ont eux aussi connu les plaisirs du séjour à Arenc. « Arenc, ça fonctionnait déjà avant 1963. Ma tante y est passée quand elle a été rapatriée d’Algérie en 1962, raconte Mado, l’archiviste du journal La Marseillaise. Elle n’y est restée que deux jours parce que la famille est venue la chercher, mais il y en avait qui restait plus longtemps. » Pour les Pieds-Noirs, « Il y avait un bureau où tu devais signer des papiers, faire des démarches. Ceux qui n’avaient pas les moyens de s’entretenir, qui n’avaient pas de famille, devaient rester là. » De fait, un dispositif d’accueil pour les Pieds-Noirs est mis en place à Marseille à partir du 10 mai 1962, mais « ce sas à partir duquel ils sont disséminés sur le territoire » laisse à ces « rapatriés » l’amertume du déchirement, qui plus est mal organisé par les autorités. « Certains pensaient qu’on était tous des colonialistes. Quand on arrivait, des pancartes “Les Pieds-Noirs à la mer !’’ nous attendaient sur le port », se rappelle l’un d’eux. Si les quais d’Arenc ont pu servir de lieu d’agrégation pour les plus démunis des rapatriés d’Algérie 33, les premières traces de l’utilisation du hangar comme lieu d’enfermement d’étrangers remontent à 1963. Mais pourquoi 1963 ? La France n’a pas encore adopté une politique d’expulsion massive, et l’immigration n’est pas encore

31. Nous n'avons pas pu y avoir accès, elles ne seront consultables qu'en 2057. Une demande de dérogation a été faite, mais nous n'avons pas encore obtenu de réponse.

32. Les lazarets étaient utilisés depuis le xve siècle afin d'y garder à l'écart de la population les personnes souffrant de maladies transmissibles ou considérées comme telles. Plusieurs hôpitaux encore en fonction aujourd'hui sont d'anciens lazarets, comme l'hôpital SaintLouis à Paris.

33. 1962 : L'arrivée des Pieds-Noirs, Jean-Jacques Jordi, Autrement, 1995.

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Arenc, le matin des centres de rétention « Cette affiche a été créée il y a deux mois. Ce qu'elle annonce est en train de se réaliser. » La Criée, supplément du 24 décembre 1975.

34. La France et ses étrangers : l'aventure d'une politique de l'immigration de 1938 à nos jours, Patrick Weil, Calmann-Lévy, 1991.

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restreinte. Au contraire, dans les années 1960, si les étrangers doivent en principe entrer sur le territoire munis de certains documents, notamment d’un contrat de travail, il leur est aisé d’obtenir leur régularisation sur place dès qu’ils trouvent à se faire embaucher 34. Et, à l’époque, les emplois ne manquent pas dans l’industrie, les mines, le bâtiment. Le patronat a besoin de cette main-d’œuvre qu’il va parfois recruter lui-même dans les pays d’origine. Mais 1963, c’est aussi la décolonisation, comme l’évoque le ministre de l’Intérieur., et avec elle la fermeture des camps d’assignation à résidence, ces grandes étendues de baraquements où l’on retenait les étrangers identifiés comme menaçant l’ordre public, très utilisés pendant la guerre d’Algérie. Ce type d’enfermement d’une population étrangère dans un contexte de troubles s’est largement développé dans les années 1930, pour contenir l’arrivée

massive d’Espagnols fuyant le franquisme. Ainsi, quelques mois après la fermeture de ces camps, le hangar sur les quais d’Arenc recommence à « accueillir » ceux dont la France veut se débarrasser. Ces étrangers qu’on ne désire pas garder sur le territoire, ceux qui ont dévié de la route du citoyen modèle ou ceux qui posent des problèmes d’ordre politique. En effet, il semblerait qu’Arenc ait également servi à cacher des mesures expéditives montées de concert avec les autorités de pays étrangers. Ce fut sans doute le cas de Mohamed. Il ne fait pas bon être opposant au régime marocain dans un département dont le préfet est impliqué dans l’affaire Ben Barka 35... Arenc est un simple hangar délabré récupéré par le ministère de l’Intérieur, qui estime qu’il pourrait servir à ses services de l’immigration en attendant sa destruction prévue. Mais ce local se révèle utile, se pérennise et sert de tremplin à l’officialisation des centres de rétention en s’éloignant du modèle du camp des années 1930, difficilement acceptable pour la société française des années 1970. Son fonctionnement se met en place par tâtonnements, l’administration ne semblant pas ellemême savoir ce qu’elle fait : aucune disposition juridique n’a été prise en amont, celles qui interviendront ne feront qu’avaliser les pratiques préfectorales et policières sur lesquelles il n’est plus question de revenir. Finalement, la découverte de l’existence d’Arenc précipite la pérennisation du type de pouvoir que l’administration s’y est déjà octroyé. Arenc, le dispositif provisoire et officieux, devient Arenc, le centre de rétention établi et officiel de Marseille. Finie la logique de précarité matérielle et temporelle propre aux camps, on donne naissance à un cadre durable et spécialisé pour l’éloignement forcé des étrangers. Un dispositif fondé sur des critères pétris d’objectivité, où l’arbitraire n’aurait plus sa place et où la dignité humaine serait respectée. Un enfermement banalisé et accepté. Pour combien de temps encore ?

35. La carrière de Pierre Somveille est étroitement liée à celle de Maurice Papon. Après l'avoir rencontré en 1944 à la préfecture de Gironde sous le régime de Vichy, il le suit dans ses différents postes préfectoraux. Il sera son directeur de cabinet à la préfecture de Police de Paris de 1961 à 1967, période marquée par plusieurs épisodes de répression sanglante, comme la manifestation pour l'indépendance de l'Algérie du 17 octobre 1961 ou les crimes perpétrés au métro Charonne le 8 février 1962. En 1965, Mehdi Ben Barka, influent leader anticolonialiste et opposant socialiste du roi Hassan II, est enlevé par des policiers français et des truands recrutés par les services secrets marocains. L'un des hauts fonctionnaires officiellement chargés d'aider la Justice dans son enquête n'est autre que Pierre Somveille. Le corps de Ben Barka ne sera jamais retrouvé et il sera prouvé que les responsables français n'ont jamais communiqué les informations dont ils disposaient sur les circonstances et les auteurs du rapt. De 1968 à 1974, Pierre Somveille seconde le ministre de l'Intérieur Raymond Marcellin qui a déclaré la guerre aux gauchistes. Il est ensuite envoyé à la Préfecture des Bouches-du-Rhône, qu'il quitte en 1976 pour la préfecture de Police à Paris jusqu'en 1981.


Arenc, le matin des centres de rétention

Celui qu’on expulse de tout Résumé de l'acharnement de l'administration contre Latif*. Son « cas » a contribué à révéler le scandale d'Arenc**. C’est l’histoire d’un homme qui se perd entre des lignes absurdes. Un gamin né à Marseille qui n’a pas voulu devenir Algérien, seul paria d’une famille de dix frères et sœurs que la France a refusé de reconnaître. C’est un homme expulsé à huit reprises vers un pays qui n’a jamais été le sien, un indésirable qui a toujours su revenir. C’est l’histoire d’une vie déracinée que les frontières ont fini par égarer. Le mauvais rêve de Latif commence au fond de l’hiver le plus froid du siècle, en janvier 1963. L’indépendance de son pays d’origine bouleverse le destin du minot, qui devient Algérien alors qu’il n’a pas encore 7 ans et vit une enfance ordinaire à Marseille. Un été, son père l’entraîne en Algérie voir sa famille. Latif finit par rentrer seul, traumatisé, mal à l’aise sur une terre qu’il trouve hostile, lui qui ne parlera jamais arabe, lui qui esquive déjà la prière du soir. Latif s’espère plombier, quand son père le veut horloger. Ado, il passe quinze jours à l’ombre pour vol de voiture. Un peu plus tard, il prend un an de sursis à cause d’un ami qui donne son nom pour libérer un frère. Il se fait aussi prendre en flag dans une bijouterie. Vol à main armée. En 1975, son destin se lie une première fois avec Arenc. à la sortie des Baumettes, braqué, menotté, Latif est conduit dans un hangar clandestin sur le port marseillais. Sa famille le retrouve. Le scandale éclate. Latif reste en cage seize jours. En décembre, son arreté d’expulsion signe le début de dix-sept ans de traque. La première fois, il ne reste pas longtemps à Alger. Le retour en cargo dure 48 heures. Une fois à Marseille, un marin fait le guet. Latif rentre chez celle qui devient sa femme en 1982. Entre-temps, deux nouvelles expulsions. Une fois, il rentre par l’Espagne, puis par l’Italie, passant la frontière sous la jupe d’une vieille femme. Jusqu’en 1990, la France chasse Latif tous les deux ans, sans pitié. Quand il n’est pas en prison et ne trouve aucun boulot, il fait du recel. En 1988, sa femme lui envoie les flics. Dans la voiture qui l’embarque, il donne un coup de pied dans la tête du

conducteur. Il prend deux ans pour coups et blessures. À la sortie des Baumettes, il passe une nouvelle fois par Arenc. Il n’y dort pas. Il est expulsé immédiatement sans voir son avocat. En 1992, le ministère abroge enfin l’arrêté qui lui a valu huit aller-simples pour l’Algérie, de nombreux mois de prisons pour entorse à la mesure d’expulsion et une déliquescence sociale annoncée.

*Le prénom a été changé.

Jusqu’en 1990, la France chasse Latif tous les deux ans. En 1993, il décroche enfin un premier titre de séjour, mais pas d’autorisation de travail. À cette époque, un de ses jeunes frères meurt d’overdose. Latif veut faire sa propre enquête. Il rencontre des toxicos, se met lui-même à l’héroïne et perd l’usage de son bras gauche dans un heurt avec un dealer. En 1996, la drogue le renvoie en prison pour quatre ans et le conduit même jusqu’en hôpital psychiatrique. Un nouvel arreté d’expulsion est pris à son encontre par le ministère de l’Intérieur en avril 1999. Latif retrouve le hangar du bout du quai. À l’époque, la Cimade se mobilise et médiatise l’affaire. « Vingt-cinq ans après, on finit le siècle, il y a toujours le centre d’Arenc et toujours le même gars dedans, explique dans Le Monde un membre de la Cimade. On a toujours traité Latif en paria, on l’a marginalisé. On en a fait une proie facile à la récidive, on a freiné sa réinsertion en ne lui donnant pas la possibilité de travailler. » Finalement libéré, mais assigné à résidence, Latif attend pendant deux ans une autorisation de travail qu’on lui a promise. Fatigué, il retourne en hôpital psy, cassé une nouvelle fois par les vies ultérieures d’une décision prise vingt-cinq ans plus tôt, un arrêté qui l’aura sans doute expulsé d’un pays, mais plus sûrement de la vie.

**Ce texte est fondé sur l'histoire de Latif racontée par lui-même à la fin des années 1990. Latif aurait 53 ans et habiterait toujours Marseille. Nous ne l'avons pas rencontré, mais nous savons que la diffusion de son témoignage lui a toujours tenu à cœur en ce qu'il incarne l'infamie des politiques migratoires.

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Au levant Syrie Liban Jordanie IsraĂŤl Palestine








Je ne sais pas où ça commence, ce monde. On me dit que c’est ici, comme un vent qui s’arrête – et les hommes avec. Ils ont semé des villes et cultivé. Ils ont planté un dieu et culminé. On a flanché à comprendre la suite.


Je ne sais pas où ça commence, la guerre. Je ne sais pas si ça finit. On nous dit que c’est ici, comme un vent qui s’arrête, parfois, et revient, toujours.


serrage de

villes boulons de & culture


Une histoire passionnelle de Marseille L'art de faire place nette « J'y suis, j'y reste, j'y vis ! » Un jour Euromed « Vous allez gicler ! » Momo, au Carrefour® des cultures Cultures mineures et floutopies Radio Z

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La ville souffre. Les rues sont plus larges, les murs aussi. Les places se vident, les nuits aussi. L’urbanisme devient police et la « politique de la ville » impose son ordre du silence, du contrôle et de la sécurité. Ce qui s’échappe est traqué. Les cultures s’aplatissent avec les quartiers qu’on nettoie, les arts qu’on récupère et les pratiques qu’on uniformise. Ce serrage de ville, Marseille en connaît la mécanique, qui est tristement la même un peu partout, à Lille et Barcelone, à Bordeaux, Bruxelles ou Nantes. Marseille aurait le vent en poupe. Capitale européenne de la Culture en 2013, cible du plus grand projet de rénovation urbaine en Europe (Euroméditerranée), célébrée chaque jour par un feuilleton à succès (Plus belle la vie), la deuxième ville de France exhiberait enfin le visage présentable que les institutions locales et nationales veulent lui grimer depuis longtemps. Cela réjouit certains. Z a rencontré les autres. Ceux qui s’interrogent. Ceux qui n’y croient pas. Ceux qui s’organisent pour reprendre du terrain, ou pour défendre leurs quartiers, leurs cultures. Ceux qui perdent souvent. Mais résistent avec leurs outils et quelques boulons de culture.




Une histoire passionnelle Dérive avec Alèssi Dell’Umbria

de Marseille


Il pleut doucement sur Marseille, mais c’est déjà trop. En attendant un coup de mistral et le retour du soleil, Alèssi nous invite chez lui. Ça tombe bien, son balcon sur la Canebière offre un point de vue idéal sur une ville qu’il ne quitte jamais très longtemps, lui le simple Marseillais, ni artiste ni universitaire, mais auteur d’une remarquable Histoire universelle de Marseille. Alèssi a mille anecdotes sur ces rues qui se perdent dans Noailles ou Belsunce, sur ce centre qu’il voit muter chaque jour. Alors il parle et on l’écoute, ici, au sec, puis sur la route, dans sa voiture qui dérive vers l’Estaque et crache du Slim Harpo.


serrage de villes et boulons de culture

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eux-tu nous parler des changements que tu vois s’opérer à Marseille ces dernières années ?

1. Citation de Louis Fréron, proconsul envoyé par la Convention, 1794, cité dans Paul Gaffarel, La Terreur à Marseille.

2. Gaston Defferre, maire socialiste de Marseille, a exercé ses fonctions pendant 33 ans, de 1953 jusqu’à sa mort, en 1986. Sous sa gouvernance, la population marseillaise augmente considérablement. La politique urbaine de la ville privilégie alors la construction de tours et le développement de nouveaux quartiers urbains, au détriment du centre-ville.

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Le discours des élites, c’est que Marseille ne doit désormais produire que du culturel et du tertiaire haut de gamme. Leur volonté est claire : créer un nouveau centre-ville. En 1793, un conventionnel jacobin déclarait : « Je crois que Marseille est incurable à jamais, à moins d’une déportation massive de tous les habitants et d’une transfusion d’hommes du Nord 1. » C’est ce qui est en train de se passer, doucement, avec Euromed et Marseille 2013. De façon significative, les plus gros changements ne se font pas dans le centre proprement dit, mais du côté de la Joliette et d’Arenc. Quand ce sera fini, cela fera deux villes qui s’ignorent. D’un côté, les façades verre-acier d’Euromed avec une population de mangeurs de sushis encravatés, à l’élocution châtiée, et, de l’autre côté, un centre-ville dégradé avec le Marseille des chômeurs et des immigrés.

Marseille va-t-elle perdre ce qui lui reste d’âme ?

Il y a encore des Marseillais qui se cramponnent à leur ville et quelques fonctionnements locaux forts qui tiennent le coup. Cette ville reste aussi le sas d’entrée de l’immigration, mais, avec Euromed, ils comptent bien réussir à attirer une population de cadres et faire dégager tous les habitants qui n’ont pas un bon pouvoir d’achat. Il faut voir tout ce que la Municipalité déploie comme efforts pour attirer et accueillir ses nouveaux arrivants : grandes réceptions, cadeaux, dégustations de produits locaux, on leur offre le kit complet. L’accueil est différent lorsque tu viens d’Alger... Pour les uns, tapis rouge, et pour les autres : flashball et centre de rétention. La référence d’Euromed, c’est la Défense, comme à Paris. Un objectif improbable. Des tentatives similaires, il y en a déjà eu, avec Defferre 2 notamment et son projet de Centre directionnel 3. Le tertiaire qu’ils espéraient voir s’installer avec le chantier de Fos n’est cependant jamais venu. Mar-


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3. Au début des années 1970, alors que le complexe industrialo-portuaire de Fos sortait de terre, Defferre voulut réaliser un Centre directionnel, destiné à accueillir à Marseille les bureaux des entreprises installées à Fos. Ce projet concernait les terrains de « derrière-la-Bourse », déjà dégagés, et le secteur des Carmes et de la Porte d’Aix, qui fut démoli. Le projet tourna vite court : dès 1975, il était évident que la gestion des usines se faisait à Paris, Francfort ou New-York, et non pas à Marseille. Le Centre directionnel se réduisit finalement à peu de chose. Néanmoins, il permit de neutraliser encore un morceau du centre historique.

seille est restée une ville ouvrière et d’immigration. Le projet a avorté, mais il a laissé quelques marques comme la démolition de la Place d’Aix et des Carmes. Aujourd’hui, la vision de Defferre pourrait bien se réaliser. Avec Marseille Capitale européenne de la Culture, Euromed, la connexion au TGV, l’arrivée des croisiéristes et la mode de Marseille, ce projet est en train de voir le jour. Ils ont vraiment engagé les très grands moyens. Il y a eu quelques coups de colère, contre les expulsions rue de la République notamment. Mais comme de toute façon beaucoup de gens d’ici ne pensent qu’à quitter le centre bruyant, dégradé et pollué, pour la périphérie, et que ceux qui arrivent du bled ont d’autres chats à fouetter ou ne se sentent pas vraiment concernés, les choses se font sans véritables obstacles. Reste l’inertie. Marseille est une ville vaincue, mais qui résiste de cette manière-là. J’ai une théorie là-dessus : dans un système fondé sur le dynamisme perpétuel, sur l’accélération permanente des rythmes temporels, une des formes de résistance, c’est l’inertie. Et ça, à Marseille, on sait faire ! Mais ils vont quand même réussir à faire du mal, ils ont réussi déjà. Tout ce qui faisait la cohésion de cette ville a explosé. C’est une des seules ville de France qui perd des habitants. Il y a encore chez beaucoup de Marseillais ce mirage du cabanon permanent : s’intaller au plus proche des cigales, à la périphérie de cette ville si difficile à vivre. Et la banlieue pavillonnaire de Marseille, ça peut aller jusqu’aux départements voisins, le Var, les Alpes-de-HauteProvence… Sur le centre aujourd’hui, qui arrive ? Majoritairement des Parisiens et des blédards, deux populations qui n’ont aucune chance de se rencontrer. Que penses-tu de Marseille Capitale de la culture 2013 ?

Il y a deux acceptions pour la notion de culture : la définition anthropologique, que j’utilise, et la définition étatique. Jusqu’ici j’ai employé le terme pour évoquer tout ce qui construit, codifie, ritualise les relations entre les gens. Le langage, la sociabilité, la fête, la façon de manger, les formes de

solidarité, le rapport à des valeurs comme l’honneur ou la pudeur, tout ce qui est vécu de façon directe et horizontale. Après, on a la Culture, née avec la bourgeoisie éclairée du xviiie siècle, qui est consacrée quand elle reçoit son ministère, créé par De Gaulle et Malraux. Jusque-là, seuls les États fascistes ou staliniens avaient des ministères de la Culture... Et la Culture se prétend au-delà de la politique, au-delà des appartenances sociales : elle serait le haut lieu où fusionneraient toutes les populations confondues, sans distinction sociale et ethnique. La culture doit réaliser ce vieux fantasme idéologique de la République : c’est l’institution culturelle qui doit concrétiser l’égalité spectaculaire des citoyens.

« Une des formes de résistance, c’est l’inertie. Et ça, à Marseille on sait faire ! » Un citoyen n’est qu’un individu abstrait, délié de toute appartenance : c’est à cette figure que la culture – celle dont on va nous assommer en 2013 – est destinée. Le citoyen est le parfait consommateur de produits culturels, il est friand d’animation. Dans la mesure où l’essentiel des cultures populaires a disparu, ça rend les gens plus réceptifs à la culture. C’est comme ça qu’on arrive à dire : « C’est bien les Fiestas des Suds à Marseille ! », « C’est cool cette ville, ça bouge au niveau culturel ! », alors que précisément on achève de liquider tout ce qui reste de culture populaire dans cette ville – et d’en empêcher la possibilité. Et cette consommation de produits culturels a ses propres hypermarchés. à titre d’exemple, une fois j’ai demandé à un des types qui s’occupe de la programmation de la Fiesta des Suds pourquoi il ne faisait pas cette fête dehors. Je lui ai dit : « Si vous voulez vraiment faire vivre la ville, pour-

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quoi vous ne le faites pas dehors, ce festival, comme ils le font à Barcelone pour la fête de la Mercè en septembre, sur les places publiques ? » Il m’a répondu : « Tu n’as pas tort, mais si je propose ça aux gens qui ont la monnaie, c’est-à-dire le Conseil général et la Ville, ils vont me dire qu’il va y avoir des problèmes de sécurité à n’en plus finir… » Nous sommes tout en haut d’un immeuble de la Canebière avec une vue sur tout le vieux centre-ville, que vois-tu encore du Marseille que tu as connu ?

En bas, la gare de l’Est du tramway avec, juste à côté, Noailles et le marché des Capucins. C’est le seul marché de tout l’hexagone qui reste ouvert l’après-midi. Ça, c’est un lieu qui tient bon. Mais autour, rue Longue des Capucins, rue du Musée, rue de l’Académie, dans toutes ces rues l’activité a beaucoup baissé. Avant, ici, c’était vraiment le ventre de Marseille. Quand j’étais minot, avec ma mère, on prenait le tramway le samedi et on venait faire les courses pour toute la semaine. Il n’y avait pas encore les hypermarchés. Après, quand ils ont commencé à construire les mégas centres commerciaux à la périphérie de Marseille, comme Plan de Campagne et Grand Littoral, les gens ont pris le pli. Même dans

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mon immeuble qui est en plein centreville, les gens prennent la voiture chaque semaine pour faire leurs courses à l’extérieur de Marseille, c’est du n’importe quoi. Noailles en a beaucoup souffert, maintenant c’est vraiment devenu la misère. Cette partie du centre-ville est complètement laissée à l’abandon. Une fois, le charcutier qui travaille juste en bas est allé au commissariat parce qu’il avait des soucis avec des dealers devant chez lui. Là, il s’est entendu dire qu’il n’avait qu’à prendre un vigile. Le charcutier a répondu qu’il tenait une charcuterie et pas une discothèque, mais le commissaire de police chargé du centre-ville lui a rétorqué qu’il était prêt à abandonner un quartier entier aux dealers pour qu’ils n’aillent pas dans les quartiers fréquentés par les Marseillais à bon pouvoir d’achat, comme le cours Julien, le Vieux-Port, la place Estienne d’Orves ou la place de la Bourse. En gros, dans le centre-ville tu n’as plus que des gens sans argent ou des bobos qui affluent depuis une dizaine d’années. Le bobo, c’est l’individu sans appartenance, sans épaisseur, sans densité qui est toujours l’éternel spectateur émerveillé là où il débarque. C’est un très très gros consommateur de produits culturels. Son rapport à Marseille est parfaitement esthétique… à


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la différence des immigrés, les bobos viennent là parce que c’est la mode, il y a la mer, le soleil et cette vitrine du métissage. Les immigrés, eux, viennent là par nécessité avec une dimension collective et familiale, avec des liens de solidarité très forts et des sentiments d’appartenance que n’ont pas les bobos. Le bobo vient individuellement parce qu’il a des bons plans pour s’installer, et si au bout de six mois, un an ou trois ans, il ne supporte plus la ville et ses habitants, il se casse vers d’autres destinations. Tandis que les immigrés, ils font leur vie ici, ils ne s’en vont pas à la première occasion, ils n’ont pas le choix. Ils arrivent difficilement à trouver une place, mais une fois qu’ils l’ont trouvée, ce sont des Marseillais. On me dira que le sentiment d’appartenance va avec un esprit tribal, clanique, assez fermé en fait, mais je l’assume aussi, cette dimension-là, parce qu’elle fonctionne comme une protection. Dans une ville comme celle-ci, la fermeture clanique est la défense des pauvres. Après, des échanges avec l’autre se développent, mais ce n’est pas le fruit d’une volonté délibérée ou d’une curiosité intellectuelle. C’est le fait de partager une appartenance (la condition sociale, le quartier…) qui permet à des cultures différentes de se croiser et s’entrecroiser. Certains parlent de métissage, mais je n’aime guère ce mot qui se réfère au sang. Je préfère parler de créolisation,

« Dans une ville comme celle-ci, la fermeture clanique est la défense des pauvres. » un mot qui évoque davantage le mélange des idiomes et des mœurs et se réfère à la culture des gens. Bref, quel que soit le mot que l’on emploie pour décrire cette réalité, celle-ci ne prend forme qu’avec le temps, beaucoup de temps ? Notre histoire, je veux dire celle de notre ville, prouve que ça se fait rarement en douceur, mais à travers un processus heurté, contradictoire avec des confrontations parfois brutales. Ce n’est pas à travers la convivialité euphorique de la Fiesta des Suds que l’on apprend à vivre ensemble. La Canebière...

Il y avait des compagnies de navigation, ça fonctionnait encore un peu comme le centre du Marseille industrieux et portuaire qui a définitivement disparu voici vingt ans. Les commerces ont évolué, du chic jusqu’au cheap... Maintenant, sur la Canebière, on a un commissariat à la place de l’ancien hôtel de luxe qui a arrêté ses activités au début des années 1980. On a aussi le tramway, donc moins de voitures,

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serrage de villes et boulons de culture

mais pour le reste c’est n’importe quoi. Le tram reprend le même trajet que les lignes du métro alors qu’il y a plein de quartiers, comme les quartiers Nord, qui ne sont desservis par aucun transport en commun... Mais pour des raisons de prestige à la con, ils font des dépenses pharaoniques qui ne servent strictement à rien. Quand on pense qu’ils avaient démantelé l’ancien tram entre 1955 et 1960, celui-ci desservait au moins toute la ville, tu pouvais aller à l’Estaque, aux Goudes, à Saint-Marcel, à Saint-Antoine, partout ! Parallèle à la Canebière, on aperçoit la rue Thubaneau. Il y a encore quinze ou vingt ans, c’était le quartier de la prostitution et des tripots. Quoi qu’on en pense, il y avait de l’animation toute la nuit. Aujourd’hui, c’est devenu un corridor glacial et désert où il n’y a plus que des galeries d’art. Mais comme j’ai dit avant, le plus gros des travaux se fait du côté de la Joliette et d’Arenc, là-bas, vers le Port. D'ici, on peut voir, derrière la porte d’Aix, les grues de construction avec la grande tour de bureaux de la CMA-CGM. C’est une monstrueuse bite de béton enrobée d’un préservatif en verre

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fumé qui devrait bientôt être entourée par d’autres tours pour faire une sorte de skyline, comme à New-York. Un Manhattan du pauvre, en quelque sorte… Dans le quartier des Carmes, ils ont tout détruit en 1980 avec le projet de centre directionnel de Gaston Defferre. Toute cette zone a beaucoup souffert de ce projet : ils ont détruit la place d’Aix qui était une vraie place en y construisant le Conseil régional et les immeubles autour. Le quartier des Carmes et celui de la porte d’Aix ressemblaient au Panier, ils ont réussi à en faire un non-lieu. Là devant, les trois radiateurs, c’est le nom qu’on donne aux tours de Labourdette, sur le cours Belsunce. L’architecte qui a conçu tout ça, c’est celui qui a dessiné Sarcelles. Le Panier...

Il a aussi beaucoup changé lorsque la Charité a commencé à fonctionner. C’était un quartier de dockers, mais aujourd’hui je ne suis pas certain qu’il y en ait encore un. C’était un vrai quartier populaire, habité par des familles italo-corses implantées là depuis plusieurs générations, tu n’y ren-


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trais pas comme ça. Le touriste n’était pas toujours bienvenu. Ce quartier est maintenant en train de changer. L’Hôtel-Dieu, un bâtiment emblématique de la vieille ville, visible d’ici avec ses arcades, a été rétrocédé à une multinationale pour y aménager un hôtel de luxe et des résidences de haut standing, hype... Le quartier est devenu désert, sauf du côté de la place de Lenche où il y a encore un peu de monde, mais les bistrots qu’on connaissait ont souvent été remplacés par des terrasses attrape-touristes où la salade coûte 15 euros minimum. La terrasse, c’est intéressant comme phénomène parce qu’elle te dit vraiment qui fréquente le quartier. Les Marseillais ne vont pas tellement aux terrasses. Quand on va prendre l’apéro, en équipe, on va plutôt au comptoir parce que c’est assez fluide, les gens s’y mélangent, c’est un moment de rencontre. Tandis qu’en terrasse, chacun est à sa table. Alors si c’est pour rester entre soi, autant rester à la maison, tu vois. Si tu vas au bar, c’est pour voir du monde, discuter avec d’autres équipes, quoi… La Belle de Mai...

Jusque dans les années 1980, c’était un quartier très italien avec beaucoup de Toscans. Aujourd’hui, beaucoup de gens sont partis. Pas mal de blédards sont arrivés, et puis des bobos commencent à venir, attirés par la Friche. Mais ce qui a tué la Belle de Mai, c’est la fermeture de la Seita (Société d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes) en 1992. Beaucoup de gens bossaient là-bas. Le quartier reste ouvrier, avec pas mal d’employés aussi, mais le prix des logements augmente, à cause du voisi-

nage de la Friche... Un des signes de changement fort c’est la fermeture des bars. Je l’ai vu au Panier et à la Belle de Mai ; quand les bars commencent à fermer, c’est que le quartier est en pleine mutation. Ça veut dire qu’il y a des formes de sociabilité qui s’en vont, et c’est pas les cybercafés ou les galeries d’art qui vont les remplacer.

« Les minots d’en-ville, ils savent aussi se faire respecter et ils trouvent des endroits où jouer, t’en fais pas… » Le cours Julien et la Plaine...

Il y a des lieux comme ici où la population et l’ambiance ont complètement changé au profit d’une population beaucoup plus argentée. Le marché au gros a été supprimé pour se voir remplacé par des terrasses, des théâtres et des boutiques « du monde ». Il y a un grand espace qui pourrait permettre aux minots de jouer, mais dès qu’ils sortent un ballon, ils se font jeter par ceux qui tiennent les bars au prétexte que ça gêne les terrasses... Bon, ceci dit, les minots d’en-ville, ils savent aussi se faire respecter et ils trouvent des endroits où jouer, t’en fais pas… La Plaine est davantage préservée parce qu’il y a toujours le marché au détail trois fois par

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* Cf. Témoignages à écouter sur le documentaire sonore, <www.zite.fr/radio>, voir plus bas, p. 102.

semaine, qui est resté très populaire, beaucoup d’artisans aussi, le club de supporters antifascistes MTP, l’Ostau dau Pais Marselhés, quelques bars de quartier. La République...

Ici, c’est l’horreur. Tout ça est vide maintenant, c’est fini. Ils ont définitivement tué ce qui restait de vie de quartier sur la République. Tu passes ici le soir, ça fait peur. Tu traverses une grande artère vide, sans aucune lumière aux fenêtres... Lone Star, après s’être fait des couilles en or, a revendu tous ses immeubles à Marseille-République. L’idée était de faire du très haut de gamme. Sauf que le très haut de gamme, pour l’instant, personne n’en veut. à tel point que Marseille-République a proposé au Conseil général de racheter des lots d’immeubles pour en faire des logements sociaux ! C’était bien la peine de virer les petites gens… Au niveau des commerces, ils voulaient installer des grosses enseignes de luxe. Résultat : il n’y a rien du tout. Plus d’épiceries, de restaurants à petits prix ni de commerces de proximité. Faute d’avoir les enseignes de luxe, ils veulent au moins des boutiques franchisées (H&M, Sephora, etc.) comme au début de la rue près du Vieux-Port. Les travaux du tramway ont duré plusieurs années, ça leur a permis de purger tous les petits commerces de quartier, ensuite il ne restait plus qu’à dégager les récalcitrants. Et pour les habitants, pareil. Certains locataires se sont fait persécuter. Boîtes aux lettres explosées, serrures

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des portes d’immeubles forcées, électricité coupée, etc. Menaces par des gros bras ou des lettres d’huissiers, etc. Tiens, elle a l’air pas mal l’inscription sur la vitrine là-bas : « Riches, vous tuez Marseille, cassez vous ! » Eh ouais, cassez-vous ! De la Joliette à l’Estaque...

Sur cette place, il y avait l’embauche des dockers et plein de bars de marins. Depuis que le PAM (Port autonome de Marseille) a rétrocédé les quais de la Joliette à Euromed, il n’y a presque plus d’activité ici. Il faut dire qu’avec le tout-conteneurs, c’est à Fos que passe le gros de la marchandise… Avec Fos, on entre dans l’époque du flux tendu où une ville portuaire comme Marseille n’a plus d’intérêt. Pour voir encore un peu d’activité portuaire, il faut remonter sur les quais, du côté d’Arenc, vers le Cap Pinède, vers Mourepiane... Les dirigeants du port et les élus sont secrètement d’accord pour que tout le trafic mercantile soit déplacé sur Fos et que Marseille garde sur le bassin Est seulement les ferrys de Corse et d’Algérie et les navires de croisière. C’est pour ça que les dockers et les ouvriers de la réparation navale ont empêché, il y a un mois de ça, une espèce d’évènement du Festival de Marseille. Ils ont empêché les professionnels de l’animation culturelle de rentrer, en disant que le port n’avait pas vocation à être un musée ou une salle de spectacle*. Bien sûr ! Là, ça y est, on voit l’ancien bureau de la Compagnie des docks, maintenant c’est le territoire d’Euromed. L’angoisse com-


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mence. Il n’y a plus que des immeubles verre-acier partout, des rues larges, droites, sans vie. Je me dis que les gens qui travaillent ici doivent avoir des envies de suicide. Euromed n’aura jamais rien à voir avec le Marseille populaire, ce sera tout ce qu’on veut mais ce ne sera pas Marseille. Ce sera un non-lieu édifié pour changer la composition sociale, culturelle et ethnique de la population, et pour donner à Marseille l’allure d’une métropole capitaliste qu’elle n’est pourtant pas. Mais attendons de voir s’ils vont réussir à mener à bien leur projet mirifique. à mon avis, tout ça va être revu à la baisse, je l’espère en tout cas. Ici, c’est l’ancienne Huilerie Nouvelle, une des dernières grosses huileries marseillaises à avoir fonctionné ; elle a fermé à la fin des années 1970. L’huile était fabriquée à partir des oléagineux qui arrivaient par bateau au port : arachides, coprah, etc. Des huiles à usage industriel, alimentaire. Côté mer, ici, dans les bassins de radoub à gauche, on ne voit plus guère que des bateaux de plaisance, mais il y a en encore quelques années on ne voyait que des cargos en réparation. Le maire, Gaudin, aimerait faire de cet endroit un port de luxe. Avec la crise, ça ne va peut-être pas se faire. Là, on voit la réparation navale, c’est ici que, récemment, les gars ont saccagé les bureaux de la direction. Eh oui ! la direction empoche des aides européennes et une

fois qu’ils s’en sont mis plein les fouilles, ils se barrent. Les directions se succèdent comme ça depuis vingt ans. Restent quelques centaines de gens qui bossent ici et dont elles n’ont cure. Ce coup-ci, c’était il y a deux mois de ça, les métallos ont carrément fracassé le directeur, pour lui apprendre à vivre... Là, on voit les overpanamax pour décharger les conteneurs, juste avant le nouveau port de pêche. La Criée qui était au Vieux-Port a été déplacée ici, mais on n’entend plus personne crier, tout passe par l’électronique. Avec les directives de Bruxelles, tous les petits métiers et les petits pêcheurs sont en train de couler. Maintenant il reste encore quelques chalutiers pour la pêche au thon et à la sardine... La Criée du Vieux Port, elle, est devenue le Théâtre National, tu m’as compris... Et voilà, on arrive à l’Estaque, un quartier qui reste populaire. Au-dessus il y avait des fabriques de tuiles et de briques. C’est pour ça d’ailleurs que ce lieu s’appelle l’Estaque. En Occitan ça veut dire « l’attache ». Les bateaux amarraient ici pour charger. Et puis ils ont remplacé tout ça par un port de plaisance très fréquenté par les Aixois. Ils ont construit un ponton là où les minots venaient se baigner et ils ont installé des caméras de vidéo-surveillance pour que les bateaux dorment tranquilles... Nous voilà à l’Estaque-Riaux, sous le viaduc, le fameux viaduc que Georges Braque a peint, c’est là que mon pote habite.

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l’art de faire place nette

Une critique des politiques de la ville Depuis une vingtaine d’années, la stratégie de gestion urbaine Made in France s'emploie à mettre en lumière les zones d’opacité, transformer la ville en machine à habiter, et policer les pratiques informelles. La « politique de la ville » institutionnalise nos manières de « faire cité ». Sur un sol propre et lissé, c’est moins une ville de béton qui se dessine qu’un vide social qui se construit.

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I

Politique de la polis nutile que ses banlieues brûlent pour que la ville fasse l’objet de préoccupations politiques. Le xixe siècle aura vu la naissance de l’« urbanisme », le xxe siècle finissant celui de la « politique de la ville ». Autant de manifestations de l'ambition étatique de prendre en charge la ville, de maîtriser la bête, d’y discipliner l’expression des pulsions grégaires que la promiscuité génère : « Dans une grande ville, pleine de gens intrigants, désœuvrés, sans religion, sans principes, dont l’imagination, dépravée par l’oisiveté, la fainéantise, par l’amour du plaisir et par de grands besoins, n’engendre que des monstres et n’inspire que des forfaits ; dans une grande ville où les mœurs et l’honneur ne sont rien, parce que chacun, dérobant aisément sa conduite aux yeux du public, ne se montre que par son crédit et n’est estimé que par ses richesses ; la police ne saurait trop multiplier les plaisirs permis, ni trop s’appliquer à les rendre agréables pour ôter aux particuliers la tentation d’en chercher de plus dangereux 1. » Cet intérêt politique pour la ville n’a rien de surprenant, puisque la ville est le lieu où l’activité politique s’institue. La

1. Rousseau, « Lettre à Monsieur d’Alembert », citée in Ansay Pierre et Schoonbrodt René, Penser la ville, AAM éditions, p.365.

polis grecque donne son nom à l’exercice de l’autonomie collective, la civitas latine définit la citoyenneté et ses valeurs (civilité et urbanité). La ville est la « projection d’une société sur le terrain » 2, le théâtre où le commun prend une forme visible et institutionnelle. Elle hiérarchise l’espace, au travers des oppositions centre/périphérie, dedans/dehors. En ce sens, toute politique repose sur une politique de la ville, y compris lorsqu’elle s’élabore dans les zones rurales, puisque celles-ci se définissent plus que jamais en relation avec elle. Entreprendre une « politique de la ville » 3 pourrait alors sembler un pléonasme si cette redondance n’était pas significative d’un certain volontarisme politique, d’une ambition affichée de reconquérir la maîtrise de cet espace, d’en policer les pratiques. Alors que l’objectif premier de l’urbanisme était l’hygiène, la « politique de la ville » se fait fort de réduire les inégalités sociales, de contribuer à améliorer le « vivre-ensemble » 4. Pour ce faire, elle attaque de front les deux dimensions conjointes de la communauté : son espace et sa durée. Sans espace public et sans durée commune, le peuple se dissout

2. P. Blanquart, Une histoire de la ville, Paris, La Découverte, 1997, p.7.

3. Le terme apparaît en France dans les années 1970/1980 et désigne « l’ensemble des actions de l’état pour revaloriser les quartiers urbains et réduire les inégalités sociales entre territoires » (Encyclopédie Wikipédia). Elle a mené notamment à la création du ministère de la Ville en 1991. Par ce terme, nous désignons les initiatives politiques pour accroître la mainmise sur les territoires urbains. 4. Euphémisme désignant la coexistence urbaine débarrassée de toute dimension politique, c’est-à-dire de toute aspiration à l’autonomie.

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8. Voir plus bas l’article « Un jour Euromed », p.  62.

7. Le terme désigne à la fois la réhabilitation et le changement de fonction.

5. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, T.II : habiter, cuisiner, Paris, Seuil, p. 209.

en agrégat de résidents, que ne relient plus qu’une appartenance abstraite et quelques événements sporadiques. Ils ne sont plus engagés dans un « faire » commun, mais évoluent comme dans des univers parallèles. « Quand la sphère publique n’offre plus de lieu d’investissement politique, les hommes se font “ermites” dans la grotte de l’habitat privé 5. » Tout conspire en quelque sorte pour que rien n’ait lieu, ou plutôt pour que la production des espaces-temps communs n’appartienne plus aux habitants des cités, aux citoyens.

Tout conspire pour que rien n’ait lieu. 6. Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, p. 156.

La police de la ville Parmi les nombreuses dimensions de la « politique de la ville », les espaces publics font l’objet d’une attention toute particulière. Symboles et lieux d’élaboration du commun, ils sont la scène des espérances collectives et à rebours des inquiétudes bureaucratiques. La rue, les places, les

espaces verts, etc., sont toujours susceptibles d’accueillir des mouvements de foule, de donner forme à l’autonomie collective. Toute maîtrise de la population passe donc par celle des espaces où elle prend corps. Néanmoins, on aurait tort de réduire l’espace public à sa dimension spatiale. Un lieu n’est rien sans les sujets passés et présents qui y tissent la trame d’une temporalité commune. « Le lieu se définira comme identitaire (en ce sens qu’un certain nombre d’individus peuvent s’y reconnaître et se définir à travers lui), relationnel (en ce sens qu’un certain nombre d’individus, les mêmes, peuvent y lire la relation qui les unit les uns aux autres) et historique (en ce sens que les occupants du lieu peuvent y retrouver les traces diverses d’une implantation ancienne, le signe d’une filiation) 6. » En réagençant les lieux, les politiques urbaines prétendent influencer les pratiques. Par exemple, la requalification 7 des territoires a pour but d’entraîner l’implantation de nouveaux habitants, plus représentatifs de l’image que les politiques souhaitent donner de leur ville. Le projet Euroméditerranée à Marseille 8 n’en est qu’un exemple parmi d’autres 9 : « L’objectif est d’attirer à Marseille une clientèle qui n’y habite pas, avec des perspectives d’achat 9. On peut aussi penser au quartier de la Croix-Rousse à Lyon ou, plus récemment, dans le 7e arrondissement, qui drainent une population de plus en plus aisée dans des zones jusqu’alors réservées aux classes sociales populaires (dont ouvriers et immigrés).

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10. Jean-Louis Russac, service du développement économique de la ville de Marseille, Marseille-L’Hebdo, 9 novembre 2005, cité dans Bruno Le Dantec, La ville-sansnom, Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent, Le chien rouge, 2007, p.92.

11. Jean-Claude Gaudin, maire de Marseille, La Tribune, 5 décembre 2001, cité dans La villesans-nom, op. cit., p.46.

plaisir 10. » Un grand « nettoyage » s’impose alors, tant pour les lieux que pour la population. Les anciens docks sont ainsi transformés en immeubles de bureaux. Les logements du nouveau centre-ville sont rénovés au profit des cadres et étudiants aisés susceptibles de les investir. Quant aux populations locales, en parties issues de l’immigration, elles sont « sommées » de quitter les lieux, évincées du « Marseille populaire » par décision publique : « Le Marseille populaire, ce n’est pas le Marseille maghrébin, ce n’est pas le Marseille comorien. Le centre a été envahi par la population étrangère, les Marseillais sont partis 11. » Les politiques décident des contours du « populaire ». Les anciens habitants une fois écartés, la réhabilitation parachève le lifting mémoriel. Elle a la même fonction que le musée : « Il enlève à leurs usagers habituels les immeubles que, par leur rénovation, il destine à une autre clientèle et à d’autres usages 12. » Toute « restauration urbaine » est une « restauration sociale ». Symbole de cette opération de « police » du territoire, le commissariat central est implanté au cœur du nouveau centre-ville, dans l’hôtel de Noailles. On peut y voir un signe métonymique de la politique de la ville. Les forces de l’ordre investissent le centre, garantissent par leur présence même les conduites policées des nouveaux citadins. De l’hôtel de ville à l’hôtel de police Dans cette nouvelle centralité urbaine, se joue une nouvelle mise en scène du pouvoir : les « élus » cèdent la place aux « gardiens » du troupeau. La « politique de la ville » est une « police » du territoire, au sens que Jacques Rancière donne à ce terme : « La police est ainsi d’abord un ordre des corps qui définit les partages entre les modes du faire, les modes d’être et les modes du dire, qui fait que tels corps sont assignés par leur nom à telle place et à telle tâche ; c’est un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et que telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme du bruit 13. » 13. Jacques Rancière, La mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 52-53 12. De Certeau, L’invention du quotidien, T.II, p. 196.

L’organisation de l’espace est une distribution des possibles, de ce que l’on peut sentir, faire et dire. Tout conspire pour qu’aucun événement n’ait lieu, autre que ceux organisés par la Municipalité ou les associations patentées. Les événements ploient sous le joug de l’événementiel. à chaque ville son festival : Visa pour l’image à Perpignan, Les Lumières à Lyon, Les Nuits de Champagne à Troyes, etc. L’initiative « populaire » se contente alors d’investir les très in manifestations off. Les divers musées de la ville ou centres de la mémoire 14 parachèvent cette patrimonialisation du temps commun, cette mise en suspens de l’histoire collective, comme si l’essentiel avait déjà eu lieu. Symbole de cette socialité en berne, la « Fête des voisins » rencontre chaque année un succès plus massif 15, conjuration rituelle d’une

14. Voir par exemple le projet de « Centre de la mémoire » initié par la ville de Villeurbanne et présenté dans la revue Urbanisme, mai-juin 2004, p. 14-15.

15. Lancée en 1999 dans le 17e arrondissement de Paris, elle mobilise plus de 10 000 habitants. En 2008, 8 millions de participants en Europe (28 pays) dont 6 millions en France.

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17. La Boétie, Discours sur la servitude volontaire.

16. Au départ, le terme désigne la structure carcérale, imaginée par Bentham, qui permet au gardien de voir chaque prisonnier sans être vu. Foucault en propose une description dans Surveiller et punir. Ces places ont une dimension panoptique car chaque passant y est immédiatement sous le regard de chacun, quel qu’il soit, et sans qu’il puisse s’y dérober. Elles favorisent ainsi le contrôle mutuel.

24. Nom de l’espace public en Grèce, lieu du marché et d’échange des idées, terrain de prédilection de Socrate.

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perte pourtant bien consommée. On commémore ainsi la disparition des relations spontanées d’entraide et d’échange entre voisins, en espérant les restaurer par leur mise en scène programmée. Les formes du vide L’espace public doit faire place nette, et seule doit subsister la mise en scène d’une liberté du vide, sans aspérités ni recoins où tisser le bout d’une histoire collective. On abat ainsi des îlots d’habitation pour y implanter des places panoptiques 16. Véritables puits de lumière, elles accroissent la visibilité de ceux qui s’y trouvent. Elles appellent la transhumance des adultes ou le jeu des enfants, mais découragent toute rencontre. Dans la même logique, de grandes artères de circulation balafrent les centres et drainent les flux d’actifs, véritable « sang neuf » pour ce nouvel organisme en gestation. La politique de la ville produit une véritable « machine à habiter ». à cha-

que espace doit correspondre une fonction distincte : se loger, travailler, consommer, se divertir, se déplacer. L’objectif est de réduire au maximum les frictions : embouteillages, gênes du voisinage, façades « enlaidies » par le linge étendu, symptôme de pratiques d’un autre âge (ou d’autres classes). La ville doit fonctionner, dans une modernité consentie de gré ou de force. Le vide est nécessaire à la liberté, mais il est à géométrie variable. Il se décline selon le type d’espace qu’il rend possible. Il se donne souvent comme un espace insignifiant, sans contenu, un espace qui manque de vie et de signification. Cette carence est parfois l’effet d’une saturation de sens, bien plus que de sa totale absence. Dans les régimes totalitaires, l’espace de déploiement des libertés est d’emblée recouvert par le signifiant qui transcende toute la société : le chef (et son parti). La place ne regroupe que la masse unie « sous le nom d’Un » 17. Dans les sociétés de consomma-


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tion, la profusion des stimulations vide l’espace de toute signification dans un effet de trop-plein. La multiplication des messages publicitaires dissuade les sujets d’investir ces espaces d’une signification qui leur importe. La privatisation de l’espace public produit un vide d’insignifiance par saturation de signes. Une certaine politique de la ville tend ainsi à priver le vide de son potentiel. Sans lui, c’est-à-dire sans espace d’indétermination, de suspension du sens, d’effacement des frontières visibles (entre espaces privés), aucun événement n’est possible. à chaque lieu sa fonction. Tout arrive selon un cours ordinaire, interrompu artificiellement par les différentes fêtes du calendrier. Les « forces de police » sont d’ailleurs là pour nous rappeler à l’ordre du prévisible. Pourtant, l’élaboration d’un sujet collectif, d’une volonté commune, implique des espaces qui ne soient pas sursaturés de sens ni inversement vidés de toute puissance évocatrice. Sans cette accroche minimale pour l’imaginaire commun, sans cette indécidabilité relative des lieux, aucune place pour l’affirmation d’une autonomie

La privatisation de l’espace public produit un vide d’insignifiance par saturation de signes.

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18. On en trouve une manifestation pacifique et festive dans l’An 01 de Gébé et Jacques Doillon.

en acte, d’une subjectivité en cours d’élaboration. Cette liberté collective semble d’autant plus improbable qu’elle s’illustre principalement dans l’histoire sous forme d’insurrections populaires : Révolutions de 1789, 1848, Commune de Paris, Mai-68, etc. Autant de prises de possession collectives de l’espace public perçues comme violentes, par confusion avec la répression qu’elles génèrent 18. Les techniques de surveillance les plus perfectionnées (caméras intelligentes, puces RFID, etc.) parachèvent cette mainmise sur l’espace commun, par un contrôle impersonnel et normatif. Chacun de nos faits et gestes est ainsi potentiellement épié, jugé, sans possibilité de se soustraire à ce « grand autre » qu’est la société. Cauchemar d’une visibilité totale qui inhibe cette prise de risque qu’est la liberté. Comble de la perversité : celui qui refuse le contrôle de cet espace par le regard « bienveillant » du censeur est d’emblée coupable. Ne faut-il pas avoir quelque chose à se reprocher, ne pas avoir la conscience tranquille, pour vouloir se soustraire à la surveillance ? On touche ici à la dimension performative étonnante de ces dispositifs : ils produisent eux-mêmes les effets qu’ils sont censés prévenir et criminalisent a priori les sujets. Les systèmes de vidéosurveillance instituent les citoyens en criminels potentiels, qu’il faut surveiller comme le lait sur le feu. Elles induisent ainsi une forme de suspicion mutuelle, reprise allègrement par les messages sécuritaires de la RATP 19. L’autre est présenté d’emblée comme une menace. Qui n’a pas, au moins une fois, vérifié son portefeuille après un appel à la vigilance ? Les devenirs politiques de la ville

Mais cette « police » de la ville ne peut être que vouée à l’échec. Si stérilisés et aseptisés qu’ils soient, les espaces publics sont sans cesse « victimes » des sujets qui les traversent et les animent. Ceux-ci peuvent toujours déjouer les « partages sensibles de l’ordre policier », l’organisation

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19. Régulièrement, il est ainsi demandé aux voyageurs de surveiller leurs affaires personnelles, pour les protéger contre les éventuels pickpockets.


faire place nette 20. Jacques Rancière mentionne notamment l’exemple de Jeanne Deroin se présentant aux élections législatives de 1849 alors que le suffrage « universel » exclut encore les femmes (La mésentente, op. cit., p. 66).

21. Rancière Jacques, La mésentente, op. cit., p. 53.

fonctionnaliste des espaces et de la visibilité commune. Leur action prend ainsi une dimension politique en refusant la distribution figée des rôles, en revendiquant une participation différente de celle qu’on leur assigne : ouvriers, étudiants, femmes, immigrés déjouant leur stigmatisation sociale pour affirmer une place égale dans l’autonomie collective 20. « Spectaculaire ou non, l’activité politique est toujours un mode de manifestation qui défait les partages sensibles de l’ordre policier par la mise en acte d’une présupposition qui lui est par principe hétérogène, celle d’une part des sans-part, laquelle manifeste elle-même, en dernière instance, la pure contingence de l’ordre, l’égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe quel autre être parlant 21. » Dès les premières déambulations individuelles, la belle totalité « policière » se fissure. Le marcheur opère des distorsions, des coupures dans les trajectoires qu’on tente de lui imposer. Il met en œuvre une véritable poétique de l’espace, par le biais de son corps et de son imaginaire : « Marcher, c’est manquer de lieu 22. » « Le voyage (comme la marche) est le substitut des légendes qui ouvraient l’espace à de l’autre 23. » Le marcheur tisse tout un réseau de sens qui échappe aux urbanistes et aux sociologues patentés. Les habitants ne cessent d’être les acteurs des espaces qu’ils occupent, d’y tricoter des significations jusqu’alors insoupçonnées. Croire le contraire serait accepter le présupposé de la « police » de la ville. Mais les individus ne traversent pas passivement les espaces conçus pour eux. Les habitants ont toujours la possibilité de se réapproprier leurs lieux publics, de modifier le décor, la scène et les rôles. Les affichages intempestifs, les tags et autres manifestations artistiques permettent aux sujets de prendre en charge leur visibilité commune, l’élaboration d’un espace où ils pourront prendre corps. La place publique reprend sa fonction d’agora 24. Le théâtre de rue peut aussi créer un événement politique. Augusto Boal en donne des exemples, dans son Théâtre de l’op24. Nom de l’espace public en Grèce, lieu du marché et d’échange des idées, terrain de prédilection de Socrate.

22. De Certeau, L’invention du quotidien, TI, p. 155 sq.

23. De Certeau, L’invention du quotidien, TI , op. cit., p. 160.

primé, sous la forme du « théâtre de l’invisible ». Il s’agit de jouer à plusieurs une scène dans un espace public (rue, marché, queue de cinéma, train, etc.) sans que les gens présents le sachent, pour mettre en évidence un enjeu politique, une injustice par exemple 25. Ainsi, dans un restaurant, un prétendu client ne pouvant payer l’ad-

25. Augusto Boal, Le théâtre de l’opprimé, Paris, La découverte, 1996, p.37.

Les habitants ont toujours la possibilité de se réapproprier leurs lieux publics, de modifier le décor, la scène et les rôles. dition et voulant s’acquitter en force de travail, révèle progressivement aux autres clients, avec l’aide d’autres « acteurs » attablés à différents endroits, l’exploitation dont sont victimes les employés du lieu. « Tout le restaurant se transforme en vaste assemblée 26. » S’y élabore in situ un commun qui ne préexiste pas aux participants, une voie des sans-lieux, une nouvelle visibilité commune. La ville sera toujours l’expression de ceux qui y habitent, qui la trament de leurs histoires et de leurs parcours. L’espace urbain est le lieu par excellence de la tension entre ces deux logiques contradictoires. La logique « policière » qui compartimente les existences, normalise les conduites, et la logique « politique » qui dérègle la machine, fait sourdre les lignes de fuite d’une approche plus intime de la ville et d’un espacetemps commun. Chaque ville est comme un corps singulier en mouvement, « un organisme vivant, qui s’essouffle, se repose, puis se met en branle et effectue de grandes enjambées. Il sue, hoquette, sanglote, bave, saigne, meurt 27 ! »

26. Boal, op. cit., p. 39.

27. Paquot Thierry, Des corps urbains, Paris, Autrement, 2006, p.10.

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« J’y suis, j’y reste, j’y vis ! » Dans un quartier populaire de Marseille, un terrain vague laissé depuis longtemps à l’abandon a été récupéré par quelques personnes décidées à faire l’expérience concrète d’une organisation collective avec les habitants du coin. L'une d'entre-elles revient sur l’histoire de cette « dent creuse », terrain de questionnements et d’horizons. Des envies

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Sur ce terrain, il y avait des constructions d’un étage jusqu’à la fin des années 1970 et le quartier était encore très populaire avec beaucoup de choses qui se faisaient dans la rue. Une poissonnière lavait ses poissons ici, par exemple, sur le trottoir... Tout a été rasé il y a une quinzaine d’années, et ce terrain est resté comme ça, à l’abandon. Une dent creuse parmi tant d’autres dans la ville... En 2005, une association a monté un projet de jardin partagé sur ce terrain, mais ça n’a jamais abouti. En parallèle, on a vu des occupations sauvages de terrains vagues, et ça n’a pas forcément marché. Des potes ont eu une expérience un peu difficile au Panier, où ils avaient un jardin avec des poules. Les poules ont été volées et le jardin saccagé. Donc, au moment où on a eu de l’énergie pour récupérer cette dent creuse, on s’est dit que ce serait intéressant de contacter l’OPAC (le propriétaire) pour essayer d’avoir une convention plutôt que de faire une occupation purement sauvage. Notre idée, c’était de s’approprier un outil pour créer de l’action commune, du discours, et poser la question de l’espace public.

ACTION

ACTION

ACTION

pour un terrain vague


la dent creuse

Premiers contacts avec l’OPAC, propriétaire du lieu

On a contacté l’OPAC, mais ça n’a d’abord servi à rien. Ensuite, on a fait passer le mot via une élue. Leur première réaction avant de nous répondre, ç'a été de grillager le terrain sans installer de porte. Après, ils sont venus discuter avec nous. On s’attendait pas du tout à ça puisqu’il y avait déjà eu une fête sur ce terrain en l’état. Ils ont dit : « Si on veut vous le mettre à disposition il faut qu’il soit mis en sécurité. » Ça passait par niveler le terrain, enlever toutes les mauvaises herbes, tasser, mettre du béton. Les choses se sont ensuite déroulées très vite, sans doute parce qu’il y avait l’enjeu électoral des municipales. En quelques jours, ils ont pris leur décision. Sans nous demander notre avis, ils ont enlevé tout ce qui était végétal, tassé la terre à un endroit, mis du béton à un autre. Ils étaient aussi partis pour enlever le micocoulier, un arbuste provençal, mais c’est la seule chose qu’on a réussi à sauver avec le fait qu’ils ne bétonnent pas tout l’espace. Tout le monde a dit : « C’est super, c’est propre. Le béton c’est bien. » ça nous a vraiment fait réfléchir sur ce dont on avait envie et sur ce qu’on propose aux gens... L’OPAC a remis une porte et ils nous ont dit qu’il fallait que ça reste fermé. Ils nous ont prêté le terrain pour faire une ou deux manifestations et nous ont précisé qu’on en avait la responsabilité quand on l’ouvrait. Quelles idées

pour ce terrain ?

à partir de là, on a discuté avec les gens de ce qu’ils imaginaient sur ce terrain. On a fait deux ou trois fêtes de quartier et, pendant l’une d’elle, on a proposé aux gens d’écrire et de dessiner sur de grandes feuilles ce qu’ils verraient sur cet endroit. On a aussi fait des boîtes à idées et on a travaillé avec des classes d’école. Dans les idées qui sont sorties, il y a eu une piscine et un stade, par exemple. Ensuite, en en discutant avec les ados, les voisins, on est quand même arrivé à la conclusion que le terrain n’était pas adapté pour accueillir un stade. Pas mal de voisins ont parlé de petits squares en béton avec des jeux pour

enfants, de plantes, d’arbres, d’ombre pour s’abriter, de bancs, d’une table de pingpong, de fontaines... On s’est dit que c’était vraiment bien de travailler sur l’imaginaire. Mais ce qui est ressorti quand même, c’est que les gens voulaient que ce soit la Mairie qui fasse quelque chose pour eux. On leur a alors expliqué que ce n’était pas ce qu’on proposait. Notre but, c’était de décider collectivement de ce qu’on allait faire de ce terrain.

Notre idée, c’était de s’approprier un outil pour créer de l’action commune, du discours, et poser la question de l’espace public. Pas de convention, mais une occupation

On est partis sur un projet de demande de financement pour avoir quand même des équipements en dur qui soient aux normes, mais pour ça il faut la convention avec l’OPAC... Ils nous ont baladés jusqu’en octobre 2007. à un moment, ils nous ont expliqués que c’était très compliqué parce qu’il avait fallu qu’ils retrouvent qui était responsable de ce terrain chez eux. Ils nous ont expliqués l’organigramme de l’OPAC, c’est assez fascinant de complexité... Après, ils nous ont dits qu’ils allaient peut-être faire un truc sur ce terrain et que ce serait vraiment dommage que les gens s’y attachent. Ils préféraient donc ne rien faire. On s’est retrouvé le bec dans l’eau. Et puis l’hiver passe, et finalement l’OPAC nous dit : « Vous pouvez l’occuper quand vous voulez. Il suffit de nous le demander et on vient vous l’ouvrir. » Ils ont dit « Non » à une convention, mais « Oui » à une occupation ponctuelle sans aucun autre accord que celui fait oralement. Progressivement,

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on a commencé à faire de plus en plus de choses sur le terrain, jusqu’à ce que, quatre fois par semaine, on se retrouve à appeler le technicien qui avait les clés. Il en a eu marre de venir si souvent et il nous a donné les clés. Après – aléas de la vie – on a perdu le cadenas. Et vu qu’il y a vraiment une volonté, d’une part de l’OPAC, d’autre part des voisins, que ce lieu reste fermé, on a remis un cadenas, qui était le nôtre. On s’est donc retrouvés en février 2008 avec un lieu qui n’était pas à nous, sans convention, avec un propriétaire qui n’a plus la clé ! La difficulté de faire ensemble

L’envie de base était d’arriver à trouver un outil de rencontre avec les voisins. Mais le discours des habitants est très négatif et fataliste, sur la violence, l’agressivité, le laisser-aller du quartier. Le quartier est très dévalorisé même par ceux qui y vivent. L’habitat est dégradé, c’est sûr, mais il n’est pas si horrible que ça ! On entend tout le temps : « C’est aux pouvoirs publics de faire, c’est la Mairie qui doit... », « De toute façon, on peut rien faire, avec tous les petits cons... », etc. Ils disent aussi : « Si vous mettez des plantes elles se feront saccager ! », alors que pas tant que ça. Les habitants restent quand même globalement dans une attitude « C’est chez vous ». Quand ils nous demandent des nouvelles, ils disent : « Alors, vous allez faire quoi ? » On n’arrive toujours pas vraiment à transformer le « Vous allez faire quoi avec ce terrain ? » en « Qu’est-ce qu’on va en faire ensemble ? » Ceux qui ont répondu présents à l’appel, c’est les mômes. On a donné beaucoup d’attention à ces enfants qui avaient envie de faire des choses autour de la dent creuse. Et on s’est retrouvés dans une position d’animateurs d’une espèce de centre aéré autogéré où les parents envoient leurs gamins. On est en train de recentrer notre discours officiel sur le côté culturel pour ne pas nous retrouver dans les filets de tout ce qui est centre aéré, accueil d’enfants. Parce que si tu fais un accueil loisirs-enfants et que tu veux respecter les normes, tu ne fais rien ! Trop de normes, trop de dangers...

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Aujourd’hui, on se dit : « Les habitants et surtout les enfants se sont approprié l’espace, mais qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » On est dans une position très particulière : on s’est balancé en tant qu’asso, mais, à côté de ça, on squatte un terrain depuis un an. Et c’est pas un espace public, mais un espace qui appartient à un propriétaire privé. C’est drôle d’ailleurs, tant qu’il servait de poubelle, ce qui voulait dire que les jeunes ne venaient pas trop y squatter, ou pas souvent, il ne dérangeait personne. à partir du moment où il a été nettoyé, les gens étaient contents, mais en même temps c’est devenu un espace à conquérir et ça a posé d’autres questions. Des mômes y jouent, des ados y fument des joints, des mecs y font courir leur chien, ça pose la question de la gestion du lieu. Pour ne pas être les seuls à s’en occuper, on a proposé aux voisins d’avoir les clés, mais ils ne se pressent pas au portillon... Quelques personnes ont quand même accepté de les prendre. Une des principales appropriations de l’espace ça a été pour le refermer. On est confronté à des enfants qui veulent y jouer et des parents qui ne prennent pas le temps de venir les surveiller. à côté de ça, ce sont les premiers à dire : « C’est dangereux quand les gosses sont tout seuls... » La prise sur le « faire ensemble » n’a pas tellement marché. Si tu disais aux habitants : « C’est chez toi », je pense qu’ils en feraient quelque chose, mais le fait de s’organiser collectivement, c’est vraiment un boulot de longue haleine. Heureusement, on est pas dans le quantitatif, et il y a un des trucs qui commencent à fonctionner comme les repas de quartier. Quand on organise des bouffes collectives, les voisins commencent à ramener à manger, ça marche bien. Maintenant, on va recontacter l’OPAC, parce qu’on a vraiment besoin d’avoir cette putain de convention, même si ça risque de nous enchaîner... On a un problème en ce moment, le mur de voisinage n’est pas assez haut, du coup les gamins passent chez les voisins, et on ne peut pas se permettre de le reconstruire nous-mêmes parce que si jamais une pierre tombe du mur qu’on a construit nous-mêmes, on sera responsa-


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bles... Par le simple fait d’agir, tu deviens le responsable et le référant. Notre but c’était justement pas ça... Pour nous, c’est un lieu de diffusion d’idées, d’informations. Même si ça ne touche pas tant d’adultes que ça, ça en touche quand même quelques-uns. La question de savoir « Est-ce que ça avance ? », franchement, je pense qu’elle n’est même pas très intéressante. On n’accepte pas le monde tel qu’il est et on met en œuvre des actions qui nous permettent de le supporter. Ces actions sont concrètes, dans l’interaction avec les gens. On n’a pas la prétention d’attendre un quelconque résultat. C’est vraiment une expérience de vie et d’action qui nous intéresse, même si on s’en prend plein la gueule... Des stratégies diverses à rassembler

On est des funambules : à la fois on touche des subventions, mais on tient à ne pas être prisonnier de ça, et on occupe un terrain sans aucune convention... Après, le fait qu’on soit parfois à la limite de la légalité, ça n’a pas vraiment de conséquences parce qu’on n’est pas très méchants et pas très nombreux. Tout le monde nous prend

pour des guignols, mais ça nous va... Les parents des gamins nous considèrent un peu comme des rigolos et pendant ce temps-là, on farcit la tête de leurs mômes : on leur apprend à faire des manifs, des assemblées générales et à coller des affiches dans la rue... à côté de ça, il se passe tout ce qu’on ne voit pas, les mômes qui jouent, la grille définitivement arrachée par endroits, les gens qui se posent pour discuter... Nous, on participe du processus, mais nous ne sommes pas les seuls à squatter, et ça c’est bien. Et même s’il n’y a pas vraiment de concertation, l’occupation est là. Ce qui nous nourrit, c’est de faire des choses ensemble, d’être dans la rencontre parce que ce qui nous questionne, c’est la société. On a envie d’échanger et de poser nos questions en public, plutôt que de rester dans un milieu où tout le monde est d’accord. On préfère se frotter aux gens qui ne sont pas du tout d’accord, où à ceux qui n’en ont juste rien à foutre. L’enjeu c’est de trouver les brèches, trouver ce qui peut marcher, sur quoi tu peux rencontrer l’autre. Regarder, écouter, rester ce que tu es et t’amuser. C’est l’anti-dogme, c’est se faire plaisir !

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Un jour Euromed DĂŠplacement entre les lignes barbares

des plans urbanistiques

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Un jour, euromed

– Samir. – Tu es du quartier ? – Ouais, tu vois j’habite là-bas, à côté, en bas de la tour. C’est beau la tour, mais ça gâche la vue. – C’était comment avant ? – J’sais pas, on pouvait s’amuser, y avait de la pelouse, on traînait. – T’as quoi ? 15 ans ? T’aimerais travailler ici un jour ? – V’la, c’est que des James Bond qui vont dans la tour. Sur le Coran de la Mecque ! Y a pas d’Arabes dans les bureaux.

Marseille propose un panorama de l’urbanisme pontifiant et délirant. Depuis 1995, un centre-ville d’affaires sous perfusion étatique se construit à l’envers du cœur populaire. Expulsions, gentrification, dépossession, rationalisation : l’ombre s’étend au nord du Vieux-Port. La violence sociale de l’opération Euroméditerranée est à l’image du pouvoir qui la commande : sans pitié pour la ville, sa culture, ceux qui vivent ici, sans scrupules pour l’Histoire. La gouvernance urbanistique néglige partout l’identité de la ville qu’elle aplatit. à l’entrée de ce siècle, cela vaut pour toutes les grandes villes européennes. Et ceci se donne en spectacle un jour de mai 2009 à Marseille.

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lle incarne un doigt d’honneur, étendu dans l’azur, fatal à l’horizon, comme un plissement rogue dans le ciel aplati et vide d’un midi de printemps. D’ici, le semblant littoral se dérobe inéluctablement dans la froidure virale de miroirs cerclés d’acier. Une idée du monde se construit là, en face de chez Samir et de la mer, au milieu d’une zone en mue qui pisse une autoroute et transpire l’arrogance. Autour des trente-trois étages de la tour CMA-CGM 1, la deuxième ville de France se recompose sur un lit de béton. Doit s’y exaucer un fantasme largement sarkozyste : faire de Marseille « une grande métropole qui compte en Europe »*. Depuis bientôt quinze ans, Euroméditerranée, autoproclamée « plus grande opération de rénovation urbaine en Europe »* est à l’œuvre sur près de 500 hectares. Où l’on expulse des familles, où l'on gentrifie,

claustre plusieurs quartiers dans le tumulte d’un chantier interminable. Euromed n’a jamais caché sa mœlle: « construire une nouvelle ville sur la ville » *. Bénéficiant, comme La Défense en 1958 2, du statut « d’opération d’intérêt national », le projet marseillais se trame tout à la fois comme pari économique, programme politique, calcul diplomatique, manœuvre sociale et supercherie culturelle. En somme, le spectacle ordinaire d’une ville qu’on range en lignes droites, une ville disciplinée au rouleau compresseur pour la gouverner depuis une grue. Situé le long du port autonome, au nord du Vieux-Port, le secteur Euromed se développe à l’envers du centre-ville historique et populaire, comme le médicament d’un mal ancien et profond. Deux paradigmes de la ville qui se tournent déjà le dos. Seuls les architectes de cette fission program-

* L’intégralité de ces citations, même les plus folles, est extraite de la communication officielle de l’entreprise publique Euroméditerranée, accessible notamment sur le site <Euromediterranee.fr>.

1. La tour CMA-CGM est l’œuvre de Zaha Hadid. D’après ses employeurs, voilà une « architecte déconstructiviste, son style se caractérise par une prédilection pour les entrelacs de lignes tendues et de courbes, les angles aigus, les plans superposés, qui donnent à ses créations complexité et légèreté ». 2. L’invivable quartier d’affaires de la Défense, à l’ouest de Paris, est une référence assumée du projet marseillais, moins dense, mais bien plus vaste (près de 500 hectares contre « seulement » 160 pour la Défense).

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mée osent jurer qu’ils « retissent les liens ». Et garantir que « le centre-ville s’agrandit, s’étoffe et s’embellit, offrant à la ville un changement de visage et d’horizon * ».

La poésie des architectes sanctifie la ville en désert de vie.

3. Lire plus haut, « Arenc, le matin des centres de rétention », p. 14.

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Samir ne voit plus la mer depuis sa chambre. Posée à Arenc comme un vilain phare, la tour CMA-CGM domine un paysage au futur nécessaire, tiède, âpre et rigoureux, pénétré par l’esthétique convenue des îlots d’affaires modernes. Un restaurant bien différent des anciennes cantines de dockers s’est incrusté à côté, face au monument capitaliste qui sera le siège social du numéro trois mondial du transport maritime. Il est l’heure du déjeuner pour un régiment de « James Bond » en nage mais en terrasse, dans des complets à trois SMIC la veste. De l’autre côté du passage piéton, deux types tapent une belote sur un carton. Euromed ? « Suuuper ! », lancent-ils, le pouce levé. Polonais, ils vivent ici, dans une baraque en bois plantée sur le trottoir, entourés d’ouvriers qui installent et de cadres qui s’installent. Un 4x4 Porsche se gare. Un couple sort, sourire et Rayban, qui nous salue chaleureusement. Les deux « Polaks » et leur cubi de rouge font encore partie du paysage.

Un peu plus haut dans la rue atone, le terrain vague occupé par des Roms devrait, lui, bientôt disparaître. Nettoyé d’un quartier qui doit accueillir jardins, squares et constructions neuves. Car « Euroméditerranée a décidé d’offrir aux habitants de ses quartiers un cadre de vie agréable, fondé sur un immobilier résidentiel neuf et réhabilité * ». Ici, à Arenc, où l’on expulsa à flux tendu et pendant près de trente ans des milliers de sans-papiers 3, désormais Euromed « propose un accueil privilégié aux entreprises, investisseurs et organisations internationales »*. Le discours institutionnel fait parfois un carreau. « Ça va rajeunir le quartier », assure Michel, la cinquantaine, interrompu entre deux mènes. S’il joue aux boules ici, chaque jour ou presque, entre midi et deux, Michel partage l’accent pointu de ces collègues de jeu, tous employés à France Telecom, à côté. Débarqués de Bretagne il y a deux ans, ils sont « bien » entre les grues. « Un type de la Mairie nous a promis de protéger ce terrain de pétanque. » Alors, pour eux, « sur le plan architectural, Euromed, c’est super bien ». Super comme la tour commise par Jean Nouvel, qui devait être élevée prochainement face à la rade avec trois autres buildings en projet, déjà très moches en image de synthèse, mais signés, bien entendu, par « les plus grands architectes du monde * ». Ici, entre Arenc et la Joliette, le mistral s’engouffre là où s’ébauche timidement la « Cité de la Méditerranée ». À peine amor-


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cés, les travaux s’étirent déjà en longueur et le vide le dispute à la poussière entre les haies de taules d’une zone en suspension. Un jour, peut-être, les écoles d’architecture viendront ici en pèlerinage admirer les rues veules et les alcôves de verre de ce zoo architectural. Pour le moment, se prépare « le devenir d’une ville à travers la manipulation des volumes de ses bâtiments, comme dans une recherche d’un jeu spasmodique avec la lumière, délire Massimiliano Fuksas, architecte de l’Euromed Center, un ensemble immobilier aux lignes extra-terrestres. La stratification et la complexité des styles et des modes de vie créent la magie de la discordance. [...] Mais, au-delà de la réalité, au-delà des contraintes, il faut doter un projet d’une dimension poétique * ». La poésie des architectes sanctifie la ville en désert de vie. Avec Euroméditerranée, nous ne sommes pas des hommes, et plus encore que des clients, nous devenons des « utilisateurs * » guidés sur des « cheminements verdoyants * » vers « les différents lieux d’activité * ». Nous serons les usagers d’un espace qui s’est construit hors de nous, d'une ville qui s’établit contre l’histoire, contre son peuple. Dit autrement, « L’éducation capitaliste de l’espace n’est rien que l’éducation dans un espace où l’on perd son ombre, où l’on achève de se perdre à force de se chercher dans ce qui n’est pas soi 4 ». Joliette donc, l’embryon d’une « Défense-sur-mer ». Ici, au front le plus avancé d’Euromed, « les premiers effets positifs et concrets de l’aménagement du périmètre se 4. Commentaires contre l’urbanisme, Raoul Vaneigem

sont déjà faits ressentir * ». Un type passe, pressé, viril, iPhone, Dolce Gabanna. Là, son Hummer, noir, ronflant, West Coast. Le quartier admet déjà ce glabre urbain, bruni aux UV, rasé de près, lessivé, uniforme. Ici, l’objectif est atteint : les têtes à claques venues d’en haut remplacent peu à peu le « petit peuple » d’hier. Symbole du triomphe bureaucrate, le bâtiment des Docks, carrefour de marchandises jadis ouvrier, est devenu un palais tertiaire haut de gamme. La sage « vitrine d’Euroméditerranée * » se résume à 365 mètres d’un long corridor vitré, luxueux, fliqué. Un tunnel au parquet sombre et verni, comble de banques et d’assurances, avec une école de management, des gens dans des chemises, des palmiers tenus en laisse, des ascenseurs qui parlent et un bassin artificiel à l’eau un peu verdâtre. Les planificateurs d’Euroméditerranée assument sans complexe le spectacle de leur mauvais goût. Un Breton leur a montré l’exemple. En 1987, Jean-Marie Le Pen 5 fixe un but encore d’actualité : « Marseille dont la vocation est d’être la capitale du monde méditerrannée, mais non le parking 6. » En 1992, Renaud Muselier, premier adjoint au maire de la ville pendant treize ans, pointe « le vrai problème » posé par le pullulement « des clochards, des marginaux, des immigrés, par toute une faune qui est insupportable ». Son mentor, Jean-Claude Gaudin, maire depuis 1995, surenchérit en 2001 : « Le centre a été envahi par la population étrangère, les Marseillais sont partis. Moi, je rénove, je lutte contre les marchands de

5. Une généalogie qui ne pose aucun problème. Guy Tessier, le dernier président en date d’Euroméditerranée, est un ancien militant d’extrême droite, entre Ordre nouveau et le Parti des forces nouvelles.

6. Les citations qui suivent sont extraites de la somme réunie dans l’immanquable petit livre de Bruno Le Dantec La Ville-SansNom, Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent, ed. Le Chien Rouge.

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sommeil et je fais revenir des habitants qui payent des impôts. » Des discours idéalement résumés en 2003 par Claude Valette, alors adjoint au maire délégué à l’urbanisme : « On a besoin de gens qui créent de la richesse. Il faut nous débarrasser de la moitié des habitants de la ville. Le cœur de la ville mérite autre chose. »

Euromed est le triomphe d’une logique qui se développe hors de l’espace public.

7. Rien à voir : « Si les nazis avaient connu les urbanistes contemporains, ils auraient transformé les camps de concentration en HLM » (Vaneigem).

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Autre chose. Tout est là, tenu dans cette histoire de mérite : la vieille et crasseuse idée d’une population illégitime à sa propre cité. « Cette ville est le chancre de l’Europe, expliquait en 1943 Karl Oberg, général SS, dit “Le Boucher de Paris”. L’Europe ne peut vivre tant que Marseille ne sera pas épurée. 7 » Par nature, résistance parfois, inertie souvent, la cité phocéenne glissa régulièrement entre les doigts graisseux de ceux qui pointèrent des canons sur la ville, voulurent apprivoiser les masses et nettoyer un centre jugé trop populaire, étranger, opaque, sale. Un demi-échec en réalité dans une ville qui a si souvent gommé les traces de son histoire, le long

d’une Canebière devenue le lit dolent d’un tramway presque inutile, à l’ombre tiède des « radiateurs » de Belsunce qui désolent un centre-ville plus encore plombé par les dernières verrues en date : le bunker du Centre Bourse ou le commissariat installé dans les murs du Grand Hôtel de Noailles. « Bien sûr, le premier bâtiment qu’ils ont refait ici c’est un commico, bien sûr c’est un capitalisme méchant qui est à l’œuvre, admet un copain italien, Mattia, qui domine Noailles de sa terrasse. Mais à Marseille c’est surtout un capitalisme con, plein de magouilles et de petites arnaques. » Avec Capitale de la Culture 2013 et la proximité d’Euromed, son quartier a éprouvé un « plan de réhabilitation ». « Ils n’ont pas fait de vraie rénovation, assure Mattia. Ils ont gratté, mis du placo. On a tous les mêmes poignées de porte, les mêmes fenêtres, les mêmes radiateurs.  » « Bricolage urbanistique à petite vue », écrit Bruno Le Dantec. L’absurde n’a pas de tombeau. Surtout pour un projet qui compte en milliards d’euros la superficie de son empire, en millions de m2 celle de ses bureaux et veut créer 30 000 emplois, bla bla bla. Jusqu’à l’extension de 2007, les objectifs d’Euroméditerranée étaient moindres. Pour « accroître la performance et la compétitivité * », les décideurs ont tout doublé, passant à 7 milliards d’euros d’investissement (10% seraient publics), et annexant 170 nouveaux hectares au nord d’Arenc. 14 000 logements


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neufs et 500 000 m2 de bureaux sont prévus. Une chance pour ce que les sociologues ont défini comme un « territoire ouvrier d’accueil et de transit, et une population peu diplômée avec une part importante d’étrangers * ». Parlant aussi d’« une population jeune à majorité masculine et un taux de chômage record * ». Ou encore de « logements très anciens dépourvus de confort * ». Bien entendu, les jeunes chômeurs étrangers qui vivent dans des taudis ne poseront jamais un pied dans « l’immobilier résidentiel sur Euromed, qui, dans son ensemble, se distingue par sa remarquable qualité et son confort : esthétique architecturale soignée, extérieur des bâtiments aménagé en harmonie, logements spacieux (majorité de T3/T4), disposition originale (duplex, villa sur le toit) * ». C’est bien à une population de substitution que s’adresse « la révolution Euroméditerranée » (Le Figaro). Une clientèle plus riche, plus française, moins marseillaise. Pour séduire ce nouveau public, Marseille 2013 se pose en tête de gondole culturelle d’une propagande qui dit réunir « développement économique, respect de la planète et progrès social * ». En 2009, Euroméditérranée va même jusqu’à jurer que le développement durable est sa « seconde nature * ». Une façon de faire oublier la première, moins flatteuse et bien plus ancienne. Car, depuis octobre 1995 8, quelques semaines avant le début des grandes grèves, Alain Juppé a donné le ton pour vingt ans en signant le décret qui fixe très clairement 8. L’idée originelle des fonctionnaires de la DATAR (Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale) daterait de 1989.

l’ambition fondamentale d’Euroméditerranée : « un établissement public d’aménagement à caractère industriel et commercial. » 1995, l’année de déclenchement du processus de Barcelone 9. Ce n’est pas un hasard si les intentions diplomatiques européennes se confondent avec l’ambition politique de l’opération marseillaise. L’idée est la même, celle « d’une zone de libre-échange entre l’Union européenne et ses partenaires méditerranéens, et entre ces mêmes partenaires [qui] est l’un des objectifs majeurs au-delà des volets politique, culturel, social et humain * ». La stratégie de Lisbonne (2000) et la présidence Sarkozy musclent encore le pari de « réaliser [à Marseille] le grand centre d’affaires international du Sud de l’Europe et le principal carrefour des échanges avec la Méditerranée »*. Comme tout ce qui tombe de haut, Euromed fracasse sa cible avec violence. Ces quartiers, en bas, loin des prétextes, loin des émulations transnationales, ces quartiers qui eurent un nom. On réalise la fange des projets urbanistiques dans leur impalpable architecture interne. Car il n’y a pas un responsable au chaos. Pas seulement un Gaudin, un Muselier 10 ou un Sarkozy à qui tordre le cou. Il y a, derrière les délégués, derrière les élus, derrière leur organisation, une technocratie intangible, sans nom, sans adresse, un réseau si dense qu'il est impossible de lui résister – fût-ce en vain. Le démontage organisé de Marseille n’est pas le crépuscule d’une série de

9. Le processus de Barcelone est aussi appelé Partenariat Euromed (!). C’est un accord politique et surtout économique entre l’Union européenne et dix autres états méditérranéens qui concerne aussi désormais l’immigration et la lutte contre le terrorisme.

10. « Muselier, c’est une trompette. Il se sègue et dit “mon vier” toutes les deux phrases pour faire marseillais », nous a dit un type qui semblait savoir.

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décisions qu’on aurait pu isoler, combattre individuellement. Euromed est le triomphe d’une logique qui se développe hors de l’espace public. L’œuvre d’un système qui se cache au grand jour des villes qu’il éteint.

La nuit refoule la vie sur cette veine asséchée aux airs de boulevards parisiens. 11. Le site <belledemai.com> présente Euroméditerranée comme « a shining star on the international stag ». Pour certains, « Plus belle la vie » se dispute avec Euromed le titre de la pire disgrâce arrivée à Marseille ces dernières années.

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La cité n’a pas besoin de vivre, l’essentiel est qu’elle fonctionne. Les planificateurs ont éclaté le périmètre Euromed avec leur dialectique consacrée du rendement. Chaque quartier se voit confier une finalité d’usage sans le moindre égard pour son identité antérieure. Ici, on travaille, là on consomme. Ici des dortoirs, là des transports. La Belle de Mai, par exemple, devient un haut lieu bourgeois bohème avec « Culture à tous les étages * ». Poumon révolu d’un quartier ouvrier, la Manufacture des tabacs est désormais le lieu de tournage du feuilleton Plus belle la vie 11, et l’un des « plus importants sites européens de l’audiovisuel, du multimédia et du contenu * ».

Rien ne manque. Marseille cède à l’avènement d’un territoire scrupuleusement autosuffisant. Euromed s’érige en bulle dorée comme une demi-enclave, tournée vers les rivages lointains, mais hostile à ses propres abords. Tout se trame pour faire du reste de la ville une masse inutile, une annexe dépassée qu’on ignore et traverse parfois en TGV. Comme à l’intérieur d’un Club Med, la « fausse commune » est conçue pour qu’il ne soit jamais nécessaire d’en sortir. « Ça va faire deux villes qui s’ignorent complètement », confirme Alèssi Dell’Umbria. Pour l’auteur de l’Histoire Universelle de Marseille, il est évident qu’« on crée de toutes pièces quelque chose qui n’a rien à voir avec l’histoire et la culture du lieu ». La nuit tombe. Dans les rues pincées par l’époque, certains murmurent dans l’ombre. Ils attendent « qu’on fasse péter la tour CMA-CGM » et l’univers qui se dresse alentour. Pour d’autres, la chute a déjà commencé, lointaine, vaste et morne. La crise étend son flou, dérange les lignes économiques, ébranle les certitudes immobilières. « J’ai presque envie de mettre un cierge à la Bonne Mère, lance Dell’Umbria. La crise, c’est ce qui pouvait arriver de mieux à Marseille. » Curieusement, le site <Euromediterranee.fr> n’a rien publié depuis début novembre. La tour de 135 mètres dessinée par Jean Nouvel ne verra finalement jamais le jour. Comme si un autre ciel, plus sombre


Un jour, euromed

encore, rattrapait la pénombre qui s’étend déjà à Marseille depuis quinze ans. La crise financière résonne partout où le capitalisme s’érige des cathédrales. Ces dernières années, sur un fond vomitif de réhabilitations, mais surtout d’expulsions, deux vagues spéculatives ont traversé la rue de la République, artère commerciale et axe stratégique d’Euromed qui relie la Joliette au Vieux-Port. Une filiale de Lehman Brothers, Atemi, a racheté fin 2007 une bonne moitié du patrimoine de cette trouée hausmanienne. La faillite mi-septembre de la banque d’investissement new-yorkaise interroge le lien futur entre le destin marseillais et un monde économique en passe de s’écrouler. Ce soir, la rue de la République est un couloir lardé d’absences. Les vitrines sont fermées ou vides, quand les plus grandes enseignes commerciales devaient s’aligner. La nuit refoule la vie sur cette veine asséchée aux airs de boulevards parisiens. Les immenses panneaux d’Atemi racontent sans faire semblant l’allure escomptée des environs : un tramway, quelques bosquets, deux berlines et des Blancs. À l’évidence, les couleurs échappent à ceux qui veulent des rues à la lumière du désespoir.

Les caméras de surveillance ne dorment jamais. à minuit, ici, il n’y a pourtant déjà plus rien à fliquer, depuis la Joliette jusqu'à Arenc, où la mer se donne à plat, où l’on déracine bien plus que des arbres. Un jour, peut-être, la cathédrale de la Major, illuminée toute la nuit, ouvrira la Skyline euroméditerranée. Des familles termineront leur soirée au seuil littoral de la Cité de la Méditerranée après un concert de Julien Clerc dans « l’Olympia » qui aura remplacé le vieux Silo. On pipe ou pas. On attend ou pas la « strip, véritable rue intérieure, éclairée de nuit comme une grande avenue, bordée de commerces * ». On aime ou pas voir des requins dans un bocal à l’entrée du siège social de la CMA-CGM. à Marseille, ailleurs, partout, le néant poétise. L’horizon sera toujours plus dégagé du trentième étage d’une tour d’affaires que sous son ombre menaçante, au milieu des grandes places désertes qui s’esquissent. Il est dit que « les vides ont un sens : ils disent haut et fort la gloire et la puissance de l’État qui les aménage, la violence qui peut s’y déployer 12 ». Que soit noté alors ce message lancé un soir déliquescent : « Une révolution ne commencera jamais ici, mais c’est un beau lieu pour la finir ».

12. Le droit à la ville, Henri Lefebvre.

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« vous allez gicler ! » préambule aux témoignages des indisérables de la république

V

idée. L’ancienne rue Impériale de Marseille a été minutieusement vidée de ses habitants et de ses commerçants. Le départ des habitants du centre-ville et de la rue de la République avait déjà comencé avec la crise industrialo-portuaire des années 1970. Mais reprend de plus belle depuis les années 2000. Le lancement d’Euromed n’y est pas pour rien. La proximité avec le quartier de la Joliette, « vaisseau amiral » de ce colossal projet urbanistique, a fait de la rue de la République une cible idéale pour des investisseurs plus gourmands les uns que les autres. Cette artère n’en est pourtant pas à sa première vague spéculative. Construite selon les canons haussmanniens à la fin du xixe, elle fut percée pour relier le VieuxPort au port de commerce de la Joliette et faire « revenir » la bourgeoisie marseillaise en centre-ville. Les spéculateurs de l’époque se sont vite retrouvés le bec dans l’eau : les classes aisées ont tout simplement refusé d’élire domicile dans cette nouvelle rue. Y habiteront les classes moyennes jusque dans les années 1960. Puis progres-

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sivement, s'installent aux côtés des habitants historiques, des habitants pauvres qui trouvent dans cette rue des logements à des prix encore très abordables. Les immeubles se dégradent peu à peu sans que rien ne soit fait... Le lancement d’Euromed suscite un regain d’intérêt de la Municipalité et des investisseurs pour la rue de la République. La Mairie y voit la possibilité de faire venir une population à bon pouvoir d’achat qui redorerait l’image du centre-ville phocéen. Les investisseurs, eux, y voient de beaux « potentiels »... Le défilé commence au tout début des années 2000. En moins de dix ans, une moitié de la rue passe ainsi entre les mains de la société d’investissment P2C immobilier, du fonds de pension texan Lone Star et d’une filiale de Lehman Brothers. L’opération est simple : vider les immeubles, rénover les appartements puis les vendre à la découpe au prix fort. Les habitants de la République deviennent vite des indésirables. Dès 2004, Lone Star entreprend une vaste opération de déstabilisation des locataires et des commerçants en place : lettres de « congés pour motif légitime et sérieux en raison de l’imminence d’une vaste opération de rénovation sur l’îlot dont fait partie votre logement », selon la formule consacrée, mais aussi pressions et menaces pour virer locataires titulaires de baux Loi de 1948. Pour l’autre moitié de la rue, détenue par l’ANF-Eurazéo, les méthodes sont différentes : multiplication du prix des loyers par deux, voire par trois. Cette société ne compte pas vendre les appartements à la découpe, mais mise sur l’augmentation du foncier et de l’immobilier. à chaque renouvellement de bail, l’ANF-Eurazéo exige des loyers « alignés » sur les immeubles remis à neuf du quartier, même lorsqu’elle n’a réalisé aucun travaux...


vous allez gicler !

Actuellement, deux sociétés se partagent encore le quartier. L’ANF-Eurazéo, toujours en place, et MarseilleRépublique, géant de l’investissement immobilier qui s'est donné pour l'occasion un petit nom bien local. Sur 600 familles qui vivaient sur le territoire de ce propriétaire, 250 seulement ont pu rester et avoir accès à des logements sociaux dans le quartier. Marseille-République s’est en effet vue contrainte de reprendre l’accord liant le précédent propriétaire P2C à Euromed et l’obligeant à réaliser 30% de logements sociaux dans son patrimoine. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir tout tenté pour éviter de respecter cet engagement. Mais, face à la mobilisation des habitants et à la résistance de deux associations opposées aux expulsions (Un Centre-ville pour tous et Solidarité mieux vivre), le préfet a bien dû rappeler le spéculateur à l’ordre. Malgré cela, la rue de la République reste déserte. Les « nouveaux arrivants » n’arrivent pas et la plupart des immeubles semblent condamnés : portes cadenassées et fenêtres murées. Les « Champs-élysées de Marseille » dont rêvaient à haute voix certains élus ne sont rien d’autre qu’un no man’s land. Ce qui a été présenté comme une « opération d’intérêt national » et un « signal fort qui reflète l’identité de Marseille et dynamise son rayonnement », se révèle être une guerre de basse intensité menée contre les habitants avec la bénédiction de la Municipalité. Le « De toute façon vous allez gicler ! » d’un des médiateurs de Marseille-République avait au moins le mérite d’être clair. Z est allé à la rencontre des habitants de la République qui se battent pour rester chez eux ou pour obtenir un relogement décent. Témoignages.

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Vincent Abade a toujours vécu rue de la République. Gérant d’une boutique de journaux pendant plusieurs années, son activité a cessé lorsque Marseille-République a refusé de renouveler son bail. Depuis, il a créé une petite association, Solidarité mieux vivre, pour accompagner les habitants décidés à ne pas se laisser déloger. Régulièrement, il frappe aux portes du quartier pour rassembler des documents et organiser une résistance collective face à l’offensive spéculative.

« Intimider les locataires »

Pour arriver à leurs fins, Marseille-République et l’ANF ont envoyé des « médiateurs ». Ils viennent à deux ou trois, prétextant devoir prendre des mesures et en profitent pour persuader voire intimider les locataires. « Votre bail arrive à échéance, vous allez devoir partir », ou « Votre immeuble est insalubre, vous feriez mieux de partir », voilà ce que disent ces « médiateurs » d'un nouveau genre. Si le locataire ne marche pas, ils invoquent alors mille raisons : « Votre voisin nous a dit qu’il s’en allait, vous n’allez pas rester seul à cet étage... Il va y avoir de gros travaux, les escaliers vont être cassés, l’ascenseur ne marchera plus, etc. » Les médiateurs repèrent les personnes les plus fragiles et s’y attaquent. En général, ils visent une seule personne par immeuble et ils la travaillent jusqu’à ce qu’elle cède. Puis ils s’en prennent à une autre, et ainsi de suite.

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Quand ils voient qu’une méthode échoue, ils en essaient une autre. C’est un travail de harcèlement sur le locataire. Une femme que je connaissais était malade, sous chimiothérapie ; son ascenseur n’a pas marché pendant un an. Elle a donc dû monter ses quatre étages à pied pendant des mois tout en voyant ses voisins quitter l’immeuble les uns après les autres. Un jour, elle m’a téléphoné et m’a dit : « Ils vont me faire mourir ! » Vous voyez jusqu’où ça peut aller. Elle a pris un avocat et ils ont fini par lui proposer un logement. Finalement, elle a craqué, quoi, elle aussi est partie. Bon, maintenant elle me dit qu’elle a bien été relogée, mais elle n’est pas vraiment contente. Elle avait un bel appartement, elle avait toujours habité là, sa vie était ici...


vous allez gicler !

Il y avait aussi Mme Angelini. Ils ont commencé par rentrer chez elle en disant qu’ils voulaient mesurer le taux d’amiante. Ils disaient qu’ils avaient le droit de rentrer. Ça ne lui a pas plu, alors elle a changé la serrure – elle en a eu pour 600 euros. Mais après ils l’ont intimidée en disant qu’elle n’avait pas le droit de faire ça, qu’elle risquait des poursuites. Elle avait sa fille et son petit-fils à sa charge, ils vivaient tous les trois dans l’appartement. Voyant qu’elle n’était pas décidée à partir, ils ont fait pression sur son petit-fils en lui disant qu’ils allaient le lui enlever s’il y avait des dangers dans leur habitation. Voilà. Ensuite, il y a eu l’inondation : avant de jeter les gravas par la fenêtre, les ouvriers qui travaillaient dans l’appartement au-dessus laissaient couler l’eau à flot sur le sol sans se préoccuper des locataires vivant aux étages inférieurs. L’appartement de Mme Angelini a été sérieusement inondé, tous ses meubles et toutes ses affaires étaient trempées. Ce n’est pas fini : un jour l’EDF est venu pour couper le courant. En principe, ils le signalent lorsqu’ils font ça. Le soir, le courant n’étant pas revenu, elle les a appelés et là, ils ont répondu qu’ils avaient eu pour consigne de couper le courant du 22, le jour en question, jusqu’à la fin des travaux... Marseille-République a dit à EDF qu’il n’y avait plus de locataire dans cet immeuble. C’est au-delà du réel ! Elle se serait bien battue encore, mais sa fille n’en pouvait plus. Et des histoires comme celle-ci, il y en a des dizaines. Ils ont été clairs, les médiateurs, ils disaient à ceux qui leur donnaient du fil à retordre : « Vous allez gicler ! »

En parallèle, je vois tous les efforts qu’ils déploient pour tenter d’attirer de nouveaux habitants, alors que nous, qui avons toujours habité là, on n’a jamais rien eu. Pas de parking, aucun jeux pour enfant, rien. Et maintenant, pour ces nouveaux arrivants de Marseille-République, il faut des places ombragées, le tramway, des espaces verts. Ils n’ont pas tenu compte de nous, comme si on n’existait pas.

Heureusement, on s’est organisé pour soutenir les locataires. Il y a l’association Un Centre-ville pour tous, et la mienne, plus petite, Solidarité mieux vivre. On est quelques-uns à se dire qu’il aurait fallu résister de manière plus vive parce qu’en face de nous, ils ont toutes les armes possibles et imaginables. Ce n’est certainement pas la première fois qu’ils font ce genre de choses. Des élus avaient dit que les tentatives de résister n’étaient que des coups d’épée dans l’eau et que tous ces « gauchistes » ne feraient pas long feu. Les médiateurs disaient : « Surtout ne parlez pas à ces assos, ne dévoilez rien. » Ils font ça pour éviter que les gens s’organisent et ils pensaient que ça allait être réglé rapidement. Mais, malgré tous leurs efforts, ils n’ont pas pu se débarrasser des gens si simplement. Ils ont dû revoir leurs ambitions à la baisse. Moi, je pense que ça va rester un quartier populaire. Ils avaient déjà tenté d’en faire un quartier chic lorsqu’ils avaient percé ce qu’ils appelaient la rue Impériale. ça n’avait pas marché. Ils recommencent la même opération, mais je n’y crois pas.

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Ancien résistant dans le maquis jurassien, porteur de valise pour le FLN algérien et retraité du Parti communiste, Jacques Jurquet est en procès depuis plus de deux ans contre l’ANF, second acquéreur de la rue de la République après Marseille-République. Ses 87 ans ne l’empêchent pas de rester coriace. Il se bat pour rester dans l’appartement qu’il habite depuis trente ans.

« Messieurs, je regrette, mais je refuse » Euromed, je le vois d’un mauvais œil parce que je suis victime, moimême, de la vague économique qui déferle sur tout le quartier de la Joliette. Ils ont laissé cette rue à l’abandon pendant des décennies en dépit de ses habitants et, maintenant, ils prétendent vouloir en faire les Champs-élysées de Marseille... C’est absurde ! Mon propriétaire est l’ANF. C’est une société américaine de fonds de pension à qui des retraités ont versé de l’argent. Ce sont des bandits. Pourquoi ? Ils achètent des quartiers entiers dans les grandes villes d’Europe et puis ils rénovent, plus ou moins, et hop ! ils font monter les loyers de manière excessive. C’est ce qui s’est passé ici. Il y a une quantité de gens qui ont eu des difficultés inouïes avec l’ANF. Moi, j’ai mauvais caractère et je les ai envoyés promener. Je suis là depuis trente ans et je ne compte pas partir. Dès qu’ils ont résilié mon bail et qu’ils m’ont dit : « On va vous passer votre loyer de 500 euros par mois (j’ai un bel appartement de 117 m2) à 1 200 euros », je leur ai dit : « Messieurs, je regrette, mais je refuse. Mettez-moi en commission de conciliation. » On y est allé et j’ai gagné. Même les représentants des propriétaires, qui sont des petits propriétaires et qui n’ont rien à voir avec les trusts de truands comme l’ANF, m’ont donné raison. J’ai gagné. L’ANF était furieuse. M. Castagnier, médiateur de ladite ANF et qui était à l’origine de mon histoire, est venu me trouver à la fin et m’a dit : « Je suis gêné, mais je dois vous dire qu’on va vous emmener au Tribunal d’instance. Si je ne le fais pas, ma hiérarchie va me foutre dehors ! » Je lui ai répondu : « Écoutez Monsieur, obéissez à votre hiérarchie, moi je vais me défendre ! » J’ai fait venir un huissier de justice qui a constaté tous les dégâts dans mon appartement. Ensuite, j’ai fait venir quelqu’un de l’EDF qui m’a dit qu’il y avait trois points électriques très dangereux, et puis j’ai fait un dossier béton avec un avocat.

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vous allez gicler !

Devant la solidité de mon dossier, l’ANF a demandé un moment de réflexion supplémentaire et un report du procès. Maintenant, ça fait un an et trois mois qu’on rejette mon procès. Moi, je suis bien content. Pendant ce temps-là, je continue à payer mon loyer de 500 euros. Quand Castagnier est venu me voir avec un jeune homme qui l’accompagnait, il m’a dit : « Vous savez M. Jurquet, on va devoir vous expulser. » Je lui ai dit que comptetenu de mon âge, ils n’arriveraient pas à faire grand-chose. Plus tard, il est reparti à la charge en m’annonçant que l’immeuble allait être complètement démoli, ce à quoi j’ai répondu qu’on verrait alors comment je partirais... Je vous parle de ça parce que c’est caractéristique du quartier.

Ces évènements-là ont tout de même provoqué l’émergence de deux associations : Solidarité mieux vivre et Un centre-ville pour tous, ce qui a permis des rencontres. Il y a eu un petit réveil, mais ce n’est pas suffisant. On aurait dû se battre de manière plus vigoureuse. Je me souviens d’une réunion où je disais : « Vous savez, je suis trop vieux maintenant, mais si j’étais un peu plus jeune, ça fait longtemps que j’aurais fait des badigeons sur tous leurs immeubles pour leur dire qu’ils ne sont que des voleurs et qu’ils démolissent notre quartier. » Quelques jours après, quelqu’un l’avait fait : « Riches, vous détruisez notre quartier, cassez-vous ! » Voilà ce qu’ils avaient écrit. J’étais vraiment content. Je suis parfois pour les méthodes illégales. Je pense que s’il y avait eu une force politique réelle, elle aurait peut-être pu réussir à soulever la population, mais elle n’existe pas. Le maire de Marseille soutient ces grandes initiatives, ça fait partie de son idéologie... Quant au reste de la classe politique, quelle qu’elle soit, elle n’a pas bougé.

Mais figurez-vous que, avec la crise, ils ont dû mettre du vin dans leur eau. Ils sont dans la difficulté. Vous savez, en bas, ils ont prévu de faire un Monoprix. Pour ce projet, ils ont expulsé l’épicier qui était un ami à moi, mais ça fait un an et demi qu’il y a une affiche disant : « Bientôt, ici, votre boutique. » En attendant, avec la fermeture de tous les commerces, on ne peut plus vivre dans ce quartier sans devoir en sortir pour faire des achats. Ne restent dans le quartier que deux ou trois boulangers, quelques restaurants et quelques épiciers. Si vous voulez vous habiller, si vous voulez du matériel pour la mer, si vous voulez faire réparer vos chaussures, vous devez quitter le quartier.

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Créés juste après la Seconde Guerre mondiale, les Corsets Sylvie sont une institution de la rue de République. Tenue par Vincent Mounet depuis une dizaine d’années, cette boutique de lingerie et de corsets médicaux a dû déménager quelques rues plus loin après d’âpres négociations avec les « médiateurs » de Marseille-République.

« Il faudrait être fou pour venir s’installer ici ! » Pour les commerçants, c’est simple : il suffit de ne pas renouveler le bail pour qu’ils partent. Quand ils ne renouvellent pas un bail, sauf exception, ils sont obligés d’indemniser le commerçant. Reste ensuite à négocier. Le grand classique, c’est de faire des propositions indécentes. C’est ce qui nous est arrivé. Ils sont venus en nous disant : « Pour vous on a pensé à 30 000 euros », sans parler de relogement, sans rien d’autre. Cette somme était ridicule au regard de ce que coûte un déménagement et une nouvelle installation. Mais c’était surtout indécent dans la forme parce que le type ne nous a rien présenté, rien n’était formalisé. On aurait dit qu’il avait trouvé cette somme le matin même, entre deux coups de rasoir !

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J’ai dû me battre pendant deux ans pour obtenir des indemnités correctes. On a très peu travaillé à cause des travaux du tram, et on a dû supporter leurs différentes stratégies. Ils ont d’abord essayé de nous intimider, notamment en nous envoyant des gros bras. Un type d’1 m 80, la chemise ouverte, les santiags et une gestuelle agressive. Le « nouveau négociateur », voilà comment il s’est présenté... Cette pression a parfois marché avec des commerçants, surtout avec les plus âgés. Ensuite, vous n’entendez plus parler de rien pendant six mois. Ils vous laissent dans le flou, ce qui n’est pas facile dans un moment où vous gagnez moins votre vie. « Ils vont craquer sur des sommes assez basses ou ils vont déposer le bilan », voilà ce qu’ils pensent à ce moment-là. Ils nous intimident puis ils laissent pourrir la situation. Arrive ensuite la fin du bail, et là, tu ne sais plus quoi faire... Ça crée une pression supplémentaire.

Aujourd’hui, les deux tiers de la rue sont vides et la plupart des bâtiments ne sont toujours pas rénovés. Personne ici ne pense qu’il fallait rester les bras croisés. Mais entre ne rien faire et changer du tout au tout, avec comme seul objectif le profit, il y a un monde. Les gens d’ici étaient des boulets pour Marseille-République et l’ANF. Pour l’instant, ils ont fait pire que ce qu’il y avait. Si encore le projet c’était de restaurer la rue et de permettre une certaine mixité sociale, pourquoi pas ? Mais ce n’est pas ce qui est en train de se produire. Et quand les instigateurs de ce projet invoquent des arguments humanistes, du genre : « Grâce à nous plus personne ne vit dans des appartements insalubres », il faut savoir que c’est une vitrine. Il n’a jamais été question de s’occuper des habitants ! L’idée n’est pas de rénover pour les gens du quartier, mais plutôt de nous chasser pour laisser la place à d’autres habitants plus désirables.


vous allez gicler !

Des clientes me racontent ce qu’elles vivent. Je sais que l’ANF et Marseille-République ont été beaucoup plus agressifs avec les habitants qu’avec les commerçants. Ils ont prétendu qu’ils allaient devoir casser les escaliers, enlever les fenêtres, etc. Ils ont tout fait pour virer les locataires. Beaucoup de personnes âgées ont fait référence à la déportation et à la Seconde Guerre mondiale. Elles ont l’impression de revivre ça. On pourrait avoir d’autres égards pour des personnes qui ont dépassé les 70 ans. Quand les gens sont relogés, ils le sont dans des appartements qui ne voient jamais le soleil, dans des rues de pompes funèbres... Les gens, ça ne leur plaît pas. On est quand même à Marseille, une ville qui fonctionne encore en villages. On est dans des microstructures de vie, et quand on est déplacé de plusieurs rues, ça n’a plus rien à voir.

L’ANF a su mieux s’y prendre que Marseille-République, elle a d’ailleurs en partie atteint ses objectifs : H&M, Vert Baudet, Sephora, Mango, Celio et autres enseignes de grande distribution se sont installées. J’aimerais bien comprendre l’intérêt de mettre ici des commerces qu’on a déjà juste à côté, rue Saint-Ferréol, ou dans les galeries marchandes qui sont tout autour de Marseille. Avec ces enseignes, on ne fait pas du commerce d’utilité, on fait du commerce qui va rapporter de la taxe professionnelle, du commerce qui entretient le copinage. Aujourd’hui, rue de la République, on voit des chaînes présentes dans le monde entier. En revanche, les commerces qui apportent un service de proximité ont été dégagés. On est encore une fois dans des histoires d’argent et pas dans une idée noble de l’aménagement urbain...

D’un côté on peut se dire que le projet ne marche pas, que les nouveaux habitants ne sont toujours pas là, et que c’est bien fait pour leur gueule. Mais on ne peut pas se réjouir que la rue soit dans cet état. Les rénovations sont restées au point mort depuis près de quatre ans : la rue est vide, les portes sont cadenassées, les fenêtres sont murées, il faudrait être fou pour venir s’installer ici. La Municipalité a fait venir un fonds de pension en sachant ce qu’elle faisait et à quoi elle exposait la rue de la République. Qu’on ne vienne pas nous raconter maintenant que les travaux ont été arrêtés à cause de la crise ! Gouverner, c’est prévoir. Il faut que le Monsieur Gaudin ait une vision plus large de la ville que celle des questions de business et de copinage. Tout ça est financé avec notre argent. Ces gens-là ne jouent pas avec leur fric, ils n’en ont rien à foutre au final.

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Dina Naït Akli a été conduite au Tribunal d’instance de Marseille par l’ANF. Noyée dans les démarches juridiques, elle se prépare tant bien que mal à affronter son propriétaire. Depuis des semaines, une fois sa journée de travail terminée, elle fait le tour des habitants de son quartier pour rassembler des documents et prouver que l’augmentation faramineuse de son loyer est infondée.

« On n'est pas des pestiférés » On habitait tous le quartier. C’est mon frère qui a d’abord été touché, il s’est battu pour pouvoir rester, mais il a été relogé. Ensuite, ç'a été ma sœur, elle avait gardé l’appartement de ma mère avec toutes nos affaires de famille. Elle a subi de grosses pressions. Ils n’étaient plus que deux dans son immeu-

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ble, et les conditions d’hygiène étaient devenues catastrophiques. Il y avait des rats, des tas de décombres partout, l’électricité tombait en panne. Il y a même eu le feu. Les pressions n’étaient pas directes, mais elles ont été crescendo. Elle en a souffert. à tel point qu’elle en est tombée malade de toutes ces tracasseries. Elle s’est battue, mais elle y a laissé sa santé. Ces pressions, c’est quelque chose qui est voulu : ils nous usent jusqu’à ce qu’on baisse les bras. Et puis ç'a été mon tour. Au mois de mai de l’année dernière, j’ai reçu un courrier de l’ANF me disant que mon loyer allait augmenter et que d’ici à cinq ans il passerait à 1 200 euros au lieu de 600 aujourd’hui. Je suis allée voir une association de défense des locataires, et l’ANF m’a fait une proposition de relogement. J’étais prête à accepter. Quelque temps après, j’ai reçu un courrier me disant que j’allais d’abord devoir passer en commission de conciliation et ensuite ils m’ont assigné au Tribunal d’instance. J’étais complètement perdue. Ayant reçu une proposition de relogement, je ne pensais pas que j’allais passer en commmission et encore moins devant le Tribunal. Aujourd’hui, j’attends de passer au Tribunal, mais l’ANF demande sans cesse des reports. Ils sont revenus sur leur parole. J’ai décidé de ne pas me résigner, on n’a pas le droit de faire partir des gens qui vivent dans un quartier depuis plusieurs générations. Ils veulent faire quoi ? Du luxe dans le vieux Marseille ? Mais ç'a toujours été un quartier populaire ici. Moi, je vis dans ce quartier depuis 1965. Toute ma famille a toujours vécu ici. On est pas des pestiférés ! Je ne comprends pas qu’on laisse ce quartier se faire vider de cette manière. C’est le pot de fer contre le pot de terre. Depuis Euromed, le quartier est mort, il n’y a plus de boutique, plus de vie. Marseille est en train d’être défigurée. Restent le vide et cette tour horrible.


vous allez gicler !

« C’est tous les quartiers Nord qu’ils veulent détruire ! » Il n'y a pas que le centre-ville dans la vie. Le 25 mai 2009, nous avons assisté à une réunion des habitants du quartier Picon-Busserine en réaction au projet de l’autoroute L2, qui va passer sur les bords des quartiers Nord, et raser quelques immeubles au passage. Beaucoup de bâtiments vont être détruits et il est très difficile d’obtenir des informations auprès des instances compétentes. L’école du quartier sera démolie et replacée ailleurs. Mais quand on appelle l’Académie, ils disent ne pas être au courant. Sur le papier, on ne parle pas d'Euromed, mais les gens du quartier ne sont pas dupes. Ici, on commence à s'organiser. Sont présent-e-s 18 femmes, 6 hommes, 2 sociologues, 3 enfants et Z. Paroles d'habitants. « Ils vont avancer bout par bout, comme ça ils nous divisent, et on ne peut pas s’organiser tous ensemble. Mais en fait, il n’y a pas qu’ici : c’est tous les quartiers Nord qu’ils veulent détruire ! » « Mes enfants, ils disent : “J’espère qu’on va pas partir !” C’est pourri ici, mais c’est là qu’ils sont nés. » «  Ils veulent nous prendre par surprise, c’est pour ça qu’ils ne nous donnent pas de date. »

« Les rats,ici, ils sont tellement gros qu’ils mangent des chats ! »

« Avec tous les gens de la famille qu’ils mettent en prison, ça nous fait loin d’aller aux Baumettes. Au lieu de bureaux, ils feraient mieux d’installer une maison d’arrêt dans le quartier, ça sera plus pratique pour les visites. » « Les familles, elles vont partir où ? à la Savine ? C’est trop loin pour mes parents ! Et les rénovations ? Depuis combien d’années on vit dans la merde, dans des trucs pourris ? Et ils attendent de détruire les immeubles pour parler de rénovation ? »

« ça s’appelle pas Euromed, mais ça sent pareil ! » « On nous chasse ! Ah ! ça c’est bien un projet capitaliste ! On ne se mobilise pas assez ! » « Les journalistes sont au courant avant les gens qui habitent ici. » « Il y a des rues, ici, elles n’ont même pas de nom. On habite où ? Au Bâtiment B ? C’est pas une adresse ça ! “Appartement 288”, c’est un numéro d’écrou ! »

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Cité des Créneaux aux Aygalades, dont la destruction, prévue dans le plan de rénovation urbaine, commence le 20 juillet 2009.

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Au

Momo : ®

des cultures

Carrefour


momo

Aller à la rencontre de Mohamed Bedhouche, c’est croiser un peu plus qu’un syndicaliste quelconque de la grande distribution. Car si Momo soutient ses collègues jusqu’à finir à la prison des Baumettes, il défend surtout sa culture kabyle et ouvrière, une culture des quartiers Nord qui n’intéresse pas les promoteurs de Marseille, Capitale de la Culture 2013. Nous si.

B

izarre… L’histoire de Mohamed Bedhouche n’a pas été mise en exergue dans la luxueuse brochure en quadrichromie qui célèbre l’élection de Marseille comme Capitale européenne de la Culture en 2013. Fils d’immigré kabyle né dans un bidonville de l’Estaque, longtemps entraîneur de l’équipe de foot de la cité des Flamants et emprisonné pendant douze jours aux Baumettes, à l’automne 2004, pour avoir fait son boulot de délégué syndical dans un hypermarché Carrefour® des quartiers Nord…, ce Momolà est pourtant une figure parmi tant d’autres de la culture populaire telle qu’elle fleurit ici-bas, dans ce chaos urbain et maritime. Mais, juste avant qu’une explosion d’images de synthèse figurant un avenir translucide, propre sur lui et plutôt blond, ne saute au visage d’un lecteur nécessairement émerveillé, Bernard Latarjet, directeur du projet 2013, préfère dans son éditorial invoquer Sam Huntington, l’inventeur du concept post-Guerre froide du « choc des civilisations » : « Les religions, la mémoire – et notamment celle de la colonisation –, le statut des images, le modèle social, les rapports des hommes et des femmes, séparent les deux rives. Ces distinctions, outre qu’elles nourrissent les défiances, sinon les discordes, sont un frein à toute organisation économique et commerciale efficace. La dimension culturelle des problèmes de développement a été sous-estimée. Cette dimension devient plus essentielle alors que s’accroissent, en réponse à l’aggravation des conflits militaires, les extrémismes identitaires et régressifs fondés sur l’Islam. Les prédictions d’abord décriées de Samuel Huntington rencontrent désormais de plus en plus d’écho. Il ne faut donc plus négliger les armes de l’esprit, de l’éducation, du savoir et de la culture. » Les armes du savoir et de la culture ? C’est donc bien d’une guerre dont il s’agit, mais laquelle ? En octobre 2004, le Carrefour® du Merlan, dans les quartiers Nord de Marseille, a été bloqué deux semaines durant par le personnel et des habitants du voisinage *. Enjeu du mouvement : obtenir la libération de Mohamed Bedhouche, dit Momo, délégué syndical incarcéré à la va-vite pour un motif extravagant. Un vigile l’accusait de subornation de témoin et de menaces, alors que Momo préparait

la défense aux Prud’hommes d’un jeune employé victime d’un licenciement abusif. Quinze jours de grève, piquets, barricades de chariots et carcasses de voitures, feux de palettes, barbecues solidaires, camions de livraison aux pneus crevés : scènes de fronde populaire contre le n°2 mondial de la grande distribution, champion autoproclamé de la gestion éthique des ressources humaines et en situation de monopole dans bien des « zones de non-droit » que compte ce pays…

* CQFD n°17 (nov. 2004) et CQFD n°23 (mai 2005).

Momo : Les hypermarchés, c’est le travail à la chaîne, les usines d’antan, ce qu’ont connu nos parents : les tuileries, les ciments Lafarge, Kuhlman, pour ne parler que de l’Estaque, où j’ai grandi. Mais à l’époque, il y avait beaucoup de travail et, par la force des choses, les salariés pouvaient négocier avec les patrons. On se voyait face à face, on n’était pas d’accord, on y revenait et on finissait tôt ou tard par trouver un accord. Mais là, on discute avec qui ? Avec les actionnaires ? Le directeur, ici, n’est directeur que quand ça l’arrange, pour donner des ordres. Quand il s’agit de négocier, il n’y a plus personne. Momo nous a reçus le 26 juin 2009 dans le magasin qui l'a finalement réintégré. Après être venu nous accueillir dans la galerie marchande, où il embrasse et salue à la cantonade employés et clients (avec apparemment plus de sincérité et de naturel qu’un politicien professionnel, faut-il le dire ?…), il nous a entraînés jusqu’au petit local syndical de la CGT. Là, la porte largement ouverte, il a bavardé avec nous à voix haute, sans crainte d’être entendu par ceux et celles qui vont et viennent le long de la coursive surplombant la ligne de caisses. Voici donc ce Momo nous a dit ce jour-là... [...et nos pensées du lendemain...]

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serrage de villes et boulons de culture

Centre commercial Grand Littoral, Saint-Antoine.

Le directeur, c’est toujours Sabadell, celui qui t’a fait emprisonner en 2004 ?

Momo : Non, lui, il s’est fait licencier, « remercier ». Quand il est arrivé ici de Perpignan, il traînait quelques casseroles ; quand il est reparti d’ici, c’était des marmites ! Tout comme le faux témoin, « celui par qui le scandale est arrivé », le vigile qui avait porté plainte contre moi pour subornation de témoin… Il a vécu ses dernières semaines ici dans une sensation de danger quotidien : chaque fois qu’il croisait des salariés, ils ne pouvaient pas s’empêcher de penser à l’affaire et ils le foudroyaient du regard. Il fallait évacuer tout ça, il est parti. Quant au chef de la sécurité, il a fait un an et demi de prison pour racket et actes de barbarie… Il a été mêlé à la séquestration d’une femme à qui des malfrats ont coupé le petit doigt pour lui soutirer le code de sa carte bleue. Pour te dire la moralité de ces gens-là ! Finalement, tous les protagonistes de cette histoire à dormir debout ont été remerciés. Et bizarrement, moi je suis revenu. Il y a eu la procédure de licenciement, comme tu sais. L’inspection du travail l’a refusé. Carrefour a fait un recours auprès du ministre du Travail, Borloo à l’époque, qui a confirmé le rejet de l’inspection du travail. Puis ils ont fait un recours auprès du tribunal administratif. Jusqu’en décembre 2008, j’ai été en procédure de licenciement, ça a duré quatre ans. Une façon de nous faire admettre que le pouvoir social, c’est eux. Ils avaient peur que tout recommence. Et moi, j’ai au contraire envie que ça ne s’oublie jamais. Il y a des stratèges, à Carrefour France, qui réfléchissent à comment te verrouiller, te soumettre. Soit ils te séduisent, soit ils

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Chantier de la Cité des Arts de la Rue, les Aygalades.

t’achètent, soit ils te cassent. Moi j’ai eu droit aux trois, la totale. Avec le directeur actuel, on a eu trois ans de « paix sociale »… On a obtenu quatorze CDI avec lui. Il a joué la carte du clientélisme. Il a cru se servir de nous, mais en fait, nous, on prend tout ce qu’il y a à prendre pour les salariés. Quand il faisait quelque chose d’illégal, j’allais lui dire qu’il était sorti du « cercle » et il rectifiait ; sans jamais reconnaître son erreur, mais il rectifiait. En échange de ce bon procédé, il passait en CDI les copains qui traînaient en CDD depuis trop longtemps, bien que ce ne soit pas trop la politique de la boîte. Mais il achetait la paix sociale comme ça et il s’en vantait dans les réunions périodiques de la direction régionale. Le Merlan devenait un modèle : « Moi, je communique bien avec la CGT », il disait. Et puis, petit à petit il est devenu fou : il se comporte comme un voyou en réunion plénière, on lui pose des questions et il répond à côté… Alors on lui a dit : « Là, il n’y a plus d’arrangement. » Car il sent venir la fin, il va partir. Un directeur ne reste pas plus de trois ans, ici. C’est le maximum. Et lui, il est en train de dépasser les trois ans. Alors là, il joue à la politique de la terre brûlée. Il nous enrage bien, pour qu’on attende son successeur le couteau entre les dents et leur prouver ainsi qu’il est le seul à avoir pu nous « tenir ». Il veut « glorifier » son passage au Merlan. Rappelle-nous ton affaire, octobre 2004, la prison, la grève…

Momo : Octobre 2004 : dépôt de plainte, garde à vue, comparution immédiate et incarcération. Douze jours et douze nuits aux Baumettes… En prison, tu sais, on


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ne compte pas en jours, mais en nuits, parce qu’elles sont terribles. J’y suis allé avec Marc Pantera, le père de Florent (le jeune licencié abusivement que je défendais). Le pauvre Pantera, ils sont allés fouiller dans son passé, parce qu’un jour il s’était frictionné avec des élus locaux. Et puis son nom, Pantera, grrr !, ça fait peur… Ils nous ont traités de cow-boys marseillais. Moi, je n’en revenais pas. « C’est pas possible ! Toute ma vie, j’ai travaillé et me voilà en prison. » J’ai des amis d’enfance qui sont loin d’être des saints. Ce sont des amis, je ne les renierai jamais, mais ils ont choisi un autre chemin que moi. Quand on se voit, je suis content de les voir, mais moi je ne suis pas un voyou. Je suis salarié depuis 1973, tu te rends compte ? à Carrefour, j’y suis depuis 1989. Avant, j’ai travaillé sur le port, à la réparation navale ou comme docker. J’ai toujours été au milieu des ouvriers. Et j’ai toujours fait attention à mes fréquentations. C’est quoi pour toi la culture ouvrière ?

Momo : J’y ai baigné depuis ma naissance. J’ai commencé à travailler à 16 ans. Mon frère aussi. Mon père est arrivé en France dans les années 1950, on a grandi dans le bidonville de la rue Pasteur, à l’Estaque, là où l'on voit toutes ces belles maisons, maintenant. Il y avait deux rives. D’un côté les Kabyles, de l’autre les Italiens, qui finissaient de s’intégrer alors que nous on entrait à peine, juste avant la guerre en Algérie. Eux, ils étaient arrivés dans les années 1920, 1930. Aujourd’hui, ça vient des pays de l’Est. Ce sont des vagues migratoires, comme en a toujours connues Marseille. À peine ils débarquaient, ils se trouvaient un petit îlot, un terrain vague et ils se fabriquaient leur baraque pour habiter là. Une maison, deux maisons, trois maisons… L’Estaque, quartier rouge… Qu’est-ce qui t’a amené à devenir syndicaliste ?

Momo : Qui sait ? Je dirai que c’est dans les gènes. J’ai baigné dedans. On est né dedans, on a toujours vécu dedans. On est des insoumis. On a toujours travaillé dur, pour pas un sou, avec un salaire de misère. La même popote pour tout le monde, pas d’eau courante, la tinette et la colline… À huit dans une chambre, il fallait aller chercher l’eau à la fontaine. Nos parents, toute la semaine, ils avaient le bleu de travail sur le dos, ils n’avaient pas le temps de l’enlever. C’est cette ambiance-là et cette culture qui ont fait que je me retrouve maintenant comme délégué syndical en Négociation annuelle obligatoire (NAO), là-haut à Paris, pour la grande distribution, face à M. Ivan Bartoli, directeur des ressources humaines pour Car-

[On sait que les concepts de culture populaire et de cosmopolitisme servent déjà à vendre Marseille Provence 2013. Mais doit-on abandonner toujours les mots à l’adversaire une fois qu’il s’en empare et qu’il les tord ou les retourne à son profit ? Les cultures populaires se forgent essentiellement à partir d’actes de résistance. Et ça vaut mieux qu’« identité », mot à la raideur cadavérique, ou même ministérielle. Une culture portuaire s’altère et s’enrichit en s’abâtardissant. On le sent d’instinct, ici, comme à Naples ou à Tanger. Il y a des mots de mon enfance, hérités du provençal maritime, surtout des verbes, aguinter, encaper, estramasser, escaguasser… que plus grand monde ne fait chanter. Mais on ne va pas pleurer. Non, plutôt continuer à bavarder et savourer le parler d’aujourd’hui, mâtiné d’arabe comme il s’était mâtiné de napolitain au siècle dernier.]

[Ma grand-mère est italienne. Elle est né en chemin, entre Toulon et ici. Quand aujourd’hui elle entend déblatérer contre les Arabes, « ces Français entre guillemets qui ne sont pas très disciplinés », qui volent le travail et les allocations des « vrais Français », qui manient mieux le couteau que la truelle, qui occupent toute la largeur du trottoir et se prélassent toute la journée à la terrasse des bars…, elle s’énerve et rabat le caquet des aigris : « On nous accusait pareil il y a quarante ans ! »]

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[Cette destruction du lien social est un des enjeux essentiels pour la classe dominante, et ce depuis fort longtemps. « Du passé faisons table rase », entonnait une ritournelle populaire du xixe siècle. Devenu un tube international, puis un hymne officiel et un programme d’État dans la moitié du monde au cours du xxe siècle, il a justifié, entre autres joyeusetés, l’éradication de la paysannerie russe par la bureaucratie bolchevique et l’entrée aux forceps de l’industrialisation en Chine. Aujourd’hui, c’est le pillage généralisé de la planète au profit de la haute finance qui assure l’application définitive de ce programme. Étrangement, les critiques les plus radicales du capitalisme ressemblent parfois à un copier-coller de ce discours unique. « Du passé faisons table rase, nous ne sommes rien, soyons tout. » Certains semblent encore croire que ce ne sera qu’au prix de la prolétarisation terminale de l’humanité que « les conditions objectives » de la révolution seront remplies… Il est à craindre que ces « radicaux » ne soient qu’une sorte d’avant-garde hystérique du système qu’ils prétendent détruire… « Brûlons tout ! » est un refrain qui dissimule souvent son inconsistance. Qui fait « table rase » avec le plus de radicalité aujourd’hui ? Le capital et sa soif inextinguible d’accumulation, de pillage, de conquête. Et parmi les agents de cette machine de guerre, qui applique la recette avec le plus de zèle et de visibilité ? L’urbaniste et ses images de synthèse…]

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refour France. Ce Bartoli m’a dit : « M. Bedhouche, quelle formation avez-vous suivie ? » Je lui ai répondu : « Aucune, je suis né à l’Estaque. » Il me fait : « Quel rapport ? » Moi : « Vous ne voyez pas le rapport parce que vous n’y avez pas vécu. » « Mais vous avez bien suivi une formation, syndicale ou autre ! » « Une formation ? Oui, j’ai dormi par terre, sous des tôles, à huit dans une chambre. On ne mangeait pas toujours à notre faim et les salaires de misère, je connais depuis qu’on était petit. Voilà ma formation. Mais je n’ai fait aucune formation de chez vous, là, les écoles de management et tout le toutim. » Les principes de management de groupe, je connais d’expérience : quand tu échappes à l’un, tu tombes dans les griffes de l’autre. Ils individualisent les salariés, pour briser le collectif. Le collectif, ce n’est pas bon, parce que les gens se parlent, ils se disent leur souffrance, ils échangent des idées. Attends ! Si les gens commencent à réfléchir, ce n’est pas bon ! Alors ils les opposent, à travers des primes, des « objectifs » individuels, des « objectifs » collectifs. Leurs « accords de méthode » sont sadiques : s’il y en a un qui a atteint son « objectif » en chiffre d’affaires, ils s’arrangent pour qu’il n’atteigne pas le chiffre collectif. Du coup, sa prime est amoindrie, parce que son équipier n’a pas fait l’objectif. Du coup, il lui en veut. Ça devient vite ingérable, c’est la zizanie généralisée. Pendant la grève de 2004, ce qui était frappant, outre la mobilisation des employés qui te soutenaient, c’est la solidarité des quartiers avoisinants. Les jeunes des cités, les mamas présentes sur les piquets, les vieux syndicalistes d’autres boîtes qui apportaient à boire et à manger… On sentait que cet hypermarché, malgré son caractère impersonnel – et bien malgré lui, on va dire –, se trouve au centre de toute une vie sociale…

Momo : Je l’ai même vu en prison, ça ! J’y connaissais beaucoup de monde, des collègues du quartier, des petits jeunes. Imagine : moi, j’étais chef de poste à la sécurité. J’étais là pour alpaguer les voleurs. Mon équipe interpellait les gens qu’on surprenait en train de voler de la marchandise à l’intérieur du magasin. Et moi, je gérais la suite. Il n’y avait jamais la police entre nous. Je faisais comprendre au gars qu’il fallait qu’il me respecte, et moi je le respectais en tant que voleur. Il n’y a jamais eu de flics entre nous. Et ce respect est resté intact. Ce respect, je l’ai retrouvé quand j’ai été dans la merde. Quand je suis arrivé en prison, je n’avais rien : t-shirt, short, claquettes, et le ventre vide, en plein carême. Ce sont les détenus qui m’ont filé des habits, de la nourriture… Des jeunes que


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Cité des Créneaux, les Aygalades.

Cité des Créneaux, les Aygalades.

Marché aux Puces des Arnavaux.

j’avais croisés ici me criaient à travers la coursive : « Je te l’avais dit, Momo, que c’était des pourris ! Tu aurais dû nous laisser voler, regarde où tu es aujourd’hui : avec nous ! » Et à chaque flash d’actualité régionale, ils gueulaient : « Libérez Momo, bande d’enculés que vous êtes ! » Le foot, pour toi, c’est une culture ? Pas forcément le foot grand spectacle et big business, mais plutôt le foot à géométrie variable, le foot des rues, le foot sauvage que les minots jouent au pied des tours des grands ensembles…

Momo : J’ai été entraîneur de l’équipe de foot des Flamants. Ce qui m’amenait aussi à faire le juge de paix entre quartiers, souvent. J’étais entraîneur, éducateur, papa, maman, Papa Noël… Les minots de la cité, c’est souvent des champions endormis. Il y avait des petits génies qui ne venaient pas s’entraîner, ils ne savaient pas qu’ils avaient de l’or dans les pieds, ils restaient désœuvrés… Mais ce n’est pas pour rien si un jour Guy Roux en personne est venu ici. On avait fait un joli parcours en championnat de Provence. Dans le foot, j’avais la même philosophie qu’au boulot : le collectif d’abord. Moi, j’ai appris une chose : si tu la joues perso, tu ne vas pas aller loin. Il peut y avoir des confrontations, des débats dans le groupe, mais par expérience, je sais que le collectif doit l’emporter toujours. Avant 2004, jamais je n’aurais imaginé un instant que je bénéficierais de tout ce soutien. En prison, coupé du monde, quand j’ai vu que le Carrefour du Merlan était bloqué, j’ai pensé : « On était dans le vrai ! On les tient ! » Et ça n’a pas loupé. Je suis sorti de prison, j’ai été réintégré, on a gagné les élections, on a triplé le nombre d’adhérents… Ç’a été un mal pour un bien. Une drôle d’expérience.

[ « La culture doit attirer à Marseille les cadres supérieurs et les touristes », a déclaré un jour Serge Botey, adjoint au maire chargé de… la Culture. Décorant le bureau du beau Serge, on pouvait voir une affiche de la révolution espagnole, en hommage à son papa anarchosyndicaliste catalan. La culture avec un grand C, la culture académique, la culture subventionnée, la culture alibi (« La marchandise qui fait vendre toutes les autres marchandises », raillaient les situationnistes), la culture hors-sol, la culture business, la culture spectacle…, ne pousse-t-elle pas à momifier puis effacer la mémoire populaire ? Ne contribue-t-elle pas à désarmer puis chosifier les cultures encore vivantes ?]

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[Lors d’une réunion publique au local de MTP (Marseille trop puissant, club de supporters de l’OM), où l’on prétendait échanger quelques idées sur la perspective de 2013 et les mutations urbanistiques en cours, une dame – qui crut bon de se définir comme Parisienne – demanda sur un ton mi-agacé mi-ironique si la culture populaire décrite par les deux intervenants n’était pas « un peu folklorique ». On aurait pu répondre à la dame par les mots de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, qui manie une tout autre ironie, plus rageuse et, finalement, plus joyeuse. Selon Galeano, les pauvres ne sont tellement personne qu’ils sont des personnes « qui ne sont pas, bien qu’ils soient ; qui ne parlent pas des langues, mais des dialectes ; qui ne professent pas des religions, mais des superstitions ; qui ne font pas de l’art, mais de l’artisanat ; qui ne pratiquent pas une culture, juste du folklore ; qui ne sont pas des êtres humains, mais des ressources humaines ; qui n’ont pas de visage, mais des bras ; qui n’ont pas de nom, mais un numéro ; qui ne figurent pas dans l’histoire universelle, mais à la rubrique faits divers de la presse régionale »… Ce sont « les “personne”, ceux qui valent moins cher que la balle qui les tue. » Et ces « personne », ces « indigènes », ne pullulent pas seulement en Amérique latine.]

[Lors d’un conseil d’école de fin d’année, dans un quartier du centre-ville, la directrice demande si elle doit renouveler l’aval du conseil pour le prêt des locaux scolaires à une série d’associations. L’aval est renouvelé quasi automatiquement pour toutes les associations. L’assistance tique cependant sur la dernière : une asso culturelle occitane. Moue dubitative, petits rires, yeux levés au ciel… Une institutrice rassure ses collègues : « Nous nous sommes renseignés, ils ne sont pas réacs. » Pour les petits profs de la République, les dialectes moribonds de la province sont encore des signes d’arriération. Aucune leçon ne semble avoir été tirée des sombres années où l’on pendait un sabot autour du coup de l’élève surpris à parler occitan, breton, corse… Pourtant, la disparition du parler local nous a éloignés de nos proches voisins, les Catalans, les Piémontais, qui sont culturellement et historiquement nos cousins. Aujourd’hui, leurs langues nous sont devenues opaques.]

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Sabadell m’a même proposé 50 000 balles, pour que je me casse. « Mais M. Bedhouche, vous êtes un idéaliste ! », il m’a dit quand j’ai refusé. Idéaliste ? Non, mais comment voulez-vous que je prenne 50 000 euros et que je puisse montrer ma figure à la caissière qui s’est mobilisée pour moi pendant quinze jours et quinze nuits avec un salaire de 800 euros par mois ? Je n’aurais plus pu dormir tranquille. Néanmoins, une somme pareille, ça interpelle l’homme. Je me suis retrouvé un soir assis sur les rochers à l’entrée du Vieux-Port, à regarder les vagues… Au moment où on était soumis à la décision du ministre. À vouloir tout gagner, je risquais de tout perdre. Je pensais à mes gosses, et j’ai décidé de dire non pour eux, pour qu’ils puissent être fiers de leur père. Tu sais, dans toute négociation, c’est comme une partie de poker… Mais je n’étais pas tout seul. Et la culture kabyle ?

Momo : Les Kabyles, c’est des paysans. Quand un Kabyle te touche la main et te donne sa parole, ça vaut bien plus qu’un contrat. Parole donnée, parole respectée, sous peine d’être discrédité à vie. On a encore cette culture des anciens. Pas besoin de répéter les choses deux fois pour les mettre au clair. Là aussi, il faut jouer collectif. Je suis né ici, mais avec tous mes frères et sœurs, on a construit une maison là-bas, dans le village natal de mon père. La culture kabyle, c’est ça : un village avec des règles, une culture du respect, de l’hospitalité. Tu sais, c’est les Arabes qui nous ont appelé comme ça. En arabe, kabil veut dire celui qui a accepté. Ils sont venu nous proposer l’islam et on a accepté. Mais entre nous, on préfère s’appeller tamazigh, ce qui veut dire homme libre. Voilà pourquoi on est en résistance depuis si longtemps. Tout ça aussi fait partie de ma culture : au niveau personnel, familial, du quartier, du boulot, du syndicat… Toi qui bosses dans la grande distribution, qu’est-ce que tu penses de ce qui est arrivé au marché du Soleil, et des menaces qui pèsent sur le marché aux Puces ?

Momo : Tout le monde allait au marché du Soleil, pas que les Arabes. J’entendais les caissières françaises en salle de repos : « Oh, ma chérie, où est-ce que tu as acheté ton sac ? Chez les Arabes ? Mais où ? Il y en a partout des Arabes ! [rires] Ah, au marché Soleil ? Je vais aller m’acheter le même. » D’ailleurs, c’est pas pour rien que des émissaires de Carrefour vont souvent faire un tour aux Puces. Pour essayer de comprendre « cette potentialité qui nous échappe, là ».


momo Manifestation des habitants de la rue de la République contre les expulsions, février 2006.

Station Bougainville, terminus Nord du métro, Les Crottes.

« Putain ! Ils sont tous là-bas, le dimanche, comment faire pour les récupérer ? » Ils ont la même clientèle, donc ils sont obligés de se mettre en concurrence avec ces souks-là. Tu y croises tout le monde, même les employés d’ici. Sur le marché du Soleil, j’ai acheté un costume pour mon fils : des pieds à la tête, ça m’a coûté 40 euros. Des chaussures jusqu’à la cravate, gilet, chemise… Et puis là-bas, tu marchandes. Avant de dire bonjour, tu marchandes ! [rires] C’est chaleureux, ça plaisante, ça rigole. Ici, tu vas marchander avec qui ? Tu croises un chef de rayon, il te regarde par-dessus la tête, avec l’air de te dire : « Dégage ! » Ils ne savent pas faire. Là-bas, dans le bazar, si tu ne marchandes pas, c’est que tu es fou. Ici, il y a juste le bruit électronique des codes barre qui passent devant le détecteur des caisses… Il n’y a pas encore de caisses automatiques, ici ?

Momo : Non, tu es fada, ici ça ne passe pas, on est un village gaulois. Le directeur en est malade. Malade ! Ça passe partout sauf ici. « Vous empêchez le progrès, vous nous isolez du reste des magasins », il me fait. Je lui réponds : « Mettez-les, c’est vous le directeur ! » Mais il sait bien qu’il ne peut pas. S’il essaie, les caissières, ici, elles se couchent par terre, je te le dis. Pareil pour le travail du dimanche : ici, ça ne passe pas, sauf à Noël, sur dérogation préfectorale. La culture de la tchatche est importante dans les quartiers...

Momo : Des fois, je vais à l’Estaque, là où je suis né. Un jour, je passe devant les belles maisons. Un voisin soupçonneux sort et me demande : « Vous cherchez quelqu’un ? » Je lui fais : « Non, je suis chez moi, ici ! Je suis né là, à la maison, dans la baraque qu’il y avait là, sous la vôtre ! » À l’apéritif, on se retrouvait au bar du Centre, à l’Estaque Gare. Je te dis pas ! Il y avait la famille Hamzaoui, Denis le prof de dessin industriel, Malek qui est régisseur avec le cinéaste… Tu en voulais des débats ? Là, on y était, pendant des heures, à refaire le monde. Les gens de ce quartier, c’est des livres ouverts. On pouvait boire toute la nuit sans être jamais saoul. Tu

[La critique marxiste du libre marché observe avec méfiance, condescendance et même dégoût le petit commerce, l’économie de bazar, le marché de quartier… Elle les voit encore comme autant d’archaïsmes précapitalistes. Pourtant, si le monde dont nous rêvons ne se réduit pas à une juxtaposition de petites communes affinitaires qui troqueraient entre elles gratins de blettes contre biocarburant autoproduit, on ne peut pas faire abstraction de la problématique des échanges à plus grande échelle, et dans toute leur variété. En Amérique latine, les vendeurs ambulants, qui sont souvent des ouvriers licenciés ou des fonctionnaires dégraissés, participent aux mobilisations populaires et aussi à une dynamique d’échanges plus denses et horizontaux, qui pourrait préfigurer une autre organisation sociale, squeezant la grande distribution monopolistique.]

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Cité des Créneaux, les Aygalades.

[Il existe une maladie de la pensée dans ce pays (au moins une…). On la retrouve ailleurs, comme dans certaines couches aisées et progressistes de New York, mais la capitale mondiale de cette infirmité est sans doute Paris. C’est l’universalisme abstrait du citoyen du monde, qui prône son propre déracinement, sa propre aliénation, comme le summum de l’humanisme (et de l’humanité…). Tout sentiment d’appartenance à ce qu’il peut encore rester de pratique commune entre les gens est vu par cette « pensée » comme une preuve impardonnable d’arriération. Le citoyen du monde est consommateur de Culture, mais aussi de cultures populaires, y compris de world music, mais comme autant de résidus anecdotiques, à visiter en touriste. Ce sont ces mêmes citoyens consommateurs de folklores passés qui taxeront de « nostalgiques » et de « réactionnaires » ceux qui prétendent vivre et résister sur un territoire, à partir de leur culture, au nom d’une communauté manquante, contre le cauchemar économique et l’uniformisation de la culture de masse.]

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Sur le port (CMR : Compagnie Marseillaise de Réparation, en liquidation), La Calade.

n’avais pas intérêt, d’ailleurs ! Alors, pour revenir à la grande distribution, tu vois, toute cette culture dans laquelle j’ai baigné, ça m’a beaucoup servi pour les démarches collectives. Et ça leur échappe, à eux, ça. L’Estaque, Saint-Henri, Saint-André, Saint-Antoine, c’est les vrais quartiers Nord, avec une mentalité de villages ouvriers. Pas La Busserine, pas La Rose. Ici, dans ces cités, on est déraciné. On vit dans des zones : ZAC, ZUP, zones industrielles, zones franches… C’est le nouveau système économique qui veut ça : un truc complètement déshumanisé. On est robotisés. DRH, ils s’appellent, les gens avec qui on est supposé dialoguer. Ressources humaines ! Qu’est-ce que tu veux attendre d’une appellation pareille ? Nous, quand on se parle, on s’écoute, on est entre êtres humains. Eux, les DRH, ils te regardent comme des choses à gérer, à presser comme des citrons. Question qui fâche : qu’est-ce que tu penses de l’expulsion par ton syndicat des sans-papiers de la Bourse du travail, à Paris ?

Momo : C’est terrible, ça. À la Bourse du travail de Marseille, ils sont bien reçus, on les assiste. Il y a un collectif de sans-papiers, avec Charles Hoareau. Je suis avec lui dans Rouges vifs. Tu sais, nous, dans ce magasin… Je vais te raconter une histoire qui est sous silence mais qui risque d’éclater au grand jour. Ici, il y a un Marocain qui est en France depuis neuf ans et demi. Il s’est marié avec une Française, il a eu une carte de résident. On a réussi à le faire embaucher suite à un dysfonctionnement de la direction. Ils se sont retrouvés hors procédure. C’est-à-dire qu’il était en remplacement de quelqu’un qui était présent dans le magasin ! Donc, au niveau du Code du travail, c’est automatiquement une requalification en CDI. C’est ce qu’on a réussi à faire : il est en CDI, avec sa carte de résidence, depuis deux ans. Puis il divorce. Le divorce se passe très mal. Son ex lui fait des problèmes. Résultat, ils ne lui renouvellent pas sa carte. Il se retrouve sans papiers, en étant en CDI, et la direction


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s’en aperçoit. Qu’est-ce qu’ils font ? « Écoutez, on ne peut pas vous garder. » Je monte voir la direction et je dis : « Faites attention, parce qu’il y a une procédure de régularisation en route. » « Pas de souci », ils me disent. « Que son avocat nous fasse un papier qui certifie sa démarche. » Mais une fois reçu le certificat, ils suspendent le contrat. Alors je leur ai dit : « Si c’est comme ça, vous allez voir rappliquer ici tous les collectifs de Marseille : sans-papiers, chômeurs, et aussi la télé, les journalistes… Vous allez être sous les feux de la rampe. Alors faites-le. Je vous encourage à le faire. Mais on verra après… » Le directeur est même venu me menacer : Gnagnagnagna. Je lui ai dit : « Continuez, ça me plaît, ça ! » Et il a dû reculer. Le gars est en procédure de régularisation, mais il est toujours à son poste, avec son CDI.

[Il y a quelques années, sur une affiche annonçant une grande parade de spectacles de rue, un graphiste facétieux avait affublé les grues du port autonome de tutus de danseuses de ballet. L’art subventionné se foutait ainsi (gentiment ?) de la gueule de la vieille culture ouvrière, toujours un peu macho. Revanche de l’inconscient collectif ? En mai 2009, les métallos de l’UNM, en grève dure avec occupation de locaux contre la liquidation de leur boîte de réparation navale, ont empêché le Festival de Marseille d’organiser des spectacles de danse contemporaine dans le Hangar n°15, comme cela se faisait les années précédentes*. « On ne dansera pas sur un cimetière », ont-ils déclaré à la presse horrifiée. « Les puces rêvent de s’acheter un chien et les pauvres rêvent d’échapper à la pauvreté », écrit Galeano. Une des toutes premières chansons du Massilia Sound System le disait autrement : « Marseille, Marseille, c’est plein d’abeilles, mais où est le miel ? »]

Cité La Viste Provence.

Quartier de la Viste.

Vue du port industriel de Marseille, La Calade.

* Cf. Témoignages à écouter sur le documentaire sonore, <www.zite.fr/radio>, voir p. 102.

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Cultures mineures et floutopies « Une culture mineure née d’improvisation et de spontanéité, tout autant que d’une absence complète d’appétit pour l’éternité, a plus de chances de perdurer des millénaires, dans son immobilisme... Tandis qu’une culture majeure issue de la soif de vaincre l’espace et le temps est, en raison de son dynamisme précisément, bien plus exposée aux catastrophes et à la disparition... » Lucian Blaga, cité dans A. Mungiu-Pippidi et G. Athabe, Villages roumains, entre destruction communiste et violence libérale, .

Mythifiée comme l'ultime ville de France au centre populaire, Marseille serait la cité idéale pour filer la trace des cultures populaires. L'exercice n'est pas si simple. J'ai mêlé mes lectures philosophiques à une série d'entretiens rassemblés dans un documentaire sonore (radio Z, cf p. 102). Je n'ai trouvé que du manque, des impasses et des pratiques récupérées. Je me retourne alors vers les pratiques mineures, celles qui se déploient à l'ombre de la culture dominante. Sans rien céder à la tristesse, peut-être pourrons-nous un jour imaginer les utopies tâtonnantes qui prennent racine dans le terreau des cultures mineures, des utopies sans dogmes : des floutopies.

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n arrivant à Marseille, je pensais bien boucler ce texte sur la culture populaire qui trotte dans ma tête depuis longtemps. La culture populaire. De loin, ça sonne bien. Elle était vaguement incarnée par mes amis d’enfance, devenus artisans, maçons ou carreleurs, par leurs combines pour s’en sortir, leur façon de parler toujours renouvelée, une autre langue à l’intérieur de la langue, par leurs résistances spontanées contre les injustices quotidiennes. Je pensais aussi à ces belles personnes rencontrées en route, expérimentant des rapports humains loin des autoroutes technologiques, à ces fêtes où l’on danse toute la nuit sur de vieux airs, quand les générations se prennent la main autour de l’orchestre...

à nos vieux et à nos vieilles.

Tout ce bric-à-brac méritait-il réellement le beau nom de culture populaire ? Pas sûr. En fait, j'attendais que Marseille m'en révèle la cohérence. J'avais l'espoir un peu fou de trouver dans cette ville la trace d'un peuple qui aurait suffisamment protégé et cultivé ses coutumes, ses expressions, ses idiomes pour combattre le désenchantement du monde. Comme tout le monde, j'espérais qu'il reste en France un endroit moins bousillé que les autres. Marseille en avait l'allure. Mais l'allure seulement. Damned ! Dans les rues, les conversations, les soirs sur le port, je ne pus trouver les traces d’une culture populaire qui ne soit pas encore réduite à l'état d'antiquité. De trois choses l'une : mon regard n'était pas assez per-

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1.  FR3 Marseille, 7 mars 2009.

çant, mon séjour fut trop bref ou je faisais fausse route... Tout ce que je voyais relevait de la même pluralité de pratiques culturelles que j'avais constatée ailleurs, en marge de la grande culture. En marge, mais pas à l’extérieur. Des pratiques filles d’une même matrice occidentale, d’une même école laïque, d’un même malaise diffus.

* Témoignages à écouter dans le documentaire sonore, www.zite.fr/radio, voir plus bas, p. 102

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Gentrifica... quoi  ? Le discours dominant a proclamé Marseille Capitale européenne de la Culture en 2013. Les élus, chefs d’entreprise et autres publicistes n’ont que ce mot à la bouche : 2013 sera la grande célébration de la culture populaire. Bernard Latarjet, gentil organisateur de l’évènement, le clame haut et fort : le comité technique (composé des différents financeurs, institutions et acteurs de la candidature) devra « concilier une dimension populaire touchant le plus grand nombre et une qualité artistique internationale ». Il s’agit d’éviter de tomber dans « un élitisme au détriment d’une véritable ambition populaire, un exercice à haut risque ! ». Le risque est de taille, en effet : il ne faudrait pas que la culture de synthèse

en marche, censée célébrer le magnifique peuple uni de la Méditerranée à grands coups de méga spectacles, de célébrités et de fric distribué à tort et à travers, finisse en grand flop impopulaire. C’est déjà un peu le cas du côté des Dockers, en lutte depuis des mois contre la suppression de milliers d’emplois liés à la transformation du port en zone de Croisière, et mécontents de se faire traiter de « rats » par l’adjointe au maire au tourisme 1. Luc*, syndiqué à la CGT, n’est pas dupe. Pour lui, la culture, « c’est une manière, à chaque fois d’oublier la disparition d’emplois. Implanter une activité culturelle dans des lieux où des types travaillaient, c’est indécent ». Car, à Marseille comme ailleurs, ce que les promoteurs entendent par « culture populaire » ne sert qu’à nettoyer la ville de ses indésirables, ceux-là mêmes pourtant qui sont le plus proches de répondre à l’appellation de populaire. Le centre, abandonné depuis longtemps aux classes les plus défavorisées, fait désormais l’objet d’une reconquête, qu’on désigne par le terme de « gentrification ». Au départ séduites par les espaces et la tranquillité des quartiers Sud, les classes moyennes et aisées envahissent peu à peu le centre – Noailles, Le Panier, La Belle de Mai – pour jouir de ses commodités économiques, culturelles et architecturales. Bien sûr, on me parle des résistances locales, d’un petit train pour touristes attaqué à l’œuf pourri, des occupations d’immeubles, des associations de défense du quartier – et de la fameuse inertie marseillaise. Mais en face, du côté de la Mairie et des investisseurs, on est loin d'être inerte, et on a le temps pour soi. Tous les moyens sont bons, en particulier l’ouverture d’espaces dédiés à l’art dans des quartiers pauvres. C'est ainsi qu'à la Friche, dans une des zones les plus populaires et les moins uniformes de Marseille, une ancienne usine de tabac a été réhabilitée en mégacentre expérimental d’art contemporain, où le pince-fesses a de beaux jours devant lui. Pour RPZ*, rappeur du coin, Marseille en 2013 sera « capitale


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de la rupture » : « La Friche, c’est le salon de la blague, rempli de gens pseudo-urbains gna gna, qui vont te récupérer une poubelle, deux-trois matériaux qu’on utilise en chantier, et je te fais de l’art engagé. Mais cassez-vous ! Les trois-quarts de ces gens là, ils n’ont rien vécu. Alors ils se réinventent une bulle, pleine de crédibilité, avec un soidisant esprit critique, mais c’est que du préfabriqué. C’est du Ikéa de luxe tout ça. » Concerts, expos, ateliers de danse-contact, ces lieux drainent leur public cible : étudiants, artistes, profs. Des gens ouverts d’esprit à qui le mélange avec un autre milieu ne fait a priori pas peur. Bon gré mal gré, de leurs cartons surgissent des commerces standard, des écoles plus sélectives et des loyers à la hauteur de leurs nouvelles exigences de services et de consommation. Pour la presse officielle, le quartier bénéficie toujours de son « aura populaire » ; dans les faits, les personnes les plus démunies dégagent peu à peu sous la pression des logiques immobilières et des rondes de police chargées de la tranquillité des nouveaux arrivants. Au-delà du quartier de la Belle de Mai, c'est Marseille tout entière qui est frappée. L’opération Euromed 2, l’extinction progressive des activités ouvrières, l’explosion du secteur tertiaire dans une ville soucieuse de son image de marque et la création d’une police de la propreté (sic) accompagnent les tanks culturels dans une guerre contre la saleté, les étrangers, les pauvres et les subversifs. Culture de façade, rénovée, prête à se mâtiner de cosmopolitisme pour coloniser les imaginaires, imposer ses critères esthétiques et enregistrer les expressions autorisées. à la cité Busserine dans les quartiers Nord, Karima * explique cela, elle qui voit tous les contrats Marseille 2013 passer sous le nez des assos du coin au profit des structures reconnues. à la Friche, Claire * déplore que le lieu soit coupé du reste du quartier. Les artistes qui s'y sont installés ne font qu’y travailler, et « leur boulot, ditelle, ce n’est pas l’action sociale ». Pendant

Le discours dominant a proclamé Marseille Capitale européenne de la Culture en 2013. leurs heures de pause, ils attendent, avec la force tranquille du gauchiste éclairé, que la rénovation alentour s’accélère, et récupérer les appartements devenus trop chers pour leurs habitants. Les sociologues cités dans l’article « Gentrification » de Wikipedia décrivent le phénomène à leur manière : «Résultant à l´origine “de la structure du marché immobilier et des comportements des acteurs privés”, le processus [de gentrification] a été récupéré et construit en politique urbaine par de nombreuses municipalités, pour valoriser leurs centres, rendre leurs villes plus attractives et favoriser leur essor ou reconversion économique. C´est le cas en Europe, où les acteurs

* Témoignages à écouter dans le documentaire sonore, www.zite.fr/radio, voir plus bas, p. 102

2. Voir plus haut l’article « Un jour Euromed », p. 62.

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3. Antoine Fleury, Bidou-Zachariasen C. (dir.), 2003, Retours en ville - des processus de «gentrification» urbaine aux politiques de «revitalisation» des centres, Paris, Descartes et Cie.

la culture est exposée officiellement, ou estampillée Marseille 2013. Me réjouissant que cette ville laisse quelques zones repeintes de tags, je me rassure en pensant qu’une expression populaire se déploie, c’est-à-dire des pratiques, des arts de faire concoctés dans l’ombre de la cité. Non pas dans une clandestinité ostentatoire, mais dans les interstices laissés ouverts par les failles du pouvoir, dans l’invention perpétuelle à laquelle poussent la survie et l’insoumission. Des arts mineurs se créent, se développent, s’inventent, et participent à la transformation des relations sociales. Bon. Un devenir populaire mais pas de culture populaire ?

publics sont désormais le principal moteur de la gentrification, qu´ils désignent par les termes de régénération ou de renaissance. La mixité sociale devient leur credo, même si elle cache bien souvent des phénomènes de segmentation 3. » Sous couvert de réhabilitations, de mises aux normes, de rénovation et d’« opération propreté », la voix des sans-voix s’éteint pour ne plus laisser place qu’à un peuple créé de toutes pièces dans l’imaginaire vendu par les promoteurs du Marseille de l’avenir. Un peuple vidé de sa rage et de ses beautés ordinaires, un peuple qui n’est aimé que lorsqu’il implore.

* Témoignages à écouter dans le documentaire sonore, www.zite.fr/radio, voir plus bas, p. 102

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La ville invisible En observant la répétition de ce phénomène de gentrification à Montreuil, je me dis que la culture populaire n’est que poudre aux yeux. J’ai idéalisé une fois de plus ce dont étaient capables les gens de peu que nous sommes, et sous-estimé les forces dominantes. Chaque fois, ce sont des moments de vie en dehors des espaces où

Le peuple qui manque Peut-être ai-je trop mis l'accent sur la culture et pas assez sur le populaire... Partir en quête des poches de résistance populaires... Marseille a longtemps chanté et rêvé en occitan ou en provençal, mais les seigneurs d’aujourd’hui ne veulent plus en entendre parler. Tatou*, de Massilia Sound System et des Mossu T i lei Jovents, me raconte que dans son chant, il essaye péniblement de retrouver les rivières de sang laissées par les peuples académiquement massacrés. Qu’aujourd’hui l’accent doit se contenter d’être un argument de vente touristique. Comment faire pour que vivent encore, hors du folklore et du copier-coller, les cultures qui ne reviendront plus ? Sans verser dans la nostalgie des nations, existe-t-il encore des passerelles vers ces mondes engloutis ? Mais sur le peuple et son identité, je ne veux pas m'étendre, de peur d'ouvrir les vannes aux micro-fascismes identitaires et au populisme. Même si je pense aux langues et aux cultures sauvées par les armes, je ne vais quand même pas désirer un nouvel état corse ou basque, avec son lot de saloperies libérales et de domination... Je connais un peu l’exemple de la Catalogne, de sa lutte pour l’autonomie, mais je sais


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qu'au final la culture du profit et du tourisme a triomphé, et libéré davantage le marché que les gens. Je ne pourrai pas trouver non plus le peuple du côté de la pauvreté sans tomber dans le misérabilisme et m’enthousiasmer pour tout ce qui est fait par des gens sans le sou. Ce que je cherche en songeant à la culture populaire implique une forme de pauvreté certes, mais entendue comme frugalité, qui rend nécessaire des pratiques de subsistance et d’entraide. La culture populaire telle que je l’imagine ne peut être dissociée d'un territoire, mais qui ne serait balisé ni par une frontière ni par une monnaie. Un territoire dont la forme aurait celle d'un ensemble de pratiques partagées par un groupe qui se retrouve autour de certaines manières de faire la fête, la cuisine, de travailler, de parler, de se promener, de danser, de prendre le temps, de croire, de raconter des histoires, etc. Ces pratiques gravitent autour de foyers comme la musique, l’occupation de la rue, les contes, la spiritualité, la nourriture, etc. Mais à mesure que j’essaye de trouver ces identités curieuses ou, comme le dit mon ami Ange, des « bulles ouvertes », je recroise l’abîme : des rues aseptisées et nettoyées de tout ce qui pourrait subsister de populaire, sans banc pour s’asseoir, sans lieu de rencontre spontanée ou politique, des villes qui muent vers ce qu’Ivan Illich nomme des espaces humano-immunes, c’est-à-dire réfractaires, voire hostiles aux vies humaines. « Les rues ne sont plus des espaces pour les humains. Elles sont désormais des voies pour les véhicules automobiles (...). Les gens ne sont qu’à peine tolérés sur la chaussée, sauf s’ils se dirigent vers un arrêt d’autobus. S’ils s’y asseyaient ou y stationnaient, ils feraient obstacle à la circulation, et celle-ci mettrait leur vie en danger. La voie a été dégradée de son statut de communal à celui de simple ressource pour la circulation de véhicules. 4 » Pour sortir du désespoir des sociétés modernes, Illich donne la piste des com-

4. Ivan Illich, « Le silence fait partie des communaux ». Remarques liminaires au symposium de l’Asahi Shimbun : «Science and Man – The Computer-Managed Society », Tokyo, 21 mars 1982.

munaux, ces espaces qui n’appartiennent à personne mais profitent à tous : le noyer du village qui donne ses noix, l’eau et ses canaux improvisés pour irriguer les cultures, les trottoirs de Naples, les sentiers riches en plantes médicinales. Moi, pour tordre le cou à l'angoisse, j'ai besoin de faire la fête : chacun son truc. Un flic, un bal Non pas un pur déchaînement, une orgie d’alcool et de sexe, et encore moins une ode à la consommation des festivals et autres foires médiévales qui fleurissent dans les bureaux ministériels de France et de Navarre, la fête est un moment où les symboles d'une communauté peuvent être célébrés. C'est ce moment où les habitudes, les pratiques, les conditions d'existence et les grands mythes d'une société ont l'élégance d'être chantés dans la joie ou ridiculisées dans la transgression. Bakhtine a dit à ce sujet de jolies choses. Il songeait aux temps subversifs du carnaval et des diableries, ou aux rituels qui

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ses pendant plusieurs jours avant le soir tant attendu installent une durée de fête bien avant le jour J, et se racontent encore des années après. Une fête entrecoupée de moments de discussions philosophiques, de débats politiques et de préparation de bouffe tous ensemble... Il y a là une atmosphère de culture commune, vécue par des gens ordinaires, en prise avec la vie et avec la politique. Les chanteurs et les danseurs ne sont pas dans une machine sonore, pas seulement là pour danser ou passer un bon moment non plus, mais pour rencontrer, partager des activités. Bref, tout en s’amusant, ils sont politiquement là.

donnaient sens aux étapes de la vie, aux saisons, à l’amour, par des festivités populaires. De ces temps où les bals se dansaient sur les cimetières pour conjurer la mort. « La fête est dégagée de tout sens utilitaire (c’est un repos, une détente, etc.). C’est la fête qui, affranchissant de tout utilitarisme, de tout but pratique, donne le moyen d’entrer temporairement dans un univers utopique. Il ne faut pas réduire la fête à un contenu déterminé et limité (par exemple à la célébration d’un événement historique), car en réalité, elle en transgresse automatiquement les limites. Il ne faut pas non plus arracher la fête à la vie du corps, de la terre, de la nature, du cosmos. (...) à l’époque bourgeoise, tout cela a décliné 5. » C’est vrai que Bakhtine parle du Moyen âge, et qu’il écrit cela depuis un cachot sibérien, mais c’est vrai aussi que j’ai pu croiser sur la route quelques belles fêtes dans un coin paumé du Sud de la France, des bals traditionnels qui ne se contentent pas de la tradition mais la réinventent dans un univers actuel. Les danses appri3. Mikhaïl Bakhtine, François Rabelais et la culture populaire au moyen âge et sous la Renaissance, Gallimard, 1982.

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Se jouer des institutions Où en étais-je ? Il n’y a pas une culture populaire identifiable, ce n’est qu’un motvalise pour étouffer des pratiques de solidarité et d’expression directe, sans institution paternaliste. Pour Michel de Certeau, la culture populaire est tout autre chose, elle se situe dans des « coups » – comme on peut dire qu'un tennisman ou qu'un gangster a fait un joli coup – qui se jouent de l'ordre établi. Non pas des objets identifiables, comme le didjeridoo ou les chaussures de sport, mais des manières de faire, des tactiques inventées pour exprimer tout ce que l’institution ne permet pas d’exprimer. Non pas les grands projets révolutionnaires d’un peuple en colère, mais les petites habitudes d'individus ou de groupuscules : ériger – en l’adaptant à la situation – un héros de série télé en modèle pour résoudre un conflit, récupérer des objets abandonnés sur un trottoir, taguer la rue comme on tatoue sa peau, braconner, utiliser les outils de son lieu de travail pour des projets personnels (téléphone, photocopieuse, grosses machines industrielles, en bref, la pratique qu’on nomme la « perruque »), créer un marché parallèle, etc. Tout un ensemble de micropratiques qui jouent avec la légalité et la tolérance, et qui changent à mesure que le système culturel dominant évolue : « L’or-


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6. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, p. 46.

dre effectif des choses est justement ce que les tactiques “populaires” détournent à des fins propres, sans l’illusion qu’il va changer de sitôt. Alors qu’il est exploité par un pouvoir dominant, ou simplement dénié par un discours idéologique, ici l’ordre est joué par un art. Dans l’institution à servir, s’insinuent ainsi un style d’échanges sociaux, un style d’inventions techniques et un style de résistance morale, c’est-à-dire une économie du “don” (des générosités à charge de revanche), une esthétique de “coups” (des opérations d’artistes) et une éthique de la ténacité (mille manières de refuser à l’ordre établi le statut de loi, de sens ou de fatalité). La culture “populaire”, ce serait cela, et non un corps tenu pour étranger, mis en pièce afin d’être exposé, traité et “cité” par un système qui redouble, avec les objets, la situation qu’il fait aux vivants 6. » Se jouer de l’ordre établi par des micropratiques, invisibles ou inattaquables du fait même qu'elles sont « hors-la-loi », c’està-dire en dehors des lois déjà en vigueur, cela pourrait être une bonne définition des cultures populaires. Non pas quelque chose d’ostentatoirement illégal, mais plutôt une série de valeurs, de codes et de coutumes partagés, « qui protègent une réalité beaucoup trop complexe pour être traduite en paragraphes 7 », comme les communaux dont nous parlions un peu plus haut. Hélas ! Mon petit esprit dérangé ne trouve pas encore cela à son goût. Il y manque quelque chose d’offensif. Mon sentiment par rapport à ce que pourrait être la culture populaire me pousse à croire qu’il existe une dimension révolutionnaire dans la notion de culture. Mais je vais finir par me faire traiter de maoïste... Cultures mineures et machines de guerre

Et puis je tombe sur La Provence, et j’apprends que Jean-Claude Gondard, secrétaire général de la Ville a ouvert les hostilités. Dans un article sur les projets

Se jouer de l’ordre établi par des micro-pratiques... de spectacles de Marseille 2013, il affirme : « On met en place une machine de guerre. » Ailleurs ou plus tard, je lis dans le même torchon régional, Renaud Muselier, soldat UMP passant de l’urbanisme à la culture comme du beurre aux épinards, et autoproclamé « organisateur de la cité » pour l’occasion, affirmer : « Le label 2013 est un facteur d’image. Nous devons profiter de l’occasion pour renforcer l’apport en investisseurs, en entreprises et en emplois. Par la culture, on peut montrer la richesse d’un territoire. » Je ne suis pas choqué, mais simplement triste. Triste de voir qu’une fois encore la culture populaire sert de cache-sexe pour faire avaler la pilule des expulsions d’Euroméditer-

7. « Le silence fait partie des communaux », op. cit.

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8. Félix Guattari, Suely Rolnik, Micropolitiques, Ed Les empêcheurs de tourner en rond.

ranée, pour transformer l’espace public en jeu vidéo, pour frapper sur les pauvres hères qui élèvent la voix. Je me dis alors qu’il faut en finir avec cette expression de culture populaire. Trop récupérée, trop réagencée dans les discours de pouvoir. J’en prends acte : les termes « culture populaire » désignent plutôt un fantasme collectif qu’une réalité vécue. S’il faut alors, comme Gondard, parler de machine de guerre, je préfère retourner à mes lectures de Deleuze et Guattari et parler de culture mineure, au sens de pratiques « moléculaires », c’est-à-dire qui mettent en crise la façon dont la culture s’institue et devient majeure. En ce sens, les pratiques culturelles mineures participent d’un « devenir révolutionnaire ». Pour ces auteurs, tout mouvement révolutionnaire est voué à l’échec dès qu’il cherche à s’institutionnaliser. A contrario, le « devenir révolutionnaire », tout ce qui se fomente avant une révolution, avant la transformation explicite des institutions, n’est pas entaché de la reprise de pouvoir ou de parole, mais les

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met en question par sa présence même. « Je ne crois pas à la transformation révolutionnaire, quel que soit le régime, s’il n’y a pas aussi une révolution culturelle, une espèce de mutation entre les gens, sans laquelle nous tombons dans la reproduction de la société antérieure. C’est l’ensemble de pratiques spécifiques de changement de mode de vie, avec leur potentiel créateur, qui constitue ce que j’appelle révolution moléculaire, condition pour toute transformation sociale 8. » La particularité d’une pratique culturelle mineure, c’est qu’elle ne peut pas s’autoproclamer comme telle. Elle déjoue donc en grande partie les logiques macroscopiques de pouvoir – en les mettant en cause par définition, ou par exercice. En essayant d’exister, la pratique culturelle mineure subit – et en même temps érode – la puissance de la culture majeure, qu’elle soit française, européenne ou occidentale, orientale ou je-ne-sais-quoi. Dans notre société, la danse contact ou l’agriculture biologique ne font pas crise, elles n'affranchissent pas de la culture dominante, qui les accepte a priori. Les rencontres entre voisins peuvent menacer l’état d’une organisation collective à son encontre, mais il déplace le sujet en repas de quartier institutionnalisés, programmés à date fixe et financés par BNP Paribas ou Monoprix. En revanche, certaines pratiques, par exemple masquer son visage ou créer des zones d'autonomie (squats, jardins collectifs, etc.) pourrait inquiéter les institutions dépositaires du pouvoir et de la violence officiels. Mais il ne faudrait pas croire que le vol, la récup’ sur les marchés ou l’affrontement direct avec la police constituent les seules lignes d’utopie. Bien que ces pratiques apparaissent comme légitimes pour lutter contre l’arbitraire d’un état lui-même voleur, violent et recyclant, elles ne peuvent faire société, et encore moins culture. Elles ne sont que des moments de résistance, nécessaires mais pas suffisants. On réduit trop souvent l’activité politique à ses manifestations explicitement


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politiques. Les autres pratiques culturelles, en tissant du commun, participent également des changements politiques. Pour les protagonistes d’une culture mineure, l’enjeu est peut-être double : 1) Ne pas se transformer en culture majeure, ou en tout cas toujours garder la vivacité du processus de création et de mise en crise ; 2) Ne pas hiérarchiser les priorités de lutte en pensant que la question de la domination masculine, le fait de repeindre un mur ou de danser sont des moments superflus au regard de l’abolition des frontières ou de la propriété. Devant la farce assassine des groupes politiques éligibles au suffrage universel, de l’extrême gauche à l’extrême droite, certains s’extraient tant bien que mal du système et d’autres cherchent à le faire s’écrouler. L’urgence, la répression, la pesanteur des déconstructions à réaliser sur soi sont si puissantes que, le plus souvent, il n’y a dans ces deux options que de maigres stratégies et horizons. Il nous reste à construire les utopies tâtonnantes qui sauront calmer nos peurs pour nous organiser. Il ne suffit pas de dire qu’il y a de l’organisation en marche. Encore s’agit-il de poser des valeurs communes, de créer des manières de se défendre et de se battre, de se permettre à soi-même de toujours rester disposé à la rencontre de l’étranger et à la critique. La puissance du mouvement noir américain des années 1960 avait cette force de ne pas seulement conspuer l’état mais de s’y substituer. Non pas dans la copie, ni dans l’exception culturelle, mais en inventant de nouvelles formes de sociabilité, propres à une communauté en marche. Les grands programmes de santé, de cantine et d’éducation que les Black Panthers avaient mis en place forgèrent des liens si solides entre des personnes qui avaient pour destin de s’ignorer, qu’il devient possible d’imaginer un renversement du rapport de forces. Pour cela, il faut se donner du temps, celui d’imaginer et de travailler, de chanter et d’errer. Peut-être un

Les pratiques culturelles, en tissant du commun, participent également des changements politiques. jour pourra-t-on expérimenter ce que je lis sur une affiche à Marseille, au détour d’une rue de Noailles : « All we need is another sentimental education. » Dessiner les floutopies L’histoire du xxe siècle a détruit la possibilité de construire des utopies, lieux hors de ses lieux sans failles. Que nous reste-t-il sans rêves de révolution ? Marx, Freud ou Nietzsche, parmi d’autres grands conteurs, ont su raconter des fables pour lesquelles les consciences se sont transfor-

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9. John Holloway, « Changer le monde sans prendre le pouvoir ? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes. » ContreTemps, n°6, février 2003.

Il nous reste les floutopies à dessiner, à écrire et à construire. mées et avec elles les possibilités de l’humanité. Les contes de ma grand-mère qui n’hésitait pas à accommoder les Fables de La Fontaine à la sauce catalane pour me transmettre ses valeurs sont morts le jour où elle m’a planté devant le Club Dorothée, et croyez-moi, je m’en souviens très bien. Le rêve est donc entre les mains d’experts en communication, en divertissement ou autres storytellers. Les grands récits capables de mettre en crise les fondements de notre culture ont fait leur temps. Le capitalisme et la conscience « rationnelle » leur ont survécu, le nihilisme aussi. Les citoyens s’endorment le soir avec les histoires de

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leurs maîtres, ils ne rêvent plus que d’hier, et s’éveillent dans l’urgence. La croissance comme carotte et la catastrophe comme bâton. Abandonnés aux anti-héros et à leurs contradictions trop grandes pour les étreindre, il ne nous reste plus qu’à regarder l’avenir à « mi-pente », comme dirait Zarathoustra. Si les utopies ont perdu, jusque dans leur forme, leur duel avec l’histoire, il nous reste les floutopies à dessiner, à écrire et à construire. Ce n’est pas parce que la subversion est héritière de ses échecs que l’on doit abandonner à Johnny Halliday les lendemains qui chantent. Halliday, Holloway, mon cœur balance : « La certitude [évoque] l’homogénéisation du temps, la congélation du faire en être. L’autodétermination est par essence incertaine. La mort des vieilles certitudes est une libération. De même, la révolution ne peut pas se comprendre comme une réponse, mais seulement comme une question, comme une recherche de l’accomplissement de la dignité 9.  » Il s’agit selon Holloway de « changer le monde sans prendre le pouvoir », et c’est assurément l’une des plus grandes avancées théoriques des mouvements révolutionnaires que l’humanité ait jamais connue. Nous pouvons encore rêver et fabriquer des mondes plus justes en rompant avec les chaînes de pouvoir : en remplaçant notre pouvoir sur les autres par notre puissance d’agir et d’aimer. Pour cela, nous ne pouvons plus ériger des systèmes postcapitalistes bien ficelés, prêts à emballer avec leur lot d’apparatchiks trépignant d’impatience à l’idée du festin qui les attend sur les cendres des catastrophes à venir. Vous savez, tous ceux qui se préparent déjà à dire : « Je vous l’avais bien dit, écoutez-moi à présent. » Aussi légitime et nécessaire que la colère soit, nous ne pouvons pas non plus nous contenter de destruction et de spontanéisme, ce serait justement laisser la porte ouverte à ces vautours. Des valeurs nous habitent qu’il faut encore éprouver et


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10. Félix Guattari, Suely Rolnik, Micropolitiques, op. cit..

partager, des façons de peindre et de hurler nous animent, des pratiques s’exercent qui construisent le flou déterminant des questions qu’il nous reste à poser. Loin de la précision du système, de la surdité du parti et du vacarme des chapelles, les floutopies s’élaborent dans l’exode urbain, les feux de joie, les réunions non-mixtes ou les occupations qui s’étalent au long des soirs d’hiver... Ces moments-là sont à chérir comme autant de victoires sur notre orgueil. Ou, comme l’a dit un jour Guattari dans un aéroport brésilien : « Ce qui est dramatique dans le militantisme, c’est le fait qu’il a une fonction religieuse, une fonction d’éternité. Les gens s’engagent dans une structure d’organisation en pensant qu’ils sont en train de s’investir d’une espèce de (...) de puissance religieuse (...). Ils se [chosifient] exactement comme dans n’importe quelle église qui promet le salut grâce au simple fait d’adhérer à son rituel. C’est cette idée qui traverse toutes les organisations du monde. Mais les choses changent à partir du moment où il devient clair que ce sont des contrats précaires, provisoires, passibles de révision, et que l’histoire les fera de toute manière disparaître, reprendra les problèmes dans d’autres termes et balaiera toutes les conceptions, toutes les références idéologiques, théoriques, organisationnelles qu’elle a elle-même créées. (…) Le groupesujet se définit par sa finitude. C’est déjà un problème énorme pour un individu d’assumer sa finitude, c’est-à-dire le fait qu’il est délimité entre sa vie et sa mort. Cependant, le problème est propre à toute entreprise humaine, quelle qu’en soit la nature (politique ou esthétique) : constater qu’il s’agit d’une séquence, d’un processus et que cette limitation ne diminue pas l’importance de l’entreprise, mais, au contraire, la valorise. (…) C’est exactement l’existence de la limite contenue dans le fait que nous allons nécessairement mourir, que les groupes que nous avons créés pour militer, pour changer la

vie vont nécessairement entrer en faillite – c’est précisément cela qui permet le caractère processuel de l’entreprise, son caractère de créativité, d’engendrement de nouveaux univers (...) 10. » Pour vivre ces floutopies, il nous reste à habiter une terre. Non pas seulement géographique, spatiale, mais temporelle et culturelle. « Quand tu t’installes dans un lieu, ce qui compte, c’est de créer du temps », dit un ami. Le temps, même pas. La durée d’un sentiment peut-être. Au fond, l’espace ne signifie probablement que cela : trouver le temps d’une culture collective, d’une sensibilité commune – loin des sensations interindividuelles, une manière commune de sentir, une cartographie des sentiments qui fasse sens pour une communauté de vie et laisse libres les explosions singulières. Cartographie en croquis, chantier pour un temps, rituel pour un autre.

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serrage de villes et boulons de culture

Radio Lors son itinérance à Marseille, Z a rencontré quelques personnes pour discuter de ce que signifiait pour elles la culture populaire. Ces témoignages ont été réunis dans un documentaire radio de 76 min. à écouter et à télécharger gratuitement sur internet : www.zite.fr/radio. Vous pouvez aussi commander un CD qui ne vous coûtera que les frais de port. En voici quelques extraits.

Marseille sera Capitale européenne de la Culture en 2013. Les grands discours officiels flattent les habitants pauvres en leur promettant une grand-messe de la culture populaire. Z a rencontré des artistes  et les « gens de la rue » qui ne sont pas de cet avis.

6m30s Le festival Marseille 2009 prévu dans le hangar 15 des docks doit être déplacé au dernier moment. Opposés à à la transformation du port en une zone de monoactivité « croisière et tourisme » et aux suppressions massives de postes qui en découlent, les dockers de la CGT refusent que l’on puisse venir faire la fête dans un lieu en lutte depuis des mois. Selon eux, il y a là une grande indécence et des bras de fer en prévision pour Marseille 2013.

RPZ : Les subventions, entre les politiciens, les directeurs de projets et autres conneries, tu sais, on ne risque pas trop de les voir. On aura les miettes, quelques associations qui toucheront 5 000 euros par-ci, par-là. Mais l’enjeu de tout ça, c’est de modifier, remodeler le centre-ville à leur image. Ils veulent des lumières, une belle carte postale, avec des coins bien espacés, personne dans le besoin, tout le monde qui paye son ticket, et tout le monde qui est content de voir le spectacle UMPisé de la chose. Voilà : c’est la capitale 2013 de la rupture. Nous on en est conscient.

Paco  : Voilà, quand tu vas au spectacle, tu vas au cimetière, pas un cimetière, ça lui plaît pas à mon camarade qu’on dise ça... Mais c’est à chaque fois pareil. Si je prends le bassin minier, par exemple, ou d’autres, on va faire des musées là où l’on a détruit tous les emplois...

26m30s 102


radio culture

La transformation des zones industrielles en lieux dédiés à l’art est un aspect majeur du processus de « gentrification ». Pour Claire, qui travaille à la Friche de la Belle de Mai, l'affaire est entendue.

Claire : Ici, il y a un effet de gentrification. Le fait que la Friche se soit installée là a participé, avec d’autres effets d’urbanisme, à l’explosion du prix du mètre carré dans le quartier. Ce qui fait que, quand un mec part de chez lui à cause des hausses de loyer, c’est pas le même qui prend sa place. Cela produit un changement dans le type de personnes qui s’installent ici.

39m30s Les promoteurs de Marseille 2013 s’enorgueillissent de rassembler les différences culturelles autour d’une unité populaire fabriquée de toute pièce. Pour Tatou, de Massilia Sound System et des Mossu T i lei Jovents, Marseille 2013 est le rejeton d’une culture centralisée qui uniformise tout sur son passage.

55m30s

Tatou  : On a une espèce d’interdiction de la pensée populaire, quoi. C’est ça qui caractérise la situation française. Il y a une espèce de coupure totale entre les trucs savants et le reste, qui est méprisé. Ce n’est pas pareil ailleurs. à l’étranger, il y a encore une espèce de mélange : l’un réagit sur l’autre, ce qui devrait être le truc normal. Mais ici, il y a une coupure entre, d’un côté, ce qui a de l’importance, la culture officielle, ministérielle, qui serait universelle par définition et, de l’autre côté, le reste qui n’a aucune importance, qui ne devrait même pas exister.

Karima s’occupe du centre social de la cité Busserine, dans les quartiers Nord. Pour elle, Marseille 2013 n’est un tremplin que pour les associations culturelles déjà reconnues. Mais qu’importe. Les cultures vivantes qu’elle voit s’épanouir autour d’elle, les solidarités quotidiennes, valent plus que les grands discours.

Karima : Tu vois, tous ces immeubles : c’est un village ici. Tout le monde se connaît. Il y a de vraies solidarités de village, avec parfois des rumeurs mais toujours un côté vivant.

76m30s 103


fusion et déraison

fusion et déraison C’est l’un des plus grands centres nucléaires français, à Cadarache, dans les Bouches-du-Rhône, qui a été choisi en juin 2005 pour accueillir le projet ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor). Il vise à « maîtriser » la fusion nucléaire en vue de reproduire l’énergie du soleil. Une technologie qui serait « propre, sans risque et quasi-inépuisable ». Pourtant, cette seule expérience exige déjà des fonds extravagants, des infrastructures gigantesques et l’usage de matériaux dangereux et polluants. De quoi douter de l’image positive que le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) veut donner de ce projet. Discussion avec trois habitants de la région impliqués dans la lutte contre ITER.

C ’est quoi ITER ?

Cédric : ITER cherche à reproduire sur Terre l’énergie du soleil. L’objectif est de faire fusionner des noyaux de tritium et de deutérium pour produire de l’hélium et de l’eau. Pour réaliser cette fusion, on doit créer le plasma, le quatrième état de la matière. Ce plasma nécessite une pression énorme et des températures invraisemblables. L’idée est d’injecter 50 mégawatts pour en récupérer 500 pendant 6,40 minutes, le tout coûtant la modique somme de 20 milliards d’euros... Mais l’intérêt est ailleurs : plus on maîtrisera le plasma, plus on pourra développer les écrans plats, les iPhones et autres

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conneries. Le projet de fusion de Cadarache n’est qu’une étape par rapport au projet de fusion nucléaire. Que représente le projet ITER en termes d’investissement et d’infrastructure ?

Antoine : Le projet ITER, c’est 10 milliards d’euros, dont 467 millions d’euros de financement pour la région Provence-AlpesCôte-d’Azur (PACA), mais on sait déjà que ce sera beaucoup plus, plutôt 20 milliards d’euros. D’après la revue The Guardian, le budget d’ITER n’est pas maîtrisé. Incroyable mais pourtant vrai, le CEA (Commissariat à l’énergie atomique) n’a pas pris en compte


fusion et déraison

Qu’est ce que la fusion ? les risques sismiques de la zone sur laquelle est installé le site de Cadarache ! Dans son numéro de septembre 2008, le journal La Recherche nous a également appris que 80 modifications importantes resteraient à effectuer dans la conception de ce réacteur expérimental décidément pas au point. Ce qui va entraîner un dépassement de budget de 30 à 100% et un report de la date de production du premier plasma de 2016 à 2018. S’il arrive un jour, ce qui est peu probable. D’importants travaux sont en cours pour préparer l'acheminement de 300 convois exceptionnels de l’étang de Berre (où la majeure partie des composants arriveront

Bombes atomiques et centrales nucléaires utilisent le même processus : casser de gros noyaux (uranium, plutonium) pour produire des noyaux plus légers et de l’énergie ; c’est la fission. La fusion, au contraire, réunit des noyaux très légers (hydrogène) pour produire de l’hélium et une quantité d’énergie encore plus importante. C’est la réaction qui fait briller les étoiles. Sur Terre, on sait la provoquer au sein des bombes H. Mais on ne parvient pas, malgré 50 ans de recherches, à contrôler une réaction de fusion en continu pour exploiter cette énergie.

Source : réseau Sortir du nucléaire, juin-juillet 2007

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fusion et déraison

par bateau en provenance des pays partenaires) à Cadarache, soit sur une distance d'environ 100 km. Avec ITER, on est dans le gigantisme : les plus lourds convois pèseront 900 tonnes, les plus longs mesureront 60 mètres, les plus larges 10 mètres et les plus hauts 9 mètres avec un convoi tous les 15 jours pendant cinq ans ! Ce qui signifie abattage d’arbres, démolition et reconstruction de ponts, surélévation de pylônes très haute tension (THT), élargissement de routes, aménagement de traversées d’autoroutes, de carrefours, modification et remplacement d’équipements de la route, etc. Le coût de cet itinéraire grand gabarit BerreCadarache était chiffré à l'origine à 81 millions d’euros. C’est à présent 10 de plus, soit 91 millions d’euros. Quel sera le prix final ? Cédric : Je suis allé visiter l’institut Max Planck de Greifswald [en Allemagne, ndlr] où un anneau torsadé est fabriqué qui sera impliqué à terme dans le processus de recherche sur la fusion. Autrement dit, à Greifswald ils sont déjà en train de travailler sur l’étape post-ITER, alors qu'on ne sait toujours pas si ITER fonctionnera. Les pièces sont tellement énormes qu’elles doivent sortir par le toit avec des hélicoptères ! Antoine : Fin 2009, il devrait y avoir une enquête publique sur le réacteur expérimental ITER. Eh oui, c’est comme ça dans le nucléaire : le débat public a eu lieu après que la décision de construire ITER a été prise, et l’enquête publique sur ce réacteur expérimental se tiendra bien après le début des travaux... « Sans cela, la France n’aurait pas remporté le choix du site... », a même avoué un haut fonctionnaire. On ne peut pas croire qu’un projet d’avenir puisse naître dans un tel irrespect des milieux naturels et des hommes. Ils vont devoir convoquer tous les partenaires pour leur faire part de cette augmentation du budget parce qu’ils s’étaient entendus sur un prix initial qui est nettement revu à la hausse. L’espoir que j’ai, c’est que les pays engagés refusent d’augmenter leur participation financière au projet et se retirent. Cédric : Dans le délire scientiste actuel, on se retrouve avec de tels besoins finan-

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ciers et un tel gigantisme qu'il est impossible de ne pas en passer par des accords supranationaux. ITER a nécessité la signature d'un traité réunissant l’UE, le Canada, la Russie, la Chine, l’Inde, les Etats-Unis et la Corée. Le choix de la France comme lieu d'implantation n'a pas été simple. Des affrontements ont eu lieu, surtout avec le Japon qui faisait partie des favoris. Il a d'abord fallu que la France soit acceptée comme unique candidate de l’Europe, et ensuite que la candidature de l’UE prime sur celle du Japon. à croire qu’on hésitait sur quelle faille sismique construire ITER ! Finalement, c’est la faille de Durance qui a été choisie. C’est assez drôle d’ailleurs, parce que quand des géologues font des conférences à Digne à la Réserve géologique, la faille de Durance disparaît au niveau des installations du CEA ! Elle commence juste avant Cadarache et reprend juste après... Voilà pourquoi sans doute les normes sismiques n’ont pas été appliquées sur le site de Cadarache... Plus sérieusement, ce qui expliquerait que la France ait insisté pour être préférée au Japon, c’est que le CEA était en perte de vitesse. Pas sur les nanotechnologies, où il excelle comme on peut le voir à Grenoble avec Minatec ou ailleurs, mais sur le nucléaire. Le projet ITER permet donc de réinjecter de l’argent et du prestige au CEA. Antoine : Le projet ITER est censé permettre de produire l’énergie propre, gratuite et illimitée de demain, préfigurant ce que pourraient être les centrales du futur. Ça, c’est pour nous faire avaler la pilule, car ITER c’est toujours le nucléaire avec les mêmes problèmes : dangereux, coûteux et laissant des déchets radioactifs. Et avec ITER c’est non seulement encore plus cher, encore plus dangereux, mais ça ne marchera sans doute jamais ! Même si l’expé-


fusion et déraison 1. Les critiques les plus sévères que doit affronter le projet viennent tout droit de la communauté des physiciens. En France, comme au Japon d’ailleurs, les chercheurs s’interrogent d’abord sur le coût du projet qui en fait le plus lourd programme de recherche jamais lancé, à part la Station spatiale internationale (ISS). Les dépenses élevées et soutenues consacrées à ITER grèveront sans doute les budgets d’équipement de la majorité des chercheurs non concernés par la physique des plasmas nécessaire pour maîtriser les réactions de fusion.

rience s'avérait concluante, on n’imagine pas des réacteurs de type industriel utilisant la fusion voir le jour avant 2100. Ce qui est évidemment bien trop tard. C’est maintenant qu’il nous faut agir contre le réchauffement climatique, pas au siècle prochain ! Il y a par ailleurs le problème du tritium, un gaz radioactif très dangereux pour l’homme et l’environnement. La France en produit laborieusement 1 kilo par an. Or l’expérience ITER va en demander 2 kilos et, si les centrales à fusion devaient voir le jour, il faudrait entre 30 et 50 kilos de tritium pour chacune d’elle ! Un danger monstrueux ! Le délire de la fusion nucléaire, ce serait de produire du tritium en même temps qu’on en consomme. Mais beaucoup de scientifiques restent très sceptiques quant à la possibilité de réaliser cet exploit. Cédric : Au niveau idéologique, on peut se demander ce que signifie pour le système capitaliste et industriel les recherches sur ce type d’énergie. Avoir une énergie illimitée et gratuite, c’est faire en sorte qu’il n’y ait plus de possibilité de remise en cause du système. Aujourd’hui, un des problèmes du système capitaliste, c’est la consommation d’énergie pour la fabrication et la circulation des marchandises dans un contexte de raréfaction des énergies fossiles et de crise pétrolière. Créer cette énergie et en devenir propriétaire à vie, c’est garantir la pérennité du système capitaliste en résolvant le problème de l’approvisionnement en énergie. Oui, et sans doute aussi de conserver une certaine hégémonie sur le reste du monde puisque on voit difficilement comment des pays qui n’ont pas les mêmes infrastructures technologiques, scientifiques et industrielles que les nôtres pourraient s'approprier cette énergie...

estiment qu’ITER a peu de chances d’aboutir un jour 1. Ce projet est un mensonge international et les enjeux ne concernent l’environnement que superficiellement. Cédric : Ce sont des recherches qui alimentent le monde industriel et technologique, mais elles ont aussi des fins militaires. La bombe H est faite avec du tritium. Aujourd’hui le tritium fuit très vite. Aucune matière n’arrive à le retenir, il s’échappe. Régulièrement, tous les douze ans à peu près, l’arsenal nucléaire doit donc être rechargé en tritium...

« On ne peut pas croire qu’un projet d’avenir puisse naître dans un tel irrespect des milieux naturels et des hommes. » Olivier : On voit le parallèle entre ITER et Superphénix. à l’époque, on écoutait le discours autour du surgénérateur de Malville comme on écoute aujourd’hui celui sur ITER. Il y a cinquante ans, on nous disait en parlant de la fission qu’il n’y aurait pas de déchet, et que ce serait magnifique, exactement ce qu'on nous dit actuellement pour la fusion. Sauf que le prototype de Superphénix n’a jamais fonctionné, comme ce sera probablement le cas pour ITER. En attendant son démantèlement, Superphénix consomme énormé-

Antoine : Certainement, et je suis convaincu que la plupart des scientifiques et autres personnalités influentes engagés dans ce projet savent très bien que la fusion nucléaire ne sera jamais l’énergie de demain. De nombreux physiciens, dont deux Prix Nobel, le Français Pierre-Gilles de Gennes et le Japonais Matatoshi Koshiba,

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ment d’énergie parce qu’il faut maintenir liquide le sodium. C’est un exemple parmi tant d’autres de l’utilisation insensée de l’énergie nucléaire. Il y a aussi des pertes d’énergie dans le réseau de distribution. Elles correspondent à la production de cinq réacteurs sur les cinquante-huit que compte le parc français... ITER coûte une fortune, demande d’énormes infrastructures, utilise des matériaux dangereux dont on ne sait pas quoi faire ensuite, et les chances de réussite de l’expérience sont minces... Comment le CEA a-t-il réussi à faire accepter un tel projet ?

Cédric : Au niveau du discours, ils ont réussi à faire passer cette énergie comme quelque chose de positif. ITER tenterait de reproduire l’énergie du soleil, et dans l’imaginaire collectif, quand on parle d’énergie, le soleil a la cote. Il y a un consensus généralisé parce que les politiques s’auto-intoxiquent et croient sincèrement au bienfondé de ce projet. Par ailleurs, ITER est aussi présenté comme une manne pour l’emploi. Pourtant, cela ne concerne que 500 emplois sur la région PACA, dont une partie vont concerner des chercheurs de haut niveau qui ne viennent pas forcément de la région. L’usine chimique Arkema de Château-Arnoux qui est en train de fermer fout sur le carreau beaucoup plus de gens qu'ITER n'en emploiera. Les chiffres sont clairs. Avec ITER, il y a aussi la question du prestige, comme le montre le discours très positif autour de son installation dans la région : un projet d’envergure internationale qui choisit de s’implanter en PACA, c’est valorisant... On aurait pu s’attendre à ce que les Verts montent au créneau. Mais non : ils se font fait acheter aux élections régionales en concluant un accord avec le PS pour gagner les élections. Le deal : pour un euro investi dans ITER, on leur promettait un euro pour « alter-ITER ». Antoine : Je dis souvent en ironisant que c’est super pour eux que le prix d’ITER continue à monter. Les Verts auront ainsi

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plus d’argent. Mais c’est un marché de dupes... Cédric : D'autant que, dès qu’ils ont remporté les élections, la Région a annoncé que cet accord ne concernait que le budget de la machine en tant que tel, et pas toutes les infrastructures connexes telle la route à très grand gabarit. Cest donc au final un euro pour ITER et quelques centimes pour les énergies renouvelables. Il faut savoir aussi que bon nombre des projets que la Région est censée financer depuis cet accord sont des projets qui étaient déjà en cours. Rien de nouveau, donc. Le comble c’est que les Verts se sont opposés à la route à grand gabarit en proposant que les pièces arrivent en zeppelin tout en disant qu’ils s’opposaient « farouchement » au projet ITER. Ils sont dans une position de grand écart. On a les Verts les plus souples de France ! Pendant très longtemps on ne savait pas si ITER serait à Cadarache ou ailleurs. Cette période a permis une certaine acceptation sociale du projet parce que pendant ce temps on en parlait sans cesse. Chirac est venu manger des petits fours – peut-être irradiés – au CEA. Des « débats publics » ont eu lieu une fois que tout était signé et décidé... La première session du « débat public » a été bloquée par le réseau Sortir du Nucléaire qui entendait dénoncer ainsi le non-débat autour d’ITER. à la deuxième session, des gendarmes ont empêché un certain nombre de personnes de rentrer. à l’intérieur de la salle, Christophe Castaner, maire de Forcalquier et vice-président de la région PACA, qui s’occupe des aspects urbanistiques et fonciers liés à ITER, a alors déclaré que les opposants pouvaient rester dehors car en tant qu'élu il allait représenter les différents points de vue... Mais bien sûr ! En dehors de ça, localement, il n’y a jamais eu de réelle opposition.


fusion et déraison 2. En vingt-cinq ans, le CEA a ainsi créé par essaimage et transfert de technologie : Areva, STMicroelectronics, Soitec ou Sofradir.

Antoine : La difficulté, ici, c’est que chacun a un membre de sa famille ou un proche qui travaille à Cadarache ; cela ne rend pas la contestation aisée... C’est le plus gros employeur du coin. Le centre nucléaire représente plus de 4 000 emplois. Sans compter ceux qui vont être créés avec ITER. Bientôt, on fera des badges : « Touche pas à mon Cadarache ! » Cédric : Ce qui arrive régulièrement avec le CEA, comme avec un grand nombre de laboratoires scientifiques, c’est que des ingénieurs déposent des brevets sur des recherches faites avec le CEA et ensuite montent leurs entreprises 2... Je ne serais donc absolument pas surpris que des ingénieurs d’ITER lancent ensuite des start-up sur la résistance des matériaux ou sur le plasma. On voit que la frontière entre recherche publique et recherche privée n’existe pas, contrairement à ce que voudraient nous faire croire quelques scientistes bien pensants. Il y a évidemment des intérêts financiers dans ce projet. En parallèle, avec la construction d’ITER, c’est 180 hectares de la forêt domaniale de Cadarache, une forêt primaire provençale, qui sont condamnés. Bon, en même temps, ils ont déjà bien pourri cet endroit, parce qu’il ne faut pas oublier que l’un des objectifs du CEA était de voir comment réagirait le milieu méditerranéen en cas de conflit nucléaire. Du coup, plusieurs expériences rejetant notamment du césium 137 ont été réalisées pendant une quinzaine d’années pour étudier l’impact d’un accident. Mais comme le site de Cadarache est bien grillagé, les radiations sont certainement restées à l’intérieur de l’enceinte ! Antoine : Oui, et puis c’est assez fou de voir que ce sont les mêmes qui polluent et qui s’autocontrôlent au niveau des rejets radioactifs. C’est le CEA lui-même qui vient avec ses appareils de mesure obser-

ver les incidences de Cadarache sur l’environnement 3... Ils prennent les mesures dans la Durance, avant et après Cadarache, et concluent toujours par : « les rejets du CEA Cadarache n’ont aucun impact sur le milieu naturel. » Cédric : Oui, à les écouter, l’eau est même plus propre après Cadarache ! Mais le silence autour du nucléaire commence peu à peu à se briser. Il y a eu le procès

3. Les prélèvements sont effectués par le CEA et sont ensuite étudiés par l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), outil d’expertise de l’ASN (Autorité de sureté nucléaire) dont l’indépendance est régulièrement remise en cause.

« Des “débats publics” ont eu lieu une fois que tout était signé et décidé... » des anciens militaires de l’armée française envoyés dans le Sahara algérien et, actuellement, la contestation de certains employés du nucléaire commence à prendre forme et le débat se porte sur le terrain judiciaire 4. Antoine : Sauf qu’ils ont trouvé la parade aux procès : le recours régulier à des intérimaires pour les interventions en zone « chaude »... On les appelle les « nomades du nucléaire » 5. Comme personne ne peut prouver que son cancer ou autre maladie grave, qui apparaît en général des années plus tard, est lié à Cadarache et au nucléaire, c’est difficile d’obtenir gain de cause... D’après vous, le recours à des emplois de courte durée résulte-t-il d'un choix délibéré du CEA pour faire en sorte que les intérimaires ne puissent rien prouver ?

5. Ils sont 22 000 à travailler dans les 19 centrales nucléaires de France, 22 000 agents intérimaires embauchés par les entreprises soustraitantes d’EDF pour assurer notamment la maintenance et l’entretien des installations. Ce sont eux qui assurent les tâches qui comportent le plus de risques et les travaux les plus exposés. Aujourd’hui, la colère monte parmi ces employés qui dénoncent le déséquilibre entre leur statut et celui des 20 000 autres agents statutaires, salariés d’EDF.

Cédric : De toute façon, le CEA a toujours eu une politique de gestion des personnes qu’il irradiait. Lors des essais nucléaires dans le Pacifique, une personne est décédée sur place, dont le corps était 4. Des salariés de la sous-traitance des industries nucléaire et chimique ont créé l’association Santé, Sous-traitance, Nucléaire, Chimie. Ils entendent bien que leur santé et leur sécurité ne soient pas des « variables d’ajustement » pour gagner des contrats.

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6. Ancien prêtre, un temps journaliste à Libération et fondateur du Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits (CRDPC), Bruno Barrillot lutte depuis plus de vingt ans pour faire la lumière sur les conséquences des essais nucléaires français.

tellement irradié qu’il n’a pas pu être rapatrié. Pour étouffer cette affaire, le CEA a fourni un emploi à la femme du défunt. L’État français ne reconnaîtra jamais ce qui s’est passé, malgré la ténacité d’associations comme celle des Vétérans des essais nucléaires (AVEN). Lorsqu’on a organisé une émission sur Radio Zinzine avec Bruno Barrillot 6, un type a appelé pour témoigner sur les essais nucléaires dans le Sahara algérien. Il nous a raconté que lors d’un essai, on lui avait demandé à

« C’est assez énervant cette idée qu’en triant ses déchets et en mangeant bio, on devient un citoyen responsable. » lui et aux autres personnes en poste là-bas de se tourner et de mettre leur bras devant les yeux. Lorsque ça a pété, il a vu les deux os de son bras... Des témoignages comme celui-ci, il y en a malheureusement des dizaines. Et encore, là, on ne parle que du contingent militaire, alors que toute la population locale a été touchée, à propos de laquelle on dispose d'encore moins d’informations... Lors de ces expériences, beaucoup de matériel a été contaminé et enfoui dans le sable 7. Sauf que les dunes bougent, si bien que les gens retrouvent des bouts de métal, des bouts de jeeps militaires dont ils font de la récup’... Il se peut même que des objets d’art fabriqués à partir de matériaux de récup’ irradiés aient été ramenés par des touristes et reposent tranquillement sur des tables de salon... Qu’avez-vous tenté pour contrer le projet ITER ?

Antoine : On a déjà organisé plusieurs manifestations contre ITER. On cherche aussi à informer le plus grand nombre par des réunions publiques et des documents

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sur ce qu’est réellement ITER, sur les dangers du tritium aussi. Mais, en face, le CEA minimise. Pourtant, aucune étude épidémiologique fiable ne permet de garantir quoi que ce soit, comme les auteurs de ces enquêtes eux-mêmes le reconnaissent. Nous demandons [association Médiane et réseau Sortir du nucléaire, ndlr] l’abandon de ce projet de recherche irresponsable et le réinvestissement de ces milliards d’euros vers les énergies renouvelables et les économies d’énergie. Personne ne conteste le fait qu’aucune étude indépendante ne mesure les incidences de Cadarache sur l’environnement ? N’y a-t-il pas d’outil juridique pour dénoncer cela ?

Antoine : Depuis des années, on essaie d’attaquer le CEA sur ces questions mais les victoires sont rares. Je fais partie de la commission juridique de Sortir du nucléaire, et chaque fois qu’on pense tenir une faille, on est vite déçu car ce que l’on trouve n’est pas suffisant d’après les avocats... Olivier : Actuellement, il y a une étude menée par la CRIIRAD (Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité), mais elle ne peut se baser que sur les chiffres donnés par le CEA, qui ne l’autorise toujours pas à venir faire elle-même des prélèvements sur le site... Voilà où on en est aujourd’hui. C’est fou de ne pas pouvoir pointer ce dysfonctionnement...

Cédric : Mais ce n’est justement pas un dysfonctionnement, c’est son mode de fonctionnement ! C’est un projet supranational, ils ont dû prendre un certain nombre de précautions pour ne pas être attaqués...

Cédric : C’est pas certain. Au niveau de l’enquête publique, que ce soit à propos de la route ou du pique-prune, un insecte menacé d’extinction par la construction de la route, des effets collatéraux peuvent mettre en cause ITER. Le dossier de l’enquête publique a été tellement bâclé qu’on aurait pu tenter des choses, mais au mieux

7. Après le premier essai nucléaire souterrain en Algérie, à In-Ekker, baptisé « Agathe », ordre est donné aux soldats de l’armée française d’enterrer sur place le matériel trop radioactif. Des jeeps ont notamment été enfouies dans le sable. Voir l’article du Monde 2 daté du 19.06.02 (« Essais nucléaires, les irradiés d’In-Ekker »).


fusion et déraison 8. Le 31 juillet 1977, 5 000 gendarmes repoussèrent 60 000 manifestants sous un déluge de pluie et de grenades à effet de souffle, laissant un mort à terre, Vital Michalon, et une centaine de blessés, dont deux mutilés, Michel Grandjean et Manfred Schultz. Ce rassemblement constituait à la fois l’apogée et la fin d’un cycle d’opposition radicale au nucléaire (1967-1977).

ils auraient perdu six mois et ça n’aurait rien empêché du tout. Antoine : Pour obtenir le projet, le CEA a vendu le site Cadarache comme étant au bord de la mer. Les 100 km de route reliant Berre à Cadarache sont donc une galère supplémentaire, complètement aux frais de la France, et surtout de la région PACA. Cédric : Ce qui est assez drôle, c’est que chaque pays paye une contribution à ITER, la France y compris. S’il y a trop de retard ou s’il y a un problème quelconque, le pays qui accueille ITER, la France en l’occurrence, doit payer la part du pays qui se retire... On a l’impression qu’il y a une sorte de fatalité face à ce projet. Pourtant ça n’a pas toujours été le cas. Il y a d’autres moments dans l’histoire récente où des mouvements de résistance se sont formés contre de tels projets comme à Malville ou à Plogoff. N’en avons-nous plus les moyens aujourd’hui ?

Cédric : Le problème vient de la faillite des mouvements de résistance et en particulier du mouvement anti-nucléaire. Après la mort de Vital Michalon 8, tué par la police à Malville en 1977, la traditionnelle divergence entre action violente et non-violente s'est creusée. Le mouvement s’est divisé à ce moment-là, comme souvent dans les milieux radicaux. Ensuite, la gauche est arrivée au pouvoir avec Mitterrand, qui avait annoncé qu’il était contre la construction de la centrale de Plogoff. Il a arrêté la construction de ce site pour mieux construire ailleurs. C’est sous sa présidence que le plus grand nombre de centrales ont été érigées... Les énergies renouvelables sontelles une réponse satisfaisante pour lutter contre une énergie hypercentralisée qui échappe complètement au contrôle des individus ?

Antoine : Le plus efficace, ce n’est pas les énergies renouvelables, c’est les économies d’énergie. En arrêtant simplement le gaspillage, on peut diminuer de 30% notre consommation d’énergie, et si on change un peu notre manière de vivre, par une

attitude plus responsable, on peut baisser encore de 30%. Mais les économies d’énergie, c’est pas très vendeur, contrairement aux énergies renouvelables. D’ailleurs l’engouement des investisseurs pour l’économie verte est très significative à cet égard. Avec ITER, on voudrait nous faire croire que ça y est, on a trouvé l’énergie propre et illimitée nous permettant de ne surtout pas remettre en question nos modèles économiques de croissance et ainsi continuer à gaspiller pour l’éternité... Cédric : Ce qui ne va pas dans les discours habituels sur la « décroissance », c’est qu’ils ne remettent pas en cause leur confiance dans l’État, qui serait seul en mesure de résoudre tous les problèmes. Quant au principe de la « simplicité volontaire », c’est-à-dire le fait de prendre des mesures individuelles pour réduire sa consommation d’énergie ou de trier correctement ses déchets, ce n’est pas une remise en cause du système... Antoine : C’est assez énervant aujourd’hui cette idée qu’en triant ses déchets, en mangeant bio, etc., on devient un citoyen responsable. Il faut prendre le problème à la source, consommer moins, donc produire moins de déchets, et boycotter toute cette industrie de consommation hyperpolluante. Olivier : La simplicité volontaire et les actions individuelles de tout poil sont évidemment pas insuffisantes, mais elles permettent déjà de commencer à faire quelque chose qui n’est pour l’instant pas encore pénalisé... Mais on ne peut pas se passer d’organisations collectives.

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énergie nucléaire pouvoir politique

énergie nucléaire et pouvoir politique

Par Bertrand Louart, rédacteur de Notes et Morceaux Choisis, bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle.

L’industrie nucléaire, indissociablement civile et militaire, n’est pas un simple objet scientifique et technique. Par les infrastructures qu’elle implique et par les conséquences de son fonctionnement tant «normal» qu’en cas d’accident, elle fait système. Son apparition dans la seconde moitié du xxe siècle a une signification historique difficile à saisir si on ne la replace pas dans son contexte politique et social.

L

e capitalisme est fondé économiquement sur la propriété privée des moyens de production et, techniquement, sur la production industrielle. à l’intérieur de ce système, l’économie et la technique ne sont séparées de la politique et de la société que d’un point de vue formel. à mesure de son développement, elles se constituent en une sphère qui impose sa loi et ses contraintes aux hommes et à leur organisation sociale, à tel point qu’on pourrait la considérer comme autonome. Les machines ne peuvent rien sans l’énergie nécessaire à leur fonctionnement, mais cette énergie doit elle-même être produite. Il est plus simple pour l’industrie, sous la forme capitaliste que nous

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connaissons depuis deux siècles, d’utiliser les énergies fossiles, dont il suffit d’organiser techniquement le pillage, que de produire de l’énergie à partir de ressources renouvelables. Ces dernières ne nécessitent pas seulement des machines, mais aussi une organisation sociale de la production (comme on avait pu en voir autour des moulins à eau et à vent) qui se soumet difficilement aux exigences du marché. En anglais, le mot power désigne à la fois la puissance motrice qui anime les machines et le pouvoir politique qui dirige les hommes. La bourgeoisie anglaise institua au xixe siècle la peine de mort pour bris de machine afin de réprimer le mouvement luddite 1. Le mouvement des machines


énergiE nucléaire pouvoir politique 1. Alors que la Révolution Industrielle s’apprête à rendre l’Angleterre méconnaissable, les artisans du textile se dressent contre le développement du salariat et des usines. Ils voient leurs outils de travail tomber aux mains de nouveaux propriétaires et par là même faire le deuil de leur savoir-faire et migrer vers les villes. Ils détruisirent alors bon nombre de machines à tisser dans les manufactures. Des incendies et des émeutes se multiplient. Le nom du mouvement proviendrait d’un dénommé John ou Ned Ludd (surnommé le général Ludd) qui aurait détruit, en 1780, deux métiers à tisser.

était le fondement de son pouvoir social ; y porter atteinte était remettre directement en question son existence. Mais l’extraction du charbon et le fonctionnement des usines demandaient encore beaucoup de main-d’œuvre. Une classe ouvrière nombreuse finit par constituer une puissance sociale menaçante. De nouvelles classes dominantes se sont constituées sur la récupération de cette puissance sociale considérable au début du xxe siècle : les systèmes totalitaires nationaux-socialistes et stalino-communistes. à l’aide de la propagande politique, ces bureaucraties tentèrent de canaliser l’énergie des masses vers de grandes machines de guerre en lutte pour l’hégémonie mondiale. La politique ne fut plus conçue que comme une technique de communication. Mais l’enthousiasme suscité par une intensité politique fabriquée artificiellement ne dure qu’un temps et l’affrontement avec le soi-disant «monde libre» en eut raison rapidement. De ce côté-là, on faisait plutôt confiance à la matière, moins instable et changeante que les passions humaines. La Seconde Guerre mondiale a été gagnée par les ingénieurs qui surent, dans l’urgence, mettre au point patiemment des techniques et des machines plus efficaces que le camp adverse, lequel, assoiffé de domination totale et obnubilé par la toute-puissance immédiate, négligeait le rapport coût/ bénéfice de ses appareils. Les « Trente Glorieuses » qui suivirent sont la conséquence directe du gigantesque appareil de production qui a été édifié pour la guerre. S’il saute aux yeux que les infrastructures nécessaires à la production de masse sont considérables, il ne faudrait pas oublier de voir que les répercutions de cette abondance d’énergie et de marchandises sur la politique et l’organisation sociale le sont tout autant et suscitent à leur tour l’émergence d’une nouvelle classe dominante : la technocratie. Son langage est la cybernétique et son mot d’ordre l’automatisation, c’est-à-dire éliminer l’homme de la production directe et rendre les machines et leurs systèmes les plus autonomes possibles 2. 2. Voir plus bas, l'article « Et vous trouvez ça drone ? », p. 132.

L’économie et la technique ne sont séparées de la politique et de la société que d’un point de vue formel. Le projet Manhattan – la construction de la bombe atomique qui aboutira à Hiroshima et Nagasaki – est l’acte de naissance de l’industrie nucléaire. Cette industrie, de par sa démesure, est le symbole du pouvoir de la technocratie sur la société. Elle s’inscrit d’abord dans le temps historique, par la gestion du matériel radioactif

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qui s’étend sur des siècles et des siècles, Amen ! Ensuite dans l’espace social, moins par ses structures techniques que par les menaces qu’elle fait planer (conflit ou accident nucléaire). Enfin, la monstruosité de ces menaces et l’impuissance de la société face à elles sont telles qu’elles sont l’objet d’un déni. C’est de ce dernier que la technocratie et ses experts tirent leur légitimité : tant que n’est pas remis en question le système qui produit l’industrie nucléaire (tâche surhumaine, s’il en est !), ils sont seuls habilités à gérer ce qu’ils ont imposé à la société. La technologie et la technoscience qui est son corollaire, comme maîtrise de la matière et de l’énergie nécessaires à l’in-

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dustrie, sont devenues les principales forces politiques et sociales : c’est la croyance en leur capacité de tout résoudre et principalement les problèmes qu’elles ont créés qui tient encore les hommes ensemble, les fait adhérer et participer au gigantesque mouvement de l’économie qui réalise la dépossession de leurs conditions d’existence. Mais la fission nucléaire reste délicate à mettre en œuvre, encombrante, et d’un rapport coût/bénéfice incertain. La fusion nucléaire semble, dans cette optique très spéciale, pouvoir être d’un rapport bien supérieur. D’autant que les énergies fossiles sont, après deux siècles de pillage, en voie de s’épuiser prochainement. On ne va pas revenir à la traction animale… qui,


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quand même, impliquait une attraction sociale, qui elle-même pouvait avoir pour conséquence des limites à la puissance d’exploiter et au pouvoir de dominer. Il faut aller de l’avant, d’où un projet de recherche comme ITER. Dompter l’énergie du soleil, qui fut longtemps le symbole du pouvoir absolu, un projet démiurgique digne du xxie siècle ! Imaginons un instant qu’ITER fonctionne et que l’on dispose effectivement d’une énergie abondante pour presque rien et presque pas de déchets ; bref, que se réalise la prophétie techno-scientifique. Il ne serait alors pas exagéré de dire que nous connaîtrions la plus grande catastrophe de tous les temps ; rien ne pourrait arriver de pire pour compromettre l’avenir de l’humanité et de la vie sur Terre. En effet, qu’est-ce que l’énergie, sinon ce qui nous donne un pouvoir sur la matière ? Or la matière n’est rien d’autre que la substance du monde : c’est vous et moi, la nature dans laquelle nous vivons et le support de la vie ellemême. L’énergie est en fin de compte la capacité à transformer le monde. Si ITER réalise la fusion nucléaire, qui donc maîtrisera l’énergie considérable qu’il produira ? Ni vous ni moi, bien évidemment, mais avant tout les États et les industriels qui ont investi des milliards d’euros dans ce projet. Et que feront-ils de l’énergie illimitée dont ils disposeront alors ? Peut-on croire un seul instant que, lorsque plus rien ne les retiendra, ils se montreront plus raisonnables et précautionneux dans son usage qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent ? La logique d’accumulation abstraite de puissance propre à ces organisations démesurées prendrait un nouvel essor, et les tendances destructrices que l’on a vues à l’œuvre depuis les débuts de l’ère nucléaire seraient portées à leur paroxysme. Ces grands appareils seraient alors totalement affranchis des puissances – la nature et la société – qui limitaient jusqu’alors tant bien que mal leur ambition et leur pré-

Plutôt que de reconnaître les obstacles insurmontables que rencontre la société industrielle, on espère les pulvériser à coup de réactions nucléaires « maîtrisées ». tention à détenir la toute-puissance. Plus aucune contrainte ne viendrait limiter leur capacité à transformer le monde, c’est-àdire à exploiter la nature et à dominer les hommes pour leur avantage. ITER serait alors réellement la fabrique du capitalisme et de l’État sous leur forme absolue, c’està-dire totalitaire. ITER est le type même de pseudosolution technologique apportée à des problèmes d’ordre politique, sociaux et écologiques : plutôt que de reconnaître les obstacles insurmontables que rencontre la société industrielle, on espère les pulvériser à coup de réactions nucléaires « maîtrisées » – probablement de la même manière qu’on instaure ailleurs une « justice sans limites » à coup de frappes « chirurgicales ». Plutôt que de remettre en question le « mode de vie » fondé sur une consommation effrénée, plutôt que de remettre en question la dictature d’une économie fondée sur la concurrence et donc sur l’accumulation et la croissance illimitées de la puissance, les États investissent des milliards dans la fuite en avant scientiste, dans le culte de la « technologie-qui-auraréponse-à-tout ». Il est certes beaucoup plus simple de construire une monstruosité comme ITER que d’avoir à affronter tous ces problèmes dans leur complexité. Sur ces questions, les scientifiques, les ingénieurs, les économistes et autres spécialistes bardés de diplômes et armés de leurs super-ordinateurs ne savent rien calculer ni prévoir. Ils n’ont donc là-dessus strictement rien à dire.

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En juin 2004, EDF affirme sa volonté de relancer la construction de centrales nucléaires avec la mise en chantier de l’EPR de Flamanville. Cela faisait vingt ans qu’il n’y avait pas eu de commande. Quand la population locale voit arriver ce nouveau projet, un mouvement contre l’EPR et son corollaire la ligne THT (Très haute tension) prend forme. Les collectifs Stop-THT et le réseau Sortir du nucléaire organisent, entre autres, des manifestations, qui rassemblent 30 000 personnes en avril 2006 à Cherbourg et 60 000 en mars 2007, à Rennes ainsi qu’à Lille, Strasbourg, Lyon et Toulouse. Le problème du nucléaire était donc posé lors des élections présidentielles. Pourtant, le 10 avril 2007, soit onze jours avant le premier tour, le gouvernement Villepin signe le décret autorisant EDF à construire la centrale. Au départ, les gens sont surtout contre la THT parce qu’ils n’ont pas envie de voir passer des pylônes dans leur jardin, mais il y a aussi eu un gros travail des militants pour

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ACTION

ACTION

Militant anti-nucléaire, Olivier témoigne des occupations de pylônes électriques et des autres actions menées en France pour lutter contre la construction de l’EPR (réacteur nucléaire de troisième génération) de Flamanville et le transport de déchets nucléaires. Ce nouveau projet est présenté par EDF comme une « étape décisive » pour préparer le remplacement des centrales nucléaires actuelles. Sa mise en service en fera « le premier exemplaire d’une nouvelle génération de réacteurs nucléaires », poursuit EDF. Récit de lutte.

expliquer que si la THT existe, c’est à cause du projet d’EPR. Les expressions habituelles de la contestation étant souverainement ignorées par nos décideurs, quelques personnes décident de passer à la désobéissance civile et à des actions non violentes par l’occupation de pylônes. Une première occupation est organisée en avril 2007 près de Flamanville, mais les militants n’ont prévu qu’une occupation temporaire et, coupés du sol et du ravitaillement par la police, ils sont obligés de redescendre au bout de 36 heures. Une seconde occupation est décidée, près de Fougères, en mai 2007, mais cette fois, une plateforme de 25 m2 est construite et les militants sont autonomes. La ligne électrique choisie est la seule qui permet de relier la Bretagne. Dès le premier jour, un campement s’installe au pied du pylône. Le rapport de force est beaucoup plus intéressant. EDF essaye de faire monter un huissier sur la plateforme avec l’aide de ses lignards. Mais, immédiate-


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ment, les personnes présentes au bas du pylône empêchent son accès, et les occupants du pylône commencent à monter le long des poteaux en criant que, chaque fois que les lignards monteront d’un mètre, ils monteront eux-aussi d’un mètre... En montant plus haut, nos vies auraient été en danger et EDF contrainte de couper les lignes, ce qui aurait eu pour effet de plonger la Bretagne dans le black-out. On savait aussi où s’arrêter pour ne pas prendre de risques. Finalement, c’est un référé qui a fait descendre tout le monde au bout de trois jours et demi : 15 000 euros d’amende par jour et par personne ; pour quatre personnes sur le pylône, cela faisait une note salée. L’action a continué encore un jour, d’autres militants ayant simultanément investi un pylône à quelques kilomètres de là avec hamacs et nourriture. D’autres actions ont eu lieu, telles que des occupations de locaux EDF ou de conseils municipaux. Cet été encore (2008), il y a eu des occupations de pylônes, d’une durée d’une journée. Ces actions ont reçu un très bon accueil de la part des habitants. Les paysans dont les champs sont visés par les installations nous aident d’ailleurs à payer les frais juridiques. Au niveau local, on sent vraiment un soutien fort. Il y a aussi eu un blocage de train de transport de déchets nucléaires le 1er juillet 2008. Là, ils ont bloqué la ligne pendant 6 heures. Deux militants étaient sur le rail, attachés l’un à l’autre avec des tubes et deux autres était attachés sous le ballast. Mais il y a des risques évidemment. On est obligé de se souvenir de Sébastien Briat, mort en 2004 à l’âge de 21 ans en voulant bloquer un train de déchets nucléaires. Ce que je trouve très intéressant dans l’action non violente, c’est que l’on ne se bat pas avec leurs armes et que ça ressemble plus au monde que l’on veut, mais il faut aussi savoir que depuis deux ans la répression est de plus en plus forte. L’intimidation freine beaucoup les militants parce que les amendes sont élevées. Pour la première

occupation de pylône, les quatre militants ont été condamnés à 300 euros par personne, plus 1 500 euros de dommages et intérêts pour EDF et 1 500 euros pour les frais de justice d’EDF. Pour le blocage du train, les quatre militants ont été condamnés à 2 500 euros d’amende dont 2 000 euros avec sursis et 7 000 euros de dommages et intérêts. Mais le Parquet a fait appel, le procureur n'ayant demandé que quatre mois de prison avec sursis. L’audience est prévue le 2 octobre 2009. Pour l’occupation du pylône de Fougères, sept personnes ont été mises en examen. Les dommages et intérêts demandés par EDF sont énormes. La volonté de taper sur le porte-monnaie pour couler les tentatives d’organisation de résistance et les solidarités qui se mettent en place est évidente.

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Vous connaissez le Tour de France ? Eh bien celui qu'on vous propose, c’est pareil, mais sans vélo, sans dopage et juste à Nantes. Chaque étape s’arrête à la porte de l’une des entreprises de nouvelles technologies qui pullulent aux quatre coins de la ville. Un reportage à l’arrache qui suce la roue de l'ADN, des drones et de la biométrie. Cheveux ? Attachés. Chemise ? Col mao. Pas de ceinture mais un pantacourt décontracté avec guidouille. Chaussettes ? En fil d’écosse. Ce petit plus qui fait la différence et que seuls des experts reconnaîtront. Pas d’ordinateur portable mais un stylo imitation Mont Blanc. Pas de carte de presse mais une envie de joute verbale. Aujourd’hui, je vais même payer le tramway.

1. Dans le même temps, Atlanpole, technopole de Nantes fondée 12 ans plus tôt en 1987, obtenait le label Incubateur par le ministère de la Recherche, c’est-à-dire l’aval pour commercialiser au maximum des recherches publiques.

étudiant et squatteur d’amphis occupés, je me souviens que lors des AG à la fac un des arguments principaux de débrayage consistait à dire (outre la future masterisation à laquelle personne ne croyait) que Nantes deviendrait bientôt un pôle scientifique, tandis que Rennes s’occuperait des lettres et sciences humaines 1. Cet argument s’était perdu dans les limbes de mes lendemains d'absinthe. Il y a quelques mois, j’achète le livre des Big Brother Awards. Nantes, avec ses chiffres de manifestations jamais cités par Libération, y apparaissait deux fois. D’abord pour un fabriquant de drone, puis pour des testeurs d’ADN. Merdre… Dix ans s’étaient écoulés, et visiblement, tout le monde n’avait pas bu d’absinthe. On aurait pu écrire cette histoire comme un polar. Il n’en sera rien.

5 étapes en moins de 6 heures (avant d’aller chercher les enfants à l’école). Doudou se dandinera pour l’équipe Z – hommage postume à l’ancienne équipe de Greg Lemond – la robot-

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voix des transports en commun speakera, la Semitan (pour les tramway et les bus 2), Clear Channel et Decaux tintinnabuleront pour la caravane publicitaire, les caméras du tram,

de la ville et des bâtiments visités imiteront la télévision. On espère des supporters nombreux, même si, rappelons-le dès maintenant : « On ne court pas à côté des coureurs. »

2. Société mixte avec des partenaires privés (Transdev, Caisse d’épargne) et publics (Nantes métropole).


dans les labos de nantes 3. La situation géographique de Thalès à Carquefou lui permet d’échapper à cette sélection. Ces dingues de la localisation auraient cependant pu bénéficier d’une wild card.

Attendu, critiqué, commenté, débattu, conspué, apprécié. Sélectionné par les meilleurs logiciels de recherche. 5 lieux retenus parmi les 31 entreprises (sans compter la vingtaine de jeunes pousses, les 16 centres de recherche, 11 centres techniques et 21 écoles d’enseignement supérieur 3).

Sirehna Eurofins Bio Ouest de Laënnec Cité des biotechnologies de l’île de Nantes IGNA

Arrêt à la station Commerce pour le kilomètre zéro, afin de se ravitailler en plan de lignes de bus. 50 m de marche et déjà 2 métros, 3 min 20 et deux échantillons de sucre Canderel dans les poches (quel réalisme, cette caravane publicitaire!). La course peut commencer.

(9 arrêts de tram) étape moyenne pour commencer. Certains diront réservée aux baroudeurs. Je me méfie de la blonde deux sièges plus loin. C’est la seule qui ne lit pas 20 minutes. J’ai retrouvé ma parano depuis que je me suis fais fouiller devant chez moi par des flics en voiture banalisée. De bon augure quand on va rendre visite aux pros des nouvelles technologies et leurs produits dopants. Sirehna, ce n’est pas n’importe quel début. Cette petite boîte 4 s’est spécialisée dans le «Launch and Recovery» , la capacité des bateaux à lancer et récupérer des engins (hélicoptères, sousmarins, drones...) dans un

contexte de houle. Ces fous des engins volants 5 aiment donner à leurs créations des noms qui claquent. Rodeur (drone de surface marin) et élytre, microdrone aérien sélectionné par la police nationale pour le projet Elsa, Engin Léger de Surveillance Aérienne (1 m de large, 60 cm de long, pas plus lourd qu’une bouteille d’eau, 2 km de rayon d’action, et pouvant atteindre 500 m de haut). Le chant de sirène balourde d’ELSA a remporté l’appel d’offre du ministère de l’Intérieur pour tester en grandeur nature un drone « silencieux et quasi indétectable », destiné à filmer de jour comme de nuit

dans un rayon de 2 km les « zones urbaines sensibles » ou les manifestations 6. Ce jouet télécommandé a permis à l’entreprise Sirehna de remporter en 2007 le prix Orwell entreprise, décerné par les Big Brother Awards. L’entreprise est discrète, elle est planquée dans le parc des futurs ingénieurs de l’école Centrale. « Bonjour, je travaille pour la revue Z. Je me présente, je m’appelle Antoine. Je suis bien chez Sirehna ? (l’expérience des longs entretiens avec les opérateurs de France Télécom). – Oui. La nana qui m’accueille devait être la reine des

4. Thalès n’est pas complètement oubliée de ce parcours puisque la boîte contrôle aujourd’hui 10 % de Sirehna. C’est toutefois moins que la DCNS, Direction des constructions navales - systèmes et services (à hauteur de 65% mais elle est elle-même contrôlée à 25% par Thalès). Jean-Pierre Legoff, créateur de cette petite PME, se frotte les mains.

5. Petite PME, on retrouve pourtant Sirehna en Israël et aux états-Unis.

6. Selon MAM, le produit (10 000 euros) a été mis en vente fin décembre dernier pour les « commissariats du futur ». Il peut être piloté à vue à l’aide de lunettes vidéo.

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9. Système de saisie et gestion informatiques de tous les enfants d’écoles primaires dans lequel on retrouve leur identifiant national, leur état civil, leur(s) responsable(s) légaux et leur cursus scolaire. Le Comité des Droits de l’enfant de l’ONU se dit préoccupé par l’utilisation de cette base de données à d’autres fins telle que la détection de la délinquance et des enfants migrants en situation irrégulière, et par l’insuffisance de dispositions légales propres à prévenir son interconnexion avec les bases de données d’autres administrations. Actuellement, plus de 700 plaintes au pénal dans neuf TGI ont été déposées pour s’opposer à ce fichage arbitraire.

7. Appellation des soirées étudiante nantaises.

tonus 7 STAPS entre ses 20 et 22 ans. Aujourd’hui, fraîchement diplômée, elle doit découvrir la nourriture bio, le badminton et la notion de pouvoir. Pas moyen de rentrer pour l’instant. Je fais gaffe aux bordures, la porte n’est entrebâillée que de 15 cm. – Z m’a chargé de faire le tour des entreprises qui comptent sur Nantes. J’ai choisi Sirehna. – Z c’est quoi ? – Une revue. –Vous faites quoi ? Vous êtes qui ? – Je m’appelle Antoine et je travaille pour la revue Z (à ce stade, seule mon expérience de

1-L’ 2- or 3- bio 4- tech ! 5- Ainsi 6- Nantes 7- éblouie 8- disparue. 9- Atlanpole 10- manipulait 11- insouciante, 12- orgueilleuse : 13- surveillances, 14- identification, 15- biotechnologies, 16- zoothérapeutique, 17- industrialisation, 18- vidéosurveillances, 19- multiprogrammations, 20- microminiaturisation, 21- techno-bureaucratique. 20- Inconditionnellement, 19- précautionneusement, 18- irrespectueusement, 17- exponentiellement, 16- vertigineusement, 15- biométriquement, 14- méthodiquement, 13- sournoisement, 12- concrètement, 11- pavoisèrent 10- empreintes, 9- contrôles, 8- nécroses, 7- fichage, 6- drones, 5- puces, 4- test 3- ADN. 2- Et 1- Z !

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professeur des écoles me permet de me répéter calmement) – La personne n’est pas là. Elle ne va pas pouvoir vous recevoir. Au revoir. – Vous êtes spécialisés dans la marine… – Oui. – Peut-être avez-vous une plaquette ? – Oui. – Je peux avoir un exemplaire, à défaut d’une interview ? Elle se retourne, va chercher l’objet en question. J’en profite pour me glisser à l’intérieur. Un pas, deux pas, trois pas… Aucun drone n’a encore décollé pour l’instant. Quatre pas…

étape courte. Un contre la montre. La caravane publicitaire offre désormais des Direct Nantes et des affiches pour X-men Origins : Wolverine. Eurofins fait partie de la biotechnologie de la Géraudière, un des 8 centres gérés par Atlanpole (dont Sirehna fait également partie). Spécialisée dans l’analyse des aliments, elle a aussi développé des études dans les empreintes digitales 8. Le groupe est coté en bourse depuis 1997, fait 900 millions de chiffre d’affaire et contrôle 150 laboratoires dans 29 pays. Il a explosé en commercialisant SNIF NMR, méthode d’analyse pour vérifier l’origine et la pureté de nombreux aliments et boissons. Dois-je encore jouer le journaliste ? Z… Comment être pris au sérieux ? On n’aurait pas pu s’appeler Tech attitude ou Bio crew plutôt ? Pour cette étape, je vais laisser dépasser de ma musette la plaquette de Sirehna en guise de crédibilité. Je suis sûr qu’au

8. L’entreprise n’est pas la seule à effectuer ces analyses : Chemtox à Illkirch, Toxlab à Paris, Medigenomix à Munich s’en chargent également. Eurofins Nantes contrôle deux autres unités d’analyse à Aix-en-Provence et à Illkirch.

– Tenez. Quatre pas ! J’ai fait quatre pas chez Sirehna ! Pour une plaquette… en anglais. La sortie de la boîte n’est pas glorieuse. Je repasse devant les parkings de l’école et des autres boîtes high tech de cet ensemble. « Bordel de Dieu ! » hurle une cravate qui vient de faire tomber une cinquantaine de plaquettes posées sur sa décapotable. Je contourne les grillages et leurs toits piquants, repasse devant le panneau I nterdiction de pénétrer sous peine de poursuites , et fais

un adieu à l'architecture des années 1980.

quatrième sous-sol se nichent des prototypes d’humanoïdes. Le trajet me fait passer devant le centre d’animation de la petite Censive. Des préfabriqués pour les mômes du quartier. à côté, les rues de la cité portent des noms de pays d’Amérique Centrale. Après l’école élémentaire de la Jonelière, ce sont celles au nom de Camille Claudel et de Georges Sand que je croise. 400 m de marche et j’ai déjà croisé des centaines d’enfants fichés via Base élèves 9. Le boulevard à 90 km/h établit une frontière entre la cité et le complexe biotechnologique. Un restaurant/salle de séminaire fait office de douane. J’ai la musique de Midnight Express dans la tête. Mélodie subliminale sans doute à l’approche de la prison Nord. INRA d’un côté, Eurofins de l’autre. Les bâtiments sont plus grands. Rien à voir avec Sirehna. Je me dirige vers l’accueil. La caravane publicitaire distribue maintenant Les échos.


dans les labos de nantes 10. On appréciera au passage ce triple nous en neuf mots (33% de part de marché littéraire).

– Bonjour, je travaille pour le magazine Z, je fais un reportage sur les entreprises spécialisées dans les empreintes digitales. – Ce n’est pas nous qui nous nous 10 en chargeons. C’est l’IFEG. Va pour l’IFEG (bâtiment voisin appartenant également à Eurofins). Cette erreur de porte me coûte sans doute la victoire d’étape mais je n’ai pas dit mon dernier mot. Les places d’honneur me tentent bien aussi. L’entrée de l’IFEG (Institut français d’empreintes génétiques) est tellement petite que je la rate (râpé pour l’honneur). Elle est en fait liée avec l’entrée livraison. Sonnerie. Un quinquagénaire, chemise/maillot rose, pantalon costume, m’ouvre. Je ne rentre pas. Il applique la fameuse règle des 15 cm d’ouverture de porte, théorisée sans doute par un spécialiste de la protection de lieu sensible. – Bonjour, je m’appelle Antoine. Je travaille pour la revue Z et je fais un reportage sur les empreintes digitales. J’ai vu que vous étiez spécialisé dans ce domaine. – Oui (avec bienveillance). Mais… c’est que là, vous savez, on a beaucoup de travail. Coup d’œil sur la salle d’attente.

Vide. Sobre. Belles chaises pour une salle de livraison. – En fait (bienveillance ferme), il faudrait prendre rendez-vous avec les docteurs Pascal et Schlenk, qui ne sont pas là aujourd’hui. Vous savez, ils ont beaucoup de travail (décidemment, ici, on ne chôme pas). – Vous pouvez m’épeler les noms ? L’homme s’exécute. – Où puis-je les contacter ? – Attendez, je vais vous chercher les numéros. Il se retourne et… Attaque ! Oui attaque de Doudou qui rentre dans la salle d’attente ! 4 pas ! égalisation avec Sirehna ! Chemise rose revient. Plaquette en main, il me montre le numéro. – Je peux garder la plaquette ? – Hum… Non, il vaudrait mieux voir ça avec eux. – Très bien… Au revoir. Retour à l’arrêt Géraudière, rue Albert Einstein, ligne de bus 73. En face, de l’autre côté du boulevard, le restaurant/séminaire accueille déjà du monde. Je me rends compte que, persuadé d’avoir récupéré la plaquette, je n’ai pas pris en note le numéro d’Eurofins.

(Les lettres à jambage comme le b, le p… sont interdites) En neuf vers de neuf pieds en "hommage" aux cellules de 9 m²

On commence avec un numéro annoncé, assené au micro Au menu : caméras, sonneries mécènes mauvais, sourire niais, cri, coins, mini carrés noir ou marron. On rumine, on mime une évasion. Au minimum : ruser, commercer Au maximum : oser se sauver Au mieux : ouvrir, se servir, cramer

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11. « Je savais que, sur certains sites, il ne se passait rien et ne se passerait rien. Mais je ne voulais pas stigmatiser tel ou tel quartier, alors nous avons équipé toutes les places», Ouest-France le 20 avril 2009. Ce sénateur-maire de « gauche » est actuellement en tournée dans toute la France pour parler sécurité, vidéo et protection.

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La moitié de la ville en un trajet (pratique, cette ligne de bus qui relie les biotechs ensemble). C’est la grosse étape de montagne de ce tour. Pas question de flancher. J’ai déjà perdu suffisamment de temps au contre la montre. Laënnec, j’ai peu d’infos. Pas plus que Google disons. Paraît qu’il y aurait un accélérateur de particules : Arronax . La référence à Jules Verne, héros local, ne me dit rien qui vaille. Vingt mille lieues sous les mers fait partie des romans les plus ennuyeux que j’ai lus. Je m’imagine dans la bibliothèque de ces humains biotechs, cauchemardant entre Bernard Werber et Paulo Coelho. La biotech se situe à côté du CHU Nord de Nantes. Le parcours est varié : centre commercial, lotissement chic (rues Proust, Malraux...), cité qui vieillit mal (Sillon de Bretagne) et enfin encore un centre commercial. La ville de SaintHerblain n’est qu’à 100 m. Je me sens en sécurité. Ici, on n’a pas attendu que ce soit à la mode pour installer la vidéosurveillance (18 caméras). Le maire, Charles Gautier, en est même fier. « à l’époque, je faisais partie d’un club des maires pour des villes plus sûres. Nous étions une dizaine, élus socialistes ou communistes, prêts à parler sécurité sans tabou 11. » Coût total : un million d’euros par an (plus un million d’investissement). Quelle identité prendre cette fois-ci ? Parce que

journaliste de Z, ça donne certainement des entrées chez les super-héros, mais pas chez ceux qui les fabriquent. Le bus me dépose près du gigantesque centre commercial, au bord de la 4 voies partant vers la Bretagne. Je longe le fossé qui sépare les voitures qui roulent vite et les restaurants (qui servent vite) : Tablapizza (ambiance famille car menu enfant gratuit), Carré Blanc (pour les dirigeants décontractés et hypes), etc. Je guette deux minutes l’échelle menant à la fine passerelle métallique qui passe au dessus de cette route à 110 km/h, et permet de changer les panneaux de circulation. Je garde ça en mémoire pour une prochaine banderole à accrocher. Enfin j’y suis. Bio Ouest. ça ne paye pas trop de mine. Je me souviens maintenant être passé une bonne centaine de fois devant quand je n’habitais pas loin. Les vitres sont sans tain. Surgit l’interphone de chez Vivalis From cells to therapeutics. Pas de réponse. C’est pourtant surveillé par Delta sécurité, ils auraient dû me voir arriver. Ils sont où les supporters ? Deuxième essai chez Filavie la prophylaxie, un labo de production et de commercialisation d’autovaccins destinés aux animaux. – Bonjour, je suis étudiant et je fais un dossier sur les biotechnologies à Nantes. Mon professeur m’a dit d’aller ici, mais je suis un peu perdu.

– Ben, allez à l’entrée principale. Je pense qu’ils vous renseigneront. – Y’en a une ? – Oui à gauche. L’entrée, c’est un stock d’interrupteurs. Un type arrive. – Vous travaillez ici ? – Non, je livre. – Ah, parce que je suis étudiant et op. cit. – En fait, je travaille dans une autre biotech... Venez avec moi. (Ce statut d’étudiant fera toujours fureur). La porte s’ouvre. Hall. Carrelage. Escalier à spirales. 30 m². 4 portes bleues. Des poignées avec des numéros dessus comme sur un téléphone portable en jouet. La deuxième épreuve du labyrinthe s’annonce redoutable. Je fais appel à l’esprit de Thésée. Le gars (Ariane dans l’histoire) est toujours avec moi. Il frappe chez Newclips Technics, fabricant d’implants de microchirurgie. – Venez. Il entre (il sait se servir de la poignée à chiffres). Une jeune ouvre. – Tiens, la livraison. Et y’a quelqu’un qui a besoin d’infos. J’en profite pour me présenter, encore une fois. – Bonjour. Vous faites quoi dans ce bâtiment (là c’est moi qui parle, mon nouveau statut d’étudiant m’autorise un peu d’impolitesse) ? Ici, c’est la santé, non ? Toujours ces 15 cm de porte à franchir. Conquérant, je reprends avant qu’elle ne me réponde.


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– Vous pouvez peut-être me parler de ce que vous faites ici ? – On fait des implants dans les os. On dépend de brevets publics. – Vous faites ça gratuitement alors ? – Non, nous on les commercialise plutôt. – Quelque chose que l’université ne sait pas faire. – Oui, l’université trouve et nous on produit. – Vous rachetez les brevets, donc. – Non. On ne rachète pas forcément car les brevets sont publics. En fait, il faudrait mieux appeler Loire Océan développement ou Atlanpole pour plus d’informations. – Vous pouvez me donner leurs numéros de téléphone ? – Je vais vous les chercher. La porte reste ouverte, elle se retourne, je m’engouffre sur la moquette du couloir. Un pas, deux pas... Cinq pas ! Record battu (les mauvaises langues diront que c’est grâce à une nouvelle combinaison). Tant pis si ce n’est pas homologué, j’ai au moins accroché 5 min de conversation. ça, ce n’est pas contestable. Retour au hall et ses portes fermées. Une seule échappatoire. Un bouton caché pour ouvrir la porte de sortie. Revoilà la 4 voies et son no man’s land ; l’usine Volvo, le groupe Connexion, les fossés peu entretenus, le restaurant la Boucherie et Office Dépot. Autre univers. J’hésite à aller faire du stretching chez Fitness Curvess, trente minutes sans contraintes horaires (génial pour les pressés). J’opte pour la clope (j’ai bien fait d’acheter un briquet parce que ce n’est pas ici que je vais taxer du feu) puis direction l’arrêt de tramway François Mitterrand (terminus de la ligne 1).

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La ville se réveilla, après un long sommeil. Affamée. En retard, pensait-elle. Une abeille. Et butine, et rumine, et hume l’avenir à la pointe il faut être, des Techs pour se nourrir. Elle se goinfre, elle attise, elle développe, elle construit, Biotech ! Pour aider. Pour sauver. Fière, elle bâtit. Atlanpole ! Trois syllabes. Et la bête naquit. Insatiable. Frimeuse. Conquérante. Elle leur dit : Il me faut des chercheurs, des clients, des vendeurs, 8 pôles sur la région, je ferai votre bonheur. Nantes, bluffée, accepta. La Tech reprit en chœur. Je vous aiderai, promis. Vous serez reconnue. Convoitée. Aguichante. Et même portée aux nues. Nantes sourit. Heureuse. Et la foule arriva. Une question : qu’en sera-t-il dans dix ans ? Déchue. Vidée. Ridée jusqu’à épuisement ?

12. Ce à quoi Auguste et Louis (futurs admirateurs de Mussolini) ont répondu : « On dit les Lumières et on n’est pas du tout d’accord. »

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L’île de Nantes. Son éléphant mécanique. Son hangar à bananes. Ses chantiers. A priori, 85% des biotechnologies seront localisées ici. Gros dossier donc. Méfiance. Comme le dit Lao Tseu (disons qu’il aurait aimé le penser) : « La lumière ne met pas toujours en valeur le plus important 12 ». Ici, on met parfois des plaques sur le sol pour signaler le nom des arbres qui sont sur le trottoir. Je reste béat devant un frêne à feuilles étroites. Grues, polo, béton, cravates, routes encore en terre battue, web marketing. Les restaurants proposent des quiches, des salades, des tartines, des verrines. Les rues en travaux entre les bâtiments qui s’élèvent forment un dédale dans lequel je me perds. Je tourne en rond entre le Palais de Justice, Civel mobilier contemporain, l’école d’architecture, la future école des beaux-arts et le parking de cinq étages en construction. Impossible de localiser la biotech de l’île de Nantes. Même les journalistes du magazine Pulsomatic ne savent pas où elle se trouve. Le bâtiment est pourtant situé à moins de 45 m de leurs locaux selon Google. Il a dû développer un pouvoir d’invisibilité. Ah ! Une porte double vitrage, un cadre en plastique avec un drapeau de l’Union

européenne dessus, une plaque remerciant les généreux donateurs (ville de Nantes, région...). ça doit être là. Encore une entrée livraison. C’est ouvert. Je m’engouffre. Le lieu – hall 13 – porte bien son nom. Tout est gris. à l’intérieur, une immense allée centrale, avec à droite et à gauche, sur deux étages, des modulaires (type succession de préfabriqués dans les écoles qui ont un maire qui vend beaucoup de terrains aux promoteurs immobiliers et oublie d'agrandir les bâtiments scolaires). Au milieu, au fond, une machine à café (les rencontres inter-entreprises du coin doivent être géniales) et trois tables hautes, rondes, en fer sans doute. Un gars arrive. Un livreur peut-être qui ne travaille pas là mais travaille quand même dans le milieu. Je ressors mon laïus d’étudiant. Il m’écoute. Gentiment. Il travaille pour TCland, la boîte du rez-de-chaussée. Il ouvre la porte, me fait entrer. – Attendez-là cinq minutes, je reviens répondre à vos questions. ça y est. J’y suis. Je n’ose pas bouger. Dans le couloir, tout est gris, sauf la petite table jaune devant moi qui supporte une grosse boîte à pharmacie. J’entends des gens taper sur des ordinateurs. Dois-je me


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cacher ? M’ont-ils déjà repéré avec leurs caméras planquées dans les murs ? J’attends. Je fais six pas, histoire de battre mon record. Prudemment. Le jeune revient. – Suivez-moi, on va s’installer là-bas. Là-bas, c’est une grande table rectangulaire dans une petite pièce avec huit ordinateurs autour. Une nana aux cheveux verts me dit bonjour. Il coupe la musique de son ordinateur et me dit de m’installer sur une des chaises de bureau. – Alors, qu’est-ce que vous voulez savoir ? Ah oui, c’est vrai, je suis étudiant (mais qu’est ce que je fous ici ?). – Eh bien ce que vous faites. Et il me raconte. Sa boîte, TCland, étudie l’ARN, structure proche de l’ADN. Les tests observent comment un patient réagit à une greffe. Ils permettent d’anticiper un rejet afin d’utiliser au mieux les médicaments (immunosuppresseurs) qui en découlent. Le gars évoque même son ancienne boîte, Atlangène, dans la biotechnologie également et au premier étage de ce hall 13, qui faisait des recherches sur les OGM. Pour en produire ? Non, simplement pour vérifier si les produits étiquetés sans OGM dans les supermarchés méritaient bien leur appellation. Merdre... Des super-héros protecteurs. Je suis un peu décontenancé mais je

n’ai pas envie d’abandonner la partie. – Je croyais que la biotechnologie, c’était la production de puces qu’on mettait sous la peau. – ça dépend (ah...). En fait, ce sont toutes les technologies appliquées à la biologie. Créer un médicament, c’est biotechnologique. Les molécules que l’on trouve sont exploitées par la pharmacologie. Une définition que j’aurais pu trouver sur Wikipédia. Putain, ils sont où les robots, les bras bioniques, les clones ? – Vous avez bien des machines, ici, pour travailler ? – L’outil principal, c’est un appareil pour multiplier les ADN. Le PCR (Polymerase Chain Reaction), inventé en 1950. Avec cet appareil, on peut multiplier un ADN des milliards de fois. En multipliant un ADN par un milliard, ça nous permet de mieux cerner le problème. – Et vous gardez tous les ADN que vous étudiez ? – On les stocke plusieurs années dans une échantillothèque... Un peu dépité de ne pas avoir rencontré les futurs Terminators, j’écourte l’entretien. Quinze minutes quand même. Et en plus on me raccompagne gentiment jusqu’à la porte de sortie.

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Z Y X W V U T S R Q P 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 HORIZONTALEMENT 2. Terme de la 5ème étape/Commission à dissoudre 3. Pierrot en est un/Excepté/Conifère 4. Préposition/Pars !/Encore un truc sélectif 5. Fichier Automatisé des Empreintes Digitales/Cours d’eau 7. à refuser, surtout pour l’ADN/Poulet 8. Nourriture du cycliste/Entaille/Bulletin officiel (batterie d’ordre) 9. Gît/Symbole du désir/Vieille mesure 10. Système de Traitement des Infractions Constatées/Animal RFID VERTICALEMENT Z. Terme de la 2ème étape/Bio mais pas bio Y. Mesure d’angle plan/Dans les cheveux, les champs, les parkings X. à poil/Celui de la CGT aime bien la castagne W. Note/Liaison V. Qui transpire/Souvent en premier U. Chef de bande/Habit de moine T. à poil mais à plusieurs/Fatigué S. Déjà vu en 3/Ceux de la case 7 le sont actuellement R. Avant elle/Petit ruisseau Q. Colère/à supprimer P. Animal électronique/Qui se barre

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13. La vitrine internet d’IGNA promet une analyse ADN au plus tard deux mois après la réception des scellés dans le cadre d’une affaire pénale. Dans le cas des urgences, IGNA peut, après consultation préalable de ses experts, procéder aux analyses en 10 jours. Pour les gardes à vue, IGNA peut même procéder aux analyses en 24 ou 48 heures.

Le sprint final. Les Champs-élysées. ça commence par le bonjour d’un gars de Sécuritas posté devant les locaux de Nantes VII. Ils ont peur que je leur pique leurs infos ou quoi ? Je lorgne sur un coin de rue squatté par Insula Café, McDo pour riches. On regarde la fenêtre sur des strapontins en plastique design et en buvant un café à 1 euro 60. Un tag sur un mur : on ne discute pas avec un voleur, on le cambriole. Peint en dessous, une femme avec une tronçonneuse. Au milieu des ouvriers qui bâtissent, un gars bien sapé fume sa clope. Je remercie à contre cœur une nouvelle fois cette loi anti-fumeurs qui me permet de voir des gens sortir de leurs locaux. – Bonjour, je cherche la société IGNA. – C’est là, mais il faut faire le tour. Tiens, pour une fois qu’il ne faut pas passer par l’entrée livraison. L’immeuble

est dans le plus pur style années 1970 : des petits cailloux blancs et marron en guise de mur. C’est moche. Je contourne le bâtiment, emprunte l’accès handicapés transformé pour l’occasion en rampe d’honneur et sonne à l’un des quinze interphones des différentes sociétés présentes ici. – Bonjour, je suis journaliste pour la revue Z. Je fais un reportage sur les tests ADN. J’ai vu que vous étiez spécialistes en la matière. J’aimerais bien vous poser quelques questions. Pour une fois, j’emploie le mot spécialiste à dessein. Ce laboratoire de droit privé et ses 100 000 analyses par an est de temps en temps utilisé par certains (feus) juges d’instruction pour analyser les fragments d’ADN trouvés sur des scènes de crime 13. IGNA propose notamment (via son programme TOGG) des tests d’orientation géogénétiques, qui permettent de déterminer si le profil du

suspect est de type caucasien, indien… La couleur de peau donc 14. Selon le PDG d’IGNA (le professeur Moisan), cité par Mediapart , ce programme a été utilisé une douzaine de fois depuis décembre 2006 15. – Ah... La personne qui s’en charge n’est pas là. Le vigile du building se lève de son bureau et se tient derrière la porte, prêt à m’ouvrir. – Il faut rappeler lundi, reprend la voix de la femme à travers l’interphone. – OK. à quel numéro ? Elle me donne l’information, puis me salue. La porte reste fermée. Sourire (gêné ?) du vigile qui retourne s’asseoir. Rideau. Cette dernière étape aura duré en tout quinze minutes. Je n’aurai ni le maillot jaune, ni le maillot vert du meilleur sprinteur, ni le maillot à pois du meilleur grimpeur. Peut-être m’accordera-t-on le prix de la combativité ?

14. IGNA a pour cela été citée dans les Big Brother Awards.

15. Patrice Arfi, « Des juges contournent la loi pour utiliser des tests ADN “ethniques” », Médiapart, 28 mai 2008.

Nantes ! Summum ! Inimitable ! Baba... Médiévale... Mémos : Or, calife sur Erdre, là, je dérive. Le tram martèle, vire, déjà. L’Erdre ruse – fil, acrosome –, me lave. Idem à Babel, bâti minimum. Musset... ... Nan ?

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Sur le champ de bataille, comme au-dessus des rassemblements protestataires, l’usage toujours plus fréquent des drones, machines militaires de surveillance et de combat, nous entraîne dans un nouveau cycle du devenir technologico-policier de notre société. Déshumanisation, dépossession, contrôle généralisé... Le « progrès » est parmi nous.

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C’est quoi un drone ? n drone est un véhicule inhabité, piloté à distance, autonome ou semi-autonome. Généralement récupérable en fin de mission, il emporte un équipement le rendant capable d’effectuer des tâches spécifiques pendant une durée pouvant varier en fonction de ses capacités. Dans son rapport A/1884 sur les drones, l’Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale, chargée des discussions relatives aux questions de sécurité et de défense au sein de l’Europe, dresse un tableau récapitulatif des divers engins relevant de la catégorie drone. Ces véhicules sans humain embarqué (unmanned) ne sont pas qu’aériens, d’autres sont sous-marins, terrestres ou amphibies. Ils peuvent être armés. « Tous ces concepts ont un point commun : ils visent à réduire la place de l’homme dans les systèmes de défense, du moins en tant qu’opérateur de systèmes 1. »


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Dans les définitions précises, comme celles données par les institutions militaires, il paraît donc plus juste de parler de « système de drone ». Si l’on prend l’exemple d’un drone aérien, ce système inclut la section au sol, la section aérienne et le vecteur qui les relie. La section au sol assure la préparation et la conduite d’une mission, l’exploitation et la communication de données avec la plate-forme volante ainsi que les organismes de commandement et de coordination. La première génération, qui correspond à un aéronef volant en espace ouvert, « pour voir au-delà de la colline 2 », est déjà utilisée depuis 2006 par l’armée de terre. 160 systèmes de « Drones de reconnaissance au contact (DRAC) » aident désormais le fantassin à déceler une présence ennemie, à surveiller une zone précise,

1. Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale, Assemblée interparlementaire européenne de sécurité et de défense. Rapport présenté au nom de la Commission technique et aérospatiale par M. Braga, rapporteur (Portugal, groupe socialiste). Document A/1884 - 30 novembre 2004 p. 13). Les autres références à ce rapport incontournable seront notées comme suit : (UEO, p. X). Il est disponible sur <http ://www. assemblee-ueo.org/fr>.

2. Les citations de cette partie sont extraites de <http://www.defense.gouv.fr>. On trouvera sur ce site une liste des projets et des réalisations engagées par la France.

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programmes nucléaires et de missiles à la DGA : « Le stade ultime (en matière d’autonomie), que l’on pourrait qualifier d’intelligence artificielle, correspond à la capacité d’appréhender, de modéliser seul son environnement pour s’y adapter et prendre des décisions. » Instruments de surveillance, de renseignement, d’observation et même d’offensive, ils modifient considérablement les tactiques et les stratégies de guerre. Mais en tant qu’innovation technologique, le drone ne concerne pas que le domaine militaire. La recherche scientifique et le monde industriel participent sans cesse à son développement. Ses capacités peuvent également intéresser des institutions publiques et éveillent auprès du grand public un imaginaire collectif qui suscite engouement et crainte.

*UAV : Unmanned aerial vehicle.

** UCAV : Unmanned combat aerial vehicle.

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à évaluer la configuration d’un terrain et l’efficacité des tirs. La deuxième génération (2010), devra être capable d’évoluer en zone urbaine et la troisième (2015-2020) à l’intérieur des bâtiments. Pour que ce système soit capable de donner au soldat « la bonne information au bon moment », il devra être pourvu d’une autonomie décisionnelle sur laquelle la DGA (Direction générale de l’armement) travaille. L’Hovereye par exemple est considéré comme pionnier dans l’autonomisation des drones : il est capable d’éviter des obstacles de manière automatique à l’aide d’un radar et d’un ensemble de règles préétablies. Selon Christophe Köll, concepteur de drones miniatures au service des

Logiques de guerre L'importance croissante des drones dans les programmes stratégiques et dans les effectifs militaires peut sembler logique : un risque minimum pour une efficacité maximale. Le drone émerge d’abord dans la sphère aérienne, même s’il est décliné dans tous les autres secteurs de la guerre. L’avion traditionnel peut être abattu, il est encore visible et emporte un pilote à son bord. Il paraît logique que la volonté des états-majors soit d’enlever le pilote, de minimiser l’importance de la destruction de son appareil tant au plan humain que financier et symbolique. Un drone abattu n’est jamais qu’une machine reproductible et reprogrammable à volonté. « Leurs particularités – notamment le faible coût relatif et l’absence d’équipage humain – rendent les UAV [drones non-armés]* et les UCAV [drones armés]** très attrayants pour les étatsmajors et les décideurs politiques. Sur treize drones engagés dans des opérations sur le Kosovo en 1999, la France en a perdu cinq. Mais ceci n’a eu aucun impact en termes de capacités opérationnelles ou au niveau politique, en comparaison de ce qui se serait passé si le même pourcentage de pertes (ou même un pourcentage moindre) avait touché les avions pilotés. » (UEO, p. 5) On observe dans les projets, et déjà dans les faits, un remplacement de plus en plus


et vous trouvez ç a dro n e   ? 3. Joseph Henrotin, Les Cahiers du RMES, Volume II, n°2, hiver 2005. Joseph Henrotin est doctorant en sciences politiques, ULB, chargé de recherches au Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux (CAPRI, Aix-en-Provence), rédacteur en chef adjoint des magazines Défense & Sécurité Internationale et Technologie & Armement et membre du RMES (Réseau multidisciplinaire d’études stratégiques).

rapide des pilotes par des drones. Dans cette logique d’automatisation de la guerre, le facteur humain est toujours considéré comme une source potentielle d’erreurs, de perte d’effectifs, donc de défaite réelle ou symbolique. Dans les discours de l’Europe, « C’est une manière de rationaliser les armées de l’air en limitant l’intervention humaine et les contraintes qui y sont liées » (UEO, p. 4). Des humains en trop Dans un article intitulé « De quelques fondements de la culture technologique américaine » 3, Joseph Henrotin revient sur l’histoire de cette rationalisation qui aboutit à la mise en place d’une théorie des « combats équationnels » et ses conséquences sur la déshumanisation des systèmes armés. « Les ressorts profonds de cette recherche de la scientifisation tant de la recherche que des prises de décisions – politiques comme militaires – relèvent de la culture politique américaine et de l’imaginaire techno-optimiste qui y est associé. (...) De ce substrat sociopolitique naissent également des représentations de la technologie spécifiques. La technologie, silver bullet résolvant tous les questionnements, prend également des atours complexes.(…) Dès les années 1950, constatant les pertes dues aux opérations en Corée et conscient d’une aversion américaine pour la guerre – qui se muera plus tard en recherche du “zéromort” – Eisenhower, entre humanisme et recherche de l’efficacité, indiquera ainsi qu’il fallait «remplacer les hommes par des machines”. » (Henrotin, p. 37) La rationalisation des systèmes armés implique une raréfaction progressive des intermédiaires humains, au nom d’une visée humaniste, d’une part (pour préserver des vies dans son propre camp), et au nom d’une peur de l’humain, d’autre part, en le considérant comme source d’erreurs, comme imparfait au regard des capacités de calcul et de précision de la machine. S’affirme aussi une volonté d’en finir avec ce qui pouvait auparavant faire le prestige des soldats, ou fabriquer les héros nationaux, cette espèce d’instinct 4, cette capacité de laisser jouer le hasard ou l’intuition

pour résoudre une crise ou un combat. Avec l’informatisation, on veut en finir avec l’indéterminé, avec la distance entre décision et application, raccourcir les chaînes de commandement pour que l’ordre soit exécuté dès son énonciation. Le but est d’accroître l’efficacité de la décision, en éliminant tout facteur humain qui pourrait la faire dévier de sa réalisation.

Dans l’automatisation de la guerre, le facteur humain est considéré comme une source potentielle d’erreurs. La guerre à distance Le drone change beaucoup les manières de faire la guerre, mais pas seulement stratégiquement. Pour le soldat qui l’utilise, c’est la possibilité d’être à distance de sa cible, dans une zone calme, hors du champ de bataille. Outre que « le stress » ou « la crainte » de se faire tuer sont diminués, c’est aussi la confrontation entre deux humains, deux vivants, avec tout ce qu’elle peut contenir d’aléatoire, d’hésitations, de décisions aussi, qui se raréfie. La perte de l’engagement de la sentimentalité humaine sur le théâtre des opérations semble d’emblée positive pour le stratège. Mais, sans rentrer dans le débat d’une « guerre humaine » (puisqu’elle « sauve » des vies) ou d’une « guerre inhumaine » (puisqu’il est plus automatique de tuer), ce désengagement de l’humain concerne une conception plus large de l’individu, son rapport de proximité avec ses actions, sa maîtrise de l’environnement qui l’entoure, sa possibilité de juger et de choisir. Dans un article paru dans Libération le 5 février 2005, John Pike, directeur d’un centre de recherche sur la sécurité nationale, explique que si la tentation de fabriquer des robots autonomes est très forte,

4. « Nous vivons dans des environnements où l’Américain comme l’Européen ont fait tout ce qu’ils ont pu, au travers de la technologie, pour ne plus avoir à se servir de leurs instincts. Nos environnements sont largement technologisés, soit formés, constitués – déterminés ? – par la technologie. C’est encore plus vrai dans le champ des questions stratégiques, là où les technologies auraient, à relire les plus technooptimistes soutiens de la RMA, altéré profondément la nature même de la guerre. » Henrotin, op. cit. p. 45. N.B. : La « Révolution dans les affaires militaires » (Revolution in Military Affairs) est un nouveau paradigme stratégique américain apparu dans un contexte marqué par une double révolution, celle de l'information et celle de la globalisation.

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6. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Édition de l’encyclopédie des nuisances et Ivrea, Paris, 2001.

8. Le Talon est un drone terrestre. Ils est monté sur chenilles et peut être équipé d’une caméra, d’une mitrailleuse ou d’un lance grenades. Commandé à distance, il déjà utilisé en Irak. Libération, 5&6 fév. 2006, Pascal Riché.

7. Libération, op. cit.

c’est qu’il permettront enfin de résoudre un des principaux casse-tête de la guerre : les soldats ont énormément de mal à tirer sur d’autres êtres humains. « Une bonne partie de la formation des soldats de l’infanterie consiste à les déconditionner pour les rendre capables de tuer. Mais c’est très difficile. Les robots, eux, seront sans merci, sans remords. »

Les drones sont aussi utilisés pour des missions proprement policières. Machines autonomes, machines parfaites

5. <http://www.lewebmag.com>.

9. Victor Scardigli, « Entre automate et magie : notre identité culturelle », disponible sur <http://socio-anthropologie.revues.org>

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On lit effectivement dans la plupart des discours un émerveillement pour ces nouvelles machines, plus rapides, plus précises, plus « parfaites » que l’homme. Jean-Claude Bordenave, pilote au sol d’un drone Busard de Safran, fait le constat de ses limites : « Avec le plein de 120 litres, j’aurais pu tenir plus de douze heures en vol. Mais j’aurais été fatigué bien avant la machine 5. » Günther Anders 6 analyse cette sensation d’infériorité devant la machine. L’homme réalise, dit-il, le « caractère borné » de son corps ; l’instrument apparaît comme ce qui n’a pas de limitation, ce qui est moins faillible. Anders cite notamment la déclaration de Thomas Power, chef du département des essais de l’armée de l’air américaine. « En mai 1956, une bombe H larguée depuis un avion avait raté sa cible de six kilomètres. Prié d’expliquer une erreur d’une telle importance, Power aurait répondu : “Quand on a affaire à des êtres humains, une telle chose est toujours possible.” Le pilote avait omis de manipuler un certain levier. Que l’on comprenne bien cette réponse […] : elle dit que puisque “l’erreur est humaine”, puisque l’homme ne se comporte pas de façon fiable, il ne convient pas de l’utiliser pour manipuler des appareils aussi perfection-

nés. L’homme est ici considéré en premier lieu comme source d’erreur. » Cette vision de l’homme comme « inconvénient », ou du moins comme « comportant des inconvénients », on la retrouve chez les officiers du Pentagone à propos des robots de combats, ces machines, qui « n’ont pas besoin d’être entraînées, nourries et habillées. Elles peuvent être démontées et rangées quand on n’a plus besoin d’elles. Elles ne se plaignent jamais et il n’y a pas de lettre à écrire à une famille quand elles sont perdues au combat 7 ». Les militaires se passeraient volontiers de la sensiblerie humaine. Pour autant, ce n’est pas unanimement que l’homme se retire devant ces machines plus « parfaites ». Certains soldats, qui ont le sentiment qu’elles pourraient les déposséder de leurs champs d’action, leur font plutôt mauvais accueil. Bob Quinn, directeur de la robotique chez Foster-Miller, explique que « les militaires sont extrêmement attachés à ce que l’homme reste maître de l’ensemble des mouvements des robots. Par exemple, on avait ajouté une fonction cruise control (contrôleur automatique de vitesse). Ils nous ont ordonné de la retirer. Ils insistent pour que le soldat, derrière son joystick, soit entièrement maître du Talon  8. » Cependant, si les ingénieurs de conception affirment qu’ils tiennent à laisser l’homme au centre de la décision, on pousse l’étude de projets qui concourent à accroître l’autonomisation des machines… « Les pilotes estiment avoir donné leur expertise empirique du vol à la science aéronautique, qui ne leur restitue que perte d’autonomie et disqualification 9. » On voit que, comme l’explique Victor Scardigli pour l’aéronautique, l’évolution de ces machines est portée par deux groupes professionnels qui entrent dans un rapport de forces pour défendre leurs intérêts économiques et leur pouvoir : « On peut aussi les observer comme tribus, chacune dotée d’une histoire et de mythes fondateurs […] – ainsi, les concepteurs se pensent en missionnaires de la divinité Progrès scientifico-technique, et veulent rendre l’humanité parfaite. » Dans cette optique, il s’agit de « produire une machine qui imite parfaitement l’homme, mais sans ses “défauts” : un robot ne fait pas grève 10, n’a pas de colère ou de jalousie… ».

10. En ce sens, le métro de la ligne 14, véhicule sans pilote, risque effectivement moins d’être perturbé par des mouvements sociaux. Ici c’est dans la société civile que l’on réprime en amont le pouvoir de bloquer les flux. On tente désormais structurellement d’empêcher la possibilité d’un conflit social (ndlr).


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11. « Ce test, pour nous c’était anecdotique confie un policier. Cet appareil est invisible à l’œil nu. Sinon, dans les zones [les banlieues] où il est habituellement utilisé, ce serait du ball-trap ! » Le Parisien, 22/09/06.

Tout ceci participe d’un imaginaire collectif « qui guide également les travaux de la biologie en génétique, en sélection des embryons humains, en clonage… ». Systèmes cohérents de police On pourrait penser que les applications et utilisations du drone restent un problème de l’armée, un problème interne aux logiques de guerre, et ne concernent pas la population civile en temps de paix. Or les drones sont aussi utilisés pour des missions civiles (protection des forêts, humanitaire, etc.), et surtout pour des missions proprement policières. Au G8 d’Evian, les militants altermondialistes, anarchistes, ou autres, ont été survolés par un drone, sous prétexte d’une protection des chefs d’État présents à ce sommet ; alors qu’aucune menace sur leurs vies n’émanait des campements en question. L’attitude des manifestants relevait tout au plus de ce qui est habituellement nommé « trouble à l’ordre public ». L’espace aérien a été classé zone militaire durant le sommet, ce qui a permis l’expérimentation des drones pour un emploi non militaire. Le 14 juillet 2006, puis pendant une période indéterminée, la Seine-Saint-Denis a été survolée par un drone de surveillance, à la suite des émeutes de novembre 2005, et du mouvement anti-CPE. Cette information qualifiée de banale et « anecdotique 11 » par les officiers de police a été démentie par le ministère de la Défense. Ce qui compte ici est bien la continuité entre le militaire et le policier. Le lieutenant-colonel EMG Ludovic Monnerat s’exprime ainsi sur le site des armées suisses à propos du drone ayant survolé le G8, et suite au fait que « l’état de Genève a fait appel courant octobre à l’armée pour obtenir l’engagement d’un drone d’exploration Ads-95 afin de lutter contre les incendies intentionnels de voitures » : « La fin des distinctions entre sécurité intérieure et extérieure, entre civil et militaire ou entre crime et combat exige une transformation des organes de sécurité allant dans le sens d’une collaboration étendue. La persistance des oppositions dogmatiques à l’emploi de l’armée au profit des autorités locales devient dès lors alar-

12. <www.checkpoint-online.ch/CheckPoint/ Armee/Arm0045-Geneve-DroneArmee.html>.

mante. Il est grand temps d’accepter l’évolution de notre environnement, d’imaginer des réponses concrètes aux facteurs de subversion ou de violence, et donc de préférer le bruissement des avions sans pilote aux glapissements des têtes de linotte 12. » Les états d’exception deviennent la norme 13. De l’aveu des industriels, des experts et des stratèges, le drone est l’outil privilégié des surveillances urbaines, des gestions d’insurrection, ou des débordements civils. Pour Steven Metz, professeur à l’institut d’études stratégiques de l’US Army War College de Carlisle (Pennsylvannie) : « Tout indique que les guerres seront de plus en plus souvent urbaines. Et, dans les villes, les robots peuvent être extrêmement utiles. Ils peuvent aider à sécuriser un immeuble, à garder des zones qui ont été prises, etc 14. » La grande nouveauté est que certains

13. « Le totalitarisme moderne peut être défini, en ce sens, comme l’instauration, par l’état d’exception, d’une guerre civile légale, qui permet l’élimination physique non seulement des adversaires politiques, mais de catégories entières de citoyens qui, pour une raison ou une autre, semblent non intégrables dans le système politique. Dès lors, la création volontaire d’un état d’urgence permanent (même s’il n’est pas déclaré au sens technique) est devenue l’une des pratiques essentielles des États contemporains, y compris de ceux que l’on appelle démocratiques. » État d’exception, Giorgio Agamben, Seuil, Paris, 2003, p. 11.

14. Libération, op. cit.

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mon ami le robot Quand on a grandi dans les années 1980, on a baigné dans les dessins-animés et séries nippones, on connaît et on aime les robots. Le compte est long. Il y a Astro le petit robot, mignon héros propulsé dans les airs par des bottes munies de réacteurs, X-OR, le shérif de l’espace qui combat des monstres encore biologiques mais répugnants, grâce à ses technologies et à sa charpente robotisée, Cobra, le dragueur d’androïdes sexy, muni d’un bras bionique ou encore Bioman, justiciers humains multicolores qui finissent chaque épisode dans leur gigantesque robot tueur de méchants. On les connaît aussi par l’imaginaire américain, de Star-wars et de ses droïdes amicaux et rigolos R2-D2 et C3-PO, avec Luke Skywalker qui retrouve son bras mort en se faisant installer une prothèse robotisée par un médecin androïde, ou qui se fait repérer par un drone espion sur une planète éloignée du système solaire, et puis L’Homme qui valait 3 milliards, cyborg détective qui court au ralenti pour cacher les insuffisances de budget en effets spéciaux, et tord des barres de fer comme un spaghetti, ou les Transformers, peuplés de robots-voitures… On les aime mais on commence à avoir un peu peur avec Terminator, le robot venu du futur pour permettre à la civilisation des machines de prendre le pas sur celle des humains… On s’y habitue en tout cas, et, munis de nos consoles de jeu, on attend le progrès cybernétique loin des mises en garde d’un robot autonomisé et menaçant de 2001, l’odyssée de l’espace trop obscur ou d’un Metropolis trop antique. Puis on devient adulte dans les années 1990 et les robots ne sont toujours pas là, seulement des bras robotisés dans les usines Renault et des appareils électro-ménagers. Terminator 2 sort dans les salles et on se dit que tous les robots ne sont pas méchants, que certains nous protègeraient contre les autres. On oublie un peu les robots, on les fait passer de l’espoir à la mythologie et on cherche un boulot. Mais les années 2000 arrivent et avec elles l’intelligence artificielle, l’AI de Spielberg, les avancées en nouvelles technologies, les chiens Aibo de Sony, la biométrie et les robots explorateurs de Mars. Le mythe redevient alors raison, pour paraphraser Adorno et Horkheimer, et les robots deviennent des réalités sur lesquelles il faut désormais compter. On accepte d’entendre parler d’avenir en terme d’autonomisation de la machine, tout familiarisés que nous sommes avec des ambiances fictionnelles où l’humain côtoie la machine en lui parlant, en l’aimant, lui faisant la guerre et non plus seulement en l’utilisant.

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16. « Les États-Unis inventent la frontière high-tech » : « Des capteurs de nouvelle génération seront également installés sur la frontière ellemême afin de détecter d’éventuels mouvements souterrains (...) et un « Unmanned Aerial System », qui n’est autre qu’un minuscule drone. Cet avion sans pilote, dont le poids ne dépasse pas 5 kilos, peut être lancé et contrôlé par un seul agent de la Customs and Border Protection. À lui seul, il peut surveiller une zone de 10 kilomètres de long pendant environ 90 minutes. » Les échos, 18/12/06.

modèles de drone peuvent projeter des grenades lacrymo et bien d’autres projectiles. « Cet équipement est particulièrement adapté au survol de manifestations rassemblant plusieurs milliers de personnes. En cas de débordement, il peut identifier rapidement, grâce à sa caméra embarquée, les émeutiers et les immobiliser en projetant du gaz », explique Pascal Barguidjian, gérant de Tecknisolar. La police, les pompiers, les douanes, l’équipement, l’armée sont autant d’utilisateurs potentiels des drones 15. La miniaturisation des appareils répond à une double exigence, voir sans être vu selon la formule benthamiène du panoptique chère à Foucault, et pouvoir se déplacer dans des espaces confinés comme les rues, les appartements, etc. L’émergence des drones dans les affaires de police entre en cohérence parfaite avec un ensemble de dispositifs actuellement en plein essor. La scientificité accrue des secteurs de police tend à la numérisation du vivant par le recueil de données pour le passeport biométrique ou par le biais de portiques d’accès à reconnaissance biométrique (aéroports, gares, etc.). À cela s’ajoutent la vidéosurveillance, la reconnaissance satellite des plaques d’immatriculation et autres interceptions de données via internet ou la téléphonie. Le drone vient alors ici parfaitement s’enchâsser dans ce réseau informatique de traitement des données et de surveillance généralisée. Des problèmes de société tels que la délinquance (l’article du Parisien sur la Seine-Saint-Denis est bien dans la rubrique « Délinquance ») ou l’immigration (outre les capteurs de mouvement, l’administration Bush a commencé à utiliser des drones pour garder ses frontières 16) sont en passe d’être également traités par des systèmes de drones. Enfin, on notera les aspirations civiles qui sont énoncées dans le rapport d’information (2005-2006) au Sénat français sur le rôle des drones dans les armées : « En effet, de nombreuses opérations de sécurité intérieure, comme la surveillance des frontières, des côtes et eaux territoriales, des sites sensibles à une attaque terroriste (centrales nucléaires, barrages et autres édifices d’importance), de réunions 15. <http://www. vieartificielle.com/nouvelle>


et vous trouvez ç a dro n e   ? 18. Cf. G. Anders, « La troisième guerre mondiale », Esprit, mai 2003 : « La production capitaliste, chaque enfant sait cela, est chargée d’écouler ses produits. Elle doit veiller à ce qu’ils soient vendus et consommés, bref, liquidés. La liquidation, donc la ruine de ce qu’elle produit, est l’objectif de toute production. Lorsque cet objectif n’est pas atteint, lorsque s’empile une profusion de produits non liquidés, il y a surproduction, ce qui met aussi en danger le profit. (…) Cela s’applique à tout, donc aussi aux engins d’anéantissement. »

de hauts dirigeants, de contrôle de foules ou de maîtrise de la violence seraient considérablement facilitées et renforcées par l’utilisation de drones de surveillance 17. » Politiques de guerre L’informatisation des problèmes de société ou des logiques de guerre marque une influence croissante de la technologie sur la politique, et non l’inverse. La course aux armements et les crédits accordés à la recherche militaire, surtout aux États-Unis mais de plus en plus en Europe, aboutissent à des innovations technologiques qui imposent d’elles-mêmes des applications aux répercutions sociales considérables. Si l’on considère le système capitaliste dans lequel s’inscrit la course à l’innovation technologique, les produits nouveaux déferlent sans laisser le temps de penser leur utilisation ni leur bien-fondé. Dans le cas de l’armement, il faut bien utiliser les armes et les stocks de munitions qui sont produits 18. On en arrive donc à des configurations sociales qui tentent tant bien que mal de se mettre au diapason des innovations technologiques, et des décisions politiques guidées par le matériel de plus en plus performant, ouvrant la voie aux pires extravagances. On se souvient de la zone de Nassiriah, en Irak, que les Américains n’arrivaient pas à contrôler en raison du trop grand différentiel technique, entre, d’une part, une armée équipée de drones, de radars et de satellites et, d’autre part, des guérilleros qui échappaient aux scans par leur matériel rudimentaire. Les drones constituent un exemple typique de cet asservissement de la politique à la technologie, ici sous son volet stratégique : « La technologie a donc influencé la doctrine et la politique américaines, avant que l’engagement dans des doctrines contreforces n’implique de nouvelles innovations. Dans cette optique, la construction d’une innovation technologique s’inscrit directement dans le creuset politique et montre que “le choix technique est un choix stratégique. C’est même le choix stratégique par excellence”. » (Henrotin p. 32) Malgré l’absence de réelle preuve d’efficacité ou d’arguments solides (et

19. « C’est un nouveau système d’armes dont l’introduction modifiera de manière significative les doctrines et les règles d’engagement des forces militaires. L’attrait des drones de combat est aujourd’hui une affaire de perception plutôt que de capacités réelles (pas encore testées). » UEO, p. 9.

cette ignorance est d’ailleurs confessée par l’UEO dans son rapport 19), les possibilités technologiques impliquent des décisions politiques et des systèmes sociaux sécuritaires de plus en plus robotisés. Le citoyen se retrouve face à un interlocuteur machine au lieu d’humain. Du domaine de la santé à celui de l’éducation en passant par la prévention routière (radars) ou la police, l’intermédiaire entre la loi, l’autorité et le citoyen se déshumanise. La machine à voter, la machine à médicaments (Carte vitale ou carte Sésame biométrique), la machine à enseigner (cartables électroniques et portiques biométriques à la cantine), la machine à surveiller, la machine à tuer ne sont désormais plus des métaphores mais des réalités.

La « machine à tuer » n'est plus une métaphore mais une réalité. Drones, robots,

imaginaires et science-fiction

Il faut peut-être, pour tenter de comprendre ce qu’évoque un drone, se pencher du côté de l’imaginaire social qu’il réveille. Dans nombre d’articles qui présentent les projets de drone, il est fait allusion à la science-fiction, « devenue réalité »… Comment les fictions, qu’elles soient distopiques ou utopiques, participent-elles à l’acceptabilité des nouvelles technologies ? Est-ce que la science elle-même s’en inspire ? Comment le problème de l’autonomie des machines est-il influencé par les représentations qu’en donne la sciencefiction ? Autour du drone, l’imaginaire semble tout droit dérivé des séries et des films de science-fiction à gros budget. N’étant pas encore inséré dans la société ni dans l’imaginaire collectif, tous les discours qui traitent du drone cherchent à se raccrocher à du bien connu, comme l’animal

17. « Le rôle des drones dans les armées ». Rapport d’information n° 215 (20052006) de M. Philippe NOGRIX et Mme Maryse BERGÉ-LAVIGNE, fait au nom de la Commission des affaires étrangères, déposé le 22 février 2006. Disponible sur : <http://www.senat.fr/rap/r05-215/r05-2151.pdf>.

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20. Libération, 5&6 fév. 2006.

ou l’homme. Libération décrit le robot Talon : « Ce qui ressemble à son nez est la pointe d’un fusil mitrailleur M249. » Sans mot pour décrire cet objet technique, on se raccroche à ce qu’on peut, sur fond de science-fiction ou de super-pouvoirs : « Un jour, un marine qui avait sans doute trop lu Harry Potter s’est exclamé : “C’est comme une cape d’invisibilité !” 20. » Le fantasme de la reproduction artificielle du vivant bat son plein ; on attribue au drone le nom d’un animal (Libel-

L’imaginaire des grands films de science-fiction donne des orientations claires aux décisions politiques. lule, Coccinelle, Busard, etc.) et les recherches en robotique tentent de recopier au plus près les capacités animales. On trouve aussi des appellations à la limite de l’animal et des personnages de cinéma, comme le Predator américain, le drone de combat qui porte le nom de ce héros tueur du film avec Arnold Schwarzenegger. Quant au poste de contrôle, au rôle du pilote, il perd son étoffe de héros pour se retrouver simple joueur de jeu vidéo : « L’opérateur à distance dispose de deux manettes et d’une rangée de boutons. Tout cela pourrait être remplacé par des commandes semblables à celles des consoles de jeu vidéo, qui sont plus familières à la plupart des soldats 21. » Cette assimilation entre le jeu vidéo et l’art de la guerre n’est pas anodine, on parle aisément de wargames pour les conflits contemporains, en tant que guerres à distance, dans lesquelles les cibles ennemies ne sont plus perçues qu’à travers un écran, comme à la télévision ou sur un jeu vidéo. « Ce sont autant de résultats d’une prégnance excessive d’une culture technologique qui agit autant à l’échelle

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21. Le Monde, 26 janv. 2005

d’un État ou d’une arme qu’à l’échelle individuelle. Les combattants actuellement en Irak ont une moyenne d’âge de 19 à 20 ans, ils ont été baignés dans un environnement fortement marqué par la technique. On peut se demander jusqu’à quel point ils seront vulnérables à la confusion dont ils pourraient être les victimes, confondant réalité et simulation, règles du jeu et règles d’engagement. » (Henrotin, p. 44) Avec la robotisation des armées apparaît donc une dimension presque ludique de la guerre, une réalité à distance des affrontements qui devient de plus en plus virtuelle, d’autant que les pertes humaines d’une armée dronisée sont moindres que celles d’une armée traditionnelle. Mais le plus surprenant dans cet imaginaire accolé aux drones est peut-être bien la référence à une culture de masse reprise jusque dans les plus hautes sphères décisionnelles pour légitimer l’utilisation de cette technique. Dans son rapport sur les drones, la très sérieuse Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale n’a pour seule référence symbolique que le blockbuster américain Terminator. La partie du rapport dans laquelle elle décrit les projets d’armement en cours se nomme : « a) Les forces terrestres : de Goliath à “Terminator” », où « Goliath était un char robot conçu lors de la Seconde Guerre mondiale par l’Allemagne. Il s’agissait d’un petit véhicule chenillé (500 kg), contrôlé (par câble) à distance, équipé d’une charge explosive (jusqu’à 100 kg de TNT) et non récupérable. (...) À défaut de pouvoir créer dans un avenir proche des armées de robots autonomes, à l’instar de ceux popularisés par la série de films de fiction “Terminator”, la recherche de défense travaille aussi sur les “soldats du futur” » (UEO, p. 10). Puis de se perdre en anticipations sur l’avenir avec seul point de référence « Skynet », autrement dit, le processus de robotisation qui dans le film conduit à la chute de la civilisation humaine au profit du triomphe des machines, mais sans aucun appareil critique, montrant ainsi la confusion totale entre cinéma de masse et réalité militaire : « C’est ce réseau des réseaux, que l’on peut appeler “Skynet” par analogie avec la série de films “Termi-


et vous trouvez ç a dro n e   ? (a). [Note – délirante – du document de l'UEO] : « Skynet », dans les films, est le réseau qui contrôle la défense des États-Unis. De plus en plus autonome et doté d’une intelligence artificielle évolutive, il déclenche une « guerre préventive » contre la race humaine pour empêcher les humains de le débrancher. Des armées d’UAV/UCAV et des robots terrestres, les « Terminator », traquent les survivants sans relâche.

nator” (a), de plus en plus automatisé, autonome et “intelligent”, qui est censé pérenniser la puissance militaire des États-Unis et leur suprématie dans tous les domaines. En 2003, avec moins de 300 000 hommes, les États-Unis ont battu les forces irakiennes et occupé un pays de plus de 20 millions d’habitants tout en subissant la perte d’à peine un peu plus de 200 soldats en un mois de combats – un exemple imparfait mais qui préfigure les guerres technologiques du futur. » (UEO, pp. 21 & suiv.) Cette confusion entre imaginaire de science-fiction et réalité militaire est d’autant plus inquiétante qu’on assiste à une véritable éducation populaire par les films de science-fiction. En effet, des expositions didactiques fleurissent dans les grands musées pour enseigner la science par la science-fiction, comme en témoignent les expositions autour de Star Wars, aux États-Unis, en Angleterre, et plus récemment à la Cité des sciences de Paris. « LucasFilmLtd, la société du créateur de Star Wars, George Lucas et le Musée des sciences de la ville de Boston ont réuni 5 millions de dollars pour concevoir cette exposition sous forme d’outil pédagogique censé apporter les bases scientifiques relatives à l’imaginaire développé dans la série de science-fiction [...] Des rangées d’androïdes et la prothèse de la main de Luke Skywalker de l’épisode III servent à expliquer les avancées en robotique et dans le domaine des prothèses médicales. [...] le tout sur 10 000 mètres carrés de stands et d’ateliers de vulgarisation scientifique [...] “Nous utilisons Star Wars pour expliquer aux gens le monde réel”, explique pour sa part Ed Rodley, un des responsables de l’exposition 22. » On voit donc l’imaginaire des grands films de science-fiction donner des orientations claires aux décisions politiques et aux domaines de l’éducation, de la culture. Culture et politique se subordonnent ainsi à un imaginaire peuplé de robots, de drones, qui influence directement les arts de gouverner. Finalement, la spécificité du drone par rapport au robot ne semble plus si évidente. On pourrait penser que faire la différence

était cependant important : le drone, c’est une nouveauté bien réelle, le robot, c’est un monstre de science-fiction, ou du moins quelque chose dont nous avions déjà une image, effrayante ou non ; un nom trop évocateur en quelque sorte. Le drone déguise le robot d’un nom technique.

22. « Un musée “Star Wars” pour enseigner la science contemporaine. » Mardi 25 octobre 2005. <http://www.rta. mg>

les automates politiques

Dans la course à l’autonomisation des machines de guerre, la société entière sert de laboratoire. On y teste sans cesse des processus dont on ignore les conséquences, qu’on se passe même d’en visager. Les risques d’une machine de combat autonomisée sont pourtant aussi nombreux qu’inquiétants. Si la chaîne hiérarchique dans le domaine militaire

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est rendue de plus en plus fluide par la machinisation, cela implique le revers d’un affaiblissement des possibilités de contrordre, de rébellion, et ôte toute la part de bon sens qui était auparavant dévolue au soldat. La recherche de l’efficacité enlève le sens critique, cette « sentimentalité » tant reprochée aux humains sur les zones de conflits, mais qui empêche tout simplement que certaines horreurs soient commises. Quant au pendant civil de cette machinisation, on voit déjà les effets néfastes d’une telle dépossession de l’autorité au profit des appareils de contrôle, qui renforce la concentration du pouvoir étatique et policier. La surveillance devient une arme réellement menaçante quand les intermédiaires humains disparaissent, laissant une forme de carte blanche aux dirigeants et hauts fonctionnaires de l’état. Au-delà des débats sur la crédibilité des projets, cette volonté avouée et publique de donner une forme de vie à des engins

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de mort, de les rendre capables de décision, demeure un choix d’une importance politique et historique sans précédent. Pourtant ces décisions ne sont pas discutées, pas débattues au niveau public, comme si tout cela ne relevait que d’une question pour techniciens et scientifiques, un simple défi progressiste de plus. Mais en plus de l’impossibilité grandissante de désobéir, de l’évidence de la surveillance généralisée et de cette institutionnalisation de la mort distribuée par la machine, les drones traînent avec eux un imaginaire terrifiant. C’est d’abord la froideur de la machine, son inhumanité et son indifférence. Mais c’est aussi, avec la miniaturisation et l’invisibilité de ces machines, un jeu sur l’angoisse perpétuelle de la présence d’un drone. Ce que disait Foucault sur le panoptique, voir sans être vu, c’est donner toujours l’impression au sujet qu’il est épié pour lui enlever toute velléité de sortir des cadres de la loi. « C’est l’impor-


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23. Michel Foucault, « L’œil du pouvoir », dans Dits et écrits II, Gallimard, Paris, 2001, p. 190.

tance finalement de la dissuasion qui est très marquée dans le texte de Bentham : “Il faut, dit-il, être incessamment sous les yeux d’un inspecteur ; c’est perdre en effet la puissance de faire le mal et presque la pensée de le vouloir.” ; nous sommes en plein dans les préoccupations de la Révolution : empêcher les gens de faire le mal, leur retirer l’envie de le commettre ; le tout ainsi résumé : ne pas pouvoir et ne pas vouloir 23. » Avec la multiplication des drones et autres unmanned vehicles, on voit à l’œuvre cette foi inconditionnelle dans la science et le progrès, forte d’une idéologie qui ne s’affiche pas en tant que telle, misant sur la séparation de plus en plus factice entre technologie et politique. Les orientations politiques, la configuration du monde et l’agencement des sphères sociales se trouvent pourtant totalement modelées par les choix techniques. Une guerre de drones, une société sous la surveillance d’appareils unmanned, sans-humains (osons traduire « in-humains »), ne peut avoir le même visage qu’une société dans laquelle il est encore possible de désobéir, de se cacher, d’avoir un rapport avec l’autorité ou la force qui ne soit pas par nature indifférent au dialogue. On ne discute pas avec un drone, on n’attendrit pas un robotmitrailleur, de même qu’on ne peut « s’arranger » avec une machine biométrique qui contrôle un accès. On identifie dès lors la force et l’autorité comme des puissances implacables, nécessaires. La surveillance et la guerre deviennent des automatismes sociaux qui sont entièrement sous contrôle machinique. Quand l’ascenseur apparaît, c’est qu’il devient nécessaire et naturel de monter de très hauts étages, quand la voiture apparaît, il devient nécessaire de se déplacer vite sur de longues distances. En d’autres termes, un objet technique implique, porte en soi et dispense un monde particulier. Quel est le monde du drone ? Un monde où il est naturel et nécessaire de surveiller et de tuer en masse, où cela ne pose plus question, puisque c’est l’automate qui massacre.

« À chaque type de société, évidemment, on peut faire correspondre un type de machine : les machines simples ou dynamiques pour les sociétés de souveraineté, les machines énergétiques pour les disciplines, les cybernétiques et les ordinateurs pour les sociétés de contrôle. Mais les machines n’expliquent rien, il faut analyser les agencements collectifs dont les machines ne sont qu’une partie. Face aux formes prochaines de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les plus durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé délicieux

La surveillance et la guerre deviennent des automatismes sociaux entièrement sous contrôle machinique. et bienveillant. La recherche des “universaux de la communication” a de quoi nous faire trembler. Il est vrai que, avant même que les sociétés de contrôle se soient réellement organisées, les formes de délinquance ou de résistance (deux cas distincts) apparaissent aussi. (…) Vous demandez si les sociétés de contrôle ou de communication ne susciteront pas des formes de résistances capables de redonner des chances à un communisme conçu comme “organisation transversale d’individus libres”. Je ne sais pas, peut-être. Mais ce ne serait pas dans la mesure où les minorités pourraient reprendre la parole. Peut-être la parole, la communication, sont-elles pourries. Elles sont entièrement pénétrées par l’argent : non par accident, mais par nature. Il faut un détournement de la parole. Créer a toujours été autre chose que communiquer. L’important, ce sera peut-être de créer des vacuoles* de non-communication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle 24. »

24. Gilles Deleuze, « Contrôle et devenir », dans Pourparlers, Les éditions de minuit, Paris, 2003, p. 237.

*Cavité, poche.

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Retour sur la mobilisation du 4 juin 2008 contre les expulsions de sans-papiers

Montreuil, la rue s'oppose aux rafles à Montreuil, une « déambulation festive » en soutien aux sanspapiers est interrompue par l'arrestation de l'un d'entre-eux. Le rassemblement qui s'ensuit devant le commissariat pour demander sa libération est violemment réprimé, et la police procède à sept autres arrestations. Le procès achevé, récit de ce 4 juin 2008, une journée trop ordinaire.

H

«

* 06.08.55.99.82. Largement diffusé dans la commune, ce numéro sert de centre d'appels à partir duquel une chaîne téléphonique peut démarrer. Si un habitant de Montreuil est témoin d'une rafle, il peut composer le numéro d'urgence. Très vite, le message circule et un rassemblement s'organise dans les plus brefs délais. De nombreuses arrestations ont ainsi été évitées.

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uit personnes ont été interpellées en même temps, dans les mêmes circonstances et trois se retrouvent aujourd'hui à la barre. Trois personnes noires et sans-papiers qui n'ont rien fait de plus ou de moins que les autres. Il s'agit de poursuites discriminatoires. Ce sont elles les victimes », déclare Maître Irène Terrel devant le Tribunal correctionnel de Bobigny le 16 juin 2009. L'avocate défend trois étrangers arrêtés lors d'une manifestation devant le commissariat de Montreuil le 4 juin 2008 au cours de laquelle la police a fait « un usage de la force disproportionné » et a « infligé des blessures injustifiées » selon la Commission nationale de déontologie de la sécurité. Dans son délibéré du 26 juin, le Tribunal a donné raison à la défense, ne retenant que la participation à une manifestation non autorisée, et prononçant la relaxe au sujet des inculpations de violences et de dégradations. Montreuil-sous-Bois, ville limitrophe de Paris où les communistes bien implantés ont récemment été détrônés par les verts, compte un grand nombre de foyers de travailleurs immigrés, dont une certaine partie de ses occupants est en situation irrégu-

lière. Depuis le début de l'année 2008, dans le cadre de la mise en œuvre des objectifs chiffrés de reconduites à la frontière, les Montreuillois ont constaté une forte augmentation des interpellations de sans-papiers aux abords de ces foyers et dans les transports en commun. Face à cette « mise sous pression quotidienne des populations immigrées », un « numéro d'urgence anti-rafle* » a été mis en place afin que les témoins de contrôles puissent prévenir les participants au réseau local de soutien aux sans-papiers. Des Montreuillois avec et sans papiers ont également décidé d'organiser des manifestations hebdomadaires pour informer leurs voisins de l'existence de ce dispositif d'entraide et revendiquer collectivement la nécessité d'une organisation « régulière dans la rue contre les arrestations ». Appelées par l'Assemblée de Montreuil contre les expulsions, ces « déambulations festives » avaient lieu depuis un mois sans aucun incident jusqu'à la violente confrontation du 4 juin 2008. Les manifestants avaient pris l'habitude de circuler dans la ville, au départ d'un foyer différent chaque


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semaine, à grand renfort de musiques et de slogans tels que « Police hors de nos quartiers ! Arrêt des rafles de sans-papiers ! », distribuant des tracts et discutant avec les passants. Le 4 juin, alors qu'une cinquantaine de manifestants se préparent à partir depuis le foyer de la rue Rochebrune, qui abrite environ 700 personnes, un sans-papiers se fait interpeller près d'une cabine téléphonique, juste à coté. « ça arrive souvent. Ils attrapent les gens qui sortent du foyer pour venir téléphoner au pays », explique une voisine. Le groupe décide immédiatement d'aller demander la libération de cette personne au commissariat. L'ambiance reste calme et ce n'est d'ailleurs pas la première fois que le rassemblement s'approche du poste de police. Les manifestants s'installent sur la chaussée face au commissariat et déploient une banderole «Liberté de circulation ! »; toutes sortes d'ustensiles sont utilisés pour faire du bruit afin de marquer leur présence et surtout de « briser le silence de ces

arrestations ». « Après quelques slogans et le blocage de la rue par la petite centaine de personnes que nous étions, les flics sont sortis du commissariat, équipés et menaçants », raconte une manifestante. Le commissaire, muni d'un mégaphone effectue une première sommation, appelant à la dispersion, puis une seconde. Immédiatement, les policiers chargent le petit groupe. « La seconde sommation a été faite quelques secondes après la première et il a dû s'écouler trente secondes avant la charge », raconte un manifestant. L'un des inculpés explique qu'il n'a pas pu entendre « ce que disait le commissaire, il y avait trop de bruit. Je me doutais qu'il voulait qu'on parte, mais de toute façon on n'a pas eu le temps ». Une militante présente au moment de la charge explique également qu'une « dispersion rapide était impossible. On était sur la chaussée et dernière nous il y avait les voitures en stationnement, garées tellement proches qu'on a eu beaucoup de mal à passer pour revenir sur le trottoir ».

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Lacrymogène et flashball Comme en témoignent des images tournées par des voisines qui assistaient à la scène depuis leur appartement, la première charge a été brutale et désordonnée. Les policiers « ont commencé à nous pousser contre le mur, à nous frapper et à utiliser des gaz lacrymogènes », raconte un habitant du foyer Rochebrune. Huit personnes ont été interpellées, dont les trois sans-papiers passés en procès le 16 juin 2009. Surpris par la violence de l'intervention policière, de nombreuses personnes ont été blessées : « Une amie a pris un coup de matraque sur le coude, dix jours d'interruption temporaire de travail. C'était tellement soudain que des gens en ont même perdu leurs chaussures », raconte une jeune femme, elle-même avocate au barreau de Bobigny, citée comme témoin à l'audience. Un autre manifestant raconte qu'il a dû emmener un blessé à l'hôpital : « Je l'ai sorti de la manifestation avec le crâne ouvert sur une longueur de 8 cm, il refusait de monter dans le camion de pompiers, de peur d'être arrêté à son tour. »

L'Assemblée de Montreuil contre les expulsions envisage son combat avec optimisme. En plus du traditionnel tonfa, longue matraque à poignée latérale, les policiers ont également fait un important usage de flashballs, ces armes dites « à létalité atténuée » qui envoient des projectiles étudiés pour ne pas pénétrer dans le corps mais qui provoquent « un impact équivalent à un KO technique » et qui, accessoirement, peuvent mutiler. Ainsi, Y., l'un des sanspapiers inculpés, jugé pour « entrave à la circulation et participation à un attroupement illicite », a reçu une balle dans les parties génitales alors qu'il appelait les manifestants à s'éloigner du commissariat

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pour se mettre à l'abri devant la mairie. « Je suis allé à la manif pour que les policiers arrêtent d'interpeller des gens au foyer. Je n'étais pas violent et j'ai reçu une balle. Ce qui se passe n'est pas normal », témoignet-il. Certains tirs n'étaient pas seulement dissuasifs : l'employé d'une agence immobilière, alerté par le bruit, a tenté de s'interposer et a reçu un projectile au niveau des jambes, mais son sac rempli de pain l'a protégé. Concernant ces violences, cinq manifestants ont déposé plainte à l'Inspection générale des services (IGS), qui a estimé que la réaction des force de l'ordre était justifiée. Afin de porter un autre éclairage sur ces violences, le maire de Montreuil, Dominique Voynet, a saisi la Commission nationale de la déontologie de la sécurité (CNDS), dont le rapport dénonce « des blessures injustifiées » et « un usage de la force disproportionné » par les policiers. Il dément également les allégations de la police qui, au cours de la soirée, justifiait les charges successives en soutenant que les manifestants saccageaient les petits commerces avoisinants. Au cours de l'audience, l'avocate des parties civiles, représentant deux policiers qui auraient été visés par un jet de casserole, légitime la réaction des forces de l'ordre en insistant sur « la violence des slogans », accusant les manifestants d'avoir pris à partie les agents et d'avoir perturbé la circulation. Des arrestations ciblées Cette première démonstration de force n'a pas disloqué le groupe, qui a été rejoint par de nouvelles personnes, des amis venus en soutien, des voisins et des commerçants. Au plus fort de la soirée, environ 400 personnes se sont agrégées devant le commissariat. Alors que les charges se succèdent et qu'un feu de poubelles est allumé, les élus de Montreuil tentent de s'interposer, et le maire, peinant à se faire entendre par la police, parvient à entrer dans le commissariat avec une petite délégation pour négocier la libération des personnes interpellées. Finalement, cinq d'entre-elles sont ressortis libres du commissariat ce soir là, les policiers craignant notamment qu'un


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lien se fasse avec « des éléments venus des cités voisines particulièrement déterminés » si le rassemblement se prolongeait. Ceux qui ont été maintenus en gardeà-vue et poursuivis étaient sans-papiers au moment des faits. Depuis, deux d'entre eux ont été régularisés et la demande du troisième est en cours d'examen. Tous sont accusés de « participation à un attroupement illicite », « d'infraction à la législation des étrangers » et « d'entrave à la circulation ». De plus, M. est poursuivi parce qu'il aurait lancé une casserole en direction de policiers et A. est accusé de « dégradations » et de « violences sur agent ayant entraîné moins de 8 jours d'interruption temporaire de travail ». Selon les témoignages de plusieurs manifestants, les personnes arrêtées ont été désignées juste avant la charge. « Quand la charge a commencé, j'ai distinctement entendu un des flics dire aux autres “celui-là et celui-là”, désignant ainsi les copains à arrêter », raconte une manifestante, citée comme témoin par la défense. « J'ai vu que A. était visé et le sachant en danger, je l'ai suivi des yeux. Il a été sauvagement maintenu au sol par cinq flics. J'ai crié qu'ils n'avaient pas le droit de taper aussi fort (...), un flic m'a dit de me taire et il m'a envoyé un grand coup de tonfa sur la tête. J'ai eu un traumatisme crânien. J'ai aussi assisté au tabassage au sol d'un autre sans-papiers, qui a été emmené ensuite. Ces images vraiment dures resteront longtemps dans ma mémoire. J'ai 51 ans, et j'ai participé à des centaines de manifestations, mais aussi loin que je me souvienne, la violence et la répression ce soir-là à Montreuil n'a d'égale que celle perpétrée contre les travailleurs licenciés de chez Metaleurop en 2003 à Noyelles-Godault et c'est pourquoi j'ai tenu à témoigner », continue cette femme qui donne des cours de français dans les foyers. Devant le juge, elle soutient l'innocence de A., accusé par un policier de lui avoir asséné un coup de poing. Pour la relaxe des inculpés Si Me Terrel s'emploie à mettre en évidence toutes les incohérences de l'accusation, elle met également un point d'hon-

neur à replacer l'affaire dans un contexte politique général : « Nous avons assisté à une réaction citoyenne légitime contre des pratiques oppressantes envers les sans-papiers. Ce sont les abus des pratiques d'interpellations subies par la population de Montreuil qui sont à l'origine de cette histoire. » Dénonçant « une stratégie de la tension », elle fustige les propos du commissaire qui « parle de “l'ultra-gauche” comme étant au cœur de l'organisation de la manifestation. ça ne veut rien dire ! C'était des parrains [de sans-papiers, ndlr], des professeurs, des habitants de Montreuil...». à l'audience, le procureur requiert un mois de prison avec sursis pour Y. et M., et cinq mois pour A. Si les inculpés ne risquent donc pas d'être enfermés, ils espèrent, avec les personnes qui les soutiennent, leur relaxe totale, afin que soit reconnues non seulement leur innocence mais aussi l'illégitimité de ces « accusations d’outrage, violence et rébellion qui ne se fondent, la plupart du temps, que sur la parole de la police ». Le Tribunal a finalement donné raison à la défense, prononçant la relaxe pour les inculpations de violences et de dégradations. Il a simplement conservé une amende avec sursis de 300 euros pour la participation à un rassemblement non autorisé. Malgré la tension générée par ces poursuites, les participants à l'Assemblée de Montreuil contre les expulsions envisagent leur combat avec optimisme : « Les arrestations pour séjour irrégulier dans Montreuil diminuent sensiblement. Moins d’appels sur le numéro d’urgence, moins de pression dans les rues selon des habitants des foyers », où les arrestations auraient même cessé depuis l'événement. Selon eux, c'est la solidarité et la vigilance locales qui ont permis de « créer une visibilité des rafles aux yeux de plus en plus d’habitants de Montreuil ». Analysant l'action policière du 4 juin comme une volonté de dissuader « les sans-papiers de se réapproprier la rue », ils estiment qu'il est désormais plus que nécessaire de continuer « à nous opposer aux rafles, à nous rassembler, à tisser les liens qui permettent d’enrayer la machine à expulser ».

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Pôle Emploi, Caisses d’allocations familliales, Caisse primaire d’assurance maladie, Caisse centrale d’activités sociales... Qu’on l’ait choisi ou pas, on a tous à faire à la bureaucratie sociale. Seul face aux institutions, on galère souvent, méprisé, embrouillé, baladé, humilié, pour des miettes qu’on doit ramasser de plus en plus bas. Certains ont décidé de se défendre et s’organiser. À Marseille, l’assemblée contre la précarisation s’invite depuis mai dans des Pôle Emploi. À Montreuil, les CAFards se réunissent autour des mêmes constats et organisent des actions similaires dans les CAF. Z retranscrit ici des textes écrits par chacun des collectifs.

Occupation d’une zone de radiation à Marseille *. Nous invitons toutes les personnes concernées par les radiations à utiliser la jurisprudence du Tribunal Administratif de Marseille du 10 mars 2009 (Dossier 0805233-1) : « Il est illégal de radier un demandeur d’emploi qui ne se rend pas à une convocation. » (Le pôle emploi ne peut prouver que le courrier a bien été envoyé.)

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L’assemblée contre la précarisation a investi le pôle emploi de Colbert (Marseille centre). Une information a été distribuée aux chômeurs présents visant à se défendre collectivement contre les agissements du Pôle emploi. En particulier les radiations des chômeurs avec suppression des indemnités chômages auxquels ils ont droit. C’est la deuxième fois en l’espace d’un mois que l’Assemblée contre la précarisation occupe un pôle emploi pour exiger l’arrêt des radiations et l’abandon des objectifs inavoués du Pôle emploi qui ne sont autres que : multiplier les radiations, faire baisser les statistiques du chômage, nous faire accepter des emplois à n’importe quel prix (les fameuses « Offres raisonnables d’emploi »), baisser les salaires de toutes et tous, généraliser les emplois précaires, nous tenir à distance (numéro de téléphone payant – le 3949), augmenter le contrôle policier sur nos vies, traquer les sans papiers, exploiter la misère. En cette nouvelle occasion, un pique-nique a eu lieu grâce à l’apport du collectif Bonne-Mère qui avait réalisé une autoréquisition dans un supermarché de la ville quelques jours plus tôt.

Les occupants du Pôle emploi ont obtenu un engagement écrit de Alain Bos, Directeur Territorial Pôle Emploi Bouches-du-Rhônes, à savoir la régularisation des situations de radiation entrant dans une décision de justice qui a condamné le Pôle Emploi à restituer les indemnités chômage à une chomeuse radiée avec pour motif invoqué le non-respect d’une convocation*. L’assemblée contre la précarisation invite tous les chômeurs(euses) à rester vigilant sur l’application de cet engagement et poursuivra ses actions tant que l’ensemble de ses revendications ne sera pas obtenu : >Arrêt des radiations et réintégration des chômeurs radiés (avec le versement des sommes dues). >Arrêt des contrôles des chômeurs et des suspicions constantes qui pèsent sur eux. >Accès libre aux toilettes des pôles emploi. >Arrêt du contrôle de l’authenticité des papiers, en effet les pôles emplois ne doivent pas se substituer aux services de la préfecture dans leur traque aux sanspapiers. >Arrêt de l’utilisation du numéro de téléphone payant (le 3949) qui tient les chômeurs à distance.

L’assemblée contre la précarisation


avec leurs mi e t t e s

Lettre ouverte des CAFards aux agents de la CAF Il y a plusieurs semaines, nous sommes allés collectivement à la CAF de Rosny pour tenter de régler certains dossiers bloqués depuis des semaines, voire des mois, et pour lesquels les allocataires concernés n’arrivaient à obtenir aucune réponse. Trois vigiles étaient sur place pour contenir la colère des allocataires face à des files d’attente toujours plus longues, face aux dysfonctionnements de la CAF, face aux trop-perçus... Signe des temps modernes, on préfère investir dans le maintien de l’ordre plutôt que de payer trois agents de la CAF supplémentaires. On préfère réprimer. Mais combien de temps cela tiendra-t-il ? Combien de vigiles faudra-t-il pour contenir une colère qui ne peut que s’accroître avec la crise actuelle ? C’est vrai qu’il y a toujours moyen d’appeler la police. Ce que la directrice de la CAF n’a pas hésité à faire – appeler la police tout de suite sans prendre le temps de discuter avec nous. Symptôme d’une peur panique que l’institution soit débordée par les allocataires. Pour certains d’entre-nous, les allocations de la CAF sont nos seuls revenus. Les supprimer, c’est nous priver de l’argent nécessaire pour manger et pour payer nos loyers. Pour d’autres, il constitue un complément de revenu indispensable pour finir le mois. Ce constat fait, il nous est impossible de rester les bras ballants en attendant que l’argent tombe ou pas. Nous voulons avoir prise sur les décisions qui nous concernent – contester une décision, exiger des explications, rétablir des droits, etc. Nous voulons agir contre cette politique qui nous suspecte systématiquement de fraude pour mieux nous radier. Mais c’est quoi un fraudeur ? Quelqu’un qui se débrouille avec le RMI pour pouvoir vivre ? Comment pensez-vous que l’on vit avec 400 euros par mois ? On file des milliards aux banques, des millions aux patrons et on supprime les miettes aux pauvres. C’est quoi un fraudeur ? Comme les salariés s’organisent au sein de leurs entreprises pour défendre leurs revenus, nous nous organisons au sein de la CAF pour défendre les nôtres.

Défendre nos revenus, c’est s’organiser collectivement. À plusieurs, on a moins peur. À plusieurs, on comprend mieux. Si l’un n’a pas compris, a quelques soucis avec le langage administratif, un autre peut traduire. À plusieurs, on partage nos expériences, nos situations. On fait en sorte que le savoir ne soit pas d’un seul côté du guichet. Si vous omettez – par oubli, par fatigue, par énervement, par zèle, par consignes venues d’en haut – , d’évoquer telle ou telle possibilité de régler le dossier d’un allocataire le plus en sa faveur, nous sommes là pour vous le rappeler. À plusieurs, on rétablit un peu d’égalité entre les deux côtés du guichet. Pourquoi vous écrire ? Nous ne voulons être ni gérés ni contrôlés et nous voulons plus d’argent. Nous sommes venus vous le dire, arracher ce que nous pourrons, mais aussi discuter avec vous de votre travail et de nos situations. Vous nous dîtes que ce n’est pas de votre faute. Mais c’est à vous que nous sommes confrontés chaque jour. C’est vous qui nous traquez, nous radiez, et parfois même nous balancez à la police si nous sommes sans-papiers. Vous dites que vous n’avez pas de moyens, qu’il vous faut plus de temps et plus d’effectifs. Si ce temps et ces effectifs servent à faire tourner la machine pour qu’elle nous écrase plus efficacement, alors nous n’en voulons pas. Pour autant, certains agents ne nous considèrent pas comme des parasites, tentent de se battre contre l’uniforme du flic en civil qu’on veut leur mettre sur le dos, nous reçoivent au mieux, tentent de régler nos dossiers le plus favorablement, nous donnent les explications et les informations qui nous concernent, et voudraient bien qu’aucun de nous ne reparte sans un sou. C’est à eux que nous voulons nous adresser, voir si nous pouvons avoir des intérêts communs, pour discuter de comment ça se passe entre agent de la CAF, ce que c’est qu’être un allocataire en sursis, et peut-être agir ensemble pour enrayer la machine. Si possible en l’absence de la police... Promis, nous on les appellera pas. Plutôt chômeurs que contrôleurs. Plutôt CAFards que CAFteurs.

Les CAFards

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Tranches de Biffe Tous les week-ends, sous le pont du boulevard périphérique, Porte de Montmartre à Paris, se tient le marché des biffins. Quelques dizaines de personnes qui vendent des bricoles récupérées ici ou là, souvent dans les poubelles de ceux qui balancent n’importe quoi. Il sont « tolérés » par la police qui fait des descentes régulières.

A

u xxe siècle, les chiffonniers (ou biffins en argot) étaient les éboueurs officiels de Paris. Armés d’un crochet et d’une hotte, ils parcouraient la ville et ramassaient les déchets qu’ils recyclaient ou revendaient. Ils avaient même une licence (comme la plaque des taxis aujourd’hui) qui légalisait leur pratique. C’est le bon mot d’un aristocrate en vadrouille qui donna son nom aux lieux où ils revendaient leur camelote, foires de la vieille fripe et de la récup’ : les « marchés aux puces ».

« La pipe à la bouche, la hotte sur le dos, il attaquait, crochet en main, toutes les immondices que les agents de l’édilité parisienne lui permettait d’aborder. C’est une espèce de génération spontanée, venue à la surface du pavé de la grande ville. » Alexandre Privat d’Anglemont, Paris inconnu, 1886.

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Tranches d e biff e 1. Par extension, le terme de biffin désigne aussi les soldats de l’infanterie qui, à cette époque, était la seule arme où l’uniforme n’était pas la propriété de celui qui le portait. Un vêtement d’occasion en somme, une fripe, un chiffon…

Aujourd’hui, le marché aux puces de la porte de Clignancourt est tout à fait officiel et on se bat comme des chiffonniers pour y obtenir un bon emplacement. Mais les biffins 1 sont toujours là. En marge des Puces, à la porte à côté, celle de Montmartre. Leur marché se tient tous les weekends. Concentrés sous le pont du périphérique, les étals débordent vers Paris et longent l’avenue de la porte de Montmartre sur quelques centaines de mètres, les jours de beau temps. Comme dans de nombreuses villes, à Montreuil ou, pendant la semaine, aux stations de métro de Couronnes et Belleville, dans le 20e arrondissement.

« Là-bas, bien loin, au fond d’un faubourg impossible (…) il existe quelque chose d’incroyable, d’incomparable, de curieux, d’affreux, de charmant, de désolant, d’admirable (…) C’est la capitale de la misère se fourvoyant au milieu de la contrée du luxe (…) c’est le pays du bonheur, du rêve, du laisser-aller, posé par le hasard au cœur d’un empire despotique. »

Alexandre Privat d’Anglemont, Paris anecdote, 1885.

On trouve beaucoup de choses sur les petites bâches posées à même le sol. Des chargeurs de portables, des fripes bien sûr, de vieux disques rayés, des godasses de troisième choix, du petit électroménager qui a vu du pays, un peu d’ancien électronique bas de gamme, des bibelots, des jouets passés de mode, des revues improbables et même des ustensiles de bricolage : « Ce matin j’ai acheté un robinet de douche tout neuf pour 9 euros, il est à 51 euros chez Casto ! », jubile un habitué. « Je viens chaque fois que j’ai le temps. ça fait deux ans que je suis au chômage et je me balade, comme ça. C’est une façon de faire des économies et de s’occuper. Il suffit de venir ici et on oublie complètement le temps : le pousse-pousse, les gens, tout ce monde qui a les yeux sur les objets pour trouver le plus intéressant… C’est moins cher et on oublie un peu nos soucis, nos problèmes », ajoute-t-il. On est bien loin de l’image du « marché aux voleurs » accolée à cette pratique marginale et non autorisée. Bien sûr, il y a quelques objets à l’origine douteuse : des lames de rasoirs, des chewing-gums, des piles et des bouteilles de shampoing, probablement subtilisés dans les rayons débordants des supermarchés. Ou des produits alimentaires qui ont passé

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de quelques jours la date de péremption. Avec un tel butin, c’est au moins la foire internationale de la fauche ! Voire le grand bal des grinches ! On y rencontre des retraités, comme Yvonne, qui vient de temps en temps sur le marché, « Je vends des trucs de mes enfants ou mes petits enfants qu’ils n’utilisent plus. Ce n’est pas tant pour un complément de revenu que pour l’ambiance, on passe des heures ici et on gagne rien », glisse-t-elle d’une petite voix. En général, avant de partir elle donne ce qui lui reste pour éviter de le rapporter jusque chez elle. Il y a aussi des chômeurs ou des sanspapiers qui préfèrent « vendre sur le marché que de travailler dans le bâtiment », comme « Carlouche ». « C’est comme ça que les Marocains m’appellent ici, ça veut dire “noir” en arabe », explique-t-il, très élégant dans son costume trois pièces dépareillé. Gouailleur et rigolard il va chercher sa « marchandise » dans les poubelles. De la récup’ à l’ancienne : « Moi, ma main, c’est la poubelle, mon frère ! Je mets la main dedans, je la sors puis je viens au marché, c’est pour ça que je suis moins cher ! De 5 centimes jusqu’à 20 euros ! être biffin, c’est prendre dans la poubelle et mettre en valeur, recycler. De la poubelle jusqu’au marché aux puces : on met en valeur. C’est le système D, le “débrouillardisme”. Sur cent personnes ici, trois sont des voleurs, les autres font la poubelle. Tout le monde n’est pas malfaiteur ! » « Il n’a qu’une qualité qui fait toute sa force (…) : il est honnête et probe, il méprise les voleurs, et la plus grande injure qu’on lui fasse est de le traiter de mendiant : car il travaille, lui, l’enfant du hasard, que la société semble avoir rejeté de son sein.»

Alexandre Privat d’Anglemont, ibid.

« Moi je vends moins cher, quand vous voyez du monde comme ça, c’est que c’est moins cher. » Effectivement, un attroupement s’est constitué autour de lui, des gens qui l’écoutent avec gourmandise : « ça fait 18 ans que je vis en France. Je ne connais que le marché, la première année je venais seule-

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ment acheter, mais Sarkozy a dit : “Travailler plus pour gagner plus !” » Et tout le monde se prend à sourire. « Ils m’ont déjà retiré ma carte de séjour, mais je viens quand même. Je ne peux pas vivre sans ça. C’est pour payer mon loyer, même si je suis le plus grand squatteur de France ! Toutes les semaines je suis au marché, sinon je suis mort. Je connais tout le monde, d’un bout à l’autre. Si vous demandez Carlouche, on vous dit : “Il est là !” Mais sur les papiers pour la police, s’ils m’emmènent à la Cité [la préfecture de police, ndlr], c’est pas Carlouche : c’est carte de séjour ! » Et puis, du tac au tac : « ça t’intéresse ça, mon frère ? » lance-t-il en direction d’un homme qui regarde un vieux sac en cuir, « C’est cinq euros, si tu veux je te le dis en arabe : hamsa dinars ! » Il reprend : « Mais moi je suis bien chez Sarkozy ! Je suis bien ici ! L’U-M-P ! La vague bleue ! » Tout le monde rigole de plus belle, ma parole ! « C’est ça mon frère, il faut me recruter à l’UMP ! J’étais instituteur avant, mais arrivé en France, c’est système D, débrouille-toi ! Si t’es pas dehors, t’es en prison ! 18 ans que je suis là ! Au marché ! Travail ou pas travail ! à Clignancourt ou à Belleville. On ne veut pas niquer la France, on vient chercher notre part ici. Si les baleines ne nous mangent pas dans la mer… alors on est sauvés ! » « Dame ! Homère le mendigot aveugle qui goualait l’Iliade sur les grands chemins pour avoir de quoi croûter, ne connaissait pas le largonji des biffins… Sans ça – qui sait ? – peut-être bien qu’il s’en serait servi ! »

Aristide Bruant, Les bas-fonds de Paris, tome 2 : Nini casque d’or, première édition peut-être en 1890

Reste que ce marché n’est pas autorisé, même si une association de biffins, « Sauve-qui-peut », est entrée en négociation avec la Mairie afin d’obtenir un « droit de vendre » sur « un territoire qui leur soit réservé ».

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« La police, pour lui accorder sa médaille, exige plus de garanties que pour un inspecteur général. Il lui faut des certificats de toutes sortes, de bonnes vie et mœurs, de bonne conduite, des quittances de loyers et enfin des papiers. Ce mot de papier semble bien innocent au premier abord, mais il cache son jeu ; il est terrible, gros de menaces et de difficultés ; il est inexplicable, multiforme, multilogue ; il ne veut rien dire, il signifie tout. Dans notre civilisation un homme qui n’a pas de papiers est un homme perdu. Qu’est-ce que le papier ? Personne ne l’a jamais su. C’est un des termes de cette terrible langue administrative que personne ne parle et ne comprend, et qui s’écrit sur de si vilaines petites feuilles de papier, entachées du timbre qui coûte si cher. »

Alexandre Privat d’Anglemont, Paris anecdote, 1885.

En attendant, la casserole* a les mains libres pour intervenir. Même si selon Carlouche, la situation semble s’être améliorée : « Avant, les policiers venaient sur le marché pour mettre nos marchandises dans la benne, mais ça s’est calmé maintenant. Comme il y a plus de monde dehors, ils ferment un peu les yeux. Mais quand ils viennent, on pour-

*Agents ô combien respectables des forces de l’ordre, honorables gardiens de la paix sociale et autres zélotes de l’administration de la police nationale.

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Marseille

Nuages sur le soleil

Après un incendie opportun, les commerçants du marché du Soleil sont inexorablement repoussés vers la périphérie pour faire place au centre-ville d'affaires. Le vendredi 30 janvier 2009, les vendeurs sinistrés du marché du Soleil, parti en fumée le 18 juin 2008, ont manifesté devant la mairie centrale pour protester contre « le mépris et l’abandon ». Sept mois après l’incendie, le bâtiment n’a toujours pas été déblayé ni sécurisé et ils sont obligés de vendre dehors, dans une impasse, à l’ombre d’un mur possiblement ébranlé par le feu. « Pourtant, les deux tiers des boxes (90 sur 140) sont en bon état, la charpente est saine, les poutres même pas noircies par les flammes », s’emporte Abdelak Abed, président de l’Union des commerçants du marché, créée au lendemain de la catastrophe. « Il y a une intention politique de nous expulser. » La Mairie et le propriétaire se renvoient la balle pour ne pas avoir à les reloger. Georges Dahan, le proprio, va faire creuser un garage, en association avec Vinci Park, qui se partage avec Eiffage le juteux business des parkings marseillais. Il nie vouloir reconvertir la partie supérieure en habitations, sur un périmètre convoité par le mégaprojet de « réhabilitation urbaine » Euroméditerranée. Il refuse toutefois de signer une promesse de retour au marché d’origine – tout comme la Mairie, d’ailleurs. En attendant, lui seul a touché des indemnisations, grâce à une assurance globale souscrite… un an avant l’incendie. Les boutiquiers, eux, travaillent à l’intempérie, certains à la sauvette, avec un chiffre d’affaires en baisse de 60 % et en butte à un harcèlement policier visant à les éloigner « pour leur bien », puisque le mur mitoyen pourrait s’effondrer… On parle de les reloger à Bougainville, non loin du marché aux Puces, menacé lui aussi depuis son inclusion dans la zone Euromed. Refouler toujours plus loin, vers les limbes territoriaux réservés aux « Bougnoules ». Vider le centre, pour le remplir avec du citoyen comme il faut, de la classe moyenne « qui paye des impôts ». Voilà la fiction municipale qui plane sur la ville.

Extrait de CQFD, février 2009.

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rait tourner un film et l’envoyer à Cannes : tout le monde, les voleurs, les profiteurs, les vendeurs, tout le monde se cherche ! Moi, je n’arrive pas à tout ramasser pour éviter la contravention, donc tout ce qui tombe par terre derrière moi, c’est pour les voleurs. Parce que quand la police arrive, il faut ramasser ! Si tu attends, c’est la prune. » Carlouche a juste fini sa phrase qu’une voiture de roussins* s’arrête, et plusieurs becs de gaz* en sortent, comme pour illustrer ses propos. Ils semblent attendre quelque chose. Quelques biffins commencent à remballer leurs affaires, doucement, ils sont encore peu nombreux. Bientôt un camion-benne des éboueurs de Paris arrive. Et là, tout s’accélère. Ceux des biffins qui ont un petit étal tirent sur les coins de leur bâche, mettent le baluchon sur l’épaule et s’éclipsent. Sans qu’on ait vraiment le temps de s’en apercevoir, les abords du pont ont été largement désertés. Carlouche aussi a disparu. Restent quelques familles de Roumains et plusieurs gros tas de fringues en vrac. Ils ont l’air blasé, et pour cause, les cognes* se dirigent directement vers eux et leurs vêtements. Les Roumains assistent alors, impuissants, à un spectacle aberrant. Deux éboueurs de la Ville de Paris, entourés d’une cohorte de bourres* en uniforme et en civil – on en compte une quinzaine et trois voitures ! –, attrapent, un à un, de volumineux ballots de fripes et les balancent dans la benne qui les broient. L’officemard* explique, droit dans ses bottes : « Y’a une procédure pour légaliser les biffins, mais “eux” [les Roumains ] ne font pas partie des biffins. Les biffins vendent des choses qui leur appartiennent, pas des fripes qu’ils volent dans les bennes du Secours populaire ou de la Croix rouge. » Georgiu, qui regarde son blot se faire désintégrer, est rési-


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gné : « La police vient juste prendre les marchandises des Roumains, si vous allez voir à côté ils ne touchent rien. ça fait cinq ans que je viens ici, et tout ce que je vends, ce sont des donations. On nous reproche de les avoir volées, mais ce sont des choses qui doivent partir à la poubelle. » Et un pèlerin* d’en remettre une couche : « Les affaires, là, c’est des Roumains qui mettent leurs enfants dans les bennes de collecte, elles sont destinées à tout ce qui est Croix rouge (sic), pour les gens pauvres… et c’est revendu, c’est illégal ! » Une chose est sûre, une fois détruits, ces vêtements ne serviront à personne, et ceux qui les vendent n’ont pas l’air de se faire des fortunes sur le dos des « gens pauvres ». Selon la renacle*, Georgiu n’est pas un « vrai » biffin. Car il y aurait de bons et de mauvais biffins, qui sont souvent Roumains : « Ici vous avez de l’étranger sans-papiers (sic), du Roumain (re-sic), du receleur… Vous avez de tout et vous avez des biffins (triple-sic !)… faut faire le tri (cointreau !). » Avec ces pathétiques tentatives d’autolégitimation, ceux de la tour pointue* admettent, sans même s’en rendre compte, la vanité et l’indignité de leurs basses œuvres. Georgiu sera là demain : « Je reviendrai. C’est la deuxième fois qu’ils viennent aujourd’hui. La semaine dernière aussi... C’est toujours la même chose. » Aussi vite qu’il s’est vidé, le petit espace sous le périph’ se remplit de nouveau, dès que la benne, rassasiée, s’en est allée. Carlouche est déjà de retour avec ses valises, les bâches se déploient, les affaires reprennent. Jusqu’à la prochaine benne.

«  Au nom des biffins, des mendigots, des ventre-creux, des pieds nus, des purotins et de tous les pauvres bougres qui n’ont pas le sou, mais qui ont du cœur au ventre, le vieux chameau devra fout’ son camp de la cité chiffonnière, et cela d’autor, de rif et d’achar, en cinq secs… voire sans délai ni rouspétance, faute de quoi on lui foutra sur la gueule… et sérieusement ! Parce que tel est notre bon plaisir ! Laissez passer la justice des biffins ! »

Aristide Bruant, ibid.

*Agents ô combien respectables des forces de l’ordre, honorables gardiens de la paix sociale et autres zélotes de l’administration de la police nationale.

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On part demain

On part demain ! Cette histoire a commencé avec une envie persistante de connaître de près des Roms que tout le monde voit de loin. Elle a continué avec un travail d’ethnologie pour l’université il y a trois ans, au cours duquel j’ai rencontré les familles Roms roumaines installées à Montreuil. Aujourd’hui, cette histoire se poursuit avec une recherche de thèse et des amitiés peu banales, notamment avec Sara dont les attaches voyagent entre Montreuil, Marseille et la Roumanie. Du haut de ses 23 ans, elle s’est autoproclamée ma « seconde maman », protectrice de mes séjours roumains.

C

’était l’automne et il faisait déjà nuit. Quelques familles étaient réunies sur la Place de la Mairie. En 2006 à Montreuil, les Roms roumains étaient à la rue depuis l’expulsion de leur squat au mois de juin précédent. Cette première rencontre n’a pas duré très longtemps. Rapidement, ils se sont dispersés pour rejoindre l’endroit où ils dormiraient ; certains chez un cousin dans une autre ville, d’autres dans leur voiture ou dans un parc. Les jours suivants, je suis retournée sur cette place pour continuer à faire leur connaissance. Certaines personnes ont froncé les sourcils en entendant que je parlais roumain, et m’ont posé plein de questions pour comprendre ce que je voulais. J’ai appris qu’ils venaient tous du même village, dans l’ouest de la Roumanie, à quelques kilomètres de la frontière hongroise et qu’ils étaient à Montreuil depuis 2001. Après, c’est allé assez vite. Les hommes ont « cassé des maisons », comme ils disent, et s’y sont installés avec leurs familles. J’ai

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continué à leur rendre visite aussi souvent que possible, sympathisant avec les enfants et les adolescents d’abord. On a traîné dans les rues et dans les magasins, on a ramené chez eux des meubles et objets trouvés sur le trottoir ; un radiateur en panne et des bouts de carton qui serviraient à faire des pancartes pour la manche. Les parents montraient une cordiale indifférence, jusqu’à ce qu’ils me demandent de leur trouver du travail et comprennent finalement que je n’étais pas assistante sociale. Montreuil Dans le squat de la rue Raspail, j’ai passé des dimanches entiers à lire des livres aux petits qui me le demandaient, à boire du Cola et d’autres sodas improbables que les grands me servaient en quantité. à mon arrivée, on me pressait de m’asseoir et parfois on m’oubliait là. J’écoutais les conversations animées, assistais aux disputes. Je regardais avec eux des comédies musicales indiennes sans sous-titres, suivant les


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intrigues, les aventures des héros et leurs amours contrariées. Les enfants connaissaient par cœur les chorégraphies et les paroles des chansons. Je posais des questions absurdes à leurs yeux et souvent ils haussaient les épaules. Parfois, je répétais des phrases en romanès que j’avais entendues de leurs bouches : les enfants se marraient et les parents me faisaient remarquer d’un air entendu que j’aimais bien venir chez eux et « rester avec les Romains » (sic). Deux années ont passé ainsi, à suivre leur périple montreuillois, les confrontations avec l’huissier, les déménagements en catastrophe avec tous les bibelots et les plantes en plastique dans la voiture, les installations dans de nouvelles maisons. En juin 2008, j’ai demandé à ma copine Sara si je pouvais l’accompagner en Roumanie. Contrairement aux autres, la famille de Sara ne vit pas à Montreuil. Ses parents, qui viennent d’un autre village roumain, ont émigré à Marseille. Si Sara habite aujourd’hui à Montreuil, c’est parce qu’elle a épousé Florin, membre de la communauté implantée dans la ville. Quand elle est partie de Roumanie pour la première fois, Sara avait 16 ans. Elle a

laissé au village des études secondaires qu’elle ne pouvait pas payer et un amoureux qui lui a promis de l’attendre. Avec ses parents, elle est d’abord allée à Bruxelles pendant neuf mois. Après un bref retour au village, un nouveau départ s’est organisé, vers la cité phocéenne cette fois. Il y avait à Marseille des maisons à squatter et des parents avec qui partager une vie quotidienne. Pendant ce temps-là, en Roumanie, les parents de l’amoureux organisaient son mariage avec une autre fille. Un jour, quelqu’un a dit à Sara qu’à Montreuil, il y avait vraiment moyen de se faire des lové, de l’argent, en faisant la manche. Elle est partie avec une cousine, qui s’est vite « mariée » avec un garçon de Montreuil. Se retrouvant seule, Sara raconte qu’elle s’est installée dans un squat immense et s’est laissée guider dans cette nouvelle ville par Florin, tout dévoué à cette jeune fille qui lui plaisait bien. La rumeur aurait suffi à faire d’eux des amants puis un couple officiel aux yeux de tous, malgré elle. Comment aurait-elle pu prétendre se marier avec un autre quand tout le monde pensait qu’elle n’était déjà plus vierge ? Le campement de Montreuil-sous-Bois.

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Roumanie Sara m’a dit que je pouvais l’accompagner en Roumanie, en pensant que c’était une lubie passagère. De toute façon, ellemême ne savait pas quand elle partirait : cela ne dépendait pas d’elle, mais de Vasile, le conducteur de minibus qui convoie tous les Roms de Montreuil « jusqu’à la porte de ta maison en Roumanie ! ». Il vient un jour pour embarquer les bagages imposants dans son coffre. Souvent, l’arrière du bus est encombré de fauteuils ou de canapés. Pour une centaine d’euros, le prix du transport, ces trouvailles des trottoirs vont meubler une maison du village. Il dit : « On part demain ! », et revient le lendemain pour chercher les voyageurs. Les grands-mères passent un coup de peigne dans les cheveux des gamins qui gigotent, et on embarque comme si on partait faire un tour, sans dire au revoir à ceux qui, restés dans le squat, n’interrompent pas leurs activités. Montreuil-sous-Bois.

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Dans le minibus, assise à l’avant entre deux émigrés roumains inconnus, j’ai regardé défiler sur l’autoradio les 297 chansons contenues dans le lecteur MP3 que nous avons écoutées durant les 26 heures du voyage. Je me disais que vraiment, ce n’est pas toujours drôle de comprendre les paroles des tubes roumains. à la tête de toute l’armée des chanteurs de manele, musique de variété roumaine, Nicolae Guta règne en maître : un Rom qui a fait fortune en chantant et tourne des clips vidéos dans des villas, où il raconte des amours déçues et pleure, affalé sur le marbre, au milieu des liasses de dollars. Mais pourquoi j’ai pas pris l’avion déjà ?, me suis-je demandé à la vingt-quatrième heure. Un mois a passé ainsi, entre deux villages et les familles de Sara et Florin. Pour eux, c’était des heures de farniente à l’ombre avec tous les cousins, les sœurs et les copains qu’ils n’avaient pas vus depuis


On part demain Le campement de « Bongaville », Marseille.

quelques jours ou plusieurs années. Les femmes faisaient la lessive, la cuisine, menaçaient les gamins pour qu’ils aillent faire des bêtises loin de leurs yeux. Elles se faisaient des teintures, fumaient des cigarettes et buvaient des cafés, changeaient de jupe trois fois par jour, inspectaient à plusieurs leurs garde-robes pleines de merveilles venues des marchés de Montreuil ou d’ailleurs. Elles regardaient des clips à la télé, dans la fraîcheur des pièces aux volets fermés, et parfois partaient, sur leurs sandales à talons, manger une glace à la cafétéria du village. Les jeunes hommes traînaient devant les maisons, adossés aux palissades, avec leur téléphone à la main et des airs importants. Cosmin, le cousin de Sara, faisait des expéditions en mobylette pour ramener des bières de l’épicerie, qu’il buvait avec ses copains en y ajoutant une pincée de sel « parce que c’est plus bon ». Quelques pères de famille veillaient à l’avancée des travaux de leur maison en construction, donnant des consignes aux ouvriers et s’y installant avec femme et enfants aussitôt qu’elle avait des murs et un toit. Pour moi, c’était des jours entiers, sans fin parfois, à tenter de comprendre les conversations, à répondre aux questions des vieilles, meilleures alliées dans ce genre de situation. Quand plus personne ne s’intéresse à vous après quelques instants de curiosité, il y a toujours une vieille femme qui vous prend en affection, vous nourrit et vous dit que ce serait tellement merveilleux que vous épousiez son fils. Au bout d’un moment, j’ai pu commencer à faire des blagues à ceux qui ne savaient pas que je parlais un peu leur langue. Sara était fière de mes boutades et les raconte encore aujourd’hui comme des moments épiques. J’étais invitée chez les uns et les autres, qui me donnaient à boire et à manger, à chaque heure de la journée, avec tant d’insistance que j’avais tout le temps le ventre plein. De retour « à la maison », je me trouvais devant une nouvelle assiette et Sara s’emportait: « Mais pourquoi t’as mangé chez elle ? »

Vasile, le conducteur de minibus convoie tous les Roms de Montreuil « jusqu’à la porte de ta maison en Roumanie ! » Montreuil à la fin du mois d’août, Sara et Florin avaient épuisé toutes leurs économies et fait le tour de tous les parents qui auraient pu leur prêter quelques Lei supplémentaires. Il a fallu se résoudre à repartir à Montreuil. Les parents de Sara, qui avaient mis en conserve tous les légumes possibles pendant l’été, ont fermé leur maison avec des planches et sont repartis à Marseille. Les mois ont passé à Montreuil, les Roms ont été « relogés » par la Mairie, dans des ins-

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« Bongaville »

tallations provisoires qui s’éternisent. Deux groupes ont été formés : ceux qui logent dans d’anciens boxes de garage et ceux qui ont campé sur un grand terrain plein de cailloux, avant de recevoir des caravanes, dans lesquelles ils attendent de savoir où et surtout quand la Mairie va les installer. Pendant ce temps-là, j’ai imaginé la vie des parents de Sara dans leur squat de Marseille et j’avais très envie d’aller leur rendre visite. Mais comment aller seule passer du temps chez ces gens qui m’avaient nourrie et logée, mais avec qui je n’avais presque pas parlé cet été-là, et qui m’avaient vaguement dit au revoir d’un signe de la main ? Sara disait d’un air assuré qu’elle irait làbas pour fêter son anniversaire, puis pour fêter le nouvel an. Mais Sara n’avait pas un sou. Elle brandissait ce projet comme une menace de fuite, contre sa belle-mère qui lui faisait des misères, et contre son mari qui laissait faire sans réagir.

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Marseille Au mois de mai, j’ai débarqué seule à Marseille, avec quelques photos de la famille, des chocolats et un message vidéo de Sara pour ses parents. J’avais un numéro pour les joindre et le nom d’un quartier. « On est à Bongaville ! » m’avait dit Cosmin au téléphone. En quelques mois de séjour, il avait appris le français. Bongaville, ça sonnait bien, mais personne à Marseille ne connaissait ce quartier. Après plusieurs conversations au téléphone avec des interlocuteurs inconnus, on m’a donné rendez-vous rue de Lyon, près du marché aux puces. Si Bongaville n’existait pas, la station de métro Bougainville, au bout de la ligne 2, m’a transportée dans un Marseille insoupçonné. C’était un jeudi aprèsmidi, la rue de Lyon était pleine de monde, pleine de langues, de gens qui discutaient devant les boutiques, adossés aux voitures, sous un soleil brûlant. Le téléphone


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« Bongaville »

serré dans ma main moite, j’ai fait dix fois le tour du rond-point sous le Boulevard du Cap-pinède, sans trouver les copines qui m’avaient dit de les attendre là. Au téléphone, une jeune fille s’est exclamée : « On te voit ! » La petite Zorita, que j’avais quittée au village, empêtrée dans les rondeurs de ses huit ans, courait vers moi en criant et sautant, suivie par deux femmes, voilées de la tête aux pieds, qui rigolaient en faisant coucou. C’était donc vrai qu’à Marseille les Roms de cette famille s’habillent « en Arabes » pour mieux faire la manche. Les hommes se laissent pousser une barbichette pointue et revêtent un kufi, couvre-chef traditionnel. Les femmes portent une djellaba et se couvrent la tête avec les voiles les plus modernes et faciles à enfiler. Exploitant le principe de charité (zakât), pilier de la religion musulmane, ils font la manche dans la rue et, à certaines occasions, dans des

lieux plus particulièrement fréquentés par des musulmans. Je me disais bien que ces mendiantes du métro parisien, tout de noir voilées, assises en bas des marches avec un air de modestie et de désespoir, n’avaient pas l’air musulmanes pour deux sous. Après l’avoir vue en matronne roumaine, cette vision de Denisa, la mère de Sara, déguisée en musulmane restait pour moi la plus grande blague possible. La jeune femme qui l’accompagnait, et qui m’avait parlé en français au téléphone, saluait en arabe, avec les formules consacrées, les vieux patriarches musulmans que l’on croisait sur le chemin de la maison. Je me demandais si elle savait l’arabe, ou si elle avait seulement appris les quelques phrases d’usage et, surtout, si ses interlocuteurs croyaient à son déguisement, malgré son sourire où brillaient deux dents en or. Pour la parade, ses enfants étaient « à point nommés », et elle leur criait après « Yazmina,

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Le campement de « Bongaville », au pied de la tour CMA-CGM.

Iosif  ! Ça suffit ! » devant les gens qui dévisageaient notre petite troupe dépareillée. Zorita a continué à sautiller autour de moi, me racontant tout ce qui lui passait par la tête dans un français tout neuf. Ce n’est pas à l’école qu’elle avait si bien appris mais dans la rue, en vendant des journaux. « Je travaille, moi ! », a-t-elle annoncé en réprimant sa fierté. Dans le squat de la rue de Lyon vivaient Denisa et Stefan, leurs filles et belles-filles, quelques parents dont la généalogie est restée obscure et une ribambelle d’enfants qui s’inventaient des vies au milieu des herbes folles du jardin. De leur maison, on pouvait voir les voisines sur leur balcon. Ces femmes, dont les maris sont restés invisibles, étaient toutes des « cousines » du même village. Elles faisaient leur lessive dans des bassines et je voyais leurs visages hilares entre deux vêtements qui séchaient sur les cordes. En m’appelant chej (fille, « meuf »), elles m’ont dit de venir voir par là puisque je connaissais Sara. La petite sœur de Sara, récemment mariée, vivait sur un

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platz, un terrain squatté de l’autre côté de la station de métro. à quelques mètres du terrain, la tour CMA-CGM affiche sa laideur au regard de tous les occupants. Dans le salon plein de meubles et de bibelots, Denisa m’a faite asseoir et a envoyé sa belle-fille préparer du café. On était tous assis là, les mains sur les genoux. Les enfants, dans les encadrures de portes, regardaient la scène avec des yeux ronds. Comme un sésame, j’ai sorti mes quelques photos qui sont passées de main en main, chacun se pressant pour voir les visages des absents. Denisa regardait sa fille en soupirant. Est-ce qu’elle n’était pas trop maigre ? Est-ce qu’elle mangeait à sa faim à Montreuil ? Et les enfants, étaientils toujours malades ? Puis j’ai lancé quelques banalités en romanès. Stefan a éclaté de rire et constaté que j’avais bien appris avec sa fille. Les hommes s’y sont mis à plusieurs pour installer un lecteur de DVD en état de marche et ont fait taire les gamins pour entendre les paroles de Sara, qui parlait à la caméra en se tripotant les


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cheveux, la tête baissée. Le lendemain, devant la caméra, ils ont à leur tour parlé à Sara, s’entraînant les uns les autres et riant comme des enfants : « Comment ça va ma fille, t’as toujours mal au ventre ? », « Que tu fasses beaucoup d’argent, pour arriver riche au village ! Pour que tu te construises une grande maison ! », « Sara ! Regarde, on a fait des frites, allez ! Viens manger ! Tu vois comme elle sait bien faire la cuisine ta sœur ? », « Pourquoi t’es pas venue chez nous ? Tu nous manques... » à la fin de l’après-midi, Roxana m’a confié une jupe, un t-shirt aux motifs brillants et une paire de chaussures pour sa sœur. Prenant la caméra à témoin, son père a annoncé qu’il me remettait 150 euros pour sa fille. Catalina a fait glisser de son doigt une bague qui avait perdu tous ses diamants, l’ajoutant à la liste des cadeaux. Montreuil Je suis repartie pour Montreuil avec l’impression de remplir la plus précieuse des missions. à mon arrivée chez Sara, celle-ci m’a annoncé que maintenant qu’elle avait l’argent, elle pouvait aller à Marseille, et que je devais l’accompagner à la gare

pour acheter son billet de train. « On y va demain matin, comme ça je pars tout de suite à Marseille, d’accord ? » Elle a pris un enfant dans chaque main, un sac plastique sous le bras, et elle est montée dans le premier train en partance. Dans les caravanes, elle a laissé son mari avec un peu d’argent de poche, et sa belle-mère furieuse, pestant contre cette bori dili (belle-fille folle) qui abandonnait son foyer. Quinze jours plus tard, Florin partait à son tour rejoindre sa petite chérie à Marseille. Et chaque fois que je la croise, la vieille belle-mère me demande avant tout si j’ai parlé à Sara, et si elle compte revenir bientôt, cette ingrate. Sous le soleil de Marseille, ils doivent quand-même se la donner autrement qu’à Montreuil. Alors j’ai appelé Sara et lui ai dit que j’aimerais bien venir la voir quelques jours, avant de partir en Roumanie. − Mais oui, viens, si tu veux. − Mais si je viens, euh... tu crois que je pourrai dormir chez toi ? ai-je demandé, un peu gênée. − Mais t’es folle ? Bien sûr tu peux ! Elle est folle celle-là, a répondu Sara dans un éclat de rire. Montreuil-sous-Bois.

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The First Bloody Sunday Bloody First The 166


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Maura Taylor est née en 1892* à Dublin, dans une famille anglo-irlandaise et protestante sans histoire particulière. Alors qu’elle n’est encore qu’une adolescente, elle se passionne pour le renouveau artistique irlandais, le féminisme, puis, rapidement, pour la cause indépendantiste. Au hasard d’un meeting du Sinn Fein, elle rencontre Robert « Bobby » Callaghan, militant socialiste du Syndicat des Dockers fondé par James Larkin. Avec Bobby, Maura va participer à la Grande grève de 1913, puis aux activités paramilitaires de l’ICA (Irish Citizen Army). Ses disputes de plus en plus fréquentes avec sa famille la poussent à s’installer, hors mariage, avec Bobby. Mais ce dernier perd la vie lors de l’Insurrection de Pâques 1916. De son côté, Maura, arrêtée par la RIC (Royal Irish Constabulary) passe quelques mois derrière les barreaux pour incitation à l’insubordination. Libérée en Juin 1917, elle retrouve ses camarades de plus en plus radicalisés qui se regroupent dans une nouvelle entité militaire : l’IRA (Irish Republican Army), sous le commandement de Michael Collins. Pour Maura et ses amis, le temps de la révolte romantique touche à sa fin. À partir de 1919, les députés Sinn Fein, victorieux aux élections générales en Irlande, refusent de se rendre à Westminster, s’organisent en Dail (Parlement), et tentent de mettre hors-jeu l' autorité britannique en lui substituant une administration irlandaise. De son côté, l’IRA fait la chasse aux agents de renseignement britanniques, attaque des policiers dans les rues, s’organise dans le plus grand secret… Maura, elle, s’est attachée à l’un des soldats de Collins : John « Macky » MacMullers. Ensemble ils s’occupent d’une cache d’armes dans un pub de Harcourt Street et cherchent à recruter des hommes et des femmes de confiance. Mais depuis quelques jours Macky a été chargé d'une nouvelle mission : la surveillance d’un agent britannique supposé, puis son assassinat, prévu pour le dimanche 20 novembre 1920 au matin. Ce jour-là, Maura attend avec inquiétude son ami.

Ce qui suit est un extrait du roman historique qui n'a jamais existé Du sang sur le drapeau de Julian T. Goneyth *Une chronologie a été établie p. 179.

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Chapter 5

Of Mice and Cats 1

Q

uand le tram est arrivé à Croke Park, presque tous les passagers sont descendus avec moi. Ils étaient passablement excités et se dirigeaient à grands pas vers l’entrée du stade, non pas pour aller prendre place tout de suite, mais pour retrouver leurs amis et discuter un moment avant le début du match. Les hommes se serraient la main, allumaient leurs cigarettes, échangeaient des banalités à propos de ce dimanche ensoleillé. Je cherchais

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i anglaise ce à la lo l s’agisn re fé ré apitre fait votée en 1913. I  » des  » e de ce ch té 1. Le titr « Mouses and Cats our « état de san aises) p d e n n é o la m ti ir m ra s o é lib surn itante rmettre la es ou mil . Charge sait de pe ffragettes anglais la faim en prison risonp u e femmes (s ient à la g rève d eiller pour les em lieu à ra rv nt qui recou police de les su occasion, donna e cette la d re ensuite à veau à la premiè la souris. Du fait bérée à e u li ner de no e jeu du chat et d deux reprises et itres 4 d à ap une sorte sera emprisonnée s tard. Cf les ch uris et lu so loi, Maura quelques mois p rison » et 5 « Les is p fo n e e l u ë q o a ,N ch au balcon « Pâques dlr). (n le chat »

du regard Macky parmi les centaines de petits groupes présents. J’étais à l’affût de sa grande silhouette emmitouflée dans son éternel manteau d’hiver gris, celui avec les poches profondes où il pouvait porter son pistolet en toute discrétion. Je l’imaginais avec son vieux chapeau du dimanche, celui qui était à peine moins usé que l’autre, mais qui avait encore sa couleur d’origine. Je me disais qu’il serait sans doute calme et détendu, discutant avec un camarade comme si de rien n’était. Mais au fond de moi, je craignais qu’il ne soit pas là... Qu’il ne soit plus là. Je ne le voyais nulle part. Je commençai à errer dans la foule, aux aguets et de plus en plus inquiète. Je devais paraître étrange, nerveuse comme j’étais, à regarder tout le monde, tous les hommes, guettant leurs conversations, guettant Macky, guettant la rumeur…

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Ils ne parlaient pas beaucoup des événements de ce matin et uniquement à voix basse, regardant par dessus leurs épaules. Les mêmes mots, finalement, que ceux que j’entendais déjà dans le tram. Les mêmes mots que je connaissais déjà. La plupart d’entre eux avaient bien entendu des coups de feu, ici ou là, à travers Dublin au petit matin : les gars de l’IRA étaient allés descendre des Anglais, des officiers ou des espions, dans leurs chambres d’hôtel, dans leurs appartements… Peut-être une quinzaine ou une vingtaine en tout. Tous en même temps ou presque. On parlait des adresses, des rumeurs, du boucan que cela avait fait. Mais on ne disait rien d’éventuelles arrestations, ou de nos gars blessés ou morts. était-il possible qu’ils s’en soient tous sortis indemnes ? Et surtout mon cher Macky ? Bien sûr je ne savais pas tout, loin de là. Mais je savais que Macky était dans le

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coup. Il m’en avait glissé un mot. Il m’avait bien dit qu’il ferait quelque chose d’important ce matin. Je l’avais vu pour la dernière fois l’avant veille au pub. Un camarade était venu lui parler. Et soudain, il était parti en me conseillant de ne pas rentrer chez moi ce soir, ni le lendemain. Je devais le retrouver à l’entrée Sud de Croke Park pour le match de football gaélique du dimanche après-midi. Je savais ce que cela voulait dire. Moi-même j’avais reçu mes ordres. Et j’étais fière. Si fière de le savoir dans cette opération. Si fière de moi, de le connaître et de participer, moi aussi, à la guerre contre les Anglais. Mais les Dublinois changeaient vite de sujet. Rapidement les hommes parlaient de leur santé, du match, de leurs espoirs de voir l’équipe de Dublin battre Tipperary. Ils parlaient aussi, bien sûr, du prix du pain et des difficultés à trouver un bon emploi. En fait, parler de politique en public était dangereux. Les espions pullulaient. Pendant que j’errais dans la foule en cherchant Macky, je reconnus plusieurs personnes.

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Le boucher de Ranelagh Road qui vendait ces si bonnes saucisses. Un ancien indic' des flics que les gars des Volunteers 2 avaient roué de coups en février 1914. Nous avions eu, alors, un long débat pour savoir s’il méritait la mort ou non. Je croisai aussi le regard de Matt D. que je n’avais pas revu depuis la veille de l’insurrection de 1916 3 quand nous étions en planque dans une chambre de Sackville Street et qu’il avait essayé de me prendre la taille et un baiser. Il m’a reconnu, mais par prudence s’est contenté de m’adresser un sourire discret. Il n’avait pas changé. Au contraire de John Dillon 4 qui était plus chauve et vouté que jamais. Il souleva son chapeau en s’excusant de m’avoir bousculé dans sa course claudicante vers l’entrée du stade. Je reconnus aussi une des femmes de Inghinidhe na hEireann 5 qui me salua de la main. Elle avait bien vieilli, elle aussi. Je me souvenais d’une jeune fille maigre et sèche comme un coup de trique. Elle était devenue grasse, terne, et tenait par la main un

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gros garçon rubicond et pleurnichard de 6 ou 7 ans qui se cachait dans les pans de sa robe vulgaire. En un mot, bourgeoise. évidemment, elle n’était pas seule, mais elle accompagnait une sorte de petit mari, petit commerçant ventripotent qui mâchonnait un petit cigare bon marché sous un chapeau melon graisseux. à cet instant ça m’a aussi donné un coup de vieux ! Moi aussi j’avais vieilli. Mais je me disais que je n’étais pas tombée dans le piège d’une famille. Elle emboîta le pas à son époux qui suivait déjà les spectateurs entrant dans Croke Park, me laissant à mes pensées. à cette époque-là, je jugeais très sévèrement mes convictions passées, mes « illusions » comme je les nommais, comme mon engagement aux Inghinidhe na hEireann, ou mes rêves de devenir comédienne pour John Butler Yeats. C’est dans ce genre de situation que les choses les plus simples vous font une peur si soudaine. Quand une main agrippa mon bras, j’ai poussé un cri de surprise. Je crus

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e alist tion mie a n o e iliair uton es ra-m Rule (a lais). L a p e g e c n i m l a i o . , m e le H éraux (ndlr) ler b teers a olun défend ar les Li t l’IRA princip ile. V h n r s v a i p o i u l r r c o e u I e ro m on es 3p t oté 2. L en 191 ande, v caux for 16 se dé populati earse e l 9 e s i P r 1 é e a d I l l k ’ d s a l , de ue sr ce fon ive de tric s plu n de Pâq ifférence par Pa résistan mait e a l l e s r ent ctio t som nt s de nteer l’ind Volu ’insurre n, dans cipalem urs jour écutèren ur neme u n i L e i l o x i 3. pr ub te ret lus s et d t à D t dirigée Après p le sang e qua un révolté dical. n e m étai ans r des us ra rovo au olly. Elle es Conn tèrent d e qui p en faveu in le pl âques a  P a c Jam ais la m aders, landaise républic pitre 4 « l e ans Ang nt les l inion ir litique . Cf. cha nt d ene r p r o e t o u p al éc rem al de l’ parti ivemen ). tif r ent aux ais y t c c r e i c l l fi d a d , a e n r Fein ticipa n » ( ralem s jam ns nnag Sinn ra y par en priso n perso îne géné ires san tant da 2 l u a a u Ma n, Noë lon est a. Il tr utionn e impor chapitre l o r l l balc ohn Di de Mau ts révo é un rô nne. Cf. n, 4. J moires vemen l a jou omédie lr). ’ E r i éd I s c d u é . e o n r les m s des m aiment deveni baye » ( Fe m m r la com er r r s tour iciper v ura pou de l’Ab o u L e 1900 pa le premi e, e par t ec de Ma Théâtr E i re a n n ondé en . Ce fut onstanc f C l’éch ntrée du h e n a h emmes ud Gone  Maud, d f ore i a ’ e 1« n M d e « L n g h i r n sp s » e e t r o i i u i t a p q I i a a n i t 5 . e poli lution Cf. ch ). oc dai . ’Ass s « irlan or ts r o p l l a v , u d r é o n n u r r ( p o a t t g ti oi » ux s ès spor ne e de M ocia dien gement nde et m etic Ass voir les érence a était tr te l f a s a u A l i é h t r g o r x A I n e p ’ A m e na, l  : Gaélic it à pro e…) de ). La Gais. Elle es les n a H isa nd rtiv iqu nis… AA 6. G élique v all gaél gby, ten cains irla tres spo n a i b u l o g t r tive ing, foo otball, ts répub les renc l e (hur lais » (fo ouvemen organis lr). d g « an e des m jours et ande (n h l s r c o I o n r n p re de res e enco populai plus

tout de suite qu’un flic venait m’arrêter. J’ai hésité une seconde ou deux avant de me retourner. – Désolé, je suis en retard. C’était Macky ! Macky n’était pas du tout comme je m’y attendais. Il ne portait pas son chapeau du dimanche, mais une casquette grise bien enfoncée masquant ses yeux et une veste courte, un peu petite pour lui. Il n’était pas rasé et une barbe rêche lui mangeait le menton et le bas des joues. Il se tenait à mon bras comme s’il allait se pencher vers moi pour me donner un baiser, mais au lieu de cela, il s’y accrochait comme s’il avait perdu l’équilibre. Son autre main tremblait avant qu’il ne s’en serve pour me saisir fermement le bras. Son visage se rapprocha alors de moi dans une position anormale, trop visible, ni intime ni tendre mais gênante. Alors je vis vraiment ses yeux rougis, grand ouverts, déments. – Tu es certaine que personne ne t’a suivie ?

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– Oui. Il jeta un regard par-dessus chacune de mes épaules, puis il se pencha très près de mon oreille. – J’ai tué un homme ce matin… un Anglais… – Ça fait déjà un porc de moins. – Tu comprends pas, Maura. Il faut que tu comprennes. Viens. » Je crois que le ton de sa voix, non pas en colère mais tremblante de peur ou de fatigue, fut ce qui me surprit le plus. Il me tira par la manche et m’entraîna de guingois, sans ménagement, vers l’entrée du stade. Sans regarder le guichetier du GAA 6 qui encaissait le prix des places, il tira de sa poche un billet d’une livre froissé. Le guichetier lui tendit sa monnaie mais Macky laissa tomber quelques pièces sur le sol humide. Il poussa un juron et se pencha, ou plutôt chuta, pour les ramasser fébrilement. Les tickets en main et les pennies abandonnés dans une poche de

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son pantalon, il me prit de nouveau par le bras et m’entraîna vers le stade. Au lieu de monter vers les gradins, il me poussa dans un renforcement sombre où nous étions à l’abri des oreilles indiscrètes. – Il était là, tu sais... – Qui, Macky, qui ça ? » Je croyais qu’il parlait d’un policier qui l’aurait suivi, ou d’un camarade ou même de Collins 7. Je ne pouvais pas penser qu’il parlait de lui. Lui, pour moi, c’était rien. – L’Anglais… écoute-moi. Il faut que tu comprennes. L’Anglais… Il était là, dans son pyjama de bourgeois. Il avait été réveillé par le boucan, je pense. On a dû défoncer la porte de sa chambre. Tu sais, on était quatre. La boniche nous avait simplement ouvert, comme c’était prévu. Mais on a fait comme si on la connaissait pas, tu comprends… Mais la chambre où il était, non, on a dû la défoncer. C’est un gars de chez nous, je le connaissais pas, une brute. Il a donné deux, trois coups d’épaule dans la porte et elle s’est arrachée de ses gonds. Un vrai vacarme !…

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Soudain Macky s’arrêta de parler. Il ne me regardait plus. Il regardait vers le passage, d’où des gens auraient pu venir. Puis il s’est tourné vers moi. Je ne sais pas ce qu’il a vu sur mon visage mais il est resté la bouche ouverte, comme s’il ne savait plus de quoi il parlait. Je voyais ses dents tachées par le tabac et ses lèvres tremblantes. Je n’osais bouger, ni parler. Je voulais qu’il continue, qu’il me raconte, qu’il me dise tout. Je voulais partager avec lui cette victoire. Je voulais avoir une part de ce succès, être dans la confidence. Mais au lieu de cela, il m’enlaça et me serra la tête contre sa poitrine. Le nez contre sa chemise, mêlée à son odeur que je connaissais bien, je distinguais celle de la poudre et de l’alcool. – Macky ! Tu ne t’es pas changé ? Tu sens la poudre ! Si un flic te... – Non… Non j’ai pas pu repasser à la planque pour… J’ai gardé les habits de… ça. Je pouvais pas. Je pouvais pas les revoir.

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– Mais pourquoi ? T’es fou de te montrer comme ça. Si quelqu’un te reconnaît… – Qu’est-ce que ça peut faire ? Il était en pyjama. Sa femme était là. Elle hurlait. Elle hurlait. Elle n’arrivait même pas à dire quelque chose. Elle essayait. Peutêtre elle voulait demander pitié ou nous maudire. Elle hurlait des sons, comme un animal. Et lui, il était si pâle. Il avait peur. J’ai vu… Il avait les yeux bleus. Il était pas rasé, pas lavé. Il était presque nu. Sans défense. Il était debout, derrière son lit, comme si ça pouvait le protéger. On était armés, tous les quatre, plus les deux gars qui faisaient le guet en bas. Lui, il ne disait rien. Je sais pas s’il savait ce qui allait lui arriver. Sa femme, elle, elle savait. Celui qui devait faire feu, un jeune, un gamin… Il a pointé son arme sur lui. Il a tiré… trois fois de suite. Mais seule une balle a touché l’Anglais, dans la cuisse. Alors… là, c’est devenu... Je croyais pas ça possible, mais la femme a hurlé encore plus fort. J’ai dit à la brute de la prendre et de la faire sor-

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7. Michael et son gra Collins était depuis nd 1 pes param organisateur. Il tra 919 le général de l’IR nsforma le ilitaires (V A olu s an de l’ombre et fut l’un nteers, ICA) en mach ciens grouvictoire de ine de guer des princi p l’ après le tr IRA. Devenu Génér aux responsables d re aité de paix e la al de l’arm , rades lors de la Guer il dut combattre se ée irlandaise s anciens ca re civile (1 Maura le re 921 m n tion de 19 contre une première -1923) et y perdit la a16 et lui v fo is p eu avant l’insu vie. ouera un v d’indépen rai rrec da en prison » nce. Cf. chapitre 4 culte pendant la Gu erre « Pâques a (ndlr). u balcon, 8. Peter th Noël e l’arme pré Painter : Peter le P féré ei let semi au e des membres de l’ ntre était le surnom IR to d « le Peintr matique allemand M A de l’époque, le pis e e » venait to a u se r C -9 des import 6 qu’il causa antes proje . L’expression it (ndlr). ctions de sa ng

tir. Y avait plus personne qui commandait. Parce que notre chef de brigade eh bien… Je sais pas… Mais il était comme paralysé. Le gamin le regardait, comme s’il attendait l’ordre de tirer, mais on sentait qu’il attendait surtout l’ordre de se barrer et je sais pas ce qui m’a pris mais j’ai fait comme si j’étais le chef de brigade. J’ai attrapé le gamin par le col et je lui ai ordonné d’aider la Brute à sortir la femme. C’était pas facile. Elle se débattait. Elle voulait rejoindre son mari. La Brute, il osait pas la toucher. Ou à peine. Le gamin, il a pas eu de scrupule. Il a attrapé la femme par les hanches, par derrière. Elle débattait ses jambes n’importe comment et sa robe de chambre était déchirée. Enfin, la Brute a repris ses esprits et il a aidé le Gamin. Pendant tout ce temps… je sais pas… Ça a duré une éternité en quelques secondes, moi, j’osais à peine regarder l’homme. Mais je devais le surveiller… Qu’il s’échappe pas. Qu’il prenne pas une arme. Mais il faisait rien de ça. Non… Il hurlait de douleur. La balle lui avait déchiré la cuisse

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plutôt salement. Son pyjama était plein de sang. J’ai pointé mon Peter 8 sur l’Anglais et j’ai attendu. – Tu attendais quoi ? – Ben… Je savais pas. Sur le coup… Je savais pas. J’étais là. Il était là. Je le regardais se vider de son sang. J’étais… sûr de moi. Quand le gamin est revenu, d’un coup, pour dire que la femme était loin, au salon je crois… Alors j’ai tiré à mon tour. Une fois. Deux fois. J’étais loin. J’ai touché deux fois dans sa poitrine. Il ne bougeait plus. Il était mort. Il était plein de sang. Il avait encore les yeux bleus, ouverts. J’ai dit alors aux gars qu’on y allait. C’est là que le chef de brigade s’est réveillé. Il a ordonné la retraite… la retraite ! Merde, comme si c’était la guerre… Ça ! – Mais c’est la guerre… – On a quitté la maison, par derrière. Le chef m’a pris le bras, quand on était dans la ruelle. Il m’a dit que j’étais un héros. Il m’a dit de ranger mon arme et il a redit que j’étais un héros. Alors le gamin est arrivé près de

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treet, nnell S O n y o C ’ O ui se. ourd’h ar urgeoi et, auj large et bo plastiquée p l e r t S e , ( l r l n i e i n l v n o b e a k ls 9. Sac le r ue de Du Colonne Ne ujour s la G 1916 e o a t d la p princi à l’époque n y trouve nsurrection o i it ’ a l t v e e u 2) it tro ge d en 197 ura fa t le siè  », Ma omme l’IRA fice qui étai s e r i o f « mém pirit. Elle n evient Post O s d de ses (ndlr). out au long ce fighting xquelles elle sensaà s u e T a e r . c è e 0 i n n 1 it em ali ére lle éta Ses pr nt réf ’adrén souve s montées d pendante. poque où e lors de é e é ainsi s lque sor te d atent de l’ de Grève ou n d e n q u e e c e g e n r e r s de la Gra tifs de d o l s s i n . ) u supplé mars o r i p l  : t ) d , s e n e ( n v n 16 de ie au coméd ection de 19 s (Noirs et F tés à partir és avec r u is n r r il a c u b e s T r o n i , d r ’ m e l ack an e d’Irland nniques dé en un enfe l B . 1 is 1 e a s t d e la i l r g n b b a n nsa ats ce a l’Irl la poli rmi les sold ansfor mer nsi les respo me par r a i 1920 p ission de « t Ils seront a police, com ntre de a e pour m s rebelles ». œuvres de l de tout le c e s l e e i r s d i u n a o p ce uv lr). et l’in us ma des pl e le pillage de l’île) (nd l e l exemp roisième vil t Cork (

nous et il a dit, comme si c’était grave, il a dit qu’ils étaient même pas mariés. Moi j’ai confié mon arme au chef et on est tous partis dans une direction différente. On devait repasser une heure plus tard à la planque pour se changer. Mais au lieu de ça… J’ai marché dans la ville… Je suis passé par Sackville Street 9. Il y avait du monde. Je marchais. Je me disais que j’étais un meurtrier. – Mais pas du tout. – Un meurtrier, hurlait-il presque. Je me disais que les gens, tous ces gens, ils devaient bien voir que j’étais un meurtrier. Non ? – Tu n’es pas un meurtrier, Macky, mais un soldat. – Un soldat ? Tu m’as bien écouté, Maura ? Un soldat ? La suite des évènements a interrompu notre discussion. Et nous n’avons pas pu en reparler avant trois jours. Je crois que Macky avait raison, je ne l’avais pas écouté. Je crois qu'à dater de ce jour je n’ai plus jamais écouté Macky.

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Alors que nous étions là, près de la Royal Canal Gate au sud du stade, que Macky avait ses deux mains sur mes épaules, les yeux rouges, presqu’en pleurs, nous avons entendu, à travers les cris d’encouragement venant des gradins, le ronflement de plusieurs gros moteurs à essence : sûrement des véhicules militaires. Je sentis dans mon ventre revenir cette sensation si particulière que j’appelais mon « fighting spirit 10 ». L’esprit clair, la sensation de savoir tout ce qu’il faudrait faire, l’excitation profonde à l’approche du combat, la foi indéfectible dans ma propre force, ma propre rapidité. Et en même temps, je me sentais si vivante, si aimante aussi. Macky me paraissait si beau, le visage tourné vers l’entrée de Croke Park, vers le feu. « Ils sont sans doute là pour arrêter Macky ! » C’est ce que je me disais et sans doute lui aussi. En se tenant la main, nous nous sommes dirigés d’un pas qui se voulait tranquille vers la seule direction qui nous

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éloignait du danger, vers le stade, à travers les gradins sud. Il ne fallait surtout pas se mettre à courir, de peur qu’un espion anglais ne puisse repérer notre fuite. Nous avons joué les jeunes mariés amoureux, notre couverture favorite, jusqu’à nous asseoir dans les gradins, au milieu, le plus au milieu possible de la foule. Comme ça, si les Brit’s le voulaient, ils auraient bien du mal à nous repérer. Macky a fait celui qui s’intéressait au match et moi, celle qui s’intéressait à Macky. Mais lui comme moi, nous n’avions d’yeux que pour les tourniquets d’entrée. Alors que le match battait son plein, alors que les joueurs des deux équipes couraient dans toutes les directions et qu’à mes yeux non initiés leurs mouvements semblaient n’avoir aucun sens, alors que les spectateurs les encourageaient à gorge déployée « Dublin, go, go, go… » et ce genre de choses, un coup de feu retentit. La détonation était bien plus forte que les cris des spectateurs. à cause de tout ce bruit et de l’effet de surprise on ne pouvait pas vraiment savoir qui et où

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était le tireur. D’ailleurs les acclamations des spectateurs ne cessèrent pas tout à fait à cet instant-là. Après, c’est allé très vite. Je ne me souviens plus très bien de l’ordre des choses. Mais je crois qu’en premier lieu je vis les joueurs les plus proches de la Royal Canal Gate s’immobiliser complètement, puis quelques civils qui entraient en courant sur le terrain de jeu. Immédiatement retentirent alors trois coups de feu très nets. L’espace d’une seconde, l’un des civils qui couraient sembla se figer avant de tomber en avant. Ce n’est qu’alors que je les vis entrer sur le terrain, immédiatement reconnaissables entre tous : sans vrais uniformes militaires mais en treillis dépareillés et tous coiffés d’une casquette de policier. Les Black and Tans 11. Ils étaient toute une escouade. Pour la plupart des gens présents, la Guerre elle-même faisait irruption sur le terrain de jeu. Mais à mes yeux, il ne s’agissait là que d’une nouvelle bataille. Bien sûr je n’avais pas vraiment idée de

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ce que cette « bataille » allait être : une boucherie. Pour l’instant, je voyais cela comme une énième tentative de museler le peuple et la culture irlandaise. Un simple coup de colère, une injustice comme nous en vivions quotidiennement. Alors que les premiers Black and Tans, tous armés de pistolet ou de fusil Lee-Metford vidaient leurs armes sur les civils qui fuyaient devant eux, les Anglais qui arrivaient derrière pointaient les leurs en direction des gradins et, à leur tour, ouvraient le feu. La panique se propagea comme une onde à travers Croke Park. Sur le terrain, les joueurs et quelques spectateurs prenaient leurs jambes à leur cou et fuyaient vers le nord du stade. Dans les gradins, au lieu de s’allonger et de chercher à se cacher, les gens tentèrent le plus souvent d’atteindre une sortie, se bousculant, se poussant, se renversant. Les cris de terreur avaient remplacé ceux d’encouragement et, chose étonnante, pour assourdissants qu’ils étaient, ils ne couvraient pas les détonations des armes à feu.

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Ce vacarme emplissait nos oreilles, nos cerveaux et même nos corps au point que nous ne savions plus comment nous mouvoir dans ce désordre. Je savais bien, pourtant, depuis l’insurrection de Pâques, que face aux coups de feu une foule réagit toujours n’importe comment. Moi-même, dès que j’aperçus les premiers Black and Tans, je fus comme prise de folie : au lieu de me baisser ou de fuir, je me suis dressée et je me suis mise à hurler des jurons à l’adresse des Anglais. Je me souviens d’avoir, de colère, jeté un regard noir à Macky. Je repensais au fait qu’il n’avait pas gardé son arme dont, j’en étais persuadée, il aurait dû faire usage contre ces chiens. Il agrippa mon avant-bras et me tira vers le sol. Il essayait de me dire quelque chose mais j’étais sourde à tout ce qui pouvait venir de lui. Pourtant, il avait raison de chercher à me protéger, car deux des soldats pointaient leurs fusils dans notre direction et faisaient feu un peu au hasard. Lorsque je m’en rendis compte, un semblant de

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conscience me revint, juste assez pour que je m’accroupisse. Mais j’étais encore sous l'emprise de cette colère qui me rendait stupide. Je ne criais plus d’insulte, mais je cherchais autour de moi le moyen de répondre à cette agression. Je jetais des regards dans tous les sens à la recherche d’une arme, d’un camarade armé, de quoi que se soit. Sans succès. Plus tard, les Anglais dirent qu’ils avaient riposté à une attaque des insurgés venant des tribunes de Croke Park. Je peux juste témoigner que je n’ai rien vu de tel. Mais j’ai vu bien d’autres choses. J’ai vu un soldat viser consciencieusement dans la direction des gradins, tirer, recharger et tirer encore. J’ai vu un homme qui courait pour s’enfuir tomber soudainement à quelques mètres de moi. J’ai vu une femme hurler en se tenant la jambe. Me sont alors revenus quelques automatismes qui me restaient du temps où j’avais été infirmière pour les rebelles de 1916. J’ai rampé vers elle. Je suis passée par-dessus une rangée de spectateurs immobilisés et recroquevillés. Je me

suis penchée vers cette femme. J’ai pris sa main. J’entendais des balles passer tout près de nous. De mon autre main j’ai cherché à estimer sa blessure. Elle perdait du sang au niveau de la cuisse gauche. Elle se débattit quand je touchais, juste au-dessus du genou, la déchirure qu’avait causé une balle. J’essayais de lui dire que je savais ce que je faisais, mais elle semblait autant paniquée par les coups de feu que par moi. Je pressais des pans de sa robe contre sa blessure et essayais de lui dire de le faire à ma place. Elle était hystérique et ne réagissait pas à mes ordres. Je n’avais qu’une envie, me débarrasser d’elle. J’étais persuadée que je perdais mon temps à la soigner, que j’avais bien d’autres choses à faire, ô combien plus importantes, comme de tuer un Anglais à mains nues. Un homme à côté de nous me déchargea de la jambe de la femme blessée et hurla qu’il allait s’en occuper, que c’était son épouse. Je lui abandonnai la place sans regrets. Macky avait surgi à côté de moi et, me tenant par une épaule très fortement, il me dit qu’il fal-

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lait qu’on se tire de là. Je le regardai avec surprise et fureur. Comment pouvait-il songer un instant à fuir de la sorte ? Il fallait se battre, rendre coup pour coup, maintenant, ici. Mais il était plus fort que moi. Il me souleva à moitié, en passant son bras sous le mien. – Baisse la tête ! Nous avons couru, autant que possible, au milieu de cette foule. Nous étions bien cinq à dix mille personnes à Croke Park, cherchant une issue, cherchant à nous éloigner des Black and Tans. Macky suivait un groupe de gens qui semblaient vouloir quitter le stade à l’est. En effet, entre Croke Park et St James Street, il n’y avait guère que cette vieille palissade rouillée qui serait aisée à franchir. Les détonations étaient sans cesse plus nombreuses et provenaient d’un peu partout. L’espace d’un instant je me suis imaginée que des rebelles, à l’extérieur du stade, se battaient avec les Anglais, venaient nous sauver. Mais non, cela ne pouvait être nos camarades : les détonations ne provenaient

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pas d’armes de poing mais d’une ou plusieurs mitrailleuses anglaises. Et alors que nous allions, Macky et moi, suivant la foule, sortir de l’enceinte de Croke Park pour enjamber la vieille palissade, il s’arrêta soudainement. Un homme s’effondra juste devant nous. Une gerbe de sang jaillit de son dos. Il était mort sur le coup. Il nous a fallu passer par-dessus son corps pour avancer. Aujourd’hui je revois encore son crâne presque chauve, marqué d’une tache de vin. Cette fois c’étaient de vrais soldats anglais qui, sur le pont ferroviaire du nord, tiraient sur les fuyards avec leurs automitrailleuses blindées alors que d’autres, baillonnette au fusil, faisaient feu sur la foule depuis Amiens Street. Macky nous fit faire demi-tour. Ça sentait la poudre maintenant. Les Anglais tiraient sans discontinuer. Au bout d’une demi-minute de feu nourri, les hurlements s’étaient un peu tus. L’instinct de survie prenait le dessus. Se cacher. Se faire discret. Fuir.

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Quelqu’un, ou quelque chose, agrippa un pan de ma robe. Je serais tombée si Macky ne m'avait pas soutenu si fermement. Un de mes genoux se cogna au béton et la douleur fut si intense que je crus avoir pris une balle. D’un brusque mouvement de rein, je me redressai sur la seule jambe que je pensais valide. Effort inutile, car Macky ne savait plus où aller et nous précipita de nouveau sur le sol. Je n’avais pas peur. J’avais juste mal à mon genou et maintenant à un coude qui avait heurté quelque chose de dur. Sur le coup, je crus que le sang sur mes habits confirmait le fait que j’avais été touchée. Mais en me rendant compte que mon genou n’avait rien, je fus presque déçue. La fusillade dura encore quelques secondes. Puis ce fut un calme étonnant. étonnant et relatif. En fait, on entendait ici ou là les gémissements des blessés et de quelques autres personnes. Mais les Black and Tans avaient cessé de tirer et commençaient à se replier. C’est ce silence-là qu’on entendait.

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Objectivement, cela n'avait pas duré plus d’une minute et demie. Mais on avait tous l’impression que cela avait été beaucoup plus long. On évita, Macky, moi, et tous les autres, de bouger pendant que les soldats s’en allaient. Puis, quand Macky me demanda si tout allait bien en me relevant, je retrouvai un spectacle incroyable de fin de bataille : les corps vivants, comme engourdis, se mouvant doucement. Les cris de désespoir de ceux qui découvraient un mort parmi leurs proches. Les cadavres immobiles et les vivants à leur chevet. Les nuages de poudre se dispersant doucement dans le vent. Les pleurs des blessés. à Croke Park, sur la pelouse, plusieurs joueurs étaient étendus, immobiles, morts ou blessés. Ils semblaient tranquilles, même si leurs membres ensanglantés prenaient d’étranges positions. Dans les gradins, ou sur la vieille palissade, les cadavres semblaient beaucoup plus affreux, étalés en désordre sur les rangées.

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Les ambulances arrivèrent quelques minutes plus tard ainsi que de nombreux agents de la RIC 12, épaulés par des soldats, qui entreprirent de fouiller le maximum de spectateurs présents à la recherche d’armes, preuves que l’armée avait agi en état de légitime défense. On peut dire qu’une haine palpable à leur endroit sourdait en chacun de nous. De nouveau, les insultes, les accusations, les traitements arbitraires. Seize de nos compatriotes furent retrouvés mort dans l’enceinte de Croke Park et soixante-douze autres furent blessés plus ou moins grièvement. évidemment, ni la police, ni l’armée, ni le gouvernement britannique ne reconnurent la moindre responsabilité dans ce massacre aveugle. La thèse officielle fut que l’armée avait légitimement répondu à une attaque de rebelles républicains au cours d’une simple opération de police visant à fouiller les spectateurs de Croke Park. Je ne pense pas que des Républicains aient en effet ouvert le feu cet après-midi-là. Et de toute façon, qu’est-ce que cela aurait

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changé ? Quand les Black and Tans ont envahi Croke Park que pouvaient-ils attendre d’autre ? Ne venaient-ils pas se venger de l’attaque de la matinée en tirant aveuglément sur la foule ? Le soir même, pour couronner leur vengeance, les Anglais exécutaient sommairement nos camarades : le Commandant Dick Mac Kee et le Vice-Commandant Peadar Clancy de la brigade dublinoise de l’IRA. En tout cas cette boucherie renforça le sentiment anti-anglais de la population irlandaise et le mien en tout premier lieu. La guerre continuait : l’IRA abattait des policiers, des militaires, des espions. Les Anglais les pourchassaient et se vengeaient sur la population. On ne s’en doutait pas ce jour-là, mais la victoire n’était plus très éloignée. C’était le Domhnach na Fola, le Dimanche Sanglant 13. Et il m’est arrivé plusieurs fois de le revivre dans mes cauchemars. J’ai repensé à cet après-midi là, quand, trois mois plus tard, j’ai ouvert le feu sur un détachement de Black and Tans.

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lice anglaise en stabular y, la po sants anglais on C h is Ir al oy de ressortis 12. RIC : R eexclusivement e sé po m fre, assez just co e, Irland tants. Elle souf ice et d’intolées ot pr s ai nd et anglo-irla rfaite injust putation de pa r). ment, d’une ré s Irlandais catholiques (ndl de rance à l’égard

13. Le 2 glant (B 0 novembre 192 0 lo plus tar ody Sunday), le fut le premier D d, à Der second a imanche ry, ur ouvrent sa le feu su Ulster, en 1972 a lieu cinquante nréclama r ans (l u e s n « e  p m ar n a tants, 1 t l’égalité des d nifestation des as » anglais 4 mor ts r o c a it t s civiqu ), et sera par le tit es avec holiques p r lièremen e « Bloody Sun opularisé à trav les protesda e t testants choqué les Irlan y » de U2. Ce q rs le monde ) est qu u d i a par t a is (c at e jour du Seigneu cela se soit pass holiques comme icur, du rep é lors de proos et de d la paix (n imanches, le dlr).

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Chronologie Les évènements en rouge sont imaginaires.

1845-49 1892 27 déc. 1904 1905 1907 1908 1909

Grande Famine.

16 jan. 1913 31 jan. 1913

Vote du projet d'autonomie relative pour l'Irlande, l'Home Rule.

18-26 août 1913 14 nov. 1913 25 nov. 1913 31 jan. 1914 18 sept. 1914 24-29 avril 1916 3-12 mai 1916 16 juin 1917 21 jan. 1919 2 jan. 1920 27 juillet 1920 21 nov. 1920 23 déc. 1920 21 mai 1920

Naissance de Maura Taylor. Première représentation à l'Abbey Theatre. Fondation du Sinn Fein. Maura fréquente les cercles féministes et l'Abbey Theatre. Fondation de l'Irish Women's Franchise League, par Hanna Sheehy-Skeffington. James Larkin fonde le premier syndicat irlandais, The Irish Transport and General Workers' Union. Maura rencontre Bobby, devient marxiste révolutionnaire et renonce à une carrière de comédienne. En réaction, les unionistes protestants fondent la première milice para-militaire : la Ulster Volonteer Force (UVF). Lock-out et grève générale à Dublin. Maura participe activement aux comités de soutien et rencontre James Connolly. Création de l'Irish Citizen Army (ICA), groupe para-militaire indépendantiste et socialiste par J. Connolly. Maura s'y engage et apprend à se servir d'une arme. Création des Irish Volunteers, autre groupe para-militaire. Défaite de la Grande grève et du mouvement ouvrier. En raison de la guerre, l'Home Rule est suspendu. Insurrection dite des « Pacques Sanglantes » (ou Easter Rising) à Dublin. Maura y participe activement. Premier emprisonnement de Maura. Mort de Bobby. Exécution des chefs rebelles, dont J. Connolly. Radicalisation de l'opinion publique irlandaise. Libération des prisonniers politiques irlandais, dont Maura. Les députés Sinn Fein, majoritaires en Irlande, refusent de se rendre à Westminster et fondent un parlement indépendant, le Dail. Début de la Guerre d'indépendance. Création de l'Irish Republican Army (IRA) sous le commandement de Michael Collins. Maura s'engage dans l'IRA et rencontre Macky. Second emprisonnement. Le gouvernement anglais, pour renforcer son dispositif répressif en Irlande, recrute d'anciens policiers et militaires qui formeront les Blacks and Tans. S'y ajoutera la « Division auxiliaire » (Auxies) de la Royal Irish Constabulary (RIC). Formées de volontaire unionistes et exclusivement protestants, parfois issus de l'UVF. Mort de Terence McSwiney, Lord Maire de Cork, des suites de sa grève de la faim en prison. Dimanche Sanglant (raconté dans l'extrait). Partition de l'Irlande en deux entités (Ulster et Irlande). L'IRA incendie le Palais des douanes de Dublin, privant l'Angleterre de toutes ses archives en Irlande.

9 juillet 1921

Trêve entre l'IRA et le gouvernement anglais qui aboutira à la création de l'État Libre d'Irlande.

7 janvier 1922

Début de la Guerre civile entre le gouvernement provisoire irlandais et les unités de l'IRA hostiles au traité avec les Anglais, menées par Eamon De Valera. Maura se range du côté de Collins et du gouvernement, séparation d'avec Macky qui a choisi l'autre camp.

22 août 1922 24 mai 1923 16 juillet 1923 Février 1932

Lundi de Pâques 1949 1954 1969

Mort de Michael Collins dans une embuscade organisée par ses anciens camarades. De Valera rend les armes. Fin de la Guerre civile. Instauration de la censure cinématographique. Mariage de Maura avec William Murphy. De Valera devient président du Conseil de l'État Libre, conduit une politique visant à l'indépendance totale de l'Irlande par apport à l'Angleterre et entérine la « situation spéciale » de l'Église Catholique. Interdiction constitutionnelle du divorce (jusqu'en 1996). L'Irlande entre dans une longue période des plus conservatrice, régie par l'Église Catholique et par des gouvernements conservateurs. Maura se range derrière ce régime et retourne pour la première fois en vingt ans à l'église. Proclamation de la République Irlandaise. Maura se dispute avec son fils unique, Michael, qui émigre en Angleterre, puis en France. Maura rédige, à Paris, avec l'aide de son fils, ses mémoires.

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Sauras-tu retrouver les erreurs qui se sont glissées dans cet organigramme historique de la gauche française ?

JEU BONUS


La dernière à gauche

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TIMULT Sur la route de l’itinérance, Z a rencontré quelques-unes des personnes qui lancent Timult, une revue à paraître à l’automne. Nous relayons ici leur invitation à y participer.

r r iNVITATION

à raconter, écrire dans une revue timultueuse, un magazine vénère, un brûlot politique, un journal où l’on prend le temps de se parler de luttes et de chambardements et de nos histoires, à dessiner nos questions, des croyances, des doutes, des chocs, des forces avec ces bouts de féminisme, d’autonomie et de transformation radicale du monde, qui font, façonnent, résonnent, colmatent, trahissent, fabriquent du commun. Notre culture politique et nos vies.

r

Pour répondre à cette invitation, donner votre avis, participer à timult, vous pouvez écrire à :

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Ont participé à ce numéro : Yohanne Lamoulère, Virgule, Thibault, Samuel Pelras, Norah, Nicolas Iommi-Amunategui, Maya Ratovondrahona, Marie Ghis Malfilatre, Julien Ques, Hilaz Sandoz, Julien Gaunet, Greg Vilanova, Georges Lapierre, Dina, Charlotte Rouault, Bruno Le Dantec, Bertrand Louart, Benoit Bories, Aude, Antoine Clavier, Anne-Gaëlle Scatton, An Fit, Alexis Berg.

illustrations & photos – crédits particuliers Longtemps Oaxaca : Edson Caballero Trujillo, Euleterio, Abraham Nahón (director de la Revista Luna Zeta de Oaxaca, México), Alicia Huerta, Barak Torres, Antonio Turok, Joshua Sage, Baldomero Robles, Jorge Santiago y Juan Carlos Reye. Momo : au Carrefour® des cultures : Yohanne Lamoulère / Picturetank. Tranches de biffe : Léo Mauger. Arenc, le matin des centres de rétention : Merci à Honoré pour son dessin du hangar d'Arenc, p. 15, qui est peut-être tiré d'un ancien Charlie Hebdo.

Un grand grand grand merci aux gens de Longo Maï et de CQFD qui nous ont si bien accueilli-e-s. Un grand grand merci à la Parole errante dont Armand Gatti, Stéphane Gatti et Jean-Jacques Hocquard pour nous avoir gardé la porte ouverte (On va réparer la vitre, c'est promis !). Un grand merci à Pierre Eyguesier (spécial Big up), Patrick Lescure, Paul Blanquart, Bambel, Alèssi dell'Umbria, Rémi, Bruno, Matteo, Iffik, Arthur, Seb, François, papa, (un coup de fouet à Z pour chaque membre de CQFD oublié), Noémie & les garagistes, Zaher, David Bowie de la Passerelle, Nadine, Seline, Mattia « En physique quantique Marseille n'existe même pas. », Sam Karpiena, Simon, Elvis et ses mutiples perruques, la Kuizin, le sourire de Noailles, Annick, Manu, Hervé, Jackie, Mado, Louis, Sixte, Jérémie, Ivora et le collectif 360°, RPZ, Tatou, Paco, Luc et les gars de la réparation navale, les ami-e-s de Scrupules, Juliette, Béné, Laurent, Martine Derain, le sauveur de Gigi à Saint-Hyppolyte, Michel De Certeau, Jeanne Pierre, Céline et Manon, la verveine de Christine, Manu, Luna Zeta de Oaxaca, Edson, Euleterio, Cousin Jean-Phi, Captain Prune, Gilles Suzanne, Yves P., Radio Zinzine, Momo, feu Païdos, Greg de la Kro, Nathalie la cancrologue, Margot, Moufid, Anne-Sy, Bengamin Tatin, Rezhane, Carlouche, Caroline, Joëlle, Cédric, Guillaume, Antoine, Hervé, les brebis, M. Gorsky, Kristof & Pauline, ffffound, Clark Kent, Claire, Karima, Ange, Yves Bonnardel, Vincent Wallart, Lunar, Clem, LaToya pour son courage, Sylvie Mazzella, les chasseurs d'ours, AINOK, FFSF, Aurélien Forné, Docteur Coco...


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