contact@zite.fr Z c/o la Parole Errante 9, rue François Debergue 93 100 Montreuil
Z est une publication de l’association Les ami-e-s de Clark Kent. Ce numéro a reçu une aide Envie d’agir. Imprimé par Le ravin bleu, Dépôt légal mars 2009 ISSN en cours.
Le canard-tortue sort le bec de sa carapace. Z roule Nous croyons que s’immerger dans le cours des événements permet de mieux les raconter. Pour chaque numéro, nous quittons le bureau de Montreuil pendant quelques semaines. Certains d’entre nous partent à bord de Gigi, ce camion-tiroir, qui se fait doubler par les mobylettes. Il est notre rédaction mobile. Pour ce premier numéro, nous nous sommes installés dans le Tarn, chez des paysans. Z lutte Il n’est l’organe d’aucun parti, ni le reflet d’un engagement monolithique. Refusant les étiquettes, nous assumons nos prises de position qui, au-delà de ce journal, peuvent nous impliquer dans divers combats. Tâchant au mieux d’expliquer nos contradictions, nous ne croyons pas à la neutralité affichée par la plupart des médias. Z relie En lançant ce nouveau journal, nous tentons de montrer les pistes empruntées ici et là pour ceux qui se demandent comment agir chez eux. Il pourrait servir d’outil de liaison et de réflexion à des expériences qui se nourriraient les unes des autres. Dans notre camion, nous transportons un infokiosque (une bibliothèque de revues et de textes théoriques et pratiques). Il est mis à la disposition de tous ceux qui le croisent au cours de notre itinérance. Avec les personnes qui nous accueillent, nous organisons des réunions publiques, participons à des luttes et des chantiers locaux. Z tourne Il n’y a pas de hiérarchie ni de spécialisation au sein de la rédaction et chacun s’efforce de transmettre ce qu’il sait déjà faire. Les décisions, relectures et engueulades sont collectives. La plupart des contributions sont réflechies en commun. Par conséquent, l’ours est notre signature. Z prend le temps En bon canard-tortue, ce journal ne se presse pas. La lenteur est une idée qui nous plaît bien, un coin c’est tout. Peu attirés par les excitations médiatiques habituelles, nous prenons le temps d’échapper à l’actualité, à 50 km/h sur les routes départementales, loin des autoroutes de l’information. Z est donc un journal à géométrie variable : selon les rencontres, les moyens, les soutiens, il aura un nombre de pages différent à chaque numéro. Z galère Z est un journal pour l’instant trisannuel et sans la moindre ambition lucrative. Une quinzaine de personnes non rémunérées ont participé à ce premier numéro. Si nous arrivons à récupérer suffisamment d’argent de la vente du premier numéro pour mettre de l’essence dans le camion, ce sera déjà bien. Z invite L’ensemble des lecteurs peut contribuer à le rendre plus varié, plus beau, plus lisible, plus créateur. N’hésitez pas à nous proposer vos articles, remarques, photos, illustrations, polices de caractère, croquis, etc.
4 séQUENCE Le premier cri/la standardisation de la naissance
6/Naître à la chaîne
La disparition des maternités de proximité au profit de grosses structures hospitalières.
8/Naissance sous contrôle Réflexions sur la médicalisation de l’accouchement
Témoignage 20/Une expérience d’haptonomie
Préparer l’accouchement à deux
Action 24/Matern hightech
Contre les bracelets électroniques pour les nouveaux-nés
28/L’histoire du soleil
Où comment la lumière est née Conte graphique
34/Chronique de l’autisme
Récit d’une stagiaire dans une clinique pour enfants autistes
74/Karaté et biopolitique
Les arts martiaux comme outil d’émancipation politique
98 séQUENCE La marche des puces/Le contrôle dans le peau
100/« Mes brebis comme des machines. » Entretien avec des bergers en lutte
Dessin critique 116/RFID, pieuvre à l’appui Invasion de l’identification électronique
Photo critique 118/Navigo Home !
Critique du « Passe Navigo » dans les transports parisiens
128/L’art de faire avaler la pilule
Enquête sur l’acceptabilité sociale des nouvelles technologies
Action 142/Dissolution de la CNIL
Retour sur l’occupation de la CNIL en décembre 2007
Reportage photo Hallo de Cologne/80
Septembre 2008, le blocage de Cologne contre un congrès européen d’extrême droite
Voir le peuple et mourir/90 L’expérience des populistes russes
L’« aller au peuple » de révolutionnaires à la fin du xixe siècle
Quand le train déraille/144
Récit sur la normalisation du voyage avec iDTGV
séQUENCE 42 à l’école de la peine/Les enfants de la taule
44/Bienvenue au pays de Cocagne Jour de parloir à l’EPM de Lavaur
56/Sans passer par la case départ Une analyse de la justice des mineurs
Entretien 60/« La vie ne se fait entre 4 murs. » Hélène Franco, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature
64/Prisons quatre étoiles
L’ « amélioration » de la prison, une vue de l’esprit
Action 72/Des cabanes, pas des prisons Retour
sur les actions menées contre la construction des établissements pénitentiaires pour mineurs
Nantes, Psychogéographie de comptoir/152 Récit dessiné à la recherche des concerts nantais
Tontines/170
Pas de crédit pour les banquiers
Sur un mode de financement original de quelques paysans du Tarn
PORTFOLIO
Abribus/172
Vivre dans un bus à Paris
Brèves de l’inaperçu/180
Actions et réflexions diverses et méconnues
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Le premier
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ruit de réflexions personnelles et collectives, nourri d’entretiens avec des sages-femmes et des obstétricien-ne-s, des femmes et des parents rencontrés sur notre route, ce dossier propose d’ouvrir des questionnements sur la prise en charge de la naissance. L’espace de la mise au monde d’un enfant n’échappe pas aux transformations qui structurent les sociétés modernes, qu’il s’agisse de la fragilité des alternatives au modèle dominant, de la dépossession des principales concernées de leur grossesse et accouchement, ou du recours aussi croissant que délirant à des gadgets technologiques comme les bracelets d’identification électronique...
Le premier cri
Naître à la chaîne « On va vers de vraies usines à bébés ! » C’est avec cette formule que Michel Anthony, président de la Coordination nationale des comités de défense des hôpitaux et maternités de proximité, désigne la situation des maternités aujourd’hui. Constat alarmiste ? Pas vraiment.
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epuis une trentaine d’années, les fermetures et les fusions de maternités se multiplient. La France en comptait 1379 en 1975, 694 en 2001, puis 584 début 2008. 190 autres sont menacées de mettre la clé sous la porte. Parmi elles, des maternités « rurales » comme celles de Figeac, Manosque, Pithiviers, Saint-Affrique, Carhaix, Ancenis, Châtillon-sur-Seine mais aussi des maternités situées dans de plus grandes agglomérations comme celles de Juvisy, Ivry-sur-Seine, Sèvres ou Noisy-le-Grand. L’objectif : la rentabilité. Les prétextes : des équipements obsolètes, la sécurité menacée des femmes et de leurs enfants lorsque les personnels pratiquent moins de 300 accouchements par an, et la nécessité de regrouper les structures. « Avec le rapport Larcher 1, il faut concentrer les maternités pour mutualiser les moyens et gagner en efficience parce que les budgets manquent, mais aussi parce qu’il y a une pénurie de gynécologues-obstétriciens et de sages-femmes », constate Françoise Nay, médecin et
vice-présidente du comité de défense de l’hôpital Rostand à Ivry. Dans le même temps, par un effet de vases communicants, les grosses structures hospitalières accueillent de plus en plus de naissances, comme à l’hôpital Cochin à Paris où plus de 4 000 femmes accouchent chaque année. « Ces gros centres sont tous en saturation, constate Françoise Nay. Par conséquent, leur objectif est de faire en sorte que les accouchements soient le moins long possible et que les femmes libèrent leur lit deux jours après la naissance ! » Les projets de restructuration à venir confirment cette évolution. Les maternités d’Ivry et de Corbeil sont elles aussi amenées à sombrer au profit d’un grand centre hospitalier sud francilien conçu pour orchestrer 4 500 accouchements par an. Dans ces hôpitaux, la gestion optimale des effectifs et la technicité sont les deux mots d’ordre. La préparation à l’accouchement et l’accompagnement humain y deviennent des obstacles à l’objectif de rentabilité. Moins de 50%
1. Il instaure un hôpital calqué sur le modèle des entreprises, avec un directeur « patron ». Proposition phare de ce texte : les regroupements d’hôpitaux. D’après Patrick Pelloux, président de l’AMUF (Association des médecins urgentistes de France) : « C’est le faire-part de décès définitif du service public hospitalier. La loi hôpital 2007 avait déjà conduit les hôpitaux dans une impasse. Dans ce nouveau schéma, on rentre complètement dans la course à la rentabilité. »
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naître à la chaîne
des femmes bénéficient aujourd’hui d’une préparation, et moins ce moment est préparé, plus les chances d’être passive le jour de la naissance sont grandes. Dans cette même logique gestionnaire, le déclenchement de l’accouchement se banalise. Les femmes sont pressées de prendre rendez-vous pour le jour présumé de la naissance. Si les contractions n’ont pas encore commencé à la date programmée, le déclenchement chimique de l’accouchement s’impose. Une fois l’attirail médical lancé, l’autonomie laissée à la femme se réduit comme une peau de chagrin. S’ensuivent bien souvent une péridurale puis, de plus en plus souvent aussi, une césarienne. L’enquête périnatale de 2003 ne dit pas autre chose : les anesthésies sous péridurale continuent à progresser et concernent désormais plus de six accouchements sur dix 2. « Ces centres qui, au départ, sont censés prendre en charge les grossesses à risque se retrouvent
à suivre des accouchements tout à fait normaux qui pourraient très bien se passer de l’attirail médical ! », explique Stéphanie, sage-femme à la maternité des Bluets, en se souvenant de son expérience au CHU de Lille. Un bébé sur cinq naît aujourd’hui à la suite d’une césarienne, dont le nombre a doublé en vingt ans. Cette intervention est de plus en plus utilisée comme « facteur de l’organisation des naissances » ou pour « optimiser les coûts de production », selon une étude réalisée par la Fédération hospitalière de France (FHF). Le recours à la césarienne, planifié, permet notamment aux maternités de réduire le nombre de gardes de nuit et de week-end. C’est bien cela le problème : la rentabilité, associée à la technique, conditionne l’accouchement. Ces usines à bébés, où les femmes deviennent de plus en plus spectatrices de leur propre accouchement surmédicalisé, il faut savoir qu’elles existent et se donner les moyens de les refuser.
2. Enquête nationale périnatale réalisée en 2003 par le ministère des Solidarités, de la Santé et de la Famille.
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Naissance
sous contrôle Réflexions sur la médicalisation de l’acouchement
Sélectionner le patrimoine génétique pour son futur enfant (la couleur de ses yeux, de ses cheveux, etc.), c’est aujourd’hui possible avec des innovations scientifiques telles que la procréation médicalement assistée. Commander un enfant sur mesure semble presque à portée de main, mais quelle liberté reste-t-il aux femmes pour vivre leur grossesse et leur accouchement comme elles le souhaitent ? Si, légalement, les femmes peuvent choisir la manière dont elles veulent accueillir leur enfant, en réalité, les pressions du discours dominant ont imposé progressivement un accouchement hyper-médicalisé. Pourtant, se donner les moyens d’une recherche originale et personnelle pour accueillir un enfant, c’est se permettre de vivre pleinement cette expérience.
Le premier cri
V 1. Film de Gilles de Maistre sorti en octobre 2007.
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iêt-nam. L’hôpital-usine d’une grande ville. Téléphone portable vissé à l’oreille, visage rivé à un écran, un médecin gère plusieurs accouchements au milieu d’une salle bondée. Une femme étendue pleure en silence. Néons et machines high-tech l’entourent. à peine nés, les nourrissons sont attrapés, manipulés, pesés, mesurés et enregistrés à l’aide d’un numéro grossièrement inscrit sur le bras. Canada. Un lieu collectif en milieu rural. Une communauté d’amis accueille la naissance de l’enfant de l’une des leurs, à la maison. La mère accouche sans aucune assistance médicale, au son des guitares et des chants, dans les fumées d’encens et de ganja. Quelques heures avant le début du « travail », elle faisait des exercices de yoga face au soleil couchant, au bord de la rivière. Ces images tirées du Premier cri 1, un documentaire récent sur la naissance, présentent de manière caricaturale deux pratiques : l’une incarnant l’industrialisation de l’accouchement poussée à son extrême ; l’autre montrant la version mystique, « baba », de la naissance. Après la projection, une impression étrange demeure. émotion d’abord devant la naissance de ces enfants, puis malaise face à ce tour du
monde de l’accouchement qui se garde bien de dire quoi que ce soit sur la coexistence de pratiques pourtant si opposées. Voilà pourquoi il nous semble aujourd’hui indispensable de mettre au jour les représentations et les gestes qui font de l’accouchement un puissant révélateur des enjeux de notre société. Les questions propres à la contraception, l’avortement, l’allaitement, ou encore le maternage pourraient également être abordées ici. Car ces questions, tout comme celles concernant l’accouchement, sont régies par des normes si intégrées qu’on ne peut imaginer s’en écarter sans les avoir auparavant critiquées.
Une question intime dans une histoire collective C’est aux femmes de sentir ce qui leur convient le mieux pour ce moment si intime qu’est la naissance d’un enfant. Il n’est donc pas question de juger les histoires de vie, de culpabiliser les femmes, mères et futures mères, voire d’ériger de nouvelles normes pour vivre un accouchement à visage humain. Mais si le débat sur l’accouchement se résume souvent à une histoire de choix personnel, de la famille, du couple et de la femme avant tout, c’est
naissance sous contrôle
aussi l’histoire collective des femmes qui se joue autour de ce moment. Donner la vie à domicile, au milieu de sa communauté de vie, dans une maternité de proximité ou dans une maison de naissance, ne pas vouloir connaître à l’avance le sexe de l’enfant, refuser une injection d’ocytocine ou la péridurale… Tous ces écarts à la mécanique bien rôdée de l’accouchement médicalisé sont bien souvent vus comme le signe d’une inconscience voire d’une pure folie. Si bien qu’ils peuvent devenir des formes de résistance, des luttes en soi, individuelles ou collectives, au même titre que les choix concernant l’éducation ou l’alimentation. L’évolution de nos sociétés et les mutations concernant la place de la femme influencent la manière dont l’accouchement est envisagé. L’accès des femmes au salariat en est un bon exemple. Il a particulièrement transformé leur rapport à la maternité et le temps matériel et psychique accordé à cet événement. Avec l’évolution du marché de l’emploi, la grossesse tend à devenir un obstacle au bon déroulement d’une carrière. Moins les femmes lui accordent de temps, plus elles augmentent leurs chances de garder leur place au sein de l’entreprise. Elles doivent rester
« opérationnelles » jusqu’au mois précédant l’accouchement, sauf raisons médicales dûment attestées, et reprendre assez rapidement (deux mois après la naissance de l’enfant). C’est accorder peu d’importance aux transformations psychiques que la grossesse peut entraîner ; et laisser bien peu de temps aux femmes qui le souhaitent pour préparer la venue de leur enfant. Elles peuvent se trouver démunies face à ces bouleversements, inquiètes des perturbations à venir dans leur vie et dans leur travail. Cette inquiétude se voit renforcée par l’isolement croissant des femmes. « La mobilité demandée au cours des études puis pour la recherche d’un emploi, mais aussi l’importance accordée à l’activité professionnelle sont des éléments qui peuvent fragiliser les liens sociaux et expliquer le fait que les femmes que nous voyons arriver aujourd’hui sont globalement plus isolées qu’auparavant », analyse Claude Egullion, gynécologue-obstétricienne à la maternité des Bluets depuis plus de vingt ans. La dissolution des liens communautaires entraîne une perte de transmission des savoirs autour de la naissance et de la petite enfance, ce qui rend les femmes plus vulnérables au discours dominant. « Le
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Le premier cri
« L’accouchement sans douleur » Au début des années 1950, le Dr F. Lamaze, chef de service de la maternité des Bluets, provoqua une « révolution » dans le monde de l’obstétrique en proclamant que les femmes pouvaient prendre une part active dans leur accouchement, que la douleur de l’accouchement n’était pas inéluctable et qu’on pouvait diminuer l’anxiété et la peur par la connaissance. La méthode dite « d’accouchement sans douleur », bien que très critiquée sur ses résultats inégaux sur la douleur, connut cependant un grand succès en France puis à l’étranger. Elle redonnait à la femme une certaine maîtrise de son corps, prenait en compte le vécu, la dimension émotionnelle de l’accouchement, et portait en germe l’idée d’un droit de regard de la patiente sur la façon dont elle allait être traitée. savoir des mères et des grand-mères n’a plus sa place. Aujourd’hui, on n’écoute plus que le discours médical, c’est lui qui fait autorité », reconnaît le médecin. Les variations autour de la promotion de l’allaitement illustrent bien ce phénomène. Dans les années 1990, une femme pouvait exprimer le désir d’allaiter son bébé, mais bien souvent cette décision était qualifiée d’originale ou de rétrograde par l’entourage. Le biberon était devenu la norme. Les femmes pouvaient certes s’orienter vers l’allaitement maternel, mais il leur fallait pour cela être déterminées, s’écarter du modèle proposé et faire la sourde oreille aux conseils et croyances de l’époque,
«On est dans le mythe de l’enfant parfait.» relayés jusque dans les magazines féminins. Aujourd’hui, il est de bon ton d’allaiter son bébé, au moins dans les premiers mois ; les bienfaits pour la santé de l’enfant (notamment le renforcement de son système de défense immunitaire) ont largement été démontrés. Des associations, des collectifs de femmes, les médecins eux-mêmes, soutenus par des rapports de l’OMS, encouragent désormais les mères à donner le sein. Mais ce « retour » à l’allaitement maternel pour les premiers mois de l’enfant ne s’est
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opéré qu’après de nombreuses expertises scientifiques, qui ont notamment conduit les industriels à changer leur fusil d’épaule et à soutenir à leur tour que le lait maternel est le meilleur aliment. Ici comme dans d’autres domaines, ce n’est pas parce que les femmes reviennent à des pratiques plus « naturelles » qu’elles ont forcément prise sur ces processus. L’institution médicale fait toujours référence et reste productrice des normes.
« Ce n’est pas une maladie, mais… » Il faut de plus en plus soigner, surveiller la grossesse. Elle comporte des risques tant pour la vie des femmes que pour celle qu’elles portent. Dès la découverte de la grossesse, une pluie de recommandations angoissantes s’abat sur les femmes. « Je suis d’abord allée voir une gynécologue qu’on m’avait conseillée à Toulouse, raconte une jeune femme qui a fini par choisir l’accouchement à domicile. Elle m’a dit : “Vous êtes enceinte, ce n’est pas une maladie, mais…”, et elle m’a sorti une liste d’interdictions. à partir de ce moment-là, je me suis dit que j’allais trouver une sage-femme. Je me sentais bien, en forme, je voulais un suivi classique avec une sage-femme pour être sûre que le bébé aille bien, mais je ne voulais pas de tout cet environnement médical. » Il faut bien que les femmes concèdent qu’elles n’y arriveront pas seules ; qu’il est préférable, pour leur sécurité et celle de leur enfant, de suivre la voie médicale et d’accepter son arsenal technique. « On les dépossède de la possibilité de chercher en elles les ressources, qu’elles ont pourtant, de faire naître leur enfant par elles-mêmes, sans l’idée préalable d’une assistance médicale, critique Jeanne Weiss-Rouanet, anesthésiste-réanimatrice à la maternité des Lilas. Il existe un discours dominant, un projet préétabli pour les femmes. Il y a une grande normativité, inventée par la technique, qui prive les gens d’imagination... » La position standard d’accouchement témoigne de la place accordée au médecin dans ce procesus. Allongée comme un patient qu’on ausculte, la femme ne
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Rousca il 2. Voir infra, « Une expérience d’haptonomie. », p. 20.
lons bigorne (P
I/ Enfan t peut être qu’assistée : tout un petit monde s’agite autour d’elle, parle d’elle, de ce qui se passe, lui donne des consignes. Il lui est alors très difficile de vivre l’accouchement de manière active. Elle est accouchée. Quasi systématique en Europe parce qu’elle est la plus pratique pour le médecin qui peut ainsi diriger l’accouchement, attraper le bébé et le sortir du corps de la femme, cette position est uniquement destinée au confort du praticien. Jacques Palusci, médecin généraliste à Toulouse et haptonome 2, l’explique en ces termes : « On a conditionné les femmes, depuis le milieu du xixe siècle, à accoucher dans la position la plus inconfortable : sur le dos, les jambes en l’air. Or, cette position est très confortable pour l’équipe médicale mais pas pour la progression du bébé. La femme doit pouvoir se mouvoir pour que la mécanique du bassin se mette en place et que le bébé puisse s’engager. Mais si une femme se met accroupie, le médecin doit se mettre à quatre pattes, c’est impensable ! Une femme qui est bien debout ou sur le côté ou à quatre pattes peut tout à fait être accompagnée par une sage-femme ou par un médecin. C’est ce qui arrivait avant qu’on ne généralise l’accouchement médicalisé. » La question de la position est d’autant plus édifiante qu’elle préfigure le déroulement de l’accouchement. La position allongée rend l’expulsion du bébé plus difficile et donc plus douloureuse. Ce qui explique, en partie, le recours croissant à la péridurale. « Avec la péridurale, la femme est moins active et l’expulsion du bébé est plus difficile, ajoute Jacques Palusci. Comme elle ne va pas toujours y arriver, le médecin utilise les spatules. Il va accoucher cette femme, puis lui redonner le bébé après qu’il a été lavé, etc. Voilà l’évolution technologique, le corps médical se substitue de plus en plus à la femme. » Parfois, des initiatives émanant des femmes elles-mêmes ont conduit à ce que l’accouchement soit de plus en plus pris en charge médicalement. Aux États-Unis et en Angleterre, ce sont des femmes comme Margaret Sanger et Marie Stopes, engagées dans les luttes féministes, qui mettent en place dans les années 1920 les premières
a rlons
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Chenille, crapa ud, crapoussin, éch appé de bidet, extrait , fieu, gosse, goussepa in, graine de bois de lit, lardé, loubé, lo upiot, merdeux, mig nard, mion, môma qu e, morceau de salé, m oucheron, mouflet, nouné, péchon, petiot, piva ste, trifaille, verm inard...
maternités. Issues de milieux scientifiques (l’une est infirmière et l’autre biologiste), ces femmes ont pensé la médecine comme un moyen d’émancipation. Tout en permettant de faire chuter la mortalité des femmes et des nourrissons, ces premières cliniques ont préparé le terrain à la systématisation de l’accouchement médicalisé. De la même manière, en s’emparant de la péridurale comme un moyen de se soustraire à la douleur de l’accouchement et donc de s’émanciper, les féministes ont beaucoup cédé au pouvoir médical. De nombreuses expériences ont cependant tenté de donner à la femme les moyens de vivre cet événement de manière active. Celles menées par le Dr Fernand Lamaze, fondateur de la maternité des Bluets, ont abondamment essaimé dès les années 1960. « Avec cette méthode dite de l’accouchement sans douleur, on a dit : « Les femmes ont la capacité de trouver autre chose que la passivité, explique le Dr Jeanne Weiss-Rouanet. On donnait aux femmes des armes pour elles-mêmes : “Vous avez en vous la possibilité de vous défendre contre cette douleur.” évidemment, ce n’était pas sans douleur... Mais c’était l’occasion de développer la capacité à s’adapter à une situation difficile et personnelle. » Cette méthode a
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Le premier cri
de nouveau le vent en poupe ces dernières années, mais elle reste circonscrite à quelques lieux seulement qui, de plus en plus, sont menacés dans leur projet de proposer une alternative à l’hyper-médicalisation.
« Les femmes
sont déresponsabilisées. » Légalement, les femmes peuvent choisir la manière dont elles veulent accueillir leur enfant. En réalité, les pressions pour une prise en charge et un accouchement médicalisé rendent les marges de manœuvre quasi inexistantes. « Si vous ne faites pas ce qu’on vous dit, vous mettez la vie de votre bébé en jeu » est un refrain que les futurs parents entendent souvent. C’est effectivement dans le registre de la peur
« Tout était aseptisé, tout blanc, les volets automatiques, les couloirs avec les chambres les unes à côté des autres. » et de la sécurité que sont puisés les arguments pour orienter le choix des femmes en matière d’accouchement et pour justifier le recours à l’artillerie lourde. « On fait peur aux femmes tout le temps en leur disant qu’il peut arriver quelque chose de très grave pour leur bébé à chaque instant, déplore Isabelle Desvallées, sage-femme libérale à Toulouse. Les femmes sont déresponsabilisées et dépossédées, car la structure médicale leur dit qu’il vaut mieux que les médecins prennent tout en charge. » Du début de la grossesse aux premières années de l’enfant, les femmes doivent s’en remettre à des spécialistes. Nombreuses échographies, contre-indications alimentaires, amniocentèse (prélèvement et analyse ADN), série d’examens du bébé dans les instants qui suivent l’accouchement,
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puis visites « obligatoires » de contrôle pendant les premiers mois… « À l’hôpital, les suites de l’accouchement sont hyper programmées, témoigne Adrien, un jeune père. Tu rentres dans un processus bureaucratique : pesée, lavements, nettoyage du nez avec intubation, gouttes d’antibiotiques dans les yeux. Il faut rester plusieurs jours à l’hôpital. Si tu veux sortir plus tôt, tu dois signer une décharge. De toute manière, il y a une visite obligatoire sous huit jours, pour avoir les aides de la CAF. » Autre facteur de dépossession : la décharge que les parents doivent signer juste après la naissance de leur bébé s’ils souhaitent quitter l’hôpital avant la fin de la durée de surveillance. Celle-ci permet au corps médical de se couvrir légalement en cas de problèmes ultérieurs, mais participe de la pression mise sur les parents. Cependant, cette judiciarisation croissante de l’accouchement est aussi le fait des familles elles-mêmes. La conception de l’accouchement s’est transformée : « Autrefois on admettait qu’il puisse y avoir une complication lors d’un accouchement, voire qu’il se termine mal, aujourd’hui ce n’est plus le cas, explique Gilles Habart, gynécologue obstétricien qui pratique les accouchements dans l’eau à la maternité de Pithiviers. On est dans le mythe de l’enfant parfait. C’est une telle blessure narcissique et il y a une telle culpabilité lorsque les choses se passent mal que les femmes se retournent contre les professionnels de la santé. C’est ce qui explique le recours systématique à la technique, au monitoring et autres protocoles. Parce que c’est la première chose que demandera l’expert en cas de complications liées à l’accouchement. Les professionnels de la santé se protègent donc en suivant les protocoles médicaux élaborés par les sociétés savantes. »
L’accouchement, un acte technique Les techniques modernes proposées dans les structures hospitalières pour faciliter l’accouchement transforment le processus de la naissance en un acte technique, quantifiable, programmable, gérable.
naissance sous contrôle
La date de l’accouchement est fixée par les médecins longtemps à l’avance, et gare au bébé qui déciderait de pointer le bout de son nez trop tôt ou trop tard – cela bouleverserait le planning des hôpitaux et du personnel médical, du médecin qui enchaîne plusieurs accouchements à la suite, de l’anesthésiste chargé de la péridurale. « L’obstétrique traditionnelle consiste à surveiller un phénomène physiologique en se tenant prêt à intervenir à tous les instants, souligne le Pr Yves Malinas, gynécologue-obstétricien. L’obstétrique moderne consiste à perturber ledit phénomène de telle sorte que l’intervention devienne indispensable à l’heure exacte où le personnel est disponible. » Le recours à une structure médicale complexe peut évidemment s’avérer nécessaire. Nombre de vies sont ainsi chaque jour sauvées. Cependant, c’est aujourd’hui la majorité des accouchements qui se déroule dans ce cadre et il devient difficile de penser autrement. « Pour mon troisième enfant, raconte Anne-Cécile, je suis tombée sur une jeune sage-femme qui visiblement était totalement paniquée à l’idée que je refuse le monitoring et autres branchements de rigueur aujourd’hui. » D’après Gilles Habart, ces situations sont de plus en plus courantes. « Les sages-femmes aujourd’hui sont plutôt formées pour faire face à des grossesses à risque qu’à des accouchements normaux. Elles ont du mal à oublier les contingences liées à la gestion du matériel de surveillance de l’accouchement. » Dans ce contexte, le processus naturel de l’accouchement est perturbé, ce qui rend d’autant plus nécessaire le recours à ces actes médicaux. C’est ainsi que la péridurale, censée au départ rester exceptionnelle, est devenue la règle. La refuser devient difficile tant celle-ci semble incontournable. « Les mères se trouvent mises en accusation, presque comme des traîtres envers notre société : “Comment, vous ne voulez pas de ce confort ? Vous êtes maso !” Ce qui est en question, c’est la façon dont la péridurale est proposée aux femmes, et à la place de quoi, estime Jeanne Weiss-Rouanet. Il faut donner aux femmes l’honneur de choisir. Le discours dominant que je viens
d’évoquer prive les femmes d’une recherche originale, personnelle. Je crois que nous, les femmes, nous attendons de l’expérience de l’accouchement quelque chose d’inconnu de nous-mêmes, que nous avons besoin de découvrir : une rencontre émotionnelle, une rencontre avec notre corps, une expérience fondamentale, pas aussi inhumaine qu’on voudrait nous le faire croire. » Une fois l’engrenage technique enclenché, difficile de faire marche arrière. Chaque acte en appelle plusieurs autres : l’injection d’hormones de synthèse, l’incision du périnée, l’extraction du bébé par ventouses ou forceps, car en anesthésiant certaines parties du corps, elle ralentit voire empêche le « travail » pour expulser le bébé. Elle agit aussi sur le bébé qui a de fait moins de force pour participer à
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Le premier cri
ya est tout c’ qu’i’ « J’ te l’répète c’ s ; te salade en ver d’ rupin, ta p’ti er rl chose que d’ pa mais faut aut’ s ard s, des loupiot des pauv’s mign ’a qu és es pauv’s lard sans liquette, d e pouce à cause qu à téter qu’ leur les s an nib de lait d leur d aronne a ’ pognon pour en rondins et pa s d aj’ter… »
3. Foucault Michel, Histoire de la sexualité, T.I « La volonté de savoir », Paris, Gallimard, 1976, p. 181.
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sa sortie. « La péridurale est souvent perçue comme une évidence voire comme quelque chose de magique, note Isabelle Desvallées. Pourtant, elle augmente les dépressions post-natales... Quand on fait une péridurale sans qu’elle soit réellement nécessaire, on rencontre par la suite un sentiment d’étrangeté, l’impression que ce bébé n’est pas le sien. La mère n’a pas senti le passage, elle a été déconnectée de ce qui arrive. » Dans un tel milieu technique où l’accompagnement humain fait figure d’option, les femmes ne peuvent être que stressées, perdues et mal à l’aise. Si les pères sont souvent invités à assister à l’accouchement, ils se retrouvent seuls, dépossédés de tout le processus, et doivent, eux aussi, se soumettre à l’autorité médicale. Combien ont vécu ces moments comme des expériences désagréables voire traumatisantes où ils sont relégués au rôle « accessoire » de tenir la main de la maman ? Au sentiment d’isolement s’ajoute l’angoisse d’être à l’hôpital. « Je me suis sentie très mal dans la maternité. Tout était aseptisé, tout blanc, les volets automatiques, les couloirs avec les chambres les unes à côté des autres. Cette intimité “standard” m’a angoissée, confie Aude. Le système hos-
pitalier m’est apparu comme une usine, à soigner ou à enfanter, mais quand même une usine. Quand on a pris le rendez-vous pour le projet de naissance, on a attendu pendant deux heures et demi à l’hôpital. Je voyais toutes les femmes passer avec leurs super poussettes high-tech qui ressemblent vraiment à des caddies. Je me croyais dans un supermarché. »
La médicalisation : des enjeux qui dépassent la sécurité Au-delà des enjeux de rentabilité et de gestion des personnels hospitaliers, la normalisation de l’accouchement médicalisé permet également à l’État un meilleur « contrôle » de ses citoyens. à partir du xviie siècle, on assiste à une reconfiguration du pouvoir politique. Celui-ci ne se donne plus seulement comme une instance transcendante émettrice de lois et de sanctions. Il se diffuse peu à peu dans des institutions (écoles, casernes, asiles, hôpitaux, etc.) et des pratiques (études démographiques, rationalisation de l’économie, développement de la discipline, etc.) qui définissent, pour l’ensemble de la population, des normes de vie. Il s’agit alors d’influer sur les pratiques sociales de l’intérieur, et non plus simplement de les encadrer, selon la simple logique du contrôle 3. La médicalisation de l’accouchement, et plus généralement de la naissance, participe de cette mutation. Cette phase de normalisation est aujourd’hui encore perceptible sur l’île de Mayotte, où la structuration étatique reste balbutiante. Recenser la population de ce bout de terre « française » perdue au milieu de l’Océan Indien n’était encore récemment pas une priorité. Les habitants de Mayotte pouvaient vivre tranquillement sans se présenter en préfecture ou en mairie, se contentant de la reconnaissance de leurs pairs. Maintenant, la situation locale tend à changer : la déclaration d’état civil vient d’être imposée. Mais comment forcer des gens à se déclarer quand ils n’ont pas l’habitude de se rendre transparents aux institutions ? On a alors pu voir germer,
naissance sous contrôle 4. « Entre médecine, tisanes et prières, naître aux Comores au xxie siècle », Kaskazi, n°70, mars 2008.
début 2007, sur les routes de campagne et au milieu des villages de brousse, de grands panneaux publicitaires recouverts de dessins très simples légendés dans la langue locale. Ces croquis illustrent l’obligation pour le père de se rendre à la mairie pour déclarer son enfant immédiatement après l’accouchement – un moyen parmi d’autres d’éducation à la citoyenneté. De même, il est devenu illégal pour les « matrones » locales d’aider les femmes à accoucher, en comptant sur le fait qu’à l’hôpital, au moins, les médecins pourraient enregistrer les naissances. Le lien entre l’accouchement et la question de l’identité – l’identité civile, pour l’état – se ressent très fortement sur ce territoire. Beaucoup de femmes des îles « sœurs » prennent, enceintes, la mer dans des embarcations de fortune pour accoucher sur l’île française, espérant ainsi que leurs enfants obtiennent des papiers et échappent aux situations économiques et politiques difficiles de leurs terres « d’origine ». Pourtant habituées à l’accouchement traditionnel à domicile, ces femmes vont alors, à Mayotte, faire tout leur possible pour accoucher à l’hôpital – espérant que la naissance soit déclarée par les médecins 4. Cette situation particulière montre à quel point des enjeux a priori extérieurs à l’accouchement en luimême, ici la question de l’identité, peuvent transformer et normaliser les pratiques d’accouchement.
Harcèlement des sages-femmes et des maisons de naissance Certains martèlent que des alternatives à l’accouchement hautement médicalisé existent. Différentes initiatives ici et là ont permis de sauvegarder des petites structures, des maisons de naissance, de relancer des questions sur le pouvoir de la sphère médicale ; d’interroger aussi certains contenus des luttes féministes, qui, dans une volonté d’émancipation, ont paradoxalement cédé beaucoup à l’autorité médicale. La tendance reste malgré tout lourdement orientée vers la médicalisation de la naissance. Les résistances à cette stan-
dardisation font face à de nombreux obstacles. En France tout au moins, car dans d’autres pays européens, comme en Belgique ou aux Pays-Bas notamment, la pratique de l’accouchement à domicile – avec une assistance médicale éventuelle – ou l’existence de maternités laissent une plus grande liberté de choix aux femmes. En France, les structures alternatives ont dû se soumettre à des normes de plus en plus restrictives, jusqu’à fermer. C’est le cas, par exemple, de la Maison de naissance de Sarlat. Mme de Béarn, une sage-femme diplômée, récupère une clinique vétuste qu’elle va aménager jusqu’à obtenir l’agrément définitif de « clinique » en 1976. Une grande partie de la population de Sarlat et de ses environs accouche à la clinique, mais, trois ans plus tard, les obligations
Une fois l’engrenage technique enclenché, difficile de faire marche arrière. de remise aux normes se succèdent impliquant des investissements énormes : monitoring, rénovations diverses, biberonnerie, etc. En 1986, viennent s’ajouter un bloc opératoire et la permanence d’un pédiatre, d’un anesthésiste, d’un obstétricien, d’une sage-femme. Dans l’incapacité de répondre à ces nouvelles normes, la Maison de naissance se voit infliger un retrait d’agrément mais elle décide de passer outre. Assignée en correctionnelle en 1988 pour n’avoir pas fermé son établissement, Mme de Béarn écope d’une amende et doit fermer la Maison. Elle continue néanmoins à accompagner des accouchements à domicile en tant que sage-femme libérale. En 1991, une association parentale est créée pour rouvrir la Maison de naissance sous la forme d’un lieu d’accueil familial où les gens peuvent, entre autres choses, faire appel à un praticien de l’accouchement. L’association qui fait vivre ce lieu de naissance s’inscrit plus
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largement dans un mouvement qui cherche à défendre la liberté de choix des femmes en matière d’accouchement, revendique l’accès des sages-femmes libérales aux plateaux techniques, et milite pour le maintien ou l’ouverture de lieux de naissance diversifiés et adaptés aux besoins et aspirations des femmes. Face à des normes de plus en plus restrictives, la ruse n’est pas toujours suffisante. Certains membres de la sphère médicale, pourtant prêts à mettre leurs savoirs au service des femmes, baissent les bras devant la pression sociale exercée à leur encontre et les attaques en justice répétées. C’est le cas des sages-femmes libérales pratiquant l’accouchement à domicile, qui sont la proie de violentes stigmatisations et sont confrontées à des législations de plus en plus contraignantes. La plupart des assureurs refusent de les couvrir, car, en cas de pépin fatal, même si la famille de l’enfant nouveau-né ne porte pas plainte, c’est le Parquet qui poursuivra la sagefemme en justice pour « homicide involontaire ». Pourtant, la plupart des sages-femmes pratiquant l’accouchement à domicile ne suivent que des accouchements qui se profilent bien et orientent les cas problématiques vers des structures hospitalières adaptées. Mais ces complications légales et administratives, ajoutées aux pressions médiatiques, finissent par les décourager et, avec elles, ceux qui veulent faire vivre des structures alternatives. Face à ces injonctions sociales, judiciaires et médicales qui tendent à promouvoir un modèle unique d’accouchement, il semble plus que jamais nécessaire de multiplier les groupes de femmes tentant de se réapproprier la prise en charge de cet événement, et de développer les espaces de réflexion autour de l’accouchement, mais aussi de la contraception, ou encore de l’avortement. Ces questions relatives à la vie des femmes et à leur sexualité méritent d’être pensées ensemble car ce qui s’impose comme modèle dominant dessine en creux notre histoire collective et individuelle.
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une expérience d ’ haptonomie
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Témoignage
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Par le toucher et la voix, l’haptonomie permet aux parents d’entrer en contact avec l’enfant, dès les premiers mois de grossesse, et de construire ensemble le nouveau lien affectif à venir. Sofian nous raconte son expérience.
L’haptonomie est bien plus qu’une technique d’accouchement « sans douleur ». Elle permet à la famille de prendre corps et de vivre, avant même que l’enfant n’ait vu le jour. Elle propose d’établir une relation, via le toucher, entre l’enfant et ses deux parents (le père peut éventuellement être « remplacé » par une personne proche de la mère). La sage-femme (ou le médecin) intervient comme un guide qui accompagne cette relation nouvelle. Nous avons eu la chance de découvrir dans notre ville une sage-femme venant d’achever sa formation, qui a accepté de nous accompagner. Lors de notre première rencontre, nous avons cherché simplement à entrer en contact avec notre enfant, à l’appeler par l’imposition des mains sur le bas-ventre. Plus
une expérience d’haptonomie
l’enfant grandit, plus les réponses sont sensibles, du léger mouvement au coup plus marqué. Cette première séance de « prise de contact » est très importante, autant pour la mère que pour le père. C’est la première fois que nous avons vraiment perçu Sara, notre fille, comme une personne à part entière, comme une interlocutrice déjà en devenir. La connaissance du sexe nous a ensuite permis de l’appeler par son prénom et de continuer à construire cette nouvelle relation. L’effet bénéfique supposé pour l’enfant est de mettre en place dès la vie intra-utérine une relation à trois, qui entrecoupe le rapport fusionnel avec la mère de moments d’empathie avec le père. La mise en place d’une telle relation assure à l’enfant une
confiance et une autonomie plus marquées après sa naissance. La séparation d’avec la mère n’est plus vécue comme un abandon absolu. Le père a d’ores et déjà une place. à partir de cette base, nous avons appris un ensemble de techniques de repositionnement du bassin, d’appels, de recentrages de l’enfant, destinées à lui faire occuper la totalité de la cavité intra-utérine (ce qui soulage la mère, car le poids est mieux réparti), et, avant l’accouchement, à le « verticaliser » pour favoriser sa sortie. Par l’intermédiaire de ces petits exercices de confort relativement simples, c’est toute notre intimité de couple qui s’est affinée. En tant qu’homme, cela m’a permis d’apprivoiser le corps en mutation de Virginie et ainsi de découvrir une nouvelle forme
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d’intimité, via des massages (pour favoriser la circulation dans les jambes), des techniques d’enroulement (pour repositionner l’enfant et soulager le dos de la mère), etc. Je n’ai donc pas vécu la grossesse comme un moment d’attente fastidieuse, où le corps de Virginie aurait été entièrement dévolu à Sara. L’intimité n’était plus la même, bien évidemment, mais elle continuait sous une forme respectueuse de chacun de nous trois. Cette intimité s’est prolongée jusqu’au moment de l’accouchement. Pour des raisons médicales, nous avons dû accepter que les médecins déclenchent l’accou-
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chement. Cela allait à l’encontre de toute notre préparation, mais la culpabilisation est telle que c’est difficile de porter seuls la responsabilité d’une éventuelle complication. Nous en avons beaucoup parlé avant de prendre la décision et finalement nous avons consenti, à une condition intangible : nous devions pouvoir rester ensemble de jour comme de nuit jusqu’à la venue de Sara. En dépit des appareillages, nous avons ainsi pu exploiter pleinement toutes les ressources de l’haptonomie durant près de 36 heures. Au moment des contractions de travail et de l’accouchement, j’enroulais
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Virginie de mes mains et de mon corps (lorsque c’était possible, avant de descendre au bloc) et j’affrontais avec elle chacune des contractions, essayant d’en prendre ma « part ». Cela reste bien sûr sans commune mesure avec sa propre souffrance. En utilisant au maximum l’inscription des corps dans l’espace, on peut « diffuser » la douleur et donc l’atténuer un peu. Enfin, au moment de l’accouchement, la sortie de l’enfant est favorisée par les poussées contraires de la mère et du père. La sagefemme et moi-même poussions chacun une des jambes écartées de Virginie dans sa direction, alors qu’elle forçait en sens contraire. La résistance occasionnée favo-
risait son propre effort. Après deux heures de « travail », Sara a vu le jour, sans que Virginie ait eu besoin de recourir à une péridurale. Elle a pu vivre son accouchement en pleine conscience et le partager avec Sara et moi. Durant toutes les étapes de la grossesse et de l’accouchement, je me suis ainsi toujours senti à ma place (physique, affective et symbolique) et jamais dans la position d’un spectateur impuissant. Cette expérience a renforcé notre intimité et notre complicité. Elle se poursuit depuis avec Sara, que nous apprenons à connaître et à épauler dans la voie de l’autonomie.
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m a t er n high-tech Dans leur course technologique et sécuritaire, certaines maternités choisissent d’équiper les nouveaux-nés de bracelets électroniques. Récit d’une mobilisation contre ce dispositif à la maternité du Raincy-Montfermeil, en Seine-Saint-Denis.
L
e 10 avril 2007, la maternité du Raincy-Montfermeil (Seine-Saint-Denis) est la toute première en France à s’équiper d’un système de surveillance déjà utilisé par l’Administration pénitentiaire depuis octobre 2000 : le bracelet électronique. Les maternités de Strasbourg, de Givors et du Havre suivent quelques mois plus tard. Le développement du bracelet électronique ne compte pas s’arrêter en si bon chemin : il est prévu de l’employer sur des « patients vulnérables », atteints par exemple de la maladie d’Alzheimer ou sortant du coma, notamment dans le centre neurologique de l’hôpital du Havre. à terme, toutes les personnes hospitalisées pourraient être baguées électroniquement, comme il en est question à l’hôpital Saint-Louis à Paris. C’est dans un contexte plus large de manie sécuritaire que le bracelet électronique s’incruste dans notre environnement. En février 2006, le gouvernement lance le plan « Alerte enlèvement », un dispositif d’alerte massive et immédiate pour rechercher un enfant enlevé. Il consiste à diffuser à la radio, à la télévision et sur les panneaux des autoroutes et des gares (SNCF et RATP)
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des messages visant à mobiliser la population pour la recherche d’un enfant enlevé et de son ravisseur présumé. Dans le même temps, on assiste à un battage médiatique spectaculaire autour de rapts d’enfants. Petite stratégie bien rodée d’utilisation de la presse : on élève un fait divers, certes sordide, mais qui reste de l’ordre de l’anecdote locale, en événement national. De quoi habiller le gouvernement d’une cape de super héros, et justifier des projets de lois sécuritaires – tout en banalisant les innovations technologiques. à la maternité du Raincy-Montfermeil, il y aurait eu deux enlèvements dans les cinq années précédentes. Prétexte idéal pour tester un nouveau dispositif de surveillance des nourrissons. Il s’agit de placer, souvent sur la cheville du nouveau-né, un bracelet de 12 grammes équipé d’un boîtier contenant une puce RFID (Radio frequency identification), dont les informations se limitent (pour l’instant) aux noms et prénoms de l’enfant et de sa mère, activée depuis un ordinateur central. Des récepteurs installés dans le périmètre où se trouve le bébé permettent de déclen-
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cher des alarmes lumineuses et sonores – voire le verrouillage automatique des portes et l’arrêt des ascenseurs – si le bracelet sort de la zone couverte, s’il est coupé, ou si l’ordinateur central est volé. L’installation coûterait entre 30 000 et 100 000 euros (60 000 pour Montfermeil). « La puissance de l’émetteur contenu dans le bracelet est de 0,01 milliwat. Cela correspond à une puissance 2 000 fois moins importante que celle d’un téléphone portable », assure Laurent Levasseur, directeur général de Bluelinea, entreprise qui commercialise les bracelets électroniques en
France. Les parents, que l’exposition de leur enfant à ces ondes radio (862 Mhz) continueraient à inquiéter peuvent toujours refuser l’équipement après avoir signé une décharge : avec la liberté de passer pour de « mauvais parents », peu soucieux de la sécurité de leur enfant. Grâce à ce dispositif, les nouveaux-nés peuvent être laissés sans surveillance dès les deux premiers jours de leur vie, puisqu’une machine veille sur eux. Dans tous les cas, la responsabilité juridique de l’hôpital est protégée.
Nous n’étions pas très nombreux ce jour-là. Une distribution de tracts avait eu lieu les jours précédents, invitant à cette mobilisation. Celle-ci avait en outre été évoquée et discutée lors d’une grande réunion publique sur « les nouvelles technologies de police » à Paris. Nous ne sommes pourtant qu’une quinzaine à nous retrouver devant la maternité. Nous installons des banderoles, une table de brochures et de petits en-cas. Une voiture de flics en civil est déjà là et s’inquiète de nos intentions. Des nouveaux parents et des familles en visite passent devant ce curieux rassemblement. Certains jettent un coup d’œil furtif avant de poursuivre leur chemin, d’autres s’arrêtent boire une tasse de thé et échanger quelques mots. Des travailleurs de l’hôpital viennent voir de quoi il s’agit. Nous sommes vite confrontés à des discussions, souvent polémiques. Des parents confirment qu’on a posé un bracelet électronique à leur bébé. Certains sont étonnés d’apprendre qu’ils avaient le choix de refuser. De toute façon, on sent bien que dans un tel moment les parents ne sont pas en mesure de se poser la question. Ils ont pris la pose du bracelet comme un rituel de l’accouchement à l’hôpital. Certains s’avouent rassurés : « Il y a quand même
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Mettre des antivols à radiofréquence sur les chevilles des nourissons ne réjouit pas tout le monde. L’après-midi du 13 octobre 2007, un rassemblement est organisé devant la maternité du Raincy-Montfermeil. Une des personnes présente raconte :
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eu deux bébés enlevés dans cet hôpital ! » Si l’on avance la question des ondes et des éventuels risques pour la santé du bébé, ils s’inquiètent, voudraient en savoir plus, et l’absolue confiance qu’ils avaient dans le corps médical baisse d’un cran. Encore une fois, c’est l’argument des risques pour la santé qui touche les gens. Pour le reste, la fatalité domine : « Il y a déjà des caméras de vidéo-surveillance partout ! Alors un peu plus ou un peu moins... » Quand nous parlons du remplacement du personnel soignant par des technologies à l’efficacité douteuse et souvent dangereuses, nous nous appuyons sur le fait qu’aucune évaluation sérieuse n’existe encore concernant les conséquences sur le corps et le cerveau humains du contact avec les puces RFID. Nous pourrions simplement évoquer les études récentes sur les téléphones portables, qui apportent la preuve, plusieurs décennies après leur commercialisation massive, de risques de cancers. Cependant, nous tentons de relativiser cet argument, parce que nous refusons de répondre aux adeptes des technologies de surveillance sur le même terrain qu’eux – celui de la peur. Nous ne voulons pas nous placer sur le thème : « Vous avez peur qu’on enlève votre enfant... Vous devriez avoir encore plus peur des cancers que cette technologie va lui apporter ! » Alors nous cherchons à insister davantage sur la question de l’entourage humain de l’enfant, sur l’importance évidente de personnes attentives autour du nourrisson, plutôt que de caméras ou d’ondes radio.
On imagine des espaces d’accueil pour les familles dans les hôpitaux. On questionne la logique qui consiste à opérer des coupes franches dans le budget du personnel soignant, au profit de l’innovation technologique. En discutant avec le personnel médical, nous nous rendons compte que la justification des bracelets électroniques (prévenir les enlèvements) ne tient pas. Sur les deux seuls rapts d’enfants largement médiatisés, un au moins aurait été commis par une personne de l’équipe de soin. Alors, bracelet ou pas, le nourrisson aurait pu être enlevé – l’équipe médicale ayant le moyen de le désactiver. Dans l’ensemble, les travailleurs de l’hôpital rechignent à discuter avec nous. Un peu dépités, nous finissons par apprendre de la bouche de l’une d’entre eux qu’ils ont reçu l’ordre de garder le silence sur ce dispositif. Quelques jours plus tôt, les journalistes intéressés ont dû se contenter du discours officiel de la direction. Même les délégués syndicaux de l’établissement, qui sont pourtant en train de mener un mouvement de grève, semblent ignorer le problème. L’attroupement finit par déranger l’administration de l’hôpital, qui nous envoie sa chargée de communication et un élu de la commune favorable au dispositif. Les échanges sont houleux, nos arguments sont mécaniquement taxés de passéistes, réactionnaires et irresponsables. Nous repartons en distribuant des tracts aux voitures qui acceptent de baisser leur vitre. Affaire à suivre.
s grandes villes « C’est les p’tits de al lavé Les p’tits au cul m er res civiles Contingent des gu les pavés » Qui pousse entre t (Les loupiots) A ristide Bruan
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matern high tech
Finalement,
une forme de « consensus mou » autour de la surveillance électronique demeure. Dans un monde où le progrès est roi, les discours qui mettent en question ces technologies sont souvent taxés de rétrogrades et conservateurs. Une manière éprouvée de clore le débat. Pourtant, les opposants au culte de la technologie ne se résignent pas. L’adhésion totale aux nouvelles technologies de contrôle n’est pas encore acquise, au grand regret de Bluelinea et autres concepteurs d’utopies sécuritaires. Il y a les personnels hospitaliers qui refusent de « baguer des nouveaux-nés comme on le ferait pour des canards », les enseignants et les élèves du secondaire qui s’insurgent contre les bornes biométriques dans les établissements scolaires, les automobilistes qui détruisent les radars automatiques, et les dizaines de milliers d’urbains qui se fichent des cartes d’identification à distance dans les transports en commun… Sans oublier les mobilisations qui luttent assidûment pour dénoncer, faire retirer, parfois saboter, des installations de surveillance électronique de tout ordre.
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Chronique de l'autisme
chronique Après avoir envoyé une bonne cinquantaine de CV, j’ai fini par me faire embaucher comme stagiaire psychologue dans un hôpital de jour pour enfants autistes et psychotiques. C’est une étape obligatoire pour valider une licence de psychologie clinique. L’hôpital est à une heure et demie de chez moi et je ne sais pas encore ni à quoi ni à qui j’ai affaire. Mais je ne songe pas à me plaindre et encore moins à refuser cette proposition : on m’a assez répété que trouver un stage non rémunéré à ce niveau d’étude, c’est inespéré.
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Chronique de l'autisme
'
De
l autisme
C
et hôpital de jour fait partie d’un des plus grands établissements psychiatriques de France, relativement excentré par rapport aux services adultes et adolescents. Un bloc en préfabriqué sans étages, entouré de petits jardins grillagés. Autour, des larges pelouses, des grands arbres et, à quelques dizaines de mètres, une nationale bruyante. Les enfants arrivent là en ambulance du lundi au vendredi à 9h et sont ramenés chez eux à 17h. Le principe d’une telle structure, c’est de remplacer l’école tout en proposant des soins psychologiques intensifs, pour permettre à ces enfants de (ré)intégrer un parcours plus classique, peutêtre, un jour. En face de l’hôpital de jour se trouve l’hôpital permanent, accueillant des enfants psychotiques très jeunes aussi, qui n’ont pas la chance d’avoir une famille assez stable pour pouvoir
rentrer chez eux le soir et le week-end. C’est à peu près la seule différence entre ces deux structures. Beaucoup d’enfants finissent dans celle où je travaille, faute de place à l’hôpital permanent. Les enfants accueillis à l’hôpital de jour, au nombre de quarante à peu près, sont répartis selon leur âge sur six « groupes de vie », espaces définis composés d’une à deux pièces, d’une salle de bain et d’un petit jardin, dans lesquels les enfants évoluent en dehors des activités thérapeutiques. Au sein de ces espaces, ils sont encadrés par plusieurs « paramédicaux », éducateurs et infirmiers, spécialisés ou non en psychiatrie. Les portes de ces espaces, comme celles de toutes les pièces de la structure, sont en permanence fermées à clef. Les enfants ne se croisent que dans les couloirs et lors des activités transversales.
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Chronique de l'autisme
Premier jour Une psychologue, deux psychologues me reçoivent. Ici, on a affaire à l’une des « pires » pathologies mentales observées chez l’être humain. Des enfants, entre deux et douze ans, qui présentent des « symptômes » très particuliers. Ils ne parlent pas notre langage, ne regardent jamais dans les yeux, font de drôles de gestes répétitifs avec leurs mains, leur tête, leur corps. Ils marchent parfois sur la pointe des pieds et serrent les poings. Ils font des colères incroyables, avec des cris, des hurlements, des pleurs. Ils ne jouent pas ensemble et, pire, ils n’ont pas l’air de savoir comment on joue avec les objets, nounours, dînettes, camions, livres d’images : ils les saisissent, les secouent, les font tourner, les jettent. Ils ne font pas semblant, ils ne font pas de bisous aux nounours, ne portent pas les aliments en plastique à la bouche, ne font pas rouler les camions. Autres « symptômes » : Ils s’auto-mutilent, mangent leur caca, se mettent à courir sans but, se couchent par terre et ne veulent plus se relever, se masturbent devant tout le monde, résistent à la douleur physique, ne sont jamais malades, adorent l’eau et les faisceaux lumineux, sont surtout des petits garçons, se mettent tout nu, tapent fort parfois. On arrête là : ce qu’il faut retenir, c’est qu’ils souffrent atrocement, ça se lit sur leur visage. Les chances de guérisons sont infimes, mais il faut y croire. L’entretien est fini.
Je commence jeudi prochain.
J’ai le vertige.
La semaine d’après Je ne comprends pas encore ce que je fous là, c’est la deuxième fois que je mets les pieds dans cet hôpital et je n’ai pas encore vu d’enfants. Enfin si, j’en ai croisé deux ou trois dans le couloir qui tenaient la main d’un adulte. En fait, j’ai très peur. Non pas parce qu’on me présente les enfants comme des monstres, mais parce que je me sens d’emblée incompétente. Comment les approcher ? Comment parler d’eux ? Tout me semble artificiel, irréel. Où est la vie ici ? Je suis psy ici, pas éducatrice, je ne peux pas franchir les portes des groupes de vie sans autorisation, sans qu’on me jauge. Ma présence dans l’un de ces groupes peut être vécue comme une intrusion terrible. Les groupes ont leur logique propre, les éducateurs et infirmiers se connaissent depuis longtemps et ils ont adopté des manières de faire autonomes avec les enfants. Ce sont des espaces de vie d’où les enfants sortent pour aller en entretien, en atelier, en ballade, etc. Dans ces espaces, ils mangent, font la sieste, jouent : c’est le temps libre. Dehors, c’est la thérapie proprement dite. Entre ces deux espaces, des couloirs et des bruits sourds d’enfants et d’adultes qui crient. Ce sont surtout les adultes qui crient des prénoms à longueur de journée : « Tais-toi Anaïs ! », « Thomas assieds-toi ! », « Karim, si tu ne finis pas ton assiette, tu vas dans le couloir ! » Et Karim finit dans le couloir, accroupi, il hurle. Il ne faut pas aller le voir, ça annulerait toute l’autorité de l’équipe, ça fausserait les relations, et puis ce n’est
pas mon rôle de toute façon.
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Chronique de l'autisme
Ici, chacun a sa place, on ne mélange les savoirs et les pratiques que du bout des doigts. Alors que les psy voient les enfants une demi-heure par semaine et rédigent des comptes rendus au chef psychiatre, les éducateurs font la cuisine, essuient les fesses, changent les couches, gueulent. En fin de journée, les éducs sont crevés, ils n’en peuvent plus. On me propose de suivre le travail d’une psychologue une journée par semaine. C’est une psy très branchée par la « multidisciplinarité ». Elle défend un travail thérapeutique intensif sur trois niveaux : relationnel, cognitif et éducatif. En théorie, il s’agit de redonner une enveloppe corporelle à ces enfants qui en sont dépourvus, tout en les incitant à faire fonctionner leurs capacités cognitives et en leur apprenant à respecter les règles sociales. Le but de tout ceci, c’est qu’ils trouvent un intérêt pour le monde extérieur et qu’ils intègrent les valeurs et les interdits sociaux ; qu’ils quittent le plus vite possible l’hôpital pour rejoindre les bancs de l’école dite « normale ». Plus tard, le monde du travail.
En pratique, toutes ces promesses thérapeutiques ne reposent que sur une seule chose : le cadre. Un cadre pour apprendre à lire, à écrire, à parler. Un cadre pour envelopper, un cadre pour rassurer, un cadre pour inculquer les règles de vie en commun. Un cadre pour donner un sens à la vie. Sans cadre, ces enfants sont soumis aux pires angoisses : angoisses d’éclatement, de chute, d’anéantissement. Sans le cadre des soignants, les enfants se mettent à créer le leur, pour se défendre contre ces angoisses, mais de manière autistique. C’est alors qu’ils développent tous ces agissements, ou « symptômes », que j’ai énumérés plus haut.
Ces enfants ont un défaut fondamental, c’est celui de la communication – ce qui les rend « inadaptés », voire « dangereux ». La seule solution que l’on ait, c’est le cadre. D’où vient ce défaut de communication ? Ici, peu importe, de toute façon, on ne le saura jamais vraiment. Il ne s’agit pas de s’attarder sur les causes relationnelles et affectives de cette souffrance, il s’agit de la réduire au maximum et de permettre une adaptation sociale. Privation d’amour, trop-plein d’amour, traumatisme précoce, abandon, excès de sensibilité, défaut de sensibilité, etc. – laissons les querelles théoriques aux psychanalystes souvent peu soucieux du devenir social de ces enfants.
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Chronique de l'autisme
Deuxième semaine La jeune psy qui m’encadre ne veut plus prendre en charge Olivier. Il n’avance pas. Il est dans la « provocation » et ne se concentre jamais. Tant pis, elle a la liberté de laisser tomber une thérapie si elle n’en a plus envie. Les soignants du groupe d’Olivier s’insurgent. Il serait apparemment au premier plan d’un drame familial : le départ de sa mère. Il ne faut pas lâcher ce gamin maintenant. Pas de discussion possible entre la psy, à qui il ne faut pas apprendre son travail, et les éducs, qui connaissent les enfants mieux que quiconque. Le psychiatre tranchera plus tard. Finalement, Olivier sera pris en charge par un autre psy, quand celui-ci trouvera un créneau.
L’affaire est réglée, la communication entre adultes n’y a pas fait grand-chose. Assimiler souffrance et défaut de communication ne va pas de soi. Pour nous autres, qui nous servons essentiellement du langage verbal pour communiquer, ces enfants qui ne parlent pas paraissent enfermés dans une coquille indestructible qui les empêche de se développer normalement, physiquement et psychiquement. Mais nous pouvons, et nous devons même, remettre sérieusement en question l’idée qu’ils souffrent atrocement de cet état. La plupart des personnes qui entourent ces enfants considèrent la moindre expression verbale comme une avancée formidable vers la « guérison ». Cette idée laisse entendre que l’absence de communication verbale serait équivalente à celle que l’on retrouve dans les états de retrait catatonique (c’est-à-dire de prostration mélancolique), ce qui est loin d’être le cas. Les personnes autistes ne sont pas dans une souffrance dépressive liée à une perte de sensibilité ni à un dégoût de la vie.
Ces enfants s’auto-stimulent en permanence, ils interagissent avec leur environnement par des moyens non verbaux. L’hypothèse selon laquelle le retrait autistique est une réponse ou une réaction à une souffrance insupportable n’est pas absurde. Cependant, ce retrait est bien plus qu’une manifestation de la souffrance. Il peut être une autre façon d’être au monde, avec ses joies, ses peines, toute la palette d’émotions qu’un humain peut ressentir. Durant les ateliers de « pataugeoire », Téo se verse de l’eau sur la tête, fait caca dans le bain systématiquement et explore, avec un plaisir apparent, les parties molles et dures de son corps (sous le menton, en particulier). Quand on le retire de la piscine, il se met à hurler.
Pas un mot.
Mais ne s’est-il pas exprimé ?
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Chronique de l'autisme
Il est huit heures du matin Je suis assise dans la salle d’observation. Derrière la vitre sans tain, une petite salle sans décoration. Au milieu, une table et deux chaises d’enfants de couleurs vives. Sur une autre table, plus petite, des jeux posés, et, au fond de la salle, un tableau blanc. Rita, la psy, arrive avec Kévin ; je me prépare à prendre des notes. Je m’ennuie déjà. Comme lors de chaque entretien psychologique, Rita va asseoir l’enfant sur une chaise et lui proposer un jeu, presque sans un mot. S’il réussit le jeu, c’est bien, sinon on recommence. Kevin réussit les jeux d’encastrement, c’est bien. Rita lui propose maintenant un garage en plastique avec des petites voitures. Kévin fait rouler les voitures, une, deux, trois, il ne s’arrête plus. Je lis l’exaspération sur le visage de Rita : Kévin s’enferme dans une répétition autistique. Elle range le jeu et lui donne de la pâte à modeler. Kévin, étonné, saisit des blocs et les jette sur la table. Rita fait des petits bonshommes et lui montre en disant : « Regarde, je suis le petit bonhomme ! » Kévin jette un coup d’œil furtif et se remet à jeter de la pâte. Rita regarde sa montre, la séance est finie. La demi-heure est passée. Kévin ne veut pas partir, mais il le faut, pour le cadre encore une fois, pour qu’il apprenne à se séparer. Il montre qu’il veut ouvrir le cadenas du placard à jouets, alors il se fait engueuler. Rita le prend par la main.
Kévin n’a pas l’air de comprendre.
Moi non plus.
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Chronique de l'autisme
Quelques heures après Téo a 4 ans. On va évaluer en âge son niveau de développement intellectuel et relationnel. C’est en fait une suite de petites épreuves, comme mettre trois verres opaques retournés devant lui pour voir s’il les soulève, ou lui présenter un miroir pour voir s’il se regarde dedans, etc. Les épreuves durent quelques minutes tout au plus et il y en a beaucoup. En une heure, Rita présente plus d’une quinzaine de jouets différents. Elle regarde les réactions de Téo puis remplit la grille de cotation. Au bout d’un quart d’heure, Téo se désintéresse du test. Il devient insupportable, il crie et il pleure. Le test est faussé, mais on n’a pas le temps de le refaire, alors on va coter à l’intuition. On lui donne 6 mois en âge de développement, autrement dit il réagit aux objets comme un bébé de 6 mois.
Espérons qu’après quelques années dans ce service, il
atteigne 1 an.
Fin de journée Nassim, lui, va avoir 12 ans. C’est un petit garçon qui grandit très vite. Selon les médecins, il n’est pas vraiment autiste, mais on est sûr qu’il est psychotique parce qu’il semble avoir des hallucinations auditives et visuelles. On me le présente d’emblée comme le cas le plus difficile de l’hôpital. Tous les thérapeutes, éducateurs, psychiatres, orthophonistes, psychomotriciens, ont laissé tomber : c’est ce qu’on appelle, dans le jargon des psys, une impasse thérapeutique. Ce gamin est là depuis des années, il a fait tous les « groupes de vie », et il est aujourd’hui dans le groupe des grands. La prochaine étape pour lui, c’est le service pour adolescents, mais les places sont chères et Nassim n’y ira pas. Pourtant il est très performant. Les puzzles, encastrements et autres jeux cognitifs n’ont plus de secret pour lui, il les termine en quelques minutes. Si on l’y incite, il peut même formuler des phrases cohérentes pour demander du pain ou un gâteau. Le problème de Nassim, c’est qu’il fait peur. Il commence à être grand et fort, sa sexualité s’éveille, son regard change et il ne se calme pas. Il a des crises de nerfs, qui semblent advenir sans raison, et il refuse d’être raccompagné sur son groupe, il se couche par terre dans le couloir et se met à rire bizarrement ou gémir. « C’est toujours comme ça, avec Nassim. » La psy est la seule à être désolée pour cet enfant, désolée qu’il exaspère tant les autres soignants, désolée de ne pouvoir le recevoir qu’une heure par semaine. Désolée tout en étant sûre de bien faire, car il faut qu’il apprenne le cadre : l’arrivée, le départ, la contrainte. Tout le monde sait qu’il passe plusieurs heures par jour dans la salle d’isolement.
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Chronique de l'autisme
Trop bruyant, trop violent, incontrôlable. Pour Nassim, quand ce n’est pas un éducateur qui lui hurle dessus pour qu’il fasse ce qu’on attend de lui, c’est le mitard.
On a tout essayé pourtant…
Réunion de synthèse Nassim va rester un an de plus à l’hôpital de jour parce qu’aucun service psychiatrique pour adolescent ne l’accepte, son dossier est trop désastreux. Quand je pose la question : « Mais quand vous ne pourrez vraiment plus le garder, où va-t-il aller ? », on me répond tristement : « Nulle part. Il rentrera chez lui et il finira en prison quand il aura agressé une personne dans la rue. C’est évident. »
Comme la majorité des enfants de cet hôpital, issu d’un milieu social très défavorisé : Nassim ne part pas en vacances, il n’a pas beaucoup de jouets et l’on soupçonne qu’il ne mange pas toujours à sa faim. S’il avait des parents riches, il serait placé dans une structure privée, il ne connaîtrait jamais les services psychiatriques fermés et autres établissements d’enfermement.
Malgré l’impuissance des soignants face à sa situation désespérée, le psychiatre aura assez d’attendrissement pour lui permettre de rester un an de plus.
Nassim n’a pas l’air de se rendre compte de l’importance de cette décision. 41
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Bienvenue au pays de Cocagne
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Sans passer par
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« La vie ne se fait pas entre quatre murs. »
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Prisons 4 étoiles ?
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Des cabanes,
la case départ
pas des prisons
à l’école de la
à
peine les enfants de la taule
quelques encablures de notre rédaction mobile se dresse, à Lavaur (Tarn), un des sept établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM). En construisant ces prisons pour enfants où surveillants, éducateurs et enseignants sont censés travailler ensemble, la justice a pris un énième virage répressif. Nous sommes allés rencontrer des parents de détenus à la sortie du parloir alors que, dans une illusoire volonté de la faire « progresser », les règles de la justice des mineurs s’apprêtent à être encore retouchées. Certains tentent néanmoins de s’y opposer.
Bienvenue
au pays de Cocagne jour de parloir à l’epm de lavaur
En juin 2007 ouvrait le premier établissement pénitentiaire pour mineurs, dans le Tarn à Lavaur, au 575, avenue de Cocagne. Derrière ce nom qui évoque l’éden, les enfants sont condamnés à être « éduqués » entre quatre murs. Pendant son itinérance de l’été 2008, Z s’est posté devant la porte, un jour de parloir, et a rencontré des parents de détenus.
La prison hors lesmurs. Vue à 360° des alentours de l’EPM de Lavaur depuis les murs d’enceinte.
à l’école de la peine
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degrés à l’ombre de Lavaur, sûrement plus dans la voiture. Aujourd’hui, c’est ici qu’il fait le plus chaud en France, nous sommes en août 2008, un mercredi, et c’est jour de parloir à l’établissement pénitentiaire pour mineurs (EPM). Au milieu des panneaux qui indiquent l’office de tourisme, les hôtels où l’on déjeune et la déchetterie, on retrouve souvent celui qui mène à la prison pour enfants. à côté d’un magasin de bricolage, d’un hypermarché, d’un terrain de rugby et d’une station d’épuration Veolia©, le pénitencier s’impose d’abord par le nu de ses murs. Pas de barbelé, de mirador, de coursive ni de double mur d’enceinte. L’architecture de cette prison – il faut dire « établissement pénitentiaire » – inaugurée en juin 2007 se veut épurée de tout symbole carcéral. Il y a même quelques fenêtres sans barreaux. Comme pour faire oublier que la détention se résume avant tout à une serrure. On aperçoit finalement le parking au travers du rideau de chaleur qui s’élève du bitume. Il est, comme les murs et la serrure, la « propriété du ministère de la Justice », pour ceux qui auraient oublié qu’on n’accueille pas n’importe qui au 575, avenue de Cocagne. Drôle d’adresse pour une taule. Le pays de Cocagne, c’est le petit nom français de l’Eldorado. Un pays où les habitants vivent d’agapes perpétuelles dans une luxuriante abondance... On ne craint
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pas les paradoxes d’un humour douteux à la mairie de Lavaur, on les cultive même. Aucun transport en commun ne mène à la prison. Les familles doivent se débrouiller par leurs propres moyens pour les visites. Mais ce n’est pas si grave, n’est-ce pas ? Il n’y a que des gosses de riches qui vont en prison, comme chacun sait. Plutôt que sur ce parking carbonisé, il vaut d’ailleurs mieux garer sa voiture le long du chemin de terre qui mène à la station d’épuration Veolia©, où quelques hauts arbustes offrent un peu d’ombre. Les places y sont rares. Il y a déjà une camionnette, toutes portes ouvertes. C’est une famille de Gitans venue de Castres, à 40 km, visiter leur fils de 14 ans qui a pris douze mois. Pour avoir « bousculé un flic », explique pudiquement son père. Il attend dans l’habitacle en somnolant tandis que la mère du petit se dirige déjà vers l’entrée. Toutes les places du parking ne se valent pas. Les meilleures sont réservées. Ce ne sont pas celles qui sont à l’abri du soleil – il n’y en a aucune – mais tout de même les plus proches du seul coin d’ombre, qui se trouve devant la porte, sous l’auvent métallique et l’objectif des caméras de surveillance. Il y a, par exemple, la place du médecin, vide, celle du chef de service de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), vide, et celle du proviseur, vide également en cette période de vacances. Prison pour des enfants encore à l’âge de la scolarité
jour de parloir
obligatoire, l’EPM est aussi « une salle de classe avec des murs autour », comme l’a souvent répété Pascal Clément lorsqu’il était garde des Sceaux et, semble-t-il, feignait lui aussi d’oublier que ces murs ont une serrure.
« Il ne faut surtout pas leur laisser de temps libre. » Les parloirs commencent à 14h pile, ils durent trois quarts d’heure et aucun retard n’est toléré. Il est 13h50 et, devant la porte, une jeune femme blonde d’une trentaine d’années fume une cigarette. Elle est éducatrice contractuelle et ne sait pas trop si elle peut s’exprimer, elle préférerait laisser la parole au délégué CGT, Jean-Christophe, qui malheureusement n’est pas là aujourd’hui. Peu à peu, le défilé des voitures commence et les visiteurs se pressent sous l’auvent. Ils sont une dizaine, pas vraiment des rupins. Ils se connaissent un peu, se serrent la main, se sourient, discutent entre eux et avec les éducateurs qui fument. Difficile de leur parler longuement avant la visite. On prend rendez-vous pour après, on glane un numéro de téléphone et bientôt un homme qui porte l’uniforme de
à LA MAIRIE DE LAVAUR, ON EST « HUMANISTE ». « L’EPM c’est probablement l’un des trois projets humanistes nourris par la pensée judiciaire ou pénitentiaire française depuis bien longtemps. Après Pinel, qui a libéré les aliénés au xviiie siècle et l’abolition de la peine de mort. Il est rare que les projets humanistes soient aussi des projets réalistes. Les belles idées, les beaux paris, les paris de l’intelligence et du cœur, sont des paris qui ne se réalisent pas toujours. Ceux-là l’ont été. » Une envolée lyrique de Bernard Carayon, le député-maire de Lavaur (UMP, ancien du GUD, fameux groupe étudiant d’extrême droite dans les années 1960) qui, à n’en pas douter, aurait voté l’abolition de la peine de mort en 1981.
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à l’école de la peine
l’Administration pénitentiaire (AP) les fait entrer. Le parking est vide à nouveau. Pour trois quarts d’heure. Retour à l’ombre, celle des arbustes. Au bout du chemin, une R5 d’où s’échappent des volutes de fumée est trop grande pour que le gros buisson contre lequel elle s’est collée l’abrite complètement du soleil. à l’intérieur, Foued, le cousin d’un détenu, est avec une jeune fille, amie de la petite copine du prisonnier qui est, elle, au parloir. Venus de Toulouse, ils l’ont accompagnée et, en attendant son retour, se font tourner un joint.
« Il ne faut surtout pas leur laisser de temps libre, de temps pour penser. »
« Ils sont forcés à se rendre à des ateliers, ils sont occupés en permanence, avec cette idée qu’il ne faut surtout pas leur laisser de temps libre, de temps pour penser. Il faut toujours les tenir en activité. On les fatigue, on leur fait faire du sport pour les calmer, pour qu’ils étanchent leur soif d’adrénaline, mais on ne résout pas le problème à la base. » Sur le parking, c’est déjà l’heure, les visiteurs sortent. Sous l’auvent, Nadine, la quarantaine passée, commence à parler. Son fils de « 16 ans et demi » n’en est pas à sa première incarcération : « Il a connu les deux : l’EPM et les Quartiers pour mineurs des Centrales. Franchement, ils font un boulot énorme en EPM, c’est bien mieux ! » Déconcertés par cette affirmation, nous aimerions en savoir plus, seulement là, elle n’a pas le temps, elle doit rentrer à Béziers (à 140 km de Lavaur), mais, promis, on se reparlera par téléphone.
« C’est vous
Alors comment ça se passe pour son cousin, en EPM ? « Ça se passe mal, ils ne peuvent pas cantiner comme ils veulent. Il n’a pas le droit de fumer de clopes et on lui a retiré la télé parce qu’il s’était battu. Mais ici, c’est comme un centre de loisirs, ils sont presque tout le temps dehors alors qu’en prison (sic) ils sont 22h par jour en cellule », lâche le jeune homme. En EPM, l’idée « novatrice » consiste à occuper les gamins du réveil au coucher. à l’inverse des Quartiers pour mineurs (QM) des autres prisons, les enfants sont en activité de 7h30 à 21h30 et la semaine se divise en 20 heures de cours, 20 heures de sport et 20 heures d’activités « socio-éducatives », week-ends compris. Une semaine de 60 heures sans jour férié. Ils sont rassemblés en groupes, parfois d’une dizaine, encadrés par deux adultes, un éducateur de la PJJ et un surveillant de l’AP. Pour Bastien (appelons-le comme ça), militant anti-carcéral, l’équation est aussi évidente que destructrice :
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qui étiez à l’epm hier ! » Nadine est partie et il ne reste plus que la jeune éducatrice, qui fume encore. Elle est un peu plus loquace. Mais très vite, un autre uniforme, le gradé de service, sort de la prison. Après les salutations d’usage viennent les questions : « Vous êtes journalistes ? Pour quel journal ? Vous avez une autorisation ? Non ? Alors vous ne pouvez pas rester dans l’enceinte de l’établissement. » Même si ce n’est que pour parler aux familles ? « Peu importe, il faut que vous sortiez de l’enceinte de l’établissement. » Ce qui inclut bien sûr le parking. Fin de la visite. Pour avoir cette autorisation, c’est au service de communication de l’Administration pénitentiaire qu’il faut s’adresser. Au téléphone, la jeune femme de permanence en ce mois d’août écoute la demande et s’écrie immédiatement, depuis Paris : « Ah ! C’est vous qui étiez à Lavaur hier ! » Les nouvelles vont vite, le gradé a bien fait son
jour de parloir
Dév idons le jo belin (Parlons argot )
II) Pr ison Abbaye des sots, bord els, bal, ballon, bignouf, bloc, blouse , boîte aux cailloux, aux fayots, bonde, ca ge, campagne, carruche, ca stuc, châtea u de l’ombre, collège , complouse, gerbe, hô pital, jetard, lycée, pension, plan, sémin aire, ta s de pier re, tirelire, trou, tour, tuneçon...
boulot. C’est beau l’efficacité administrative. Tellement beau qu’aucune suite ne sera donnée à notre demande, pas même une fin de non-recevoir. L’après-midi passée sur place aura quand même permis de faire quelques rencontres aussi intéressantes que troublantes, parce qu’elles mettent à l’épreuve nos a priori et nos certitudes : comment des parents de détenus, qu’on penserait être les premiers à se révolter contre l’incarcération, peuvent-ils se satisfaire de voir leurs gosses emprisonnés, en EPM ou ailleurs ? Il y a Nadine bien sûr, mais aussi le père d’un autre habitant du pays de Cocagne. Non, de l’avenue de Cocagne. Après un parloir, Kamel a bien voulu donner son numéro de téléphone, sans trop savoir pourquoi, au type qui a couru vers sa voiture, arrêtée au stop à la sortie de l’EPM. En traînant devant l’enceinte on s’aperçoit vite que les alentours de la prison sont devenus une espèce de parc à chiens. De nombreux habitants des environs viennent y promener leurs cabots. Sans laisse parce que « c’est calme par ici ». Ont-ils une opinion sur cet EPM, à part qu’on peut y promener le toutou sans crainte qu’il ne soit fauché par une voiture ? Peut-être cette femme, qui est avec son mari : « Euh... Ce n’est pas ma chienne, on me l’a laissée pour les vacances, je viens rarement. C’est elle qui
a ses habitudes ici ! » Et les chiens de ce vieil homme, eux aussi ont sûrement pour habitude de se défouler au pied de la prison : « Oui, je les promène tous les jours par ici, j’habite dans le lotissement de l’autre côté du terrain de rugby... Et le soir on entend les gamins gueuler, je vous dis pas le bordel ! » Bref, les habitants des alentours d’une prison sont comme les voisins sur le lieu d’un fait divers, ils n’ont rien à dire. C’était notre rubrique « micro-trottoir ».
Affiner la gestion des stocks carcéraux Le fils de Nadine a eu droit à la totale. Centre éducatif ouvert, semi-fermé, fermé, puis la taule, en QM et en EPM. Baladé de jugement en suivi éducatif. Cette fois, elle y croit. Dans cet établissement tout neuf avec des éducateurs souriants, elle pense que son fils va s’en sortir. Patrick Sirven, un ancien formateur d’éducateurs de la PJJ qui milite contre les EPM, explique facilement ce phénomène : « Ce qui rassure les parents avec les EPM, c’est que leur enfant est en permanence accompagné d’un adulte : un maton ou un éducateur. Et puis, à chaque visite, un éducateur vient rencontrer la famille pour parler de l’enfant. On se dit que son gosse n’est pas livré à lui-même. D’ailleurs les familles qui se réjouissent que
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leur enfant soit à l’EPM ont souvent un parcours de taule dans la famille. » Pour des parents d’abord soucieux du sort réservé à leurs enfants, face à une justice dont les décisions sont rarement compréhensibles au vu des effets qu’elles produisent, et sur laquelle ils n’ont aucune prise, le « moins pire » devient souvent le seul horizon. Seul l’état intolérable des Quartiers pour mineurs plaide en faveur des EPM. Pourtant, lorsque le projet a été présenté, les EPM devaient purement et simplement remplacer les Quartiers pour mineurs. Il en a vite été autrement. Ils viennent en fait s’ajouter aux structures existantes pour affiner la gestion des stocks carcéraux, et permettent d’envoyer un mineur gentil et docile en EPM, de le renvoyer en QM s’il est trop turbulent… Kamel, la soixantaine, est venu de Gagnac, près de Toulouse, à 50 km de Lavaur. Lui, considère que les enfants,
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aujourd’hui, ne sont plus tenus. Il se dit plutôt satisfait par les conditions de détention de son fils, et assez confiant dans le travail des éducateurs. Il parle de son fils en des termes qui, derrière l’extrême dureté de ses propos, laissent entendre un aveu d’impuissance et d’incompréhension. Son fils de 16 ans est en préventive depuis le mois de juillet, et l’aurait bien mérité : « Cette génération n’a plus peur de rien ni de personne. Si on laisse le champ libre à un gosse, il en demandera toujours plus, explique-t-il, l’air convaincu. Je voudrais que mon fils comprenne que ce qu’il a fait est mal, antisocial. S’il est là, c’est qu’il l’a mérité. Et si c’était arrivé plus tôt, on aurait gagné du temps. Il doit comprendre que c’est dans son intérêt de respecter les autres et la société. Il doit faire la différence entre la liberté et l’anarchie. Je l’ai vu, au commissariat, donner un coup de pied à une femme flic et sortir sans rien. Comme elle
jour de parloir
l’avait giflé et qu’elle n’avait pas le droit, il y a eu un arrangement tacite et il est sorti... Je lui ai dit, moi, qu’en Tunisie il aurait compris ce que c’était les droits de l’enfant ! » Un cas banal, trop banal, pour Hélène Franco, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature (SM) et juge pour enfants à Bobigny (93), qui se souvient de parents qui lui demandaient de les « débarrasser » de leurs mômes en les emprisonnant. Elle raconte aussi comment certaines familles sont soulagées « de savoir l’enfant loin du quartier où il fait toutes ses conneries, et en sécurité » (voir entretien page 60). C’est bien une forme d’impuissance parentale que magistrats et éducateurs avancent pour expliquer cette attitude presque reconnaissante à l’égard de la prison. Kamel finit d’ailleurs par le reconnaître : « J’aimerais que mon fils réapprenne une certaine discipline à l’EPM. Je veux y croire car je n’ai plus d’autres solutions. » C’est la même chose pour Nadine, qui ne voyait « plus aucune solution, tout avait échoué, il fallait un frein, il n’y avait plus que ça ». Un problème familial qui aboutit à la prison, ou quand le couple maton/ éducateur remplace les parents dans un monde avec des murs autour.
« On ne peut pas
éduquer en prison. » Lorsque la décision a été prise de construire « la salle de classe avec des murs autour », les mobilisations contre le projet ont été largement soutenues et accompagnées par les syndicats des éducateurs de la PJJ. L’éducation en détention est un leurre qu’ils connaissent bien. Même Foued, du haut de sa jeunesse, le sait : « Tous ceux qu’on connaît qui sont sortis se sentent perdus. Ils n’ont plus aucun repère, ils n’ont plus le maton qui vient les réveiller ni les activités imposées, etc. » Apprendre la vie, à être autonome, lorsqu’on est précisément en dehors d’elle, enfermé entre quatre murs, sans la moindre indépendance, est une vue de l’esprit.
L’autorité qui éduque doit pouvoir accepter le risque de la confiance. Or ce n’est pas exactement la tradition de l’Administration pénitentiaire, qui poursuit son rêve du « risque zéro ». Jean-Christophe, le délégué syndical des éducateurs de Lavaur, l’explique par cette phrase lapidaire : « L’Administration pénitentiaire est restée sur des a priori sécuritaires, pas éducatifs. C’est sa culture. »
Seul l’état intolérable des Quartiers pour mineurs plaide en faveur des EPM. Tous les éducateurs s’accordent à le dire : dans les EPM, ils ne sont que des auxiliaires de l’Administration. Pour Alain Dru, le secrétaire général de la CGT-PJJ, c’est un dévoiement de leur mission initiale : « On a l’impression qu’on a beaucoup perdu en tant qu’éducateurs, car on nous demande de plus en plus de ressembler à des animateurs socioculturels pour l’organisation de tournois de ping-pong ou d’ateliers de macramé plutôt que de continuer à faire du lien entre un môme qui est à l’intérieur et les gens qui sont autour de lui, à l’extérieur. » JeanChristophe y voit le signe d’une incompatibilité entre son travail éducatif et les objectifs de l’Administration pénitentiaire : «L’EPM est sous l’égide de l’AP, qui impulse sa vision des choses. Elle gère l’établissement, elle a sa façon de travailler. Nous, en tant qu’éducateurs, on ne peut y souscrire. Le cahier des charges de l’EPM est complètement hors de la réalité des mineurs. Sans compter qu’il n’a aucune base théorique. Ça s’apparente à un jeu d’apprenti sorcier. » Bastien, de son côté, explique également qu’il « travaille avec des jeunes qui sortent d’EPM : après l’enfermement, le projet éducatif est complètement foutu ». Entre ces murs, il y a pourtant un proviseur et des profs, l’éducation nationale y fait passer des examens. Bernard Carayon,
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LA VIOLENCE VUE PAR LE MAIRE Pour Bernard Carayon, « il y a eu très peu d’incidents, qui relèvent tous du test classique dans le rapport enfants/parents. Qui plus est dans un milieu fermé, avec des jeunes qui ne sont pas des enfants de chœur, pas des voleurs de poules, pas des jeunots qui ont volé parce qu’ils avaient faim. Et je reviens sur cette évidence : si quelqu’un souhaite que des jeunes qui ont commis des viols, qui ont assassiné, restent en liberté, qu’ils le disent. C’est un principe de base : si l’on considère qu’ils peuvent rester en liberté, il faut le dire. Moi je veux des noms ! Et on en fera des placards publicitaires : voilà des élus et des représentants syndicaux qui veulent que ces jeunes qui ont commis des viols restent en liberté ! Eh ben je vais vous dire, on va rigoler ! On va rigoler... ». Petit rappel des barèmes : selon l’Administration pénitentiaire, au 1er janvier 2008, 57,5% des mineurs incarcérés sont en détention préventive, donc présumés innocents. Pour Laurent Mucchielli, sociologue et directeur de recherche au CNRS qui se fonde sur les chiffres de l’AP : « L’ensemble des faits susceptibles d’être qualifiés de criminels (à savoir les homicides, les viols, les vols à main armée, les prises d’otages et séquestrations et enfin les trafics de drogue) ne représentent que 1,3% du total des infractions reprochées aux mineurs. A contrario, 98,7% de cette délinquance n’est donc pas constituée par des actes graves, ce sont des vols, des dégradations, des bagarres, des simples usages de drogue, etc. » <http://groupeclaris.wordpress.com>
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député-maire de Lavaur, affirme que « depuis l’ouverture de l’EPM de Lavaur, en termes éducatifs, trois détenus ont eu le Brevet des collèges, et le pourcentage de réussite au Certificat de formation générale est deux fois plus important que dehors. Donc l’éducation en milieu carcéral, dès la première année, ça marche ! ». Pour Christiane Odetti, opposante communiste au conseil municipal de Lavaur, « on ne peut pas éduquer en prison. Pour éduquer, il faut avoir l’adhésion du jeune, et on ne l’aura pas plus parce qu’il est en prison ». En tant qu’enseignante, elle a fait passer des examens à l’EPM et n’a pas vu la même chose que son maire : « La direction de l’AP de Lavaur et Bernard Carayon ont annoncé un taux de réussite de 80% aux examens à l’EPM. J’ai moi-même été convoquée pour faire passer le CFG et j’ai remarqué que le taux de réussite est très faible, de l’ordre de 16% pour la session d’octobre/ novembre 2007. »
La cour de l’EPM comme une « arène romaine » La peinture de l’EPM a beau être encore fraîche, les locaux sentir encore le neuf, c’est toujours une prison. Avec ce qu’elle charrie de violences. C’est parce qu’il s’était battu que le cousin de Foued a été privé de télé. Les cris des détenus que le vieil homme aux chiens entend le soir, aux abords de l’EPM, ne sont pas des cris d’allégresse. Et en février dernier, un jeune homme s’est suicidé à l’EPM de Meyzieu, près de Lyon. Selon Jean-Christophe, la violence est inscrite dans l’architecture même de l’EPM. Il compare la cour de l’établissement à une arène romaine : «L’architecture de l’établissement est en triangle : deux côtés avec les unités de vie et la base occupée par l’administration, tous tournés vers la cour cen-
e la enfants djour r de u t parloir o p n o s pri en 1836 e a e l t r it e a v t u é o ite » aris, La « P’t ituée à P s , e t t e u e q ure, isolé Petite Ro 865. e i r é t x e s mai n1 bâ t i fermée e rotonde cent rale, onts aux r se p s e e n d u r a a p « Il y reliée tte tou e tour et ; d ans ce s d ans des n e u ll e e s r m e m v o c mé ent ont enfer i converg ments qu lle où les enfants s , où ils viennent sa t re t rouve la sées en amphithéâ C ’est à l’intérieur o p s le. qu’ils stalles di ure mora t i r r u t la tête, o n n e r m u le le u che r e i recevo émerge s le diman e ù u ’o q d , , r s u e e t stitut de ces boî ns de l’in o ç le s le et t suiven Vil lette a messe. » l la e d t n s e e d alant ils enten ard, Gou r, 1929) t u a h C le (émi Seheu , éd. M. s r u e l l i d’a
trale. Quand on la traverse, tous les détenus vous regardent, on est la cible d’injures, de projectiles. Même le mineur qui arrive en prend plein la tête quand il traverse la cour, ou alors il reçoit les honneurs s’il est connu, s’il a une réputation. De même, quand un surveillant doit intervenir, il traverse la cour au pas de course, donc les détenus comprennent ce qui se passe et l’injurient. Je compare ça à une arène romaine, le cirque est créé par les fenêtres des détenus et dans la cour on est au centre. » Un panoptique inversé, en somme. Dans le microcosme de la prison, les relations humaines sont d’abord des rapports de force, l’enfermement implique nécessairement ce type d’interactions. Les détenus se glissent donc, à raison, dans les moindres interstices, visuels, réglementaires ou autres, pour se réapproprier une capacité d’agir, aussi relative soit-elle, face aux détenteurs du pouvoir répressif que sont les surveillants et, de fait, les éducateurs. Cette remarque de Jean-Christophe résume la réalité du travail éducatif en détention :
c’est un échec inévitable. Comme l’explique Bastien : « La base d’un travail éducatif, c’est la confiance. Il faut que les jeunes se sentent reconnus, valorisés, qu’ils puissent exprimer des désirs à partir desquels on peut travailler. Dans les EPM, c’est exactement le contraire qui se passe. Je pense qu’il y a une partie des éducateurs PJJ qui n’est pas consciente de tout ça. Mais au niveau de la hiérarchie, c’est une décision délibérée de redresser les jeunes, de les remettre dans le droit chemin. Soit le jeune se plie à cette exigence et il devient complètement formaté, vide, soit il n’a pas d’autre choix que de se révolter, ce qui est, à mon avis, le plus sain. » Mais après l’incarcération il est souvent trop tard, ajoute-t-il : « Une fois que [les enfants] sortent de l’EPM, ils n’ont plus aucune confiance vis-à-vis des personnes qui ont un lien avec les institutions et il ne peut plus y avoir de travail éducatif. » Entre les murs de la prison, la relation qui s’établit avec l’éducateur, faite de confiance, de responsabilité, d’autorité, ne peut qu’être pervertie, car elle est coercitive.
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Confiant et sûr de son fait, l’humaniste Carayon, « qui ne peut parler que de ce qui se passe à Lavaur », soutient que les violences des conflits relèvent tout au plus du « test classique dans le rapport enfants/ parents ». Pour cet ardent défenseur du dispositif, la violence qui s’exerce à l’intérieur de l’EPM se réduirait-elle à celle qui s’exprime au sein d’une famille ? Pas un mot sur la violence des mesures discipli-
Soixante-dix tentatives de suicides depuis l’ouverture des EPM. naires, ni sur les soixante-dix tentatives de suicides depuis l’ouverture des EPM et les matelas brûlés. Aucun non plus sur les pétages de plomb d’adolescents cloîtrés de force. Les cris dont parle le vieil homme aux chiens ne sont sans doute que la façon un peu turbulente qu’ont les enfants de se dire bonsoir...
« C’est dangereux, ça ne mène à rien » Le fils de Nadine est finalement sorti en septembre dernier. Il est aujourd’hui chez son oncle, en apprentissage. « J’ose espérer qu’on est sur la bonne voie, dit-elle. Mais j’ai toujours ce problème d’autorité. C’est pourquoi il est chez son oncle, près de Limoux, avec son père qui n’habite pas loin. Comme ça, il reste encadré. » Il ne s’agirait donc, en définitive, que d’un besoin d’encadrement auquel on a répondu par l’enfermement. Curieux glissement sémantique. Pour Nadine, l’allongement inévitable de la durée des peines avec l’instauration des peines planchers – une peine de prison ferme automatique en cas de récidive – achèvera de détruire les jeunes gens incarcérés : « J’ai vu d’autres gamins là-bas, en plus longues peines que mon fils, ils sont déglingués. Ce ne sont que des gosses
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qui sont dans une mauvaise passe, à cause de la famille ou de leur environnement, et qui font beaucoup de bêtises. Avec les peines planchers, il y aura des incarcérations plus longues. C’est dangereux, ça ne mène à rien. Quand on est, comme moi, au cœur du problème, on s’en rend très bien compte. » Forte de son expérience, Nadine est convaincue que la détention en EPM n’est pas une solution viable : « Il faudrait peutêtre former différemment les éducateurs, mais surtout en augmenter le nombre. Avec mon gamin, à l’époque j’étais une “famille monoparentale”. J’avais un problème d’autorité, c’est vrai, mais avec un enfant de 16 ans qui est plus grand et plus fort que vous ce n’est pas facile... Bref il n’avait pas de repères. L’éducateur ne venait qu’une fois par mois, malgré un jugement de suivi éducatif qui avait été rendu. Alors avant de parler de prison, Sarkozy devrait donner plus de moyens à la PJJ et aux travailleurs sociaux. Beaucoup d’incarcérations seraient évitées. Il faut faire primer l’éducatif, que les éducateurs puissent plus s’intégrer aux familles, qu’ils aient le temps de s’intéresser plus à l’enfant et d’être plus présents. » C’est précisément ce que la création des EPM a empêché. Leur coût s’élève « à plus de 100 millions d’euros alors que six établissements sur sept sont en fonctionnement, rappelle Hélène Franco. Le budget de la PJJ n’est pas extensif à l’infini et la priorité a été donnée, en 2002, aux EPM et aux centres éducatifs fermés. Ces deux solutions ne sont, par définition, pas éducatives puisqu’il est question d’enfermement. C’est autant d’argent qui manque pour les mesures éducatives classiques ».
jour de parloir
La « P’tite »
C
«
eux qui dingu’nt qu’on pas dix-huit ans, On les envoie’nt pour quelque temps Expier leur mauvaise conduite à la P’tite. (bis) Sitôt décarrés du panier, Les gaff’s les font déshabiller Et sous un’ douch’ les précipite à la P’tite. (bis) Puis d’ la thôle i’ r’vêtent le complet, Bois, froc, béret et gilet Leur sont donnés d’ façon gratuite à la P’tite. (bis) Harnachés, l’ gaff’ les conduit De riffl’ dans un sombre réduit. C’est en cellot’ que l’on habite à la P’tite (bis)
Quand ils sont pris à bavarder, Ou bien encore à bombarder, On leur fourr’ pour huit jours de mite à la P’tite. (bis)
Quand d’aucuns se trouv’nt là seulos Y en a qu’éclatent en sanglots, Mais la plupart s’font bien vite à la P’tite. (bis)
Quand l’ gaff’ les appelle au parloir, Que c’est leur dab’ qui vient les voir, Ils sont bien heureux d’ sa visite à la P’tite. (bis)
Tout’ la journaill’ sans regimber, Du cuivre il leur faut ébarber, Gratter c’est la règle prescrite à la P’tite. (bis)
Comme y a des gaff’s à l’intérieur Et des griftons à l’extérieur, Faut êtr’ marl’ pour se fair’ la fuite De la P’tite. (bis)
Du boulot, cett’ crèch’ sans pitié D’ son montant leur fil’ la moitié. Pour l’état, l’autr’ part est souscrite à la P’tite. (bis)
Quand les sens vienn’nt les agiter I’s s’ coll’nt des rassis sans compter… à ce truc-là, i’s s’attig’nt vite à la p’tite. (bis)
Comme’ croûte un’ soupe à la noix, Vestos, riz, patat’s, lentill’s, pois; et l’ dimanch’ de la viand’ pas cuite, à la P’tite. (bis)
C’ n’est pas en m’nant les goss’s durement Qu’on obtiendra leur amend’ment, C’ régime à la hain’ les incite, à la P’tite. (bis)
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sans passer par Depuis l’après-guerre, la spécificité de la justice des mineurs résidait dans le refus de distinguer les enfants « en danger » des enfants « délinquants ». à force de réformes, cette justice d’exception – parce que plus « douce » – se rapproche inexorablement du droit commun. Le rapport rendu en avril 2008 par la commission Varinard a dévoilé les grands traits de la prochaine « refonte » de l’ordonnance de 1945.
L
a justice des mineurs est une « justice d’exception ». Elle est régie en particulier par une ordonnance de 1945 dont le préambule énonçait : « La France n’est pas assez riche d’enfants pour que l’on ne se donne pas tous les moyens d’en faire des êtres sains. » C’est ce texte qui instaure l’incarcération des mineurs comme une mesure de dernier recours. Le principe de l’atténuation de la responsabilité et de la réduction des peines encourues par les mineurs y est affirmé. Le juge des enfants est créé ; il sera celui des enfants en danger comme celui des enfants délinquants. Il se voit confier des compétences à la fois civiles et pénales, de protection, de sanction et d’éducation. Le juge des enfants peut donc prononcer un certain nombre de mesures, dites mesures éducatives, sanctions éducatives, sanctions pénales, rappels à l’ordre, placements, injonctions, etc., et cela de manière consécutive ou simultanée. L’idée d’un juge
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la case départ
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1. En 2006, un rapport de l’Inserm servit de caution « scientifique » aux conclusions de la commission parlementaire Benisti de 2005. Ce rapport se proposait par exemple de dépister les causes de la délinquance à partir de l’âge de 3 ans.
unique, protecteur, a paru comme positive pour ne pas figer les adolescents dans un statut de victime ou de délinquant. Mais il est assez difficile de se repérer dans une telle pluralité de mesures prononcées. Les réformes successives n’ont pas cherché à éclaircir le tableau et ont souvent consisté à un empilement de nouveaux casse-tête. Le projet de réforme de cette ordonnance vise cette fois à simplifier la justice des mineurs, à réduire son caractère exceptionnel, et à rapprocher le traitement des mineurs (en particulier des 16-18 ans) de celui des majeurs.
L’incarcération des mineurs est souvent décidée après une succession d’échecs. 2. Le sociologue Laurent Mucchielli a tiré pour sa part des conclusions précisément inverses (voir supra, p. 54) notamment sur le « vieillissement » de la délinquance.
3. Discours d’ouverture disponible sur le site du ministère de la justice avec un petit film édifiant sur l’évolution de la délinquance des mineurs.
L’incarcération des mineurs est souvent décidée après une succession d’échecs. Le juge des enfants, le tribunal pour mineurs ou encore la Cour d’assises des mineurs (en fonction de l’infraction présumée) peuvent condamner à une peine d’enfermement. Le choix d’un placement en EPM est quant à lui du ressort du juge d’application des peines, en fonction de l’avis des éducateurs et des autres personnes qui ont suivi le jeune condamné. Le placement en EPM ne constitue pas, en soi, une faveur particulière, puisqu’il s’agit de l’exécution d’une décision d’incarcération. Certains magistrats parlent pourtant de « foyers » en évoquant les EPM, du fait de cette aura positive, et rechignent désormais moins à incarcérer des mineurs. Même si, au moment du jugement, personne ne peut prédire de leur sort. L’enfermement aura
lieu soit en EPM, soit dans le Quartier pour mineurs d’une prison classique, soit dans un CJD (Centre pour jeunes détenus). Par ailleurs, une très grande partie des mineurs incarcérés est en détention provisoire (les deux tiers).
La réforme de l’ordonnance de 1945 En avril 2008, Rachida Dati confie à André Varinard (professeur à Lyon III) la présidence d’une commission de réflexion sur la « refonte » de l’ordonnance de 1945. Elle justifie ce projet par des études « sociologiques » tout à fait discutables 1. à cela s’ajoutent des chiffres tout aussi incertains qui constatent le rajeunissement de la délinquance et l’aggravation des actes imputés aux mineurs 2. Conclusion brillante : les adolescents d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes que ceux de 1945. La ministre brandit l’expression de « bon sens » quand il s’agit de durcir la justice applicable aux mineurs qui, au vu des évolutions constatées, ont « sans aucun doute » besoin d’un cadre plus répressif. La feuille de route de la garde des Sceaux 3 et les premières pistes annoncées par la commission avaient déjà affolé les professionnels de la justice des mineurs, pour lesquels l’ordonnance de 1945 et ses principes faisaient office de texte sacré. Début décembre 2008, un rapport confirme les annonces. D’ailleurs, ses rédacteurs semblent s’être contentés de réécrire à peu près les recommandations de Dati, au mépris des nombreuses auditions de professionnels et de syndicalistes effectuées au cours du travail de la commission. En ressortent soixante-dix propositions, dont certaines méritent l’attention. La majorité pénale – le moment où une personne peut se voir condamnée à une sanction pénale – devrait, selon la commission, être fixée à 12 ans 4. C’est en effet « l’âge le plus pertinent au regard de la réa-
4. L’âge de la majorité pénale – le moment où l’on devient responsable de ses actes, et où l’on doit en répondre de manière autonome devant la justice – n’est pas automatiquement lié à la possibilité d’incarcérer.
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lité actuelle de la délinquance juvénile », selon la ministre. Ce serait le seuil à partir duquel l’incarcération ou la détention provisoire serait possible, en matière criminelle uniquement. Le régime actuellement en vigueur de détention provisoire pour les 13-16 ans ne devrait pas tellement bouger pour les 14-16 ans (on peut aujourd’hui être placé en détention provisoire en matière criminelle dans tous les cas et en matière délictuelle seulement en cas de révocation d’un contrôle judiciaire). Le juge des « mineurs », remplaçant celui des « enfants », devrait conserver officiellement sa double compétence en matière civile et pénale. Pourtant, du point de vue de la pratique, cette dernière affirmation pose problème. D’une part, cette double compétence est considérablement réduite pour les 16-18 ans, presque majeurs au regard du droit pénal, puisqu’un tribunal correctionnel spécial devrait être créé pour eux 5. D’autre part, la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), qui doit appliquer les jugements concernant les mineurs, passera au 100% pénal dès l’année 2009. Le suivi des décisions sera dès lors complètement séparé entre les administrations de l’Aide sociale à l’enfance (Département) et de la PJJ (état, Administration pénitentiaire). Les mesures civiles et les mesures pénales, parfois prononcées pour les mêmes enfants, devraient donc avoir encore plus de difficultés à s’articuler concrètement. On assistera dans les faits à une distinction de plus en plus nette du traitement des enfants dits « délinquants » et des enfants dits « en danger ». Si la nature pénale ou éducative des mesures devrait être précisée, on peut imaginer en quel sens, puisque la commission propose la rédaction d’un Code pénal de la justice des mineurs, ce qui devrait réduire la place des mesures « doubles » adaptées aux mineurs en difficulté (« délinquants », « victimes », ou les deux). Par ailleurs, l’ensemble des juridictions concernant les
mineurs devraient abandonner le terme « enfant ». Une des propositions de la commission précise en effet la nécessité d’adapter la « terminologie » utilisée au contexte nouveau : juge des mineurs, tribunal pour mineurs. L’« enfant » attendrissant devient le « mineur » : un dangereux criminel en puissance. Une invention fabuleuse concernant les moins de 16 ans est aussi sortie de ces quelques mois de réflexion : « l’incarcération de fin de semaine » pourrait permettre aux jeunes délinquants de poursuivre leur scolarité pendant la semaine. De manière générale, les principes qui régissent aujourd’hui la justice des majeurs devraient continuer à contaminer la justice des mineurs : le choix de la répression par l’enfermement a acquis un quasi-monopole dans les tribunaux, aux dépens de toutes les alternatives à la prison.
5. Aujourd’hui déjà, le principe est d’appliquer aux mineurs en situation de récidive la législation prévue pour les majeurs. Les exceptions doivent être particulièrement motivées par le tribunal. Elles sont donc très rarement invoquées, et quasiment jamais en cas de comparution immédiate.
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Quelle est votre position générale par rapport à l’incarcération des mineurs ?
Je parle à titre syndical mais aussi en tant que praticienne. En matière de justice, il faut se garder de tout esprit de systématisme. Nous sommes saisis de situations individuelles qu’on se doit de regarder toujours dans les moindres détails. L’individualisation de la réponse, c’est la philosophie de la justice des mineurs. Il m’est arrivé en six ans d’envisager et de privilégier, si je puis dire, la solution de l’incarcération pour certains mineurs. à titre très exceptionnel évidemment, comme le veut la loi elle-même. La plupart des mineurs incarcérés sont en détention provisoire. Il faut donc être doublement vigilant puisqu’on a affaire à des personnes, fussent-elles mineures, qui sont présumées innocentes. Pour décider d’envoyer un mineur en prison, il faut faire preuve d’une extrême prudence. D’abord
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Hélène Franco, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, est, depuis six ans, juge pour enfant au tribunal de Bobigny. Pour elle, la décision de construire les établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM) condamne les autres solutions à l’enfermement tout comme le travail des éducateurs. Elle va entraîner un surcroît d’incarcérations sans donner, et pour cause, de nouveaux espoirs aux enfants qui ont maille à partir avec l’institution judiciaire.
entre quatre murs
sur la nécessité de l’incarcération au regard des faits commis, puis sur les éléments qui nous sont fournis à charge. Il ne s’agit pas d’utiliser la prison comme solution éducative, puisque ça ne l’est pas. Sur ce plan, ma divergence idéologique avec le gouvernement actuel est nette. La Garde des sceaux installe, le 15 avril dernier, la commission Varinard 1 chargée de réfléchir à la justice des mineurs et elle explique dans son discours introductif que sanction et éducation vont de pair, sont inséparables ! Nous ne nous pouvons pas raisonner comme cela. Ne serait-ce que parce que nous avons un texte fondateur, l’ordonnance du 2 février 1945, qui nous dit l’inverse. Rachida Dati nous demande, ni plus ni moins, de jeter aux orties la philosophie fondatrice de la justice pénale des mineurs, qui faisait une distinction évidente entre répression et éducation. L’éducation devant être première. Quand j’ai eu à opter pour la détention d’un mineur, je n’ai jamais considéré que c’était là qu’on allait lui apprendre la vie, l’éduquer, faire des choses fantastiques avec lui. Ce n’est pas forcément définitif dans une vie, mais j’ai toujours présenté l’entrée en prison au mineur que j’avais en face de moi comme un constat d’échec. Le fait de connaître un mineur, de l’avoir suivi, parfois d’abord comme enfant en danger puis ensuite comme enfant délinquant – toujours en danger – cela permet de parler avec lui un langage de vérité, c’est très important. Mais je ne lui dis jamais qu’on va faire des prouesses avec lui, le remettre à l’école et lui trouver du boulot. D’abord parce que je ne le pense pas, et ensuite parce que c’est un échec de voir un gamin de 16 ou 17 ans entre quatre murs. Voici ma conception de la détention. Peut-on néanmoins considérer que l’éducation est possible dans ces nouvelles structures que sont les EPM ?
Non. Il faut rappeler le contexte dans lequel la création des EPM s’est décidée. Dans le cadre de la loi de programmation pour la justice de septembre 2002, le gouvernement de l’époque décide de programmer la construction de sept EPM.
Pour ne pas dire prison. Mais ce sont des prisons, des places supplémentaires, 420 exactement – 7 fois 60 places. Tout cela a évolué avec le temps puisqu’on nous a d’abord dit que les EPM avaient vocation à remplacer tous les Quartiers pour mineurs. Aujourd’hui, on s’aperçoit que ce n’est pas le cas. Seulement 25% des mineurs détenus sont dans des EPM. Cela a été un investissement public très important. Les 90 millions d’euros qui étaient prévus au départ pour la construction des sept EPM ont déjà été dépassés. On en est à plus de 100 millions pour six établissements. Est-ce autant de budget en moins pour les solutions éducatives ?
évidemment. C’est la difficulté que nous pointons. Le budget de la PJJ n’est pas extensible à l’infini et la priorité a été donnée, en 2002, aux EPM et aux centres éducatifs fermés. Par définition, les deux solutions ne sont pas éducatives puisqu’il est question d’enfermement. C’est autant d’argent qui manque pour les mesures éducatives classiques. Sans qu’il y ait eu de véritable évaluation de chacun de ces dispositifs. La première des choses serait déjà d’évaluer les différentes solutions. à ceci près que la réorientation budgétaire massive à laquelle on assiste depuis 2002 en faveur des solutions d’enfermement pèse qualitativement sur les mesures éducatives.
1. Commission sur la réforme de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante, voir supra, p. 56.
Pourquoi ?
Parce que, par exemple, lorsque j’ordonne une mesure de suivi en milieu ouvert d’un gamin de 15 ans, la PJJ ne pourra pas lui trouver d’éducateur avant six mois. On a tué ces mesures. Mais, évidemment, cela remplira les statistiques du ministère de la Justice. On va se féliciter, éventuellement, qu’il y ait beaucoup de mesures éducatives. Mais in fine la situation du gamin s’est dégradée. Et pendant ces six mois, il y a de fortes chances pour que des mesures beaucoup plus répressives soient prises à son encontre. Ces enfants et ces parents sont demandeurs d’aide. Si la justice des mineurs fonctionnait, ils pourraient voir un éducateur dix jours après leur demande. Là, on pourrait parler de traitement éducatif.
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Pourquoi, selon vous, il ne peut pas y avoir d’éducation en structure fermée, en centre éducatif fermé et a fortiori en EPM ?
Vous pouvez donner aux jeunes un certain nombre de bonnes habitudes, comme se lever le matin et faire leur lit. Vous pouvez organiser leurs journées (à leur place d’ailleurs) avec un certain nombre d’activités et d’heures de cours. Pour autant, ce n’est pas entre quatre murs que vous allez leur apprendre la vie. Parce que la vie ne se fait pas entre quatre murs ! Un enfant qui se trouve bien dans un lieu fermé, c’est quand même inquiétant pour l’avenir. Les enfants qui m’ont le plus inquiétée dans ma carrière sont ceux qui m’ont dit que la prison n’était pas si terrible et que, quelque part, ça les rassurait. Nous avons recueilli le témoignage du cousin d’un détenu à la sortie d’un parloir à l’EPM de Lavaur. Il parlait de l’EPM comme d’un centre de loisirs...
Seulement 25% des jeunes incarcérés sont en EPM. Le fait d’y aller peut être une gratification, ou une sanction. Une gratification parce que tous les mineurs détenus ne peuvent pas y aller à cause du nombre de places disponibles, et parce qu’on y fait du sport, que les murs sont repeints, etc. Mais cela peut être une sanction pour d’autres parce que certains EPM fonctionnent encore selon le cahier des charges initial, qui prévoit un emploi du temps très dense : 20 heures de sport, 20 heures de cours, 20 heures d’activités. Il me semble que dans notre pays on demande à un travailleur moyen de travailler 35 heures… Alors pour un enfant qui, par définition, connaît quelques difficultés dans son rapport avec les autres, 60 heures d’activités par semaine cela signifie 60 heures sous le regard des autres. C’est souvent lui demander un effort considérable que d’être en permanence en interaction avec les autres. Les gamins ont besoin de temps morts, pas forcément pour dormir mais tout simplement pour se retrouver seuls. Autre élément de sanction : l’éloignement par rapport aux familles. Regardez la localisation des EPM sur le territoire, il faut vraiment
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avoir un moyen de locomotion personnel pour pouvoir s’y rendre… Vous imaginez la situation des familles, qui sont souvent très démunies, pour se rendre voir leur enfant en EPM. Cela veut dire que les détenus ont beaucoup moins de visites. Et cela signifie que, dans la construction des EPM, on n’a pas pensé aux familles ! C’est une double peine pour un enfant de se retrouver entre quatre murs et complètement coupé de ses parents. Pourtant plusieurs parents de détenus rencontrés à Lavaur se disaient très satisfaits de l’EPM… Comment l’expliquezvous ?
Cela ne m’étonne pas du tout. J’ai des familles qui viennent me voir et me disent : « Débarrassez-moi de celui là ! » Le fait de savoir l’enfant loin du quartier où il fait toutes ses conneries, et en sécurité, est rassurant. La seule façon d’évaluer tous les dispositifs c’est de regarder le taux de récidive, la reprise des études, l’insertion professionnelle. J’attends des évaluations ! Et il faut se méfier des chiffres disponibles concernant les EPM. Parce qu’un enfant peut très bien pour une première détention être envoyé en EPM, puis, lors d’une récidive, être placé en quartier pour mineurs… Il y aura donc eu récidive sans que l’enfant ne soit repassé par l’EPM. Le bilan qualitatif des CEF (Centres éducatifs fermés) commandé par la Chancellerie, en 2004, montre une chose : les CEF qui ont les meilleurs résultats sont ceux qui se sont le plus émancipés du cahier des charges initial, qui était l’enfermement ; ceux qui ont inscrit les enfants à l’école du quartier, à l’école du village ou chez un artisan pour une formation professionnelle. C’est-à-dire que c’est l’intégration dans l’environnement qui fonctionne, pas l’enfermement. Y compris en termes de taux de récidive. On a l’impression que le mouvement de contestation des EPM mené par des éducateurs PJJ n’a pas tellement pris en dehors de la PJJ… Qu’en pensez-vous ?
C’est en partie vrai, mais des syndicats contestent encore très fortement le fonctionnement même des EPM, et des éduca-
entre quatre murs
teurs travaillant dans ces structures ne cessent d’en pointer les dysfonctionnements. Quant au Syndicat de la magistrature, il a pris un certain nombre de positions publiques : ces structures existent, elles doivent être utilisées à d’autres fins que celles qui consistent à augmenter toujours le nombre de places disponibles pour les mineurs. Surtout il faudrait réorienter les budgets en faveur de solutions alternatives à l’enfermement. On pourrait imaginer que les EPM soient reconvertis en sas de sortie pour les majeurs en fin de peine. Budgétairement, et avec ces constructions de places nouvelles, on a fait de la prison une réponse centrale. Comme si la prison était neutre dans la vie d’une personne… En quoi la structure EPM peut-elle être, en elle-même, génératrice de violences ?
Le cahier des charges et les 60 heures d’activités par semaine génèrent des violences. C’est une approche très comportementaliste. Si vous regardez tout ce qu’à écrit l’Administration pénitentiaire, on s’adresse d’abord au comportement de l’enfant. Beaucoup d’enfants se font une raison de la prison, ils intègrent l’idée de la prison comme étant une possibilité d’avoir une vie. Avec cette approche comportementaliste on tombe dans des écueils : si
un enfant est bien gentil en EPM, on ne se posera pas forcément la question de la suite. Quid de son devenir ? La prison capte. La prison, quand on y travaille ou
« Un enfant qui se trouve bien dans un lieu fermé c’est quand même inquiétant pour l’avenir. » quand on y est détenu, on finit par l’intégrer. Il y a une logique carcérale qui n’est pas celle de l’extérieur. Je le sais bien parce que j’ai été juge d’application des peines et, à ce titre, je suis beaucoup allée en prison. D’ailleurs environ 90% du budget de l’Administration pénitentiaire, mineurs ou majeurs confondus, sont affectés à la surveillance, à la garde, à la sécurité, et les miettes restent pour la réinsertion. Vous comprenez tout de suite les priorités ! Mais il ne faut pas oublier que la plupart des enfants incarcérés ne le sont pas dans le cadre d’une peine, ce sont des détentions provisoires. Il ne faut pas oublier que 80% d’entre eux sont présumés innocents.
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Alexandre Jacob, Les travailleurs de la nuit, L’insomniaque, 1999. Alexandre Jacob a été cambrioleur, dévoué à la cause libertaire et sociale, ancien détenu, ancien bagnard, ancien détracteur des réformes du système judiciaire et carcéral français menées au cours de la première moitié du xxe siècle.
« De quel cerveau féroce affolé par la rage De quel esprit sadique lâche et dénaturé Naquit l’intention terrible de la cage Où l’homme enferme l’homme et le tient emmuré ? »
pr i s o n s 4 étoiles ? Alors que la création des EPM a été présentée comme une amélioration des conditions de détention des mineurs, Z questionne l’idée même de la possibilité d’un « progrès » de l’institution carcérale. Quelle « efficacité » peut-on attendre en enfermant entre quatre murs, qu’ils soient ou non dorés ?
L
a démocratie, le gouvernement représentatif, l’état républicain sont perfectibles. Exponentiellement. C’est ce postulat positiviste issu des Lumières d’un progrès perpétuel, d’un sens de l’histoire dont la fin pourrait être atteinte à travers le combat politique, qui résonne dans le discours des partisans les plus sincères et les plus fervents du système républicain. Pourtant, la prison donne l’impression de quelque chose qui cloche dans la téléologie réformatrice, quelque chose de systémique, de fondamental, inhérent aux principes mêmes de l’état républicain. Toute réforme de la prison semble vaine, voire
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inepte, dans une société qui génère l’enfermement, qui ne peut perdurer sans isoler ses marges entre quatre murs, en particulier dans les hôpitaux et les établissements pénitentiaires.
Faut-il évaluer
les résultats des epm ? Aucune évaluation sérieuse ni valable sur l’utilité ou la nocivité éventuelle des nouveaux EPM n’a encore été menée 1. En effet, quoi qu’en disent les communicants de la Chancellerie et ses partisans, ou encore les syndicats, majoritaires et 1. Les premiers ont ouvert en juin 2007. à ce sujet, voir les chiffres et les analyses de l’association émancipation en document audio sur <http://toulouse.indymedia.org/>.
prison 4 étoiles
minoritaires, le projet est trop récent pour envisager d’apprécier les « résultats » sur la « réinsertion » des « bénéficiaires » ou sur la « sécurité intérieure ». Du reste, y a-t-il vraiment lieu de se poser la question de l’efficacité du projet ? Quel sens cela a-t-il d’évaluer les résultats d’une telle proposition ? L’heure étant au pragmatisme pour les dirigeants, toute réforme de la prison semble n’avoir pour ambition que l’amélioration de la « gestion humaine » déjà en cours 2 ? Trente coups de fouets hebdomadaires font sûrement passer l’envie de recommencer. L’évaluation de cette peine en termes de résultats serait certainement excellente. D’ailleurs, les châtiments corporels, système de sanction qui a prévalu jusqu’à l’invention de la prison moderne par les
penseurs des Lumières, devaient être fort efficaces, pour n’être remis en question que sur la question de leur humanité. De même, la peine de mort est parfaitement infaillible pour lutter contre la récidive. Qu’il émane de défenseurs ou d’opposants à la prison, quel serait le but d’un travail d’évaluation de cette nouvelle « expérience » subie par les enfants dits délinquants ? Est-ce vraiment l’efficacité du système qui est visée ? Qu’en est-il de son humanité ?
2. Il est souvent question de gestion des flux et des stocks dans les rapports de l’Administration pénitentiaire pour évoquer les mouvements de détenus.
à qui profitent les epm ? Si aucun rapport crédible n’a été rendu, les opinions fusent sur les EPM. Surtout de la part des personnes qui les fréquentent. Sans les considérer comme les résultats
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« Et pis tous ces gonciers-là, qui gueulent dans les métingues qu’i’ faut casser la gueule à ceusses qui pensent pas comme eusses, qu’i’s soient de n’importe quelle opinion, j’ te les foutrais tous au bignouf ! »
3. Voir « Sans passer par la case départ », p. 56.
4. Des éducateurs PJJ rapportent même que certains « petits » ne vont à l’école et ne mangent convenablement que quand ils sont enfermés, qu’ils souhaiteraient donc les « garder » le plus longtemps possible.
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d’une « évaluation », il est intéressant de recueillir quelques avis sur ces nouvelles prisons – contestations, soutiens, indifférences, ignorances – pour tenter de les comprendre. Certains éducateurs refusent d’y aller, qu’ils aient ou non l’habitude de travailler en milieu carcéral. D’autres y sont entrés et ont vite constaté la difficulté de se conformer à leur fonctionnement. Ils pointent souvent la confusion entre surveillance et éducation, induite par le système de binôme surveillant-éducateur, présent à chaque minute de la vie quotidienne de l’adolescent détenu en EPM. Ils déplorent parfois le budget démesuré consacré aux prisons pour enfants, aux dépens des structures semi-ouvertes ou du milieu ouvert en général. Ils s’inquiètent de la remise en question de l’ordonnance de 1945, qui faisait de l’enfermement l’exception en matière de justice des mineurs 3. Au pire, ils disent que les EPM ne servent à rien parce que les peines sont trop courtes et que, malgré des moyens colossaux, le temps est insuffisant pour faire quoi que ce soit de profitable à l’enfant détenu 4. Les premiers à devoir être conditionnés ne sont ni les personnes détenues ni l’opinion publique, mais bien les travailleurs de ces établissements, qui doivent mettre en œuvre un système imaginé par les éminences grises de la Chancellerie. Celles-là mêmes qui n’ont jamais mis les pieds dans une prison sans un tapis rouge pour les accueillir. Les surveillants, de leur côté, se retrouvent finalement avec le beau rôle. Ils sont
parfois considérés comme les « gentils » dans les binômes éducateur-surveillant. La confusion évoquée plus haut leur sert à trouver une place nouvelle dans l’éducation des enfants (celle d’un grand frère un peu autoritaire, mais pas méchant en fin de compte). Pourtant, ils sont en permanence sur le dos des enfants. Dans l’EPM, il n’y a pas de lieu qui ne soit surveillé. Le sentiment des personnes détenues est souvent invoqué par les militants antiprison, comme par ses défenseurs. Un certain nombre de détenus seraient « mieux au chaud » et ne sauraient de toute façon pas où aller après une incarcération trop longue. Il est encore question, dans certains témoignages, du ravissement de certains détenus à trouver de nouvelles prisons confortables, avec frigo individuel et activités socio-culturelles à la carte. Mais ont-ils seulement l’espace pour exprimer un avis sur l’institution carcérale elle-même ? Dans une lettre du bagne adressée à sa mère, Alexandre Jacob fait part de sa peur de sombrer dans la dépression, de voir son raisonnement régresser : « La claustration a cela de commun avec l’absinthe que, comme ce poison, elle conduit droit à l’hébétude, au crétinisme 5. » Jacob montre comment l’étroitesse de l’espace physique, l’ennui et l’absence de contact avec l’extérieur réduisent aussi l’espace mental. Le temps d’ennui subi en prison pourrait être mobilisé par les détenus pour lire, réfléchir, découvrir un nouvel imaginaire, « s’évader » par la pensée. La souffrance vécue pourrait même donner les clés d’une profondeur d’esprit, d’une 5. Alexandre Jacob, Extermination à la française, L’insomniaque, 2000.
6. Voir aussi les études de Patrick Coupechoux qui montrent que même les sens sont atrophiés par l’enfermement : la vision, l’ouïe, etc.
conscience politique, ou « au moins, leur servir de leçon ». Mais le système a une tout autre conséquence : celle de la destruction totale de certaines exigences humaines fondamentales, comme la liberté, la justice, etc 6. Souvent, une sorte de fatalisme apparaît chez des personnes qui finissent par accepter l’inacceptable, à tolérer l’arbitraire dans l’espoir de l’exception. Un certain goût pour les injustices naît même chez certains détenus quand elles sont subies par les autres. Et une indulgence prend forme vis-à-vis de l’administration quand, par rapport aux voisins, ils ne sont pas si mal lotis. L’Administration pénitentiaire est là pour faire passer l’envie de contester la structure carcérale, par un isolement encore plus complet au quartier disciplinaire. Jusqu’à ce que la fatigue dissuade de revendiquer quoi que ce soit, que la leçon soit apprise, jusqu’à un dressage enfin abouti. Avec les réformes successives lancées depuis cinquante ans, le silence imposé par la loi (interdiction totale de parler, absence de contact avec l’extérieur, etc.) a laissé sa place à un mutisme induit par une stratégie d’abrutissement. Les EPM mettent en œuvre une nouvelle technique de mise au pas : la suractivité. Si l’absence totale d’activité et d’échanges humains « traditionnels » avait un effet terrible, l’excès d’activité est encore plus radical. L’emploi du temps imposé, le contact permanent avec les autres détenus, la présence continue des éducateurs et des surveillants empêchent toute « évasion » mentale, tout moment de solitude qui permettrait de prendre du recul sur la situation. Il arrive même que l’adolescent soit accompagné par l’éducateur au parloir, lors des visites de ses proches. Un militant anti-carcéral toulousain qui organise des ateliers radiophoniques en prison fait remarquer que certains éducateurs et autres intervenants parviennent parfois, pendant de courts instants, à faire parler les jeunes détenus de cette violence sociale – violence subie, ancienne, récente, violence commise, reprochée, violence ressentie, réelle... Une goutte d’eau dans un quotidien où les jeunes soumettent
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7. Ce qui constitue leur principale différence avec les EPM, à ceci près qu’il est possible d’y fumer, de transgresser peut-être plus facilement, d’« échanger » des produits...
entièrement leur volonté à la règle. C’est là aussi qu’apparaissent les confusions entre le rôle de l’éducateur et celui du maton, celui du psy, celui des autres intervenants, y compris, probablement, celui des avocats et autres représentants de la justice. En somme, il est impossible de « faire de l’éducatif » entre quatre murs, et encore moins sans base volontariste. à moins de chercher à dresser des animaux en cage. Pour s’autonomiser, s’adapter un minimum à la vie collective, un enfant a probablement besoin d’être accompagné, parfois, mais pas toujours. Et comment espérer parvenir à quoi que ce soit de durable et de sincère sans son consentement, son adhésion à l’accompagnement ?
Les EPM mettent en œuvre une nouvelle technique de mise au pas : la suractivité. Les détenus qui contestent au sein de l’EPM – à leur manière, en explosant des télés ou des fenêtres, et pour des revendications personnelles, comme à propos de l’interdiction de fumer ou de tout autre détail insignifiant mais qui leur gâche la vie – sont retirés de l’établissement et renvoyés dans les Quartiers pour mineurs des prisons classiques (c’est-à-dire vieilles, moches, sales et surpeuplées 7). Le caractère méritoire du placement ou du maintien en EPM est assuré par un système de classement dans les différentes unités selon la docilité du détenu : « Plus t’es chiant, moins t’auras de faveurs, et si t’es vraiment trop chiant, tu dégages ! » Jusqu’à inscrire dans les consciences que l’EPM, c’est le paradis. En réalité, le système proposé par les EPM ne peut aucunement s’adapter à un certain nombre d’enfants, qui ne supportent pas le programme de dressage concocté par les experts en domestication. Certains sont renvoyés illico au quartier pour mineurs.
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Quant à un grand nombre d’adolescents pour lesquels une peine d’incarcération ou un placement en détention provisoire ont été prononcés, ils ne se voient même pas proposer l’EPM.
Le sentiment du « moins pire » fait ici office de cache-misère. Le « plan com’ » de ces prisons modèles connaît par ailleurs un grand succès auprès des proches des détenus. Il faut dire que les parents des gamins enfermés en EPM ont généralement été assommés par des dizaines de mesures inutiles et incompréhensibles prononcées à l’encontre de leur enfant avant l’incarcération complète. On leur a expliqué que c’était la solution ultime. Ils sont donc généralement rassurés par la promesse d’une meilleure prise en charge. Sans se rendre compte qu’elle est un moyen de couper les ponts avec un environnement familial considéré comme nocif. En désespoir de cause, et pour gommer la faillite plus large du système éducatif et de la cellule familiale, le sentiment du « moins pire » fait ici office de cache-misère. 8. Voir « Bienvenue au pays de Cocagne », p. 44.
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Faire digérer la prison Quelles améliorations choisir pour rendre vivable le quotidien en prison ? Comment le rendre sympathique et pas trop nocif pour la santé mentale des personnes enfermées ? Le débat n’est-il pas ailleurs ? Faut-il vraiment améliorer les conditions de vie en prison ? Certains diront qu’il faut vraiment en baver dans les prisons, pour ne pas avoir envie d’y retourner. D’autres que des conditions de détention trop favorables seraient interprétées comme une injustice par ceux qui galèrent dehors. D’autres encore, plus humanistes, imaginent qu’une prison peut être efficace tout
9. De grandes réformes de la prison ont été lancées juste après 1945, de nombreux républicains ayant connu l’inconfort du cachot pendant la guerre.
en respectant la dignité des enfermés et leur besoin de divertissements. Que représentent, après tout, quelques petits murs de rien du tout ? Dans les milieux politiquement corrects, l’enfermement n’est pas considéré en soi comme contraire à la dignité humaine. Certaines prisons sont perçues comme plus dures (états-Unis), d’autres comme plus « en avance », voire plus confortables (Suède). L’invention fallacieuse d’une « prison idéale » devient acceptable. à force de se focaliser sur les améliorations, possibles ou impossibles, des conditions de vie en prison, toute contestation sur la structure elle-même se trouve entravée. Les EPM – l’école de la citoyenneté « avec des murs autour » – sont bien le nouveau moyen trouvé pour faire avaler la pilule carcérale. Les prisons peuvent désormais décemment accueillir de plus en plus de gens : des enfants, des vieux, des malades, des mourants, des fous, des riches, des pauvres... Puisque la prison apparaît tout aussi légitime qu’efficace, elle peut être développée, multipliée, glorifiée. Après deux siècles de travail intensif des « réformateurs », la méthode pour rendre l’enfermement digeste est bien rodée,. Il suffit de créer un besoin, une volonté partagée de lutter contre l’insécurité, et d’y répondre par une offre acceptable : des prisons jolies de l’extérieur ou reléguées loin des villes pour que personne ne les voit. Puis, pour faire plaisir aux humanistes, ces nouvelles prisons sont présentées comme des « 4 étoiles ». Alors pourquoi souffrances et violences sont-elles toujours présentes dans les prisons modernes et confortables, dans ces EPM luxueux ? Dans une prison douillette, on ne devrait pas se plaindre ni péter les plombs. Quelle est cette « violence presque institutionnalisée », architecturale, évoquée par le délégué CGT de l’EPM de Lavaur 8 ? L’architecture de la cour centrale serait menaçante, circuler dans le lieu où se retrouvent les enfants est ressenti comme un passage dans une « arène romaine ». En commentant un projet de réforme de la prison quelques années après la guerre 9, Alexandre Jacob ne fait évidemment pas
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L’Administration pénitentiaire en chiffres
au 1er janvier 2008
Brochure de l’Administration pénitentaire « Incidents en 2007 12 évasions (contre 11 en 2006) 155 mouvements collectifs (contre 265 en 2006, soit -65%) 6 ont nécessité l’intervention des ERIS (équipes régionales d’intervention et de sécurité) 480 agressions graves commises par les détenus contre le personnel (contre 463 en 2003, 550 en 2006) 96 suicides (93 en 2006) La vigilance des personnels a permis de prévenir 512 actes auto-agressifs (506 en 2006) 367 actes de violences entre détenus (376 en 2006) dont 2 homicides (contre 3 en 2006). » Soit 1622 incidents « comptabilisés » en un an. En 2007, 72 tentatives de suicide ont été déclarées dans l’ensemble des EPM (qui avaient ouvert durant l’été, et détenaient à peu près une centaine de personnes sur la période). Le calcul du taux de suicide en prison ne compte pas les personnes mortes après avoir été conduites à l’hôpital ni l’ensemble des morts dites « suspectes », mais on estime quand même un taux de suicide 7 fois plus élevé en prison que dans le monde libre.
l’éloge d’une prison « moins étroite », de murs « moins étroits » – ils en restent des murs – mais imagine que le mal ne se corrige pas de l’intérieur (en changeant son contenu) mais bien par ses contours et par la remise en question de son existence même, voire par la transformation globale du système qui la soutient : « Envisagée sous l’angle d’une humanisation relative, cette réforme serait évidemment souhaitable. Les prisonniers échappant aux brimades, aux abus de pouvoir dont ils sont victimes, ce serait déjà un progrès. Mais le problème n’en resterait pas moins entier. Vu de plus haut, c’est la structure sociale toute entière qu’il faudrait changer. Quand les chaussures très étroites provoquent des cors aux pieds, il est tout indiqué de faire appel au pédicure. Si ça ne guérit pas, ça soulage. Mais des chaussures mieux adaptées à la pointure des pieds peuvent supprimer cors et frais de pédicure. Une société mieux adaptée aux besoins de l’humain pourrait également suppri-
mer bien des maux. Quoi qu’il en soit, dans l’état actuel des choses, j’estime que la vindicte exercée dans les établissements pénitentiaires constitue une des plus grandes abominations de l’époque et je crie : À bas les prisons, toutes les prisons ! » L’« humanisation » qu’a connue la prison – les conditions carcérales sont réellement moins inhumaines qu’il y a cinquante ans – a eu pour corollaire l’explosion du nombre de personnes détenues 10. Ce sont précisément ces améliorations du confort qui ont entravé toute contestation de la prison et annulé tout scrupule à enfermer. Où est l’erreur ? La réduction des crimes et délits ne peut en aucun cas passer par l’amélioration (l’agrandissement, la multiplication) des locaux de détention. Le seul but visé est de rendre la prison tolérable pour l’extérieur. Elle restera de toute façon intolérable de l’intérieur 11. Mais il est maintenant envisageable de reprocher aux détenus d’être vraiment ingrats de ne pas reconnaître tout ce qui est fait pour eux.
11. En 1974, Giscard déclare que la prison doit se limiter à « la privation de liberté ». Celle-ci n’entraîne-t-elle pas toujours toutes ces « peines supplémentaires » que sont la privation de famille, de sexualité, d’intimité, etc. ?
10. Nous sommes parvenus à l’été 2008 à deux records jamais atteints : celui du nombre de détenus (64 000) et celui du taux de personnes détenues par habitant.
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Pourquoi rendre
acceptable la prison ? Que recèle l’hypocrisie de la prison idéale ? Y a-t-il une forme de paresse mêlée à un respect des ancêtres qui empêcherait de remettre en question l’invention des Lumières 12 ? L’invention des droits de l’homme et celle de la prison sont concomitantes, est-ce à dire que l’enfermement des hommes par d’autres hommes n’est pas une atteinte à leurs droits, et donc à la dignité humaine 13 ? Il semblerait en fait que l’enfermement soit la seule technique de dressage (de « réinsertion », dans le langage officiel) des déviants qui puisse remplacer les châtiments corporels. Quand l’école classique échoue, une école avec des murs peut prendre le relai. Imposer l’application de normes inadaptées à l’être humain est dangereux. Quand les lois ne peuvent être respectées dans un cadre, ne faut-il pas remettre en cause les lois ou le cadre ? Il est rare que la « réinsertion » soit réussie, que la docilité soit suffisante pour que la personne « (re)trouve sa place » dans le monde des citoyens honnêtes et dociles. Il serait en effet absurde d’espérer « (ré)intégrer » un homme dans la société en l’isolant totalement du corps social. Cela dit, si le dressage échoue, la prison est aussi bien la seule méthode d’élimination des indésirables suffisamment hypocrite pour entrer dans les mœurs, apaisant ainsi les consciences de ceux qui fustigent le bagne et la peine de mort. Enfin, la prison sert de moteur au contrôle social ambiant, en ce qu’elle constitue aussi un laboratoire géant pour expérimenter les techniques et technologies de surveillance de l’homme par l’homme. Et en ce qu’elle permet de maintenir le sentiment de terreur de l’étranger, du marginal. Une terreur qui tient les foules loin des désirs de revendication ou de rébellion.
12. C’est en effet au cours du xviiie siècle que la prison s’accapare le quasi-monopole en matière de sanction pénale.
13. Dans La prison républicaine, Robert Badinter reconnaît l’absence totale de réflexion sur les modes de sanction et en premier lieu sur la sanctionprison, chez les républicains des années 1870.
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d e s ca ba n e s, pas des prisons !
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à l’annonce par le gouvernement de la mise en place des EPM en 2005, des collectifs et des syndicats commencent à se mobiliser de toutes parts pour tenter d’empêcher leur construction. à Nantes, un collectif contre l’EPM d’Orvault se crée, notamment à l’initiative d’éducateurs de la FSU (Fédération syndicale unitaire) et de militant-e-s de la lutte anti-carcérale. Après quelques mobilisations classiques (manifestations, pétitions, etc.), un certain nombre de personnes décident de retarder physiquement le chantier en l’occupant. Cette initiative s’inspire d’actions menées depuis le début des années 1990 en Angleterre. Des militant-e-s, en occupant de manière répétée des arbres, en creusant des tunnels où se terrer, ou encore en neutralisant des machines, ont réussi à empêcher de nombreux projets contestés de constructions routières, mines à ciel ouverts, supermarchés, etc. Pendant l’hiver 2003-2004, ce type d’action s’était popularisé en France avec l’occupation du parc Paul Mistral à Grenoble, qui avait permis de retarder de plusieurs mois la construction d’un stade
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Pour Z, un militant anti-carcéral revient sur quatre ans de mobilisations contre les EPM. Depuis 2005 et l’annonce de la mise en chantier de huit prisons pour enfants, jusqu’en février 2008 et la manifestation qui suivit le suicide d’un jeune détenu, à Meyzieu, près de Lyon. Multiplicité d’actions, d’acteurs et de colères réunis autour d’une exigence commune : la fermeture des établissements pénitentiaires pour mineurs.
forêts en lutte
de foot géant, d’empêcher la coupe des arbres et de catalyser une lutte populaire contre les choix d’urbanisme de la municipalité. La mobilisation de 300 CRS et d’agents du GIPN sur une opération de trois jours avait été nécessaire pour déloger les habitant-e-s des arbres et les centaines de personnes qui les soutenaient au sol. Dans la nuit du dimanche 19 au lundi 20 février 2006, une soixantaine de personnes s’introduisent donc sur le site du futur chantier de l’EPM d’Orvault, en vue d’une occupation au sol et dans les arbres. Des cabanes sont construites dans les arbres et une dizaine de personnes s’y installent. En parallèle, des banderoles sont posées sur le périph’ nantais et des distributions de tracts effectuées en divers lieux. Mais dès le mardi matin, les personnes installées au pied des arbres sont évacuées par la police. Le mercredi matin, une grue d’un chantier Bouygues dans le centre de Nantes est occupée en soutien aux occupant-e-s des arbres avec une banderole « Non aux prisons ». Les occupants de la grue sont délogés par le GIPN assez rapidement. Le vendredi matin, c’est au tour des personnes juchées dans les arbres d’être expulsées. Le samedi midi, une manif pique-nique est organisée, l’objectif étant de revenir sur le chantier de l’EPM. Mais face à la forte mobilisation policière, la manif se dirige vers le centre de détention situé à proximité et se poste devant avec un camion sono. Pendant toute la semaine, de nombreuses actions visant à faire connaître l’occupation et à susciter des débats sur la question carcérale ont lieu (discussions, diffusion massive de tracts dans les quartiers, banderoles, affichages, bombages…). La semaine suivante, le chantier est de
nouveau immobilisé suite à d’apparentes défaillances techniques, et les locaux de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), qui collabore au fonctionnement des EPM, sont plusieurs fois cadenassés et repeints. Si l’action d’occupation n’a pas permis cette fois de retarder durablement le chantier, elle a en revanche contribué à donner une visibilité publique à la question des EPM et marqué une volonté de s’y opposer très concrètement. Dans les mois qui précèdent et suivent cette occupation, outre des mobilisations publiques, les chantiers des EPM de Lyon, Marseille, puis Chauconin en 2007, sont retardés quelquefois de plusieurs semaines par des actions de sabotage. Le 25 mars 2006, lors du carnaval de Lavaur, quelque 200 personnes derrière un char dénonçant le futur EPM se rendent sur le chantier et y détruisent ce qu’elles peuvent avant de rejoindre joyeusement les carnavaliers. Malgré tout, les sept EPM prévus finissent par ouvrir un par un. Le 9 février 2008, après le suicide d’un jeune détenu à l’EPM de Meyzieu, quelques centaines de personnes se rendent devant la taule pour crier leur colère. Le débat sur les EPM est relancé, et le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France, la Ligue des droits de l’homme et deux syndicats d’éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse (SNPES-FSU et CGT) diffusent un nouvel appel commun pour demander leur fermeture pure et simple. De nouvelles formes d’actions peuvent être envisagées pour aller vers cet objectif : soutenir les personnes à l’intérieur et barrer efficacement la route à tout nouveau projet de construction.
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& Chuck Norris terrassant d’un seul mawashi son pauvre adversaire, Bruce Lee envoyant dans le décor des assaillants japonais sidérés par la puissance de sa boxe chinoise : ah ! comme tous ces coups qui claquent au vent donnent envie de suivre une séance d’arts martiaux. Sam, professeur de philosophie et instructeur de karaté, pratique cet art depuis neuf ans. Loin d’être pour lui un simple divertissement, la recherche du geste efficace, le contrôle de son souffle, la maîtrise de soi sont autant de ferments d’une réappropriation de son corps qui n’est pas sans lien avec la conquête d’une autonomie politique.
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Métro – Budo – Dodo ifficile de parler d’arts martiaux sans voir surgir les trognes de tous ceux qui, de Jacky Chan à Chuck Norris, ont porté leur art aux sommets du divertissement ; ni sans voir apparaître les silhouettes « bodybuildés » des modernes coqs combattants sur nos écrans. De l’autre côté de l’éventail folklorique, la voie du développement personnel abonde sur les rayons des grandes surfaces et des marchands de sable. La culture orientale a le vent en poupe. Elle participe pleinement de cette consommation de culture qui ne passe plus seulement par la télévision. Au lieu d’investir un espace politique désert, voici la voie du développement personnel, d’une vie harmonieuse et épanouie. Ces formes « douces » et lissées des arts martiaux (Taï Chi, Qi Gong et autres, dans leur pratique commerciale) contribuent à un
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hédonisme conservateur dont la dimension politique et critique est nulle. Elles donnent aux cadres dynamiques et aux « consommacteurs » l’illusion de découvrir à peu de frais une culture étrangère, tout en se délassant du stress quotidien. Si les arts martiaux peuvent servir cette fonction de décharge de toutes les « énergies négatives », une pratique assidue libère une énergie politique plus puissante, loin de l’atmosphère cotonneuse ou de son envers suintant la testostérone. Leur pratique réelle, et cela vaut aussi pour les formes douces des arts martiaux, implique des efforts et un travail qui finissent par mal se conjuguer avec leur fonction de divertissement folklorique. Cela devient d’autant plus manifeste dans les pratiques qui commencent par « meurtrir » le corps, en lui proposant des
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postures inhabituelles. Ce n’est que dans la durée qu’on quitte progressivement le sillage du folklore, pour emprunter un chemin parsemé de crises physiques et psychiques qui ouvrent à de nouvelles expressions de soi. Néanmoins, les stéréotypes ont la vie dure : ils peuvent ressurgir parfois, dans des périodes de doute. Comme l’affirme un (préceptes) : « Le karaté des vingt kyokun est semblable à l’eau bouillante, qui cesse de bouillir, puis se refroidit si l’on n’entretient pas le feu. » (traduction Henry Plée).
Nous apprennons à avoir un corps, mais beaucoup plus rarement à le vivre. Bujutsu, Budo et sport C’est une illusion moderne de penser l’activité physique séparément des autres sphères de l’existence, comme une case à part dans l’agenda surchargé de la semaine. Dans ses Chroniques Martiales, Henry Plée, pionnier du karaté européen, souligne que les arts martiaux (en japonais bujutsu) se distinguent à la fois de leur forme sportive et des formes de développement personnel qu’elles rendent possible (budo, de do : la voie et bu : martiale). L’art martial désigne un savoir-faire, la recherche d’une excellence physique et mentale nous disposant à affronter la mort. Il s’inspire des stratégies guerrières élaborées par les samouraïs pour sortir victorieux des situations les plus dangereuses. Dans une telle pratique, tous les coups sont permis, la vie du sujet est en jeu. Les adversaires sont souvent multiples, il faut être décisif sur une seule attaque. S’entraîner à envisager la mort à chaque assaut ouvre la recherche de l’efficacité maximale et sert de principe de réalité. Difficile de tricher. Pour la plupart d’entre nous, de telles techniques de combat ne seront jamais réellement utiles : quoi qu’on en dise, les relations sociales sont dans une large mesure pacifiées, le recours en justice remplace opportunément les jeux de mains.
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Pourtant, la voie martiale (budo) privilégie une éthique du développement personnel, un certain respect de l’adversaire. L’art martial est alors la voie pour une meilleure connaissance de soi, une recherche d’unité harmonieuse entre le corps et l’esprit. Budo et bujutsu n’épuisent pas la pratique du karaté ; en tant que sport, ce dernier peut aussi avoir ses lettres de noblesses, jeu aux règles bien déterminées qu’il s’agit de maîtriser pour l’emporter, même si les enjeux du combat à mort disparaissent. Le terme « art martial » renferme ces trois formes : sport, budo, bujutsu. Simple sport, le karaté s’expose aux critiques habituelles : un divertissement de plus. Il permet aux individus de canaliser leurs énergies négatives et de les déverser sans danger pour l’ordre établi. Se défouler pour mieux suivre la foule. Une pratique cyclique et stérile dont le seul objectif est l’entretien du capital santé ? « Il faut faire du sport pour être en bonne santé », 11e commandement – quand ce n’est pas un simple « copié/collé » des compétitions quotidiennes.
« La voie du samouraï, c’est la mort. » (Hagakuré, attribué à Jocho Yamamoto)
Dès qu’on aborde le budo et le bujutsu, la donne change. Nous ne sommes plus dans des « sociétés du risque », où la mort peut nous attendre au détour d’un chemin. Le rapport à la mort inhérent aux arts martiaux devient salutaire dans des sociétés où celle-ci n’a plus tellement droit de cité. Envisager la mort, s’y préparer, permet d’intensifier sa présence au monde, de ne plus fuir les impératifs moraux et politiques dans l’espérance d’un « ailleurs » ou d’un « plus tard ». Sa présence permanente ouvre la voie d’une ascèse individuelle étrangère aux divertissements qui l’occultent. Vivre chaque instant comme le dernier, pour y être le plus juste. Pour le dire avec Prévert : « Ne pas remettre à deux mains, ce qu’on peut faire avec l’une. » La mort modifie nos habitudes morales et notre rapport au temps. Nous subissons les stimulations répétées de la publicité, de l’information,
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qui introduisent une temporalité artificielle, une succession d’instants hétérogènes les uns aux autres. En revanche, les arts martiaux réarticulent durée et moment : faire de chaque instant une œuvre en soi et une pièce de notre existence, en trouvant l’attitude la plus juste. Pour reformuler le neu« Faire de sa vie une œuvre vième kyokun : d’art (martial). » Cette omniprésence de la mort se prolonge dans une attention aux détails fugaces qui font l’étoffe des événements. Ce que résume un autre précepte du Code du Samouraï de Jocho Yamamoto : il faut prendre au sérieux les plus petits détails et aborder avec légèreté les choses de grande importance. Nous avons davantage prise sur ce qui se passe dans nos quartiers que sur les phénomènes géopolitiques et structurels. Inversement, prendre avec légèreté les situations décisives libère des inhibitions qui peuvent entraver l’action. Loin d’être stérile, la familiarité avec la mort nous ouvre à la limite de toute chose, aux différents rythmes des êtres vivants, aux beautés de leurs réalisations. Elle nous rend attentifs aux autres et aux déploiements qui leur sont propres, par la recherche de l’« esprit vide » (mushin). Cette « absence de pensée » est une attention/ouverture au non-soi, une courtoisie à l’égard de l’être – posture qui n’est pas seulement philosophique, mais éminemment politique dans le lien social qu’elle génère.
« Nul ne sait
ce que peut le corps. » Spinoza, éthique
Cette intensification de la présence se matérialise dans la compréhension plus fine du corps propre que rend possible la pratique des arts martiaux. Les disciplines sociales et familiales imposent une certaine tenue normalisée. Par l’éducation, l’individu intériorise une façon de bouger, une posture du corps. Il est ce qui doit être contenu : « Tiens-toi droit ! Redresse ta tête ! Ne mets pas les coudes sur la table ! Marche convenablement ! » Il doit répondre à une certaine image (pectoraux saillants
et épilés pour les hommes, mensurations fashion pour les femmes). Autant d’approches mortifères du corps car chosifiantes. Le corps est un moyen de séduire, d’imposer sa force, de se défouler. C’est au mieux un objet de plus dont nous disposons, une « propriété » personnelle, parfois un article encombrant, dont on doit s’accommoder tant bien que mal. Cette approche instrumentale du corps se retrouve d’ailleurs dans toutes les injonctions sociales de maîtrise, qui rejettent la vieillesse, la mortalité, l’altération, et véhiculent une image aseptisée du corps. Nous apprennons à avoir un corps, mais beaucoup plus rarement à le vivre. La pratique des arts martiaux peut donner lieu à une conversion de l’avoir à l’être, de la signification à l’expression. Elle libère le sujet d’un désir uniquement orienté vers le corps-objet. Par exemple, du point de vue martial, la plastique musculaire est complètement inutile. Mieux vaut développer la vitesse musculaire que le volume, car ce sont la rapidité et la précision qui font la force. Deux doigts suffisent pour déstabiliser n’importe qui (un sous le nez et un au niveau des lombaires, dans un mouvement simultané et de sens contraires). On le découvre au premier combat : vous aurez beau faire de la gonflette, le plus vif et précis l’emportera. À rebours du dressage social qui enferme le corps dans une compréhension fonctionnelle, les arts martiaux permettent de se le réapproprier, par le biais de l’apprentissage de ses différentes vitesses, de ses
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k arat é et biopolotique
différents états et mouvements. Par exemple, nous contractons en permanence de nombreux muscles inutiles au maintien de notre corps au repos. Nous sommes tendus, rigides, comme si nous subissions une pression extérieure. C’est manifeste au niveau des épaules et des hanches. Cette tension permanente est fatigante, freine les mouvements de l’organisme et limite
L’aliénation politique passe en premier lieu par la dépossession de l’espace et de la durée commune. leur amplitude. La pratique des arts martiaux et des étirements associés permet de prendre conscience de la contraction excessive de ces muscles, de les relâcher et donc d’accroître l’expressivité de notre corps. Il ne s’agit pas simplement d’une affaire de bien-être, mais de notre manière d’habiter l’espace, de négocier les forces auxquelles nous sommes soumis. Cela permet de lancer un coup de poing plus vite et de se rendre attentif à ce qui survient autour de nous, mais aussi, dans une perspective extra-martiale, d’être plus souple, de se mouvoir de façon plus fluide et donc de mieux se combiner avec les autres corps. On retrouve l’idée de courtoisie comme dé-rigidification de l’être, disposition envers l’autre. Cet approfondissement du vécu musculaire se combine avec une meilleure maîtrise de la respiration et donc de la circulation énergétique. Une expiration forcée (principe du kiaï) provoque une libération d’énergie qui décuple notre force. Une respiration prolongée (visant à faire le vide comme dans les entrées et sorties de cours – mukso) purge l’organisme des énergies négatives qui l’empoissent. Elle prévient ainsi des réactions agressives ou incontrôlées, et surtout nous dispose à accueillir les événements extérieurs.
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Alors que les « habitus » sociaux « machinisent » nos corps, les arts martiaux les revitalisent, les rendent plus ductiles, plus fluides, et mieux insérés dans un espace-temps dont ils sont les co-auteurs. Si l’aliénation politique passe en premier lieu par la dépossession de l’espace et de la durée commune, leur réappropriation commence par celle du corps propre. Cette émancipation permet de déloger ce que Bourdieu nommait les « habitus » de la domination. Il désigne par ce terme l’intériorisation, l’incorporation de l’ordre social dans un ensemble d’attitudes, de dispositions, sur lesquelles une simple critique « rationnelle » n’a pas de prise. Un discours ne suffit pas à destituer un régime corporel. Il fonctionne souvent comme une injonction paradoxale. Quel meilleur moyen de crisper quelqu’un que de lui dire de ne pas l’être ? Ces dispositions ne peuvent être déracinées que par un ré-enracinement du corps dans d’autres pratiques, faisant paraître les précédentes comme artificielles. Les arts martiaux « déterritorialisent » nos corps, pour reprendre le concept de Deleuze. Ils nous amènent à les déployer autrement, sur un autre territoire, dans d’autres rythmes. Ils déterritorialisent notre corps d’un comportement mécanique pour le re-territorialiser dans un régime d’existence plus fluide, plus expressif. Cette proposition de L’éthique de Spinoza s’impose alors comme une évidence : « Plus le corps peut être affecté de différentes manières, plus l’esprit peut concevoir de choses différentes. » Une approche plus fine de notre corps permet d’élargir sa conscience. Il ne s’agit pas de mieux se servir de son corps, mais de mieux le vivre, de le rendre plus ductile. Si nous sommes capables de nous exprimer avec une plus grande amplitude affective, notre présence n’en est que plus riche. Nous voyons, ressentons, expérimentons mieux, de façon plus nuancée. Comme tous les arts, les arts martiaux nous ouvrent le corps, et pas seulement les yeux ou la tête. à travers une pratique assidue (qui finit par lasser tous ceux qui ne veulent que se divertir ou parader), on désinvestit peu à peu ses réflexes et attitudes vécues
k arat é et biopolotique
comme naturelles, pour adopter des postures combinant la recherche du geste le plus pur à la connaissance de ses particularités anatomiques. On sort des réponses socialement intégrées aux stimulations extérieures pour en intérioriser d’autres plus adaptées. Par exemple, face à un danger on apprend à déjouer le réflexe de fermer les yeux, à esquiver, à faire de la base de son corps l’origine du mouvement des membres supérieurs pour bloquer. Puis, on apprend à anticiper l’attaque pour la parer avant même qu’elle ne se déploie (sen-no-sen). On développe une attention et une disponibilité que nous avons rarement spontanément dans une société qui nous apprend à être secondaires, à sublimer, et inhibe nos réflexes défensifs. Il ne s’agit pas pour autant d’un apprentissage simple et linéaire. On enseigne aux débutants en karaté une position d’attaque (zenkutsu dachi : les pieds sur deux lignes parallèles, la jambe avant fléchie et la jambe arrière tendue). Cette posture procure une bonne stabilité à l’impact, une bonne position des hanches et un bon verrouillage osseux et musculaire. Mais une fois ce moule intégré, on se rend compte qu’un léger fléchissement de la jambe arrière est indispensable dans les phases précédant l’impact pour se donner une plus grande amplitude de hanches. Il faut alors revenir sur la posture initiale et la retravailler. Le renforcement musculaire et l’assouplissement articulaire occasionnés par la pratique régulière autorisent ensuite des postures plus basses. Chacun s’adapte aux dimensions de son propre corps. Ainsi, alors que certains sports ne peuvent être pratiqués passé un certain âge, les arts martiaux accompagnent les évolutions du corps et nous permettent de mieux les vivre.
Dojokun La pratique des arts martiaux évolue dans une dimension politique. Elle forge des individus puissants, peu enclins à se laisser manipuler (au sens corporel et psychique). Chaque art martial possède sa liste de vertus, son kyokun, mais de nom-
breuses se recoupent. Formant à eux tous un code moral, ces principes ont aussi servi à façonner des combattants disciplinés. On pourrait dès lors y voir les principes d’un conservatisme social, qu’on associe spontanément aux morales orientales. Le profond respect des élèves pour le maître en témoigne, mais il ne trouve sa justification que dans la maîtrise avérée du senseï, indispensable pour nous orienter sur la « voie ». Pour le reste, ne trouvant plus leur source dans des sociétés traditionnelles, ces vertus peuvent être partagées par ceux qui, guerriers modernes, aspirent à d’autres formes d’organisation politique. Les arts martiaux sont une voie privilégiée pour atteindre l’autonomie individuelle et collective. Ils mettent en échec les différents mécanismes oppressifs qui l’entravent. L’attention portée à la mort, la recherche d’une discipline corporelle et mentale plus fine sont autant de ferments d’une mise en crise de la grossièreté des subjectivations et des liens sociaux autorisés. S’ils ont pu servir par le passé à enrégimenter des populations dans des sociétés traditionnelles, ils pourraient avoir l’effet inverse dans les nôtres, et servir de contrefeux biopolitiques.
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Hallo de
L
’organisation d’extrême droite allemande pro Köln a essayé, afin d’amplifier ses revendications contre la construction d’une mosquée, d’organiser un congrès en septembre 2008 sur le thème de l’islamisation de l’Europe. Le rendez-vous s’annoncait grandiose et devait réunir de nombreux partis d’extrême droite européens. La veille du premier jour, plusieurs « têtes » comme Le Pen annoncent qu’elles ne se rendront pas sur place.
Cologne
Début du fiasco. L’appel des organisations antifascistes allemandes est lancé. Le maire de Cologne appelle ses concitoyens à l’intolérance vis-à-vis de pro Köln. Les bars affichent « Pas de Kölsche (bière locale) pour les nazis » ; des hôtels annulent et refusent des réservations. Pour se rendre aux divers endroits du congrès, pro Köln a prévu des cars mais les chauffeurs, qui craignent que leurs bus ne soient détruits comme à Hamburg le 1er mai dernier, refusent de les transporter.
Avec à peine quarante personnes dans l’hôtel du Congrès et la visite d’une mosquée annulée, pro Köln reste cantonné à l’autre bout de la ville par la police, pendant les deux jours.
Le 19 septembre, la manifestation dite « antifasciste » réunit 3 000 personnes et un nombre quasi identique de policiers à travers la ville.
Tout rassemblement leur est interdit.
La police bloque une immense zone dans le centre de la ville. Rien ne passe, pas mĂŞme les tramways.
à deux pas de là, les rues commerçantes sont bondées et des concerts organisés en divers endroits de la ville.
Le lendemain, dès l’aube, les habitants de Cologne se massent devant les barrières de police : près de 15 000 personnes.
Il règne une ambiance « Fête de l’Huma », saucisses grillées. Le programme de pro Köln a été entièrement annulé.
voir le peuple et mourir lâ&#x20AC;&#x2122;expĂŠrience des populistes russes
POPULISTES R U S S E S
à la fin du xixe siècle, l’expérience du populisme russe illustre l’échec d’une union politique entre l’intelligentsia urbaine et la paysannerie. Des personnages qui se radicalisent à la hauteur de la violence de l’autocratie. Et finissent perdus dans les plaines glacées de la Sibérie, sur l’échafaud ou sous le feu de leurs propres bombes. Une démarche militante dont les avatars n’ont pas fini de hanter l’histoire.
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ans les années 1970, les différents groupes maoïstes français incitaient leurs membres à aller « s’établir » dans les usines. De nombreux intellectuels révolutionnaires, camouflés, se retrouvèrent alors aux côtés des ouvriers, pour se rapprocher d’un prolétariat dont ils ne connaissaient que le nom. Mais aussi pour « éveiller dans les masses l’esprit révolutionnaire ». Même si les résultats de cet engagement ne furent pas à la hauteur de leurs attentes, il serait injuste d’oublier le courage d’une génération de militants qui ont refusé les facilités de leur héritage culturel pour mener une lutte plus ancrée dans les réalités sociales. « L’intellectuel engagé » est par définition confronté à une contradiction. Comment être révolutionnaire, lorsqu’on profite soi-même des inégalités que l’on combat ? étudiants, chercheurs, journalistes ou professeurs peuvent-ils sincèrement vouloir la révolution qui les amèneront à remettre en cause de manière radicale leur mode de vie et leurs privilèges ? L’intellectuel peut-il avoir sa part dans un processus révolutionnaire sans en prendre les rênes ?
L’abnégation des populistes russes permet d’explorer cette contradiction essentielle. Malgré l’aura d’héroïsme qui plane sur leurs actes, ceux-ci relevaient-ils d’un sacrifice sincère ou étaient-ils portés par la prétention à être au-devant de la scène militante, voire au-dessus d’elle ? Comment ont-ils surmonté le dilemme qui se présente inévitablement lorsque, face à une situation politique et sociale d’une extrême violence, des hommes et des femmes cherchent une cohérence entre leurs idées et l’efficacité de leurs actions politiques ? Les populistes russes, pour leur part, ont dû affronter une totale incompréhension populaire. Au fur et à mesure de la radicalisation de leurs positions, leur isolement par rapport aux paysans qu’ils espéraient entraîner vers la libération devint de plus en plus grand, jusqu’à devenir irréversible.
La Russie au milieu du xixe siècle En 1855, lorsque le tsar Alexandre II accède au pouvoir, la Russie se bat depuis deux ans contre une coalition rassemblant la France, l’Angleterre et l’Empire ottoman
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Natacha Klimova, Maximaliste.
de l’Empire manquant de main d’œuvre. Paradoxalement, ce mouvement s’amplifia pendant les Lumières puisque ce furent les grands tsars modernisateurs (Pierre le Grand et Catherine II) qui parachevèrent l’asservissement des paysans, pourvoyant en « âmes » les domaines des seigneurs. Le but implicite était de contrer toute velléité de révolte chez l’aristocratie. à l’époque de l’abolition du servage, les paysans représentaient 85% de la population, travaillant à la solde d’une aristocratie qui ne dépassait pas 1%. Les paysans attendaient de la réforme, du « Manifeste » comme ils l’appelaient, un changement radical de leur condition. Pourtant, les suites de l’abolition du servage vont se révéler particulièrement décevantes à leurs yeux. Ceux qui croyaient que la terre leur reviendrait de droit, découvrirent qu’ils devaient la racheter, et que les meilleurs lots restaient aux mains de leurs anciens maîtres. Dans ces conditions, de nombreuses révoltes éclatèrent, pas tant contre le tsar lui-même, que contre l’aristocratie terrienne, suspectée d’avoir détourné la réforme à son compte. dans le cadre de la guerre de Crimée. La reddition des Russes, l’année suivante, marque la fin de la politique expansionniste qu’avaient mené les tsars depuis le xvie siècle. Suite à cette humiliation, Alexandre II lance de nombreuses réformes politiques, espérant ainsi sortir le pays de l’archaïsme dans lequel il était plongé. La plus fameuse de ces réformes est sans doute celle qui, le 3 mars 1861, abolit le servage. à l’époque, la Russie était un pays presque exclusivement paysan : sur les 60 millions d’habitants, 50 millions travaillaient la terre dans des fermages appartenant aux seigneurs ou au tsar. à l’inverse de ce qui s’était produit en Europe occidentale, la situation des paysans s’était lentement dégradée au cours de l’époque moderne. Au xve siècle, les cultivateurs vivaient en communauté villageoise, dans une quasi-autonomie. Cette relative tranquilité prit fin lorsque, entre 1580 et 1620, l’état chercha à s’attacher une partie des paysans pour mettre en valeur les domaines
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La russification de la pensée révolutionnaire Parallèlement à ces événements touchant la paysannerie, un changement affecte la nouvelle génération issue des classes moyennes qui va jeter les bases théoriques d’un socialisme typiquement russe. Des jeunes gens issus pour la plupart de la petite aristocratie, de la bourgeoisie et de l’armée profitent de la liberté d’expression relative de l’époque pour diffuser leurs idées dans la presse légale. Cette intelligentsia est portée par un refus net de l’autocratie et entend transformer le pays par une révolution. Se revendiquant de la pensée d’Alexandre Herzen (1812-1870), le père du socialisme russe, ils délaissent la politique institutionnelle et fondent leurs espoirs dans la figure mythique du paysan russe. Les articles et essais de l’époque étudient particulièrement l’obscina,
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1. C’est un populiste, Nikolaï Danielson (18441918), qui se charge de la première traduction russe du Capital.
la forme d’organisation traditionnelle des paysans. Depuis plusieurs siècles, les terres qui n’appartenaient pas au seigneur étaient mises en commun dans ce cadre. Un conseil formé par les anciens en assurait la redistribution aux plus démunis et organisait la coopération des différentes familles lors des travaux des champs. La propriété foncière collective empêchait en principe toute aliénation du sol et assurait ainsi la pérennité de l’obscina. Les jeunes gens de l’intelligentsia, qui se définissent eux-mêmes comme populistes (narodniki), respectent l’apport théorique puissant du marxisme 1 mais ne partagent pas les mêmes conclusions quant à la révolution. Selon les populistes, le schéma marxiste de succession des modes de production conduisant à une société sans classes n’est pas universel. Le caractère particulier de la Russie dû au poids de la paysannerie lui permettrait de suivre un développement original en évitant la phase de transition capitaliste et « le fléau prolétarien qui sévit en Europe et qui menace d’atteindre la Russie 2 ». Au début des années 1870, les populistes partagent un objectif commun, la transformation de la Russie en une fédération de coopératives agricoles et artisanales fondées sur le modèle de l’obscina, mais ils ne sont pas d’accord entre eux sur les méthodes pour y arriver. En grossissant le trait, on peut dire qu’il existe à l’époque trois tendances au sein du mouvement des narodniki. La tendance dite « émeutière » se réclame de la pensée de Bakounine. La tendance propagandiste, ou « lavriste », suit quant à elle les idées de Piotr Lavrovitch Lavrov (1823-1900), écrivain russe exilé à Genève. Enfin, les « Conspirateurs » se rassemblent autour de la personnalité de Piotr Tkatchev (1844-1885). Les débats entre ces différentes tendances font rage en Russie, bien sûr, mais aussi en Suisse où s’est regroupée une partie considérable de l’intelligentsia. Pour les Lavristes, le peuple n’est pas encore prêt à assumer sa tâche révolutionnaire, trop ignorant qu’il est des enjeux politiques de la situation russe prise dans son ensemble. Ils se donnent donc pour
devoir d’instruire le peuple et d’animer son sentiment révolutionnaire par une intense activité de propagande. Les Bakouninistes, au contraire, se défendent de dicter quoi que ce soit au peuple. Selon eux, la révolution doit advenir de l’accumulation des révoltes paysannes. Il leur faut « accourir lorsque règne l’émeute et la créer lorsqu’elle n’existe pas encore 3 ». Les « Conspirateurs » n’adhèrent ni au socialisme de Lavrov ni
3. Hanns-Erich Kaminski, Bakounine, la vie d’un révolutionnaire.
Ils fondent leurs espoirs dans la figure mythique du paysan russe. à l’anarchisme de Bakounine. Ils considèrent la transformation de la Russie en société capitaliste comme inéluctable et prochaine. Selon eux, en se développant en tant que classe, la bourgeoisie va amenuiser les chances d’établir un socialisme reposant sur les bases de la communauté paysanne. Aussi faut-il agir le plus vite possible, et comme il n’est pas possible de compter sur les seuls paysans, les Conspirateurs veulent jeter les jalons d’un parti de révolutionnaires professionnels, tournés entièrement vers la prise du pouvoir. Cette pensée héritière du jacobinisme préfigure en fait le léninisme.
2. Nicolaï Mikhaïlovsky.
L’« aller au peuple » En 1874, certains éléments de la jeunesse moscovite et pétersbourgeoise partent dans la campagne russe pour répandre le message socialiste chez les paysans. Si cette opération semble répondre aux appels de Bakounine, qui invitait l’intelligentsia à « pénétrer dans le peuple et à délivrer ses frères d’un esclavage criminel », il ne faut pas pour autant surestimer le poids des théoriciens en exil sur un mouvement largement spontané. L’invitation à « aller au peuple » est assez vieille puisqu’elle était déjà formulée par Herzen au début du xixe
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Un populiste en habit de campagne
siècle. Pourtant, c’est la première fois que la jeunesse y répond en masse. Au cours de l’été, plusieurs milliers de narodniki, dont un quart de femmes, prennent la route, équipés de faux-papiers, et se dispersent dans les districts de la Russie européenne. Les candidats à l’« aller au peuple » choisissent souvent une destination dans le Sud du pays, terre de prédilection des émeutes et des soulèvements cosaques des xviie et xviiie siècles. Pour plus d’efficacité dans l’activité de propagande, ils décident en général de s’installer dans les villages et d’y exercer une profession. Les métiers de menuisier et de sagefemme sont les plus prisés, car ils sont jugés – à tort – faciles à apprendre et moins rudes que les travaux des champs. Très vite, cependant, les narodniki déchantent. S’ils sont souvent soutenus par les propriétaires terriens et par les fonctionnaires locaux les plus libéraux, le contact avec la paysannerie est difficile sur bien des plans. Sur la forme, tout d’abord, les étudiants semblent avoir sous-estimé l’ampleur de l’analphabétisme dans les
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campagnes russes. Les milliers de brochures révolutionnaires imprimées ne trouvent pas de lecteurs. Les paysans les plus curieux les portent en général au prêtre du village pour qu’il leur en fasse la lecture. Aussi verra-t-on souvent le clergé dénoncer les narodniki aux autorités locales. Face à l’inutilité de la propagande écrite, les étudiants organisent des meetings au cours desquels ils exposent leurs griefs vis-à-vis de la société russe et enjoignent les paysans à les rejoindre dans la lutte. Le fossé culturel entre les jeunes intellectuels et la classe paysanne tout juste sortie du servage est profond et oblige les narodniki à employer des tournures simplistes. Si la critique de l’aristocratie terrienne et de la bureaucratie trouve une oreille attentive chez les villageois, la condamnation de l’autocratie reste inaudible, tant la personne du tsar elle-même revêt encore à l’époque un caractère sacré pour les paysans de l’empire. Pire, les pamphlets contre Alexandre II ont parfois pour effet de les remonter contre les jeunes intellectuels, d’où des passages à tabac et des dénonciations à la police. Sur le fond, les narodniki, ayant idéalisé l’organisation traditionnelle de l’obscina, ont mésestimé également la puissance bien réelle de l’Église et de la paysannerie riche qui, soucieuses de leurs privilèges, ne veulent pas entendre parler du changement proposé par les révolutionnaires. Dans plusieurs villages, le clergé et les koulaks monteront les foules contre les populistes. Finalement, l’aller au peuple, malgré le nombre et la bonne volonté de ses participants, connut un échec massif puisque il ne suscita aucune révolte majeure dans les campagnes russes. Il mena en revanche plus de 2 000 narodniki dans les geôles tsaristes, décapitant ainsi pour un temps le mouvement révolutionnaire en Russie.
Radicalisation des modes d’action La vague d’arrestations d’une ampleur inattendue qui suivit le mouvement de l’aller au peuple forca les populistes encore en liberté à reconsidérer leurs pratiques et
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leurs buts. Il s’agissait à la fois de poser les jalons d’une nouvelle approche de la révolution suite à l’échec de l’aller au peuple, et de s’organiser pour faire libérer les camarades retenus. En 1876, l’évasion spectaculaire du prince Kropotkine, l’un des personnages les plus en vue parmi les prisonniers populistes, témoigne du degré d’organisation déjà atteint à l’époque. C’est l’oeuvre des militants du nouveau « parti » révolutionnaire Zemlia i Volia (Terre et Liberté), principalement des rescapés du mouvement de l’aller au peuple. Leur programme maintint les bases idéologiques du populisme, mais se donna aussi pour objectif la « désorganisation de l’état », y compris par l’élimination physique de ses représentants les plus emblématiques. Les méthodes terroristes imaginées à l’époque ne visaient pas encore à « semer la terreur » mais à servir de moyens d’auto-défense ou de vengeance vis-à-vis du pouvoir. Regroupant un grand nombre de courants visant la destruction de l’autocratie, cette plate-forme politique est dès sa création le théâtre de divergences majeures. Globalement, deux tendances se dessinent au sein du milieu révolutionnaire. La première, représentée par les « Campagnards » tient à perpétuer l’ancienne stratégie de propagande à la campagne, malgré les risques encourus. Les « Citadins », en revanche, ne font plus confiance aux seuls paysans pour mener l’action révolutionnaire, et entendent accélérer le mouvement politique en recourant au terrorisme. Dans le même temps, une certaine solidarité se forme autour des nombreux prisonniers politiques, dont le procès a lieu entre le 18 octobre 1877 et le 23 juin 1878. La police politique veut à cette occasion régler ses comptes avec les partisans de l’aller au peuple, et présente à la justice 770 personnes au terme de plusieurs années d’instruction, au cours desquelles les prévenus ont étés placés en cellule individuelle. En octobre, ce sont finalement 193 personnes qui sont jugées pour des faits considérés comme gravissimes. 36 d’entre elles sont condamnées à la déportation ou aux travaux forcés. Mais le « procès des 193 » s’est constitué en tribune politique,
où les griefs des accusés ont pu atteindre l’opinion publique.
Les raisons de la terreur En particulier, le traitement réservé aux prévenus au cours de l’enquête donne à certains militants encore en liberté l’idée de répondre à la violence par la violence. Un événement singulier est ainsi à l’origine à la fois du soulèvement de l’indignation populaire et du premier attentat terroriste de l’histoire russe. Lors de la visite du général Trepov, gouverneur et chef de la police de Saint-Pétersbourg, à la prison de la ville, un détenu qui avait refusé de se découvrir devant lui est fouetté jusqu’à en perdre un œil. En réaction, au lendemain du verdict du « procès des 193 », le 24 janvier 1878, Vera Zassoulitch, membre de Terre et Liberté, pénètre dans le bureau du gouverneur. Elle lui tire une balle dans la tête, le laissant pour mort, avant de se livrer ellemême à la police. Posant son arme après avoir tiré, elle prévient d’emblée ses accusateurs potentiels par la phrase : « Je suis une terroriste, pas une tueuse » – voulant ainsi affirmer la nature politique de son geste.
« Je suis une terroriste, pas une tueuse. » à l’émotion populaire s’ajoute la fronde du ministère de la Justice, lassé des incursions répétées de la police politique dans les affaires judiciaires. La Zassoulitch passe en jugement le 1er avril 1878, alors que l’ensemble des peines contre les 193 n’ont pas encore été prononcées. Dans un tel contexte, elle passe en cour d’assises, et bénéficie du coup d’un jugement rendu par un jury populaire. Au cours du procès, victime et accusé finissent par échanger leurs rôles. L’enjeu n’est pas tant de statuer sur le crime commis que sur sa légitimité, compte étant tenu de la cruauté de Trepov. à l’étonnement général, la militante est unanimement déclarée non coupable, sous les acclamations de la foule et des
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5. Rapporté par Vera Figner dans La Nuit sur la Russie.
fonctionnaires du ministère de la Justice. La police politique réprime violemment les mouvements populaires qui s’ensuivent, et tente d’arrêter Vera Zassoulitch, contrainte d’entrer en clandestinité.
Les populistes n’ont fait que rejouer la partition d’un héroïsme romantique qui finit toujours en tragédie. Cet événement inaugure une série d’attentats meurtriers. Une résistance populaire s’instaure, avec des attaques à main armée de la gendarmerie à Odessa dès le début de 1878, ou l’attentat manqué contre le tsar Alexandre II en avril 1879. Une période où la solidarité entre paysans et militants bat son plein. Pour la dernière fois.
L’organisation de la terreur
4. Ce nom vient du fait que les serfs étaient souvent désignés par l’adjectif noir.
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Une fraction de Terre et Liberté s’oppose au tournant terroriste du mouvement révolutionnaire. Suite à un congrès du parti à Voronej, durant l’été 1879, une scission partage Terre et Liberté en deux. D’un côté le Partage Noir 4 (Tchernyi Peredel) veut poursuivre la propagande dans les villages ruraux pour installer les bases sociales de la révolution. De l’autre, la Volonté du Peuple (Narodnaia Volia) prône la destruction de l’autocratie par la violence. Paradoxalement, Vera Zassoulitch fait partie des militants qui soutiennent le Partage Noir et qui s’exileront à la fin du siècle en Suisse où ils deviendront marxistes. La Volonté du Peuple comprend un quart de femmes dans ses rangs, et aucun des membres de son comité exécutif n’a plus de 30 ans. Dans le milieu révolutionnaire en général, des paysans et des ouvriers rejoignent pour la première fois les étudiants nobles et bourgeois. Le programme de la Volonté du Peuple manifeste
une organisation extrêmement rigoureuse et une idéologie clairement radicale : « Chacun des membres du Comité s’engage à : 1° Se consacrer de toutes les forces de son esprit et de son âme à la chose révolutionnaire, et à renoncer pour elle à tout lien de famille, de sympathie, d’amour ou d’amitié ; 2° Si nécessaire, donner sa vie, sans égard pour soi ou d’autres ; 3° Ne rien posséder qui n’appartienne en même temps à l’organisation ; 4° Renoncer à toute volonté individuelle et la soumettre aux décisions de l’organisation prises à la majorité des voix. 5 » Dans les témoignages des militants recrutés confidentiellement pour rejoindre la Volonté du Peuple, une revendication explicite de la terreur apparaît, présentée comme le but à suivre. Dès le 25 août 1879, un « procès » a lieu au sein du Comité, qui décrète la condamnation à mort du tsar et commence à se doter des moyens d’exécuter son verdict. Mais persistent des divergences au sein du groupe sur les justifications ultimes de l’attentat terroriste. S’il s’agit pour certains de faire pression sur le gouvernement pour l’amener à lancer des réformes démocratiques, d’autres y voient un moyen de s’emparer du pouvoir pour le confier au peuple par la suite. « Il faut que je le fasse. C’est mon affaire. Alexandre II est à moi et je ne le cède à personne 6 », affirme en 1879 Alexandre Soloviov, qui sera pendu après l’échec de l’attentat du 2 avril de cette année. Alexandre II échappe à six tentatives d’assassinat, jusqu’au 1er mars 1881, où il est tué au bord du canal de Catherine à Saint-Pétersbourg par le jet d’une bombe à main lancée par le jeune Grinevitzki. Cet attentat très bien préparé a mobilisé plusieurs tireurs et guetteurs, et fait au final trois morts : la cible, le lanceur et un passant. Mais les conséquences de ce geste sont bien éloignées de ce qu’attendaient les militants de la Volonté du Peuple. Ni révolution politique ni révolution sociale n’en découlent. Au contraire, la grande majorité de la population condamne l’attentat, et le mouvement populiste perd dès lors l’appui 6. Alexandre Soloviov, cité dans Les Rêveurs de l’absolu, de Hans Magnus Enzensberger.
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Le même populiste en habit de ville
dont il bénéficiait lors des procès de 1877 et 1878. Aucune action d’ampleur notable n’aura lieu pendant vingt ans, hormis une tentative d’assassinat contre le tsar impliquant le frère de Lénine, en 1887. De plus, le régime se durcit considérablement sous le règne d’Alexandre III, qui crée dès la mort de son père l’Okhrana, la police politique chargée d’éradiquer le mouvement révolutionnaire. Sa méthode principale sera l’infiltration d’agents provocateurs dans tous les groupes politiques. En deux ans, la Volonté du Peuple est décimée, ses membres condamnés soit à la potence soit à la déportation à perpétuité en Sibérie. Le Partage Noir, associé idéologiquement et historiquement à la Volonté du Peuple, subit également de plein fouet cette répression sanglante. Pour nombre d’historiens c’est la fin du populisme.
Le retour du terrorisme révolutionnaire Il faut attendre le début du xxe siècle pour voir renaître le mouvement révolutionnaire en Russie, avec notamment l’émergence du parti socialiste-révolutionnaire (SR) et de la tendance maximaliste, qui revendiquent l’héritage de Terre et Liberté et prônent eux aussi le recours au terrorisme et aux expropriations. Outre une longue série d’attentats ciblés contre des représentants de l’état, ils organisent le 11 août 1906 un attentat suicide extrêmement meurtrier dans la datcha du ministre Stolypine, en audience ce jour-là sur l’île Aptekarski, près de Saint-Pétersbourg. Le ministre en réchappe mais une trentaine de personnes sont tuées, dont les trois terroristes. Les Maximalistes ont également permis une évasion spectaculaire de treize prisonnières politiques de la prison de Novinski, à Moscou, en 1909. Mais la réussite de ce nouveau mouvement n’est que relative, puisqu’une fois au pouvoir, les bolcheviks persécuteront la plupart des militants de cette tendance anarchisante, et poseront une chape de plomb sur l’histoire du mouvement populiste.
Des héros solitaires Voulant se poser en héros, les révolutionnaires populistes se sont totalement isolés du peuple qu’ils prétendaient libérer. échec d’une posture d’exception qui ne parvient pas à faire corps avec le peuple. Les militants populistes ont cru qu’ils pouvaient résister seuls face aux multiples relais de pouvoir dont jouissait l’état. Ils ont cru que sa puissance ne résidaient que dans ses représentants. Le tsar est mort, mais l’oppression perdure. Les populistes n’ont fait que rejouer la partition d’un héroïsme romantique qui finit toujours en tragédie. C’est qu’il est difficile de garder à l’esprit le jeu perpétuel que tout engagement politique implique : aller et venir depuis les plus petites communautés affectives, jusqu’aux groupuscules d’action, en passant par les grandes familles politiques avec lesquelles on partage certaines idées générales. Ce mouvement de va-et-vient est la condition nécessaire de la fédération politique et, sans doute, d’une construction collective d’émancipation.
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« Mes brebis comme des machines » rfid : pieuvre à l’appui
navigo home !
l’art de faire avaler la pilule dissolution de la cnil
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La marche deS
puces le contrôle
L
dans la PEAU
a Radio frequency identification (RFID) symbolise peut-être notre futur. Elle est déjà notre présent. En quelques années, les marqueurs (tags) RFID ont pénétré l’industrie, l’armée, les rues, les animaux. Notre corps aussi. Ces relais de données sans contact ne se contentent pas de coder une brebis ou un pantalon. Discrets, ils sont avant tout les outils rêvés du flicage et du contrôle. Une réalité que tentent de camoufler les laboratoires en acceptabilité sociale. Une réalité qui est celle du métro parisien, où le Passe Navigo introduit l’usage quotidien des RFID. Les bergers que Z a rencontré ont bien compris le danger. Eux, qui contestent la généralisation du puçage des animaux, n’ont pas la solution, mais une réponse : « Il faudrait tout envoyer balader. »
«
« mes brebis comme des
machines
entretien avec des bergers en lutte
Matthieu, la trentaine, est berger depuis quatre ans. Il a environ 150 brebis qu’il mène chaque année en transhumance. Paul, la cinquantaine, est « né dans les brebis », mais il a son propre troupeau depuis dix ans. Avec 200 bêtes, « deux cents mères », il reste sur son terrain toute l’année. Ils se sont tous les deux mobilisés contre le puçage électronique de leurs troupeaux qui doit être imposé en 2009.
la marche des puces
C
ommençons par une question basique : qu’est-ce que l’identification des bêtes ?
Matthieu : Jusqu’à présent c’était des boucles en plastique fixées à l’oreille, avec le numéro de l’exploitation et celui de la bête. Jusqu’en 2006 il n’y avait qu’une seule boucle. Puis il y en a eu une à chaque oreille, et sur certaines il y a un code-barres. Mais pas toutes, pas sur les miennes par exemple. Paul : L’identification est ancienne. Elle a commencé dans les années 1960-70 avec des tatouages à l’intérieur de l’oreille, mais c’était compliqué. Il fallait des lampes électriques pour lire le numéro par transparence. Avant il n’y avait rien, du moins ce n’était pas obligatoire. Certains le faisaient. Ceux qui étaient « en avance », « modernes ». Après, ça s’est imposé. Mais surtout la boucle correspond à la gestion d’un cahier d’élevage. Pour savoir à tout moment d’où viennent les bêtes et combien il y en a. Si tu achètes de jeunes bêtes pour produire, il faut savoir d’où elles viennent. Si tu les vends, pour la garde ou
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pour l’abattoir, c’est pareil. Quand tu transportes, tu as un cahier où sont notés tous les numéros des bêtes, le véhicule qui les transporte, le nom du bonhomme, leur provenance, leur destination, etc. C’est ce qu’on appelle la traçabilité. Et si on te chope, en contrôle routier par exemple, avec des bestioles non identifiées, on les saisit, on les abat et on les équarrit, on les met hors du marché. Le transport, c’est la première opportunité de contrôle ?
Paul : Ce n’est pas pendant le transport, c’est à l’arrivée, à l’abattoir par exemple. Ou alors chez toi. Matthieu : Mais ils tiennent tout le monde avec les primes [les aides de la PAC, ndlr]. Paul : Oui, et la prime, c’est des contrôles. Il faut bien comprendre que l’identification animale fait partie d’un tout. L’identification est copiée sur un cahier tenu à jour, copiée aussi sur le bordereau de transport. Cela fait partie d’une série de
comme des machines
papiers que tu remplis, ce qu’on appelle « l’auto-contrôle ». Donc le cahier d’élevage est plus qu’obligatoire. Parce qu’aujourd’hui, toutes les normes sont liées aux aides de la PAC. Si lors d’un contrôle tu n’as pas le cahier, tes aides sautent. Dans le bovin viande ou l’ovin viande, on dit souvent que les primes de la PAC représentent 140 à 150% du revenu. Je ne connais pas aujourd’hui d’unité d’élevage viable sans les primes. 140 à 150% du revenu ?
Paul : Les primes représentent 100% du revenu, plus une part des charges. Et le reste est payé par le produit de la vente ?
Paul : Oui mais en argent courant, l’agneau n’a pas changé de prix depuis près de quarante ans. Donc il y a des primes, à l’hectare et à la bête. Et pour y prétendre, il faut que tous les documents soient prêts quand le contrôleur arrive.
ça, c’est le fonctionnement hors puçage?
Paul : Non. Le puçage s’inscrit dedans. C’est juste une petite formalité dans cette histoire. D’ailleurs, on pourrait se demander pourquoi on s’énerve contre le puçage aujourd’hui, puisqu’il y a tellement d’autres choses contre lesquelles on aurait pu s’énerver. à partir de quand avez-vous entendu parler du puçage à venir de vos bêtes ? Cela avait commencé à être obligatoire pour d’autres types de bêtes que les vôtres. Est-ce que vous pouvez revenir sur cet enchaînement ?
Matthieu : Il y a eu d’abord les chevaux et les ânes vers 2006. Dans le cas des chevaux, c’est une puce sous-cutanée. Pour les brebis, on a su que ça allait venir dès 2006. La première date annoncée était le 1er janvier 2008. Puis ça a été repoussé à 2009. Paul : à l’origine, cela a été soumis, suggéré par la FNO, la Fédération nationale
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la marche des puces
« le Pucage ? C’est UNE escroquerie. » Le professeur Gilbert Mouthon est chef de service à l’école vétérinaire d’Alfort. Docteur en biophysique, expert près la Cour administrative d’appel de Paris et Versailles, près la Cour d’appel de Paris et agréé par la Cour de Cassation. C’est un processeur qui est alimenté lorsqu’il est placé dans un champ magnétique. Un signal radio est alors émis sur quelques centimètres. Il donne les douze chiffres de l’identification. Les trafiquants d’animaux ont très vite compris que pour détruire la puce il suffit de provoquer une variation brutale du champ magnétique. Imaginez un transistor qui fonctionne à 1,5 volt. Si vous mettez du 12 volt, vous le fusillez, et si vous mettez du 220 volt, il y a une grosse fumée noire... Vous voyez à quel point c’est une escroquerie ! En Europe de l’Est, pour quelques euros on peut fabriquer un appareil capable de détruire la puce sous la peau de l’animal.
ovine. Ce syndicat de producteurs, totalement noyauté par la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), devait faire face à l’hémorragie de ses adhérents. La consommation d’ovins est faible en France. Les organismes syndicaux cherchaient à redorer leur blason. Et ils ont parié sur la traçabilité. Parce que c’est la mode. Mais il n’y a aucun lien entre la traçabilité et la qualité. La traçabilité permet de savoir d’où vient la viande sans aucune garantie sur sa qualité, contrairement à ce qu’on croit. Ils ont donc misé sur le puçage électronique qui devait d’ailleurs être imposé par la Commission européenne. Ils l’ont expérimenté sur plusieurs milliers de bêtes, dans toute la filière. Expliquant qu’on pourrait créer des parcs de tri liés à l’identification électronique, avec beaucoup moins de manutention, plus de mécanisation, que ça faciliterait la vie de l’éleveur... L’obligation du puçage vient de la profession, ou en tout cas a été largement soutenue par elle. Matthieu : Sauf qu’à un moment donné, les éleveurs ont râlé parce qu’il n’était pas prévu qu’ils aient des lecteurs de puces.
Peut-on se fabriquer facilement un appareil destructeur de puces ?
Les éleveurs n’étaient pas censés avoir de lecteurs ?
Comment fonctionne une puce RFID ?
Oui. On peut par exemple bidouiller un appareil photo jetable avec flash. On trouve comment procéder sur Internet. C’est utile pour voler des appareils marqués avec des puces dans un magasin, mais les appareillages des trafiquants d’animaux sont un peu plus costauds. D’où vient l’idée d’utiliser des puces RFID pour identifier les animaux ?
C’est un produit qui a été mis au point au Canada il y a plus de vingt ans, pour contrôler les migrations du saumon. ça paraissait intéressant sur le plan expérimental mais je n’imaginais pas qu’on l’utiliserait tel quel pour identifier les animaux ! C’est un marché extrêmement lucratif. Le gouvernement français a fait pression sur l’Europe pour passer à l’identification électronique. On l’a mise à l’essai et adoptée presque automatiquement.
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Matthieu : Non. Paul : Ils ont surtout râlé parce que le lecteur et tout l’équipement coûtaient cher. Matthieu : Quand ils ont lancé des essais sur les troupeaux, les éleveurs ont gueulé parce qu’ils se sentaient hors jeu, que ce n’était pas leur histoire. Ils voulaient être impliqués, avoir des lecteurs pour pouvoir trier leurs bêtes, etc. Paul : C’est au niveau européen que cela s’est joué. La Copa-Cogeca, une structure qui rassemble les syndicats majoritaires de l’Union, a fait valoir le problème du surcoût lié au puçage, jusqu’à un tiers du prix de la bête dans certains pays. Ce représentant ultra-majoritaire des producteurs européens a donc fait repousser la date du puçage obligatoire au 31 décembre 2009. à vous entendre, il y a déjà tellement de contrôles que la puce ne serait qu’un petit truc en plus.
Paul : Non, ce n’est pas un « truc en plus », c’est déterminant, car il faut identifier les bêtes si on veut pouvoir les contrôler. Mais la question est : de quelle manière ? Le puçage est
comme des machines
vécu dans l’imaginaire collectif, scientifique et professionnel, comme le summum de l’identification infalsifiable. Chose qui vient d’être infirmée par un vétérinaire, le professeur Mouthon, qui vient de prouver qu’en exposant une puce à une forte tension, par exemple avec le flash d’un appareil photo jetable, on pouvait la bousiller. Il alerte sans cesse ses collègues dans les magazines pros pour dire que ce n’est pas techniquement fiable, qu’il faut revenir à des techniques plus simples. Il a été poursuivi deux fois par des boîtes de puces, et il a gagné les deux procès. On assiste, d’après lui, à un trafic de chiens d’Europe de l’Est dont les puces sont trafiquées. C’est donc l’identification en soi qui ne vous paraît pas souhaitable ?
Paul : C’est comme la carte d’identité, il faudrait tout envoyer balader. Mais là... Traditionnellement, il y a toujours eu des besoins d’identifier les bêtes. Parce que quand tu as des brebis, tu en as vite quelques dizaines, il faut les reconnaître, ce n’est pas toujours facile. Les éleveurs avaient des systèmes, comme « l’escoussure ».
Matthieu : Les oreilles coupées tu veux dire ? Paul : Oui, ou les cornes. Tu avais des codages qui te permettaient d’identifier les bêtes, une coupure à l’oreille, une entaille sur la corne ou de la peinture. Et ça c’est d’abord utile à l’éleveur...
Matthieu : ça a continué à exister avec les boucles. On se sert aussi des numéros pour reconnaître les bêtes. Bien sûr, il y en a que tu reconnais tout de suite. Mais il peut y avoir un doute pour certaines, alors tu regardes la boucle. Donc boucles et identification traditionnelle pouvaient s’imbriquer. Mais avec la puce, tu ne peux plus. Paul : Si, puisque tu peux avoir un lecteur. Mais le problème, c’est qu’il n’est pas fait pour toi. C’est comme avec toute la technologie. Considère une machine à laver par exemple. Qui peut la produire ? Pas moi, ni toi. Ou cette cochonnerie qui nous enregistre [le dictaphone numérique, ndlr], c’est un industriel qui peut la fabriquer, c’est impossible au niveau artisanal. La puce et son scanner sont régis par un ailleurs, sur lequel tu ne peux pas inter-
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venir. Si tu fais des marques, si tu fous un coup de peinture, c’est toi qui interviens, avec tes codes à toi. La puce n’est pas pour l’éleveur. On n’en a rien à foutre de l’éleveur. C’est pour un ailleurs. Matthieu : Ça t’échappe un peu plus, quoi ! Et si ça tombe en panne, vous serez obligés d’appeler quelqu’un...
Paul : Je ne sais pas. Je suppose qu’il y aura des systèmes, comme les boucles rouges actuelles que tu places sur une bête qui a perdu la sienne. Matthieu : De toute façon, ça ne va pas marcher. Ça ne sera pas plus fiable qu’avant.
« La puce et son scanner sont régis par un ailleurs, sur lequel tu ne peux pas intervenir. » Paul : Ce n’est pas l’identification qui est en cause, c’est la manière. Il faut se demander à qui cela sert. C’est comme la carte d’identité qui formalise un nom, un prénom, etc. C’est cette formalisation universelle et égale pour tout le monde qui est gênante. Le nom, au moins, est utile à tout le monde. Mais la carte d’identité ne sert pas à chacun de nous, elle facilite le contrôle social. Il faut séparer un peu ce qui est utile à chacun de ce qui ne l’est pas. La carte d’identité, comme les puces électroniques, ne sont pas utiles aux individus, qui, néanmoins, s’en accommodent. Quand tu as plein de boucles, comme disait Matthieu, tu ne fais plus d’entailles, tu ne mets pas de couleurs sur les cornes. Tu utilises les boucles, certes, mais elles ne sont pas faites pour ça. Matthieu : Oui, ce n’est plus l’éleveur qui est la référence. Parfois, il arrive que tu oublies des brebis dans le troupeau. Elles n’ont pas de problème, ne font pas
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d’agneaux... Tu n’as pas besoin de tout savoir, chaque jour, pour chaque brebis. Puis, quelques mois après, elles réapparaissent parce qu’elle ont mal au pied ou qu’elles ont fait un agneau. Alors tu repenses à elles. Il y a une façon de voir ses brebis, une façon de les reconnaître, selon ses habitudes, parce que tu sais qu’elle est avec telle autre, dans tel groupe, etc. Tu arrives toujours à retrouver ta brebis. Mais toutes ces façons de faire ne valent plus rien. La seule référence c’est la gestion administrative qu’il y a derrière, et le puçage pousse encore un peu plus dans cette direction. Ta parole ne vaut plus rien. Paul : C’est une dépossession. Et le mec arrive pour contrôler. Le problème est qu’il y a toujours plus d’injonctions d’un ailleurs, de plus en plus de parties de ton activité qui sont gérées par un ailleurs, normalisées. Il ne te reste plus que les actes machinaux. C’est comme les normes ISO où les procédures sont strictement définies. [L’ISO/CEI donne la définition suivante : « Procédure par laquelle une tierce partie donne une assurance écrite qu’un produit, un processus ou un service est conforme aux exigences spécifiées dans un référentiel », ndlr] Des « actes machinaux » ?
Paul : Prenons l’exemple d’une procédure ISO, où c’est plus schématisé. Un « qualiticien » définit le cheminement d’une pièce et morcelle les actes à accomplir pour la produire. Par exemple, une palette en bois [pour le transport de marchandises, ndlr]. Le bois doit être débité de telle façon. Il y a ensuite un premier assemblage qui va être divisé en une ou deux phases. Puis un deuxième assemblage. Chaque phase est définie par un cahier, une normalisation, un cheminement, et plus du tout par l’ouvrier ou par l’organisation des ouvriers. Il y a une « fossilisation » des procédures. à la fin de chaque phase, il doit y avoir un contrôle. Et cela jusqu’au cloutage, au rangement et à l’expédition de la palette. Tout est régi par cette procédure. Ne sont laissés au jugement de l’ouvrier que les gestes machinaux, qui sont eux-mêmes précisément définis par la procédure. Il n’y a plus
comme des machines
d’espace de liberté. C’est à ce prix-là que les palettes auront la norme ISO qui sera garante de leur qualité. Le fait de fossiliser, de définir toutes les procédures, ça signifie que l’on fait toujours le même produit, à qualité constante. Ce qui lui donne le label ISO. Matthieu : Et le point faible dans tout ça, c’est l’humain, et les bêtes. Donc tu es suspect à chaque contrôle. Paul : Oui, le point faible c’est l’humain. Et quand la PAC vient contrôler chez toi, tout comme pour un contrôle du chômage, bref, quand tu es en face d’un agent bureaucratique, c’est forcément toi qui es suspect, puisque tout le reste est modélisé. Tout est fossilisé, arrêté, contrôlé, et la seule déviance, c’est le côté humain. Tu es forcément fautif. En plus, on te donne des thunes, puisque c’est lié aux aides, donc il n’y a pas intérêt à déconner. Et ça accentue la suspicion. D’ailleurs, il y a très très
peu de contrôles, quels qu’ils soient, qui ne se finissent pas par un petit redressement, même symbolique. Tu as forcément fait une connerie. C’est pareil pour le chômage, les Assedic, le RMI. C’est la même politique. Le RMIste est un sujet, il doit se coucher devant l’assistante sociale. Vous avez donc déjà été contrôlés. Comment cela s’est-il passé ?
Paul : Oui, je l’ai déjà été. Chez moi. C’était un contrôle sur le nombre de bêtes. L’agent a contrôlé, il y avait plus de bêtes que le nombre marqué sur le papier, et voilà. Vous n’aviez pas déclaré toutes vos bêtes ?
Paul : Non, mais c’est toujours comme ça. Au cas où il y en a une qui meurt, par exemple. Par contre, tu ne fais jamais le contraire ! En plus, comme nous faisons de
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« on ne vit plus d’amour ET d’eau fraîche. » Frédéric Noizet est membre du bureau de la FNO, Fédération nationale ovine, une branche de la FNSEA, le syndicat majoritaire de la profession agricole. En quoi l’identification éléctronique modifie-t-elle le travail de l’éleveur ?
Pour qu’un élevage et un animal se sentent bien, il faut que l’éleveur se sente bien dans son atelier. Grâce au puçage, il n’est plus obligé d’attraper l’animal pour lire son identifiant, il suffit d’approcher le lecteur de sa tête. Rien n’est remis en cause pour ce qui est de l’alimentation, de l’agnelage, etc. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui les gens ne vivent plus d’amour et d’eau fraîche. à qui ne demande-t-on pas d’être productif aujourd’hui en France ? à quoi sert le puçage pour l’éleveur ?
On peut éliminer les animaux qui ne sont pas productifs et sélectionner ceux que l’on veut garder. C’est un outil de gestion du troupeau. Je vois mal comment la production ovine pourra rester en marge des autres productions, en ce qui concerne les notions de productivité. Pourtant beaucoup d’éleveurs sont opposés au puçage...
Sincèrement, c’est plus facile de trouver des éleveurs qui sont contre pour une simple raison : les gens ont naturellement peur de l’inconnu. Les préoccupations premières sont des soucis de revenus. Quand vous n’avez plus de revenus, vous ne voulez entendre parler de rien d’autre. Mais il est facile d’être démagogique, on peut imaginer qu’il est possible de faire du mouton comme il y a deux générations, mais toutes les productions sont amenées à évoluer.
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la bio, nous sommes par ailleurs contrôlés chaque année, par ce que j’appelle la « Gestabio ». Il faut choisir une boîte privée pour ce contrôle. Tu lui donnes accès à ta pharmacie vétérinaire, à tes stocks. Elle prend des échantillons, regarde ta comptabilité... Tu dois avoir rempli tout un tas de cahiers d’autocontrôle. C’est toi qui fais les contrôles et c’est elle qui est payée. Normal. Tu évoquais cette normalisation de la chaîne de production des palettes, cela tend à être la même chose pour l’élevage ?
Paul : Ce sera quand même plus compliqué, parce que la brebis est moins inerte que le bois. Mais avec cette vue mécaniste du vivant, il y a un moment où ça coince. Le puçage s’inscrit en droite ligne de tout ça. Pensez-vous que la tendance est d’imposer certaines dates pour faire certaines opérations sur le troupeau, pour lui donner un certain type de nourriture, etc. ?
Paul : Pour répondre, il faut évoquer l’avenir des aides européennes. Le budget de la PAC représente près de 50% du budget européen, et avec les nouveaux élargissements, il ne sera pas question qu’il augmente encore. En 2012, il n’y aura donc plus de primes de la PAC, en tous cas beaucoup moins. à mon avis, il y aura une nationalisation des aides. Et avec la tendance écolo actuelle, ce qui reste des aides va être peint en vert, pour qu’elles soient admissibles au niveau du commerce international, à cause de l’OMC et de la concurrence déloyale. Par exemple, pour toucher les aides il te faudra faucher à une date imposée. La condition sera, par exemple, de ne pas couper l’herbe au mois de juin, parce que la sauterelle sauterelus sauterelus, (tu sais, celle qui a quatre pattes et qui saute plus haut que les autres, c’est bien connu...) a une ponte en juillet. On te dira donc de couper au mois d’août. Sauf que, par ici, l’herbe coupée au mois d’août, ça s’appelle de la paille. Encore une fois, on retombe dans cette histoire où, toi, paysan, tu es un abruti, tu n’as jamais su rien faire. Et il faut qu’un technocrate te dise comment gérer tes sauterelles et ton fauchage. Il a autorité sur les aides, qui te sont indispensables, et peut t’imposer une façon de faire rationalisée. Matthieu : Je ne pense pas qu’on nous fera faucher du foin au mois d’août. Je ne crois pas
comme des machines
à cette caricature. On nous fera faucher à date normale. En tout cas, ça aura toujours la gueule d’une agriculture, mais nous ne serons plus maîtres de la situation, ça se décidera ailleurs. Je voudrais revenir sur les zones naturelles protégées. L’hiver, quand je n’ai pas de foin, je transhume dans des zones tenues par des associations foncières pastorales. C’est une communauté de communes qui a voulu mettre des bergers sur ses collines, par rapport aux risques d’incendie, à la biodiversité, etc. Tu as un calendrier de pâturage qui t’est imposé. Tu vas, de telle date à telle date, dans tel secteur avec tant de bêtes. Puis ensuite tu vas dans tel autre secteur. Mais c’est assez fin, ils te laissent toujours un peu de souplesse. Ils te disent : « On sait bien, la nature, les bêtes, tout ça... Tu fais aussi comme tu peux. », mais le principal c’est que cela soit mis en place. On recrée artificiellement une pratique pastorale. Quoique, par ici, il n’y a jamais eu de pratiques comme celle-là. On crée donc quelque chose de toutes pièces, avec un pion au milieu : l’éleveur, le berger. Comme si des « technocrates » écrivaient tout sur le papier, le modélisaient presque mathématiquement et l’imposaient. Mais comme ce n’est pas applicable, vous faites ce que vous voulez ?
Matthieu : Tu obéis quand même. Si tu n’as pas pu être là au jour dit, on refait le calendrier de pâturage, on le signe à nouveau. Il y a une réunion. Avec la technicienne du conseil général qui vient. Il est évident que tu ne peux pas faucher au mois d’août. Je ne crois pas une seule seconde qu’on pourra obliger quelqu’un à faire ça, même pour une sauterelle. Mais si c’est le cas, tu vas gueuler, et alors tu seras cantonné à être le gars de bon sens, le gars de terrain. Ce sera ton rôle, d’être le gars de terrain. On te dira : « Oui, c’est vrai, tu as raison, il n’est pas question de faucher au mois d’août... », mais alors il y aura une réunion, et c’est la technicienne qui te dira que tu peux faucher au mois de juin. Paul : C’est la même chose dans la recherche. Quand on travaille le vivant,
il y a une part d’impondérable. Mais on modélise même cela pour que ça serve encore le modèle. Jamais l’impondérable ne remet en cause le système de modélisation, au contraire. Quand on travaille avec du métal, il y en a peu, mais avec les brebis, on sait qu’il y en a plus et donc on modélise n’importe quoi, l’air du temps. Tout ça est au service d’une idéologie de modélisation. Retour sur la traçabilité. La question de la distinction entre traçabilité et qualité, et ses implications pour vous en tant qu’éleveurs, et, plus globalement, sur le fait que les animaux soient de plus en plus traçables.
Paul : On est dans un univers sécuritaire, où l’on rêve de sécurité. Une bonne manière d’être en sécurité, c’est de savoir à tout moment où sont les choses, et d’où elles viennent.
« Cela fait des milliers d’années qu’il y a un compagnonnage avec les animaux. Que nous sommes domestiqués autant que nous domestiquons. » Cela oblige à la tenue d’un cahier d’élevage (en ce qui concerne les animaux) et à des identifications variées. Mais cela nécessite aussi et surtout des croyances en la traçabilité comme élément de sécurité et de qualité. Il faut un lien, dans les têtes, entre traçabilité et qualité. Si on se penche sur le cahier des charges de « l’agriculture raisonnée », par exemple, on s’aperçoit que l’agriculteur « raisonné » est juste obligé de respecter la loi. Si tu es
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« Au Niveau éthique, C’est déjà cuit. » Sébastien Wyon est éleveur et porte parole de la Confédération paysanne en Ariège. Avez-vous besoin des puces pour reconnaître vos bêtes ?
J’ai 80 chèvres. Je les reconnais. C’est comme au lycée, au début on est perdu, mais au bout d’un mois on reconnaît tout le monde. Pour celles qui se ressemblent trop, on a nos trucs. Le puçage ne sert qu’aux contrôles administratifs, ou pour les élevages en gros qui vont gagner un peu de temps. De toute façon, les RFID seront adoptées par tout le monde, puisque ce sera subventionné. Cela vous pose un problème éthique ?
Au niveau éthique, c’est déjà cuit. Les animaux sont déjà des machines à produire. Au mieux, on peut espérer des petits élevages avec une meilleure qualité. Mais la traçabilité, n’est pas la qualité. Par exemple, personne n’est capable de dire précisément ce qu’il y a dans le cahier des charges du bio. Pourquoi ce besoin de technologie ?
La logique est la même pour les humains et les animaux : tout ce qui compte, c’est d’être à la mode technologique. Les grands syndicats font du snobisme : avoir des RFID, ça se fait partout, alors nous aussi, parce qu’on est modernes, à la pointe de la technologie.
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comme des machines
dans le réseau Farre (Forum de l’agriculture raisonnée respectueuse de l’environnement), tu dois respecter les doses maximales de pesticides déjà imposées par les règlements, c’est ça le cahier des charges. En fait, on dit que l’eau chaude brûle et on l’écrit sur un cahier. Je m’explique. Tout le monde est lié, dans son activité, par des points légaux : interdiction du travail au noir, restrictions dans l’usage de pesticides, d’antibiotiques et autres règles concernant l’alimentation. Mais il suffit que tu fasses un cahier des charges qui reprend les réglementations existantes, avec quelqu’un qui contrôle, pour que ça devienne un plus. Et ça marche ! Tu fais tout pareil, mais tu dis que tu le fais, tu signes un papier, tu fais venir un contrôleur et tu as ton label. En plus, comme c’est « raisonné », il y a une assimilation avec la bio. C’est bien vu comme histoire. Matthieu : Il y a une vraie partie de croyance là-dedans, mais il y a aussi un semblant de croyance et une vraie soumission. Souvent, lorsque tu discutes avec les gens et que tu leur présentes l’envers du décor, comme sur l’agriculture raisonnée, tu as le sentiment qu’ils se forcent presque à s’étonner. On sent qu’ils le savaient déjà ou qu’ils l’acceptent a priori. On sait que c’est trop gros pour être vrai, mais on ferme sa gueule. Paul : C’est une histoire de sous-traitance. Tu sous-traites la confiance que tu peux avoir en ton producteur-vendeur, celui que tu connais, avec qui tu discutes. Cette confiance n’est pas moins fiable que celle d’un label. Mais on croit aux labels. Comme si à partir du moment où il y a un label, c’est zéro défaut ; que je suis incapable d’atteindre avec mon vendeur. à partir du moment où tu sous-traites ce rapport de confiance, tu le sous-traites forcément à un label. Mais le zéro défaut n’existe pas, il faut t’attendre à ce que ça merde. Alors traçabilité et qualité, ça n’a rien à voir ?
Paul : Si, mais quand on parle de traçabilité on entend qualité, ce qui n’est pas le cas. Mais alors, comment garantir la qualité aux consommateurs ?
Paul : Déjà tu catégorises des « consommateurs ». Comme si il y avait d’un côté les gens qui produisent et de l’autre ceux qui consomment. Ça ne me convient pas. Tu poses un rôle social prédéfini. Il faut que les gens foutent la main à la pâte
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« c’est le progrès et c’est sans souci. » Xavier Compain est éleveur dans les Côtes-d’Armor et président du MODEF, Mouvement de défense des exploitants familiaux. Que dites-vous aux éleveurs qui s’opposent au puçage ?
Il y aura toujours des irréductibles, mais pas au MODEF. Que voulezvous ? Il y a même des éleveurs pour s’opposer à la vaccination contre la fièvre catarrhale. Dans l’élevage, des oppositions, il y en a toujours eu. Dans les années 1970, il y avait même ceux qui refusaient l’insémination artificielle, c’est pour dire ! Ils voulaient « L’amour libre pour nos vaches ». Non, il faut vivre dans le monde moderne. Les éleveurs ne sont pas hostiles au progrès. Il faut prendre le progrès pour qu’il serve à l’être humain. L’identification électronique est un bon système qui permet moins de triche, donc plus de rémunération pour les éleveurs. Beaucoup craignent l’application du puçage aux humains ?
Les réticences sont naturelles. Moi aussi, je pense que le monde parfait, c’est le monde naturel, j’entends ce discours. Au MODEF, nous sommes des gens de progrès, mais pour l’humain. Ce qui se passe pour l’élevage, il n’y a aucune obligation de l’appliquer aux humains sans contrôle, sinon c’est malsain. On peut faire le parallèle avec les OGM. Nous, on veut bien qu’il y ait des expérimentations, de la recherche pour le bien humain, si ça peut sauver des vies, mais on ne veut pas en manger, ni que nos animaux en mangent, parce que le consommateur ne le veut pas. Quant à l’identification électronique, il faut le faire, car c’est le progrès et c’est sans souci.
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d’une manière ou d’une autre, même symbolique. Quand tu sous-traites les rapports de confiance, quand tu sous-traites l’alimentation, quand tu ne veux pas y mettre un rond parce que tu veux le mettre ailleurs, comment veux-tu qu’il n’y ait pas de merde ? à un moment donné ça pète, et viennent les scandales alimentaires. On ne veut pas mettre d’argent dans la bouffe, ni s’en occuper. On ne veut pas y mettre de temps parce que, soi-disant, dans nos sociétés développées ça doit aller de soi. Et on voudrait que ça marche ? Matthieu : De même qu’on ne veut pas avoir de bêtes parce que c’est un « emprisonnement » et qu’il faut s’en occuper. Paul : Et on ne veut pas les tuer... Matthieu : On ne veut pas les tuer parce que c’est dégueulasse, parce que les bêtes ont le droit de vivre ou je ne sais quoi. Paul : On ne veut pas aller dans un abattoir, mais on veut des produits super propres. Ça coince. Il n’y a pas d’autres solutions que de foutre le nez dedans, je ne vois pas. Ce serait à peu près normal que, de temps en temps, les gens tuent les bêtes qu’ils mangent. Qu’ils voient dans le fait de tuer autre chose qu’un truc abominable d’assassin. Notre civilisation est une civilisation de domestication. Cela fait des milliers d’années qu’il y a un compagnonnage avec les animaux. Que nous sommes domestiqués autant que nous domestiquons. Toute notre production culturelle et nos rapports humains sont influencés par ce compagnonnage, et la mort en est un des éléments. Peut-être ne fallait-il pas devenir éleveurs... Je ne sais pas, je n’étais pas là au néolithique. Tu dis : « Mettre la main à la pâte. » Mais ce n’est pas évident, pour les habitants des grandes villes notamment.
Paul : Il y a déjà des choses qui se font. Les jardins en ville, par exemple. Ou les gens qui tuent leur mouton pour les fêtes, les fêtes musulmanes, moi je trouve ça très bien. Mais là aussi, ça se complique. Matthieu : C’est de plus en plus fliqué, du coup, ils passent de plus en plus par l’abattoir. Paul : Je pense que c’est comme ça qu’il faut essayer d’avancer. Pour élever trois poules il n’y a pas besoin d’une grande surface, même en centre-ville. Avoir au moins quelques plantes aromatiques dans son jardin ou un plant de tomates sur son balcon, ce n’est pas insurmontable.
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Maintenant si c’est vraiment beaucoup plus important, si ça procure plus de plaisir de craquer la thune pour partir au ski ou avoir une nouvelle bagnole... C’est une histoire de plaisir qui rentre en discussion avec le reste. Le plaisir ça se travaille, ça se crée, ça se cultive. Il n’y a pas de leçon à donner, c’est un état de fait. C’est devant ce qu’on voit et ce qu’on constate qu’il faut prendre des dispositions, si on a envie d’être encore acteur de ce monde. Vous connaissez des expériences menées par des gens, en ville par exemple, qui étaient très éloignés de la production alimentaire et qui se sont organisés pour « mettre la main à la pâte » ?
Paul : En Espagne, il y a les BAH, Bajo el asfalto esta la huerta !, « Sous le bitume le
jardin ! », c’est une sorte de coopérative. Je croisis qu’à Madrid, ils étaient une dizaine. Ils ont acheté des terres sur lesquelles une ou deux personnes salariées font tourner les jardins. Ils vont, de temps en temps, bosser sur le lieu. ça change, ça tourne. Après, je ne sais pas trop comment ils font pour la transmission des compétences, mais ça marche bien, ça fait quelques années que ça existe. Je crois qu’ils ont des bêtes aussi. Il y a au moins ça. En France, il y a aussi les AMAP. Les Associations pour le maintien des agricultures paysannes. Les adhérents paient par avance la récolte au paysan, puis elle est répartie entre eux. Ça peut être une manière bobo de consommer des produits de qualité ou une manière de reprendre un peu le contact avec la terre. Dans cer-
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taines AMAP, par exemple, le paysan laisse un bout de champ aux adhérents qui font des patates. D’autres sont juste le nouveau supermarché à la mode. Ce n’est pas spontané. Par exemple pour faire tourner la prise en charge d’un élevage, c’est plus difficile que pour du jardinage ou un potager.
« Disons que nous n’avons pas encore fixé la date de la révolution. Nous avons le siècle, mais nous ne sommes pas encore tout à fait sûrs de l’année, du mois et de l’heure. » Matthieu : Je ne crois pas. Paul : Non. Des poules, des pigeons, ça peut commencer comme ça. Matthieu : Je me demande même si ce n’est pas plus simple d’avoir des bêtes que de faire des légumes. Paul : Je ne sais pas... Pour les poules ou les pigeons, tu peux te procurer les céréales en te mettant en manche avec un paysan. Comme ça, tu les nourris, tu les tues et tu sais d’où ça vient. Sinon, tu peux leur filer ton compost de cuisine, elles adorent ça. Et tu as au moins des œufs. Pour le poulet c’est un peu plus compliqué. Disons qu’il faut un temps d’adaptation. Tu imagines le mec dans son lotissement de banlieue qui élève ses poules ?
Paul : Il y en a. Pas beaucoup, mais il y en a. Bon, s’il y a un coq, ça risque de poser un problème avec les voisins. Tu peux commencer sans coq. Va pour le coq. Parlons de votre relation à vos bêtes. Comment la définir ? Quelle est la part d’affectif, par exemple ?
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Paul : On y travaille depuis un moment, mais c’est très difficile à mettre en mots. C’est à se demander à la fin si c’est utile de la formuler. Matthieu : Je pense qu’elle est très liée au rapport qu’on a au monde d’aujourd’hui. On parlait des gens qui pourraient avoir quelques bêtes chez eux, des poules. Mais si tu vas acheter tes céréales à la coopérative du coin, et si, dès qu’il y a un problème, tu cours chez le véto, tu utilises toutes les sécurités que ce monde-là propose, et tu passes à côté. Paul : Si je devais faire pareil, j’en viendrais à voir mes moutons comme des machines... Matthieu : Oui. Et du coup, on n’arriverait pas à se comprendre. Pas plus qu’on ne se comprendrait avec un éleveur de brebis qui mène son troupeau de telle sorte que tous ses agneaux soient vendables et conformes. Avec la relation que nous avons à nos bêtes, certains éleveurs industriels diraient que nous travaillons comme des sagouins, que nous ne faisons pas « de l’agneau », que nous sommes des bricoleurs, que nous faisons comme les vieux. C’est pareil avec des gens qui, chez eux, ont deux ou trois brebis grasses toute l’année et qui les emmènent chez le véto pour un oui, pour un non. Ils diraient que nous ne savons pas nous occuper des bêtes. Paul : C’est ça, comme tu disais, c’est en rapport avec ta relation au monde. Et le monde te serine que tout doit marcher au doigt et à l’œil, que c’est le règne du zéro défaut, que tout doit être uniforme, etc. C’est lié à une idéologie d’uniformité, de pureté : il faut que ça soit propre. Tu sais ce que ça veut dire pour un champ ? Ça veut dire qu’il faut qu’il n’y ait que du blé, rien d’autre. Tout le reste doit être tué. Déclarer qu’un champ de maïs doit être propre, c’est déclarer la guerre. C’est un acte de guerre. Le génocide de tout ce qui n’est pas maïs. En plus, il est souvent transgénique ou hybride... Tout va bien ! Matthieu : Bientôt, laisser les brebis ou les vaches maigrir un peu l’hiver parce que l’herbe est moins grasse, ce sera criminel. Comme toi : parce que tu roules avec une vieille bagnole qui pollue. Bientôt, ce sera
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nous les pollueurs parce qu’on chie dans des toilettes sèches non labellisées, et qu’on vit dans des cabanes non déclarées. Paul : Ton rapport aux bêtes est comme ton rapport aux humains, c’est lié. L’un influe sur l’autre. Mais sur cette question de la définition du rapport aux bêtes, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il n’était pas souhaitable de la formuler. Pour peu qu’un sociologue s’en empare, il nous pondra un truc qui va nous faire chier. Alors ce n’est pas la peine de s’esquinter les neurones pour que ça nous retombe sur la gueule. Si tu veux savoir ce qu’est le rapport aux bêtes, je te donne une brebis et tu verras bien ce que c’est. Revenons aux puces. Pourquoi être contre le puçage ?
Paul : Parce que nous ne sommes pas pour. Question suivante. Non, mais c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, on aurait peut-être pu batailler avant, mais avec ce côté artificiel, c’est vraiment la transformation de la brebis en gigot sur pattes. Il y a aussi un côté intrusif, les premières puces seront sur les oreilles, mais très vite ce sera à l’intérieur de la bête. Encore une façon de se faire déposséder de quelque chose. C’est d’ailleurs en liaison avec toute l’avancée de la surveillance générale, de la biométrie, etc. Tout est lié, cela a entraîné des réflexions sur le sujet, et il y a des gens qui ne sont pas d’accord.
Le puçage des bêtes entre-t-il dans un processus d’habituation pour, à terme, faire accepter le puçage des humains ?
Paul : Oui, peut-être. Mais c’est assez controversé. Lequel est le premier, de la bête ou de l’humain ? On dit souvent que l’abattage industriel a commencé chez les animaux avant de se faire chez les humains, pendant la Seconde Guerre mondiale. Je ne sais pas, mais ça peut éclairer les gens. Matthieu : Les humains sont plus « traçables » que les bêtes. Les brebis n’ont pas de numéro de Sécu. Un humain aujourd’hui a une carte d’identité, une carte bancaire, une carte Vitale... Un agneau n’a pas tout ça. Si tu te tournes vers les bêtes, tu te dis qu’il existe encore des êtres qui échappent à ça. Paul : Oui, mais je pense qu’il faut garder cette image de l’expérimentation animale qui précède. Si elle n’est pas tout à fait vraie, elle est extrêmement pédagogique. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de résistance au puçage?
Paul : Ici, il y a quelques paysans qui s’activent. Quelques trucs qui commencent à naître. Disons que nous n’avons pas encore fixé la date de la révolution. Nous avons le siècle, mais nous ne sommes pas encore tout à fait sûrs de l’année, du mois et de l’heure.
Aujourd’hui la puce ne transmet qu’un numéro d’identification, pensez-vous qu’à l’avenir cela pourra s’élargir à d’autres informations ?
Paul : C’est évident. La première génération de puces, les RFID, transmet un numéro sur excitation du scanner. La deuxième génération, qui n’est pas particulièrement destinée aux animaux quoique cela représente un gros marché, est une puce capable d’émettre elle-même. Mais à la limite, ce n’est même pas utile. Il suffit qu’il y ait des bornes qui excitent les puces à des endroits importants, comme un arrêt de bus ou l’entrée d’une administration.
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la marche des puces Février 2009, le Passe Navigo a définitivement chassé la carte orange du métro parisien. La résistance passive de nombreux usagers et les articles de presse criant au nouveau mouchard n’y auront rien changé. à marche forcée, la RATP impose sa nouvelle puce RFID et son lot de bonnes intentions : une plus grande fluidité, un gain de temps, une vision moderne des transports en commun, etc. à terme, la puce sans contact permettra même aux publicités de s’animer en fonction de l’usager et de ses habitudes de consommation... Alors oui, comme le téléphone portable, la carte bancaire et Internet, Navigo flique. Mais son véritable danger repose moins dans le nouvel outil de traçabilité qu’il incarne que dans la vision marchande et gestionnaire qu’il sert.
navigo home !
NAVIGO home! Julien Mattern prépare une thèse de doctorat sur l’histoire du Passe Navigo. Z est allé le rencontrer dans son petit labo de Nanterre. Morceaux choisis.
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Depuis longtemps la RATP cherche à faire entrer les transports dans une logique commerciale. La puce sans contact n’est qu’un moyen parmi d’autres de se positionner sur un secteur de concurrence, qui n’a plus grand-chose à voir avec le service public classique. On quitte une vision colbertiste, celle de l’ingénieur classique, où tous les usagers sont logés à la même enseigne, pour créer une culture plus proche du voyageur en le transformant en client.
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La gestion moderne des transports en commun n’utilise que les flux. Que ce soit toi ou quelqu’un d’autre, ça ne change rien. Il n’y a que les quantités de flux qui intéressent. On peut s’interroger sur le fait de compter les humains comme des atomes dans un flux. Qu’est-ce que ça veut dire d’être un atome statistique ?
La fluidification générale de l’espace urbain rend absurde la vie quotidienne. Pour tenter de redonner un sens au voyage, la RATP multiplie les sollicitations marchandes qui font croire à une espèce d’attention personnalisée.
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La distribution de Navigo a commencé avec les étudiants, accompagnée d’une réduction tarifaire. Il faut éduquer les plus jeunes. Ce n’est pas un tabou à la RATP.
Le portique de contrôle agit comme un humain rationalisé. En plus de la réduction des coûts, qui est sa principale fonction, cette robotisation fait écho à l’utopie des cybernéticiens des années 1940-1950 : mettre fin au conflit humain grâce à l’ordinateur. Une idée qui se réalise aujourd’hui : plus on met de machines dans le tissu social et plus on croit le pacifier.
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Un ordinateur n’est jamais plus qu’une machine qui transforme tout en zéro et en un. Ce qui ne rentre pas là-dedans n’existe pas.
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Les derniers contrôleurs dans les couloirs ont besoin d’un appareil de lecture des Passes Navigo. Eux-mêmes, avec leurs yeux et leur cerveau, ils ne peuvent pas savoir si ton billet est valide. Au final, c’est la machine qui contrôle.
« Protégeons nos données », c’est comme ça que parle Alex Türk, le président de la CNIL . Accepter d’avoir des données, c’est avoir déjà perdu. Moi, je n’ai pas de données. C’est répugnant comme vision.
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Les objets techniques sont toujours la concrétisation d’une vision du monde. La technologie RFID a été conçue pour résoudre un problème militaire. La nuit, il était très difficile de distinguer les bombardiers alliés de ceux des ennemis. En utilisant les ondes radio, on pouvait alors faire le tri. Or, c’est sur ce même principe que reposent les technologies que l’on implante aujourd’hui partout pour gérer la vie quotidienne, à la place des relations directes entre humains.
la marche des puces
L’avenir nous promet de plus en plus de détection sans contact. Le problème n’est pas tant dans l’objet lui-même, mais dans la trajectoire de surveillance ainsi dessinée. Navigo en est le symbole, un vecteur d’acceptation et de banalisation. On s’habitue à vivre quotidiennement avec des ordinateurs partout, on s’habitue à voir notre vie gérée par eux comme si c’était complètement inoffensif, parfaitement contrôlable, approprié et appropriable par chacun. On croit que l’ordinateur fait partie de la famille. Or, par nature, il instaure un monde qui n’est pas à dimension humaine. C’est ici que se situe le danger. Navigo n’est peut-être pas très méchant en soi, mais petit à petit toutes les portes de sortie sont fermées. Tu perds l’habitude d’avoir affaire à d’autres humains.
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avaler la pilule
L’art de faire avaler la
pilule
enquête sur l’acceptabilité sociale
L’acceptabilité sociale est un drôle d’animal. Pour ses partisans, c’est une nouvelle manière d’associer l’usager à la production de technologies qui lui sont destinées. Pour ses détracteurs, il s’agit d’une énième manière de faire avaler la pilule, entre marketing et propagande. Véritable anguille, ses objectifs, ses objets et ses représentants semblent insaisissables. Z a décidé de soulever la roche.
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R
«
éussir les innovations ». Le rêve de « l’acceptabilité sociale » tient dans ces trois mots de Philippe Mallein, sociologue vedette d’une discipline en pleine croissance. De plus en plus d’instances gouvernementales et d’entreprises développent leur propre pôle. Certaines innovations, à cause des problèmes politiques qu’elles posent, risquent de ne pas être acceptées d’emblée par le grand public. En réunissant chercheurs en sciences humaines et en nouvelles technologies, ces laboratoires prétendent habiller d’humanisme et d’éthique des secteurs comme la biométrie, les nanotechnologies ou les télécommunications, par exemple. éducation populaire ou illusion démocratique? Magali Bicaïs, sociologue, a choisi son camp : « L’acceptabilité sociale, c’est avant tout une logique marchande, pour savoir ce qui est acceptable ou pas, et ce qu’il faut faire pour que le public finisse par accepter une technologie. »
Entre marketing et propagande Depuis l’apparition des relations publiques au sein des entreprises, les techniques de marketing sont trop connues. Plus
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personne ne s’étonne de la foule d’incitations consuméristes qui balisent notre quotidien. Concernant le champ politique, la propagande remplit un rôle similaire, avec la « com’ » pour version moderne. Au milieu de ces discours destinés à orienter les choix du consommateur ou du sujet politique, l’« acceptabilité sociale » est apparue avec le développement des nouvelles technologies, notamment le génie génétique (ADN, OGM...), les « TIC », Technologies de l’information et de la communication (Internet, RFID, téléphonie, ...), la biométrie ou encore les nanotechnologies. Ce déferlement d’innovations provoque de larges transformations sociales et des inquiétudes légitimes liées aux questions sanitaires, sociales ou politiques. L’enjeu tient dans la réorganisation des formes les plus élémentaires du lien social. Pour écrire une thèse de doctorat sur le sujet, Magali Bicaïs a passé plusieurs années dans un laboratoire R&D (Recherche et développement) de France Telecom. Selon elle, « l’acceptabilité sociale est associée aux nouvelles technologies, car elles transforment nos manières de vivre. On parle d’acceptabilité sociale quand on travaille sur une technologie susceptible d’avoir des conséquences
1. Magali Bicaïs, Imaginaire de la fonctionnalité, de l’acceptabilité sociale à l’émergence du projet technicien, thèse de doctorat, 2007, sous la direction de Barbara Michel, université Pierre Mendès France, Grenoble.
sur l’organisation sociale elle-même. Avec les techniques d’acceptabilité, on a franchi un nouveau pas : il s’agit d’anticiper ce qui peut être toléré. La question n’est plus celle des besoins ni des envies, mais de savoir ce que les consommateurs, ou les citoyens, ne vont pas supporter ». Les mécanismes de pouvoir sont constamment renforcés par une gamme d’outils techniques, contre lesquels il devient de plus en plus difficile de lutter. Qu’il s’agisse des contrôles aux frontières, de l’accès à l’école, de l’utilisation des transports en commun, il faut compter sur la biométrie ou les RFID. Pour connaître une personne ou une population, il faut interroger ses « données » et son ADN. L’individu doit loger dans des tableaux Excel, convenir aux calculs binaires de l’informatique. Biologie et informatique sont les mamelles de la pensée gestionnaire qui nous gouverne. Pendant ce temps, des sites internet présélectionnent le profil type des personnes susceptibles de s’aimer (Meetic, Yahoo, MSN) et la virtualité des « réseaux sociaux » s’étend (Virb, Myspace, Facebook, Twitter, etc.). Les milieux militants peinent à organiser une résistance sans créer des listes de diffusion mail, quand se multiplient pétitions et manifestations en ligne. Le catalogue est encore long des renversements sociaux induits par le développement de technologies pourtant présentées souvent comme de simples gadgets. Pour éviter toute protestation, la stratégie la plus courante consiste à communiquer sur les avantages individuels et éluder la question politique. « L’acceptabilité sociale dans l’entreprise peut être comprise comme la volonté de rendre acceptables des choses qui ne le sont pas (ou qui sont en opposition avec certaines valeurs) et ceci ne semble pouvoir se faire qu’en insistant sur la fonctionnalité de ces futurs produits ou services. Et c’est bien de cela qu’il s’agit quand il nous est demandé d’étudier l’acceptabilité sociale de la localisation [flicage par GPS, RFID, téléphonie mobile, ndlr], par exemple 1. » Les programmes gouvernementaux chargés d’éduquer aux nouvelles technologies sembleraient bienveillants s’il y
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était simplement question d’« informer » sur leurs avantages et leurs inconvénients. Mais les études en acceptabilité sociale étalent un cynisme purement commercial, et révèlent, à y regarder de près, une certaine volonté de manipulation politique. Les recommandations publiées par les centres de recherche nationaux, européens ou privés visent d’abord à développer le marché des nouvelles technologies en contournant le plus finement possible les résistances politiques, sociales ou culturelles. Deux programmes de recherche européens, le JRC (Join research centre) et l’IPTS (Institute for prospective technological studies) donnent le ton : « Il vaut mieux informer les gens des applications positives d’une technologie, plutôt que de les laisser les découvrir par eux-mêmes. 2 » Cette gestion des désirs ne relève pas simplement de l’égoïsme d’une obscure caste dirigeante. Comment ne pas y voir d’abord l’une des conséquences logiques du système économique et social actuel ? Crier au complot ne ferait qu’ajouter à la
2. RFID Technologies : Emerging Issues, Challenges and Policy Options, JRC Scientific and Technical Reports, 2007. Notre traduction.
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la marche des puces 4. DICAU (MSH Alpes), « Acceptabilité des concepts de Localisation et de Visiophonie : analyse et interprétation des focus groups », Rapport de recherche, document interne France Telecom Recherche et Développement, Meylan, décembre 2004.
3. Les nanotechnologies : éthique et prospective industrielle, tome 1, Conseil général des mines, Conseil général des technologies de l’information, 2004.
5. Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, OPECST, Rapport au sénat n° 293, sur « Nanosciences et progrès médical », 2003 -2004.
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confusion. L’acceptabilité sociale surfe sur la fascination endémique de notre société pour tout ce qui est moderne, nouveau et original. Il devient de plus en plus difficile de refuser individuellement l’appareillage technologique qui organise les manières de travailler, de se déplacer, de communiquer. à moins de se marginaliser, se bannir soi-même d’une société qui nous lie affectivement aux autres. Aussi, à cause d’une incapacité à inventer collectivement d’autres formes de relations sociales, rares sont ceux qui échappent à l’engouement pour les nouvelles technologies. Néanmoins, certaines innovations continuent de choquer et doivent être prémâchées pour que le public les tolère. C’est en général la raison pour laquelle les pouvoirs publics donnent dans l’éthique : « Il se pourrait que, (…) dans l’avenir, un avantage compétitif soit précisément trouvé dans la capacité d’anticipation et d’accompagnement de la tolérance sociétale, des mécanismes d’appropriation et des modes d’expression 3. » Pour Magali Bicaïs, « l’adage de faire participer pour faire accepter » guide les recherches. Le but de l’acceptabilité sociale est de donner l’illusion d’une information objective, associée à une série de dispositifs de coopération avec les consommateurs ou les citoyens. Une période de maturation, aussi appelée co-conception dans le jargon R&D, sert à prendre la « température sociale ». à ce sujet, la sociologue invoque le contenu de documents internes : « Dans une approche des nouvelles technologies en acceptabilité, le facteur temps est un facteur clé. Une condition émise à un moment donné par l’utilisateur peut évoluer vers une acceptation inconditionnelle sous l’effet du temps. Le danger peut se banaliser et l’acceptation d’une technologie a priori jugée risquée peut s’actualiser progressivement. La notion de temps est donc une donnée importante que l’opérateur peut prendre en considération dans sa logique d’offre avec deux options possibles : > Le facteur temps peut représenter un atout stratégique dans la diffusion des innovations, car le temps peut être celui qui est
nécessaire à l’instauration de la confiance entre l’utilisateur et l’entreprise. > Le temps peut être aussi celui qui est nécessaire pour manipuler l’utilisateur en lui faisant accepter plus tard ce qui est inacceptable maintenant : dans ce cas, le facteur temps devient un outil de manipulation destiné à faire oublier les risques et à banaliser les peurs 4. » Sous couvert de créer une ambiance de coopération avec les citoyens ou les consommateurs, l’acceptabilité sociale n’est finalement qu’une méthode pour désamorcer les résistances inhérentes à certaines technologies. Si les mots « éthique », « environnement » ou « sécurité » sont souvent employés, c’est d’abord pour calmer les esprits et rassurer les investisseurs financiers. M. Renzo Tomellini, chef d’unité nanosciences et nanotechnologies à la Direction générale de la recherche de la Commission européenne, le formule clairement dans un rapport au Sénat français en 2003 : « Je ne parle pas d’une approche morale de la chose, mais d’une approche utilitaire. Les grands investisseurs (…) mettent de l’argent dans des secteurs qui sont neutres ou sûrs du point de vue de l’environnement et des aspects éthiques. Ils veulent éviter des coups de barre type OGM, c’est-à-dire faire du développement responsable. Pas seulement une chose correcte éthiquement, correcte moralement, mais aussi une chose convenable pour l’économie parce qu’on donne une sécurité aux investisseurs. Et les investisseurs ont besoin de sécurité 5. »
Les OGM,
faucheurs d’illusions La prudence est de mise. Des mouvements de contestation ont déjà effrayé les pouvoirs publics et les industriels, qui ont retenu la leçon : ne pas imposer une nouvelle technologie de manière trop hâtive et désinvolte. Le précédent des faucheurs volontaires de cultures OGM impose une série de stratégies pour préparer les esprits. Depuis les résistances au nucléaire dans les années 1970, la science et les techno-
avaler la pilule
6. Catherine Ducruet, « Le pôle d’excellence met en avant son laboratoire à idées pour désarmer la contestation. Minatec veut créer un consensus autour des nanotechnologies. », Les échos, 5 avril 2006.
logies avaient réussi à s’affranchir de la sphère politique, et l’idée selon laquelle une technique est neutre, que seules ses applications sont bonnes ou mauvaises, semblait fermement installée dans les consciences. Les scandales agroalimentaires (vache folle), sanitaires (amiante), d’une part, les refus d’un contrôle social, d’autre part, (flicage imposé par les cartes bleues, téléphones portables et autres cartes à puce sans contact comme les titres de transport), sont là pour rappeler que certaines techniques ne sont pas neutres. Elles parachèvent le mode social dans lequel nous vivons : mesurer, contrôler, produire et vendre – à tout prix. Si une technologie n’a pas de sens pour la société ou peut paraître moralement inacceptable, le discours pour l’imposer ne peut plus se contenter de l’argument de la neutralité des techniques. C’est en tout cas l’avis du Centre d’analyse stratégique. Cet organisme, directement rattaché au Premier ministre, « a pour mission d’éclairer le gouvernement dans la définition et la mise en œuvre de ses orientations stratégiques en matière économique, sociale, environnementale ou culturelle ». Il travaille à ne pas retomber dans le « syndrome OGM 6 » et cherche de nouvelles armes de persuasion, comme en témoigne une Note de veille au sujet des nanotechnologies : « Un élément de contexte doit retenir l’attention : ces débats sur les nanotechnologies s’appuient sur les acquis des précédents débats « historiques » sur les biotechnologies, le nucléaire, les OGM, et avec le souci d’éviter les erreurs du passé. Ceci conduit, d’une part, à une forme de recyclage des outils, des argumentaires, des postures et des recommandations, d’autre part, à une volonté forte d’innovation tant sur la conduite des débats que sur leurs finalités et débouchés. 7 » L’outil alors invoqué pour « recycler » les argumentaires consiste dans l’alliance inédite, en amont de la publicité classique, entre plusieurs acteurs. Désormais, les laboratoires de recherche fondamentale accueillent sociologues, psychologues, philosophes et spécialistes du marketing. Ce pot-pourri d’experts compose la formule magique de l’acceptabilité sociale.
Acceptabilité sociale et sociologie des usages Quand Minatec, premier pôle européen de recherche en nanotechnologies, est inauguré à Grenoble en 2006, les CRS empêchent les manifestants d’affirmer leur désaccord. Une personne sera grièvement blessée. Dès 2002, un labo interne au centre de recherche est créé, Minatec Ideas Laboratory, chargé d’opérer ladite fusion entre disciplines. Et de désamorcer les conflits... La presse est unanime pour encenser le projet, même si, en ce qui concerne le contenu de leurs activités, la discrétion de ces experts en communication est exemplaire. Responsable du laboratoire, Michel Ida ne s’en cache pas : « En ce sens, nous sommes plus un club privé qu’une auberge espagnole 8. » Peu farouche, le quotidien économique Les Échos applaudit : « Si la volonté d’éviter les fausses pistes menant à des produits qui ne trouvent pas leur marché est le but affiché de Minatec Ideas Laboratory, sa vocation est aussi de tenter de prévenir une dérive hostile de l’opinion publique face aux nanotechnologies incarnées par Mina-
7. « L’évaluation participative des choix technologiques : aide à la décision dans le champ des nanotechnologies ? », La note de veille, N°64, Centre d’analyse stratégique, 25 juin 2007.
8. Cité dans CEA Techno(s), n° 64, janvier 2003.
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9. Les échos, 5 avril 2006, op. cit.
10. Davis, F. D. (1986), A technology Acceptance Model for empirically testing new end-user information systems : theory and results. MIS Quarterly, Vol. 13, No. 3.
11. Karahanna, E. & Straub, D.W. (1999), « The Psychological origins of perceived usefulness and ease of use », Information and Management, Vol. 35, No 4.
12. « Élaboration et validation d’un questionnaire de mesure de l’acceptation des technologies de l’information et de la communication basé sur le modèle de la symbiose humain-technologie-organisation », Éric Brangier & Sonia Hammes, IA 2006, Actes de colloque, octobre 2006.
tec. C’est aussi dans cette optique que dès 2004, l’université Pierre-Mendès-France de Grenoble (sciences humaines et sociales, sciences cognitives...) puis, en 2005, l’université Stendhal (lettres, multimédia) ont également été associées comme partenaires de Minatec Ideas Laboratory, une démarche originale, du moins en France 9. » La notion d’acceptabilité sociale vient de la sociologie anglo-saxonne. Il s’agissait, dès les années 1980, d’une tentative de modéliser la manière dont les gens utilisent un objet. « Parmi ces modèles, on pense au TAM : Technology Acceptance Model de Davis 10, qui souligne que l’utilité perçue et la facilité d’utilisation sont des variables déterminant l’acceptation de la technologie. On peut constater immédiatement qu’il manque un versant essentiel à ce modèle qui est celui des considérations psychosociales et socio-organisationelles. C’est sans doute pour ces raisons que Karahanna et Straub 11 ont fait appel à trois facteurs sup-
plémentaires qui sont la présence sociale, l’influence sociale et le support technique et ont ainsi révisé le TAM de Davis 12. » Sur ces acquis, en 1999, Philippe Mallein importe avec succès la « sociologie des usages » en France et crée à Grenoble la start-up Advalor. Cette société, tout comme Minatec Ideas Lab, sait que « le taux de mortalité précoce des innovations tourne autour de 80% », et que seules des analyses sociologiques préventives sur des échantillons de consommateurs ou de citoyens assureront un retour sur investissement. C’est aussi pour ne pas trop employer le terme ambigu d’« acceptabilité » que Phillippe Mallein préfère parler de « sociologie des usages ». Au téléphone, l’explication qu’il donne de l’ambivalence des termes reste, ellemême... ambivalente : « Il y a deux niveaux d’acceptabilité. Premièrement, dans un contexte où le quotidien devient plus individuel, on peut se poser la question : comment
La Méthode CAUTIC, le bébé de Philippe Mallein La construction d’un échantillon efficace d’utilisateurs résulte d’un travail approfondi sur les profils d’identité sociale et professionnelle, qui a permis d’opérer une segmentation sociologique opérante quant aux attitudes face à l’innovation. Une segmentation des utilisateurs selon quatre grands profils d’attitude face à l’innovation et au changement : I. Les passionnés
• rupture • faiseurs de mode • changement pour le changement • utopie comme futur proche • prise de risque maximale, travail sans filet • sortie du jeu au bout d’un moment par ennui
II. Les pragmatiques (les acteurs de la réussite) • opportunisme • recherche d’efficacité maximale • utilité du praticien • ruptures acceptées • risques maîtrisés et gérés • réussite passée et présente entraîne confiance en l’avenir
III. Les suiveurs
• attentisme • souci d’efficacité • utilité de gestionnaire • trajectoire continue • lissage des ruptures • risques faibles acceptés • normalisateurs • délais de décision pouvant être importants
IV. Les objecteurs
• conformité et inertie • ancrage dans la tradition • décision aléatoire • avenir vu comme continuité • angoisse face au changement • peur du risque
Source : <www.ad-valor.com>
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avaler la pilule
13. Ce rapport a pour sous-titre : « Une étude récente de Capgemini pousse les professionnels à informer les consommateurs de l’intérêt de la RFID et à déjouer les craintes d’atteinte à la vie privée. »
des utilisateurs vont pouvoir s’approprier une innovation, quels sens vont-ils lui donner, quelles significations d’usage ? Moi, je travaille plutôt là-dessus, dans l’imminence du quotidien. Le deuxième niveau, c’est un champ plus moral et politique. Ce n’est pas le même registre. Ce sont des questions qui relèvent du fonctionnement de la démocratie. Je retrouve ces questions, mais de manière moins politique, de manière plus ambivalente. » M. Mallein ne fait pas de politique. Et pour cause : dans le cadre de l’acceptabilité sociale, l’objectif est justement de ne pas en faire, ou plutôt de dépolitiser des techniques dont le développement est pourtant éminemment politique. On détourne l’attention des vrais enjeux pour se focaliser sur les avantages en termes de confort et de prestige. Ainsi la stratégie consiste-t-elle à « déjouer » les craintes de la société civile en orientant le regard vers les aspects divertissants, narcissiques ou commerciaux d’une technologie. Les consultants n’ont aucune gêne à afficher de telles intentions, comme en témoigne un rapport de Capgemini, « RFID : Informer le consommateur pour vaincre ses inquiétudes 13 ». Selon Stéphane Ghioldi, responsable RFID au sein de Capgemini Consulting, « le degré d’acceptation de nouvelles technologies connaît toujours un seuil psychologique où, pour le consommateur, les avantages l’emportent sur les inconvénients. Une présentation appropriée de la RFID et une communication régulière auprès des consommateurs permettront de parvenir à ce stade 14 ».
études de comportements Dans la pratique, les études d’acceptabilité sociale analysent les comportements des consommateurs et citoyens, dans le but de modéliser leurs réactions face aux nouvelles technologies. « Angoisses », « peurs », « craintes », c’est le vocabulaire des scientifiques pour qualifier des contestations politiques, souvent argumentées de manière très rationnelle. Mais le consensus doit rester intact : la science détient la vérité, non seulement métaphysique, mais sociale. Ceux
« Des gens de nos équipes participent aux sommets altermondialistes » Magali Bicaïs
« Les entreprises portent une grande attention au militantisme, aux mouvements antitechnologie. Mais ceux-ci sont déjà intégrés dans la machine. Il y a des gens de nos équipes qui participent aux sommets altermondialistes et qui, en plus d’écouter les discours contre les technologies, observent le propre usage de ces mêmes technologies par les militants. Comment ils utilisent le téléphone portable, Internet, à quoi ça leur sert, etc. Les conclusions montrent que, même dans ce type de discours contre les technologies, elles gardent une place essentielle. Et puis les militants sont eux-mêmes à la source de créations de services. Ceux qui sont le plus contre sont inspirateurs de nouveaux services. »
qui la rejettent sont des obscurantistes, des « ayatollahs 15 », des personnes qui n’ont pas encore été suffisamment éduquées. Ancien chercheur dans un laboratoire d’acceptabilité sociale, Lucien a mené des recherches pour une équipe de R&D : « On a un service socialement délicat à proposer, comme la biométrie, on fait une “toile de fond” sur cette technologie. Dedans, on trouve les tendances de fond qui y sont relatives, les questions que cette technologie suscite (rapport au corps, rejets culturels, etc.). Pour cela, on prend tous les rapports qui nous tombent sous la main, mémoires universitaires, articles de presse, etc. Ces toiles de fond sont souvent réalisées par des “veilleurs” qui viennent de n’importe où, par exemple des physiciens surdiplômés, qu’on requalifie en documentalistes, car ils n’ont pas de boulot. « Puis, poursuit-il, on fait un Powerpoint avec des phrases clés, dans lequel on dit : “Attention à ça, à ci”, “Attention, les gens sont sensibles quand on touche à leur corps”. Puis on fait un cahier des charges où sont précisés les freins, et des préconisations pour trouver les leviers qui vont permettre de faire sauter ces freins. Par exemple dans le projet de créer des téléphones mobiles pour les moins de 6 ans, on a eu des réticences, et il fallait trouver tous les points positifs. Déceler les freins et montrer les avantages. C’est tellement idéologique qu’on ne voit plus que c’est idéologique. » Avec cette méthode, un problème persiste néanmoins : les cas particuliers ne suf-
15. M. Martin, La science : un enjeu sociétal, colloque du 18 juillet 2008, Conseil économique et social régional de Rhône-Alpes.
14. Capgemini, RFID : Informer le consommateur pour vaincre ses inquiétudes, Paris, 1er avril 2005, communiqué de presse.
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la marche des puces
« Comment produire et vendre en évitant de s’interroger sur le pourquoi ? Quand il y a une impasse sociale, les équipes d’acceptabilité sociale vont accompagner les discours marketing pour que ça passe socialement. On associe le consommateur, non pas en travaillant avec lui mais en travaillant sur lui. »
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fisent pas à faire loi. Pour une collaboration idéale entre sciences molles et dures, il faut modéliser, universaliser, trouver des standards d’analyse en acceptabilité sociale. Cela passe par un recensement des comportements individuels ou collectifs. Une fois la « toile de fond » tissée, il ne reste plus qu’à avaler la proie. Concrètement, plusieurs outils ont été créés. Mallein a breveté le sien : CAUTIC, qu’il assure avoir vendu à plus de 150 clients dont Schneider, France Telecom, Bouygues, etc. La méthode Mallein étudie des panels de « consommacteurs ». à partir des résultats obtenus, elle crée des catégories de réaction face aux nouvelles technologies à partir desquelles diverses stratégies d’acceptabilité peuvent être imaginées. Bien entendu, il ne s’agit que d’une « sociologie des usages », désintéressée et bienveillante envers les préoccupations des utilisateurs. Si l’on en croit Sylvie Tarozzi du département acceptabilité sociale de France Telecom : « Ce n’est pas mon job de faire accepter des technologies, moi je prends en compte les utilisateurs. » Bluff ou sincère humanisme ? Selon un cadre de la même boîte, « tous les sociologues que j’ai rencontrés et qui ont un discours humaniste au sujet de l’acceptabilité sociale avaient aussi quelque chose à vendre derrière : une méthode d’acceptabilité sociale, un moyen de modéliser l’acceptation. » Les études sont commandées par les services marketing et finissent, après digestion par l’ensemble de la chaîne technique, par être régurgitées en algorithmes publicitaires. Lucien témoigne : « En gros, on ne sert plus que d’alibi, on produit des rapports épurés, orientés vers la demande qui vient d’en haut ou du marketing. »
Les focus groups Comment se déroulent ces enquêtes qui visent à déceler si une catégorie sociale est prête ou non à adopter une technologie ? « Pour cela, répond Lucien, on utilise des focus groups. C’est une procédure qui au début était très artisanale, mais qui tend à se standardiser. On prend des personnes cibles qu’on met dans une pièce avec des caméras
avaler la pilule
De la tyrannie de l’analyse des risques
et des capteurs pour voir leurs réactions à un produit. Quelles sont leurs réactions, leurs appréhensions, leur perplexité ? » Cette méthode, directement héritée des réunions de consommateurs, ne concerne pas seulement la couleur des cerises dans le yaourt, mais ce que l’on ressent en apprenant qu’il est facile d’être écouté par un tiers sur son téléphone portable ; qu’avec les nanotechnologies, on fait des armes de destruction massive ; que les rencontres sur Internet ne sont pas aussi douces que celles de la rue, etc. En écoutant ainsi les oppositions aux technologies, en les archivant et en les classant, on fait d’une pierre deux coups. Non seulement on donne l’impression à la société civile de participer activement à l’élaboration « éthique » d’une technique, mais surtout on récolte les griefs à son sujet, de manière à les anticiper et à construire un discours positif et rassurant. Pour Lucien, « la question reste de savoir comment produire et vendre en évitant de s’interroger sur le pourquoi. Quand il y a une impasse sociale, les équipes d’acceptabilité sociale vont accompagner les discours de marketing pour que ça passe socialement. On associe le consommateur, non pas en travaillant avec lui mais en travaillant sur lui ». Le must, c’est quand les inquiétudes sont rapidement exprimées comme trop insupportables. Magali Bicaïs démontre que « les “réfractaires” aux nouvelles technologies sont ainsi définis comme “catégorie pouvant aider les études de prospectives à identifier certaines craintes ou peurs associées aux TIC, ils permettent de préciser les limites des innovations”. Ils représentent des personnes-ressources dans le cas où des moyens de protection doivent être mis en place ou renforcés ». Il suffit alors de réduire certains effets dangereux. Par exemple, si les puces RFID permettent de suivre les gens à la trace grâce aux étiquettes radio contenues dans les biens de consommation, on ajoute pour un temps une fonction de désactivation. Si prendre les empreintes digitales des enfants pour l’accès à la cantine ressemble trop à une méthode policière, on utilise seulement le contour de la main. La
« La course aux nano-armes, d’ores et déjà entamée, constitue un marché en soi. Elle comporte des bouleversements stratégiques et tactiques intenses dans la mesure où la dissémination sera la règle, et la dissuasion impossible. La recherche d’un accès aux frappes premières et ciblées sur les populations à vaincre, ainsi qu’aux protections maximales couplées avec des moyens spécifiques d’augmentation des capacités sensorielles et motrices, alliées à la remise en cause des concepts issus de la dissuasion nucléaire, suffiraient à établir que la course aux armements de destruction massive basés sur les nanotechnologies sera pratiquement sans limites. [...] L’analyse des risques est un élément important de l’évaluation normative d’une nouvelle technologie, mais elle ne saurait représenter à elle seule la globalité de cette évaluation. Il existe un “risque de tyrannie de l’analyse des risques”, pour reprendre un mot de l’Agence britannique de l’environnement. » Conseil général des mines, Conseil général des technologies de l’information, Les nanotechnologies : éthique et prospective industrielle, op. cit.
tactique est simple : camoufler les options les moins acceptables pour le lancement d’une innovation. Pour mieux la vendre ensuite. De la même manière que les institutions de consultation citoyenne sont des coquilles vides exhibées une fois les décisions prises, les témoignages recueillis par les sociologues alimentent avant tout les stratégies marketing. Pour Magali Bicaïs, « les focus groups, c’est comme un débat de citoyens à l’intérieur de l’entreprise. On rassemble une quinzaine de personnes selon des catégories sociales, et on leur présente des concepts de technologie auxquels ils doivent réagir. Dans les focus groups, on sollicite les gens, mais à aucun moment ils n’ont part à quelque décision que ce soit. On évacue le négatif dès le début, et puis on ne parle plus que des avantages, on leur demande ce qui leur plaît. Le seul but de la manœuvre est de voir ce qui est tolérable ».
Science-fiction et dreamstories La troisième stratégie interne du consent manufacturing (qu’on pourrait traduire par « production industrielle du consentement ») lié aux nouvelles technologies
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la marche des puces 16. « Skynet, dans les films, est le réseau qui contrôle la défense des États-Unis. De plus en plus autonome et doté d’une intelligence artificielle évolutive, il déclenche une “ guerre préventive” contre la race humaine pour empêcher les humains de le débrancher. Des armées d’UAV/UCAV et des robots terrestres, les Terminators, traquent les survivants sans relâche. » Assemblée de l’Union de l’Europe Occidentale, Assemblée Interparlementaire européenne de sécurité et de défense, Rapport présenté au nom de la Commission technique et aérospatiale, document A/1884, 30 novembre 2004.
17. La lettre EMERIT (Expérience de Médiation et d’Evaluation dans la Recherche et l’Innovation Technologique), N° 48, édité par la fondation Travail-université, 4e trimestre 2006, Namur.
repose sur le recours à la fiction. Quoi de plus logique quand, à force de produire des innovations à la pelle, on ne sait plus quel sens leur donner ? Recherche scientifique et récits de science-fiction s’inspirent mutuellement. Pour Magali Bicaïs, « c’est un tout, les entreprises, les médias, les politiques et la science-fiction participent à la construction d’un imaginaire social où les technologies sont omniprésentes et peuvent résoudre tous les problèmes ». Ainsi, l’un des rares rapports publics émanant du secteur Défense du conseil de l’Europe sur le développement des drones cite un seul modèle : le dispositif Skynet des films Terminator 16. Chercheurs et industriels explorent main dans la main les possibles ainsi défrichés, comme l’indique par exemple ce rapport belge : « La fiction a d’abord une fonction heuristique et épistémologique : en situation d’incertitude, les efforts entrepris pour prouver que certains scénarios sont fantasmagoriques éclairent les limites du possible et de l’acceptable. La fiction a aussi une fonction d’intéressement, elle attire l’atten-
tion des investisseurs et des responsables des politiques de R&D. Elle a encore une fonction régulatrice et sociale, dans la mesure où elle stimule la prise de conscience des opportunités et des risques, servant ainsi d’amorce à un dialogue entre les chercheurs et le public. 17 » La richesse imaginative offerte par la science-fiction finit par débarquer à l’intérieur même des labos de recherche en acceptabilité, intégrée sous la forme de dreamstories : « Ce sont des scénarisations, raconte Lucien, un film qui montre le monde merveilleux tel qu’il pourrait être avec toutes les nouvelles technologies. On construit une histoire avec toutes les technologies dont on dispose de manière isolée, et on les met en scène en les interconnectant. C’est un outil interne qui est censé représenter le monde idéal. Mais certains techniciens étaient horrifiés en voyant cela, ils disaient : “Ce monde idéal, c’est du fichage généralisé !” Alors en interne, on s’est amusé à parler des nightmare stories, c’était une manière d’évacuer tout ça. »
Gixel, Livre bleu, 2004, page 35 « La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles. Plusieurs méthodes devront être développées par les pouvoirs publics et les industriels pour faire accepter la biométrie. Elles devront être accompagnées d’un effort de convivialité par une reconnaissance de la personne et par l’apport de fonctionnalités attrayantes : > Éducation dès l’école maternelle, les enfants utilisent cette technologie pour rentrer dans l’école, en sortir, déjeuner à la cantine, et les parents ou leurs représentants s’identifieront pour aller chercher les enfants. > Introduction dans des biens de consommation, de confort ou des jeux : téléphone portable, ordinateur, voiture, domotique, jeux vidéo... > Développer les services « cardless » [sans carte, ndlr] à la banque, au supermarché, dans les transports, pour l’accès Internet,… La même approche ne peut pas être prise pour faire accepter les technologies de surveillance et de contrôle, il faudra probablement recourir à la persuasion et à la réglementation en démontrant l’apport de ces technologies à la sérénité des populations et en minimisant la gêne occasionnée. » Source : <www.1984.over-blog.com>
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avaler la pilule 18. Livre bleu, grands programmes structurants, propositions des industries électroniques et numériques, Gixel, 2004.
19. OPECST, Compte rendu de l’audition publique sur la biométrie du 4 mai 2006.
Des études aux fêtes de rues Les rapports d’acceptabilité sociale passent souvent de longs mois au fond d’un tiroir, le temps de trouver un responsable de marketing capable de traduire ce qui ressemble plus à un ouvrage universitaire qu’à un cahier des charges. Mais, si artisanales soient-elles, ces études ne finissent pas toutes à la trappe. En général, elles se soldent en recommandations, ou carnets de route, aussi appelées « Guides de bonnes pratiques ». L’une des recommandations les plus célèbres est celle du Gixel, groupement d’industriels constitué en lobby, qui avait fait parler de lui en 2004 pour avoir oublié de prendre des gants dans son Livre bleu 18. Quelques mois plus tard, une action de sabotage de machines biométriques accompagnée d’articles de presse critiques poussa le Gixel à revoir sa copie. Dans le même temps, pourtant, le constat est sans appel : une augmentation vertigineuse des dispositifs biométriques pour contrôler l’accès des cantines scolaires, des bracelets électroniques pour nourrissons dans les maternités, une ribambelle de téléphones pour minots, une télévision saturée de séries aux héros high-tech, des puces RFID pour les transports en commun ou l’entrée des boîtes de nuit. Josiane Couratier, codirectrice de la mission interministérielle sur les visas biométriques, au ministère des Affaires Etrangères, se félicite d’ailleurs des succès accomplis : « Grâce à une politique d’information et de sensibilisation assez développée, nous avons pu prévenir les réactions hostiles 19. » Pour imposer les nouvelles technologies en douceur, des programmes de « sensibilisation » sont mis en place. Il s’agit en fait de saturer l’espace public d’une parole officielle émanant d’experts patentés. La Commission européenne a peur qu’une voix autonome et populaire s’élève au sujet de la « révolution silencieuse » que constituent les RFID. « Les actions que nous menons, explique le JRC, sont globales et s’articulent autour des points suivants : mener des campagnes d’information, intégrer le respect de la vie privée dès la conception
des objets, assurer la sécurité des systèmes RFID et demander la création de campagnes d’éducation permettant au public de s’entraîner à utiliser ces technologies 20. » Communication, information, éducation : trois mots magiques pour faire avaler la pilule. Le Gixel préconise la familiarisation aux nouvelles technologies dès le plus jeune âge mais d’autres clés d’acceptabilité sociale peuvent être répertoriées. Pour prévenir les contestations populaires « caricaturales », « obscurantistes », voire « ignorantes », des comités d’éthique composés d’experts se multiplient. Le simple fait de se poser des questions morales à huis clos devrait gommer les dangers inhérents aux nouvelles technologies. L’éthique est désormais le mot clé pour désigner l’apport des sciences humaines quand il s’agit de faire passer une innovation en force. En force, mais avec douceur.
20. RFID Technologies : Emerging Issues, Challenges and Policy Options, op. cit. Notre traduction.
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Les recommandations émises par ces comités, négligées dans la réalisation des projets, sont tout au plus reprises sous la forme de mises en garde, de notices de prévention, voire de plaquettes éducatives pour « gérer les risques » distribuées dans les boîtes à lettres, comme à Grenoble. Fin du fin, la petite pilule d’iode pour les voisins d’une centrale nucléaire. Un exemple parmi tant d’autres. En 2006, le Sénat organise une audition pour déterminer les enjeux éthiques et sociaux de la biométrie. Peu importent les interventions de militants ou d’associations opposées à cette technologie : au terme de 86 pages d’auditions publiques, Christian Cabal, président de la session, conclut en ces termes : « La biométrie existe et existera, cela ne sert à rien de mener un combat d’arrièregarde qui serait un peu passéiste. » Un type de discours devenu familier avec la création de la CNIL, qui gère depuis 1978 la redéfinition technocratique de la liberté.
Finalement, 1. Hans Jonas, par exemple, justifie notre responsabilité à l’égard de la vie par cette idée que la vie vaut par elle-même. Mais il précise qu’une vie authentiquement humaine est placée sous le signe de la liberté.
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l’argument de la santé reste aujourd’hui le meilleur moyen de couper court à toute critique de la recherche scientifique. Mais l’on pourrait se poser la question : pourquoi combattre la maladie et la souffrance à tout prix ? Certaines formes d’organisation sociale peuvent mettre au-dessus de la vie d’autres valeurs : l’honneur, la liberté, le courage, etc. Quand on cherche à mettre en question la valeur de certaines avancées scientifiques au regard des reculs sociaux qui l’accompagnent, on passe immédiatement pour réactionnaire au mieux, dangereux obscurantiste au pire. S’il est aujourd’hui possible de brandir la recherche médicale comme justification de toute recherche scientifique, quelles que soient ses applications – militaires, policières, ou économiques –, c’est que la vie fait aujourd’hui figure de valeur ultime. Il devient de plus en plus difficile de donner un sens à la mort ou à la maladie, et les
Sans rentrer dans les détails, on citera en vrac, comme autres « clés de déverrouillage social » : les débats citoyens, les événements grand-public (Science en fête, expositions à la Cité des sciences, et, au printemps 2009, Futur(s) en Seine) ou le remplacement du fin limier par l’expert en ADN dans les séries télévisées. Quant à l’argument de la santé, il est une porte d’entrée privilégiée pour faire accepter des technologies mortifères. « Dans tous les domaines délicats politiquement, explique Lucien, on retrouve la santé comme cheval de Troie. On dit qu’on va aider les gens, par exemple, face à la fermeture des hôpitaux, les aider à rester en contact avec des équipes médicales grâce à des techniques de communication. Mais c’est un alibi, où l’acceptabilité sociale va jouer le rôle de tampon. En fait on développe des techniques qui vont tout aussi bien servir à tracer et fliquer les gens. »
rituels qui peuvent les accompagner sont remplacés par les promesses de la science. Amputé des « grands récits » qui permettent de se projeter dans une histoire commune, orphelin des dieux, déçu par les « grands » hommes que personne ne souhaite ranimer, le siècle cherche une valeurrefuge dont la validité serait incontestable. Celle-ci est sans conteste la vie, fédérant hygiénistes et écologistes 1 de tout bord. Mais vivre, au sens biologique, ne suffit pas. Toute la teneur de nos existences vient d’abord du sens que nous sommes capables d’y projeter, par les histoires que nous sommes en mesure de nous raconter. Ces histoires, on peut les appeler cultures, mythes, religions, propagandes... En 1928, Edward Bernays, neveu de Freud et alchimiste de ses concepts, écrit Propaganda 2, dans lequel il promeut une dimension nouvelle des rapports de pouvoir : les « relations publiques ». 2. éditions de la découverte.
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Précurseur de l’acceptabilité sociale, il a su convaincre gouvernements et entrepreneurs de l’importance de toucher le public en lui racontant la bonne histoire : « Le conseiller en relations publiques anticipe les humeurs de l’opinion et préconise l’attitude à adopter pour les prévenir, soit en démontrant au grand public que ses craintes et ses préjugés sont sans fondement, soit, au besoin, en modifiant l’action de son client autant qu’il le faut pour supprimer les motifs de récrimination. » (p. 81). Le marketing, la communication, l’acceptabilité sociale, bref, ce que Bernays nomme « propagande » pose la question de la vérité et du mensonge dans les sociétés démocratiques. Existe-t-il des techniques de mensonge et de manipulation psychologique propres à cadenasser la servitude volontaire ? Faut-il traquer systématiquement les mensonges d’état ou les stratégies de manipulation des multinationales pour se dégager de l’emprise du pouvoir, et gagner en liberté ?
L’accent de vérité Il semble que la vérité ne suffise pas à la liberté. Combien de scandales politicofinanciers, de crimes d’état, de violences commises par des multinationales défraient la chronique, sans qu’aucune avancée sociale n’advienne. Bien au contraire, le système actuel a appris à se nourrir des critiques et des indignations portées à son encontre. La liberté de dire tout et son contraire, avec une abondance de moyens de diffusion et de canaux d’information, se traduit par un brouhaha généralisé qui ne fait que légitimer le pouvoir en place en lui donnant l’apparence de la démocratie, tandis qu’aucune attaque sérieuse à son encontre n’est audible. Dire le vrai importe peu. L’essentiel est d’en maîtriser les apparences, domaine où excellent les experts en communication. Les chefs d’état, autant que les grandes entreprises, doivent leur crédit aux histoires qu’ils savent raconter à un public en mal de sens 3. La bataille politique ne se joue pas sur le terrain de la vérité, condamné à d’inter-
minables et stériles contre-expertises, dans lesquelles ne triomphent finalement que ceux qui ont le plus de temps et d’argent à perdre. L’affrontement est ailleurs, autour de l’art de dire la condition humaine, avec la capacité à inventer et à raconter des histoires. Produire un récit qui fasse sens pour les hommes d’aujourd’hui, embarqués dans « la plus gigantesque galère sociale de tous les temps »4, et sommés d’adorer le nouvel idéal techno-scientiste. Depuis les mythologies antiques, cette guerre s’est articulée autour de la religion, de la philosophie, de l’histoire ou des « actualités ».
4. Jacques Lacan, 1948.
Dire le vrai importe peu. L’essentiel est d’en maîtriser les apparences, domaine où excellent les experts en communication. Avec l’acceptabilité sociale, apparaît une nouvelle figure mythique : la technologie. En elle résideraient toutes les réponses à nos questions, toutes les solutions à nos problèmes : sociaux, physiologiques, psychiques, politiques. De moyen destiné à nos fins, la technique est devenue une fin en soi, remède à tous nos maux. Cette fiction est ainsi censée nous tenir lieu d’avenir. Mais nous, qui ne croyons pas à cette fable extraordinaire, non pas parce qu’elle est fausse, mais parce qu’elle sonne creux, serons-nous capables d’inventer notre propre histoire – ordinaire ?
3. à ce sujet, voir Storytelling de Christian Salmon.
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Dissolution de la CNIL Le 14 décembre 2007, une centaine de personnes occupent les locaux de la CNIL durant quelques heures, avant d’être expulsées par les forces de l’ordre. Le temps de discuter du bien-fondé de sa « dissolution » avec ses employés. Interpellée au sujet de l’obligation de payer 5 euros pour rendre anonyme son titre de transport parisien à puce RFID (NAVIGO), une responsable répond : « La liberté à 5 euros, c’est pas cher payé ! » Quelques extraits du tract distribué ce jour-là, intitulé :
DISSOLUTION DE LA CNIL.
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Depuis sa création en 1978, la Commission nationale informatique et libertés n’a jamais cessé de justifier et de faciliter l’exploitation numérique de nos vies. Main dans la main avec les gouvernements et les industriels, elle a concrètement travaillé à ce que l’inacceptable semble acceptable, en réduisant la liberté au contrôle des flux informatiques. Sa mission a consisté à endormir toute critique et toute révolte, en jugeant à notre place et en notre nom de ce qui pouvait porter le nom de liberté. Le marchand de sable a bien travaillé : en vingt ans, les pires anticipations de la science-fiction se sont matérialisées dans l’impuissance générale.
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Le temps des marchands de sable est passé.
avaler la pilule
[...] En 2005, la CNIL déclare que « les Français devront accepter un affaiblissement des libertés individuelles afin de renforcer la sécurité collective » et approuve de nouvelles mesures sécuritaires au nom de la lutte anti-terroriste. Il est donc peu surprenant que la période d’exercice de la CNIL ait coïncidé avec un développement accéléré du gouvernement numérique, comme l’illustre cet inventaire de procédures officiellement déclarées compatibles avec la liberté par la CNIL : Décembre 2004 > le Passe Navigo et ses nombreux avatars Mars 2005 > les spams « dans le cadre professionnel » Avril 2005 > Microsoft et Vivendi autorisés à utiliser des logiciels espions pour dénoncer les internautes usagers du peerto-peer Avril 2005 > les cartes de fidélité biométriques pour les commerces 2004 & 2005 > les assureurs médicaux autorisés à constituer des fichiers de prescription de leurs assurés Janvier 2006 > la biométrie dans les cantines scolaires Juillet 2006 > les entreprises de location de voitures autorisées à ficher les conducteurs auteurs d’infractions 2007 > le passeport biométrique
Février 2007 > la biométrie faciale – reconnaissance automatique des visages par les caméras – autorisée « à des fins de recherche » Mai 2007 > le dossier médical personnalisé, c’est-à-dire informatisé Septembre 2007 > les compagnies d’assurances autorisées à mettre des mouchards électroniques dans les véhicules de leurs assurés. [...] L’expertise en matière de liberté sert tout simplement à adapter nos critères de jugement et nos valeurs à la société voulue par les dirigeants. évacuant tout questionnement d’ensemble, toute révolte sensible, les experts ès libertés élaborent purement et simplement une éthique de robots. La transformation des modes de vie de toute la population est ainsi soumise à des questionnements purement techniques, d’une complexité digne des controverses théologiques. La CNIL ne demande pas, à propos des RFID : « Pourquoi gérer les personnes comme des produits de supermarché ? » Elle considère que « le stockage des données dans le système informatique relié au dispositif doit être à durée limitée ». Elle ne dit pas, à propos de biométrie : « Les gens ne sont pas des codes-barres. », mais : « Le degré d’intrusion du système biométrique en vigueur doit être proportionné à la finalité poursuivie.
Groupe Oblomoff Pièces et main d’œuvre (PMO) Mouvement pour l’abolition de la carte d’identité (MACI) Halte aux puces ! Coordination contre la biométrie Souriez, vous êtes filmés ! & d’autres.
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un train d’enfer
Q ua n d le train déraille rail Un train qui fonce locomotive baissée au milieu d’un paysage que l’on n’a pas le temps de voir. Un train dans lequel la seule liberté qui nous reste désormais est de choisir dans quel état d’esprit on sera pendant le voyage : iDZEN ou iDZAP ? Avec iDTGV, la SNCF nous enferme dans un petit monde qui ressemble étrangement à celui du Club Med ou des grands centres commerciaux. Un monde qui dicte des comportements normés, inventés par des experts habilités. Un monde qui court. Un univers de contrôle insidieux qui te dit : « Mon pote, tu ne sortiras pas du monde qu’on a choisi pour toi. »
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e 6 décembre 2004, la première rame iDTGV se retrouve sur des rails. Les quelques huit wagons qui la composent sont placés en tête des TGV normaux. Ils chaussent le circuit de la SNCF et promettent de faire des petits. à cette époque, iDTGV est encore une boîte prestataire créée dans le cadre d’une « réorganisation de la gamme tarifaire » du Service national des chemins de fer. D’abord indépendante de la SNCF, cette filiale représente pour les cheminots un nouveau pas vers la privatisation du « service national ». En fin d’année 2005, après une courte grève des agents, iDTGV intègre la SNCF. En fait, les grévistes ne font qu’accélérer le projet de la direction de la SNCF, qui ne détache iDTGV que pour un premier temps d’expérimentation et compte bien la faire sienne au final. Il s’agit de modérer les risques liés à cette innovation pour ensuite proposer un produit sûr, mais en dehors des règles du « service public ». Une fois
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conçue et mise sur rail, la filiale peut sereinement intégrer l’entreprise mère, tout en conservant un mode de fonctionnement néo-libéral. La SNCF, par le biais d’iDTGV, entend en fait contrer la concurence provoquée par les compagnies aériennes low cost, qui, avec leurs prix « avantageux », font perdre des passagers au train. Dans la langue de l’économiste, l’entreprise pratique le yield management – c’est un principe de tarifications modulables. Le prix du billet n’est pas fixé en fonction de la destination, mais varie selon tout un ensemble de critères issus des nombreuses stratégies financières du service commercial. Ce dernier nous « offre » des opérations « promos », des coups de pubs « bons plans », des cartes de réductions pour vieux, pour jeunes, pour cadres, pour militaires, pour familles, des « dernières minutes », des réservations d’hôtel ou de voitures... Tout un tas de nouvelles opportunités d’achat qui visent à remplir les
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trains, d’une part, à maximiser la recette bien sûr et à élargir les domaines de vente, d’autre part. Le billet de train devient ticket de tombola, on peut tomber sur un billet pas très cher, tout comme dépenser toutes ses économies. Mais ici la chance ne fait pas tout, le petit prix se mérite : il faut être au courant des nouveautés, il faut être prévoyant, il faut savoir se repérer sur le site Internet... L’univers créé nous laisse croire qu’acheter un billet de train est un jeu, dans lequel il y a des perdants : « Oui, c’est vrai, je m’y suis pris un peu tard », et des gagnants qui ont réussi à avoir le prix le plus bas. Un cadeau payant en somme... En même temps, un fonctionnement à l’envers se met en place : on n’achète plus son billet après avoir décidé de partir. On part, parfois, si un billet nous le permet. à travers tous ces dispositifs de vente, on voit apparaître la personnalisation des clients. Chaque billet, c’est-à-dire chaque place dans
un train, équivaut à un client spécifique. Le billet dira qui est le client, s’il est jeune, s’il est en vacances, s’il utilise Internet, s’il prévoit ses déplacements à l’avance... C’est dans cette volonté d’optimisation des ventes qu’iDTGV s’inscrit.
Le billet de train devient ticket de tombola. La réservation en iDTGV est obligatoire. Les activités doivent être réglées selon un calendrier que l’on doit tenir. Ainsi la SNCF ne donne que deux critères de choix à cocher sur Internet : travail ou vacances. Il ne devrait donc y avoir que ces deux catégories de personnes dans ce train. Et les autres ? Ceux pour qui il n’y a pas de distinction entre loisir et travail ? Eh bien, ils n’existent pas ou ne devraient pas exister.
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D’ailleurs, rien n’est fait pour eux et l’obligation de réserver en élimine une bonne partie. Un départ impulsif relève du défi ou de la folie. C’est romantique mais c’est d’un autre siècle. iDTGV, ce mot ou ce truc laisse perplexe à première écoute. C’est en fait un concept. Un « concept qui permet de profiter de son temps de voyage, selon son humeur et selon son envie ». Et voilà comment le train lutte contre l’avion.
Quand les frontières se déplacent... En commandant mon billet sur Internet, la machine m’avait demandé si je voulais voyager en iDZEN ou en iDZAP. Perplexité... Zen... Ça m’évoque un pavillon de bois avec de l’eau autour et un jardin de galets aux lignes géométriques et aussi, dans le pavillon, un moine qui médite. iDZAP, ça m’évoque juste « zap », zapper, un homme en calebar devant un écran plasma qui se gratterait les couilles en buvant de la Kro... Je préfèrais le moine, j’ai coché la case iDZEN. Sur le quai, je dois passer une frontière de contrôleurs, soutenus par des flics et des vigiles. Les contrôleurs sont armés d’un laser qu’ils pointent sur mon billet code-barres. Ils ont même le droit de me demander ma carte d’identité, pour voir si mon nom et le nom associé au billet cor-
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respondent. Et sinon quoi ? pensai-je, en souriant crispée à l’homme en casquette. Sinon quoi ? Si ma sœur m’avait refilé son billet, ziiip, ils m’auraient dégommée avec leur laser ? Ils auraient appelé leurs amis flics pour un contrôle d’identité ? Heureusement, je suis une bonne petite, mon identité n’est nullement usurpée. Mon billet en règle, j’ai donc légitimement droit à ma part d’humanité, la casquette me sourit et dit : « Bon voyage en iDZEN ! » Je me dis qu’un sans-papier ne serait pas passé. Les policiers n’ayant pas besoin d’une réquisition du procureur pour contrôler les identités dans les gares, celles-ci restent des lieux privilégiés pour les rafles de sanspapiers. Passage d’une frontière au sein du territoire français. Quelques pas vers mon wagon, et une voix synthétique m’informe qu’on prend en charge ma santé, ma sécurité et mon confort. Je ne dois ni fumer, ni abandonner mes bagages, je dois dénoncer les objets suspects et faire appel aux agents habilités. Je suis une enfant. Une enfant sage. On se charge de tout. Je flotte. Je dois veiller sur mes bagages car la menace n’est pas censée venir de la frontière que je viens de franchir, mais des inconnus dans le train que je vais prendre. Alors je dois mettre mon identité sur mes bagages et avoir peur que les inconnus les volent. J’ai aussi une autre raison d’avoir peur, une nouvelle parano : je dois guetter les bagages sans identité. Je suis toujours sur le quai et maintenant je m’inquiète. Pourtant, toutes les recommandations sont faites pour rassurer les passagers du train. J’apprends notamment que les contrôleurs sont maintenant appelés des « superviseurs » et qu’ils sont vêtus de costumes violets créés spécialement pour « ne pas créer un froid entre le voyageur et le personnel de bord ». Des déguisements censés masquer le contrôle et le risque d’être arrêté, car la peur ne doit venir que des inconnus. C’est pour cela que j’ai payé mon billet sur Internet, et qu’iDTGV a pris le code de carte bleue des personnes présentes dans le train : pour que les contrôleurs disposent de l’identité de tout le monde.
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1. Slogan lancé pendant la manifestation du 16 octobre contre le fichier Edvige.
« Edvige je m’en fiche, je suis déjà sur Facebook 1. » Le train contient donc un certain nombre d’individus qui sont tous identifiés au départ, sur Internet, puis sur le quai. Un fichage, comme on en voit fleurir partout, s’installe dans les trains. On ne peut plus voyager sans identité : Internet et le mode de paiement par carte facilitent grandement le travail d’identification, les usagers se fichent eux-mêmes. Pourquoi ne pas faire le contrôle dans le train mais sur le quai ? D’abord pour éviter les fraudeurs, menacés par cette nouvelle frontière de flics et de vigiles. Il n’est presque plus possible de prendre le train gratuitement en se cachant à l’intérieur. Contrôler sur le quai permet aussi d’effacer cet aspect inquisiteur toujours désagréable, incompatible avec l’ambiance festive préconisée. Telle doit être la raison invoquée par iDTGV. Mais je viens quand même de passer une frontière. Et les contrôleurs sont accompagnés de flics : il y a donc double contrôle, double suspicion. Ce déplacement du lieu de contrôle sur le quai est une manière de le renforcer et de l’attacher systématiquement à un escadron de policiers, en banalisant ainsi leur présence. Et d’ailleurs, que fait l’entreprise de vigiles sur le quai ? Eh bien, elle me rappelle qu’il ne faut pas arriver en retard. Il faut même arriver en avance. Exactement cinq minutes avant le départ du train. Sinon, les gorilles entrent en scène, sinon je verrai le train partir, et moi sur le quai, je ne pourrai pas entrer dedans. J’aurais eu cinq bonnes minutes pour entrer dedans, mais non, je resterai sur le quai car des vigiles ont l’ordre de me faire regarder le train depuis le quai. C’est comme cela que l’on voyage. Non seulement le conducteur ne peut plus arrêter le train juste après la « fermeture des portes » pour faire entrer un passager en retard, mais en plus le train doit aussi être en avance, ça fait bien, ca fait un peu comme les coureurs de sprint. La SNCF, elle aime les records. Aujourd’hui, je me suis dépassée, je suis en avance, j’ai passé la frontière, j’ai donc le droit de monter dans ce train.
Attention au départ Je m’asseois à la place indiquée, pas question d’aller ailleurs. à force de nomination, de choix du wagon ou du siège, le billet de train devient un acte de propriété. Ma place, c’est ma place. Je l’ai achetée, je la possède, je dois donc la consommer, moi, personnellement. Mais où sont moines, tantras et chant de l’eau sur les galets ? Mon wagon zen est juste un wagon, comme ceux que j’ai toujours connus. Un wagon qui me rappelle les wagons d’avant les lasers, d’avant les superviseurs violets. Cette immuabilité me rassure.
Les contrôleurs sont accompagnés de flics : double contrôle, double suspicion. Mais la voix reprend, encore, divine, sortie des profondeurs d’une machine écrasante où rien n’est à découvert. « Bienvenue dans notre espace iDZEN, un espace de détente et de calme 100% convivial. Nous vous rappelons que les téléphones portables ainsi que les appareils bruyants ne peuvent être utilisés dans cet espace. Nous conseillons aux usagers voyageant avec des animaux de compagnie ou des enfants de prendre place dans l’espace iDZAP. Vos superviseurs viendront bientôt à votre rencontre, ils s’assureront du confort de tous, garantissant votre calme. N’hésitez pas à faire appel à eux... » Apeurée, je regarde autour de moi... Cette voix comme du sucre vient de m’annoncer l’élimination systématique des gêneurs, des enfants, des animaux... Les jeunes gens, près de moi, qui n’ont pourtant pas l’air « 100% conviviaux », n’ont pas cillé... Dois-je les dénoncer pour ce manque manifeste de convivialité ? Personne n’a tremblé à l’évocation d’un type qui s’appelle « superviseur », qui sonne comme proviseur-supérieur-contrôleur-élimineur de gêneurs. Je l’imagine en attente
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là-bas, au bout de la rame, drapé de noir, le superviseur... Quoi ? Est-ce qu’il a une arme laser comme le type de tout à l’heure sur le quai ? Tu l’ouvres ? Tu gazouilles ? Tu marches à quatre pattes ? Pfuiiit, il te dégomme ! On m’avait promis un moine zen, je me retrouve supervisée, pulvérisée. « Attention à la fermeture des portes, attention au départ ! »... Ouf ! cette vieille rengaine me rassure tout de même. Alors, puisque je suis en classe zen, je m’enfonce dans mon siège et je prends une grande respiration yogique. Le train bat la cam-
Pour contraindre, iDTGV éduque, avec des relents de bio-pouvoir.
l’air et crier « Allleeezzz !!! C’est parti pour le blind test, on y vaaaa !!! ». Et les passagers pris dans ce délire crient à leur tour « Houuaaa !!! ». Et aussi Guy doit faire croire que ça l’éclate, cette histoire. Et peut-être même que ça l’éclate. Ce qui serait un moindre mal. Mais moi, je voulais juste un café. Je comprends que je ne trouverai pas de wagon cafétéria dans ce train, que je ne trouverai que cette musique tonitruante et ces néons aveuglants. Je suis dans l’iDZINC et on ne m’avait pas prévenue. Je fais volte-face et repense avec inquiétude à la case iDZAP d’Internet. J’espère rejoindre vite mon siège sans passer par l’« espace animation » où l’on a le droit de faire du bruit. Je ne croiserai pas l’homme à la Kro devant la télé.
Nos humeurs pagne en ruban régulier. Vient le moment de la faim, je pense au morceau de pain et au bout de fromage que j’ai emballés dans un sac. Je regarde autour de moi, personne ne mange. Doute. Est-ce que c’est zen de manger, de mâcher, d’avaler ? Et si le superviseur passait à ce moment-là ? Oh zut ! On n’est pas à l’école, non plus. Alors, gênée, je sors mon petit paquet et mange le tout. Discrètement. Tout de même.
Café salé Lasse de l’ambiance si zen, à mi-voyage je décide d’aller boire un café. Train duplex, je monte les marches jusqu’au compartiment cafétéria – je tombe, tombe dans ce qui doit être un trou spatio-temporel. J’ai dû bouffer quelque chose de pas très net, je ne saisis pas ce qui s’est passé entre ici et là-bas, je ne comprends plus ce train et ses passagers. Et pour cause : il y a soudainement beaucoup de monde, de bruit. Je suis tout de suite happée par une vibration rose. Rose, c’est le T-shirt moulant de l’homme derrière le bar, un « barista », qu’on dit. Il doit s’appeler Guy. Guy doit porter ce T-shirt rose, allumer la chaîne hi-fi, couper le son à intervalles réguliers, mettre le doigt en
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mises en boîtes Je me suis égarée dans l’iDZEN, mais d’autres se sont échoués en iDZAP, ont erré dans « l’atmosphère chill out » d’iDLOUNGE, sans compter les naufragés de « l’espace divertissement ». Que font les « gens de la nuit » de la discothèque d’iDNIGHT, le train « loisir de nuit » prévu pour ceux qui veulent se déplacer sans gâcher une soirée ? Un tas d’iDéES qui permettent à « l’usager de profiter de son temps de voyage, selon son humeur et selon son envie ». On a le « choix » de circuler dans des « espaces » qui ont été conçus selon certaines activités, chaque compartiment délivrant un permis de dormir, jouer, boire, manger, danser, chanter, téléphoner, discuter ou rire. Ces espaces sont pensés comme des mondes séparés, divisés dans le train. En chacun doit régner une même symbiose entre les passagers, la même énergie, la même effervescence. à chaque « ambiance » son activité, son thème. à chaque espace son comportement admis et à reproduire. Ces « humeurs » ont été choisies par les concepteurs d’iDTGV avant l’entrée sur le marché du concept. Ces derniers nous proposent la « convivialité », la « bonne humeur », la « fête », la « joie », le « bien-être », le « calme ». Des experts « légitimes », ergonomistes, psychologues,
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markéteurs, comportementalistes, cognitivistes, ont décidé que le voyage était « avant tout un plaisir ». Mais où vont passer les humeurs non prévues par les concepteurs du train ? Aucun espace pour les accueillir, il faut donc les bannir. Ou bien les mouler, les transformer en des humeurs autorisées, les normaliser. Ne pas être joyeux n’est pas normal. Parler dans l’iDZEN n’est pas normal. Ne pas téléphoner dans l’iDZAP n’est pas normal. Pour les concepteurs du train, cette sélection d’humeurs correspond à une conception de la vie. Pour être bien, c’est-àdire normal, il faut être heureux, il faut utiliser une Playstation, il faut dire bonjour à ses voisins et participer au blind test. Mais si je ris dans un espace où il est prévu de dormir, le superviseur viendra me dire de changer d’espace, car mon «humeur ne correspond pas à l’ambiance que [j’ai] choisie ». Si elle dépasse, c’est la sanction : Papa le superviseur viendra mettre la fessée. Ce contrôleur déguisé incarne l’instituteur et ses sanctions sont emballées d’un paternalisme infantilisant. Il se donne un rôle pédagogique, à la différence du contrôleur, qui avait plutôt un rôle répressif. La menace de l’amende n’est plus évidente, c’est plutôt la punition après une bêtise qui est à craindre (le changement de compartiment, la leçon devant les autres passagers...). Pour contraindre, iDTGV éduque, avec des relents de bio-pouvoir. L’interdiction se transforme en bienveillance « pour votre santé, pour votre sécurité ». Pour assurer le maintien de l’ordre, la délation est de mise. Que de belles manières d’être citoyen : dénonçons nos voisins, le superviseur prendra sur lui en grondant les dissipés, il est là pour notre confort.
Le monde désenchanté des fêtes obligatoires Le monde iDTGV est un artifice, un décor clean installé avant l’arrivée des voyageurs. On l’accepte, parfois de manière sincère, car ce monde repris par iDTGV est habituel, visible, consommé ailleurs, en dehors du train. Il s’installe à peu près partout sous la forme de rues-supermarchés, de centres de vacances, de parcs d’attractions,
de centres de culture. Partout dans nos villes, nos campagnes, nos transports, nos bars, ce monde colonise les espaces où les gens peuvent s’organiser eux-mêmes, sur le moment ou sur la durée, entre les habitués, les habitants et les voyageurs. L’atmosphère d’un lieu est par définition quelque chose de vaporeux, d’imprévisible, et dépend des personnes qui l’habitent le temps de leur voyage. Parfois, il n’y a rien d’extraordinaire à en dire, rien de particulièrement joyeux ou festif, car les gens sont silencieux ou tristes, dans leurs pensées. Et parfois aussi quelque chose se passe, une ambiance de fête s’installe, comme ça, car les passagers l’ont voulu, là, ici. L’humeur de fête préconisée dans certains espaces comme la discothèque d’iDNIGHT devient marchandise. Elle s’achète avec de la bière aux arômes de téquila, une boule à facettes et la vibe d’un DJ. Le train se transforme en supermarché. à chaque ambiance, sa consommation. Du kit sommeil de l’iDZEN à la console de jeux d’iDZAP, les usagers consomment l’ambiance qu’ils ont choisie. L’humeur même se transforme en marchandise et un barista -vendeur-ambulant vient jusque sur les genoux des voyageurs leur rappeler qu’il faudrait la consommer. iDTGV participe ainsi à la course au profit, aux performances commerciales. On a analysé « les nouveaux comportements de consommation », on a mis en place les meilleures stratégies de vente. Avec iDTGV, l’humeur est désormais à la carte ! Dans cette chasse au consommateur, les nouvelles technologies prennent toute leur importance. Tout
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est fait dans ce train pour que les passagers utilisent leur téléphone, leurs ordinateurs, leurs lecteurs MP3, leurs consoles de jeux, leurs agendas électroniques et autres gadgets. Un système WIFI est en train de se mettre en place et tu peux louer «pour ton confort» tout un tas d’appareils individuels pour jouer, pour écouter, pour communiquer, pour télécharger de LA culture. On se retrouve dans un wagon où les passagers émerveillés devant la technologie sont tous branchés à des machines, chacun la sienne, pour leur «bien-être», et ce, depuis la commande, parce que les guichets étaient bien trop humains.
Grande braderie des rencontres Maintenant que les wagons ont été vidés de toute spontanéité émotionnelle, de tout dépassement ou hasard, iDTGV n’a pas d’autre choix que de créer un service payant de ré-humanisation. Avec iDTGVandCO (« CO comme communauté
Avec iDTGVandCO, on peut acheter des ami-e-s, des amant-e-s. et communication »), on peut acheter des ami-e-s, des amant-e-s. « Choisissez avec qui vous voyagez » grâce au système de « rencontre » payant sur Internet. Il est fait pour compenser, avec le maximum de rentabilité, un monde dans lequel il n’y a plus de possibilité de rencontres. Il est présenté par ses concepteurs comme un système de remplacement philanthropique. « Les voyageurs iDTGV attendent qu’on leur facilite la mise en relation pour développer le social networking. » On rencontre donc un passager du train sur Internet et on lui donne rendez-vous dans des « espaces dédiés dans la rame, des voitures mitoyennes au bar. Ces espaces sont clairement identifiables grâce à une signalétique spécifique ». iDTGV pousse d’ailleurs à participer à ce
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système en organisant des jeux concours « pour inciter les voyageurs à remplir leur profil sur le site Internet ».
Espaces utiles, territoires rentables iDTGV roule sur le réseau TGV de la SNCF. Il adopte les mêmes trajets, il « traite » les mêmes déplacements. On met autant de temps à aller à Marseille qu’à Limoges depuis Paris en train. Mais pourquoi ne met-on pas 15 minutes pour aller à Limoges ? Car personne n’y va pour faire des affaires, personne d’iDnormal n’y va pour les vacances. La SNCF participe d’un renversement culturel, inscrit dans des politiques de centralisation. Marseille doit devenir la ville du commerce, où les affaires guident ses habitants et ses visiteurs. Elle doit aussi devenir un lieu touristique, un lieu où il fait bon aller. On va alors lui fournir un aller capitale-Marseille en trois heures, et les gens le prendront. La SNCF contribue à un aménagement du territoire qui fonctionne selon des besoins économiques, des stratégies commerciales. Elle privilégie certains endroits où les gens doivent aller, et ce n’est pas Limoges. Les corails ou TER disparaissent petit à petit, beaucoup de villes ne sont plus desservies. Seuls les TGV ou iDTGV sont lancés sur le marché, ils font la course avec les avions. Ils vont là où il y a de l’argent. Le TGV file locomotive baissée à travers champs et villages. à travers la campagne industrialisée, les paysages dévastés par les grandes exploitations. D’ailleurs, qui voudrait voir défiler lentement des kilomètres de champs plats et mornes ? Parfois on comprend presque les fous de vitesse qui jouissent de traverser sans les voir ces paysages qu’ils ont eux-mêmes contribué à détruire. La belle nature, celle où l’on part en vacances, n’est nullement encombrée d’un réseau TGV. Chaque espace a son utilité. Les rails du TGV occupent les territoires qui sont remodelés par les grands travaux industriels. Les autres espaces sont conservés dans des parcs « naturels » afin que les vacanciers s’y nichent un temps et respirent le bon air. Le maillage du territoire
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2. Slogan chanté lors d'un pique-nique aux Buttes Chaumont le 1er mai 2008 organisé par des jeunes UMPistes pour l'enterrement de Mai 68.
a pour centre Paris et les trajets d’iDTGV vont et viennent en fonction de la capitale, les autres villes desservies étant reléguées au statut de banlieue. Une centralisation qui perdure et s’accentue avec les volontés économiques du pays, une gestion du territoire qui n’est prévue que pour son utilité financière.
«Finis les temps morts, entreprenons ! 2 » Voyager, se déplacer, aller d’un point à un autre devient une corvée. C’est ennuyeux, c’est une perte de temps. Il faut donc rendre le voyage utile, « profiter du temps de voyage », sans temps mort. Pour cela, il faut occuper le temps des voyageurs, leur permettre de le rendre rentable. Un voyage ne doit décidemment pas être un temps qui passe comme des pensées qui défilent et qui varient en fonction des paysages. Un voyage ne doit pas être un temps de réflexion, de retour sur soi et sur ses choix. L’ennui est à bannir, la suractivité est à applaudir. Laisser filer le temps est une inconséquence, une folie. La machine fait en sorte de transporter rapidement son contenant. « Tout vous paraît trop lent ? Passez à l’action, défoulez-vous à 300km/h avec la PSP 3 ! », lit-on sur les iDpublicités. La vitesse devient une nécessité, on s’énerve quand il y a un retard, on bout quand il y a une grève. On veut contrôler, calculer son temps de voyage, on veut savoir quand on part, quand on arrive exactement. Les nouveaux panneaux d’information qui indiquent le temps d’attente de la prochaine rame du métro parisien illustrent cette nouvelle gestion du temps.
Voyage glacé et coercitif Voilà ce qu’ils construisent, une arrivée sans trajet. Le voyage n’est pas un temps à part, un temps particulier. Il est un temps conditionné qui ne se distingue pas du temps hors train. On traverse des mondes supermarchés, des mondes où le loisir est marchandise, où le corps est à modeler, où les pensées sont canalisées. Se créent des
espaces où l’on sait d’avance ce que l’on peut y faire, où l’on se transforme quand on change d’espace, où l’on agit passivement, où nos comportements sont dictés, guidés, contrôlés, écrasés dans un artifice. Où sont les rencontres impromptues, l’aventure du voyage, les humeurs vagabondes ou moroses ? Le hasard n’a plus sa place dans ce monde.
IDTGV, en annulant le temps du voyage, conduit à annuler en même temps toutes les réflexions sur les raisons du voyage. Le train fait partie de ce monde glacé, et seul le fait d’avancer plus vite lui rend sa qualité de transport. Alors on court. Et on court vite. Mais vers quoi ? Pourquoi est-on entré dans la course ? Et contre qui ? Les avions ? Et pour aller où ? L’iDTGV, en annulant le temps du voyage, conduit à oublier en même temps toutes les réflexions sur les raisons du voyage, sur ses buts, sur ses horizons. Pourquoi je vais à Marseille ? Pour y travailler. Pourquoi je travaille ? Pour pouvoir partir en vacances. Pourquoi je veux partir en vacances ? Pour rendre le travail moins difficile. La boucle est bouclée. Et si j’avais eu le temps d’y penser ? Ah non ! Toujours ce refrain qui sonne comme une évasion : « Vivement demain ! », « Vivement les vacances ! » évasion. Ce mot n’est pas anodin. On s’évade d’une taule. On s’évade quand on est enfermé. Pour que le train, et par lui le voyage, devienne un temps en soi, un temps que nous aimons, que nous détestons, selon nos raisons. Pour qu’il ne soit ni utile, ni inutile. Pour qu’il ne détruise pas nos paysages et qu’il ne crée pas de nouvelles frontières. Et pour que nous puissions nous l’approprier, le dépasser.
3. Playstation portative.
Vivement maintenant.
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tontines banquiers
Pour échapper au Crédit Agricole, des paysans tarnais ont mis en place une forme de « tontine » pour financer le démarrage de leur activité. La tontine est un prêt entre particuliers et sans intérêt. à l'opposé du système bancaire, le montant, la durée et l'échéancier de remboursement sont fixés par celui qui emprunte. Tout est consigné dans un simple cahier. En 2004, un apiculteur et un berger empruntent 7 500 euros à trente particuliers et à cinq associations. Ils remboursent la somme sur dix ans sans intérêt. L'engagement à prêter court sur trois ans. Si à ce terme le prêteur veut récupérer son argent, il s'arrange avec l'emprunteur pour trouver quelqu'un qui « rachète » son crédit. à la fin de la troisième année, le 10 février 2008, les participants se sont réunis pour faire un bilan et exprimer leurs points de vue sur cette pratique et ses implications. Z publie des extraits de cette discussion.
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tontines banquiers
« Que de rencontres en rencontres, de textes en textes, d’autres tontines se lancent à leur tour. » « Nous ne voulons pas maîtriser, ni formaliser, ni modéliser le fonctionnement de nos tontines, ni la confiance, ni les raisons qui poussent les gens à nous prêter de l’argent, ni la nature de notre activité. Nous n’avons jamais eu l’intention de créer un outil alternatif reproductible à grande échelle. Ce que nous faisons a été pensé par et pour nous. Ces façons de se prêter de l’argent peuvent s’appliquer dans beaucoup d’autres situations que les nôtres. Mais il ne tient qu’aux personnes concernées de s’en emparer, de les arranger à leur manière en définissant eux-mêmes les règles. Nous n’avons fait que regarder ce qui s’était fait avant nous, nous n’avons pas inventé grand chose ».
« C’est un projet d’autonomie. » « Concrètement, ces tontines nous permettent de reprendre une partie de nos affaires en main. Nous ne pouvons rien déléguer. Dans cet exercice, nous n’avons donc rien à faire avec des appareils et des structures qui aident et accompagnent les gens. Il n’est pas question de laisser la place à un conseiller, un animateur, ou un accompagnateur de projet payé par l’état ou le conseil général. Les occasions d’échapper à l’assistanat, au contrôle et à la mise aux normes de nos existences sont trop rares. Pour nous soutenir et nous conseiller dans nos aventures, des copains, des copines, des voisins, des gens sans qualification conviennent parfaitement. Ils apportent une diversité de points de vue, une richesse de raisonnements et des éclairages pertinents. »
« Flirter avec l’illégalité. » « Rien de pertinent, ni de subversif ne peut venir d’en haut, ni d’un syndicat, ni d’une doctrine, ni d’une grande cause. La solution est chez nous, il faut creuser son terrain. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas d’un repli individualiste, nos aventures ne sont possibles que collectivement. Pour démarrer nos activités agricoles et nos tontines, nous ne nous sommes pas renseignés auparavant sur ce qui était permis et possible de faire. Nous avons fait les choses et ensuite nous nous sommes renseignés pour savoir comment nous pouvions exister sans se faire écraser ou déposséder. Pour continuer d’exister tels que nous sommes, il faut apprendre à flirter avec l’illégalité. Pour changer ce monde, il faut aussi que ce monde arrête de nous changer. »
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abri bus
Bénédicte, 18e arrondissement de Paris, vers Marx Dormoy, 2005. par Léo Mauger.
brèves de l’inaperçu Non à l’éolien
industriel
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n juin dernier, au bout de plusieurs mois de révolte, des prisonniers mettent le feu à la plus grande prison pour sanspapiers de France. Le 11 novembre 2008, après une reconstruction express, le Centre de rétention administratif (CRA) de Vincennes est prêt à enfermer à nouveau des sans-papiers. Sept personnes sont aujourd’hui en préventive, l’une d’entre elles est dans le coma. Elles attendent d’être jugées pour « incendie volontaire ». Une huitième est sous mandat d’arrêt. Ce 11 novembre, alors qu’à Tarnac, Paris et Rouen, neuf personnes sont arrêtées dans une affaire de sabotage sur voie ferrée, plusieurs centaines de manifestants appellent à la destruction du centre de Vincennes. Ils sont bloqués par les forces de l’ordre loin du centre. Les détenus ne peuvent pas entendre les cris « Liberté pour tous les prisonniers ». Une centaine de personnes décident de passer par l’autoroute pour s’approcher de la prison. Elles paralysent l’A4 pendant une petite heure.
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epuis un mois avaient lieu chaque mercredi, à l’initiative des assemblées « S’organiser face aux expulsions », des manifestations autour des foyers de travailleurs immigrés de Montreuil (93). Ce mercredi 4 juin 2008, moins d’une heure avant le départ d’une manif, un sans-papier est arrêté à proximité d’un foyer. Le cortège se rend devant le commissariat et bloque la rue avec une banderole « Liberté de circulation ». Très rapidement, plusieurs dizaines de flics sortent du commissariat, chargent, tapent sur tout ce qui bouge et arrêtent huit manifestants – dont trois sans-papiers. Loin de se disperser, le rassemblement ne cesse de grossir. Il exige la libération de tous les arrêtés. Les rues alentour sont bloquées, des feux de poubelles allumés et entretenus pendant des heures. Les flics chargent à plusieurs reprises. Vers 1h du matin, les manifestants « avec papiers » arrêtés pendant la première charge sont libérés. Seuls les trois sans-papiers sont poursuivis pour « violence en réunion », « attroupement armé » (de casseroles en l’occurrence) et séjour irrégulier. Ils restent en garde à vue deux jours, avant d’être libérés, en attente de leur procès prévu le 3 avril 2009 au TGI de Bobigny.
aux centres de rétention
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sont arrêtés en manif
Feu
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Lorsque des sans-papiers
n août dernier, Vaour, un village du Tarn, organise un festival avec le débarquement prévisible de « gens de la culture » qui savent comment transformer la ville en salle de spectacle. Pendant cinq jours, en file indienne, une quarantaine de bonshommes masqués, affublés de blouses blanches, déambulent sans mot dire parmi la foule qui les remarque, mais reste perplexe. Le dernier jour, silencieusement, les membres du « Collectif qui manque pas d’airrrr » arrivent sur la rue principale. Dans le dos de chacun, on lit au fur et à mesure n-o-n à l-’-é-ol-i-e-n i-n-d-u-s-t-r-i-e-l. Ils s’ allongent, chacun son tour. 125 mètres de blanc : la taille d’une éolienne, trois fois la hauteur de l’église du village. « Retournez à la bougie ! », entend-on dans la foule, et la scène tourne au scandale. Contester le « développement durable » n’est pas du goût de tout le monde, sans compter que la mairie avait interdit les manifestations politiques. Pour les manifestants, le remplacement du nucléaire par une « énergie propre » est loin d’être satisfaisant. Si l’éolien ne produit pas de déchets, il ne résout pas le problème de la surconsommation d’énergie. Les moulins à vent du futur restent de gigantesques machines nécessitant une lourde infrastructure, que seuls peuvent fabriquer et gérer de grands groupes industriels. Elles rendent donc impossible l’appropriation de la production d’énergie par ceux qui la consomment.
>Feu au centre de rétention Janvier-juin 2008 Des sans-papiers témoignent 158 pages, 7 euros éd. Libertalia.
uçrepani’l ed sevèrb Un an de
La crise sur
prison pour un soupçon près plus d’un an de préventive dans le cadre d’une instruction anti-terroriste, Isa est libérée sous contrôle judiciaire le 10 février 2009. Elle était incarcérée au seul motif que son ADN correspondrait à l’un de ceux retrouvés près de bouteilles d’essence placées sous une dépanneuse de police devant un commissariat de Paris. C’était pendant l’élection présidentielle de 2007, période qui a connu un grand nombre de manifestations sauvages. Damien et Juan sont toujours incarcérés, pour ces mêmes accusations, depuis six et huit mois, en attente de leur procès. « Je me décide enfin à écrire, 4 mois et demi après mon incarcération en mandat de dépôt, parce que cette cage gigantesque mais étriquée, qui nous traque dehors et dedans, m’écœure d’un dégoût incommensurable. Comment ne pas penser à la chasse policière qui se rabat sur nous, dehors, comme un poison qui se répand, déterminé à étrangler la révolte et asphyxier les solidarités. Comment oublier nos proches qui se font suivre et épier, arrêter, contrôler. Comment ignorer la politique d’un pouvoir qui, soucieux de survivre à sa propre nuisance et médiocrité, bâtit la légitimité de sa gouvernance sur le sentiment d’insécurité et sur la division de ses sujets... La crainte d’un crime macabre et de hordes de barbares, tantôt spontanés, tantôt organisés, est indispensable à l’état pour justifier une stratégie répressive, sécuritaire et policière qui pérennise ses pleins pouvoirs. [...] Dans une société où il est bon de se taire et de rester à sa place, la révolte peut être combattue à coups de matraque, de murs et de barbelés, d’irradiations au discours dominant et calomnieux, elle ne sera pas vaincue. Les idées et la pensée critique n’ont ni maître ni frontière et les esprits libres auront toujours la rage de vivre hors du carcan éternel des oppresseurs exploitants et des exploités opprimés. » (Lettre d’Isa depuis la prison de Lille-Sequedin)
le gâteau
e 31 décembre, une cinquantaine de personnes bloquent les caisses d’un Monoprix parisien. Les « Empêcheurs d’encaisser en rond - Collectif à bientôt » sortent du supermarché, après des négociations avec la direction, treize chariots pleins de marchandises. Les fruits de la récolte sont partagés avec les occupants sans-papiers de la Bourse du travail et les mal-logés en lutte du gymnase Saint-Merry. Le reste est dégusté ce soir-là. Quelques jours avant, des autoréductions similaires ont eu lieu à Rennes et Grenoble. Extrait du tract distribué à Paris : « C’est la crise. Médias et professionnels de l’économie ne cessent de nous répéter qu’elle va s’amplifier. Et nous devrions la subir chacun de notre côté, regarder silencieusement les loyers et le prix de la bouffe continuer d’augmenter. Pourtant, en cette période de Noël et de passage à un nouvel an, la richesse matérielle de l’Occident s’expose partout face à la misère du monde ; elle déborde dans les rues à côté des sans-logis, elle scintille dans les publicités pour nous enjoindre à consommer. S’auréolant d’un espoir de croissance et de regain du CAC 40, elle se veut promesse d’avenir radieux par ces temps frigorifiés par l’individualisation et la concurrence. […] Pour fêter le nouvel an, nous serions censés dépenser des miettes de salaires ou une maigre prime de Noël dans les supermarchés. [...] Ce soir nous ne jouerons pas cette fable. Nous ne paierons pas. »
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Mauvaises intentions n°2 Outil « antiterroriste » « mouvance anarcho-autonome » Luttes & révoltes Janvier 2009, 64 pages
Blocage
à la base epuis février 2008, dans le Tarn, un collectif résiste à la mise en place du fichier « Base élèves », qui impose aux directeurs d’écoles primaires de remplir un fichier de renseignements sur leurs élèves. Après des réunions d’information et des rassemblements, le collectif organise le blocage d’une formation à l’utilisation de Base élèves à l’IUFM d’Albi, le 6 novembre 2008. 7h30 > Une cinquantaine de personnes (parents, instituteur-rices en grève, paysan-nes, militant-es contre le contrôle du vivant...) se retrouve et s’organise. Elles se répartissent devant les entrées de l’institut avec banderoles et tracts expliquant l’action. Une collation est prévue pour les manifestants et les personnes qui seront bloquées. 8h30 > Arrivée des premiers stagiaires et du personnel de l’IUFM. Des fonctionnaires travaillant sur place pour le conseil général ne peuvent commencer à travailler. La tension monte puis se dissout dans le calme, par la discussion, autour de gâteaux et de boissons chaudes. 9h > Arrivée des directeurs, directrices et secrétaires d’écoles, convoqués pour la formation, ainsi que du formateur. Ce dernier s’énerve. Aux arguments des bloqueurs, il répond qu’il n’est pas là pour réfléchir, mais pour obéir... La secrétaire de l’Inspection d’Académie arrive à son tour et taxe cette action d’« égoïste », car elle empêche des personnes de travailler ou de se former. 10h30 > Devant la détermination des militants, la formation est finalement annulée. 11h > Assemblée générale sous la halle : le groupe vote le blocage d’une formation le lendemain à Castres. Pour Laurent, enseignant, Base élèves dépossède les travailleurs des écoles de leurs outils de gestion interne : « L’école n’est plus dès lors un lieu qui se gère lui-même (et qui peut rendre des comptes après coup), mais un lieu géré en temps réel de l’extérieur et à son insu. On a transformé le directeur en “opérateur de saisie”, un chaînon à peine plus consistant qu’un bipeur de codes-barres. L’école n’est plus un lieu qui se pense mais un lieu qui est pensé. »
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Un grand grand grand merci aux gens du Tarn qui nous ont si bien accueilli-e-s. Un grand grand merci à la Parole errante dont Armand Gatti, Stéphane Gatti et Jean-Jacques Hocquard pour nous avoir ouvert leur porte. Un grand merci à Caroline Desmoutis, Pierre Eyguesier, Clark Kent, Annie Mercier, Patrick Lescure, Paul Blanquart, Magali Bicaïs, la verveine de Christine, la prune de Captain’Pierre, Charles Ingalls, ffffound, Bérengère, Pascale, Bénédicte, Cédrick, Le ravin bleu, Hélène, Cafard, les copains d’Ariège dont Aude et Adrien, les copains de Montreuil dont Moufid, Jean-Philippe, Amorces, Emmanuel David, Mathieu Le Maux, Le Loup de mer de Nantes, Yannick et Ségolène.
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Z est une publication de l’association Les ami-e-s de Clark Kent. Ce numéro a reçu une aide Envie d’agir. Imprimé par Le ravin bleu, Dépôt légal mars 2009 ISSN en cours.