Usines plombées tuyaux de lutte
la base se rebiffe
Panoramique des usines en lutte autour d'Amiens
&production déviée Les forçats du pneu
Témoignages d’ouvriers chez Goodyear et Dunlop
L’imagination sans le pouvoir
Luttes d'hier et d'aujourd'hui, discussion laborieuse
Des ouvriers démoralisent les « lois » de l’économie
L’expérience autogestionnaire des ouvriers de Philips à Dreux
Un bon vieux conseil d'ouvriers
Nantes s’organise Mai-68 : une amorce d’autogestion collective
Working class heroes Des ouvriers ont détourné une usine d’armement
Pieds de nez à l’usine
Lettre d’adieu d’un insoumis de la SNCF
Perdre sa vie à la gagner
Capitalisme et servitude volontaire
travail adhésif et court-circuits
Mille et une manières d’enrayer la machine-entreprise
saboter le train-train du travail
Resquilles, débines et autres micro-résistances ouvrières
Penser l’autogestion à partir de l’expérience des conseils ouvriers
et aussi... tirs de barrage au kurdistan
De l’utilisation politique des barrages hydrauliques
nanotechnologies : débâcles et poussières Le fiasco des débats publics sur les nanos
Jungles urbaines et quadrillages horticoles Les hortillonnages d’Amiens : vive la guérilla potagère !
Dossier Fièvre catharrale ovine Bergers : les vaccins de la colère
Les sisyphes de l’exil
Photoreportage avec les migrants de Calais
dark tabor
Entretien rêvé avec un millénariste du xve siècle
Revue Z, c/o la Parole Errante 9, rue François Debergue • 93100 MONTREUIL Téléphone : 01.48.18.76.62
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En août 2008, des paysans du Tarn accueillaient Gigi et notre première itinérance. Trois thèmes principaux abordés dans ce numéro : la standardisation de la naissance, l’incarcération des mineurs et l’invasion des puces RFID dans notre quotidien. Et aussi : le récit du quotidien dans un hôpital de jour pour enfants autistes, un essai sur les populistes russes du XIXème siècle, un reportage sur iDTGV, une enquête graphique sur les bars nantais, une réflexion sur les arts martiaux comme vecteur d’émancipation politique, un conte dessiné et trois reportages photos.
Z numéro 2 / marseille / automne 2010 / 184 p.
Z numéro 1/ TARN / Printemps 2009 / 184 p.
Toujours disponibles :
Revenant d’une itinérance à Marseille, le deuxième Z sortait en septembre 2009. Au sommaire : un dossier central sur les dérives de l’urbanisme et les menaces qui pèsent sur les cultures mineures. Hors dossier, une enquête sur le hangar clandestin des quais d’Arenc, toujours à Marseille, l’un des premiers centres de rétention pour étrangers. Une discussion avec des opposants au projet de centrale à fusion nucléaire ITER, une réflexion sur la Commune libre d’Oaxaca, au Mexique, un essai littéraire sur le premier Bloody Sunday de Dublin, et bien d’autres surprises.
Pour recevoir le numéro 1 ou 2 de Z, envoyez-nous votre commande et vos coordonnées, avec un chèque de 10 € (+3 € de frais de port, sauf si vous êtes à la dèche), à l’ordre de « Les ami-e-s de Clark Kent ». Revue Z, c/o la Parole Errante 9, rue François Debergue • 93100 MONTREUIL Mail : contact@zite.fr Pour les libraires, contactez notre diffuseur « Court-circuit » Téléphone : 01.43.55.69.59 Mail : representant@courtcircuit-diffusion.com
Z est une publication de l’association Les ami-e-s de Clark Kent
ISSN : 2101 - 4787
Directeur de publication, pour ce numéro : Marie Ghis Malfilatre
Imprimé par Le ravin bleu Distribué par Court-circuit
Polices de caractère utilisées dans ce numéro : Amerika, Avant Garde, Bodoni, Broadway, Cancan des bois, Colossalis, F25 executive, Gill sans, Glypha, Gnomes, Hobo, IM FELL, Libération, Mailart Rubberstamp, Prestige Elite, The Serif, Utopia.
A
u printemps 2009, souffle un vent un peu moins tiède. Les annonces de licenciements se multiplient et des ripostes ne tardent pas à se faire entendre. Le PDG de Sony France est retenu une nuit par des ouvriers après l'annonce de la fermeture de l'usine de Pontonx-sur-l'Adour, dans les Landes. Quelques jours plus tard, c'est au tour du patron de 3M, à Pithiviers dans le Loiret, de dormir dans ses bureaux. à Paris, des salariés de la FNAC et de Conforama, menacés de 1200 licenciements, chahutent la troisième fortune de France, François-Henri Pinault. Quatre cadres de Caterpillar sont retenus à Grenoble. Des ouvriers de Molex, à Villemursur-Tarn, maintiennent gentiment deux cadres des ressources humaines sur le site... La nuit porte conseil. Ici ou là, on menace de faire sauter son usine avec des bonbonnes de gaz. On défile à 3 millions dans les rues. Les bases syndicales bousculent leurs dirigeants. Elles parlent de s'organiser en comité interluttes pour courtcircuiter les grands chefs trop occupés à négocier la paix sociale. Le LKP retourne la Guadeloupe. Les bourses du monde entier vacillent depuis plusieurs mois et la multiplication des suicides sur les lieux de travail indigne la France entière. Enfin des voix s'élèvent, même chez les pontes du compromis et de la modération, pour dénoncer un système malade, la fin d'une époque.
On connaît la suite : colère ravalée, ceinture serrée. De là, cette question qui revient : la lutte est-elle donc finie, rangée, impossible ? Nous aurions pu écouter les réponses de Bernard Thibault, là-haut, dans ce monument d'affaires qu'est le siège central de la CGT, à deux pas de notre repaire montreuillois. À la place, et sans regret, Z a planté son camion et ses questions en Picardie pendant deux mois, juste avant l'hiver, là où des ouvriers secouent leurs usines, et où fut signée la charte d'Amiens – accord fondateur du syndicalisme révolutionnaire adopté par la CGT, il y a tout juste une éternité, en 1906. Voici le cœur de ce troisième numéro qui s’est frotté aux conflits ouvriers et à leurs lendemains, aux usines qui s'en vont et aux rages qui s’accrochent, à ces expériences d'autogestion d’hier et d’aujourd’hui, mais aussi à d’autres résistances au travail, souvent moins visibles et plus individuelles. Si, parfois, certains de ces combats nous posent question, si interroger l'utilité sociale d'un écran plat peut nous sembler aussi essentiel que de défendre ceux qui vivent de sa fabrication, et si la sortie du travail salarié n'est pas la dernière de nos aspirations, nous pensons que le temps n'est pas venu de se détourner des luttes et des résistances ouvrières.
Pour chaque numéro, l'équipe de Z quitte le bureau de Montreuil pendant quelques semaines. Certains d'entre nous partent ainsi à bord de Gigi, ce camion-tiroir, qui se fait doubler par les mobylettes, pour aller rencontrer d'autres mondes. Ci-dessus, Gigi roule sur les plaines picardes, en plein mois de novembre... Il vient de fêter ses 30 ans, et, en âge de camion, il faut multiplier par 3... Gigi est vieux : il a les soufflets de cardan qui suintent et il rouille ! Du coup, si vous connaissez un carrossier ou un mécanicien qui pourrait lui redonner un coup d'éclat et lui offrir une révision pour pas cher, vous pouvez nous écrire, nous téléphoner, passer nous voir...
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Tirs de barrage au Kurdistan
De l'utilisation politique des barrages hydrauliques
tirs de barrage a u k u r d i s ta n
à l'automne 2009, nous sommes partis en Turquie, à la rencontre des Kurdes luttant contre la construction de grands barrages hydrauliques qui défigurent leurs terres. Pour eux, ces barrages sont un outil parmi d'autres utilisés par l'état turc pour asseoir son contrôle sur une région qui lui échappe.
Remarque : Nous prions nos interlocuteurs de nous excuser si nous avons parfois mal retranscrit leur nom.
L
a Turquie construit de grands barrages sur ses nombreux cours d'eau depuis les années 1950, une politique pour laquelle on dépense sans compter, plus pour le prestige 1 que pour les avantages économiques. Si tout le territoire turc est concerné par cette politique, la zone kurde en est l'épicentre. « La plupart des barrages turcs ont été construits dans le Sud-Est anatolien. 80% de l'énergie produite vient de cette région », nous explique Yilmaz Akinci, journaliste pour Al-Jazeera. Encore aujourd'hui, plusieurs énormes projets de barrages sont en cours, certains étant compris dans la planification du « Projet Gap 2 » et d'autres pas. Les acteurs politiques et sociaux kurdes s'accordent pour dénoncer les effets dévastateurs de ces grands barrages, tant sur le plan social et culturel qu'environnemental. Voici le récit de nos rencontres.
Arrivée au Kurdistan : Diyarbakir et le Forum social mésopotamien Nous passons par Istanbul pour rejoindre Diyarbakir, la ville principale du Kurdistan, située au sud-est de la Turquie, à un millier de kilomètres des grandes métropoles. Nous sommes étonnés des réactions que notre destination suscite : « À Diyarbakir, vous comptez louer un tank ? », nous lance avec ironie un professeur stambouliote. Depuis une dizaine d'années, les affrontements entre l'armée et la guérilla kurde ont majoritairement lieu dans les montagnes, et beaucoup moins dans des zones habitées. Cependant, il semblerait qu'un grand nombre de Turcs n'aient pas perçu ce changement, et considèrent toujours l'Est du pays comme une zone aussi dangereuse que lorsque le conflit faisait rage. À vrai dire, si l'on 2. En 1980, le gouvernement lance le projet Gap, un grand plan économique et social présenté pour développer la région kurde, délaissée à cause du conflit. La base du projet était la construction de grands barrages pour l'irrigation et la production d'hydroélectricité. Après de nombreuses révisions, le projet Gap est toujours en cours aujourd'hui.
1. « En Turquie, les barrages sont des projets de prestige. Leur but premier n'est pas de produire de l'électricité ou de développer l'irrigation. C'est pour ça qu'au lieu de construire des petits barrages qui pourraient être aussi productifs, le gouvernement préfère les gros barrages qui ont un impact énorme sur la nature et la vie des gens », nous a expliqué Zeynep Kadibeyoglu, politologue à l'université Bogazici d'Istanbul.
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se laisse bercer par les journaux télévisés nationaux et leur ambiance sonore de film d'action américain, difficile de ne pas imaginer n'importe quel Kurde en dangereux terroriste. Après une bonne vingtaine d'heures de route et une insomnie rythmée par les coups de feu de la série policière diffusée dans le bus, nous arrivons sur le campement du premier Forum social mésopotamien, organisé par le
L'eau a déjà englouti plusieurs vallées, et tout ce qu'il y avait là de vivant. 3. Le DTP (Parti de la société démocratique) était l'unique formation kurde siégeant au Parlement turc. Il a été dissous le 11 décembre 2009 par la cour constitutionnelle turque. « La fermeture du DTP est décidée en raison de ses liens avec l'organisation terroriste du PKK et parce qu'il est devenu le point central d'activités dirigées contre l'intégrité du pays », a déclaré Hasim Kilic, président de la Cour. Le DTP s'est reformé sous le nom BDP (Parti pour la paix et la démocratie), mais plusieurs responsables politiques ont été emprisonnés.
4. Dans les années 1990, l'armée turque a déplacé un million de villageois afin de « priver l'organisation séparatiste de ses bases logistiques » et a armé 60 000 Kurdes comme « gardiens de villages » contre le PKK. Plusieurs tueries liées à des rivalités claniques ont eu lieu à l'aide de ces armes, que la presse tente d'attribuer au PKK. Une fusillade a par exemple éclaté à Mardin, début novembre.
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DTP 3, principal parti politique kurde, qui tente de s'ouvrir à la scène militante internationale. Si, dans les années 1980-1990, la résistance kurde trouvait un certain soutien auprès de l'opinion publique européenne, elle a sombré dans l'oubli avec la capture du leader du PKK, Abdullah Ocalan, en 1999, et les apparentes « avancées démocratiques » de la Turquie en faveur de la reconnaissance des droits des Kurdes. Pourtant, aujourd'hui plus que jamais, le mouvement kurde, qui a désormais acquis un certain pouvoir politique, vit un grand tournant de son histoire. Au début des années 2000, plusieurs partis politiques d'extrême gauche, le DTP en tête, ont gagné de nombreuses municipalités au sud-est de la Turquie. La situation est bouleversée : passant de résistants pourchassés à acteurs politiques (relativement) reconnus, il leur incombe désormais de mettre en place une politique permettant aux Kurdes de se relever de vingt ans de conflit, sans abandonner leurs revendications d'autodétermination, et sans renier le projet politique égalitaire prôné face au modèle républicain turc. Il ne s'agit pas d'une mince affaire, et nous nous rendrons compte au cours de notre voyage que les municipalités n'y travaillent pas toutes de la même façon... À Diyarbakir, la situation est particulière, car il s'agit du plus grand pôle urbain du Kurdistan turc. Necati Pincaoglu, membre du conseil municipal, nous explique que « 90% des habitants sont d'anciens villageois qui ont dû quitter leurs terres. Certes, cette immigration a commencé dès les années 1950, mais plus de la moitié des gens sont arrivés dans les années 1990, à cause du conflit ». À l'époque, l'armée
turque a détruit de nombreux villages, sous prétexte que les guérilleros venaient s'y ravitailler 4. Mahmut Nizam, qui sera notre guide et interprète à Dersim, se rappelle : « Dix ans auparavant, vous n'aviez pas le droit d'aller dans votre village avec plus de nourriture qu'il n'en fallait pour votre famille. Par exemple, si votre famille comptait cinq membres, vous n'aviez pas le droit de transporter plus de cinq pains, parce que le sixième pouvait aller à la guérilla. » Aujourd'hui, la situation paraît apaisée, la présence militaire semble moins forte. Il n'est cependant pas rare de croiser en pleine ville un convoi de 4x4 blindés ou un tank. D'ailleurs, pendant toute la durée du forum social, des avions militaires dépassaient allègrement le mur du son, juste au-dessus de nos têtes. « C'est normal, ils montrent qu'ils sont là », commente un militant désabusé. Le forum social s'est déroulé sur trois jours, rythmés par pas moins d'une quarantaine de conférences, une quinzaine d'ateliers, des manifestations et des concerts, le tout étant en grande partie géré par des proches du DTP et d'associations y étant liées. Après seulement quelques jours passés au Kurdistan, nous avons déjà la certitude que les problèmes posés par la construction de grands barrages troublent réellement de nombreux Kurdes et mobilisent les efforts de plusieurs associations et de quelques municipalités. Forts des contacts noués à l'occasion de débats sur l'eau et les barrages au Kurdistan, nous partons pour la région de Dersim, où vivent des Kurdes alevis, menacés par un projet d'une vingtaine de barrages. Des barrages pour noyer une culture rebelle
En approchant de Tunceli, la ville principale de la région de Dersim, nous sommes frappés par une terrible vision : un énorme barrage vient d'être construit, l'eau a déjà englouti plusieurs vallées, et tout ce qu'il y avait là de vivant. Il s'agit du barrage d'Uzunchaïr, le premier d'une longue série en prévision. Au-dessus trône un grand drapeau turc dessiné à flanc de montagne avec une inscription victorieuse signée par le commando militaire en place à Dersim. Sur chaque site haut placé, on aperçoit un poste de contrôle. Et des hélicoptères, beaucoup d'hélicoptères militaires. Les habitants les connaissent bien et sont capables de déterminer au bruit qu'ils font s'il s'agit d'engins de combat ou de ravitaillement, information importante lorsqu'on a des proches dans le maquis. Plus on approche de la ville, plus
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la présence militaire est visible : un tank près de chaque viaduc, le canon visant la montagne, prêt à tirer pour dissuader les guérilleros encore nombreux dans cette région 5, de tenter quelque attaque. Finalement, à deux pas de la mairie, une énorme garnison militaire finit de planter le décor. Tunceli est une petite ville de 25 000 habitants aux rues pentues, au bout desquelles on aperçoit toujours au moins une montagne. Elle se trouve entre le Munsur et le Pülümur, deux rivières à l’eau claire et vive, mais qui devraient être bientôt défigurées par dix-huit barrages selon la volonté de l'État. Nous y rejoignons
Mahmut, urbaniste pour la mairie de Tunceli. « Pour l'instant, on ne sait pas encore combien il y aura de barrages exactement, mais on peut penser qu'il y en aura au moins huit dans la vallée du Munsur et au moins neuf ou dix sur le Pülümur et les autres cours d'eau de Dersim. Les sociétés vont produire de l'électricité et le gouvernement leur achètera », explique-t-il, en nous faisant visiter les endroits qui seront submergés, au pied de la ville. Mahmut nous explique que l'objectif premier de ce projet n'a rien à voir avec des intérêts économiques : « Nous ne pensons pas que le gouvernement va gagner de l'argent grâce à
5. Ils seraient environ un millier selon plusieurs personnes rencontrées au cours de notre séjour.
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6. Sukrü Kaya (18821959), homme politique turc, ministre de l'Intérieur de 1927 à 1938.
7. Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), homme politique considéré comme le fondateur de la République turque, proclamée en 1923. En Turquie son image et son souvenir, intouchables, sont vénérés. Des citations lui ayant été attribuées sont souvent inscrites sur les montagnes de la région kurde, notamment « Je suis fier de pouvoir dire que je suis turc ».
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ces barrages, parce que leur construction coûte plus cher que ce qu'on peut en gagner grâce à l'électricité. Ils ne produiront que peu d'énergie, alors que ce sont de très gros barrages. » Pour comprendre quel est le réel intérêt pour le gouvernement de construire ces barrages, nous sommes invités à nous plonger dans l'histoire de Dersim et de ses habitants. « Cette région a toujours été, d'une manière politique, ethnique et religieuse, opposée au gouvernement. Le gouvernement veut construire ces barrages de manière à ce qu'il ne reste plus personne dans la région », résume Willy Eydelvilec, représentant local du DTP. En effet, les habitants de Dersim sont attachés à des particularités culturelles qui ne plaisaient déjà pas beaucoup aux fondateurs de la République turque. Dersim est majoritairement peuplée de Kurdes alevis. Plus qu'une religion, il s'agit pour eux d'une philosophie de vie, inspirée du soufisme. Ils croient dans le Coran, mais ils ne s'imposent pas de restrictions, car ils considèrent que Dieu n'est pas un être supérieur et autoritaire, et qu'il demeure en chaque être humain. Par conséquent, ils ne font pas de différence entre hommes et femmes, qui vivent, travaillent et prient ensemble. D'ailleurs, nous avons été réellement marqués par l'important nombre de femmes chargées de postes à grande responsabilité. Le maire, par exemple, est une femme et « lorsqu'on se représente la personne qui pourrait lui succéder, on ne peut pas s'empêcher de penser à une femme ! », s'amuse Mahmut. Mais la base de la croyance des alevis est leur rapport à la nature. Chez eux, pas de mosquée, d'église ni de synagogue. Leurs lieux de culte sont appelés « cemevi ». Ils sont ouverts à tous et sont installés près de sites naturels remarquables. On y prie, en chantant et en dansant, mais on y discute aussi des problèmes de la communauté. « Autrefois, c'était là que la justice locale était rendue par les plus sages du village », nous explique Meran, une jeune institutrice. Mais il n'est pas nécessaire d'aller à la cemevi pour se recueillir, car pour les alevis, la nature regorge d'entités sacrées. Il peut s'agir d'un animal sauvage qu'on ne chasse pas, d'un arbre aux branches duquel on accroche des rubans pour faire des vœux, d'un rocher sur lequel on brûle des bougies, ou encore d'un cours d'eau auquel on vient faire des offrandes... Et parmi tout cela, la rivière du Munsur tient une place centrale. « Je me souviens que l'eau était très claire quand j'étais enfant. Le Munsur était comme du lait, nous nous endormions en écoutant sa voix. Ils veulent y construire huit barrages. C'est du vol.
Ils n'ont pas le droit de voler notre histoire. Nous ne les laisserons pas faire », témoigne une habitante d'une cinquantaine d'années. En effet, lorsque la construction de tous les barrages prévus aura abouti, l’environnement que les alevis chérissent ne sera plus. Les routes seront coupées et les villages submergés. « Ils veulent faire de Tunceli une région désertée, il ne restera plus que des îles ! », s'exclame un vieux joueur de backgammon. Mais pourquoi tant d'efforts et tant d'argent pour vider une région rurale et montagneuse de ses habitants si peu nombreux ? En réalité, la défiance de l'État turc à l'égard de ces Kurdes alevis a une longue histoire. Après avoir été persécutés par les sunnites, les alevis réfugiés dans les montagnes de Dersim ont vécu en autarcie jusqu'à ce que l'armée turque vienne y mettre son grain de sel. Considérés comme de sauvages séparatistes, incapables de trouver leur place dans la construction nationaliste turque, l'armée les massacra en 1938. « Ce qui s'est passé en 1938 a été une conséquence de l'idéologie nationaliste. La République turque devait instaurer la laïcité, mais au lieu de ça, elle n'instaura que le nationalisme. L'un des représentants du gouvernement, un dénommé Sukrü Kaya 6, a dit : “Nous ne voulons qu'une langue et qu'une race en Turquie.” C'est après cette déclaration que tout est arrivé. 40 à 50 000 personnes ont été tuées et 15 000 ont dû s'exiler. On n'a jamais parlé de ce qui s'était passé, personne n'a jamais donné d'explications ou d'informations. Personne n'a jamais été jugé », explique Huseïyn Aygün, avocat et auteur d'ouvrages sur l'histoire méconnue de Dersim. à l'époque, Atatürk 7 lui-même, le père de la République, appelait Dersim « la tumeur de la Turquie ». Forte de sa victoire, l'armée s'installa à Dersim, et s'y trouve encore aujourd'hui. En effet, la République continue ses efforts afin d'affirmer son contrôle sur ce peuple rebelle. « Le gouvernement envoie des professeurs, des fonctionnaires qui ne sont pas de la région, sunnites pour la plupart. Ce serait dangereux pour le gouvernement de laisser des professeurs locaux enseigner, ils pourraient transmettre les modes de vie et la philosophie alevis, explique Mahmut. Les policiers aussi sont nommés de façon particulière. Ici, nous avons des fonctionnaires de police “à l'ancienne”. La plupart ont déjà sur leurs CV plusieurs cas de torture. Ils sont ensuite mutés ici. C'est un message clair adressé aux habitants. » Car, même si la région a perdu une grande part de sa population, certains parvinrent a survivre et continuèrent à résister. Fehrat Tunc, un artiste célèbre, passionné par le fol-
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klore de sa région d'origine, se rappelle que « dans les années 1980, il y a eu beaucoup de pression sur les gens de Dersim. L'État a pratiqué une forte politique d'assimilation culturelle et voulait pousser les gens à devenir sunnites. Il y a eu beaucoup de personnes jetées en prison et torturées à cause de leurs idées. Beaucoup ont dû émigrer vers l'ouest et devenir réfugiés politiques. Mais ici, à Dersim, les gens résistent. Il y a une longue histoire de résistance ». Une longue histoire qui est loin d'être terminée. Encore aujourd'hui, les habitants de Dersim luttent sur différents aspects de la politique d'assimilation que l'État turc leur impose. « La langue maternelle des gens ici est le zazaki, elle n'est pas reconnue par le gouvernement. Les enfants ont grandi avec l'obligation de parler la langue turque, ce qui les a tous traumatisés. Nous avons voulu organiser des cours de zazaki. Mais dès que nous avons commencé, la police est venue demander qui étaient le professeur et les étudiants. Le préfet ne veut pas de ces cours et ne les laissera jamais avoir lieu », raconte la présidente d'Anafatma, une association agissant en faveur de l'autonomie des femmes. Si les objets de lutte des habitants de Dersim sont nombreux, les barrages sont perçus comme la plus terrible des menaces : aujourd'hui, l'État turc détruit le peuple et la mémoire alevis par l'eau, parce qu'il n'a pas réussi à le faire par les armes. « Nous avons vu comment le gouvernement a géré les déplacements de population pour la construction du premier barrage. Il a juste donné de l'argent pour les terres et les maisons perdues, sans autre explication et sans autre projet. Il a dit : “Je donne l'argent et vous bougez”, explique Ercan Topac, journaliste local. Il n'y a aucun accompagnement après le déplacement. Nous avons comptabilisé que quatre-vingt-quatre villages allaient être affectés par les barrages dans la vallée du Munsur. Mais nous n'avons pas de chiffre exact quant au nombre de personnes qui vont être touchées : tout le monde sera affecté à Tunceli car il n'y aura plus de terres, plus d'endroit pour vivre. Lorsque les villageois devront quitter leurs terres, ils n'auront peut-être pas envie de s'installer à Tunceli, qui est une petite ville où il n'y a pas de travail, pas d'argent. Les gens iront dans d'autres villes, plus loin, où ils se retrouveront tout de même au chômage car ils ne connaissent que l'agriculture. Ça signifie donc qu'ils veulent petit à petit vider Dersim de ses habitants. » La majorité des habitants se sent concernée par la menace que les barrages fait peser sur leur culture, leurs croyances et leurs modes
de vie. Le 10 octobre 2009, une grande manifestation est organisée. 20 000 personnes sont au rendez-vous, marchant sous un soleil de plomb. Hommes, femmes, enfants et vieillards, tous se retrouvent pour exprimer leur détermination. « Le Munsur est notre futur, notre histoire. C'est tout ce que nous avons. Nous refusons ces barrages, nous ne voulons pas de déplacement forcé des gens. à chaque fois, ils veulent nous faire partir. Chaque gouvernement dit une chose différente. Ils veulent nous transformer, ainsi que le Munsur. Nous refuserons cette assimilation. C'est eux qui devront s'adapter ! », lance une manifestante.
« Ces arbres sont mes amis, je vis avec eux depuis cinquante ans. » à Dersim, nous avons pu comprendre comment des constructions apparemment inoffensives telles des barrages peuvent être utilisées par le pouvoir central pour mettre à genoux une population récalcitrante. Pour les habitants, ces projets sont une agression directe envers leur monde symbolique et leurs conditions de vie matérielles. « Un jour, j'ai rencontré une vieille femme, se rappelle Ercan. Elle pleurait parce que des arbres étaient coupés. Elle disait : “Ces arbres sont mes amis, je vis avec eux depuis cinquante ans.” Les gens ne comprennent pas pourquoi ces barrages sont construits. Ils demandent : “Pourquoi ?”, et personne ne répond à leur question. » Mais la résistance fait partie de l’histoire des habitants de Dersim, qu'ils cultivent avec soin. « La guérilla ne les laissera pas construire ces barrages. Elle n'a pas pu empêcher le premier, car il était dans la vallée, facile à surveiller. Mais qu'ils viennent dans la montagne, ils seront bien reçus », assure fièrement un vieil homme. Gageons qu'à Dersim, ils sauront défendre leurs montagnes. Nous leur souhaitons très sincèrement, en quittant la ville, après avoir promis de revenir. Nous n'avons pas été contrôlés à l'aller et, à part une visite de la police à l'hôtel où nous logions, nous n'avons pas eu affaire aux matons de Dersim. Mais en quittant la région, nous franchissons trois checkpoints. Des gendarmes, postés près de petites baraques et de sacs de sables entassés, arrêtent notre bus
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et prennent les papiers d'identité de tous les passagers, habitués mais visiblement agacés. Après une dizaine de minutes que les militaires passent à rentrer les noms dans une base de données informatique, ils reviennent et nous font descendre. Des étrangers ici, ça intrigue. Suivent les questions et les formulaires à remplir : « Que faites-vous ici ? » Du tourisme, bien sûr. Nous savons que nous ne sommes pas très crédibles. La région de Dersim n'est d'ailleurs indiquée dans aucun guide touristique. « La Turquie se préoccupe de votre sécurité », nous affirme, souriant, le jeune gendarme qui nous raccompagne au bus. Nous voilà rassurés...
« Ça va être un gros barrage qui va détruire environ deux cents villages. » Des barrages pour remplacer les incendies 8. Son nom a été changé à sa demande.
9. Depuis cette interview, nous avons appris son arrestation, suite à l'interdiction du DTP (voir note 3).
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à une centaine de kilomètres à l'est de Diyarbakir, nous arrivons dans une ville dont le nom pourrait prêter à rire si la situation n'y était pas aussi dramatique. Batman est une ville pétrolière sans âme de 300 000 habitants, dominant une région qui sera submergée par les eaux du Tigre si le barrage d'Ilisu est construit. « Ça va être un gros barrage qui va détruire environ 200 villages. Le réservoir du barrage recouvrira 350 km2 de terre, ce qui est énorme. Ce sera le second plus gros en Turquie, après le barrage Atatürk sur l'Euphrate », explique Isabelle 8, membre kurdo-allemande du collectif Initiative to keep Hasankeyf alive. Le collectif a été fondé il y a quatre ans et travaille avec la mairie de Batman contre la construction du barrage qui doit être réalisée au niveau du village d'Ilisu. L'antique cité troglodyte d'Hasankeyf, trésor esthétique et historique qui serait lui aussi submergé, a été choisie comme symbole de cette lutte. Le barrage d'Ilisu est un vieux projet qui a vu le jour en 1954 mais qui ne s'est pas encore concrétisé. En 1998, un consortium de sept sociétés étrangères et turques a été formé pour financer sa construction. Mais, très rapidement, une forte campagne contre le barrage a démarré en Europe et en Turquie. à force de pressions, les sociétés européennes se sont retirées du projet en 2002. La Turquie n'avait
pas dit son dernier mot et parvint à convaincre d'autres sociétés européennes de s'engager. En 2005, la construction du barrage a été annoncée publiquement. Toujours grâce à une forte mobilisation, les pays européens ont dû demander à la Turquie d'apporter certaines garanties quant au respect des droits de l'homme, de l'environnement et du patrimoine ; ce que la Turquie n'a pas pu faire. Les nouveaux financeurs se sont donc retirés, et le projet s'est retrouvé de nouveau stoppé en juillet 2009. Mais la Turquie a promis qu'elle n'abandonnerait pas son grand projet. Courant décembre 2009, Ipek Tasli, porte-parole du collectif Initiative to keep Hasankeyf alive, nous a fait savoir qu'une société chinoise s'intéressait de près au barrage, bien que rien ne soit encore officialisé. De toute façon, « la Turquie construira ce barrage toute seule s'il le faut », estime Ipek avec énervement. D'ailleurs, il se pourrait que le gouvernement ait déjà des idées en tête : « Des crédits étrangers devaient être investis dans ce projet, mais d'après ce que nous savons, ces financements ne pourront pas être obtenus. Le reste du financement serait tiré de la caisse d'assurance chômage. Je ne pense pas que ce fonds sera utilisé au profit des gens », nous avait appris Idris Ekmen, hydrologue, lors du forum social. Sur place, nous constatons que la lutte contre ce barrage mobilise beaucoup d'énergie. « Les élus locaux, les ONG et les associations se sont rassemblés pour se battre contre ces idées folles, car le barrage d'Ilisu va être un désastre pour la région. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire, regarder notre histoire submergée par l'eau et les gens vivre dans de mauvaises conditions. Alors nous avons commencé à nous battre », explique Ipek. En effet, si le barrage est construit, les conséquences sociales et environnementales seront très importantes et risquent de bouleverser l'équilibre déjà fragile de cette région qui a été durement atteinte par le conflit turco-kurde. « Le réservoir du barrage va submerger beaucoup de villages. Les gens vont alors se diriger vers le centre-ville le plus proche, à Batman. Cette ville a déjà connu deux chocs démographiques dans son histoire. Le premier lorsque les raffineries se sont installées et le second dans les années 1990, lorsque l'État a brûlé beaucoup de villages. Le troisième sera à cause du barrage, ce qui va empirer les problèmes sociaux que nous avons déjà ici », s'inquiète le maire de Batman, Necet Atola 9. Si le barrage va compliquer la tâche de la municipalité qui tente de donner une cohérence à cette ville champignon, il va également modi-
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fier irrémédiablement le tissu social et culturel de la vallée du Tigre. Tous les villageois, encore nombreux à vivre d'une agriculture vivrière locale, verront leurs modes de vie bouleversés. Ceux dont les terres seront submergées devront s'exiler en ville, et les autres devront faire face à un nouveau type d'agriculture. « Maintenant, ils veulent faire de la monoculture, installer des système d'irrigation ; ils veulent utiliser des machines, des pesticides... Mais la plupart des gens ici sont de petits fermiers. Même ceux dont les terres ne seront pas submergées ne pourront pas participer à cette compétition », analyse Isabelle. Bien sûr, le gouvernement ne définit pas l'avenir de la vallée de la même façon. Le barrage est présenté comme la source d'une vague de développement pour la région, grâce à la production d'énergie et la mise en place d'un vaste système d'irrigation, pour une agriculture soutenue qui permettrait de réaliser des exportations. Depuis des années, des représentants font le tour des villages afin d'inciter les habitants à céder leurs terres sans faire de difficulté, en échange de quoi un avenir confortable leur est promis. « L'État va dans les villages et dit : “Nous allons vous donner des maisons,
du travail et de l'argent pour vos propriétés.” Nous prévenons les villageois : “OK, même si vous en tirez de l'argent, vos familles sont nombreuses. Au village, vous produisez tout vousmêmes, vous n'avez pas besoin de dépenser beaucoup. Mais quand vous quitterez le village et que vous arriverez dans la vie urbaine, vous devrez tout acheter. Vous devrez acheter le pain, les fruits, les légumes, et même l'eau. Vous avez beaucoup d'enfants, et vous serez au chômage car l'État ne vous donnera pas de travail. Il vous donnera de l'argent et vous mettra dehors. Vous serez obligés de dépenser cet argent en peu de temps. Et puis vous n'aurez plus rien. Vous n'aurez plus de maison, vos enfants ne pourront plus aller à l'école, vous ne pourrez même plus vous nourrir vous-mêmes puisque vous n'aurez plus rien à manger. La situation sera comme ça, donc vous ne devriez pas les croire.” », raconte Ipek en nous expliquant quels types d'actions son collectif mène pour lutter contre le barrage. D'ailleurs, pour illustrer ses propos, elle nous emmène à la rencontre de villageois, relogés après la construction d'un autre barrage, plus petit, construit en 2002. Après avoir roulé environ dix kilomètres dans la steppe à
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la sortie de Batman, Ipek nous indique au loin une petite dizaine d'immeubles de quatre à cinq étages, au sommet d'une colline, perdus en plein désert. Lorsque nous arrivons, une femme est en train de faire cuire du pain dans un four en terre, quelques poules picorant près d'elle. Nous comprenons que ces gens étaient des paysans et qu'ils vivent désormais dans un endroit qui n'est ni urbain ni agricole. La terre est sèche et nue, rien ne semble pouvoir y pousser et elle n'est d'ailleurs pas cultivée – aussi loin que nous pouvons voir. Les quelques immeubles sont délabrés, la route est visiblement récente et personne n'y passe – à part les habitants, car leur « quartier » est un cul-de-sac. Plusieurs d’entre eux viennent à notre rencontre, étonnés de recevoir de la visite ici. Rapidement, ils ont envie de parler, de raconter leur histoire. « Au début, lorsque l'État nous a dit que nous devions partir, il nous
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a promis de l'argent pour les maisons, et des emplois. Depuis notre arrivée ici, nous sommes perdus, livrés à nous-mêmes. Ici, il n'y a rien. Nous n'avons toujours pas de centre médical, pas de transports. Les gens sont au chômage, nous n'avons rien à faire. Moi-même, j'ai six enfants et je suis au chômage. Je dois donc partir à l'ouest de la Turquie, comme à Ankara ou à Istanbul, et quand je pars là-bas, je ne peux pas rentrer pendant cinq ou six mois parfois. Comme vous pouvez le voir, ici, c'est un désert. Il n'y pas d'aménagements, pas d'activités, pas de services, rien... Nous étions bien, là où nous vivions avant. Nous avions un jardin, des terres, des animaux, une maison et de bonnes relations avec nos voisins. Maintenant, ils ont submergé tous nos jardins, toutes nos terres avec de l'eau. Ici, nous ne pouvons pas nourrir de bêtes. Nous avons perdu nos relations avec nos amis. Bien sûr, nous aimerions retrouver notre ancienne
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vie. Ce n'est pas possible de vivre ici, mais nous ne pouvons vivre nulle part ailleurs non plus », nous livre un résident d'une quarantaine d'années, la gorge serrée. Tant bien que mal, les habitants s'entraident, en mettant en place leur propre système de transport par exemple. Mais la vie reste rude. L'eau et l'électricité sont parfois coupées pendant plusieurs semaines ; cruelle ironie pour des gens qui ont vu leur vie bouleversée par la construction d'un barrage ! Ipek nous explique que lorsque l'État reloge des villageois, il leur attribue des appartements standardisés, conçus pour des familles urbaines comptant peu de membres. « Ils se retrouvent à plus de dix personnes dans un logement pour quatre », soupire-t-elle en nous montrant l'état pitoyable des immeubles. « Vous avez vu ce qu'on fait des villageois dans cette région. On les met au milieu du désert, et puis on les oublie. » Le barrage d'Ilisu bouleversera la vie des personnes déplacées. Peut-être certaines parviendront à tirer leur épingle du jeu, mais finalement, elles perdront toutes le rapport traditionnel qu'elles avaient avec leurs terres. Beaucoup de villageois en sont déjà conscients. « Je suis opposée au barrage car je veux garder ma propre terre, ma propre eau, affirme une vieille femme. Nous avons un très beau village, nous pouvons tout produire nous-mêmes. Nous ne voulons donc pas quitter notre terre et partir dans les grandes villes. Ce serait difficile pour nous d'y vivre. » En réalité, leurs terres, et celles en aval, seront de toute façon transformées, car l'eau n'aura plus la même qualité. « Normalement, l'eau du Tigre coule librement. Avec le barrage, l'eau sera bloquée dans un réservoir, explique Isabelle, spécialisée dans les questions environnementales. Elle sera aussi utilisée pour l'irrigation. Elle passera par les champs où l’on fera de la monoculture, avec beaucoup de pesticides. Les eaux usées des villes vont aussi s'y déverser. En plus, l'eau stagnante s'évapore, mais pas le sel. Au final, il y aura beaucoup trop de minéraux. Des algues vont se développer. L'eau sera vidée de son oxygène et tout l'équilibre naturel du fleuve sera bouleversé. De plus, l'absence d'oxygène dans l'eau génère un processus chimique qui produit des métaux lourds, du poison. Finalement, on ne pourra plus utiliser cette eau trop salée et empoisonnée. » Construire un énorme lac artificiel peut aussi avoir des résultats inattendus : « Ce barrage va modifier le climat. Pour l'instant, la région est sèche, mais elle deviendra humide. De nouveaux insectes vont arriver et les maladies tropicales qui vont avec. La malaria et le
typhus vont réapparaître. Ils avaient disparu de Turquie au xixe siècle mais sont revenus récemment, et 90% des cas ont été décelés dans la région des grands barrages sur l'Euphrate. Beaucoup de gens sont morts. Ce sera pareil ici, si le barrage est construit », s'inquiète Ercan Ayboga, hydrologue. Par ailleurs, le barrage n'affectera pas seulement les habitants voisins, mais aura des effets sur tout l'écosystème du fleuve, dont vivent de nombreuses personnes en aval. « L'agriculture, les gens, les animaux sont ajustés au rythme du fleuve. Quand on fait un barrage, on brise ce rythme. Les sédiments, transportés par les crues, fertilisent les terres. Mais il n'y en aura plus, ils resteront bloqués dans le barrage. D'ailleurs, au bout de cinquante ans, le
« Je suis opposée au barrage car je veux garder ma propre terre, ma propre eau. Nous ne voulons pas quitter notre terre et partir dans les grandes villes. » barrage ne pourra plus servir car il sera rempli de sédiments. Sans sédiments, le lit du fleuve va aussi devenir plus profond, le niveau de l'eau va baisser, et l'eau va couler plus vite. Sur les côtes où l'eau se jette dans la mer, des terres seront emportées », déplore Isabelle. Ce grand projet, dont les effets destructeurs et la non rentabilité ont été prouvés, mobilise pourtant les efforts des gouvernements qui se sont succédé. Nos interlocuteurs se l'expliquent ainsi : moins pour ses avantages économiques, le barrage serait plutôt construit pour son intérêt géopolitique. « Grâce à ces barrages, je crois que la Turquie contrôle l'Euphrate à 90% maintenant. Pour le Tigre, c'est 50%, mais ce sera davantage lorsque le barrage d'Ilisu sera construit. Les barrages peuvent être utilisés comme moyen de pression contre les pays frontaliers, de plusieurs façons. On peut bloquer l'eau, comme la Turquie l'a fait contre la Syrie en 1993. On peut aussi les ouvrir d'un coup et provoquer une inondation en aval, le niveau monte alors de sept mètres en quelques heures », explique Isabelle. Mais, selon Ipek, dont l'avis est partagé par beaucoup de personnes que
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nous avons rencontrées, une autre explication fondamentale réside dans le rapport que le pouvoir central entretient depuis des décennies avec cette région, foyer de la révolte kurde. « Dans les années 1990, l'État venait dans les villages et disait : “Je vous donne 24 heures pour partir, sinon nous brûlerons vos maisons.” Et beaucoup de villages ont été incendiés car, en 24 heures, comment les gens peuvent-ils partir ? Avec tous leurs enfants, toutes leurs affaires, tous leurs animaux... Ce n'était pas possible.
Sur la route, en plus des nombreux checkpoints, nous croisons des convois de panzers, de tanks et d'hommes cagoulés, lourdement armés. Donc l'État mettait tous les animaux, toutes les affaires dans la maison, parfois même les gens, et il brûlait la maison. Dans les années 1990, c'était horrible. Aujourd'hui, l'atmosphère est plus calme. Mais maintenant, ils construisent des barrages, et les gens doivent aussi partir. » Ainsi, aucun problème moral ne s'interpose entre le bien-être des habitants et la mise en œuvre de ce projet ; il y a peu, on se permettait encore de chasser les gens par le feu. Le faire par l'eau, tout en promettant un développement industriel, n'aurait finalement rien de choquant pour le pouvoir central. Des barrages pour construire un mur
Nous partons pour notre dernière étape, à l'extrême est de la Turquie, dans la région frontalière avec l'Iran et l'Irak. Dans cette zone, entre les villes d'Hakkari et de Sirnak, la construction d'une dizaine de barrages a été entamée. Nous nous rendons sur place afin de comprendre le but d'un tel projet. à près de 2000 mètres d'altitude, la route est sinueuse, entre les monts et les plaines du début de la chaîne himalayenne. La présence militaire est encore plus impressionnante que dans le reste du Kurdistan. Au croisement avec la route partant vers l'Iran, nous nous faisons contrôler par des militaires peu accueillants, et même plutôt inquiétants. Nous nous félicitons
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de ne pas être venus dix ans auparavant, car, même si la tension est toujours palpable, les militaires ne se permettent plus autant d'exactions envers les civils en ce moment. Les Kurdes restent toutefois prudents ; à notre arrivée dans la région, nous apprenons qu'un vieux militant du DTP a été frappé à mort dans un commissariat de Sirnak. On ne peut pas vraiment dire qu'Hakkari soit une ville. Il s'agit plutôt d'un conglomérat d'habitations de fortune dont l'état de délabrement et la disposition hasardeuse laissent entrevoir des années d'immigration insensée. Au centre, une seule rue reste dans un état correct, où l'on trouve la mairie, des immeubles modernes et quelques magasins. « Avant 1990, il y avait 25 000 habitants à Hakkari. Maintenant, la population est supérieure à 60 000 personnes. Plus de 100 villages ont été détruits et les habitants sont venus se réfugier ici. On a beaucoup de problèmes pour assurer les services sociaux minimaux comme l'éducation, les routes ou l'eau potable. La vie est très difficile ici », raconte le maire de la ville. Cette région montagneuse, uniquement habitée par des Kurdes, a longtemps été une base arrière et un refuge pour la guérilla. Même si le conflit s'est apaisé ces dernières années, la présence militaire n'a pas faibli. Sur la route, en plus des nombreux checkpoints, nous croisons des convois de panzers, de tanks et d'hommes cagoulés, lourdement armés. Sur chaque sommet de colline, sur chaque point de passage, un poste de contrôle veille. « Ici, les relations entre le gouvernement et la population sont pires que celles entre un patron et ses employés. Hakkari est une prison à ciel ouvert. Il n'y a qu'une seule voie d'entrée dans la ville, et le tout est surveillé depuis les hauteurs par des militaires », déplore le maire. Pour asseoir au mieux son contrôle sur la région et éviter que les habitants n'apportent leur soutien à la guérilla, la plupart des villages ont été vidés de force. « Ils ont regroupé presque tous les villageois en centre-ville qui désormais ne peuvent plus pratiquer l'élevage ou l'apiculture. Ils ne peuvent plus rien produire. Ils ne peuvent qu'attendre que le gouvernement leur dise quoi faire », continue le maire. De toute façon, les villageois auraient peiné à continuer leurs activités agricoles. Les montagnes sont tellement militarisées qu'il est difficile d'y mener une quelconque activité. « à Hakkari, il y a beaucoup de montagnes. C'est pourquoi on a toujours fait de l'élevage. Mais à cause des mesures sécuritaires, c'est terminé maintenant, explique le maire. Avant, on exportait des animaux vers d'autres villes ou d'autres pays. Mais maintenant, il n'y a plus du tout d'exportation.
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Les plateaux pour le pâturage sont interdits d'accès. Il n'est plus possible de nourrir ses bêtes et donc plus possible de faire de l'élevage. » Du côté de Sirnak, toujours près de la frontière irakienne, à une centaine de kilomètres environ à l'ouest d'Hakkari, la situation est similaire. Là-bas, c'est notamment à cause des mines antipersonnelles qu'on ne peut pas exploiter les terres. « La région de Sirnak est la zone où la guérilla du PKK a démarré. C'est pour cette raison que la région attire l'attention de l'armée. La plupart des terres agricoles sont inutilisables à cause des mines. Il y a eu des tentatives de nettoyage des terrains. Mais le gouvernement a juste signé des contrats de déminage avec des compagnies privées. Elles deviennent ensuite propriétaires des terrains ; les gens ne peuvent toujours pas utiliser les terres », raconte Gunes, journaliste pour l'agence de presse DIHA. Selon le maire, la situation géographique d'Hakkari, proche de deux frontières, est sa
malédiction. Comme Sirnak, elle est une base arrière importante des guérilleros kurdes, qui se battent aujourd'hui contre l'armée turque dans les montagnes du coté irakien. Récemment 10, la Turquie a bombardé à plusieurs reprises des campements du PKK sur le territoire de la région autonome du Kurdistan irakien, localisés grâce à des informations, de l'armée américaine notamment. Des habitants d'Hakkari nous expliquent que beaucoup de guérilleros reviennent passer l'hiver en ville, côté turc. La région frontalière représente donc une zone stratégique pour les déplacements de la guérilla, ce qui n'a évidemment pas échappé à l'armée qui souhaite de toute évidence y intensifier sa présence. « Normalement, déplacer l'armée vers cette région était très lourd pour la Turquie ; il fallait que l'État ait des raisons d'attaquer les gens. S'il montre qu'il construit quelque chose là-bas, des troupes peuvent se déplacer plus facilement, sans justifi-
10. Le 28 novembre 2007, le Parlement turc autorise l'armée à intervenir en Irak.
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cation. La construction de ces barrages permet de bouger des troupes et du matériel. Pour le gouvernement, c'est très important de maintenir les gens sous pression, de les empêcher de lutter pour leurs droits en tant que Kurdes », analyse Gunes.
L'État essaie de créer une zone tampon afin de faciliter sa lutte contre la guérilla kurde. Ils sont en train de construire un mur d'eau à la frontière. 11. La DSI est une institution gouvernementale qui planifie et gère notamment la construction des barrages. Elle s'occupe des ressources en eau au niveau national. Elle dépend du ministère de l'Environnement.
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Selon les informations de la DSI 11 , la construction de onze barrages est prévue le long des frontières irakiennes et syriennes, quatre à Hakkari et sept à Sirnak. Pour l'instant, le budget du projet s'élève à 500 millions de dollars. Depuis que les travaux ont commencé, en 2007, « des troupes supplémentaires se sont positionnées dans cette région pour accroître les contrôles sur la population. Des routes sont construites pour faciliter le transport des troupes et des matériaux », a constaté la branche armée du PKK. Selon Murat Hocaoglu, l'hydrologue qui a publié l'unique document indépendant sur ce projet, « ce sont des barrages politiques. Leur seul objectif est de sécuriser la frontière ». Très étrangement, ce projet de barrage n'inclut aucun objectif en termes d'irrigation ou de production d'hydroélectricité, sans quoi on ne peut normalement pas justifier de l'utilité d'un barrage. « Ces barrages ne vont pas aider les gens à irriguer leurs terres ni à produire de l'électricité. Il n'y a aucune infrastructure prévue pour, raconte Gunes. Il n'y a aucun contrat officiel prévu pour produire de l'électricité, car rien n'a été fait avec une quelconque entreprise pour exploiter ces barrages. Il y a juste des contrats passés avec des entreprises pour la construction, c'est tout. » Ce qui pourrait alors expliquer la rapidité avec laquelle le projet a pu voir le jour. « Normalement, en Turquie, il faut vingt-cinq ans de préparation pour valider un projet de barrage : il faut des analyses techniques, collecter les fonds nécessaires, connaître les impacts sur les populations concernées... souligne Gunes. Mais dans ce cas, il n'a fallu que trois
ans pour penser le projet et décider d'entamer la phase de construction. Les onze barrages sont déjà presque finis. Ils sont prévus pour 2010. » Malgré l'imminence de la mise en fonction de ces constructions, personne ne semble vraiment au courant. Le maire d'Hakkari lui-même nous avoue ne disposer d'aucune véritable information. « Aucune information n'a été donnée au public sur le projet et ses conséquences. En fait, ils se sont lancés dans la construction sans analyses techniques sérieuses. D'ailleurs, je sais que plusieurs ouvriers sont déjà morts sur le chantier suite à des accidents, car le terrain a été mal préparé. La DSI est à la tête du projet, mais je pense que l'armée en est le réel pilier », confie Murat. En effet, les enjeux militaires de ces barrages apparaissent de façon bien plus évidente que leurs intérêts sociaux ou économiques. Murat explique que « ce projet s'inscrit dans le contexte de guerre qui dure depuis longtemps, il est la continuité de ce processus. Il va permettre de créer de nouvelles zones interdites, de bloquer la circulation des gens entre un côté et l'autre de la frontière ». Une nouvelle épreuve attend les quelques personnes qui sont restées vivre dans les villages ayant échappé aux destructions des années 1990. Une épreuve par l'eau qui risque de s'avérer insurmontable. « Cela fait longtemps qu'il y a des problèmes de migrations forcées dans cette région, souligne Murat. Seuls trois à cinq villages sont toujours habités, et ces quelques villages, qui ont toujours résisté, vont se retrouver submergés. Avec ces barrages, encore 200 à 300 personnes devraient être déplacées. » Cela fait déjà plus d'une dizaine d'années que la zone a été vidée de la majorité de ses habitants, regroupés en ville pour un meilleur contrôle, et que les frontières sont sous surveillance, même si quelques contrebandiers tentent toujours l'aventure au péril de leur vie. Le véritable avantage sécuritaire qu'apportent ces barrages serait donc dirigé contre les guérilleros qui, eux, continuent de passer. Il s'agit en tout cas de l'avis de la branche armée du PKK, qui estime que « l'État essaie de créer une zone tampon afin de faciliter sa lutte contre la guérilla kurde. Ils sont en train de construire un mur d'eau à la frontière. Toutes les relations seront coupées entre les différentes zones kurdes. Ce mur d'eau est semblable au mur entre Israël et la Palestine. Ce projet risque de bouleverser la démocratie au Kurdistan par la force ». Ainsi, en Turquie, il est possible de construire des barrages à des fins uniquement militaires, sans s'en cacher outre mesure. Certes, puisque le projet commence tout de même à faire parler de lui, malgré la grande discrétion
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des autorités, la DSI a récemment lancé de rapides enquêtes pour démontrer que l'exploitation hydroélectrique des barrages a été pensée. Mais cela arrive bien tard, ce qui ne fait qu'ajouter à la suspicion qui pèse sur ce projet, toutefois encore méconnu du public. Notre voyage touche à sa fin mais nous savons que toutes les facettes qu'un barrage peut cacher n'ont pas été révélées. Nous avons cependant vu comment un État peut se servir de ces constructions, présentées comme bénéfiques au développement local, pour tenter d'augmenter son contrôle sur une région qui lui échappe. Les barrages poussent à l'émigration, brisent les solidarités locales, noient des cultures traditionnelles, industrialisent l'activité économique et modifient l'écosystème. Les barrages sont une arme.
faïdos sonore Au-delà de ce reportage, les rédacteurs de cet article et leur association de production radiophonique, Faïdos sonore, ont réalisé une série de quatre documentaires : « Un projet de barrage peut en cacher un autre », en écoute sur le site <faidosonore.net>. Si vous êtes intéressé-e-s par sa diffusion, vous pouvez prendre contact par mail à : faidos.sonore@yahoo.fr
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autres kurdes, entre-temps Photographies
1. Bibliothèque des émeutes, Bulletin n° 3, 1991, <http://teleologie.org/OT/textes/ txteve2_Ic.html>
2. Haut comité aux réfugiés (HCR), « Les guerres et l'action humanitaire en Iraq et dans les Balkans », dans Les réfugiés dans le monde, 2000, <http://www.unhcr. fr/cgi-bin/texis/vtx/ publ?id=41bf044b4>
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Prises en Irak par Bruno Barbey lors de deux reportages réalisés en 1974 et 1991, ces photographies saisissent deux moments de l'histoire des kurdes. Au coeur d'une situation géopolitique instable, les exodes de ce peuple morcelé sont fréquents. La photo de la double-page précédente date de 1974, lors de l' intense deuxième vague insurrectionnelle du mouvement des kurdes d'Irak. Des guérilleros kurdes patrouillent près du lac artificiel As-Sulaymaniyah au nord-est de l'Irak. Ils vont régulièrement tirer quelques coups de mortier sur une garnison protégeant le barrage. Toutes les autres ont été réalisées lors de la fin de la deuxième guerre du Golfe en 1991, dans un camp kurde éphémère situé près d'Isikveren, au bord de la frontière irako-turque. En août 1990, criblé de dettes, l'Irak envahit le Koweit pour s'approprier son pétrole. En janvier-février 1991, l'Otan le chasse et affaiblit le pouvoir de Saddam Hussein, sans chercher à le renverser. Durant un temps, les forces du parti Baas ne contrôlant plus que Bagdad, de nombreuses insurrections éclatent dans le pays, parfois spontanées, parfois menées par des Kurdes organisés – qui cherchent à gagner leur autonomie – ou par des groupes chiites. Les prisons de Bassora sont attaquées et les enfermés libérés. Des militaires irakiens retournent leurs tanks contre des propriétés du parti Baas. La riposte est rapide et massive, les Américains laissent
Hussein bombarder les insurgés. Certains fuient au sud, 1 300 000 Kurdes en Iran, 450 000 autres, sur le chemin de la Turquie, restent bloqués à la frontière 1. La Turquie, en proie à une insurrection kurde en Anatolie du sud-est, refuse de les laisser entrer. Au moment où ont été prises ces photos, ils sont réduits à déposer les armes à la frontière montagneuse (près de Isikveren), établir des camps de fortune, éplucher les arbres de leurs branches, chercher de l'eau aux rivières gelées, recevoir des vivres sous le contrôle violent de l'armée turque. De nombreux médias témoignent de leur situation, dont les photographies reproduites dans ce numéro, incitant cette fois l'Otan et l'Onu à ne pas les abandonner brutalement aux mains du parti Baas. En avril, la Turquie fait accepter à l'Otan la création d'un « sanctuaire » kurde, côté irakien. Les Américains lancent l'opération Provide Comfort, en voulant vite refiler le bébé à l'Onu. Militaires et humanitaires collaborent, apportent des moyens logistiques. Le concept de « zone de sécurité » est créé 2. Deux mois plus tard, après une guerre qui a fait plus de 200 000 morts, alors que le régime irakien est stabilisé, le dernier camp fermera. Les Kurdes ont décidé, sous protection de l'Onu, de regagner et de reconstruire leurs milliers de villages détruits. Une relative autonomie fédérale kurde sera créée au nord de l'Irak, renforcée depuis l'occupation américaine actuelle.
Dépôt d'armes à l'arrivée au camp.
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450 000 kurdes bloqués à la frontière irako-turque.
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Les arbres ĂŠpluchĂŠs pour la construction des tentes...
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...et les feux de fortune.
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Extraction d'eau sur la rivière gelée.
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L'armée turque contrôle la frontière.
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L'exode continue, encadré par l'armée.
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débâcles et poussières
débâcles et
poussières
Nanotechnologies
Contribution au bilan des débats publics sur les nanotechnologies
Avec son cri vigilant de mélancolique sentinelle...
Un organe étatique d'acceptabilité mis en place pour nous faire bouffer les nanos. Une série de réunions de propagande à travers la France. Des mois de contestation où, dans leur ville, les opposants sabotent des débats de plus en plus fliqués. Pour nous, reposer une véritable question : celle du refus de la domination scientifique et gestionnaire de la vie.
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débâcles et poussières
C
et hiver ici désolé, une nouvelle technologie est passée par la case démocratique, suivant la trace d'une vaste campagne de débats publics un peu partout en France. Dix-sept rendezvous participatifs voulus par une Commission nationale du débat public saisie par huit ministres, deux millions d'euros de budget, un site internet follement populaire, une entreprise en stratégie d'opinion appelée en renfort de la colonne d'experts mobilisée. Le grand jeu. Ou plutôt le grand bluff. Car les nanotechnologies ne sont plus un débat depuis longtemps. Pour l'État, les industriels et la recherche française, elles sont une réponse, encore à vendre mais déjà commercialisée, et plus encore la réponse du futur, la prochaine révolution industrielle, une priorité nationale. Les nanosciences sont un vieux rêve, celui de la manipulation de l'infiniment petit, formulé par exemple dès 1959 par le physicien américain Richard Phillips Feynman, connu aussi pour sa participation active au Projet Manhattan (vous savez, la bombe A) : « Il y a plein de place en bas. […] Pourquoi ne pourrions-nous pas écrire l'intégralité de l'Encyclopædia Britannica sur une tête d'épingle ? » L'échelle du nanomètre (millionième de millimètre) ouvre un immense horizon technologique et scientifique. Pour les chercheurs, intervenir directement au niveau de l'atome peut réduire considérablement les consommations d'énergies et de matières, et les coûts de production par la même occasion. Les promesses en deviennent aussi délirantes que terrifiantes. Dès 2002, un rapport américain 1 annonçait comme « cruciale pour l'avenir de l'humanité » la convergence technologique (NBIC), qui peut se résumer ainsi : - Si les sciences cognitives (C) peuvent le penser, les nanotechnologies (N) peuvent le construire, les biotechnologies (B) peuvent
l'implanter et les technologies de l'information (I) peuvent le surveiller et le contrôler. Au menu du « progrès » : des puces électroniques implantables dans le cerveau, des capsules pour soigner des tumeurs, des nanomissiles intelligents, des tissus qui se réparent tout seul et des puces qui nous surveillent partout, ou encore, parmi l'inventaire d'applications plus ou moins fantasmées qui sert surtout à remplir les caisses de la recherche, des algues génétiquement modifiées pour absorber le gaz carbonique.
1. « Nanotechnology, Biotechnology, Information technology and Cognitive science : Converging Technologies for Improving Human Performance », National Science Fondation (NSF), Departement Of Commerce (DOF), juin 2002.
Les nanotechnologies ne sont plus un débat depuis longtemps. Aujourd'hui, le nanomonde n'est plus seulement le projet fou d'une poignée d'amateurs de science-fiction, vingt-ans après la voie tracée par l'ingénieur américain Kim Eric Drexler, auteur de la bible du genre, Engins de créations (1986). Même si les nanoparticules n'intoxiquent pas encore le peu de vie qu'aura tolérée le prochain empire industrialo-scientifique et son flicage permanent, un millier de nanoproduits seraient déjà commercialisés en sourdine (dont une centaine de nanoaliments). En juin, Minatec 2, premier pôle européen de nanotechnologies, fêtera les quatre ans de son inauguration à Grenoble. Selon certaines estimations, le marché mondial sera de 1000 milliards de dollars en 2015 3, avec un usage des nanotechnologies dans près de 40% des aliments industriels 4. En France, le plan Nano-INNOV a déjà débloqué 70 millions d'euros en 2009 afin de
2. Le 2 juin 2006, près d'un millier d'opposants manifestent contre l'inauguration très policière de Minatec.
3. D'après la National Science Foundation (NSF).
4. D'après le groupe de consultants Helmut Kaiser.
Toulouse
De l'ammoniac est déversé dans la salle qui doit être évacuée durant une demi-heure. Pendant le débat, des interventions anti-nanos et des critiques de ces pseudos débats dérangent visiblement la tribune.
27 octobre
Strasbourg
Le débat est perturbé par quelques opposants qui distribuent des tracts, déploient une banderole, et lisent un texte expliquant leur refus des nanotechnologies.
20 octobre
15 octobre
Chronanologie du fiasco des débats publics
Orléans
Le débat a lieu sous haute surveillance policière. Lorsqu'une discussion s'engage sur des questions gênantes, M. Chaussade qui dirige le débat coupe court et passe une vidéo. Vers 21h, la moitié de la salle a quitté les lieux.
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débâcles et poussières 5. « Le silence des nanos » est un titre auquel vous avez échappé. Mais c'est un film, de Julien Colin, téléchargeable gratuitement – le film – sur <www.les-renseignements-genereux.org>.
*Pour une critique digne de ce nom des technologies et de la recherche scientifique, lire l'ouvrage du Groupe Oblomoff : Un futur sans avenir, aux éditions L'échapée.
« Anticiper ce qui peut être toléré » Dans le premier numéro de Z, nous consacrions une longue enquête à l'acceptabilité sociale des nouvelles technologies, une discipline en plein essor, héritée de la com, du marketing et des sciences humaines. « C'est avant tout une logique marchande, pour savoir ce qui est acceptable ou pas, et ce qu'il faut faire pour que le public finisse par accepter une technologie », nous expliquait Magali Bicaïs, une sociologue qui a passé plusieurs années dans un labo de France Télécom. Pour elle, « l'acceptabilité sociale est associée aux nouvelles technologies, car elles transforment nos manières de vivre. On parle d’acceptabilité sociale quand on travaille sur une technologie susceptible d’avoir des conséquences sur l’organisation sociale elle-même. Avec les techniques d’acceptabilité, on a franchi un nouveau pas : il s’agit d’anticiper ce qui peut être toléré. La question n’est plus celle des besoins ni des envies, mais de savoir ce que les consommateurs, ou les citoyens, ne vont pas supporter ». Avec la campagne de débats publics sur les nanotechnologies, on reproduit une technique qui, comme nous le démontrions, a fait ses preuves dans d'autres secteurs : « Grâce à une politique d'information et de sensibilisation assez développée, nous avons pu prévenir les réactions hostiles », assurait en 2006 Josiane Couratier, codirectrice de la Mission interministérielle sur les visas biométriques. Extraits de Z n°1, « L'art de faire avaler la pilule, enquête sur l'acceptabilité sociale des nouvelles technologies », Printemps 2009.
faire pousser deux nouveaux « Minatec », à Toulouse et Saclay (sud de Paris). Le nanomonde est là, moins invisible chaque jour, moins silencieux surtout 5. Octobre 2009. Le citoyen-ignorant-moyen est invité à prendre connaissance d'un futur sans avenir*. Le débat public ne veut pas dire son nom de propagande. Car la CNDP ne propose en aucun cas de remettre en cause le cours de l'évolution technologique, ou de faire un sort à la prétendue neutralité scientifique. Le monde tel qu'il nous est livré à domicile ne souffrira pas la controverse. « Informer la population » et « permettre à la population de s'exprimer », mais ne lui donner à aucun moment le pouvoir de changer quoi que ce soit, telle est la fonction des dix-sept réunions publiques sur les nanotechnologies, réunions compartimentées à chaque fois en un sujet différent afin d'échapper toujours aux questions globales. « Faire participer pour faire accepter », voilà l'essentiel de l'opération d'acceptabilité commandée par l'État. La pilule est grosse. Trop grosse à avaler pour les esprits étroits qui ne saisissent pas « l'opportunité exceptionnelle que les nanotechnologies représentent pour l'industrie française » (Valérie Pécresse, ministre de la Recherche). Et décidément indigeste pour les opposants aux nanotechnologies, de plus en plus nombreux, organisés et inventifs. D'octobre à février, ils ne se sont pas contentés de démasquer le canular institutionnel : ils ont méthodiquement sabordé les réunions d'acceptation citoyenne, profitant de l'occasion pour intensifier l'audience d'une réelle mise en question du nanomonde. La rétrospection de cinq mois de contre-campagne est d'une éloquence irrécusable : débats perturbés et ridiculisés (Strasbourg, Toulouse, Orléans, Clermont-Ferrand, Metz), strictement annulés (Lille, Grenoble), annulés mais simulés sur internet (Caen, Rennes, Lyon, Marseille, Orsay), puis remplacés par des ateliers, des réunions virtuel-
Que vois-tu au loin, frère Bergougnoux ?
10 novembre
3 novembre
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Clermont-Ferrand
Bordeaux
Calme plat. La grande victoire de la CNDP.
Une personne interrompt M. Bergougnoux et fait le discours de bienvenue à sa place, comme si cela faisait partie du protocole. Elle insiste notamment sur le rôle de l'agence de communication embauchée par la CNDP pour organiser les débats : I&E consultants. Elle exhibe aussi la liste des 147 questions auxquelles la CNDP s'est préparée à répondre. Scandale dans la salle. Pendant le reste du débat, des opposants alternent interventions dénonçant l'organisation du débat, et d'autres qui appellent à refuser le nanomonde. Les intervenants officiels sont constamment interrompus, harcelés, contredits... Après 2 h 30 d'un débat qui n'a pas eu lieu, les opposants quittent la salle.
débâcles et poussières 6. « Les chercheurs nous disent souvent : il suffit qu’on parle de “nanotechnologies” dans nos projets pour avoir de l’argent pour mener des recherches », déclare Rose Frayssinet, membre des Amis de la terre, une association écologiste qui a quand même servi de caution à la CNDP pour finalement quitter le cirque après onze débats publics.
les et un débat sur inscription (!) pour les trois derniers (Montpellier, Nantes et Paris). Une déroute rigoureuse pour la CNDP, et ce malgré le flicage croissant de salles déjà colonisées de chercheurs invités à défendre leur biz, comme on bourre une urne 6. Agacé par un tel acharnement anti-démocratique, Jean Bergougnoux, le président de la CNDP, n'a pas raté les nombreuses occasions médiatiques de discréditer le message obscur des méchants opposants « totalitaires » à ses débats pipeau. Inutile pourtant d'avoir fait Polytechnique comme ce technocrate, ancien directeur général pro-nucléaire d'EDF et président d'honneur de la SNCF, pour comprendre la clairvoyance d'un appel au boycott actif d'une telle pantalonnade, et déchiffrer les slogans limpides des insoumis du nanomonde : « Les nanos, ça nous fichier ! », « Le débat on s’en fout, on veut pas de nanos du tout ! », « Débat bidon, démocratie en toc », « Les nanos c'est pas vert, c'est totalitaire ! », etc.
enfin, de dire n'importe quoi, comme aligner trois mensonges dans la même phrase sur son site internet, la CNDP s'y flattant de sa « totale indépendance vis-à-vis du sujet, vis-à-vis des acteurs, vis-à-vis du gouvernement ». C'est le Grenelle de l'Environnement qui a présidé la campagne de communication sur les nanotechnologies. Pour rappel, seules des ONG sélectionnées par le gouvernement purent participer en 2007 à cette mise en page médiatique du « capitalisme vert ». Deux ans plus tard, huit ministres sont à l'origine de l'indépendante Commission particulière du débat public sur les nanos. Et, hasard bureaucratique sans doute, c'est le ministère de l'Écologie qui a financé les deux millions d'euros de son Tour de France des amphis vides, ainsi que les honoraires de sa valetaille privée, l'agence en
7. Rapport d'activité 2008 de la CNDP.
8. Ibid.
Grenoble
Besançon
Les vigiles filtrent et refusent l'entrée à plusieurs personnes. Des tracts sont distribués et plusieurs interventions dénoncent le blocage d'opposants présumés. Cinq personnes quittent la salle en protestation, laissant une salle avec seulement... trente participants.
1er décembre
17 novembre
Lille
Des opposants, en nombre, multiplient coups de sifflets, joyeux brouhaha incessant et slogans scandés : « Le débat, on s'en fout, on veut pas de nanos du tout ! » Le débat ne peut pas démarrer. à 21 heures, la CNDP capitule.
24 novembre
ça ne dit pas son nom La Commission nationale du débat public est, comme la CNIL, une Autorité administrative indépendante (AAI), déjà saisie par exemple pour nous faire déguster le réacteur nucléaire à fusion ITER, les OGM, les EPR, la gestion des déchets nucléaires, des projets sensibles, menacés par une légitime opposition populaire. Satellite de l'État, la CNDP respire, dit-elle, « la transparence et la liberté ». Transparence à la limite de l'évanescence, quand le gouvernement est « totalement responsable du fond » et que « la loi ne confère à la CNDP aucun pouvoir juridique réglementaire ou de sanction » 7. Transparence vitreuse, quand la Commission n'est finalement qu'un écran dans des « secteurs considérés comme essentiels et pour lesquels le gouvernement veut éviter d'intervenir trop directement » 8. Liberté
« Faire participer pour faire accepter », voilà l'essentiel de l'opération d'acceptabilité commandée par l'État.
M. Bergougnoux n'a pas prononcé cinq mots qu'applaudissements et huées fusent de toute la salle et rendent inaudible tout discours. Le débat est annulé au bout de quelques minutes, malgré la présence massive de flics et de vigiles. 200 personnes sur environ 600 (la CNDP avait envoyé des mails aux chercheurs grenoblois pour qu'ils viennent bourrer la salle) transforment le faux débat en joyeuse fête anti-nanos : slogans, chansons, coups de sifflets, de pipeaux, de flûtes... Une banderole « Fermez Minatec ! » est déployée. Les tracts de la CNDP froissés en boule viennent s'ajouter aux ballons de baudruche et aux cotillons.
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débâcles et poussières
9. Dans Relations publiques : l'état de l'art, Jean-Pierre Beaudoin, sur le site internet du syndicat Syntec.
10. Voir plus bas, l'article « Leçon d'acceptabilité décomplexée », p. 36.
stratégie d'opinion I&E Consultants et l'agence de communication par l'événement S'cape. À l'automne 2008, le gouvernement avait déjà chargé le groupe indépendant I&E d'une badine étude d'opinion des enseignants et universitaires de l'Éducation nationale. « Identifier les sources stratégiques », « anticiper et évaluer les risques de contagion et de crise », « repérer les leaders d'opinions et les lanceurs d'alerte, et analyser leur potentiel d'influence et la capacité à se constituer en réseau », voilà quelles étaient à l'époque les missions de cette entreprise spécialisée en étude des systèmes d'opinion (!). Les ordres n'ont pas dû changer depuis. Surtout quand la volonté du patron (l'état) s'inspire directement de son tâcheron, Jean-Pierre Beaudoin, le directeur général d'I&E, qui publie des bouquins aux titres savoureux : L'opinion, c'est combien ? Pour une économie de l'opinion, ou Être à l'écoute du risque d'opinion. « S'il s'agit par exemple de mettre en œuvre une communication qui vise à l'acceptabilité par les publics concernés d'une grande infrastructure, centrale électrique, autoroute ou voie de TGV, par exemple, le coût des relations publiques ne pourra plus être jugé par référence à l'investissement par personne concernée, mais
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Metz
15 décembre
10 décembre
Caen
Le « débat » a lieu par vidéo-conférence et sous haute surveillance policière. Vigiles et RG filtrent les entrées. Des dizaines de personnes sont refoulées. Des gardes mobiles sont déployés à l'intérieur du bâtiment. Les experts sont placés dans une salle séparée du public. Un opposant qui dénonce ce dispositif est éjecté de la salle.
par référence au prix de l'enjeu 9. » Une jolie sortie signée du même Jean-Pierre Beaudoin, également vice-président du Syntec, le syndicat qui représente les entreprises de relations publiques au sein du Médef. Comme un aveu qui termine de confondre la CNDP dans son entreprise d'acceptabilité publique 10. À propos des nanotechnologies, la Commission a constaté officiellement que le public « ignorait tout du sujet ». Mais enrayer l'ignorance populaire n'a jamais été l'intention d'un quelconque pouvoir, fût-il moins expert dans la distraction des masses que nos chers démocrates. En la matière, la CNDP n'a pas manqué d'audace. Non seulement elle et sa clique d'experts ultra-indépendants-transparents-libres ont mis au point à l'avance leur « stratégie d'opinion », mais aussi, tant qu'à faire, le catalogue de réponses et d'explications rassurantes (« pertinentes », disent-ils) qui va avec. Mieux, les fins limiers ont poussé leur entreprise de propagande jusqu'à l'élaboration, dès juillet 2009, d'une liste inverse des 147 questions « envisageables dans le cadre du débat public ». Liste secrète que les opposants ont dénichée et rendue publique sur leur site <www.nanomonde. org>. Y sont, entre autres merveilles, anticipées pour mieux les déjouer des énigmes telles que : « Pourquoi vendre des produits avec des dommages potentiellement si élevés et irréversibles ? » (n° 46), « La notion même d'humanité est-elle en danger avec les recherches sur l'augmentation des performances humaines menées aux USA dans le programme NBIC ? » (n° 117), « La dimension verte des nanotechnologies est-elle un alibi ou une réalité dans les applications déjà sur le marché, dans les applications à venir, dans les efforts de recherche ? » (n° 130), « Si tous les produits se fabriquaient tout seuls par des assembleurs, serait-ce la fin du travail/l'effondrement de l'économie/la fin de nos sociétés ? » (n° 119), et
énième revirement de stratégie pour la CNDP. Publiquement ridiculisée – et même raillée par Le Monde –, après avoir annoncé un débat virtuel entre une salle d'experts et une autre pour le public, elle décide de revenir sur la tribune. Des tracts sont distribués dans la salle.
débâcles et poussières
« Le gouvernement a annoncé un fort soutien au projet nano-INNOV juste avant le débat public et de manière générale, il finance massivement les nanosciences/nanotechnologies. À quoi sert le débat ? » (n° 147). Cependant, absence remarquée dans cette liste de : « Jean Bergougnoux, êtes-vous transhumaniste ? », « Comment expliquez-vous qu'avec une telle équipe de professionnels de la manipulation de l'opinion, votre campagne d'acceptabilité soit un tel échec ? », ou « Attendu que la commission a fait la liste des questions/réponses depuis de longs mois, attendu que la Commission est la seule autorisée à y répondre, les membres de la Commission ont-ils terminé le bilan des débats publics un an ou un mois avant de les entamer ? » Déjà-là, déjà roi Le contrecarrer aura été la seule réponse soutenable à ce faux-débat. Le vrai est quant à lui torché depuis longtemps. Et dans son ombre, reste la divergence fondamentale qui distribue les rêves les plus fous des scientifiques comme étant les pires cauchemars de nombre d'entre nous. D'un côté, les nanotechnologies sont l'exploit terminal d'une humanité enfin aux commandes de ses propres limites. De l'autre, la promesse de mort ou le crépuscule d'une époque fichue d'avance. Nous avons choisi un camp, aux finitudes parfois imprécises. Mais conduire seulement la lutte en négativité de l'utopie d'en face remplira surtout des livres, nos nuits de mauvais sang, et de violence nos âmes romantiques. Un instant, voyons moins loin, moins pire que le transhumanisme, ce fantasme du surhomme hybride qui plane derrière toutes ces nauséabondes idées d'interface vivantinerte. Des chercheurs américains ont mis en
Enrayer l'ignorance populaire n'a jamais été l'intention d'un quelconque pouvoir. évidence le danger latent des nanoparticules, comme celles vendues par une marque qui le vaut bien dans les rayons cosmétiques des supermarchés. Le danger serait comparable à celui de l'amiante. Une étude britannique vient également de signaler un effet indirect des nanoparticules qui endommageraient « à distance » l’ADN 11. Est-il besoin d'attendre dix ans de contre-expertise, un scandale sanitaire et la médiatisation des premières associations de victimes pour cesser immédiatement l'usage d'une technologie qui peut « traverser la barrière de l'épithélium pulmonaire, atteindre la circulation sanguine et les ganglions lymphatiques ; se répartir ensuite dans l'organisme, et franchir la barrière placentaire 12 » ?
12. D'après l'Afsset, l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail.
Lyon
14 janvier
7 janvier
Rennes
Après la présentation du débat par Isabelle Jarry, une personne demande la parole. Elle dénonce la campagne d'acceptabilité de la CNDP. Dès la fin de son discours, une banderole est déployée : « Débats virtuels, nuisances réelles », et pendant près de trois quarts d'heure, quelques dizaines de personnes enchaînent slogans, coups de sifflet et chansons, rendant tout débat impossible. La CNDP se retranche alors dans une petite pièce. Un débat entre experts est retransmis sur internet. On peut désormais poser des questions par téléphone. Le virtuel, c'est plus démocratique.
11. « Nanoparticles can cause DNA damage across a cellular barrier » Gevdeep Bhabra et al., Nature Nanotechnology.
Dès les premiers mots de M. Bergougnoux, cris, slogans, sifflets et boulettes de papier fusent. Les opposants composent les deux tiers de la salle. Trois banderoles sont déployées : « Débat bidon, démocratie en toc », « Les nanos c'est pas vert, c'est totalitaire », et « Nanomonde, maxiservitude ». La CNDP se replie quelques minutes après dans une petite salle pour son débat entre experts, laissant la place libre aux opposants, qui prennent alors la tribune et tentent de lancer une vraie discussion publique sur les nanotechnologies. Jean Pierre Chaussade et Jacques Arnould essaient de revenir à la charge. Ils sont longuement hués avant que les opposants décident de sortir de la pièce.
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débâcles et poussières 13. Pour sa communication, l'Afsset a chargé l'agence... I&E (!).
14. Communiqué de presse de l'Afsset, 10 octobre 2008.
15. Voir à ce sujet, Z n°1, page 142, « Dissolution de la Cnil ».
19 janvier
Marseille
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Jean Pierre Chaussade, vice président de la CNDP accueille les participants à l'extérieur en condamnant par avance toute manifestation. Des opposants reconnus par une physionomiste, ou présumés, sont empêchés de rentrer par des membres de la CNDP. Les opposants sont tout de même une centaine à entrer, soit plus de la moitié de la salle. Ils laissent Chaussade démarrer son discours, mais s'amusent à monopoliser le micro, à perdre du temps, à rire, à interpeller la tribune... Au bout d'une demi-heure, une banderole est déployée (« Décisions déjà prises, démocratie en crise ») et le joyeux bordel commence : slogans, cris, sifflets, boulettes de papier. La CNDP renonce quelques minutes plus tard et se retranche comme à son habitude dans une petite salle à l'écart. Un membre de la CNDP reste là, micro en main, et essaye de fatiguer l'assistance. Les tirs de boulettes de papiers sont particulièrement nourris à son encontre. Une troisième banderole est déployée à la sortie : « Scientiflics, scientifrics ! »
26 janvier
Les nanotechnologies sont un colossal et captieux projet de domination, et ce n'est pas seulement à cause de leur usage sécuritaire, de leur puissance de contrôle, de leur nuisance innée pour les libertés individuelles.
Moins de 5% des milliards investis dans la recherche en nanosciences seraient consacrés à l'étude des risques. De fait, personne ne maîtrise l'étendue des conséquences de ce genre de bricolage à l'échelle atomique. Les institutions reconnaissent elles-mêmes leur inanité. « La nanotoxicologie fournit des résultats encore peu nombreux, disparates et parfois contradictoires. Il n'est pas possible d’exclure à cette date l’existence d’effets néfastes pour l’homme et l’environnement, nous rassure l'Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset) 13. Les données disponibles indiquent que certaines nanoparticules insolubles peuvent franchir les différentes barrières de protection, se distribuer dans le corps et s’accumuler dans plusieurs organes, essentiellement à partir d’une exposition respiratoire ou digestive 14 . » Apparemment, les militaires se tamponnent pas mal de ce genre d'incertitudes. Les nanorobots, nanoarmes et autres nanoespions intelligents sont la nouvelle lubie des armées dominantes, tellement faibles et démunies avant ce nouvel arsenal high-tech. Pour Jean-Pierre Dupuy, un autre polytechnicien qui a beaucoup de livres à vendre, les nanotechnologies sont « un nouvel avatar de la course aux armements » : « Les nanoarmes seront à la bombe atomique ce que celle-ci était à la fronde. » Dupuy appartient au camp de ceux qui s'inquiètent, mais se contenteront d'« encadrer le tsunami » nanotechnologique. Pour beaucoup, les nanos sont l'occasion de faire resurgir le vieil argument de la neutralité scientifique (la recherche est neutre en elle-même, c'est à a la société de faire en sorte que les technologies soient bien utilisées). Comme si nos sociétés allaient réus-
Orsay
La CNDP, invoquant des « risques pour la sécurité du public », renonce, alors que la salle qui devait l’accueillir vient d'être taguée (« Nanos : faux débats, vrais dégâts », « Nanos, ça nous fichier »...) et les serrures bouchées. Le débat virtuel a lieu entre experts directement à l’hôtel où logent les organisateurs. Des opposants tentent de s’y rendre mais sont accueillis par de nombreux vigiles et policiers.
débâcles et poussières
Débat annulé par la CNDP et remplacé par un atelier-débat « éthique et Gouvernance » en direct sur internet.
Paris
Nantes
Débat annulé par la CNDP et remplacé par un atelier-débat « éthique et Gouvernance » en direct sur internet.
16 février
9 février
Montpellier
Ou bien, comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l'horizon, d'où tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de tempête. La grue la plus vieille et qui forme à elle seule l'avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu'elle fait claquer, et n'est pas contente (moi*, non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en ondulations irritées qui présagent l'orage qui s'approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui renferment l'expérience, prudemment, la première (car, c'est elle qui a le privilège de montrer les plumes de sa queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser l'ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique (c'est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième côté que forment dans l'espace ces curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine ; et, manœuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que celles d'un moineau, parce qu'elle n'est pas bête, elle prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.
23 février
Fini de rire Aussi drolatique fût la campagne d'acceptabilité du CNDP, on ne saurait s'attarder encore longtemps sur le fou rire provoqué par cette ponctuelle débâcle publique d'un nanomonde en plein essor, et qui se fout depuis le début de toutes ces gesticulations participatives. Lui qui n'a jamais prévu de suspendre le programme de son triomphe technologique, lui qui se nourrit aussi de nos critiques pour emballer
d'un fard populairement adéquat son projet destructeur. Z, qui a choisi son camp, souhaite poursuivre la dénonciation de ce convoi funèbre, qui devra reculer un jour, non seulement parce qu'il ne sait pas où il va, mais surtout parce que certains ont décidé de ne pas finir avec lui. Et s’il reste à inventer certains moyens de notre sécession, commençons par renvoyer chaleureusement au travail permanent et essentiel du groupe d'action et de réflexion Pièces et main d'œuvre (<www.piecesetmaindœuvre.com>), qui instruit le procès public des nanontechnologies depuis bientôt dix ans.
*Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror.
sir maintenant, là où elles échouent toujours et historiquement, à ne pas transformer en armes ou en outils de servitude des technologies imaginées, on s'en doute, pour le bien de tous. Rassurez-vous, nous dit-on ici, comme pour la biométrie, comme pour le puçage et les RFID, comme pour le fichage, la Cnil 16 veille, cette vieille cousine de la CNDP, pareillement « utile » et « indépendante ». Les nanotechnologies sont un colossal et captieux projet de domination et ce n'est pas seulement à cause de leur usage sécuritaire, de leur puissance de contrôle, de leur nuisance innée pour les libertés individuelles. À l'ère des techniques d'acceptabilité sociale, de la com', du marketing, en somme des relations publiques, le monde industriel ne fait aucun complexe de son autoritarisme molletonné triple épaisseur, les choix se font, s'expliquent ensuite, déjà vendus, déjà irréversibles. « Mais si l’on ne fait pas les nanotechnologies, il n’y aura plus de technologies du tout ! », a frémi le conseiller scientifique d'un grand groupe de chimie (Arkema), lors du faux débat CNDP de Lyon. Un aveu effrayé, comme une conclusion.
Feu d'artifice de l'échec. La CNDP organise une réunion de crise sur invitation, retransmise sur internet. à deux pas de la Villette, 200 personnes participent à un débat de fond sur les nouvelles technologies à la Cip (Coordination des intermittents et précaires). Le lendemain, 80 personnes occupent l'état-major de Thalès à Levallois, pour fêter ça...
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Leçon d'acceptabilité décomplexée Ce n'est pas une vue de l'esprit. La campagne de la CNDP était tout sauf une remise en cause démocratique du nanomonde. Pour preuve, quand des sociologues d'État font le point, entre eux, sur les débats organisés en France et à l'étranger, personne n'ose dissimuler l'enjeu premier de toutes ces réunions publiques : faire accepter les nanotechnologies.
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e 25 janvier s'est sans doute déroulé le plus intéressant débat d'un hiver saturé de réunions bidon. Un débat pas du tout public sous la forme d'un exposé en petit comité du travail de Jean-Michel Fourniau et Vincent Bullich, auteurs dans le cadre du Groupe de sociologie pragmatique et réflexive (GSPR) de l'EHESS d'une enquête sur les débats publics à propos des nanotechnologies en Europe. Ce jour-là, pas de faux-semblant ou d'indépendance de façade, dans les locaux de l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset), un établissement public censé fournir des expertises un minimum neutres. Neutralité toute relative quand on sait par exemple sa communication confiée à I&E, l'agence de stratégie d'opinion préférée de l'État. Les deux sociologues ne font d'ailleurs aucun mystère sur leur commanditaire, le Centre de compétence nanosciences d’Île-de-France (C'Nano) qui réunit 80 laboratoires et plus de 1800 chercheurs. Ce pôle francilien regroupe « les diverses thématiques phares des nanosciences » depuis un accord en 2004 entre le ministère à l’Enseignement Supérieur et à la Recherche, le CNRS et le CEA (Commissariat à l'énergie atomique)... Bref, dans la gueule du loup, entre savants éclairés, on parle sans retenue et sans se douter de la présence dans la petite salle d'un copain de Z, qui se frotte les mains en entendant Fourniau expliquer que son enquête participe « au volet sciences humaines du plan Nano-INNOV », ce plan à 70 millions d'euros annoncé par Sarkozy il y a plus d'un an. C'est bien une parole d'État que l'on entend, fûtelle sociologique. Les nanotechnologies sont devenues « précocement enjeu de société », explique Fourniau, « une révolution d'ensemble de la société », contrairement aux OGM qui n'étaient qu'une « révolution de l'alimentation ». Elles génèrent toute une « économie de la promesse » et accélèrent la « reconfiguration technoscientifique de la recherche » à travers une convergence des disciplines dans l'unique but de produire des objets. Fourniau poursuit. Les nanos sont une impasse épistémologique, car elles ne « produisent pas des théories, mais plutôt des outils ». La résistance qu'elles rencontrent serait initialement dûe à la « crise de la conception du progrès hérité des Lumières ».
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Selon lui, les pro-nanos, conscients du risque d'un « syndrome OGM » et d'une « peur de consommateurs » réfléchissent très vite à lancer « un appel à la participation du public ». À leurs débuts, les débats sont d'abord envisagés comme une « instruction publique » visant à combler le « déficit des connaissances du public », afin de « redorer le blason de la science ». Mais le Royaume-Uni, secoué par la crise de la vache folle, avance un « problème de confiance » et suggère que « pour la rétablir, il faut engager le public ». De là découle la « volonté d'expérimenter des outils de démocratie technique ». Le bilan des débats publics aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et en Suisse est sensiblement le même, selon Bullich. « Pas d'intérêt de base du public », « pas d'implication et d'information de la part des industriels produisant des nanos » qui ont pourtant été « sollicités » ; l'implication des associations de consommateurs, mais pas des ONG ; une couverture médiatique faible et, finalement, le constat que les débats n'ont débouché que sur « un effort financier pour les études toxicologiques » ; et pour la Suisse, un probable « label nanotechnologie » qu'il reste à définir. En France, selon Fourniau, la stratégie de la CNDP est calquée sur celle du CEA : « Le citoyen ne doit pas seulement consentir. Il doit aussi adhérer à l'entreprise scientifique ». L'idée est de « produire des représentations sociales adéquates aux réalités scientifiques ». Pour cela, il faudrait proposer une « ouverture affective du discours scientifique » pour que le citoyen « adhère à une attitude responsable ». L'erreur tatique, selon les sociologues, aura été la fragmentation des débats (il était prévu que chacune des réunions publiques organisées par la CNDP s'intéresse à un sujet précis, toujours différent). « Ce cadrage imposé par les procédures de débats et les problématiques qui y sont proposées a dépolitisé les débats », explique Fourniau. « Les modalités de gestion de la relation “société/sciences et techniques” visent a priori à favoriser l'acceptabilité sociale » et « masquent les enjeux politiques et sociaux », notamment « le projet de société fondé sur une innovation technologique continue ». Pujol, un membre de l'Inra (Institut scientifique de recherche agronomique) conclut en confirmant que la « segmentation » des débats est une véritable « vulnérabilité par rapport à la critique radicale ». D'après lui, l'opposition au nanomonde est l'œuvre de milieux conspirationnistes et, plus drôle, d'antisionistes – sous prétexte qu'Israël aurait déclaré être favorable au développement des nanotechnologies. Un argumentaire imparable.
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métropole ubiquitaire
Lille, Métropole Ubiquitaire Tous pucés, tout pucé. Une puce électronique pour un oui, pour un non. Une puce à la bibliothèque, une dans les transports en commun, une à l'université et une autre au supermarché. Des clients géolocalisés, des pubs ciblées en fonction de leurs trajets, de leurs regards, de leurs habitudes d'achat. Et pourquoi pas une seule puce pour tout ça ? Directement implantée dans le cerveau ? Ce sera bientôt plus que pratique : in-dis-pen-sable ! Voilà le meilleur des mondes qu'on nous construit à Lille.
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1. <piecesetmaindœuvre.com>
2. Sur le puçage des brebis, voir Z n°1.
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FID est l'acronyme de « Radio Frequency IDentification ». « La traduction sur quelques millimètres carrés d'un désir de tout suivre, pister, détecter, contrôler, surveiller électroniquement », selon Pièces et main d'œuvre 1. Ces puces RFID, que l'on trouve déjà dans les pass Navigo à Paris ou dans les animaux d'élevage 2, communiquent à distance avec des récepteurs. Elles permettent de collecter quantité d'informations personnelles sur nos comportements, nos déplacements, nos habitudes. Et si elles ouvrent des portiques pour certains, c'est pour les laisser fermés au nez des autres. Entre zéro et un, pas de discussion. La traçabilité des humains vient avec celle des produits manufacturés et de la nourriture :
Par tomjo, rédacteur à La brique. une vieille lubie agro-industrielle accouchée à la suite du « scandale » sanitaire de la vache folle. Comme par capillarité, dans le Nord, les élus rêvent d'emboîter le pas de la grande distrib' et des marchands de transports en commun, en colonisant leur monde de ces mouchards électroniques. Au supermarché, dans les bus, à l'université ou dans les services municipaux, le contrôle se veut total, et la « Métropole » partout. Les puces renverront-elles aux poubelles policières de l'histoire les cartes de fidélité de supermarchés, les bracelets électroniques et autres tickets de métro ? Ou s'ajouteront-elles aux flics, aux contrôleurs et aux caméras, pour bâtir une société de surveillance ?
métropole ubiquitaire
Métro pole
2. Sur le puçage des brebis, voir Z n°1
U-Shopping Lille Métropole Ubiquitaire, c'est le nom arrogant d'un vaste programme techno-marchand de la dynastie Mulliez (Auchan, Décathlon, etc). étymologiquement, « ubiquitaire » vient du latin ubiqus qui signifie « partout ». Le concept de l'Ubiquitous Shopping a été élaboré dans le quartier commerçant de Ginza à Tokyo. Des dizaines de milliers d'étiquettes RFID y sont discrètement implantées dans le béton, le mobilier urbain et les produits dévolus à la consommation. Les clients sont géolocalisés et guidés via leur téléphone portable équipé du wifi. Devant les magasins, ils reçoivent directement les promotions. Acheter une place de ciné, télécharger un album en passant devant sa publicité, accéder aux promotions, chacun est détecté, et les offres commerciales individualisées. Inspirés par ce projet, dans leur Pôle des industries et du commerce (PICOM), Auchan et Décathlon ont trouvé chez les chercheurs de l'université des sciences et technologies Lille 1 de savants soutiens pour écouler leurs gadgets. Grâce à la vidéo-surveillance, leur projet Anaxa Vida propose d'« extraire et analyser les orientations du regard et des parcours clients [pour] prédire les déplacements et les achats ». Leur projet sobrement intitulé Capuccino est un « dispositif d'informations, d'aide ou d'assistance du client sur son mobile, variant selon le lieu où il se trouve » 3. Dépassant les cartes de
fidélité, les publicités et les têtes de gondole intelligentes identifieront les clients pour coller à leurs besoins marchands. U-Transports Le mot n'est pas utilisé par Transpole, la filiale de Kéolis qui gère les transports en commun lillois. Mais l'idée est là : pucer les voyageurs leur faciliterait le paiement, donc le transport. En détectant les entrées et sorties, la puce permettra de rationaliser les flux d'humains dans le train, le métro, les bus, les futurs vélos en libre service ou les parkings. Dans la délibération votée par Lille Métropole en avril 2009, l'élu vert Éric Quiquet se cache derrière des prétextes de lutte contre le dérèglement climatique et prépare « la ville de l'après-pétrole ». L'opposition entre le métro et le tout-bagnole a bon dos. Les citoyens devront être hyper mobiles pour assurer les profits des transporteurs. La Métropole compte doubler le nombre de clients des transports en commun d'ici 2015. Ce qui justifie de mettre les rames de métro sous écoute et vidéo-surveillance, et les voyageurs sous puce RFID pour assurer la sécurité et faciliter « l'intermodalité » (le passage d'un moyen de transport à un autre). La question de l'utilité sociale des transports en commun n'est jamais posée. L'enjeu est ailleurs. Mais la fourberie va plus loin. En plus des transports en commun, un « passeport pour la
3. Vitrines tactiles, interactions homme-machines, ou autre ciblage comportemental sont présentés en vidéo sur <www.picom.fr/videosrencontres-inria/index. php>.
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vie quotidienne » (sic) transformera les piscines et les bibliothèques municipales, les cantines scolaires et autres services de la ville en autant de checkpoints automatiques. Ce sera d'ailleurs une première française – qui pourra s'installer dans les téléphones portables, pour le plus grand confort des seuls gestionnaires.
Puçons les voyageurs pour améliorer le service.
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Face aux critiques, l'élu se range sagement derrière l'impuissante Commission nationale informatique et libertés. C'est elle qui veillera à « l'étanchéité des données ». Mais le loup est déjà dans la bergerie. Depuis plusieurs mois, un Contrat local de sécurité organise l'échange d'informations entre les flics, les contrôleurs, l'éducation nationale, les associations de prévention ou les bailleurs sociaux dans des Cellules de veille. Une fois par mois, ils peuvent y dessiner le profil complet des « délinquants » sans avoir de comptes à rendre. Même La Voix
du Nord, le monopole local de la vente quotidienne d'informations, regrettait que ses journalistes ne puissent assister au bilan annuel de ces cellules. Le secret policier est bien gardé. U-niversité Dernièrement, ce sont les Conseils d'administration des six universités du Nord-Pas de Calais qui s'organisaient à leur tour pour munir leurs étudiants de mouchards RFID. Il y a quelques années déjà, l'université Lille 3 inaugurait ses premières caméras de surveillance dans ses halls d'entrée. Avec cette nouvelle carte d'étudiant électronique, l'accès aux salles informatiques, aux photocopieuses, aux bibliothèques et restaurants universitaires sera contrôlé. Est-ce que les services du Crous auront accès aux informations ? Pourront-ils soumettre leurs services à la présence en cours des étudiants ? Toutes ces joyeusetés ont été élaborées par les services du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche. En janvier 2008, Valérie Pécresse recevait le rapport « Université numérique ». On peut y lire par exemple que « le vote électronique constitue une opportunité de faciliter l’exercice du droit de vote pour chaque
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étudiant. [...] L’utilisation d’urnes électroniques est possible ». Et que « selon les villes et les régions cette carte pourra être couplée avec une carte de transport urbain. Cette carte déjà disponible sur certains sites universitaires devra être généralisée dans l’ensemble des établissements d’ici 2012 ». Dans le Nord, ça tombe plutôt bien. L'œil froid du contrôle social tombe jour après jour sur chacun de nos mouvements. Modéliser la vie pour rendre leur monde « intelligent » Les applications policières et commerciales des RFID ne semblent pas avoir de limites. Cette technologie d'origine militaire est appelée à s'immiscer dans toutes les sphères sociales et individuelles à mesure que s'étend le règne de la marchandise. L'université se privatise ? Rationalisons l'enseignement et ses services. Les transports en commun font les choux gras des multinationales ? Puçons les voyageurs pour améliorer le service. La puce transformera les humains, et jusqu'au dernier atome végétal, en signaux, pixels, inputs, flux, stats, courbes, objets communicants que des logiciels modéliseront et
rationaliseront. Contrôler les faits et gestes des barbares qui n'entrent pas naturellement, ou plutôt culturellement, dans la boucle sans fin de la production et de la consommation ; abolir les distances entre l'habitat et les commerces centralisés de la périphérie ou de l'hypercentre, entre les dortoirs et le boulot ; s'assurer la docilité d'une main d'œuvre prête à parcourir des kilomètres pour un salaire... etc. Autant d'ambitions de nous faciliter la vi(ll)e qui nous transformeront en petites fourmis besogneuses suspectes à chaque instant de sortir des voies tracées par le capital. Le monde ubiquitaire, la métropole ubiquitaire, sont des projets guerriers contre le hasard, l'imprévu ou la flânerie improductive. En 1977, Jacques Ellul constatait déjà dans Le système technicien que « Tout ce qui constituait la vie sociale, tout cela qui formait un ensemble lâche et complexe où la vie réelle s'insérait, est maintenant technicisé, homogénéisé, intégré dans un nouvel ensemble qui n'est pas la société ». Les interstices se referment. Dans le Nord comme ailleurs, patrons, élus, chercheurs et urbanistes travaillent de concert pour édifier leur sale monde techno-fliqué.
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Jungles urbaines et quadrillages horticoles Et pour quelques tomates de plus La bĂŞche, le batyeu et la truelle Pour une poignĂŠe de radis
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Les hortillonnages sont une spécialité amiénoise vieille et vivante de quelques siècles. Îlots de culture maraîchère sur des marécages peu à peu encerclés et gangrénés par l'urbanisation, ils sont peut-être un phénomène original de communauté paysanne. Une réserve d'Indiens au milieu d'un champ de cow-boys.
à
en croire une réplique vers la fin du film Louise-Michel, il n’y aurait plus d’usines en France depuis plusieurs années. Alors celles qui sont réputées résister en Picardie, ce serait comme des réserves d’Indiens. Mais ferme-t-on une réserve comme on ferme une usine ? Probablement pas. Qu’est-ce qu’on ne peut plus fermer, alors, à Amiens ? Il y a bien un monde qui a gagné sa survie, de justesse : celui des hortillonnages. Autrefois les bisons fruits et légumes étaient nombreux. Ils nourrissaient une grande partie du peuple de Picardie et... de la région parisienne. Jusqu’au début du xx e siècle, le marché central de Paris (aujourd’hui à Rungis) était fourni principalement par les hortillonnages amiénois. D’où venait une telle richesse ? Qu'est-il arrivé ? Aujourd'hui, va-t-on ouvrir des casinos ou bien ?
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Les hortillonnages, invention amiénoise qui aurait environ 2 000 ans, sont d’anciens marais qu’on a aménagés pour pratiquer l’agriculture maraîchère. Les cultures sont faites sur des îlots artificiels, des langues de terre façonnées en remontant régulièrement les vases pour élever des berges, le long de canaux plus ou moins larges appelés rieux (qu’on peut emprunter en barque) ou fossés. Ces terrains marécageux étant particulièrement fertiles, la pratique s’est répandue, notamment en divers endroits du Nord de la France qui présentaient une géographie comparable. Une autre grande particularité des hortillonnages (les vrais, ceux d’Amiens), c’est qu’ils touchent le centre-ville, marqué visuellement par la cathédrale et la tour Perret, qu'on voit très bien depuis certaines parcelles, tout comme les barres d'immeubles qui font la périphérie. Pendant très longtemps, le marché d’Amiens fut livré directement en barque par les hortillons.
La mécanisation, ici, ça fait doucement rigoler. Des terres récalcitrantes Tandis que les hortillonnages irriguaient et nourrissaient la ville, celle-ci n’a cessé de s’étendre et d’empiéter tout autour, exerçant une certaine pression. On raconte que la cathédrale d’Amiens, qui ne possède pas de crypte à cause du sol meuble, fut érigée sur des parcelles concédées par les hortillons, ce qui fut plus tard l’objet de litiges comme il y en eut plus d’un. Le dernier remonte à 1975 lorsqu’une rocade faillit être construite. Nous y reviendrons. Ce qui a « décimé » le peuple des hortillons, ce n’est pas l’urbanisation hostile à laquelle ils étaient habitués à faire face, mais un pur effet du xxe siècle : face aux sirènes du progrès, la dureté du métier est de plus en plus ressentie et sa rentabilité s'amoindrit jusqu'à l'intenable. Alors va pour les sirènes. Au cours de ce siècle se sont en effet développés les transports frigorifiques, signant quasiment la fin des haricots échanges locaux partout dans le monde. Bien que fertiles, les hortillonnages ne pouvaient rivaliser avec la production de masse rendue possible ailleurs. Ailleurs, on s’adapte à la modernité. On s’endette tout le temps pour un nouveau tracteur. On supprime les haies et tout ce qui empêche de faire ressembler son champ à une photo du
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Sahara (sauf dans quelques endroits comme les bocages normands ou les coins de Provence entrecoupés de murets de pierre). On fait bosser des ingénieurs sur des batteries de légumes hors-sol. On standardise l’agriculture, et a fortiori le bio. Ici, on résiste, peut-être parce que les gens qui sont encore là sont suffisamment enracinés, pas encore hors-sol. La plupart des hortillons sont les héritiers de très anciennes dynasties. Les hortillonnages sont un territoire à part, qui a sa propre langue, sa propre carte ; les Amiénois eux-mêmes les connaissent souvent mal. Il semblerait à première vue qu’on ait là une identité forte, qui se défend. Mais c’est surtout le terrain lui-même qui résiste, de par ses caractéristiques. La mécanisation, ici, ça fait doucement rigoler. Le tracteur, qu'il faudrait déjà pouvoir livrer, on l’imagine toutà-fait faire du sur-place, les roues braquées à fond, pour finir rapidement dans le fossé. Et puis l’idée du hors-sol paraît encore plus débile qu’ailleurs, parce qu’en théorie on a la meilleure terre qu’on puisse avoir, et celle-ci, au moins, n’est pas jonchée d’éclats d’obus de la Première Guerre mondiale, comme le sont les bois et les champs un peu partout dans la Somme. De fait, les rieux ont quand même été bien pollués par les usines en amont (heureusement, elles ferment), et quelques-uns parmi les hortillons ont eu la bonne idée de bourrer leur terre d’engrais chimiques... Ce bémol mis à part, on a le ferme sentiment que les hortillonnages forment un territoire qui résiste presque par essence, dans lequel on est susceptible de retrouver des formes de vie perdues ailleurs. La situation semble d’autant plus intéressante que, dans ce rare contexte d’agriculture urbaine, viennent se joindre d’autres parcours, pratiques et horizons. Il n’y a en effet pas que des hortillons dans les hortillonnages. S’ils sont de plus en plus seuls (sept) face au progrès, ils ne le sont plus face à la pression urbaine. Tandis que les autres sont partis chercher fortune ailleurs et ont vendu leurs terres, arrivent tout un tas de gens pour qui les fruits et légumes ne sont pas une activité professionnelle (voire pas une activité du tout). Il y a des retraités, des ouvriers, des chômeurs, des bibliothécaires, des apicultrices (enfin une), des réfugiés (ils ont peut-être fui l’Inquisition, le nazisme, ou les récentes guerres balkaniques), des touristes, des bateliers, des bobos, des chasseurs, des pirates (d’eau douce), des fantômes, des brigands, des hommes-écrevisses... Derrière la terre de résistance qu’on se figure immanquablement (tout un tas de gens
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différents qui sont censés s’unir pour défendre un lieu menacé), on imagine et on aperçoit une terre de partage (avec ses parcelles de jardins ouvriers), mais aussi une terre d’aventure (tout près du quartier Saint-Leu, qui avait encore une réputation de coupe-gorge dans les années 1980), par le côté sauvage qui apparaît lorsqu’on s’y engouffre en barque (même si tout cela a été façonné humainement). Des passeurs d'univers Les hortillonnages, on a vite fait de les trouver sexy. D'être pris par une fascination immédiate, qui donnerait presque envie d’abandonner tout le reste. En attendant, quand on ne connaît pas, c'est difficile d’y être autre chose qu’un touriste. C’est d'ailleurs fait pour, si l'on considère toujours que c’est une réserve d’Indiens. Les hortillonnages sont la deuxième destination touristique d’Amiens, derrière la cathédrale et devant Lafleur, marionnette anarchiste (le « Guignol » picard). Le tourisme est le nouveau péril, qui remplace le mastodonte
qu’était le couple asphalte + béton (ou brique). C’est un péril subtil. La ville a trouvé opportunément par ce biais un nouveau moyen, plus acceptable (moralement, esthétiquement), de les absorber, en en faisant un décor annexe. Entendons-nous bien : la ville n’a pas inventé ce tourisme. Encore actuellement, elle ne le gère pas. Ce qui a déjà progressé, c’est la ville abstraite, l’idée de la ville. Les institutions effectives sont juste derrière, prêtes à faire le nécessaire pour que la ville, la vraie, comme tout bon supermarché, optimise son secteur loisirs, en mixant de manière inédite le rayon multimédia et celui du jardinage. Nous verrons plus tard quel projet concret est désigné ici. En attendant, arrêtons-nous un instant sur le tourisme actuel et son histoire. Au départ, c’est une initiative efficace de riverains, présentée en son temps (1975) comme l'ultime stratagème pour sauver les hortillonnages. Grâce à lui, le projet de rocade fut empêché et les rieux furent entretenus (si l'on ne remonte pas les vases et qu’on ne consolide pas les ber-
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ges, ils se bouchent et les îlots s’affaissent ; le tout redevient marécage. C’est ça aussi le côté sauvage). Revenons encore un peu en arrière, mettons en 1946. Le personnage principal de cette histoire, c’est Nisso Pelossof, un authentique aventurier du xxe siècle, qui adore se raconter... Originaire de l’île de Rhodes, il vient d'être libéré, après avoir été déporté par les fascistes. Il arrive en France, s’installe rapidement en Picardie, puis finit par s’établir à Amiens où il se marie. Il ne peut pas partir en vacances, mais il y a les hortillonnages. Il parvient à acquérir une parcelle où il passe ses weekends. Au début, il est un peu mal vu par ses voisins (salaud d'étranger). Mais Nisso, c'est quelqu'un qui se fait rapidement des amis. Il finit donc par y être à l'aise, chez lui. Arrive 1974. Nisso a maintenant des copains partout, et il entend parler assez tôt d’un projet de route permettant de contourner Amiens. Qui doit passer sur sa parcelle, et sur un paquet de souvenirs. Il monte alors rapidement pour contrer ce projet l’Association pour la protection et la sauvegarde des hortillonnages, qu’il présidera pendant plus de trente ans.
Les bateliers étaient des passeurs d’univers. L’idée, c'est de donner une visibilité au site des hortillonnages et à ses riverains, pour qu’il soit protégé. Ayant une carrière de photographe, Nisso a d'abord été guide. Un peu illégalement, il faisait faire le tour de l’île de Rhodes aux touristes. Le collectif organise alors rapidement des visites, à bord de barques à cornet (grandes barques prévues à l’origine pour l’acheminement des fruits et légumes, prêtées par les hortillons). Elles sont propulsées par de petits moteurs électriques et bricolées pour transporter vingt personnes. Au début, c’est un peu à la sauvage, la préfecture n'aime pas trop. Fait sans autorisation, pas aux normes, etc. Mais on s’arrange petit à petit, et l’affaire se régularise. Ça tourne, et même carrément bien. L’époque ne parlait pas encore d’écotourisme, mais de fait ça existait à Amiens, et ça faisait déjà un carton. Un écotourisme relativement bien pensé, qui n’a vraisemblablement pas fait de dégâts en tant que tel. Faut dire qu’il tenait bien la barque, Nisso. Il s’attachait à ce que le circuit touristique respecte le lieu et soit même
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conçu et vécu comme un parcours initiatique, qui sensibilise chacun (ça n’a toutefois pas empêché un tas de bobos arrivistes de s’acheter une parcelle et de s’y comporter comme des cons). Les bateliers étaient son équipe de choc. Pour lui, c’étaient des passeurs d’univers. Ils étaient mieux considérés, mieux traités, mieux payés qu’ailleurs, comme encouragement à revenir chaque année s’engager dans ce parcours avec la même passion. « Tout est dans la brochure » Vu le succès, l’association brasse pas mal d’argent. Après avoir payé tous les frais (matos, salaires, etc.) il en reste assez pour curer les rieux et proposer aux propriétaires d’îlots l’entretien des berges pour pas cher. C'est ce qu’on faisait en tout cas du temps de Nisso. Il paraît que c'est légèrement différent depuis. Une affaire qui marche aussi bien, ça peut donner de l'appétit. Et en effet, des gourmands ont fini par lui dire de laisser la place. Notamment ces deux compères, que nous appellerons Victor et Jeannot. Victor a une recette infaillible pour accéder au pouvoir : pour qu'on le fasse entrer au conseil d’administration, il bloque les rieux avec ses barques (c'est un monde où la barque est l'arme absolue). Il assoit son contrôle en achetant tout ce qui borde le circuit (terrains, embarcadères), et siège partout où l'on peut siéger dans la nébuleuse institutionnelle du grand Amiénois (notamment dans toutes les commissions du syndicat intercommunal). Il cultive juste pour donner au touriste le spectacle de parcelles pleines de fruits et légumes (ils ne nourriront que le regard, car ensuite ils sont enfouis dans la terre. Ce qui vaut peut-être mieux, car ils sont vraisemblablement pleins d’engrais et de pesticides). Victor s’en fout ; des fruits et légumes, il en récolte plein ailleurs : il fait d'abord de l’agriculture qui rapporte. Les hortillonnages, c’est surtout pour la déco. Il est marié à une vraie hortillonne de souche qui parle encore le picard ortiyon. Au marché, pas à la maison. Leur propre famille n’a pas trop l’air de les soutenir. Victor leur dit pourtant des mots doux quand il les croise. Il a du piquant, Victor. Jeannot, moins. C'est un bon lieutenant, Jeannot, quelle que soit sa place (quand bien même il serait empereur du monde). On peut parler des hortillonnages avec lui sans problème, il connaît par cœur la brochure. D'ailleurs, pas besoin d'en parler des heures, puisqu'il suffit de la lire : il y a tout, dedans. Nisso, qui l'a écrite, y va pourtant de ses commentaires. C'est un
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bavard et un poète. Avec lequel on comprend surtout qu'elle n'est pas à jour, la brochure. Mais Jeannot, connaître le terrain, c'est pas son truc. Jeannot est surtout un bon gestionnaire. Il sait économiser. Les curages et l'entretien de berges, par exemple, ça coûte de l'argent, alors autant arrêter. Pour beaucoup moins cher, on peut acheter quelques t-shirts siglés pour les bateliers, là ça fait classe. Parce que Jeannot, ce qu'il gère avant tout, c'est l'image. Ce qu'il vise, c'est le prestige. Quoi de plus normal quand il s'agit de tourisme ? C'est important que les bateliers portent le t-shirt. Pour être un bon batelier, il suffit de comprendre ça, et pour tout le reste, il y a mastercard la brochure. Celui qui ne comprend pas se trouve tout à coup ringardisé. Alors c'est obligé, il part. Enfin, on lui fout la pression et c'est un peu moins subtil que ça. Et s'il veut faire son propre circuit, on le dénoncera. On pourrait se croire dans une fiction avec des personnages parfois comiques, pour le moins typés, écrite juste pour le divertissement. Mais nous savons bien que le sort des Indiens n'est pas l'œuvre de deux cow-boys. Qui sont les nouveaux habitants ? Et qu'arrivet-il, sérieusement, dans cet endroit ? De quelques peuplades Deux façons de l'apercevoir se superposent, ou s'emboîtent : une réalité sociale complexe et un processus objectif englobant se cristallisent chacun dans des petits scandales et d'autres plus gros, qui ne sont finalement que des occasions, tantôt de voir ce qui se passe, tantôt de s'y engouffrer pour changer la donne. On fera bien, donc, de parler d'abord encore un peu de l'association, mais surtout dans sa dimension institutionnelle et sociale. Où nous verrons l'hétérogénéité ou la diversité de ses membres (environ 1500), des différentes formes de vie qu'on rencontre sur le terrain (même si l'on en a finalement rencontré assez peu). On a bien compris pourquoi elle a été créée et quels sont ses moyens. On devine aussi (au vu de son évolution, et notamment du fait que ça tourne « trop bien ») qu'à l'image d'autres associations, organismes, syndicats, c'est devenu une coquille vide, que son administration seule se contente de faire fonctionner, réduite par une perspective essentiellement gestionnaire. Les 1500 membres actuels sont dans ce cadre une simple caution et non les véritables sujets d'une fondation ou d'un projet dont il serait encore question. Les motivations de l'association ne sont plus le fruit d'une discussion en cours ni d'un imaginaire commun. Les assemblées générales ou les congrès se résument en
effet aux séries de beaux discours que produit l'équipe dirigeante comme démonstration de puissance. Si l'auditoire semble passif, c'est vraisemblablement que ceux qui le composent n'envisagent pas ces moments comme des occasions de faire aboutir des volontés collectives. Pour cela, il faudrait entre autre qu'ils soient déjà habitués à discuter entre eux comme dans certains villages, certaines cités. Il y a vraisemblablement des coins d'hortillonnages où cela se fait. Mais pas partout. Les hortillonnages ont beau être moins grands que la ville, c'est quand même très grand. C'est un monde qui a ses secteurs et ses quartiers. On imagine alors des rivalités, des inimitiés. Il y a peut-être ça aussi, sous forme anecdotique. Mais c’est surtout que la plupart des gens ne se connaissent pas. D'ailleurs, la plupart des gens sont absents. Il y a ceux qui aimeraient vraiment y passer du temps mais qui n'en ont pas ; il y a aussi les bourges qui ont une parcelle parce que c'est le dernier chic, avec du gazon anglais toujours impeccable (bien sûr, il y a des gens qui triment pour s'en occuper). Pour eux, c'est normal d'approuver les bilans de l'association. Quelques courriers reçus dans l'année font voir que ça bouge, comme ceux de votre mutuelle. Il y a
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1. Ou le modeste manoir en bordure de la Somme ou de l'Avre, assorti d'un pont rétractable télécommandé.
2. Jean-Louis, maraîcher bio, et « nouvel » hortillon depuis 25 ans a une technique un poil plus sophistiquée mais radicale pour ça : passer avec des brûleurs à gaz sur les mauvaises herbes, un peu avant la sortie des carottes qu'on veut libérer de l'étouffement. Après ce coup de chaud, elles ne font pas long feu. Des combines comme ça, avec des étudiants de l'IUT d'Amiens, il en invente plein d'autres, comme le chariot qui piège les altises (petits insectes). Une baguette fait ployer les végétaux, qui se redressent ensuite et éjectent les altises sur une planche collante.
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aussi une bonne part de gens moins absents. Parmi eux, encore des bourges, adeptes du gazon très propre. Et de la cabane en parpaings 1. Et de la dissémination de déchets (sacs plastiques, canettes, etc.) qui restent des barb e c u e s. Et d e l a police, parce qu'ils se sont fait voler tantôt un ou deux de leurs cinq fruits et légumes. Il a même failli y avoir une police des hortillonnages. Par bonheur, le projet a capoté pour cause de mésentente entre les maires des différentes villes concernées. Parmi eux toujours, il y a des chasseurs (il faut se planquer, parfois). Dans leur ligne de mire, il n'y a pas seulement des canards et des ragondins, mais une faune variée, plutôt improbable avec toute cette eau. Il va sans dire que les sangliers et autres autochtones sauvages ne participent pas aux AG de l'association. Ça les rendrait quand même plus intéressantes. Il y a enfin des gens qui sont vraiment là (et pas forcément adhérents de l'asso, d'aillleurs), de condition plus modeste, mais qui ont du temps et la passion pour le passer ici, au jardinage ou à la pêche. Certains travaillent à temps partiel, d'autres sont au chômage, d'autres encore à la retraite, comme Michel, ancien postier, qui partage une parcelle avec deux copains. Comme lui ont appris ses aînés, il fait tout à la main avec des matériaux de récupération : les outils, la cabane qui les abrite, ou même la barque, qu'il aurait fallu payer cher sinon, sans garantie qu'elle soit mieux faite. Pour tous les petits tracas du jardin, il a des solutions toutes simples, comme bricoler un filtre avec des bâches translucides et de la baguette pour protéger les tomates de la lumière directe, et donc du mildiou, ou recouvrir la terre avec le compost pour empêcher les mauvaises herbes d'envahir le sol 2. Chez lui, pas d'autre fertilisant. Même les vases qu'il remonte lui-même pour curer les fossés autour, il préfère ne pas les utiliser. Pour lui, c'est plus un nid à métaux lourds 3 qu'autre chose. Ses
récoltes sont satisfaisantes, au point qu'il en a fini avec les fruits et légumes sans goût du supermarché. À la lisière des hortillonnages, en bord de Somme, on trouve aussi de petites maisons, et des habitants. Parmi eux, Marie vit et travaille en partie ici, depuis cinq ans, avec une douzaine de ruches. Comme c'est un peu juste, elle en a posé d'autres ailleurs (ça fait une centaine en tout) ; en échange d'un coup de main, un autre apiculteur du coin lui permet d'utiliser son matériel. Elle nous décrit un endroit manifestement très habité, très vivant, surtout l'été. Ce qui est drôle, c'est qu'on entend tout mais qu'on ne voit rien. Même si des gens comme Marie, comme Michel (qui ne côtoient pas du tout le même secteur), connaissent relativement bien leur « quartier », on a vite conscience que c'est loin d'être le cas de tout le monde. On est plutôt dans des logiques individuelles. Et la plupart des individus semble se moquer de ce qui peut se tramer. Une jungle à forte valeur ajoutée À un autre niveau, il y a cette histoire de primauté de l'image. Au risque que le réel se vide de sa consistance. Et ce qu'on veut voir (ou montrer) c'est « d'authentiques » hortillons en train de bosser. Quitte à engager des acteurs ? Il semblerait bien que les hortillonnages soient en proie au Spectacle. Qu'ils deviennent une marchandise en soi, dont les fruits et légumes ne seraient plus que les produits dérivés. Ça a l'air d'un sale fantasme. Pourtant, perpétuellement, on parle par-ci par-là de valorisation, sans discuter de la valeur. Valoriser, c'est soit mettre en valeur, soit donner de la valeur – ou de la consistance. Ici, ce serait plutôt le premier sens. Que s'agit-il exactement de mettre en valeur ? On n'en sait rien, sinon l'image que les hortillonnages produisent déjà. Autrement dit, on veut travailler sur l'image d'une image. Mais trêve de métaphysique, on parle de spectacle et il y aura bien des acteurs : la ville d'Amiens, via sa Maison de la culture, a prévu rien moins qu'un son et lumière, pour valoriser son patrimoine et y créer de l'activité. La ville pourrait s'assurer ainsi d'avoir absorbé ce qui jusque-là représentait un trou dans son maillage de lois, de flux, de temporalités ; une percée d'un autre monde dans la ville, un corps étranger, une contre-ville. Par cette ultime ingérence (à côté de laquelle la labellisation des produits des hortillonnages paraissait beaucoup plus timide), elle y ferait vivre son économie, et résonner toute temporalité propre au lieu comme une simple pause accordée au sein de la cadence générale du
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monde. Fini la jungle qui n'avait rien à faire là. C'est quelque chose qu'on peut regretter, même si la connaissance de certains détails la rendaient moins excitante. Enquête romantique Il est peut-être temps de refaire un point sur quelques-unes des motivations qui nous avaient poussés jusqu'ici. Qu'espérions-nous trouver, au fait ? Avions-nous la prétention de rencontrer le grand sorcier qui fait tomber la pluie picarde ? À vrai dire, on espérait bien trouver un enchantement, mais pas de cette sorte ; et une forme d'enracinement, mais pas une telle proximité avec les éléments. En pleine quête romantique, il faut bien l'avouer, on voulait en effet éprouver une culture, une histoire, un phénomène de communauté paysanne qu'on n'a pas rencontrés. Nous souhaitions rencontrer et interroger chez les hortillons un rapport à leur activité préservé de ce qu'est globalement aujourd'hui le monde du travail et voir ce que cela apporterait en terme d'identification sociale. Mais en avonsnous eu le temps, dans cet endroit où précisément le temps est autre ? Sans avoir trouvé tout cela, sans avoir forcément rencontré assez de gens, parmi lesquelles il y aurait peut-être les bonnes personnes, nous sommes d'abord tombés sur un paquet de contradictions. Nous voulions aussi et d'abord sonder l'autonomie d'un monde. D'une certaine manière, nous l'avons fait, et n'avons trouvé comme support de cette autonomie une dimension que faiblement collective. Il n'y a heureusement pas de fixité dans les choses et, qui sait ?, peut-être que ce projet de son et lumière pourrait en faire réagir plus d'un, c'est-à-dire refaire émerger du collectif. Nous cherchions aussi des réponses à la question de l'autonomie alimentaire, incarnées dans un modèle concret. C'est à ce moment qu'on songe aux jardins ouvriers. On pensait trouver quelque-chose comme ça dans les hortillonnages, en plus « spontané », en moins administré. Cultures ouvrières Parlons-en vite fait, alors. Les jardins ouvriers, pour le peu que nous en savons, sont à l'origine une initiative d'inspiration pastorale, disciplinaire, individualisante. En France, c'est l'abbé Lemire, député de Flandre sous la iiie République, qui promeut l'idée. Le jardin, c'est alors une esthétique, un ordre, une hygiène. Certes pas l'hygiène des hôpitaux, récemment découverte. Mais celle qui ressort d'utopies autoritaires, prévoyant un conditionnement environnemental, dont le xixe siècle a su apporter son lot. Tandis que celles-ci sont la
plupart du temps perçues comme telles et désignées comme des idées tordues, le jardin met tout le monde d'accord. Le jardin, c'est simple, c'est sain, c'est agréable, beau, etc. Et pour les diverses instances de pouvoir (étatiques, territoriales, patronales), c'est facile à mettre en œuvre et plein d'avantages. Un peu de terrain, quelques règles, voilà qui éduque les classes dangereuses mieux que l'école, leur occupe les bras en dehors de l'atelier, et l'âme quand la messe ne le fait plus, les éloigne du comptoir, de ses discussions enflammées, parfois politiques, des méfaits de l'alcool, et compense la faiblesse d'un salaire qu'on peut de ce fait maintenir au plus bas. Le jardin doit être « propre » : défriché, bien délimité dans ses parties, sans tas de branches ni de fumier. Afin qu'ils respectent au mieux les normes, les jardiniers sont mis en concurrence, tant par le concours annuel que par la menace d'exclusion (en invoquant une file d'attente). On garantit ainsi une responsabilisation individuelle, une séparation des individus. Pas génial a priori pour nous qui cherchions du collectif. Et pourtant. On souhaitait que les ouvriers « s'approprient » ces jardins : c'est ce qu'ils ont fait, à un degré plus fort qu'espéré, en y important leurs mœurs et coutumes. Pour commencer, il n'y a qu'un nigaud de bourgeois pour croire qu'un troquet prend nécessairement la forme d'un comptoir. Un bar, ça s'improvise n'importe où, dans une cabane à outils par exemple. Les jardins ouvriers, malgré leur conception disciplinaire, sont d'abord l'endroit rêvé pour partager du vin et des grillades, des discussions (légères ou graves, mais surtout loin du chef, des coups de bourre et de l'abrutissement des machines), pour se refiler des outils et des coups de main, et c'est ce qui se fait communément, aussi souvent que le temps le permet. Ils peuvent être aussi, quand
3. Il n'y a pour le moment pas eu d'étude poussée à ce sujet, faute de moyens et... d'enthousiasme de la part des principaux intéressés, peu curieux (des fois que). à la suite des inondations de 2001, sur proposition de Jean-Louis, le regroupement des maraîchers des hortillonnages avait commandé une série de tests qu'il s'est finalement retrouvé seul à vouloir poursuivre. Il s'est alors fait aider par les étudiants de l'IUT pour entamer une étude plus approfondie, mais le manque de temps et de matériel en a eu raison.
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7. La loi intitulée « Libertés et Responsabilité des Universités » prévoit l'« autonomie » des universités en leur attribuant une enveloppe globale assortie d'un certain nombre de contraintes dans l'établissement du budget, et en changeant leur mode de gouvernance (réorganisation des conseils et ouverture accrue à l'ingérence d'organismes privés).
les récoltes sont abondantes, la meilleure ressource pour tenir une grève dans la durée. Ce qui tient au corps gonfle également le moral et la fierté. L'autosubsistance inspire d'ailleurs le respect et l'adhésion des camarades des autres maisons, voire des autres contrées. Ça peut aider. Individualisants, les jardins ouvriers ? Ils favoriseraient plutôt les solidarités. Les jardins sont plus fertiles qu'on veut le croire. Quand ceux qui les conçoivent ont en tête de préve-
L'autosubsistance inspire le respect et l'adhésion des camarades.
4. Sur ce sujet plus précis, on peut trouver des infos, des idées et des contacts sur le site web de l'association Kokopelli, particulièrement investie dans cette lutte : <http:// www.kokopelli.asso.fr/>. 5. À ne pas faire au grand jour : faire pousser des plantes qui s'attaquent à l'asphalte ou au béton. 6. À propos d'esthétique et de paysage urbain, voilà qui n'a rien à voir avec les jardins, mais il serait frustrant de ne pas évoquer les arbres « en 2D » qui bordent les rues piétonnes dans le centreville d'Amiens. Ils sont taillés de telle manière qu'ils ressemblent à... des antennes de télévision, ou quelque-chose comme ça. Même en n'étant pas trop sensible on peut se demander si on ne devrait pas parler de torture à propos de ces arbres. Voire de fascisme paysager.
nir toute forme de vie collective, il semblerait que ceux qui les habitent l'y font proliférer. Enfin, ça dépend qui... En ville, prenez un immeuble HLM : pour la plupart, les gens font connaissance, sont plutôt solidaires. Prenez maintenant un immeuble « réhabilité » dans le cadre d'un PLU (Plan local d'urbanisme) : ceux qui viennent de s'installer là n'ont pas grand chose à se dire, contrairement à ce que prétendent nos géniaux urbanistes qui présentent ça comme une formidable opportunité de réconcilier tout le monde. Ils vous vendraient un mariage arrangé comme quelque-chose d'excitant. La mixité sociale est un fléau partout où est instaurée sa « politique », avec ou sans « concertation », partout où s'insinue son commerce. Les hortillonnages en ont pas mal fait les frais. Depuis les années 1990, les jardins « familiaux » (c'est l'appellation légale depuis 1952) subissent de plein fouet la boboïsation des quartiers modestes (à Amiens, historiquement, c'est le Nord de la ville, qui jouxte les hortillonnages). Jusque-là, seules les familles d'ouvriers étaient admises, et de toute façon, le jardinage c'était sale. Quand quelque-chose rappelle encore la saleté, on le remplace par du « beau », du standard : les bricolages de bouts de bois et chutes de toutes sortes qui servent de cabanes doivent disparaître du paysage, il ne faut surtout plus voir ça. C'est pour le bienêtre de tous. Du nomadisme aux émeutes horticoles Le goût et le « bon » sens urbains qui s'imposent partout seraient en train d'assiéger les dernières poches de ruralité communisante (convivialité ruralisante ?). Et s'il semble
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pour l'instant aussi vain de s'installer, il existe toujours des pistes, en attendant de pouvoir constituer des communes. Le nomadisme par exemple, un des plus anciens modes de subversion de la ville, pourrait être l'occasion d'une expérience intéressante de partages et d'autonomies potagères, se jouant enfin des tracés que nous concoctent chaque jour les pros de l'aménagement. Mode qu'on retrouve parmi d'autres quand on habite ou qu'on côtoie les squats : pour autant qu'on pérennise une intention collective, on assume généralement de la faire évoluer dans des contextes provisoires. Une de ses déclinaisons les plus rafraîchissantes est la guérilla potagère. Le principe est relativement simple : repérez et choisissez une friche, un bout de pelouse, ou autre coin de terre qu'il paraîtrait dommage de ne pas cultiver, et semez-y joyeusement les graines de votre choix – tant qu'à faire, d'anciennes variétés potagères non homologuées que les pouvoirs agroalimentaires n'ont pas encore réussi à faire disparaître 4. Ça germe ? Observez ce qui se passe (si ça pousse bien, si les pouvoirs publics s'énervent, s'il y a des gens qui vous imitent, etc.), et puis n'oubliez pas de vous occuper de vos pousses, au grand jour ou pas, à chacun de voir 5. À n'importe quel moment, vous pouvez choisir de rendre l'action visible (affichages, tracts, etc.) ou non en tant que telle, et peut-être bien que vous ne vous ferez jamais virer. Si si, c'est déjà arrivé. Mais attention, dans ce cas la ville tentera évidemment de récupérer la gestion de votre jardin, et aura vite fait de le rendre conforme à son esthétique de carton-pâte 6. C'est un risque à prendre : le cadre urbain rend précaire n'importe quel ouvrage de ce type. En revanche, la démarche ne l'est pas. Elle peut même se prévaloir d'une certaine puissance, et le choix des modalités est vaste. Ce qui la rendra durable, c'est la volonté affichée et fermement ancrée d'une reconquête. L'université de la soupe populaire Parce qu'elle constitue une expérience forte en mobilisant de manière formalisée un élan de ce type, il est temps de parler d'une initiative amiénoise que les institutions mettront du temps à récupérer. Si celles-ci sont mises au parfum, parfois même à contribution, elles ne peuvent pour autant avoir une emprise sérieuse sur le contenu du projet, car celui-ci a dès le départ revendiqué son autonomie comme condition irréductible, tout en revêtant des formes du politiquement correct. Le berceau de ce projet est un mouvement social. La lutte anti-LRU 7, qui a impliqué d'abord les étudiants, puis le reste de la communauté univer-
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sitaire, s'est traduite à Amiens comme ailleurs par des blocages, mais aussi par la tenue de débats, de projections, et de cours alternatifs. Le mouvement s'est progressivement trouvé une consistance à laquelle il devenait crucial de donner une tournure pérenne. C'est ainsi qu'est créée courant 2009 l'Université populaire d'Amiens 8 (ainsi que son support associatif ). Animée par le désir commun de se désenclaver des carcans de l'université académique, de faire vivre un espace de partage, de circulation et de production de savoirs, de savoir-faire et d'idées, un véritable carrefour où se rencontrent différents mondes, elle trouve dans la mise en pratique d'un jardin collectif, dernier né de ses « sous »-projets (parmi un tas), un moteur à part entière plus qu'une simple extension. D'un point de vue organique, il est parfaitement en lien avec les autres activités et les supporte à plusieurs niveaux. D'abord en étant une des formes les plus concrètes et les plus profondément expérimentées du partage, de l'autogestion, des savoirs produits, conceptualisés, discutés dans les autres ateliers – et du coup, pas dans le vide. Ensuite parce qu'il les alimentera au sens propre : le produit des récoltes approvisionnera les cantines qui accompagnent les différents événements (projections, rencontres, débats). La nécessité d'un potager est un ressenti partagé comme une évidence par tous ceux qui s'impliquent dans sa mise en œuvre. Après de nombreuses discussions, prospections, il a été convenu de louer pour un prix dérisoire une parcelle confiée par la ville à l'Association des jardins familiaux de Saint-Jacques. On a pensé au départ aux hortillonnages, mais le premier réflexe étant de s'adresser à l'Association de sauvegarde, on n’a
pas vraiment pu faire affaire. Finalement, on se retrouve à environ 10 minutes à pied de l'actuel campus de lettres, dans le sud d'Amiens. Il est prévu de partir à cause du réaménagement urbain (toujours lui), mais on est là pour deux ans au moins, et il a déjà été obtenu d'être « relogé » dans des conditions similaires. Quant au premier terrain, il sera très probablement préservé et mis à disposition des habitants du quartier (on se doute néanmoins du mode de gestion qui adviendra si la ville le récupère). Tout est allé très vite : sans précipitation mais avec énergie, on est passé rapidement de discussions très animées à la pratique. Pour les divergences de méthode, on a choisi de laisser s'exprimer les différentes sensibilités, comme des pistes à explorer, puisque le principe est d'expérimenter et d'apprendre. Il y a toute une réflexion passée, en cours et à venir sur les manières dont on partagera l'espace, les tâches (beaucoup de volontariat), et sur les façons d'organiser horizontalement une production. Nous en arrivons à une expérience de l'autogestion qui rappelle celle qui a pu avoir lieu dans certaines usines, avec des problématiques comparables, à la différence près qu'on a du temps et pas de pression économique. Nous avons peut-être en fin de compte trouvé tout ce que nous cherchions. Cela n'était simplement pas concentré sur un seul territoire, dans une seule sphère. On pourrait alors finir sur une tirade célèbre : « S’il y avait connexion entre l'université populaire et les hortillonnages, tout serait possible. Y compris une explosion généralisée et une fin de quinquennat épouvantable. » Quel rapport avec les Indiens cette fois ? Vraisemblablement aucun.
8. Mail : <univ.pop.amiens@gmailcom> Site : <http://dupimentrouge. blogspot.com> Adresse : ASUPA 80 rue du Hocquet, Appt. 08 80000 Amiens
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Au cœur de notre itinérance en Picardie : des ouvriers qui se battent dans une région frappée par la désindustrialisation. Goodyear, Dunlop, Manufacture française de sièges, Continental... autant d'usines à Amiens et ses alentours dans lesquelles nous avons rencontré ceux qui refusent de baisser la tête. Souvent sans aucun soutien des confédérations syndicales, ces travailleurs se démènent pour le maintien de leur emploi, contre de nouvelles cadences ou pour arracher de conséquentes primes de licenciement. De prime abord défensives, ces luttes n'incarnent-elles que l'image d'un monde ouvrier désabusé, réduit à parer les coups
du management moderne et des « lois » de l'économie ? Nous avons eu un autre sentiment : loin d'être le reflet d'un simple sursaut de dignité ponctuel et évanescent, ces mouvements ouvrent des possibles – ici et là. Dans ce dossier, pas de réponse prophétique, mais le désir impérieux de rencontrer ce monde en lutte, ce qui l'anime, ses questions. L'envie aussi de confronter les combats d'aujourd'hui à la puissance des expériences passées. Au pied des usines plombées, partager quelques tuyaux de lutte et s'interroger sur les moyens de dévier la production.
sommaire la base se rebiffe.....p. 56
Panoramique des usines en lutte d'Amiens et ses alentours
Les forçats du pneu.....p. 66 + 76 + 86 + 96 + 108 + 124 Témoignages d’accidentés du travail des usines Goodyear et Dunlop à Amiens
L’imagination sans le pouvoir.....p. 70
Luttes d'aujourd'hui et d'hier, discussion laborieuse à l’Université populaire d’Amiens
Des ouvriers démoralisent les « lois » de l’économie.....p. 78
Autour de l’expérience autogestionnaire des ouvriers de Philips à Dreux
Un bon vieux conseil d'ouvriers.....p. 88 Penser l’autogestion à partir de l’expérience des conseils ouvriers
Nantes s'organise.....p. 94
Mai-68 : une amorce d'autogestion collective
Working class heroes.....p. 98
Années 1970 : des ouvriers britanniques ont détourné une usine d’armement
Pieds de nez à l’usine.....p. 110
Resquilles, débines et autres micro-résistances ouvrières
saboter le train-train du travail.....p. 122
Mille et une manières d'enrayer la machine-entreprise
travail adhésif et court-circuits.....p. 126 Capitalisme et servitude volontaire
Perdre sa vie à la gagner.....p. 142
Lettre d’adieu d’un insoumis de la SNCF
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usines plombées, tuyaux de lutte & production déviée
la base se rebiffe Reportage dans les usines en lutte d'Amiens et ses alentours
Drôle de pays, la Picardie. Plantées au milieu des champs de betteraves, des usines ferment à tour de bras, des syndicalistes dissidents conspuent leurs grands chefs, et des médias en mal d'histoires viennent y annoncer encore une fois la fin du monde ouvrier. En nous installant pendant deux mois sur cette plate terre, nous cherchions à en savoir plus sur ce qui anime aujourd’hui la classe ouvrière au moment où les annonces de licenciements se multiplient. Mettant à mal nos préjugés et nos fantasmes, nous avons partagé, avec ceux qui subissent de plein fouet la désindustrialisation française en cours, des moments de lutte riches en enseignements. De Continental à Dunlop, en passant par Goodyear et Manufacture française de sièges, de désillusions en victoires, c’est à chaque fois la dignité et la solidarité qui se construisent parmi ceux qui, face au cynisme et au dédain du gouvernement, du patronat ou des centrales syndicales, refusent de baisser la tête.
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C'est compliqué de relancer l'usine et de se mettre à produire nous-mêmes.
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erteaucourt-les-Dames. Une petite commune de 1200 habitants de la vallée de la Somme. Seules quelques voitures sont garées sur le parking en terre de la Manufacture française de sièges, là où, six mois plus tôt, 352 salariés travaillaient encore. à l'entrée de l'usine, un mannequin pendu se balance sous une pluie fine. « C'est Jean-Claude Benedetti, le PDG, celui qui a fait qu'on en est arrivé là », nous glisse un ouvrier fumant sa clope sous un barnum planté devant le bâtiment occupé. L'ancienne entreprise du groupe Parisot, rachetée en 2007 par une dizaine de cadres, avait annoncé en juin dernier une vague de licenciements justifiée par « un effondrement des ventes lié à la crise et aux délocalisations ». Quelques semaines plus tard, le verdict du tribunal de commerce d’Amiens tombe comme un couperet : il prononce la liquidation judiciaire. Derrière le délégué CDFT, une cinquantaine d'ouvriers
décide alors de s'organiser et d'occuper l'usine. Nuit et jour, depuis le mois d'août, ils se relaient pour veiller sur ce qui reste de vingt à trente années de boulot dans la même boîte : les machines. à l'intérieur du showroom occupé, jaunes, rouges, gris, noirs, quelques dizaines de fauteuils de l'ancienne usine Parisot sont encore entreposés là. Les représentants en costards sont partis, une quinzaine d'ouvriers, perclus par la nuit passée dans les canapés, les ont remplacés. Assis autour d'une machine à café crachotant dans le calme du jour qui se lève, on s'étire et on baille avant de bavarder du dernier match de foot dans le village d'à côté. Un peu à part, José Matos, le délégué CFDT, compulse des documents : « On prépare l'audience de la semaine prochaine. Lafarge, le liquidateur, nous a assigné devant le tribunal administratif pour occupation illégale du site. Ils veulent
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qu'on dégage avant la vente aux enchères des machines. » Mais José Matos compte bien leur donner du fil à retordre, jusqu'au bout. Il a ses raisons : licencié cinq fois en cinq ans, et réintégré cinq fois par l'inspection du travail ou par les tribunaux, il est devenu la bête noire des Parisots pour son activité syndicale, bien avant l'annonce de la fermeture. Le liquidateur, comme le droit du travail le désigne si justement, a envoyé la liste du matériel qui sera vendu aux enchères dans une quinzaine de jours, en omettant de préciser les numéros de série des machines. Pour les ouvriers, cet oubli n’est pas innocent. Elle permettra à des acheteurs de récupérer les machines, sans que personne ne puisse dire où elles iront ensuite. Or, ici, on pense que le groupe Parisot a orchestré la fin de la Manufacture pour se délocaliser tranquillement, et
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ainsi satisfaire des actionnaires toujours plus exigeants. « Au terme d'une opération créant une séparation juridique entre le groupe Parisot et la société chargée de la liquidation, 352 salariés, qui ont assuré sa prospérité pendant plusieurs décennies, ont été licenciés. En 2009, les salariés ont vu péricliter l'entreprise, sans que les repreneurs ne fassent quoi que ce soit pour redresser la barre. Ils semblaient au contraire tout faire pour précipiter sa fin ! Ce processus, mis en scène par le groupe Parisot, a pour avantage de ne pas ternir son image et lui permet de ne pas dépenser un centime pour les salariés mis à la porte ! », explique Maître Rilov, l'avocat des douze salariés assignés pour occupation illégale. Les machines retourneront sans doute dans une usine délocalisée du groupe. En Roumanie, en Pologne, ou peut-être plus loin encore.
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C'est ce qui se dit ici. Mais ces machines, qui sont encore toutes là, ne pourraient-elles pas se remettre à tourner sous le contrôle des ouvriers ? « C'est compliqué de relancer l'usine et de se mettre à produire nous-mêmes. On sera toujours trop chers pour des But, Conforama et Fly... Qu'est-ce que qu'on peut faire contre cette question de la concurrence ? » L'imaginaire s'arrête là. Fracassé contre un sentiment d'impuissance. Pendant que le délégué CFDT nous raconte que comme seules indemnités de licenciement, les ouvriers ont obtenu au mieux 7000 euros, deux plombiers pénètrent dans la salle occupée. Envoyés par le liquidateur, ils viennent couper l'eau. Un des ouvriers leur indique le fond de la pièce. Sans que personne ne proteste, les deux gars en bleu de travail fendent le comité de grève. N'y a-t-il plus rien à défendre ici ? Si l'eau est coupée aujourd'hui, demain ce sera l'électricité, et le bien-nommé liquidateur n'aura plus grand effort à déployer pour voir chacun ravaler le peu de colère qui lui reste, et rentrer chez soi résigné. Mais non, personne ne leur barre la route. En vidant la réserve d'eau, ils paraissent tout de même embarrassés. Avant de repartir, penauds, les deux quinquagénaires se disent solidaires des occupants. « Vous savez, ça ne nous fait pas plaisir de faire ça. Mais si ce n'est pas nous qui le faisons, d'autres s'en chargeront », ajoute même l'un d'eux pour se disculper en passant la porte. Haussement d’épaules dépité du délégué CFDT en guise de réponse, ils s’en vont. L'idée que la solidarité pourrait commencer maintenant, de manière effective, en refusant d'obtempérer à un ordre qui vient finir d'écraser le comité de grève, ne semble pas les avoir effleurés. La bataille est déjà perdue. Dans quelques jours, l'occupation sera terminée et la vente aux enchères se tiendra. Comme prévu. Attristés par cette fin annoncée, nous repartons. Une discussion avec des ouvriers nonsyndiqués de l’usine Dunlop nous attend. On les retrouve chez Michel, un ancien postier, anarcho-syndicaliste de la CNT-AIT. Ils ont fait grève pendant trois jours la semaine dernière pour protester contre la nouvelle organisation du travail en 4x8 (voir encadré). Dunlop, à marche forcée Pour comprendre leur lutte, un petit coup d’œil dans le rétroviseur s’impose. Située à Amiens, dans la zone industrielle Nord, Dunlop fait face à Goodyear. Seule une route bordée de grillage sépare ces deux usines de la capitale picarde. 1300 salariés d'un côté, 1400 de l'autre. Les deux sites appartiennent au même groupe Goodyear-Dunlop, le plus grand
manufacturier américain de pneumatiques, premier employeur privé de Picardie. En 2007, il annonce son intention de « rationaliser » ses deux sites amiénois, pour en faire un « complexe industriel compétitif ». Les deux usines, explique alors la direction, présentent l'inconvénient de fabriquer des pneus de petite dimension à faible valeur ajoutée, et d'être 25%
« C'est compliqué de relancer l'usine et de se mettre à produire nous-mêmes. » plus chères que les sites allemands et luxembourgeois. Comment réduire les frais de fonctionnement ? En ayant recours à une des grandes inventions du management moderne : les 4x8. Chantage à l'emploi, pressions, la direction finit par obtenir la signature d'un syndicaliste CGT de Dunlop, Claude Dimoff. « Lui, qui était sur les barricades trois mois plus tôt pour dénoncer le passage au 4x8, a finalement tendu la main à la direction », ironise Victor *, un des quatre jeunes ouvriers de Dunlop assis autour de la table avec nous. De ce côté de la route, malgré le large refus des salariés consultés par référendum quelques semaines plus tôt, l’accord est signé le 17 mars 2008. Si la majorité des ouvriers, convoqués un à un, accepte fina-
* Le prénom a été modifié.
Le travail en 4x8 3x8 : La production était assurée en trois équipes de 35 heures durant la semaine, plus deux équipes de 32 heures le week-end, avec prime. 4x8 : Pour répondre à la crise, mais surtout pour satisfaire les actionnaires, le groupe Goodyear-Dunlop met en place un système « plus fluide » de quatre équipes, sur un rythme de 35 heures en moyenne pour tous. Ce fameux 4x8, en vigueur dans les usines du groupe hors de France, permet d'ignorer les week-ends, de « dégraisser la masse salariale » en limitant le recours aux intérimaires et de raccourcir la fermeture estivale en gardant l'usine ouverte 350 jours par an au lieu de 326.
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© lement de signer l'avenant à leur contrat, une cinquantaine d'entre eux persiste à refuser et se voit remerciée. De l'autre côté de la route, c'est une autre histoire. La direction n'obtient pas la signature de la CGT Goodyear. Pour elle, loin d'offrir une protection contre la fermeture, les 4x8 dégradent dangereusement les conditions de travail. Le divorce entre les deux CGT est consommé, une fronde s’organise contre Claude Dimoff. Après trente-trois ans de militantisme, il est exclu du syndicat. Lui et d’autres élus CGT de Dunlop brûlent alors leurs cartes d'adhérent, et créent une section Unsa. « Un syndicat de patrons ! », raillent les ouvriers. Voilà un an que la nouvelle organisation du travail a été mise en place chez Dunlop. « C’est simple, on est déboussolé, on a plus de notion du temps, on a plus de vie de famille, c’est le bordel au niveau de la production et en contrepartie de tout ça on n’a aucune compensation, explique Victor. Ils nous ont dit qu'il fallait passer en 4x8 pour être plus compétitif, que c’était le seul moyen de sauver nos emplois, poursuit-il, mais on n'en voulait pas, nous, des 4x8. On a été trahi par notre délégué CGT. Il nous avait dit qu’on se battrait pour refuser ça et puis un matin on est arrivé et on a appris qu’il avait signé avec la direction ! » L'enfer est pavé de bonnes intentions, et, en parlant de pavés, la colère se fera bientôt entendre. Trois jours de grève sauvage s'en suivent fin octobre. Le portail à l’entrée de l’usine est sorti de ses gonds et brûlé. Un fenwick envoyé par la direction pour
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déblayer un tas de pneus brûlés essuie des jets de pierres. Cela vaudra une mise à pied à un ouvrier – bouc émissaire désigné comme leader par la direction. Comment cette nouvelle organisation du travail a-t-elle pu passer, alors même que la grande majorité des ouvriers concernés s’y étaient opposés au moment du référendum ? Silence méditatif. Une lampée de café jetée au fond de la gorge avant de se rallumer une clope et de répondre : « Y en avait pas beaucoup qui étaient de la trempe à Dimoff, qui avaient de l'expérience comme lui. On lui a fait confiance. Et puis, ce ne sont pas des mecs comme nous qui peuvent mener la barque dans ces affaires-là, il faut bien se reposer sur quelqu’un. » Rompu aux pratiques autogestionnaires, Michel ne partage pas cet avis : « Même s’il y a des syndicats, il faut mettre en place des outils pour pouvoir les contrôler et ne jamais leur donner de pouvoir. Faut se prendre en charge, les gars, et s'organiser. Faut leur dire à des Dimoff ou à d'autres : ‘‘Je n'accepte pas de te déléguer ma parole pour dire ce que j'ai à dire.’’ Tout mec qui marche dans cette délégation de pouvoir – même s'il n'est pas corrompu et qu'il est combatif – il va finir par se faire acheter ou casser. » Sans préavis, les ouvriers ont débrayé Parti sur sa lancée, Michel poursuit : « Pourquoi les gens voudraient-ils que quelqu'un décide à leur place ? Pourquoi ils ne se disent pas : “Les syndicats, vous ne nous représentez
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plus, maintenant on décide par nous-mêmes et on s’organise !” ? » C'est un peu ce qui s'est passé pendant ces trois derniers jours de grève. Sans préavis, les ouvriers ont débrayé. Pour autant, la direction ne semble pas prête à renoncer à la nouvelle organisation du travail. Comme si elle ne percevait pas la colère sourde qui se propage dans cette usine. « On attend de voir ce que donnent les prochaines négociations sur les 4x8. Mais on se dit que si on repart en grève, la prochaine fois, on viendra cagoulé, tout le monde en noir, et là on va s'énerver. Faut croire qu’il n'y a que ça qui marche vu ce qui s’est passé avec les gars de Continental. Et on n’est pas les seuls à se dire ça. », annonce un des quatre ouvriers. Affaire à suivre. En face, chez Goodyear, comment envisaget-on la lutte contre les 4x8 et, plus largement, le combat syndical ? Quel regard porte-t-on sur le travail à l’usine ? Il nous faudra cultiver un certain flegme pour en savoir plus. Bientôt sept semaines que nous garons notre vieille R19 sur le parking de Goodyear en attendant que quelqu’un accepte de nous faire entrer. à la CGT, on nous a dit une poignée de fois que c’était bon, mais les réunions incompressibles et les urgences de dernière minute viennent systématiquement compromettre nos projets. Côté SUD, on aimerait bien nous aider à pénétrer « la boucherie » – comme on la nomme au CHU d’Amiens qui reçoit très régulièrement les accidentés de l’usine 1 – mais la direction a resserré la surveillance. On préfère ne plus prendre ce risque. Encore un peu de patience et, grâce au conseil avisé d’un syndiqué, on finira par franchir la barrière de contrôle en usurpant l’identité d’un représentant en colis. Dans le bâtiment principal, une déléguée syndicale nous conduit à travers l’atelier. Atmosphère saturée par les gommes chauffées. Une fumée noire stagne dans l’air. On arrive devant le bureau du comité d'entreprise (CE ) logé face aux presses, le dernier maillon de la chaîne de production. Les pneus sortent des machines postées en hauteur et sont acheminés par un système de rails. Arrivés en bas, des ouvriers les soulèvent et les déposent sur des chariots. Prêts à rouler. « Les bécanes ont en moyenne 30 ans ici, voire plus. On démonte des pièces de certaines machines pour pouvoir en réparer d’autres. On appelle ça la “cannibalisation” », nous explique Reynald Jureck, secrétaire du comité d’entreprise, en regardant les pneus défiler. Ce ne sont pas les cols blancs installés au premier étage qui sauraient le faire. « C’est vraiment l’intelligence des vieux ouvriers, des mécanos qui ont 20 ans de boîte, qui fait que l’usine tourne
encore. Heureusement qu’on a encore quelques anciens. C’est simple : si demain on devait régler les machines comme elles devraient être réglées, on ne sortirait plus un pneu. La direction le reconnaît elle-même. » Tout est bon pour diviser Ne plus fabriquer de pneus, ou presque, c’est bien ce qui menace Goodyear depuis quelques années. Le plan de restructuration prévoyant 827 suppressions de postes, annoncé en 2007, reste en suspens. Pour le justifier, la direction invoque une dégradation de son activité dûe à la crise économique, et aussi à l'attitude de la CGT qui refuse la réorganisation du temps de travail. Décidément, tout est bon pour tenter de diviser le front syndical. Jusqu’à maintenant la justice a donné raison à la CGT de Goodyear et aucun poste n’a été supprimé 2.
1. Au cours de notre itinérance, nous avons rencontré plusieurs ouvriers victimes d'accidents du travail, à Goodyear comme à Dunlop. Nous publions leurs témoignages dans ce numéro, voir plus bas les pages 66, 76, 86, 96, 108, 124.
« Les syndicats, vous ne nous représentez plus, maintenant on décide par nous-mêmes et on s’organise ! » Comment s’y sont-ils pris ? « On a toujours été clair sur le fait qu’il fallait refuser les 4x8, répond Reynald Jureck. On disait aux gars que si on acceptait, on allait avoir un dimanche sur quatre seulement, plus aucun jour férié, des vacances morcelées et plus de temps pour voir nos gosses grandir. Et tout ça sans aucune garantie pour nos emplois ! » Mais les Goodyear n'ont pas attendu cette dernière offensive de la direction pour fronder. « Chez nous, ça va faire vingt ans qu’on se bat, reprend Reynald Jureck. Quand on monte à Paris pour rencontrer le PDG, il nous dit qu'il ne comprend pas pourquoi on bloque ici, alors qu'il arrive à faire passer ce qu'il veut dans les autres usines. Faut croire qu’à force de ne pas se laisser faire, il y a des choses qui fonctionnent... à tel point que les syndicats des autres boîtes nous appellent régulièrement pour nous demander conseil et pour qu’on leur file des coups de main. » Le secrétaire du CE semble plutôt fier de nous dire qu'il connaît tous les prénoms, ou presque, des 1300 ouvriers de Goodyear : « Quand quelqu’un arrive et qu’il ne va pas bien, on le voit tout de suite, on le prend à part
2. Le tribunal de grande instance de Nanterre a suspendu fin août 2009 un plan de restructuration prévoyant 820 suppressions d’emploi à Amiens-Nord. Le plan social annoncé le 26 mai par la direction s’était révélé deux fois supérieur à une précédente restructuration touchant 402 emplois, que le tribunal de Nanterre avait déjà interdit en novembre 2008 pour non respect des procédures légales.
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3. En droit français du travail, le droit de retrait est le droit pour le salarié de se retirer d'une situation de travail présentant un « danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ». À la différence des procédures d'alerte, attachées à certaines institutions représentatives, le droit de retrait est un droit individuel mais qui peut s'exercer collectivement.
4. La fabrication d'un pneu se fait à partir de différentes matières premières : plus de 30 sortes de caoutchoucs naturels et synthétiques, des produits chimiques et des pigments, mélangés dans des malaxeurs géants appelés Banbury. Ces malaxeurs mélangent les différents ingrédients pour obtenir un mélange de gomme homogène et noir.
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et on va discuter. C’est pas chacun pour sa peau ici. » C’est sans doute pour ces raisons-là que la lutte paye à Goodyear. Les syndicalistes y font leur travail : ils défendent les salariés et montent au créneau dès qu’il le faut. Mais il y a beau y avoir un esprit pugnace et solidaire dans cette usine, les salariés ne sont pas pour autant tous ravis de venir y bosser. Régulièrement, les délégués exercent le droit de retrait 3 « parce que des gars se sentent mal sur leurs machines », nous explique-t-on. Entre 2006 et 2008, le taux d'absentéisme est passé de 10 à 16 % et le nombre des accidents du travail a doublé. Il y a bien ceux qui, quoi qu'il arrive, ne voudront pas quitter leur poste. La force de l'habitude. Des gestes tant répétés et si bien connus qu'ils permettent à ceux qui les effectuent de s'en extraire, d'être absents. « Il y a des gars qui bossent depuis 20 ans sur les postes les plus difficiles, au Banbury 4 par exemple, et qui refuseront si vous leur proposez de se mettre à un nouveau poste moins exposé, moins dangereux, estime Reynald Jureck. Ils vous diront qu’ils sont habitués à leur boulot et qu’ils connaissent bien leur machine. Ils arrivent le matin, ils règlent leurs bécanes et c’est parti pour la journée… » Brancher la machine et se déconnecter. Pendant que nous poursuivons notre discussion au bureau du CE, la compagne d'un ouvrier appelle. Mickaël Wamen, délégué CGT et fort en gueule, lui répond. Comme promis, il s'occupera de son mari, avant la fin du mois, c'est sûr. « Je suis obligé de régler les problèmes de mecs qui se tirent, lâche-t-il en raccrochant. C'est son sixième coup de fil depuis ce matin : son mec a été déclaré inapte chez Goodyear, et il a trouvé une formation à partir de janvier, il veut se barrer. Donc là, je fais le forcing avec la direction pour qu'ils le licencient, qu'ils ne lui demandent pas de préavis et qu'ils lui paient des indemnités. Et des mecs comme ça, il y en a de plus en plus. Ils en ont plein le cul les gens, ici. » Les ouvriers semblent ne plus en pouvoir de leur boulot et, pourtant, toute l'énergie de révolte semble se concentrer sur la question du maintien de l'emploi. Pas à n'importe quel prix, bien sûr. On se bat pour plus de dignité en obtenant de meilleures conditions de travail, en refusant une réorganisation qui viendrait pressuriser encore un peu plus les salariés. Mais la question de ce qu'on produit, et à quelle fin, ne semble pas se poser. « On ne met pas un gosse au monde pour lui dire d’aller tra-
vailler en usine, admet Mickaël Wamen. Généralement, les parents ouvriers espèrent mieux pour leurs enfants. Sauf qu’à un moment donné, quand tu es jeune et que tu es au chômage, t’es bien content de trouver un boulot à Goodyear. Alors si on négocie la fermeture de l’usine avec un bon chèque à la clé, où bosseront les jeunes demain ? » Le bon chèque fait référence à la somme obtenue par les ouvriers de Continental. Leur lutte est très commentée dans la région. Certains admirent la manière dont les salariés se sont organisés et jalousent le montant des indemnités de licenciement arrachées à la direction. D’autres, plus critiques, questionnent la finalité de leur combat. « Humainement, c’est vraiment beau ce qu’ils ont fait. Y a rien à redire. Mais ils n'ont pas pu sauver leurs emplois et, au final, ils ont dû se battre pour du fric, regrette Mickaël Wamen. Deux ou trois ans en arrière, nous aussi on nous avait dit que la boîte allait fermer, mais on s’est battu pour démonter les plans sociaux les uns après les autres et on a gagné. Si on ne se bat pas pour garder des boîtes chez nous, je ne sais pas comment on va finir. » « Notre force : la démocratie directe »
Là où la justice a donné raison aux ouvriers de Goodyear, elle a débouté ceux de Continental. Paradoxalement, c'est cet événement qui donnera toute sa force au mouvement des Contis. Le 21 avril 2009, après le rejet par le tribunal de Sarreguemines de leur demande d'annulation du plan social, les 1120 ouvriers de l'usine de Clairoix se retrouvent sur la paille. Ils avaient pourtant accepté, un an plus tôt, de repasser aux 40 heures pour garantir leurs emplois et permettre à la boîte de générer un bénéfice annuel de 17 millions d'euros. « Quand on a vu que les patrons fermaient l'usine, que l'État nous lâchait et que la Justice suivait, on a compris qu'il n'y avait plus rien à attendre de qui que ce soit si ce n'est de nous-mêmes. On n'avait plus qu'à se battre, et jusqu'au bout », nous explique Didier Bernard, un des piliers du comité de lutte. Furieux
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d'avoir été salement roulés par un groupe qui ne finit pas de s'enrichir, les ouvriers de Continental gagnent alors la sous-préfecture de Compiègne. Devant le refus du haut fonctionnaire de les recevoir, la colère monte et quelques fournitures de bureau et autres écrans plats passent par la fenêtre. Ce coup de sang débloque immédiatement la situation. Le secrétaire d'État à l'Industrie, Luc Chatel, propose aussitôt une « médiation du gouvernement », et un accord avantageux se conclut : au minimum 50 000 euros d'indemnités de départ et deux années de congés formation pour chaque zigue. « On a réussi à obtenir entre cinq et huit années de salaires, calcule Xavier Mathieu, délégué CGT de Continental, devenu célèbre pour avoir dénoncé l'apathie des têtes syndicales et taxé Bernard Thibault de “racaille”. Même les gens qui ont un travail aujourd'hui ne sont pas sûrs d'avoir un salaire demain pour pouvoir nourrir leur famille et payer leur maison. » Pas faux. Et puis, pour ceux qui ne voudraient pas rempiler tout de suite, voilà de quoi passer quelques années à l'abri de la galère. Cette victoire n'est pas au goût de tous. En septembre 2009, le tribunal de Compiègne condamne six ouvriers à des peines de prison avec sursis et à de lourdes amendes. Pour les Contis, comme l'explique leur communiqué diffusé après la condamnation, le message est sans ambigüité : « Les condamnations pénales et financières prononcées contre ces six salariés sont un acte de vengeance contre la lutte victorieuse des 1120 travailleurs de Continental Clairoix, et une condamnation pour l’exemple qui s’adresse à l’ensemble des travailleurs du pays, destinée à faire régner un climat de peur contre tous ceux qui refuseraient l’arbitraire patronal et gouvernemental. » Pour criminaliser un peu plus la révolte, l'état va jusqu'à réactualiser une loi invalidée depuis vingt-huit ans : « Le tribunal, à la demande du parquet, et donc des autorités gouvernementales, a remis sur pied, en toute illégalité, une loi abrogée à cause de son caractère liberticide, comme l’avait qualifié alors le ministre de la Justice Robert Badinter. L’atteinte aux libertés publiques, par cette réintroduction de la loi dite “anticasseurs”,
qui permettait, comme c’est le cas dans cette affaire, de condamner des personnes sans avoir de faits précis à leur reprocher, au nom d’une prétendue responsabilité collective qui découlerait de leur seule présence à une manifestation, est une menace grave pour les libertés publiques. D’ailleurs, ceux qui rêvent de s’en prendre à toutes les contestations ont immédiatement réclamé que soit généralisé dans tout le pays, et pour toutes les manifestations, ce qu’ils ont appelé “la jurisprudence Continental”. » Au-delà de cette affaire juridique, que s'est-il passé à Continental pour que cette lutte devienne le symbole de la résistance des ouvriers face à la vague de délocalisations ? Nous prenons la route de Clairoix. Aux pieds de la grande cheminée flanquée du logo orange et noir de la multinationale, environ 600 ouvriers
Ci-dessus : quelques composants chimiques entrant dans la fabrication des pneus.
« On s’est battu pour démonter les plans sociaux les uns après les autres et on a gagné. » sont venus participer à l'assemblée générale hebdomadaire qui continue à se tenir chaque lundi après-midi. Juché sur un banc accolé au mur de l'usine, Xavier Mathieu prend le mégaphone. En guise d'introduction, le traditionnel « Gérard ? » (prénom du directeur de Continental France) est lancé. La réponse, joyeusement gueulée à pleine gorge par l'assemblée, est immédiate : « Enculé ! » Tout en finesse, l'AG peut commencer. « On a signé l'accord au mois de juin et on est encore 600 Contis aujourd'hui. Même ceux qui sont en grève n'arrivent pas à réunir autant de monde. » Dans la foule, nombre d'ouvriers portent encore leurs vestes d'atelier noires, marquées du nom de l'usine, comme pour signifier que la lutte est loin d'être terminée. « Cette semaine encore, on a lu dans la presse des actionnaires que, étrangement,
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la filiale qui marche le mieux dans le groupe Continental, c'est celle du pneumatique... Mais la direction de Continental s'est adressée à ses actionnaires en leur disant : “Ne vous inquiétez pas, on va continuer à licencier et à faire plus de bénéfices...” On s'en rend compte, là, de la défection du capitalisme ! Mais l'État sait que s'il veut nous faire un sale coup dans quelques semaines, nous réagirons. Il sait aussi que Continental est prêt à bondir s'il le faut et à aller soutenir les autres personnes qui sont dans la galère. » Depuis l'annonce de la fermeture de leur usine, les Contis n'hésitent pas à soutenir les autres boîtes en lutte. Ils se sont rendus à Dreux où les salariés de Philips avaient tenté une reprise de l'usine en autogestion, à Amiens pour les Goodyears, mais aussi à Versailles pour apporter leur soutien aux faucheurs volontaires jugés en appel. En route pour cette dernière destination, Didier Bernard et Christian Lahargue nous racontent comment s'est organisée leur lutte. Très vite, nous racontent-ils, ils ont eu l'idée de faire appel à Roland Szpirko, un vieux loup des batailles syndicales. Dans les années 1990, ce militant de Lutte ouvrière
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travaillait à Chausson, la plus grosse usine de Picardie, qui a connu le même sort que Continental après quatre années de bagarre contre la fermeture. « Roland Szpirko, pour nous, c'est une référence au point de vue de la bataille syndicale, nous explique Christian. On sait que, juridiquement, il tient la route, ce type. Malheureusement, la manière dont les luttes se passent ailleurs, c'est parce que les fédérations ne font pas leur boulot, mais sans doute aussi parce qu'ils n'ont personne pour leur transmettre l'expérience des luttes qui ont marché. C'est important d'avoir des références de lutte comme les Chausson, 68 ou 36. » « Foutre en l'air les patrons » et « Donner le pouvoir aux ouvriers », avec un discours qui pourrait sembler au ras des pâquerettes, Roland Szpirko apporte des outils qui ont déjà fait leurs preuves : un comité de lutte transversal où syndiqués et non-syndiqués se retrouvent et des assemblées générales régulières pour soumettre et faire valider les propositions du comité de lutte. Pour Christian Lahargue, cette organisation a été leur atout : « Notre force ça a été de mettre en place des outils de démo-
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cratie directe. Ce ne sont pas les syndiqués seuls qui ont négocié le plan social, c'est l'ensemble des ouvriers à travers le comité de lutte et les AG. » Cette organisation horizontale ne s'est pas imposée sans heurts. Si la majorité des ouvriers de la boîte s'y est vite retrouvée, une partie des délégués syndicaux bien en place n'a guère apprécié cette nouvelle donne. « La base a dit : “Maintenant on ne discute plus de mes prochaines vacances, on discute de ma peau, explique Xavier Mathieu. Et ma peau, je ne vais pas te la confier pour que tu ailles négocier à ma place, je vais la défendre moi-même.” On a pratiqué le syndicalisme qui existait avant qu'il ne se fasse rattraper par la bureaucratie. On a adopté la méthode LKP et certains ont dû ravaler leur orgueil ! » Pas étonnant que les ouvriers aient soutenus cette forme d'organisation et remis à leur place les représentants officiels. Pour Continental comme pour Goodyear et Dunlop, où les sections CGT sont très actives, le secrétaire général de la CGT Bernard Thibault n'a jamais pris la peine de se déplacer, ni même de signer le moindre communiqué de soutien. De quoi
éprouver une certaine défiance à l'égard des centrales syndicales et des formes actuelles de représentation. Mais si l’on regrette que les confédérations nationales n'aient pas pris la peine de venir ici, on ne s'en étonne pas: « Depuis le temps que Thibault est arrivé à la CGT, il a toujours prôné la modération et le “dialogue”. Le problème, c'est qu'il le prône tellement bien qu'il a passé plus de temps à l'Élysée qu'auprès des gens qui se battaient. Il a sûrement pris le goût des petits-fours et maintenant il ne peut plus en décrocher, ironise Didier Ber-
« On a pratiqué le syndicalisme qui existait avant qu'il ne se fasse rattraper par la bureaucratie. » nard. Quand on regarde ce qui s'est passé au printemps 2009, les confédérations ne géraient plus rien, poursuit-il. Ils ont vu que la base leur échappait comme ça a pu être le cas en 1936 ou en 1968. On aurait pu croire à une implosion dans le pays, mais plutôt que de continuer les manifestations et d'appeler à la grève générale, les confédérations n'ont rien fait en espérant ainsi étouffer le mouvement qui les débordait. » Elles n'étoufferont pas la colère des ouvriers de Continental : « En face de nous, c'est pas le dialogue social qu'on entend, ajoute Didier Bernard. Les patrons défendus par l'État n'hésitent pas à fermer puis à faire appel à des milices privées pour déloger les salariés qui occupent leur usine, comme à Molex ou à Lear. » Les représailles et les intimidations n'auront pas entamé la lutte des Contis. Xavier Mathieu, qui fait partie des six condamnés, ne regrette pas une seconde : « On a perdu notre boulot, on a été condamné par la Justice, mais on a obtenu un plan social assez exceptionnel, et on a gardé la tête haute du début jusqu'à la fin.» Au sein du comité de lutte, on commence déjà à parler de la suite, des formations et autres pistes de reconversion, mais on ne compte pas pour autant déserter : « La lutte n'est pas finie, annonce Didier Bernard. Les Contis, on doit être prêt à se battre, et on doit pouvoir continuer à soutenir les autres qui luttent à Sarreguemines et ailleurs. “Un pour tous et tous pour un !”, avions-nous dit au début du mouvement, il faut que cet adage reste le nôtre pour les mois et les années à venir. »
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du
à Amiens, les usines ne produisent pas que des luttes. Au cours de son itinérance, Z a rencontré des ouvriers combatifs, mais aussi des hommes combattus. Des gueules cassées, des corps en vrac, des devenirs amputés – voilà l'une des autres « productions » de l'usine. Souvent écœurés et parfois révoltés, les ouvriers de Goodyear et de Dunlop nous livrent ici des morceaux de leur quotidien à l'atelier. Six témoignages, six portraits, qui ponctuent ce dossier sur les luttes au travail. Des corps à l'envers, l'envers du décor.
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suis rentré à Goodyear en 1979. Les conditions de travail étaient moins pénibles qu'aujourd'hui. Honnêtement, on était content d'aller travailler. J'avais un simple poste d'ouvrier. J'enroulais la toile dans des mandrins, des liners. C'était un poste assez simple. Il y avait aussi le montage de bobine, bien sûr ! Personne n'y échappait, c'était un passage obligé. Puis, le réglage des freins. Des freins d'amiante. Ça, c'était dingue : on se mouchait, c'était noir, on se demandait ce qui se passait. On se disait : on travaille dans le caoutchouc, c'est donc de la poussière de caoutchouc. On ne cherchait pas à comprendre. Mais non, c'était l'amiante. On se mouchait tout noir. Tous les jours. Je ne sais pas si vous vous imaginez : entre la plaquette et la mâchoire du frein, on mettait un morceau de papier de verre et on tournait jusqu'à temps que l'épaisseur de l'amiante rétrécisse. Alors la poussière, y en
avait partout. Mais nous, on ne savait pas. On n'avait pas de masque, on n'avait pas de gants, on n'avait rien. J'ai commencé à avoir des problèmes de dos à cause des bobines, des B-80, de 40 kilos. On les montait avec un palan 1 à chaîne et une poignée électrique. Le palan était trop près des axes de frein. Alors il fallait tirer à chaque fois sur le panier, où il y avait la bobine, pour faire une extension et pouvoir les monter, au plus bas à 18 cm et en haut à 1,83 m, sur les broches. On devait s'en faire 936 comme ça, à deux, un gars de chaque côté. Le montage des bobines, c'était la hantise de tout le monde. Quand j'ai dit qu'on souffrait du dos à cause de ces bobines, on m'a répondu que si j'étais pas content, je n'avais qu'à m'en aller. « T'es payé pour travailler, pas pour discuter », voilà comment on me parlait. Si la machine était en panne, et que je ne pouvais pas la démar-
Un palan est un mécanisme constitué de deux groupes (ou moufle), l'un fixe, l'autre mobile, contenant chacun un nombre arbitraire de poulies, et d'une corde qui les relie. Il sert à réduire l’effort nécessaire (ou démultiplier la force utilisée) pour rapprocher les deux groupes de poulies.
« Il faut être Rambo pour travailler là-bas » rer, le chef de production venait et disait : « Ah, je m'en doutais ! » Je lui répondais : « Ah bon? Si vous êtes plus malin que moi, allez-y, mettez-la en route la machine. » C'est la catastrophe, là-bas. Une ambiance à prendre un flingue pour venir travailler. Quand on est une équipe soudée, ça va. Plusieurs fois, on a lancé des mouvements de grève. Mais souvent, au dernier moment, tout le monde se débinait. Je me retrouvais tout seul. Je suis donc devenu la bête noire parce que je ne me laissais pas faire. Y a quelque temps, on avait un malade, ils l'ont fait remplacer par un autre gars qui n'avait jamais travaillé sur ce poste. Moi, je ne voulais pas démarrer la machine. J'ai dit : « Non, il est pas certifié à ce poste d'enrouleur. » On m'a répondu : « Monsieur Bigand, vous mettrez en route, c'est un ordre ! » J'ai dit : « S’il y a des problèmes, vous vous démerdez ! » Alors j'ai mis en route. Le premier rouleau que le gars a voulu sortir, il est passé dedans. Je l'ai dégagé, comme je pouvais, avec toute son épaule broyée. Le gars, il hurlait la mort,
à terre. Alors le chef, il arrive, il le regarde et il dit : « ça fait rien, Daniel, t'inquiète pas, je vais t'en donner un autre. » J'ai répondu : « C'est pas possible ! Vous êtes fou ou quoi ? Le gars, il hurle à la mort et vous allez m'en donner un autre, et il va passer aussi dans ce rouleau ! » Fallait voir, c'était affreux. Heureusement que je gardais mon sang-froid, sinon paf ! Les patates, elles partaient ! C'était affreux. J'ai vu des choses. J'ai vu une femme, elle y a perdu sa main... Elle avait le poste de préposé au peigne, où l'on surveille les fils. Quand ils sautent, il faut les remettre en place. Elle a passé sa main dedans. Tous ses doigts coupés en lambeaux dans la machine. C'était une femme qui connaissait bien son poste. Mais il y avait une procédure qui disait : « En fin de bobine, quand les fils arrivent à la fin, il faut ralentir la machine. » Mettons, au lieu de 40 mètres/minute, on la met à 15 ou 20 mètres/minute. Doucement, pour qu'il n’y ait pas de problème. Alors elle, elle a attrapé les fils pour les mettre dans la gorge, et puis elle s'est prise dans les autres fils. Je suis intervenu tout de suite. Elle a réussi
Daniel Bigand Goodyear
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à arrêter la machine avec la sécurité. J'ai coupé tous les fils et j'ai ouvert le peigne. Sa main était dedans. Elle voulait à tout prix la voir. J'ai dit : « Écoute, y a rien. » Puis c'est là la première fois que j'ai tapé une femme. Parce qu'elle partait en délire, quoi. Paf ! Je lui ai foutu une belle claque. Puis les secours sont arrivés. Après des histoires comme celle-ci, c'est pas de la dépression, mais presque ! Je me disais : « Je commence à 6 heures, je m'en vais à 14 heures, on verra bien ce qui va se passer. » Qu'est-ce que vous voulez faire ? Quand on a une maison à payer et qu'on sait qu'il n'y a du boulot nulle part... On fait quoi ? On est obligé de baisser son froc. Et avec tout ce qu'on respire ! Tous les produits : noir de carbone, soufre, la poussière et tout le reste. C'est moyenâgeux. Il faut le voir pour le croire. Moi, j'ai déjà dû réparer la machine avec des morceaux de fil de fer pour pouvoir tourner. On me disait : « Démerde-toi ! Y a personne en maintenance, ils sont occupés, démerde-toi, faut tourner. » J'avais une tête comme un compteur à gaz. Il faut être Rambo pour travailler là-bas. Tous les jours, c'était différent... On pense qu'en usine on fait des gestes répétitifs, que c'est monotone. Mais nous, c'était pas monotone. C'était que des engueulades, que des problèmes partout. J'ai déjà vu un rouleau tomber de huit mètres, un gros rouleau. Plafff ! Par terre dans la cave. Trois cents kilos, un truc comme ça. Un rouleau plein, en acier. Il y aurait eu quelqu'un là... parce que, nous, on y passe, à cet endroit-là. Le mec, il se retrouvait dans la cave – mort. Ce que la direction veut, c'est du chiffre. Le reste, ils s'en foutent. Avant, c'était la qualité avant tout. Aujourd'hui, on entend dire : « Sur cette machine-là, vous avez 5000 pneus à sortir, il faut qu'ils sortent, problème ou pas problème, on ne veut pas savoir. » Alors, on a commencé à sortir que de la merde ! On disait : « Ça, ça va pas ! » Et on nous répondait : « Vous avez une production à faire, faut la faire ! » S'il y a des gens qui sautent avec ces pneus, tout le monde s'en fout. C'est pour ça que nous, les anciens, on disait : « Si tu veux mourir, achète des pneus Goodyear. » On avait une remise de 50%, mais quasiment personne achetait des Goodyear. Maintenant, la qualité, tout le monde s'en fout. Un jeune qui rentre là-dedans – qui a plein d'espoir, qui veut monter en grade, normalement, par son savoirfaire – en même pas un an, six mois, il est écœuré. Il cherche pas à comprendre. Combien d'intérimaires que j'ai formés venaient me voir et me disaient : « Daniel, tu m'excuseras, mais demain je ne viens pas.
C'est trop dur votre bordel, c'est pire que la taule ! » Un jour, dans mon village, il y avait un gars qui était au chômage, avec sa maison à payer, il pleurait tout le temps : « Comment je vais faire ? Comment je vais faire ? » Alors une fois – c'est des gens que je connaissais à peu près – j'allais chercher mon fils à l'école, et j'entends sa mère qui discutait avec une autre amie. Je lui dis : « Écoutez... si vous voulez, je peux essayer de le pistonner pour qu'il rentre chez Goodyear, comme intérimaire, en attendant. » Elle me dit : « Ah, vous feriez ça, Monsieur ? » « Bah oui, je peux toujours demander. »
Je suis un vrai laboratoire. Le gars, il n'est même pas resté une semaine. Il est venu me voir et il m'a dit : « Daniel, je te remercie, mais non. J'ai besoin d'argent mais c'est pas possible. » Plus tard, je l'ai revu, après qu'il a trouvé un autre boulot, et il m'a dit : « Daniel, là-bas, c'est le paradis par rapport à ta boîte. T'as voulu me dépanner. Mais vraiment faut être fou pour travailler là-dedans. » Aujourd'hui, j'ai le dos complètement foutu. Vers la fin de l'année 2003, j'ai été voir le chef du personnel parce que je ne pouvais plus tenir. Je lui ai expliqué mon cas : « L'hôpital Nord veut à tout prix que je change de place, parce que mon état se détériore constamment, c'est un problème qui est devenu dégénératif, alors il faut à tout prix me trouver une place. » Le chef du personnel me dit : « Écoutez, Monsieur Bigand, si vous n'êtes pas capable de rester à votre poste, vous prenez la porte. » Autant vous dire que je me suis senti considéré ! Tous les spécialistes m'ont dit : « On n'a jamais vu un dos comme le vôtre. Jamais. » Il n'y a pas d'opération possible. La solution, c'est les cachets, la morphine pour le restant de ma vie. Voilà. Je ne peux pas bricoler : c'est ça, la merde. Dès que je bricole un coup, des petites choses, je suis obligé d'aller m'allonger, quoi. Alors c'est pas marrant. Pas marrant du tout. Des fois je reste coincé, c'est la catastrophe. Et alors, c'est encore des piqûres et des piqûres. Même en ne foutant rien. Des piqûres, des anti-inflammatoires... De toute façon, je suis un vrai laboratoire. C'est difficile de garder le moral dans des conditions comme ça, parce que la vie, elle est foutue. Avec mon travail, je suis arrivé à avoir ma maison, mais je n'ai plus la santé...
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usines plombées, production déviée & tuyaux de lutte
L'imagination sans le pouvoir
Luttes d'hier et d'aujourd'hui, discussion laborieuse à l’Université populaire d’Amiens Plus d'un mois après la fin de son itinérance en Picardie, Z s'est invité au débat organisé par l'Université populaire d'Amiens* autour du film Lip, l'imagination au pouvoir, de Christian Rouaud. Des délégués syndicaux d'usines aujourd'hui en lutte ont répondu à l'appel, mais aussi Charles Piaget, ancien délégué CFDT et pilier du mouvement des Lips. Que s'est-il passé dans cette usine pour que, plus de trente ans après, son récit soit encore sollicité ? En 1973, après l'annonce de nombreux licenciements, les ouvriers horlogers de Besançon avaient pris le contrôle de la production, défiant l'autorité des confédérations syndicales nationales. Très vite leur combat a attiré l'attention : non seulement ils relançaient la fabrication de montres, mais ils les vendaient et se payaient. Une aventure autogestionnaire de plusieurs mois inédite en France. Elle reste depuis le symbole d'un mouvement victorieux. Confronter cette expérience à celle de mouvements en cours, en évoquant leurs forces, leurs difficultés, mais aussi leurs limites, semble donc particulièrement pertinent. Cependant, à ses risques et périls, Z a tenu à poser une question qui nous tient à cœur. Celle de la production et de ses finalités. De quoi s'attirer les foudres de leaders syndicaux engagés dans des luttes qui ont pour axe central le maintien des emplois et de la production actuels...
L'
université populaire d'Amiens : Comment lan-
ce-t-on une lutte ?
* Mail : <univ.pop.amiens@ gmail.com> Site : <http://dupimentrouge. blogspot.com> Adresse : ASUPA 80 rue du Hocquet, Appt. 08 80000 Amiens
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Charles Piaget (délégué CFDT chez Lip dans les années 1970) : C'est toujours un coup d'assommoir quand les salariés apprennent que l'entreprise va être délocalisée ou qu'elle va connaître une restructuration importante avec de nombreux licenciements. On travaille, tout fonctionne et, tout à coup, tout est remis en cause. Comment va-t-on rentrer dans la lutte, ça va dépendre de ce qui s'est passé avant. Est-ce qu'il existe dans cette entreprise une tradition de lutte, des syndicats, des habitudes de vie collective ou de résistance collective ? Ou bien est-ce qu'il y a au contraire une habitude d'individualisme très fort ? Qu'on soit plus dans un cas de figure que dans l'autre, l'annonce d'une restructuration ou d'une délocalisation fait toujours mal. L'employeur mène une action psychologique.
Son objectif : faire en sorte que chaque salarié ressente que c'est inéluctable et qu'on ne peut pas passer à travers. Toute une série d'informations ou de faits annoncés en amont servent au moment de l'annonce de la fermeture ou de la restructuration que c'est incontournable. Chez nous [à Lip, ndlr], plusieurs mois avant l'annonce des licenciements, la production avait baissé. Ce qui permet de dire ensuite à la direction que ça ne va pas, qu'il faut faire quelque chose et que c'est incontournable. Face à cela, il faut refuser la fatalité, ce qui n'est pas une mince affaire. à l'époque, au lendemain de la guerre et jusque dans les années 1970, il y avait peu de chômage. Les conflits, c'était autour des salaires et des conditions de travail, très peu autour de l'emploi. Les organisations syndicales nous avaient expliqué que ce n'était pas possible de se battre si les actionnaires décidaient de fermer l'entreprise ou de réduire son activité. Elles nous proposaient de
la base se rebiffe
lutter pour de meilleures indemnités de licenciement, mais pas pour autre chose. Ce n'était pas dans les mœurs. Comment en arrive-t-on à refuser la fatalité ? Certains ne croient pas à la restructuration en disant : « Mais tous ces bâtiments ne peuvent pas disparaître, et puis, il y a du boulot quand même ! » D'autres sont tellement assommés que leurs cerveaux arrêtent de fonctionner. D'autres encore se disent qu'il faut travailler encore plus pour devenir des modèles et donner envie à un éventuel repreneur. Face à tout cela, il y a la nécessité de bâtir une contre-proposition, un projet de lutte. Et ça commence toujours par se rassembler, réfléchir et discuter. De notre côté, on s'est retrouvés tout un week-end avec les deux organisations syndicales qui ne s'entendaient pas trop mal [CFDT et CGT, ndlr], et on a commencé à dessiner des pistes à partir de tous les documents qu'on avait réunis, pour prendre complètement la mesure de la situation. Ensuite, on en a fait un tract de sept pages qu'on a distribué dans tous les bureaux et dans tous les ateliers en disant : « Aujourd'hui, il faut prendre ce tract et réfléchir. Chacun a des connaissances, chacun doit le compléter et l'amender. » Et là, on rentre dans la palabre. On ne peut pas passer du coup d'assommoir à une idée claire. Il faut du temps. Petit à petit, on est arrivé à ce qu'il y ait dialogue et débat. Après des modifications collectives du texte de départ, nous avons pu élaborer une stratégie commune. Ce moment a été décisif. Il faut que chaque salarié sache pourquoi il se bat, et que la lutte est possible. à partir des arguments de chacun, nous avons pris le temps de penser ensemble, et c'est indispensable. Sinon, on a d'un côté des leaders qui donnent des consignes et de l'autre des suivistes. Il faut vraiment que ça soit partagé. Parce que le combat n'est pas celui de quelques personnes, il faut que tout le monde s'y mette. Voilà comment, nous, on s'y est pris. Il nous a fallu plusieurs semaines. Mickaël Wamen (CGT Goodyear) : Chez Goodyear, il y a plusieurs générations d'ouvriers qui travaillent, c'est une entreprise plutôt familiale. Mais, en face de nous, nous n'avons plus affaire à un patron d'usine, comme dans le temps, mais à des « dirigeants ». Et ce sont des gens qui n'ont pas de responsabilité, si ce n'est de rendre des comptes directement aux actionnaires. Ce qui fait que l'interlocuteur qu'on a
en face de nous tous les jours n'a, au bout du compte, aucun pouvoir. Comment la restructuration nous a été annoncée ? C'est simple, il y a d'abord eu une dégradation organisée par la direction, qui s'est traduite par une diminution régulière du nombre de produits à sortir par jour, afin d'augmenter le coût de la production du pneumatique. Le but était de nous présenter un tableau noir, selon lequel on était beaucoup moins productif que nos voisins allemands. Pour remédier à ça, ils nous ont proposé, en 2007, d'accepter le passage aux 4x8 – ce qui signifie ni plus ni moins la mise à mort de nos vies de famille –, pour gagner 25% sur le coût aux cent kilos, et nous aligner sur la production allemande. Avec les salariés, on a fait en sorte que cette proposition ne passe pas. On a eu deux victoires au tribunal de grande instance de Nanterre. La
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usines plombées, production déviée & tuyaux de lutte
direction a alors annulé son plan social pour en faire un deuxième, avec cette fois-ci encore plus de monde dans la charrette. Le travail de sape qui est fait par la direction de Goodyear va bien au-delà du site d'Amiens-Nord. On représente 59% des effectifs en France et si la direction arrive à ses fins avec nous, demain c'est l'ensemble des 3000 emplois français qui seront visés. On a la preuve aujourd'hui qu'il y a une stratégie de la direction, mise en place depuis cinq ans, pour conduire dans un premier temps à une dégradation des relations sociales, en nous enlevant un certain nombre d'acquis qui conduisent à des mouvements de grève et, dans un second temps, à une dégradation volontaire de la production. En Angleterre, ils ont réussi a fermer quatre usines en moins de sept mois. Il faut dire que là-bas on annonce le lundi que l'usine va fermer, et la semaine suivante, c'est bouclé. Quand ils ont annoncé le plan de restructuration de notre usine, ils ne s'attendaient pas à une telle résistance. Cette lutte, elle resserre les liens, mais elle retourne aussi les tripes. On a des camarades qui sont maintenant chez eux, en dépression... Il faut bien comprendre que si demain la direction annonce la fermeture, il y a 1300 personnes qui vont se retrouver sur le carreau, sans compter les répercussions sur les familles. Alors tant qu'on est ensemble, qu'on se voit chaque jour, on se sert les coudes. C'est ça qu'ils veulent nous retirer, et c'est ce qu'il faut combattre aujourd'hui. Roland Szpirko (un des leaders de la lutte des Chaussons dans les années 1990 et actuellement militant à LO) : La lutte des Chaussons a eu lieu d'octobre 1992 à avril 1996. C'était la plus grande usine de Picardie. Quand la bagarre contre la fermeture de l'usine a commencé, on était encore 2500 personnes pour finalement tomber à zéro. Historiquement, la bagarre menée par les camarades de Lip a quand même changé la donne, parce que c'était la première fois que les travailleurs voyaient que certains d'entre eux étaient capables de se prendre en main. Pas seulement de se battre en réaction, mais aussi de remettre en cause le droit de propriété des patrons sur les entreprises. C'était peu de temps après 1968 et ça a permis de voir le poids que pouvait avoir la classe ouvrière. Les situations de licenciements massifs donnent lieu à des luttes défensives, où il est très difficile de se lier aux autres. Cela dit, l'idée d'aller le plus loin possible dans le mouvement, comme les Lip l'ont fait, nous l'avons eue aussi.
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Le problème qu'on s'est posé, et qu'on se pose toujours, c'est comment redonner confiance aux travailleurs en leur propre force, leur faire comprendre qu'il n'y a pas de fatalité et que c'est leur lutte. Avant d'engager une lutte, il faut que ce soit celle de tous. Il faut que les objectifs que se fixent les salariés soient les leurs, et qu'ils soient prêts à beaucoup de choses pour les atteindre. Et pour ça, il y a des frontières à faire éclater. La première bagarre, c'est celle de la confiance, c'est de se dire qu'on est dans notre droit. Ceux qui sont en face, pouvoir ou patronat, ce sont nos adversaires. Il faut briser les différences qu'on a entre nous. Et l'un des problèmes que tous les militants connaissent, c'est la division entre les syndicats, et entre les gens plus généralement. Nous, on était une boîte de 2500 personnes, il a d'abord fallu rassembler tout le monde. Là aussi, c'est une bagarre qui a duré des semaines, et qui est passée par de longues discussions. L'essentiel, c'est que les travailleurs s'approprient la lutte, que ça devienne la leur, et, à partir de là, la suite dépend de la dureté des adversaires. Manu Georget (délégué CGT chez Philips EGP Dreux) : Philips EGP Dreux subit une casse industrielle qui dure depuis les années 1980. Il y a cinq ans, on était encore 4000, aujourd'hui seulement 217. Je sors d'une réunion où l'on devait recevoir un avis pour la fermeture complète de ce qui reste du site. Depuis 2002, on ne s'interdit pas d'avoir un discours politique en dehors de la CGT, et on s'autogère. Il y a eu onze semaines de grève en 2008 pour refuser les nouveaux licenciements. On a perdu 300 personnes, mais on a continué et on a déposé un recours devant le tribunal. Nous avons gagné en première instance un million d'euros de dédommagement, mais ça n'a pas plu au gouvernement et au Médef qui ont fait appel de cette décision. Le 5 janvier 2010, la boîte a annoncé la fermeture, et les salariés qui continuaient la grève étaient menacés d'une amende de plus de 9000 euros chacun. C'est le genre de coup de marteau qui vous fait arrêter une grève, surtout quand vous avez intégré l'idée que la boîte allait fermer. Cette annonce de fermeture a presque été un soulagement pour certains, parce qu'ils n'en pouvaient plus de combattre en plus du boulot. Mais d'autres ont dit : « Attendez, pendant des mois, vous nous avez parlé du contrôle ouvrier ! C'est ça qu'il faut faire, il faut se réapproprier l'outil de travail ! » Il y a eu un vote et on s'est mis d'accord. Certains ont pris le téléphone pour passer des commandes de matériel et, en une journée, on
L'imagination sans le pouvoir
avait de quoi fabriquer plus de 5000 appareils. On a commencé à produire et à stocker, mais à la différence des Lip, on n'a pas vendu notre production. Au bout de dix jours, la direction a débarqué avec un huissier et, surtout, une sorte de milice privée qui a tenté de nous intimider. Il y a des gens qui ont eu peur et qui ont préféré se retirer du processus d'autogestion, mais on a quand même tenu le coup jusqu'à la convocation par l'huissier. On a fait valoir notre droit de retrait 1 pour protéger les salariés, et on a suspendu le contrôle ouvrier. Aujourd'hui, les salariés vont à l'usine alors que rien n’y est produit. Ils attendent la fermeture... Xavier Mathieu (délégué CGT chez Continental) : Comme le disait tout à l'heure Charles Piaget, avant l'annonce d'une fermeture ou d'un plan social, il y a des signes annonciateurs. Chez Conti, quasiment six mois avant l'annonce de la fermeture, on faisait 2000 boudins en moins par jour. En réunion, le directeur nous disait : « Ne vous inquiétez pas, tout va bien ! » Alors qu'avant, même quand on faisait le chiffre, on nous prenait la tête pour produire toujours plus. Les licenciements massifs, c'est comme les histoires d'adultère. Un beau jour, vous vous rendez compte que vous êtes cocu... ça vous surprend. Mais vous réfléchissez, et vous vous rappelez qu'un an ou deux plus tôt, certains signes auraient dû vous mettre la puce à l'oreille... Il faut donc être vigilant avec ce genre de signes. Et puis, une lutte, c'est comme une maison : il faut de bonnes fondations. Si vous démarrez de travers, si les personnes qui sont les plus actives au départ ne font pas preuve de bonne volonté, ne rangent pas un peu leur fierté au placard et ne font pas preuve de beaucoup d'humilité, vous n'arrivez à rien. Nous, avant notre conflit, entre syndicats, on se crachait à la gueule depuis des années. Mais le jour où la boîte a annoncé la fermeture, on a compris qu'il allait falloir arrêter de faire les malins, faire en sorte de s'entendre entre syndicats. On l'a fait pour les 1120 Contis, et pas pour notre gueule. On a mis en place un comité de lutte et des assemblées générales. Les salariés eux seuls ont décidé de la suite des évènements. Les gars ont compris que leur voix valait celle des autres, syndiqué ou pas. Je me rends compte que dans toutes les luttes qu’on vient d’évoquer, qui sont des luttes victorieuses, il y a de la fierté. La fierté d'avoir gardé la tête haute. Le résultat, il est ce qu'il est, mais l'important c'est d'en sortir dignes et de pouvoir se dire : « Je ne regrette rien. » On se
bat pour nous et pour que notre destin reste entre nos mains. On ne peut pas se contenter d'une bataille sur un niveau juridique, parce que sinon ça veut dire qu'on remet notre sort dans les seules mains d'un juge. C'est bien de pouvoir mener des actions en justice, mais il ne faut pas oublier la lutte sur le terrain, car c'est celle que nous, ouvriers, on peut maîtriser. Le point commun entre toutes les luttes dont on parle ici, c'est que les gens n'ont donné leur destin à personne d'autre qu'à eux-mêmes. On a remis les syndicalistes à leur place : ils sont les porte-parole des ouvriers, et non les décideurs. Quand vous menez une lutte de cette manière, les gens comprennent qu'on les respecte, et ils prennent part au mouvement, parce que c'est le leur.
1. En droit français du travail, le droit de retrait est le droit pour le salarié de se retirer d'une situation de travail présentant un « danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ». À la différence des procédures d'alerte, attachées à certaines institutions représentatives, le droit de retrait est un droit individuel mais qui peut s'exercer collectivement..
(...) Z : Je tiens d'abord à dire que je me sens solidaire de toutes les luttes dont on parle ce soir. Par ailleurs, je voudrais savoir si, au cours de vos luttes, s'est posée la question de ce qui est produit et à quelles fins. En formulant cette question, je pense notamment à une usine d'armement en Grande-Bretagne dans laquelle a été menée une lutte assez surprenante dans les années 1970. Cette lutte a d'abord commencé en réaction à un plan de restructuration qui conduisait à de nombreux licenciements et, petit à petit, les salariés se sont posé la question de ce qu'ils fabriquaient. Ils ont décidé de reprendre l'usine en autogestion et ont refusé de continuer à produire de l'armement. Ils se sont mis à produire des bus qui pouvaient aller sur les rails, des pompes thermiques et des piles à combustible, tout cela avec l'idée que ça puisse servir directement aux ouvriers dans leur quotidien. La lutte, ici, a débordé les revendications premières qui portaient sur le maintien de l'emploi. Qu'en pensez-vous ?
Mickaël Wamen : Faut être bien calé dans son fauteuil pour prétendre savoir ce qu'on peut produire ou pas. Aujourd'hui, la société Goodyear c'est une marque déposée, aux étatsUnis. Pour continuer à produire sous la marque Goodyear sans patron, c'est impossible. Pour la simple et bonne raison qu'il n'y aura pas un mec qui viendra nous livrer du caoutchouc si on n'est pas des Goodyears. Quand on dit que les machines nous appartiennent, et que le pouvoir est à nous, eh bien moi je dis que mon cul, c'est du poulet ! Le pouvoir nous appartiendra le jour où l'on sera suffisamment nombreux pour dire qu'on ne veut plus du système
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tel qu'il est dans son ensemble. Ce n'est pas uniquement nos entreprises qu'il faut regarder, c'est le service public, le système financier, etc. On verse des milliards aux traders et personne ne bouge. C'est quand même un vrai scandale. Quand on entend dire qu'il n'y a plus d'argent, que c'est la crise, c'est des conneries tout ça.
« On doit pouvoir poser les enjeux écologiques et sociaux de ce qu'on produit, sans attendre un futur incertain. » Chez Goodyear, s'ils arrivent à mettre en place leur plan social, il va coûter entre 350 et 400 millions d'euros. L'investissement pour pérenniser le site était de 25 millions d'euros... Vous voyez bien qu'il y a un non-sens économique. Les grands patrons français n'ont jamais été aussi riches qu'en ce moment, et c'est justement dans cette période dite de crise qu'ils délocalisent ! Pour se battre contre ça, il faut travailler au-delà des frontières. Il faut se battre pour un Smic européen, pour une harmonisation des droits sociaux. Le problème, c'est que les boîtes se barrent à l'étranger pour diminuer le coût du travail, mais aussi et surtout parce qu'un salarié qui se blesse en France, c'est une victime, alors qu'un salarié qui se blesse en Roumanie ou en Chine, c'est un coupable. La différence est énorme. Ils n'ont pas le droit de grève, pas le droit de se mobiliser. Et quand on voit dans la presse locale qu'un ouvrier de Conti en Roumanie gagne 470 euros et qu'il est heureux parce que la moyenne nationale est de 250 euros, on commence à prendre la mesure du malaise. Il faut faire comprendre aux autres que ce que nous avons, c'est le minimum et il faut qu'ils se battent pour l'avoir eux aussi. Je fais partie du comité de groupe européen de Goodyear, et, tous les ans, je rencontre mes collègues polonais. Quand je leur montre nos feuilles de paye, ils hallucinent ! Bien sûr, ils sont passés de 700 à 900 euros, mais ils continuent à toucher deux fois moins que nous, tout en produisant plus... Et quand ils ont un accident, c'est que dalle pour leur pomme ! Quand est-ce qu'on va pouvoir agir à la fois chez nous,
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et au-delà de nos frontières ? ça peut paraître un grand programme, mais c'est là que se situe le combat. Xavier Mathieu : On n'est pas des utopistes. Le but de la discussion d'aujourd'hui, c'était pas de trouver comment changer la société grâce aux luttes ouvrières, mais plutôt comment peut-on se battre lorsqu'une multinationale décide de partir pour gagner plus d'argent et mieux exploiter ailleurs. Roland Szpirko : Il ne faut pas discuter avec les patrons pour savoir comment devenir plus rentable. C'est leur système, et il n'est pas réformable. Il faudrait peut-être avoir les tripes de revenir au mouvement ouvrier tel qu'il était lorsqu'il a été organisé pour la première fois. Ils n'étaient pas nombreux et ils ont dit : « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous, l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Il ne faudrait pas aujourd'hui retourner à des questions microscopiques et se demander quelle usine pourrait produire telle chose et telle autre usine autre chose. Le problème de satisfaire les besoins de la société se situe à l'échelle internationale. Comment satisfaire les besoins ? C'est cela le vrai problème. Certes, il y a le problème du gaspillage, mais comment va-t-on expliquer ça aux pays émergents ? Tous ceux qui prétendent qu'on pourra réformer le système sont des menteurs, exceptés peut-être les jeunes qui y croient par naïveté... Alors aujourd'hui, ou bien on a les tripes de dire que le monde du travail peut prendre la direction de cette putain de société en virant les banquiers et les patrons, ou bien on préfère perdre son temps à se demander si on préfère produire du caoutchouc ou du bambou. Z : Effectivement, il y a eu des expériences de lutte riches dans l'histoire, et il me semble qu'une période riche et enthousiasmante a été celle des conseils ouvriers. Une période où non seulement les ouvriers avaient le contrôle des moyens de production, mais où ils ont également été capables de penser ce qu'ils produisaient, et de penser aussi le problème de l'utilité sociale. La question que nous avons posée au sujet de la production ne me semble pas être réformiste comme vous l'insinuez, M. Szpirko. Il me semble au contraire que c'est une question révolutionnaire. Est-ce que le fait de continuer à produire des pneus, des écrans plats, etc., permet de révolutionner la société, les modes de
L'imagination sans le pouvoir
vie, les comportements sociaux, les modes de relation, le rapport à la planète ? Est-ce que de continuer à produire des voitures, des ordinateurs, des puces RFID va faire en sorte que les gens vont se parler davantage, avoir un autre rapport à ce qu'ils consomment ? Ou bien est-ce que, à un moment donné, il est possible, via ce genre de discussions qu'on a maintenant ensemble, et via les luttes dont on vient de parler où les gens redressent la tête, de se demander ce qu'on veut collectivement : de la bouffe qui ne soit pas du poison, des moyens de transport plus écologiques, un service public pour tous, etc. Le passage le plus captivant dans le film des Lip, ce n'est pas quand l'usine trouve un repreneur après l'autogestion et que chacun retourne à son poste de travail, mais quand, au cœur de la lutte, M. Piaget dit : « Nous allons souder les portes – ouvertes ! » à partir de ce moment-là, il y a quelque chose d'enthousiasmant, pas seulement pour les ouvriers d'une usine mais pour la société toute entière.
Xavier Mathieu : Tu te poseras ce genre de question après avoir foutu le système en l'air. Qu'est-ce que tu veux expliquer à des mecs qui font des pneus dans une usine ? Qu'ils sont les rois des cons de se battre pour essayer de sauver leur emploi et qu'ils feraient mieux de faire des écrans solaires ? Il faut d'abord une transformation de la société pour que ces questions-là puissent se poser. Faut commencer par le commencement. Si tu veux refaire les fondations de ta maison, il n'y a qu'une solution, tu fous toute ta maison en l'air et tu vois comment tu veux la rebâtir. Il faut recommencer par les fondations. Et le seul moyen, c'est la révolution. à l'heure d'aujourd'hui, on ne peut pas se poser la question autrement. Mickaël Wamen : Si les mecs de Conti et de Goodyear ont occupé la scène médiatique en 2009, c'est parce qu'à un moment donné des dirigeants ont annoncé des licenciements et que les gars ont décidé de se mettre en grève. Ce n'est pas parce qu'ils se sont dit : « De toute façon, on s'en fout, on va faire des énergies renouvelables. » Pour faire péter ce système dans lequel on vit, il faut qu'il y ait unification des luttes, et que tout le monde se retrouve dans la rue en même temps. à ce moment-là, on pourra se demander quel système on veut créer. Charles Piaget : Je crois qu'il y a là une divergence. On comprend que cette société est tellement con qu'il faudrait la changer com-
plètement. ça ne veut pas dire pour autant qu'il faut attendre qu'elle soit changée complètement pour poser les problèmes. Qu'est-ce qui était dit aux Algériens et autres peuples colonisés ? « Attendez que le communisme ou le socialisme prenne le pouvoir et là, on vous libèrera, mais, pour le moment, ce n'est pas la peine de vouloir se battre pour telle ou telle chose. » Moi, je crois que certains problèmes sont à poser, sans forcément attendre. Il faut dire dès aujourd'hui qu'on mange trop de viande, qu'on pollue, qu'on produit des choses qui sont absurdes. On doit pouvoir poser les enjeux écologiques et sociaux de ce qu'on produit, sans attendre un futur incertain. On doit pouvoir poser le problème de la hiérarchie et des inégalités dès maintenant. On ne va pas attendre que toute la société soit changée pour dire qu'on en a marre de voir des gens qui se payent 20 000 euros par jour. Il n'y a pas besoin attendre que le système s'écroule pour le remettre en cause. Mickaël Wamen : Oui, il faut rêver et se demander dans quelle société on aimerait vivre. Mais on a du boulot à faire sur le terrain, à commencer déjà par être solidaires des autres luttes... Tout le monde se bat dans son coin avec des résultats qui sont quasiment nuls. Quand les Contis sont venus à Amiens pour nous soutenir, ça avait de la gueule, et, il y a quelques paires de mecs qui ont chié dans leurs bottes parce qu'ils ont vu qu'on commençait à être nombreux... Il faut créer un rapport de force, c'est ça notre priorité. Xavier Mathieu : C'est certain qu'on ne peut pas rester cantonnés à nos usines pour lutter. Personnellement, le combat écologique me parle. J'avais à peine six ans, que j'allais déjà à Plogoff avec mon père pour protester contre le projet de centrale nucléaire. C'est sûr qu'on ne veut pas que les usines se mettent à faire des panneaux solaires au lieu des pneus, parce que ça profiterait aux mêmes et que ce serait la même merde. Ce sera même peut-être Continental qui se mettra à fabriquer des panneaux solaires. On ferait des panneaux solaires ou des éoliennes qu'ils se barreraient de la même manière en Roumanie ou en Pologne pour que ça leur coûte moins cher. La société va devoir changer dans son ensemble.
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Jérôme Follet Goodyear
« J'ai qu'une envie : passer à autre chose »
ça
va faire neuf ans que je travaille chez Goodyear, dont quatre en intérim. J'ai d'abord été embauché à la chaufferie, qui était un secteur en restructuration. Après la cession de la chaufferie à un sous-traitant, j'ai été reclassé sur un poste de mécanicien dans le secteur tourisme, qui est sur
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le point de fermer. Je fais de la maintenance curative des équipements. Mon travail consiste à réparer les machines qui tournent encore. à l'époque, on recherchait pas mal de gens en maintenance, et avec mon BAC Maintenance des systèmes mécaniques automatisés, je suis entré facilement.
Au début, le rythme était difficile à suivre. Je ne connaissais pas du tout ni le secteur, ni le boulot. Le problème, c'est que, déjà à cette époque-là, on devait réparer avec les moyens du bord. Quand il y a du matériel, c'est bien, on répare. Par contre, quand il n'y en a pas, faut faire en sorte que ça tourne quand même. On répare par n'importe quel moyen. Si ça ne va pas assez vite, on se prend des bons savons. Parfois, tu vas avoir les pièces nécessaires pour réparer, mais pas l'outillage. Pendant deux heures, tu vas chercher des outils à travers toute l'usine pour trouver ce qui te manque et, au final, on va t'engueuler et te demander ce que t'as fait pendant tes deux heures. Fatalement, si tu n'as pas de matériel et que t'as la pression, ça conduit à des problèmes de sécurité... C'est ce qui m'est arrivé en juillet 2009. La machine était mal programmée. Ça, je ne l'ai su que jeudi dernier. Quand la machine est en arrêt d'urgence, normalement les organes de sécurité doivent être bloqués. Mais là, sur le vérin, j'ai pris le bumper dans la gueule... La machine n'était pas en arrêt d'urgence, ça aurait pu arriver à tout le monde. L'opérateur qui était sur la machine juste à côté m'a attrapé et m'a assis sur un tambour. De là, ils m'ont pris ma veste et m'ont comprimé la plaie pour pas que ça saigne trop. Un secouriste m'a emmené directement à l'infirmerie et, de là, et on m'a déposé à l'hôpital Nord. Je suis arrivé à trois heures du matin. à quatre heures, j'étais ressorti. Pas de radio, rien. On m'a planté dix-sept agrafes d'un côté, cinq de l'autre et : « C'est bien monsieur, vous pouvez retourner travailler demain. » Pas d'arrêt de travail. On m'a donné une feuille avec quelques indications qui disaient que je venais d'avoir un traumatisme crânien et qu'il fallait que je surveille d'éventuels états de somnolence, des nausées ou ce genre de choses. Je n'ai pas pu dormir en rentrant chez moi. J'ai dû me coucher vers cinq heures du matin et, après une heure de sommeil, j'avais tellement mal que je me suis réveillé. à neuf heures du matin, je prenais rendezvous avec mon médecin qui m'a prescrit des radios. à partir de là, j'ai été suivi, on va dire correctement, et j'ai eu un arrêt de travail. J'ai repris le boulot après quatre mois d'arrêt. J'ai été boire le café avec les collègues, et je trouve que ça s'est bien dégradé. Plus personne n'en a rien à faire. On attend de voir ce qui va se passer... Ils travaillent deux, trois heures, grand maximum. Ils meublent le temps. Les gens ne viennent plus travailler que pour chercher leur paye. Parce qu'on ne peut pas se projeter dans l'avenir. Ta boîte, elle bat de l'aile et tu ne sais pas si dans cinq ans tu pourras continuer à payer ta maison et le reste... Moi, je pense pouvoir m'en sortir, mais c'est pas le cas de tout le monde dans l'usine. Il y a quand même 800 personnes à reclasser. Si demain on en vient à les foutre dehors, qu'est-ce qu'elles vont faire ? Je pense à mes collègues, j'ai pas mal de copains dans l'usine, ils ne s'en sortiront pas forcément aussi bien que moi. Il y en a énormément qui n'ont pas de diplôme. Quand tu arrives à 35, 40 ans, c'est plus vraiment la même chose pour trouver du travail... Ils ont appris à fabriquer des pneus, ils se sont investis là-dedans, pour certains, ils en ont fabriqué pendant vingt ans, puis, là, aujourd'hui, on va les foutre dehors. Pourtant, il y a un savoir-faire ici et c'est sûr qu'on ne peut pas remplacer les gens comme ça. Si toi, t'arrives sur une machine dans notre secteur alors que tu travailles habituellement sur une autre machine, tu auras beaucoup plus de difficultés à la faire tourner. Plein de petites astuces vont te manquer. Mais ça fait une paire d'années que ce n'est plus valorisé, ce savoirfaire. On n'a plus d'augmentation, on n'a plus de participation aux bénéfices, on n'a plus rien. Pour moi, ça veut tout dire. De toute façon, faut pas rêver, en France,
toutes les industries se barrent. Il n'y a plus rien qui tient le coup. Moi, je roule avec des pneus Goodyear, et je crois bien que les pneus qu'on achète ici, à Amiens, ils viennent de Pologne... Ça fait trois ans qu'on se bat contre le plan social, mais j'y crois plus. En attendant, je n'ai pas vu d'amélioration de notre quotidien. En ce qui concerne les normes de sécurité, c'est du gros foutage de gueule ! Quand la direction a sorti les t-shirts : « Groupe Goodyear-Dunlop, je respecte la sécurité, l'environnement », on s'est vraiment dit qu'ils nous prenaient pour des cons. Quand on les a eus, je m'occupais des stations de rejet d'eau. Je voyais toute la merde qui passe dans la flotte chaque jour, et je portais « Je respecte l'environnement » sur mon t-shirt. Ça me faisait rire... jaune. Mais bon, on va pas balancer. Pourtant, j'ai vu pas mal de choses... Comme l'acide pour laver les sols.
On m'a planté 17 agrafes d'un côté, 5 de l'autre et pas d'arrêt de travail. On mettait un peu d'acide, un peu de flotte. Ça moussait bien, on lavait comme ça. Avec les vapeurs, on restait pas longtemps. Quand on faisait ça, on ouvrait toutes les portes en grand. C'est un exemple. Mais si on se plaint quand on est en chaufferie, on passe pour des branleurs. On n'a pas les pires conditions par rapport aux autres... Il y avait aussi la question du bruit. Je crois que ça tournait aux alentours de 160 et 180 décibels selon les équipements. C'était bien sympathique, ça aussi. Il y avait des boules Quiès, mais il fallait se débrouiller pour aller se les chercher. Vaut mieux les mettre parce que sinon tu finis sourd. Le soir, quand je rentrais, il me fallait du temps pour m'en remettre. Ça bourdonnait dans ma tête. Il y avait aussi le projet d'atteindre l'« Objectif zéro solvant ». Ça devait être pour l'année dernière, mais ils n'ont jamais réussi. Ils utilisent toujours du solvant à gogo. Ils ont fait plein de trucs comme ça. Et puis, il y a la textine. Normalement ils n’ont plus le droit de s'en servir. C'est super explosif, la textine. Ça décolle la gomme avant qu'elle soit cuite. Ça permet de l'attendrir un petit peu, en quelque sorte. Évidemment, il n'y a rien pour nous protéger contre tout ça. Aujourd'hui, si tu chopes un cancer, t'es obligé de te battre pour le faire reconnaître en maladie professionnelle. Faut savoir que beaucoup des cancers chez Goodyear sont de la gorge ou des voies respiratoires. Ce qui prouverait quand même pas mal de choses. Mais non, systématiquement, on te dira chez Goodyear : « Monsieur, c'est parce que vous avez une mauvaise hygiène de vie. » On te dira que c'est le tabac, l'alcool et puis voilà. Depuis que la CGT a attaqué avec le dossier des HAP [Hydrocarbures aromatiques polycycliques, qui sont cancérigènes, mutagènes et repro-toxiques, ndlr], c'est un peu plus litigieux, mais ça n'avance pas vraiment. Je pense que la direction attend le plan social... Ça fait neuf ans que je travaille ici et, honnêtement, mon avenir je ne le vois pas chez Goodyear. Je ne regrette pas d'être venu bosser ici. Mais là, depuis trois ans, l'ambiance pèse vraiment sur le moral... L'année prochaine, je vais sur mes 30 ans. Si je dois redémarrer quelque chose, c'est le bon moment. J'ai qu'une envie : passer à autre chose.
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usines plombées, production déviée & tuyaux de lutte
Par Thierry G. & Billy B. , rédacteurs au Sabot.
Des ouvriers démoralisent les « lois » de l’économie à propos de l’expérience autogestionnaire des ouvriers de Philips à Dreux Le 14 janvier 2010, deux rédacteurs du Sabot * se sont rendus à l’usine Philips-EGP de Dreux en Eure-et-Loir, dans laquelle on assemble des téléviseurs à écran plasma, et où, disait-on, les ouvriers en lutte avaient lancé le contrôle ouvrier de la production. Voici quelques réflexions après une demi-journée passée dans l’usine, un peu d'attention sur ce qui a pu se dire à propos de cet évènement et comment celui-ci nous semble entrer en résonance avec nos interrogations actuelles.
L'
usine Philips de Dreux est l’objet d’une délocalisation (appelée cyniquement par la direction « PSE » : Plan de sauvegarde de l'emploi) qui entend signer une fermeture totale et définitive. Ce plan de licenciements fait suite à plusieurs restructurations qui ont mis dehors près de 700 salariés depuis 2003. Ils étaient 4000 en 1997, et seulement 500 en 2008. Il n’y a point là de fermeture liée à la « crise » mais bien un plan de licenciements boursiers. Philips, qui a enregistré d’énormes bénéfices en 2009, a sciemment organisé le déficit de sa branche
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* Le sabot est un journal rennais qui se veut un outil de liaison locale. C’est-à-dire qu’il cherche à opérer localement des décloisonnements entre des identités socio-professionnelles, des espaces militants, qui sont censés ne pas se rencontrer. L’enquête et la pratique de l’entretien apparaissent au cœur de cette démarche ainsi que l’ambition d’être un laboratoire d’idées. Ce texte est également publié dans le numéro 5 du même journal. Contact : le-sabot@no-log.org
Customer life style (à laquelle appartient le site de Dreux) pour justifier la délocalisation, en ajoutant au chiffre d’affaires des dépenses indues, provenant souvent d’autres branches du groupe 1. Cette délocalisation aura lieu pour partie en Hongrie et pour partie en Pologne, où les conditions d’exploitation sont plus dures et où, fatalement, « le coût du travail est plus bas », comme on dit. En réalité, comme tant d’autres, le site de Dreux est largement bénéficiaire, mais pas assez pour satisfaire la voracité actionnariale ! Le cas des Philips à Dreux rejoue 1. Nous devons cette analyse à une contre-expertise menée par la CGT Philips et leurs avocats.
autogestion à dreux
– même si la direction ne leur a pas présenté les choses ainsi – « l'alternative infernale » de la compétitivité désormais bien rodée : ou bien se résigner à une exploitation redoublée ou bien être licenciés. Alternative qu'expérimenteront probablement à leur tour les ouvriers polonais et hongrois. C'est pourquoi la question de l'internationalisme, de la reconstitution de réseaux rendant visible une communauté de conditions entre individus de différentes nations, laquelle est aujourd'hui déniée dans le chacun pour soi national, pourrait jouer un rôle symbolique essentiel dans l'opposition aux logiques capitalistes et xénophobes. C'est en ce sens que des contacts, malheureusement infructueux, ont été cherchés par des syndicalistes de Dreux avec leurs homologues polonais et hongrois. L'annonce du plan de fermeture avait considérablement ralenti la production. La direction ne pouvait que se réjouir de voir le site mourir à petit feu. Le 5 janvier néanmoins, devant le constat que l’arme de la grève était en la situation devenue inopérante, les salariés (alors soutenus par les trois organisations syndicales CGT, FO et CGC) décident, au cours d'une assemblée générale, de voter la « mise en place d'un contrôle ouvrier sur la production ». Le matériel équivalent à un mois de fabrication est récupéré aux dépens de la direction. Il est stocké dans divers entrepôts du site non dédiés à cet effet. Cette opération permet d’espérer la fabrication sauvage de 5000 téléviseurs. Pour celui qui apparaît un peu comme le porte-parole de la lutte, Manuel Georget, délégué CGT et militant NPA, cette tentative reste un geste « symbolique », et ce malgré la courte durée de l’expérience et des réalisations relativement modestes. Ce contrôle ouvrier (commande, réquisition des stocks, et imposition collective des cadences) devait déboucher sur une prise en main plus étendue, « une autogestion » au sens rigoureux du terme. Les ouvriers ont ainsi élaboré deux propositions étayées, alternatives à la délocalisation : la première consistait à reprendre la production des téléviseurs de la marque en Scop 2. Dans la seconde, il s’agissait d’un projet de reconversion du site en espace de recyclage des équipements domestiques Philips usagés. Cette dernière proposition des ouvriers rappelle avec beaucoup d’à-propos combien l’autogestion d’un lieu de travail pourrait déboucher non seulement sur une réappropriation du mode de production (prise de décision, cadences,
définition des postes, etc.), mais aussi sur une transformation des objets fabriqués, et sur une redéfinition des finalités productives (à quoi ça sert ?). Bien entendu, toutes deux ont été éconduites par la direction de Philips qui ne pouvait voir que d’un œil agacé et inquiet ce type de projet à la fois raisonnable et subversif. Certes, nous n'avons rencontré que des membres de la CGT et de FO lors de notre passage à Dreux, et nous ne savons pas trop quelle forme de composition s'est opérée dans les assemblées générales pour parvenir à ce vote, ni quelle place y ont prise les non-syndiqués. Il apparaît qu’un petit groupe de militants CGTistes a depuis plusieurs années essayé de partager l'idée de contrôle ouvrier et les analyses susceptibles de le crédibiliser, notamment en échangeant autour du film Lip : L’imagination au pouvoir. Il leur revient d’avoir beaucoup œuvré à l’orientation autogestionnaire du mouvement. Pour entrer un peu dans le détail, la CGT Philips, encore reliée à la fédération CGT métallurgie, est une section dissidente de la ligne confédérale, non reconnue par les unions locale et départementale. C'est à partir de cette scission au sein du syndicat que s'est créée, sur le bassin de Dreux, une structure autonome appelée « CGT-Tous ensemble pour la défense de nos droits », réunissant un certain nombre de syndicats CGT locaux de l'industrie, des services et de retraités. Cette structure est devenue au cours des dernières élections le deuxième syndicat derrière la CGT « officielle ». Au-delà de cette expérience, la question se pose de savoir si une telle structure dissidente peut durer, s’étendre, infléchir le rapport de forces au sein d’une CGT largement verrouillée et bureaucratisée, et se lier à d’autres initiatives. Dans le contexte de la reprise de la production, la fracture entre les sections CGT et FO de l'usine s'est rouverte très rapidement. Déjà, un premier PSE présenté par la direction de Philips et soutenu par FO et la CGC avait été invalidé par le tribunal administratif en juin 2009, à la suite d’un mouvement de grève de onze semaines entamé en mars 2008. Parmi les 278 licenciements espérés par la direction, y figurait un certain nombre de délégués CGT… FO, dont l’union locale est dirigée par des trotskistes lambertistes du POI (ex-PT) 3, s’est également distinguée en voulant contenir la lutte dans d’interminables entrevues avec le préfet, et en combattant toutes les initiatives visant à une réappropriation de l'outil de travail – jusqu'à faire chorus avec la direc-
2. Société coopérative de production.
3. Parti ouvrier indépendant, ancien Parti des travailleurs.
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tion pour obliger des caristes à rétrocéder les téléviseurs produits depuis la mise en place du contrôle ouvrier dans l'usine. Il est ainsi devenu de plus en plus difficile de distinguer la section FO métallurgie de Philips Dreux d’un « syndicat maison ». Rappelons que cette section est loin de constituer un cas isolé au sein de la fédération FO métallurgie. Nous connais-
Les ouvriers de Philips ont montré qu’ils étaient capables d’élaborer des propositions non seulement subversives mais viables. 4. La Confédération des syndicats libres est une structure fondée en 1977 et dissoute en 2002, soutenue et financée par le patronat et la droite pour briser la combativité ouvrière et salariale par tous les moyens. La CSL est elle-même héritière de la Confédération française du travail (CFT) dont la dissolution est intervenue en 1977. Dans la nuit du 4 au 5 juin, un commando CFT fait irruption dans une usine en grève, il fait deux blessés graves et tue Pierre Maître, militant CGT aux Verreries mécaniques champenoises à Reims. L’usine était alors dirigée par… Maurice Papon.
5. Postface à La parole ouvrière, J. Rancière, p. 337, 2007, La fabrique éditions, 2005.
6. Pour une analyse détaillée de l’idée démocratique, on se reportera aux analyses de Jacques Rancière dans La Haine de la démocratie, La fabrique éditions.
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sons, à Rennes, « un syndicat » semblable dans le groupe PSA Peugeot-Citroën et ses sous-traitants, hériter direct de la CSL locale 4. Il n'aura ainsi fallu qu'une dizaine de jours à la direction pour reprendre ses affaires en main, à coup de syndicalisme jaune, d'huissiers, de vigiles et de menaces de licenciements. L’assemblée générale des ouvriers de Philips suspend le contrôle ouvrier le 15 janvier. à l’heure qu’il est, la possibilité d’une reprise de l’action directe des ouvriers sur le processus productif semble suspendue aux décisions des tribunaux, qui devraient statuer sur la validité du dernier PSE. Si cette suspension du contrôle ouvrier s’avérait définitive, cela autoriserait-il à rejeter les perspectives d’auto-organisation rouvertes par les ouvriers de Dreux ? Nous ne le croyons pas. En témoigne la menace lancée en ce mois de février par des ouvriers d’une raffinerie Total à Dunkerque de « se réapproprier leur outil de travail si le plan de licenciements n’était pas retiré »… Démocratie et autonomie « Il s'agit de montrer que, face aux licenciements, demander de relativement grosses indemnités n'est pas la seule perspective, mais qu'il existe une voie pour associer refus des licenciements et alternative au capitalisme. » Voilà le message que n’a eu de cesse de revendiquer le délégué CGT Philips dans toutes les tribunes qui lui ont été offertes. On pense alors, comme en écho, à ce qu'a déclaré récemment Jacques Rancière au sujet de la lutte en 1973 des ouvriers horlogers de Lip. Selon lui, cet
épisode relevait d’« une décision [des ouvriers] de remettre en marche leur usine et de produire pour leur propre compte, afin de soutenir financièrement leur grève et de montrer la capacité des ouvriers à diriger collectivement la production. [...] L'initiative des Lips ramenait au premier plan l’idée d'une tradition autonome de lutte ouvrière, refusant de séparer l'économie et la politique, la lutte revendicative et l'association ouvrière de production, le combat présent et l'anticipation d'un monde à venir 5». Si la mise en pratique de l'autogestion à Dreux résonne de manière singulière, c'est aussi parce qu’elle offre un prolongement aux gestes de révolte des dernières luttes menées par « la base ouvrière », sans le soutien actif d'aucune centrale syndicale majeure, et dans un contexte de liens tendus avec les bureaucraties locales ou nationales. Elle amplifie ce que ces conflits portaient déjà comme expérience d'auto-organisation et comme défiance vis-à-vis de la représentation syndicale ou électorale. Elle participe à son tour de la mise en visibilité de l'autonomie ouvrière, de la capacité des ouvriers à déterminer par eux-mêmes la direction de leur lutte, à retourner la démission des représentants politiques et l’abandon des bureaucrates syndicaux en auto-affirmation politique. « La gauche » et ses soi-disant « représentants du peuple » qui en usurpent le nom, ont accepté depuis fort longtemps le discours de la nécessité des « lois » du marché, et donc de la fatalité des restructurations et des démantèlements. Elle en a même fait un trait majeur de son propre discours en ne proposant qu’un accompagnement « plus humain » de ces situations. En congédiant avec un oubli condescendant les émergences démocratiques, telles que celle du contrôle ouvrier à Dreux et tant d’autres, elle renvoie ainsi chacun à une position d’enfant qu’il faut avant tout protéger de lui-même et guider, sans quoi il risquerait de s’égarer. De ce point de vue, la mise en place du contrôle ouvrier est un évènement proprement démocratique qui manifeste « une compétence des incompétents 6 ». On échappe ainsi au régime normal de distribution des compétences en fonction des titres sociaux : un ouvrier est censé s’écraser docilement devant la force des « lois » de l’économie. Non seulement on ne pourrait pas s’y opposer, car ce serait, dit-on, comme s’opposer aux lois de la gravitation. Mais, en plus, on ne devrait avoir pour seul sentiment vis-à-vis de ces prétendues lois qu’une déférence craintive. Seuls des experts
autogestion à dreux
patentés, des savants ou des « responsables » politiques, seraient susceptibles de les manier, quoique avec d’infinies précautions. à l’encontre de l’autorité autoproclamée des experts qui s’ingénient à faire de la logique somme toute réversible du capitalisme une « dure » loi nécessaire, les ouvriers de Philips ont montré qu’ils étaient capables d’élaborer des propositions non seulement subversives mais viables – pour peu qu’on les examine. Non contents d’imaginer des propositions alternatives, ils ont commencé à les mettre en œuvre sans demander d'autorisation aux « autorités compétentes ». Cet évènement rappelle ainsi le lien entre les principes d’autonomie et de démocratie, qu’on ne saurait séparer
sans les réduire à l’état de notions indistinctes et creuses, ni dissocier d’un conflit ouvert avec les institutions. Recomposition ouvrière, recomposition de l’autonomie. Depuis les années 1980, on nous l'avait déclamé sur tous les tons – triomphaux, contrits, désolés – et on avait fini par y croire : la classe ouvrière était morte, son heur avait fait long feu. Le train de l’histoire dont elle devait jadis elle-même conduire la marche vers des lendemains qui chantent, était définitivement passé. Il ne ferait pas marche arrière. Les usines, où l’on devait trouver encore quelques ouvriers égarés dans leur combat, reliques
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du passé, étaient en voie de démantèlement. Or, s’il est vrai que le nombre d’ouvriers en France a diminué de façon significative depuis le milieu des années 1970, il est très loin de constituer une partie négligeable de la population active – à condition bien sûr de ne pas enfermer la condition ouvrière uniquement dans l’espace de l’usine. Le travail matériel, répétitif, d’exécution, reste, même « éclaté », une condition large-
Plutôt que de rechercher une centralité introuvable, il faut partir d’une irréductible multiplicité de centres non subordonnés les uns aux autres. 7. Nous reprenons ici des éléments d’analyse indiqués par Jacques Rancière, dans La nuit des prolétaires, éditions Hachette pluriel, 1981. On se reportera en particulier à la préface ainsi qu’aux deux premiers chapitres.
8. Nous pensons ici aux approches soutenues par Tony Negri et Michael Hardt dans Empire.
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ment partagée aujourd’hui en France, sans parler du reste du monde. Le discours néo-libéral de la fin de la classe ouvrière et l'affaiblissement de sa combativité ont produit une forme d'invisibilité de celle-ci dans l'espace public. Quand elle y apparaît, ce n'est essentiellement que sous la forme de sa lente disparition, d'une affaire privée qui doit être réglée par les économistes et les gouvernants. Nous nous trouvons donc devant deux sens de la notion de classe ouvrière : d'une part, elle renvoie à une existence sociale et économique (et l'on peut alors dénombrer sa population) ; d'autre part, elle existe et se manifeste comme sujet politique (et ne peut alors être simplement déduite de son premier sens). Pour qu'il y ait manifestation politique ouvrière, il faut qu'il y ait une énonciation (une action qui est indissociablement une manière de dire) qui unifie les situations et les combats épars en une communauté de conditions et d'aspirations, et qui n'est pas simplement une classe économique, simple objet de gestion du pouvoir. Bien plus, cette énonciation procède toujours d’un déplacement, d’une désidentification des ouvriers par rapport à ce qu’on attend d’eux en tant que membres de leur classe. L'ouvrier n’étant plus alors celui qui travaille avec ses mains et pense avec son ventre, mais quelqu'un qui pense comme n'importe qui, et peut apporter des raisons qui ont valeur pour tous, qui a part à une commune raison,
à une civilité dont les bourgeois prétendent détenir l'exclusivité. Les préoccupations des ouvriers ne peuvent plus dès lors être renvoyées à une affaire privée. Ainsi, l'existence d'un sujet politique « classe ouvrière » réside dans sa capacité à abolir, fusse de manière momentanée et discontinue, la place et la capacité – et l’incapacité – qui lui sont attribuées en tant que classe dominée 7. L'expérience de Dreux, en démontrant la capacité des ouvriers à prendre le contrôle de l'usine, à élaborer des projets alternatifs, convoque « symboliquement » le motif d'un sujet politique ouvrier qui n'existe que par le geste simultané de s'abolir en tant que classe. En Europe et dans les pays capitalistes « développés », à partir des « années 68 », les luttes contre la discipline d’usine ont contraint le capitalisme à contourner cette résistance, à éclater le processus productif, les collectifs de travail et de lutte. On a pu ainsi observer dans un même mouvement une précarisation des conditions de travail (intérim et sous-traitance) et une propension à regagner du temps d’exploitation sur le temps hors du lieu de travail. Certains ont pu dire, en Italie surtout, que la classe ouvrière à travers sa « résistance au travail » tentait de s’autonomiser par rapport au capital. D’autres, plus tard, ont annoncé que la classe ouvrière était effectivement en voie de disparition, que le travail immatériel allait s'étendre partout et donner naissance à un nouveau sujet historique de travailleurs immatériels : « les multitudes 8 ». Si l’on ne peut contester l’immatérialisation grandissante de certains processus productifs, la disparition de la classe ouvrière, elle, se fait un peu attendre… puisque le nombre d'ouvriers n’a jamais été aussi grand de part le monde. En fait, plus qu’une décomposition terminale, ultime, de la classe ouvrière, il s’est agit d’une nouvelle phase, certes majeure, de décomposition des sujets ouvriers respectivement économique et politique ouvrant sur une nouvelle phase de recomposition de ces mêmes sujets. Cela veut-il dire qu’il faudrait revenir à la centralité ouvrière et suivre un certain discours marxiste, apparu dans les années 1970, qui a tenté de prendre en compte l’émergence de résistances populaires, dites minoritaires, tout en les reléguant au second plan : genre, sexualités, xénophobie, écologie, chômage, etc. ? La réponse est dans la question. Plutôt que de rechercher une centralité introuvable, mieux vaut partir d’une irréductible multiplicité de centres non subordonnés les uns aux autres. à cet égard, on peut indiquer deux conséquen-
autogestion à dreux
ces associées à l’éclatement de la centralité ouvrière : d'une part, l’insistance des mouvements de luttes « minoritaires » à faire entrer en politique les problématiques des modes et des conditions de vie, lesquelles passent par la réaffirmation que l’action collective doit opérer des transformations au présent, et non attendre de vaines promesses de « lendemains qui chantent » ; et, d’autre part, le décentrement de luttes qui s'exercent non plus seulement contre le patronat mais contre l'État. Comment intervenir politiquement depuis cette situation ? Il convient d’emblée d’écarter les appels psalmodiés « aux masses laborieuses » qu’il faut réveiller. Mais il s’agit aussi de résister et au morcellement infini des luttes et au chantage des priorités qui énoncent : ou bien vous nous suivez ou bien vous êtes dans le néant politique. Le caractère par définition imprévu des évènements politiques suffit à démontrer l'inconsistance de cette dernière position. La détermination d’orientations, de
priorités pour un collectif ou un ensemble de gens qui se reconnaissent dans un évènement politique ne peut être cependant entièrement écartée, sous peine de dissoudre toute perspective collective, et donc toute politique. Mais elle n’autorise en aucune manière le mépris ni le jugement a priori sur ce qui n’entre pas dans le cadre de ces priorités. Prenons cette situation de multiples lieux de la politique comme une bonne nouvelle – celle de l’entrée en scène en politique de choses qui n’y étaient pas ou peu – et cherchons à opérer des points de jonction, c’est-à-dire à déterminer ensemble des points particuliers, circonstanciels, depuis lesquels des actions et des énoncés peuvent s’élaborer entre des individus, des groupes issus de catégories socio-professionnelles différentes ou d’espaces militants distincts. L’attraction pour un processus de contestation égalitaire sert de principe d’unification a priori à tout cela. à ce titre, le seul fil conducteur absolument fiable que nous
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usines plombées, production déviée & tuyaux de lutte
pouvons avancer rejoint ce que nous disions de la classe ouvrière plus haut : s’attacher aux moments qui abolissent les classes, c’est-àdire ceux qui mettent en crise les attributions de capacités et d’incapacités en fonction d’une identité sociale, les moments qui font exister une égalité de n’importe qui avec n’importe qui. La configuration présente – démultiplication des « centres » politiques, refus du discours
Affirmer « une hypothèse de confiance », laquelle est le cœur de toute affirmation indissociablement démocratique et communiste. de la fin de la classe ouvrière, souci d'une action politique produisant des transformations au présent – n’appelle-t-elle pas à reconnecter lutte revendicative et alternative, et à renouveler une idée de l’autonomie politique ?
9. On se reportera aux propositions du MCPL (Mouvement des chômeurs et précaires en lutte de Rennes) formulées en particulier dans le texte intitulé « à quand la grève des chômeurs ? », également publiées dans le n°5 du Sabot.
10. Voir les analyses développées par Isabelle Stengers dans Au temps des catastrophes, éd. Les empêcheurs de penser en rond, 2005 et dans La sorcellerie capitaliste, éd. La découverte. 2009.
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Émancipation et autogestion à partir de ces quelques éléments d’analyse, nous pensons que l’expérience de Dreux appelle ainsi à reconnecter les luttes au sein du travail et en dehors, à relier l’insubordination ouvrière comme la rétivité vis-à-vis des dispositifs de mise au travail, à trouver les manières dont une sortie du travail salarié, de sa discipline, peut se faire de façon réellement offensive 9. L’autogestion peut constituer une de ces formes, mais elle a besoin de relais puissants à l’extérieur. C’est là un point décisif. Rappelons d’ailleurs qu’il faut méditer les multiples expériences de réappropriation des outils de production, et plus généralement d'alternatives au salariat, proliférant autour du globe, singulièrement là où les dispositifs sociaux d'assistance sont inexistants ou négligeables, mais également dans nos contrées où la crise de ces mêmes dispositifs, consécutives à la crise des formes d’organisation militante qui les soutenaient, est évidente. Bien sûr, un tel point de vue n’est pas sans risque. Il suppose de se départir des visions
puristes de ceux qui voient dans les luttes ouvrières des anachronismes à considérer avec mépris ou bien de ceux qui perçoivent dans les alternatives des illusions petites-bourgeoises, qui sont autant de chimères qu’il faut dissiper au profit des « vrais combats de classe ». Cela implique de changer de disposition subjective, de se mettre volontairement en situation de vulnérabilité, de s’affronter au risque de l’échec, en mettant à l’épreuve des hypothèses collectives à travers des expérimentations locales, concrètes. Des expériences qu'il s'agit de remettre incessamment en travail, tant on ne peut apporter la garantie a priori 10 qu'elles ne vont pas dégénérer « en petite entreprise comme les autres » ou en enfermement dans le ronron co-gestionnaire... On nous dira qu’il nous manque une vision stratégique d’envergure pour porter de telles perspectives. Deux visions stratégiques s'offrent ainsi à nous et proposent d’en rabattre sérieusement sur notre enthousiasme concernant l’expérience de Dreux. Il nous semble qu'elles font toujours fond sur « une hypothèse de méfiance » à l'égard des capacités populaires à penser ces situations et à mettre en œuvre ce qui est estimé comme juste. La première dit qu’il faut au moins… connaître l’économie politique sur le bout des doigts. Mais n’est-ce pas ce genre de discours de maîtrise qui a volé en éclat avec Mai-68 ou avec Lip ? Où il était entendu avant ces surgissements que les ouvriers devaient s’en remettre patiemment à leurs dirigeants qui étaient, eux, nourris du savoir indispensable à la stratégie politique. Mai-68 a non seulement invalidé la science des savants marxistes qui ont été surpris et dépassés, mais a aussi et surtout invalidé l’idée d’une incapacité populaire à intervenir politiquement sans connaissance des rapports de domination et des moyens de les dépasser apportés par la science des savants. C’est pourquoi il ne peut s’agir pour nous d’« oublier Mai-68 ». Cette vision stratégique ne manquera pas ainsi de rappeler que des expériences comme l’autogestion ne peuvent être que condamnées d’avance face aux « lois d’airain » de la concurrence qui n’offriraient d’autre alternative que la disparition : « Votre îlot ne résistera pas au régime de la concurrence ! », ou la normalisation : « Vous deviendrez de petits entrepreneurs ! » Dans ces cas, si ces tendances étaient
autogestion à dreux 11. Il s'agit d'outils de prévoyance collectifs (santé, retraites, invalidité...) constitués pour limiter les effets délétères du régime concurrentiel, selon le principe du « à chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». 12. Ce point de vue est par exemple illustré dans l'article de la « Tendance CLAIRE » du NPA, publié dans Au clair de la lutte n°5, concernant le contrôle ouvrier à Dreux. Tout en louant le contrôle ouvrier, il taxe l'autogestion d'aventurisme.
véritablement des lois, on ne comprendrait pas pourquoi des mouvements populaires sont parvenus à plus ou moins grande échelle à résister, ni pourquoi les mutuelles ouvrières 11 sont apparues, réels démentis des lois de l’économie, enrayant certains aspects de la concurrence de tous contre tous. On se trouve ici devant un point de vue surplombant qui décrit, du haut de son analyse, des acteurs empêtrés dans des réactions immédiates aux circonstances, inconscients des vrais motifs qui les guident, ignorants des stratégies adéquates à mener. Il est aussi rétrospectif : il prend souvent prétexte d'expériences détournées au cours du temps pour dire qu'elles étaient vouées à l'échec : « Vous voyez, on vous l'avait bien dit...On ne peut pas faire fi des lois de la concurrence ! » Il est enfin performatif quand il contribue à produire ce qu'il croit simplement décrire avec objectivité : la croyance en l'immuabilité des « lois » de l'économie 12. Quant à la seconde vision stratégique, elle propose de différer ce type d’expérimentations autogestionnaires en prétextant qu’il faut réaliser une préalable prospection, une enquête qui accompagnerait ou succèderait à la grande rupture révolutionnaire sur l'utilité sociale des productions, sur ses possibles aménagements ou sur les contraintes liées au démantèlement d'industries nocives, telles que les centrales nucléaires. Sans quoi le mot d’ordre autogestionnaire ne serait que vaine incantation. Si montrer la possibilité de transformations autogestionnaires de la production nous semble contribuer à donner confiance en la capacité de tous à œuvrer à cette tâche, il ne peut s'agir d'en faire un préalable – sans quoi cette contribution risque de se retourner en son contraire. Cette prospection aura également davantage de chances de nourrir les luttes si elle s'élabore en leur sein, avec le souci d'associer de façon étroite le maximum de personnes à son élaboration, et non depuis l'extériorité d'un petit groupe qui vient annoncer le plan, les étapes, le rythme et les priorités de cette réorganisation. En outre, cette prospection risque de s'avérer elle-même incantatoire si elle ne part pas de tentatives autogestionnaires effectives, émergeant sans plan préconçu. Sans éconduire radicalement toute intelligence stratégique et toute dimension prospective au profit d’une douteuse spontanéité, il apparaît cependant primordial d’affirmer « une
hypothèse de confiance », laquelle est le cœur de toute affirmation indissociablement démocratique et communiste : une idée de « l’égalité des intelligences », de « la capacité de n’importe qui » à collectiviser son intelligence 13 ; une idée qui rendrait indissociable la présupposition égalitaire, des moyens et des dispositifs collectifs qui seraient mis en œuvre pour la vérifier. Une idée qui ne reconduise pas un état de minorité de ceux qui sont supposés en savoir moins, mais qui a au contraire pour condition de réussite l’exercice et le partage par chacun d’une « intelligence identique ». Toute expérience autogestionnaire a sans doute besoin pour subsister du maintien et de l'extension de cette hypothèse de confiance.
13. Nous renvoyons ici à la conférence de Jacques Rancière « Des communistes, sans communisme ? » publiée dans Moments politiques, La fabrique éditions. 2009
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Phillippe Chevalier Goodyear
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« On est de la chair à produire »
1. Voir plus haut, l'encadré du reportage « La base se rebiffe », p. 59.
Q
uand je suis entré à Goodyear, le 13 novembre 1972, c'était la jungle. Fallait se battre tout le temps, pour se faire reconnaître, se faire accepter. Mais il y avait aussi une certaine camaraderie, une solidarité qui n'existe plus aujourd'hui. Quand il y avait un coup de bourre ou qu'on avait fait la java, et qu'on ne se sentait pas bien, tu peux être sûr que quelqu'un venait te filer un coup de main. Maintenant, c'est chacun pour soi : « Moi, je suis payé pour faire ça, point barre », voilà la mentalité. Je suis entré dans cette boîte comme agent de maintenance. J'étais gaulé comme une arbalète : 65 kilos tout mouillé, 1 m 80. On prenait les bobines de fil métallique qui étaient très lourdes – 40 kilos je crois – et on les embrochait sur une machine pour tarer le couple de tension. Un travail d'enfer. Je l'ai fait pendant plus d'un an, et j'ai eu un accident. Je suis passé dans l'enrouleur de la calandre. C'était en octobre 1973. J'avais 20 ans. Je m'en suis tiré, un miracle ! Seulement un bras et une jambe cassés. Ensuite, je suis passé à la cuisson des pneus comme électricien de maintenance. Je suis resté là jusqu'en 1982. Après, l'usine a changé de régime : on est passé en 4x8 1, en semi-continu. C'était pas les 4x8 comme ils l'ont instauré à Dunlop – parce qu'à Dunlop, c'est de la folie. J'ai travaillé comme ça un peu plus de 14 ans. Puis j'ai eu pépin de santé sur pépin de santé. Dûs, malgré ce qui est nié, aux vapeurs très importantes de cuisson sur mon secteur. Premier accident de santé : suspicion de leucémie. Formule sanguine complètement changée. Le toubib, qui était un copain, d'ailleurs, était catastrophé. Heureusement, tout est revenu dans l'ordre de ce côté-là. Après, j'ai eu un accident cardiaque. Faut dire qu'aux presses, on peut travailler à des températures très élevées. Et un jour le cœur dit... pffft ! Je me suis retrouvé aux urgences, alors que je ne suis pas cardiaque. C'était l'épuisement et la chaleur. Il y a des endroits dans l'usine où l'on travaille avec de la vapeur qui fait à peu près 180°C, et c'est tellement saturé en humidité qu'on ne peut pas respirer correctement... Notre usine, c'est simple, c'est une ruine. Il y a eu les bonnes années. Goodyear était une usine ultra-compétitive qui gagnait de l'argent, mais on n’a jamais investi dans de nouvelles machines. L'argent dégagé ici a permis au groupe d'acheter des usines en Pologne... On faisait jusqu'à un peu plus de 24 000 pneus par jour. Aujourd'hui, on n'en fait même plus 6 000, et je pense que la production tourisme s'arrêtera bientôt. Restera la production agraire. C'est grandeur et décadence d'un empire industriel. Comme il y a de la chair à canon, nous on est de la chair à produire. On y a laissé notre jeunesse, notre vitalité, des tas de collègues morts de cancer du poumon, de leucémie ou d'autre chose encore... Mais qu'est-ce qu'on en a à faire des gens, puisque de toute façon il y en a des dizaines à la porte qui cherchent du boulot ? Quand tu ouvres ta gueule, ils ne te répondent même pas. C'est comme si tu tapais sur un matelas. Ça ne fait même pas mal. Nous, ça fait cinq ans qu'on n'a plus d'équipe dirigeante. T'as plus d'interlocuteurs, plus rien. Quand j'ai commencé dans la boîte, il y avait encore
un patron identifiable : t'avais quelqu'un en face de toi. Aujourd'hui, t'as des actes de vandalisme, des actes de sabotage, des gens qui cassent tout parce qu'il n'y a plus rien... On est passé d'une autorité pure et dure, à plus personne en face. Les équipes de week-end sont livrées à elles-mêmes. Si tu veux, en semaine, c'est encore les anciens qui tiennent un peu la maison. Ils se connaissent entre eux, ils ont l'habitude de travailler ensemble. Le week-end, ce sont des équipes de suppléance qui ont été formées avec des intérimaires... Ça ne peut pas être cohérent, il n'y a pas de tissu social, pas de transmission, rien...
Quand tu ouvres ta gueule, ils ne te répondent même pas. On a honte de ce qu'on a vécu, pourtant on ne doit pas le garder pour nous : faut que ça sorte. On a travaillé comme des fous et maintenant qu'ils nous ont sucés jusqu'à la moelle, ils partent ailleurs. Puis, quand ça n'ira plus en Pologne – parce qu'il ne faut pas se leurrer, les Polonais ils ne vont pas se laisser rouler pendant longtemps – ils pousseront un peu plus loin, ils iront en Chine ou en Inde... Des fois, je me demande comment j'ai fait pour tenir pendant toutes ces années... Je crois que j'ai réussi parce que je n'ai jamais eu d'ambition professionnelle. Ce que je voulais, c'était vivre. Et quand j'ai eu des enfants, je me suis dit que je voulais pouvoir m'en occuper. Et ça, c'est une chose que j'ai réussie. Quand je travaillais le week-end, j'avais du temps libre en semaine, j'ai pu aménager ma maison, m'occuper des enfants, ne pas les mettre à la nourrice quand ils étaient en bas âge. Et une fois qu'ils étaient un peu plus vieux, je les emmenais à l'école. Quand je partais faire de la voile, je les emmenais. On a vécu des tas de choses ensemble. Maintenant, je veux vivre un petit peu pour moi. C'est vraiment contre-nature de passer autant de temps de sa vie à travailler dans ces conditions... S'il y a encore du travail, que les jeunes gardent le boulot s'ils le veulent. Mais qu'ils se protègent plus que nous ! Parce qu'ici, il n'y a pas que l'amiante. Il y a aussi les huiles polycycliques et les émanations de noir de carbone. Mais tout est étouffé... On préfère nous parler de la vaccination contre la grippe A... Pourtant, du côté de l'industrie ultra-polluante, on est gâté en Picardie avec Goodyear, Dunlop, Valéo, Carbone Lorraine, Procter et Gamble, Euroleasing... Mais qu'est-ce qu'on peut faire face à eux ? C'est les puissances de l'argent ! On est dans un phénomène de rentabilité au détriment de tout. Face à ça, les gens ne bougent pas. Ils restent dans leur coin, assommés. Tant qu'il y aura toute cette politique de profit, cette politique de l'argent, qui tue tout principe, qui tue la culture, on n'en sortira pas...
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un bon vieux
conseil
d'ouvriers Entre la disparition prétendue de la classe ouvrière et la diffusion de l'organisation bureaucratique à toutes les sphères de la société, reste-t-il encore une place pour la démocratie directe et l'autogestion ? Quelques éléments de réponse dans cette réflexion autour de l'expérience des conseils ouvriers.
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conseils ouvriers
L
es réflexions sur la condition ouvrière ne suscitent pas un engouement démesuré dans les milieux intellectuels. Certes, un certain nombre d’ouvrages sociologiques, de documentaires ou de films, abordent à nouveau cette question depuis une vingtaine d’années. Ils diagnostiquent de façon unanime la dégradation continue des conditions de travail et surtout la disparition progressive d’une classe ouvrière autonome. Le mot même de « classe » semble renvoyer aux heures glorieuses des analyses marxistes et communistes, à une histoire de luttes désormais révolues. Le temps est à la conservation des « acquis sociaux », à la défense d’un « pré carré » sans cesse menacé par le patronat et le gouvernement. Cette disparition progressive de la « classe » ouvrière dans l’espace public se traduit insidieusement par l’oubli de ses luttes, au nom de « lendemains » qui ne chantent plus que pour les nostalgiques. à rebours de cette cécité plus ou moins assumée, nous pensons que l’histoire du mouvement ouvrier vaut la peine d’être ressaisie, que ce qui se jouait en termes d’autonomie, dans l’expérience autogestionnaire, peut encore nous instruire. Les « conseils ouvriers » traduisent en effet une mise en question radicale de la production qui fait cruellement défaut dans les luttes contemporaines.
L’expérience des « conseils ». « Les conseils ouvriers sont la forme d’autogouvernement qui remplacera, dans les temps à venir, les formes de gouvernement de l’ancien monde 1. » Les « conseils » désignent les multiples tentatives d’autogestion ouvrière qui cherchèrent à en finir avec le mode de production capitaliste au nom d’une revendication d’autonomie. On en trouve des expérimentations en Russie en 1917, en Allemagne en 1919, en Hongrie en 1956 et à Prague en 1968 notamment. Elles se sont souvent soldées par une répression violente des pouvoirs dominants, comme l’intervention de l’armée soviétique en Hongrie. Et pour cause, puisque l’expérience des conseils est une mise en question radicale du principe même de la représentation, tant politique que syndicale. Les hommes décident pour une fois de participer aux décisions qui influent directement sur leur vie, sans confiscation de ce pouvoir par des instances représentatives, les mieux intentionnées soient-elles. Toute délégation unilatérale de ce pouvoir, même au nom de la « dictature (à venir) du prolétariat », leur devient inadmissible, car elle induit un attentisme et une passivité politique, contraires à l’idée même d’autonomie. Les conseils ouvriers sont autant
d’expérimentations plus ou moins abouties de cette autonomie, au niveau de l’usine d’abord, mais pensées comme devant s’étendre à tout le corps social. Le régime soviétique a donc vu d’un très mauvais œil ces tentatives d’auto-organisation de la base, qui ignoraient le « plan » ou les directives du Parti. « Une société autogérée est une société où toutes les décisions sont prises par la collectivité qui est, chaque fois, concernée par l’objet de ces décisions. C’est-à-dire un système où ceux qui accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire, dans les seules limites que leur trace leur coexistence avec d’autres unités collectives 2. » Le principe central des conseils est de refuser la division entre dirigeants et exécutants. Dès lors, ceux qui exécutent les ordres participent à la prise de décision. Ils élisent des conseillers qui s’occupent des affaires courantes, mais les décisions sont prises le plus souvent en assemblée générale. Les délégués restent les pairs de ceux qui les élisent, et se singularisent par leur engagement politique, non par un quelconque titre social, de naissance ou de propriété. « Leur mandat ne reposait sur rien d’autre que sur la confiance de leurs pairs, et cette égalité n’était pas naturelle mais politique ; ce n’était rien d’inné, mais l’égalité de ceux qui s’étaient engagés dans une entreprise commune 3. » Ainsi, la
1. Pannekoek Anton, Les conseils ouvriers, Paris, Bélibaste, 1974, p. 119.
Le principe central des conseils est de refuser la division entre dirigeants et exécutants. délégation n’y est plus synonyme de dépossession. Par ailleurs, les délégués élus sont révocables à tout moment, ce qui interdit toute dérive autocratique. Ils sont sous le contrôle permanent de la base. « La liberté dans une société autonome s’exprime par ces deux lois : pas d’exécution, sans participation égalitaire à la prise de décision. Pas de loi, sans participation égalitaire à la position de la loi. Une collectivité autonome a pour devise et autodéfinition : nous sommes ceux qui avons pour loi de nous donner nos propres lois 4. » Mais l’autonomie collective ne peut se réduire à une réappropriation des moyens de production tout en conservant la structure bureaucratique du capitalisme. Elle implique
2. Castoriadis Cornélius, Le contenu du socialisme, Paris, 10/18, 1979, p. 303.
3. Arendt Hannah, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 412.
4. Castoriadis Cornélius, Le contenu du socialisme, op. cit., p. 26.
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5. Ibid., p. 389-390.
6. Castoriadis, Cornélius Le contenu du socialisme, op. cit., p. 395 sq.
7. Voir Mandel Ernest, Contrôle ouvrier, conseils ouvriers, autogestion, Anthologie, Paris, Maspéro, 1970, Introduction, p. 28-31.
8. Pannekoek, Les conseils ouvriers, op. cit., p. 128.
9. à cette époque, Rosanvallon n’était encore qu’un permanent syndical de la CFDT. Il est désormais un penseur de l’institution dans l’institution, professeur au Collège de France et président de la « République des Idées », « atelier intellectuel » financé par Altadis, Lafarge, AGF, EDF, Air France, …). Reconversion réussie.
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que les individus qui produisent participent de la définition de ce qu’il y a à produire et de la manière de le faire. C’est le seul moyen pour reconnecter la production et les besoins d’une part, et pour retrouver une forme d’autonomie d’autre part. Il ne s’agit pas de nier les différences entre les personnes, notamment au niveau des compétences, mais de ne pas faire des différences de savoir un marqueur de pouvoir. « L’abolition de la division et de la séparation implique la reconnaissance des différences entre les segments de la communauté (leur négation moyennant des universaux abstraits - “citoyen”, “prolétaire”, “consommateur” - ne fait que réaffirmer la séparation qui traverse chaque individu), et exige un autre type d’articulation de ces segments 5. » Ainsi l’autogestion ne conteste pas nécessairement la nécessité de la division des tâches. Elle s’appuie bien sur la reconnaissance des compétences diverses de ceux qui participent à la production. Sa mise en œuvre implique, par contre, une participation de chacun (ou du moins de tous les volontaires) dans les décisions sur les finalités de l’entreprise : que produire et comment. Par ailleurs, l’égalité des salaires désamorce la lutte pour le pouvoir, qui est souvent motivée par la recherche d’une meilleure rémunération. Plus généralement, la pratique du « mandat impératif » assigne à chaque conseiller une tâche définie et non une fonction abstraite de représentation. Il doit ainsi rendre des comptes à ses mandants. S’il ne remplit pas sa fonction, il est alors révoqué. L’organisation des « conseils ouvriers » a donc pour but principal de lutter contre la dérive oligarchique de toutes les représentations démocratiques. Elle n’en appelle pas à la vertu des représentants, mais définit des procédures qui court-circuitent cette tentation. La base conserve ainsi le contrôle de ceux mandatés pour agir en son nom.
Les conseils ne se développent pas exclusivement dans la sphère économique. Cette réappropriation de l’outil de production obéit à une logique avant tout politique. La démarche conseilliste doit nécessairement gagner les autres domaines de l’agir humain, où subsistent des rapports bureaucratiques, pour ne pas être absorbée par une société bâtie sur le type de rapport qu’elle condamne. Un îlot d’autonomie dans une société hétéronome sera vite englouti. C’est une des raisons de l’échec de l’autogestion yougoslave, selon Castoriadis, que ne n’avoir pas remis en question le système bureaucratique plus général de la société 6. Une expérience autogestionnaire isolée est vouée à l’échec. Elle représente une formidable déperdition d’énergie, qui risque d’ailleurs d’être détournée pour maintenir l’entreprise à flot dans un système économique qui la rend moins compétitive 7. Ce qui explique que de telles expériences s’inscrivent le plus souvent dans des contextes insurrectionnels. « Il semble tout à fait naturel que tous ceux qui participent activement soit au soin de la santé universelle, soit à l’organisation de l’éducation, c’est-à-dire les soignants et les enseignants, règlent et organisent l’ensemble de ces services, par les moyens de leurs associations. En régime capitaliste, où il leur fallait vivre des maladies qui affligent les hommes ou du dressage des enfants, leur lien avec la société en général prenait la forme, soit d’un métier compétitif, soit d’une application des ordres du gouvernement. Dans la nouvelle société, à cause du lien bien plus intime de la santé et de l’éducation, avec le travail, ils règleront leurs tâches de manière que leurs conseils restent en contact étroit et collaborent constamment entre eux et avec les autres conseils ouvriers 8. » Anton Pannekoek dessine ici l’utopie d’une société constituée d’une fédération de conseils. Chaque domaine d’activité déciderait, en collaboration avec les autres, des biens et services qu’il est nécessaire de produire, des orientations qu’ils veulent donner à leur vie commune. Le problème central auquel se heurte le conseillisme est celui de l’échelle de ses expérimentations. Les formes autogestionnaires qu’il déploie au niveau de la base, de petites unités de production, paraissent tout à fait praticables et pérennes. Mais le bât blesse lorsqu’il s’agit d’élargir sa mise en œuvre à la société tout entière. Sur ce point, les analyses divergent. Pierre Rosanvallon 9, dans L’âge de l’autogestion, considère que la forme institutionnelle privilégiée par les conseils, la structure pyramidale, est contraire à son aspiration
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première. Par le jeu des délégations successives, le pouvoir de décision de la base risque de se perdre peu à peu. On retrouve alors une forme de centralisme démocratique. « Il ne suffit pas d’invoquer les principes magiques de la révocation et de la rotation pour assurer la démocratie dans un groupe : c’est aux fondements mêmes qui rendent ces recettes difficilement applicables qu’il faut s’attaquer 10. » Le tort des théories conseillistes est, selon lui, de ne fonder leur efficacité que sur le volontarisme et sur les effets mécaniques de quelques principes. L’autogestion effective impliquerait une position beaucoup plus « réaliste ». Rosanvallon dégage alors six « conditions politiques de l’autogestion ». L’exercice du pouvoir devrait y être public (1) et mener à un désinvestissement de la dimension autoritaire de la décision (2). Par ailleurs, la circulation de l’information entre les différents secteurs d’activité devrait permettre de destituer la corrélation savoir/ pouvoir (3). Elle impliquerait une plus grande rotation au niveau des fonctions de direction, par la multiplication des dirigeants potentiels (4). Enfin, l’articulation entre micro et macrodémocraties, pour éviter la forme pyramidale, dépendrait de la décentralisation (5) et de la diffusion des lieux de pouvoir (6). Le modèle de la société autogestionnaire doit donc être celui du réseau. Contrairement à cette position qui se range explicitement sous le paradigme d’une « société de l’information » de type réticulaire, Castoriadis 11 maintient la nécessité d’une forme de centralisation, par le biais du « gouvernement des conseils », notamment pour pouvoir faire face aux enjeux internationaux. Le polycentrisme de l’organisation en réseau rend beaucoup plus difficile la constitution d’une décision commune, dans les rapports entre états. Il maintient ainsi la nécessité de l’état, car la centralisation ne lui paraît pas nécessairement synonyme de domination. Il suffit d’inverser les relations traditionnelles entre le sommet et la base. Les décisions émanent principalement de la base. Le gouvernement doit veiller à leur exécution et à la diffusion des informations 12. Hannah Arendt, dans son Essai sur la révolution, considère elle aussi que la structure pyramidale d’une « république de conseils » n’est pas contraire à l’idéal d’autonomie. En effet, dans une telle organisation, l’autorité du délégué repose à chaque niveau sur la décision de ses pairs. Elle n’émane ni de la seule base ni du sommet, et repose sur la reconnaissance d’un engagement pour l’intérêt commun.
Structure réticulaire ou pyramidale, échelon national ou européen, état ou Fédération ? Autant de questions qui paraissent d’un « autre âge », laissées en suspens au nom du réalisme politique. Il nous semble pourtant crucial de les reprendre, à la lumière des expériences passées, pour que l’autonomie cesse d’être une injonction vaine. L’histoire des conseils ouvriers est loin d’être simplement anecdotique. Cette expérience met en question deux dimensions constitutives du capitalisme contemporain qui dépassent le cadre étroit d’une « classe ouvrière », dont la disparition est annoncée. La « classe ouvrière » est morte, vive la question ouvrière ! Dans leur ouvrage Retour sur la condition ouvrière publié en 1999, les sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux s’interrogent sur la condition désormais paradoxale des ouvriers : « Comment expliquer que les ouvriers constituent toujours le groupe social le plus important de la société française et que leur existence passe de plus en plus inaperçue ? Pourquoi le groupe ouvrier s’est-il rendu, en quelque sorte, invisible dans la société française 13 ? » Cette « disparition » de la classe ouvrière ne s’explique pas uniquement par la diminution, pourtant bien réelle, de leur place dans la population active. En 1982, les ouvriers étaient plus de 7 millions et représentaient 32,8% de la population active. En 1999, ils sont 5,9 millions, ce qui correspond à 25,6% de la population active (source Insee, recensement de la population française). Aujourd’hui, leur part
10. Rosanvallon Pierre, L’âge de l’autogestion, Paris, Seuil, 1976, p. 68.
11. La confrontation entre Rosanvallon et Castoriadis n’est pas le produit de lectures fortuites. Elle a pris une forme publique, notamment dans la revue Esprit en février 1977, sous le titre « L’exigence révolutionnaire », repris dans Le contenu du socialisme, op.cit.
12. Castoriadis C., « Le contenu du socialisme » (1957), in Anthologie Socialisme ou Barbarie, Acratie, 2007, p. 168.
13. Retour sur la condition ouvrière, p. 15.
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être synonyme d’oubli. L’histoire des mouvements ouvriers nous instruit, par contraste, sur les enjeux contemporains des luttes : « Tout est à recommencer, mais à recommencer à partir de l’immense expérience d’un siècle de luttes ouvrières, et avec des travailleurs qui se trouvent plus près que jamais des véritables solutions 16. » « Tout est à recommencer » à partir de l’expérience du mouvement ouvrier, parce que certains éléments structuraux du capitalisme demeurent, en dépit de l’évolution du mode de production. Le conseillisme permet de dépasser le vocabulaire de la « lutte des classes », dont la disparition de la classe ouvrière signe la désuétude, pour attaquer le noyau dur du mode de production capitaliste : l’organisation bureaucratique. 14. Op. cit., p. 418.
15. Anthologie, p. 278.
16. Anthologie, p. 295.
est devenue inférieure à celle des employés du tertiaire. Cette érosion se double surtout de la mise en question de leur existence comme « classe », comme sujet collectif doté de représentations et de pratiques communes. Pour Beaud et Pialoux, les causes de cette « disparition » sont multiples. « La “classe ouvrière” en tant que telle a éclaté sous l’impact de différentes forces centrifuges : désindustrialisation de l’Hexagone, perte de ses bastions traditionnels (le Nord et la Lorraine, la Loire, Renault-Billancourt), informatisation de la production et chute de la demande de travail non qualifié, division
Attaquer le noyau dur du mode de production capitaliste : l’organisation bureaucratique. 17. Lefort Claude, Eléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, p.299.
18. L’hétéronomie désigne le contraire de l’autonomie. Les lois auxquelles se soumettent les individus émanent d’une instance extérieure à eux, et non d’eux-mêmes.
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géographique de l’espace ouvrier, différenciation sexuelle du groupe, déclin continu et accéléré du PCF, perte de l’espoir collectif et diminution corrélative du sentiment d’appartenance à la classe, sans oublier le désintérêt désormais affiché des intellectuels pour tout ce qui touche au monde ouvrier 14. » La messe est dite. La « bête » est proche de rendre son souffle après une lente agonie. En 1964, Cornélius Castoriadis, dans « Recommencer la révolution », dresse le même constat : « Le mouvement ouvrier, en tant que mouvement organisé de classe contestant de façon explicite et permanente la domination capitaliste, a disparu 15. » Dans le même temps, il affirme pourtant que cette mort ne doit pas
Le paradigme bureaucratique. L’antagonisme classique, devenu schématique, entre ouvriers et propriétaires (des moyens de production) ne permet pas de saisir les enjeux réels des rapports de force qui structurent le monde du travail. Il fonctionne trop souvent comme un écran idéologique parasitant le discours des syndicats et les revendications ouvrières. La division centrale du capitalisme passe, de façon plus ou moins nette, entre les dirigeants et les exécutants, et prend une forme bureaucratique. Comme le souligne Claude Lefort dans éléments d’une critique de la bureaucratie, celle-ci est une forme d’organisation qui ne se réduit ni à la division du travail ni à la hiérarchie. Elle désigne un mode particulier de hiérarchie qui implique une délégation de pouvoirs, un contrôle mutuel des individus, une aspiration à la promotion par identification avec le système tout entier. Elle crée en quelque sorte un « milieu de pouvoir » 17, dans lequel les individus se contrôlent mutuellement, tout en étant privés du pouvoir de décider de la direction d’ensemble. Chacun accepte de renoncer à son autonomie en échange d’une parcelle de pouvoir sur ses semblables et de l’espoir de « monter » dans la hiérarchie. Le mode de production capitaliste se caractérise donc, au-delà de la recherche croissante du profit, par une structure hiérarchisée complexe qui démultiplie les divisions entre dirigeants et exécutants. Cette séparation ne se trouve sous une forme hypothétiquement pure qu’aux extrêmes de la pyramide. Pour le reste des relations, chacun est tour à tour dirigeant et exécutant et perd ainsi la maîtrise d’un processus de production rivé à des impératifs qui le dépassent. L’hétéronomie 18 semble plus
conseils ouvriers
acceptable parce qu’elle est partagée et n’est pas identifiable sous la forme d’une opposition binaire entre classes. C’est cette diffusion de la hiérarchie sous sa forme bureaucratique qui rend le capitalisme si pérenne. Chacun a l’impression de commander et d’être l’auteur de la production, parce qu’il a des subordonnés auxquels faire appliquer les règles venues d’en haut et ses propres aménagements. Ce mode d’organisation a aussi pour conséquence de déconnecter complètement la production des besoins qu’elle doit satisfaire. Elle les crée bien plus qu’elle n’y répond. Les consommateurs ne décident pas des produits qui leur sont nécessaires. Ils émanent du processus de production, qui ne peut persévérer qu’au prix d’une relance incessante de la consommation. Pour ce faire, le capitalisme doit reconduire la rareté qu’il prétend résorber. Baudrillard en propose une analyse dans La société de consommation : « Ce qui est satisfait dans une société de croissance, et de plus en plus satisfait au fur et à mesure que croît la productivité, ce sont les besoins mêmes de l’ordre de production, et non les “besoins” de l’homme, sur la méconnaissance desquels repose au contraire tout le système 19. » Pour que la production puisse continuer à croître et avec elle la consommation et le profit, il faut que le système déplace sans cesse le manque. Un mode de production qui satisferait vraiment nos besoins serait aussi limité qu’eux. Le mode de production capitaliste déréalise donc complètement la production (en la déconnectant de nos besoins réels). Au-delà de la production : encore un effort pour être démocrates ! L’organisation bureaucratique ne se cantonne pas au monde du travail. Elle se déploie également dans les partis politiques, les administrations, et un grand nombre d’organisations qui s’inspirent de sa rationalité et de son efficacité apparentes. Par conséquent, la critique de l’organisation bureaucratique dans le domaine de la production, ne peut pas ne pas avoir d’incidences sur les autres sphères de la vie sociale sous son emprise. La réflexion sur le travail et sur les luttes dans le milieu ouvrier paraît alors essentielle à plusieurs niveaux. D’une part, le travail est l’activité par laquelle les hommes instituent un certain rapport au monde et aux autres. Les rapports de production contribuent à structurer la société et les représentations que les individus se font d’elle. D’autre part, la catégorie du « travail » sert de dénominateur commun pour l’ensemble des activités humaines, comme le constate Hannah Arendt dans
La condition de l’homme moderne : « Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. » Toute critique de la production rejaillit donc sur les autres sphères de l’activité humaine qui s’inspirent de son organisation. « La transformation de la société, l’instauration d’une société autonome implique un processus de mutation anthropologique qui de toute évidence ne pouvait et ne peut pas s’accomplir ni uniquement, ni centralement dans le processus de production 20. » En reprenant les rênes de la production, les individus trouvent également les conditions d’une autonomie qui doit gagner la société tout entière. Sans cela, l’expérience sera vite engloutie et digérée par un corps social qui se déploie sur des voies antagonistes. « La démocratie n’est pas le vote sur des questions secondaires, ni la désignation de personnes qui décideront elles-mêmes, en dehors de tout contrôle effectif, des questions essentielles. La démocratie ne consiste pas non plus à appeler les hommes à se prononcer sur des questions incompréhensibles ou qui n’ont aucun sens pour eux. [Elle] est le pouvoir de décider soi-même des questions essentielles et de décider en connaissance de cause 21. »
19. Baudrillard Jean, La société de consommation, Folio, p. 90.
20. Castoriadis Cornélius, « Le contenu du socialisme », op. cit., p. 38.
21. Castoriadis Cornélius, « Le contenu du socialisme » (1957), op. cit., 2007, p.164-165.
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usines plombées, production déviée & tuyaux de lutte
mille neuf cent soixante-huit
Nantes Nantes Nantes Nantes
s'organise s'organise s'organise s'organise
Comme pendant la Commune de Paris, la ville de Nantes s'est organisée elle-même sans passer par les corps intermédiaires de l'état. Dès les premiers jours de grève, le dépérissement de l'état se réalisait dans les faits. Pour faire face à la situation, les syndicats ouvriers et paysans prenaient en main les destinées de la ville. Cette action exemplaire a démontré une des choses les plus importantes aux masses populaires : elles ont la capacité de s'auto-organiser. Des comités de
quartier au comité central de grève Tout a commencé à la fin de la deuxième semaine de grève (24 mai) dans un quartier nantais à 95 % ouvrier, les Batignolles, où les femmes de grévistes regroupées dans les associations de familles ont décidé d'organiser le ravitaillement elles-mêmes. En passant dans les habitations du quartier avec un haut-parleur, elles ont convoqué la population à une réunion d'information. Cette première réunion fut très chaude et très militante, tout le monde avait conscience du caractère politique de l'action envisagée. Après la réunion, une délégation d'une centaine de femmes de grévistes se rendit à l'usine la plus proche pour contacter les comités de grève. Ensuite, se créa un comité de ravitaillement groupant les trois associations familiales ouvrières (ASF, APF, UFF). Ce comité a pris contact directement avec les syndicats paysans du village le plus proche : La Chapelle-surErdre. Une réunion comprenant quinze paysans syndiqués, une
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délégation d'ouvriers et une autre d'étudiants décida d'assurer une liaison permanente pour organiser un réseau de distribution sans intermédiaire. Le 26 mai, au même moment, au niveau syndical, était envisagée la constitution du comité central de grève, réclamée depuis une semaine par l'UD-FO de Loire-Atlantique, qui est sur des positions révolutionnaires en rupture avec la confédération nationale FO. Ce choix impliquait pour les syndicats de se déterminer entre le blocage total de la production, ou l'utilisation de ces moyens de production par les producteurs afin d'assumer la création d'un pouvoir populaire autonome. Ce comité central de grève réunit sept syndicats : les trois syndicats ouvriers, les deux syndicats paysans (FNSEA, CNJA) et les deux syndicats universitaires (FEN, UNEF), avec deux délégués par syndicat représenté. Cette idée d'unité organique a mis longtemps à être acceptée par les Unions départementales des syndicats, mais elle est l'amorce d'un pouvoir ouvrier
indépendant. Le comité central de grève a la même idée que les comités de quartier pour organiser le ravitaillement, mais en fait ces deux organisations vont un peu se chevaucher dans l'action. Le comité central de grève se méfie des comités de quartier et leur reproche de ne pas être passés par eux au début. En fait, les comités de quartier vont se révéler beaucoup plus efficaces dans l'organisation du ravitaillement, et leur action sera beaucoup plus profonde que celle des syndicats. Partis de la création d'un marché direct de la production, ils vont devenir des cellules de politisation des quartiers ouvriers. Le comité des Batignolles édite quatre affiches d'information dans les quartiers. L'une de ces affiches témoigne du degré de politisation de ces comités de quartier ; elle lance le slogan suivant : « Augmentation massive des salaires sans changement des structures économiques et politiques = Augmentation du coût de la vie et retour à la misère d'ici quelques mois. »
Nantes s'organise
Organisation
du ravitaillement par les grévistes Pendant ce temps, le comité central de grève coordonne l'organisation des divers ravitaillements. La chambre d'Agriculture, occupée, assure la liaison entre les comités de quartiers et le comité central de grève. Les comités de quartier font tache d'huile dans tous les quartiers ouvriers. Le 29 mai, le comité central de grève ouvre six points de vente dans les écoles. Les syndicats agricoles lancent un appel à la solidarité ouvrière et paysanne le 23 mai pour organiser concrètement le ravitaillement. Des équipes ouvriers-étudiants se créent pour aider les paysans : ils vont biner et aider à l'arrachage des pommes de terre nouvelles. Les transports sont assurés en permanence, au début au moyen de petites camionnettes, et ensuite grâce aux cars de la municipalité. Les prix sont équivalents au prix de revient, le litre de lait passe de 80 à 50 centimes, le kilo de pommes de terre de 70 à 12, les carottes de 80 à 50. Les gros commerçants sont obligés de fermer. Tous les matins, les syndicalistes vont vérifier les prix sur les marchés. Munis d'un micro, ils lancent des appels : « Commerçants, restez honnêtes ! » Armées d'une liste de prix donnant une « fourchette » d'application, des équipes volantes se répandent sur les marchés. Des explications sont demandées à ceux qui dépassent la « fourchette ». Des affiches sont délivrées dans des magasins autorisés à ouvrir, avec le libellé suivant : « Ayant le souci du ravitaillement de la population, les syndicats autorisent ce petit magasin à ouvrir ses portes à condition qu'il respecte les prix normaux. » 2,5 millions de fonds ont été donnés par les paysans, qui
sont mis en réserve pour plus tard assurer la survie. S'ajoutent à cela de nombreux dons en nature. Les ouvriers laissent le courant pour faire tourner spécialement les laiteries. Le fuel et l'essence nécessaires aux paysans sont délivrés normalement, ainsi que des laissez-passer aux camions de paysans qui doivent aller chercher l'essence et le fuel. Les aliments industriels nécessaires au bétail sont fournis par les grévistes aux paysans. L'entraide ouvrière-paysanne se réalise dans les faits à chaque action, avec une conscience claire de son caractère politique. La transformation des techniques de production agricole et la prolétarisation de la paysannerie sont en train de créer une nouvelle classe paysanne dans la jeune génération d'agriculteurs, qui lie directement son sort à celui de la classe ouvrière.
Généralisation
de la gestion directe D'autre part, le comité central de grève a également pris en main, avec l'accord du comité de grève des Pétroliers, la distribution de l'essence par bons délivrés, par les syndicats, aux services de santé et pour assurer le ravitaillement. Cette décision ne remet en cause, en aucun cas, l'action de la grève dans les secteurs concernés. Cette action est limitée à l'organisation des services prioritaires sous le contrôle des syndicats, qui ont pour fonction de renforcer le pouvoir syndical dans la ville. Est prise en main également la garde des enfants des grévistes par les enseignants syndiqués et les moniteurs de colonies de vacances. Ce sont les comités de grève des établissements qui assument la responsabilité de l'accueil des enfants, évitant
que les mouvements de grève des enseignants soient brisés. En même temps, dans les facultés, un baby-sitting est organisé. Enfin, pour les familles de grévistes qui se trouvent dans la plus mauvaise situation financière, les organisations syndicales leur distribuent des bons de denrées alimentaires. Ces bons sont équivalents à une certaine quantité d'aliments. Pour chaque enfant de moins de 3 ans : un bon de 1 franc de lait, et pour chaque personne âgée de plus de 3 ans, un bon pour 500 gr de pain et un bon de 1 franc de denrées alimentaires de consommation courante. Les syndicats de commerçants détaillants et de pharmaciens groupent les bons qui seront payables aux caisses du bureau d'aide sociale. Un appel est lancé aux commerçants pour honorer les bons émis par solidarité à l'égard des familles de grévistes. Cette organisation directe par ce nouveau pouvoir impliquait l'existence d'un front uni politique entre les paysans, la classe ouvrière, les étudiants et les classes moyennes. Ce front uni s'est réalisé à Nantes et a permis de passer à un deuxième stade de la lutte : la création d'un pouvoir autonome des travailleurs face à la désagrégation du pouvoir de la classe dominante. Nantes est le seul exemple concret qui démontre la possibilité d'un gouvernement des travailleurs fondé sur la gestion directe de l'économie par les producteurs. Ce témoignage tire la leçon directe des événements de mai : si les syndicats et les partis politiques ouvriers avaient exploité les possibilités du mouvement social, ce deuxième stade de la lutte aurait pu être atteint non seulement à Nantes qui n'est plus qu'un exemple, mais dans toutes les villes industrielles de France.
Extrait des Cahiers de Mai, n° 1, 15 juin 1968
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Jean-Louis Ditte Goodyear
« 8,4 tonnes à déplacer à la main tous les jours » 96
J'
ai été embauché chez Goodyear le 28 août 1989 en tant que super inspecteur agraire. Un an après avoir été formé aux presses, j'ai été blessé à la tête. Avec des barres, on desserrait des vessies pour les remplacer. Ce qu'on appelle les vessies, c'est ce qui vient faire l'intérieur du pneu. Alors que j'étais en train de galber la vessie, la barre est partie, et je l'ai prise de pleine volée dans la tête. à la suite de ça, j'ai chopé le contremaître, et lui ai dit : « C'est pas normal qu'on travaille avec un outillage pareil ! » Le matériel n'était pas adapté. ça n'a pas plu et, de là, ma carrière a tout de suite été cassée. On m'a mis dans une équipe avec un chef qui aurait pu être caporal dans l'armée allemande en 1940. Au bout d'un moment, j'ai craqué nerveusement et j'ai été convoqué. J'ai pris un délégué que j'avais trouvé sur mon chemin, un gars de la CFDT, un mec qui m'a très bien défendu, à qui je dis encore merci. De là, je me suis investi dans ce syndicat et je suis même devenu délégué syndical central. Mais quand la CFDT a merdé au niveau national, j'ai rendu ma carte. De cœur, j'étais plus revendicatif. J'étais venu à la CFDT parce que nous avions sur le terrain des gens assez combatifs et sympathiques. Ensuite, ce syndicat a pratiquement disparu, parce qu'il y a eu la création de SUD auquel j'ai adhéré et puis, finalement, je me suis retrouvé à la CGT. On a commencé à faire des grèves par secteur, ce qui nous permettait de paralyser l'usine en ayant une petite partie des salariés en grève. à l'usine, on commence par faire de la gomme, et si tu arrêtes de la faire, ça paralyse tout le reste. On avait trouvé ce système-là et la direction avait rétorqué en payant les gens au taux horaire de base. Nous, nous sommes payés au travail à la pièce, donc on a un taux au rendement. Les gens perdaient 50% de leur salaire, presque. De ce fait-là, j'ai dit: « Juridiquement, ce n'est pas normal, pas logique. » J'ai trouvé un texte et nous sommes allés voir un avocat qui, ensuite, est devenu l'avocat de la CGT. C'est comme ça qu'ont démarré les affaires juridiques chez Goodyear. Je suis resté aux presses. ça se passait plutôt bien. Cela consistait à aller chercher les carcasses sur trois hauteurs de niveau. Les plus hauts pneus sont à 1 m 80, puis à 1 m 30, et les derniers sont à 60 centimètres. Le travail est assez physique : on cuit 1200 pneus par jour, qui en moyenne pèsent 7 kilos. Donc ça nous fait 8,4 tonnes à déplacer à la main tous les jours. Malheureusement, des soucis d'épaules sont arrivés. Des problèmes dûs aux gestes répétitifs ont provoqué une inflammation. Apparemment, on ne peut pas appeler cela une malformation, mais on est tous formés différemment. Ils appellent ça des acromions, ce sont des petits os qui viennent se rabattre sur la coiffe des rotateurs dans l'épaule. Ils auraient été un peu plus longs que la normale. En vieillissant, mes tendons risquent de se durcir et de casser. En faisant un geste, n'importe lequel. Il y aura de nouveau une intervention chirurgicale, mais la réparation sera délicate. Il y aura certainement des gestes, des mouvements que je ne pourrai plus faire. Ces problèmes physiques ont été reconnus comme maladie professionnelle en 2003 seulement. ça faisait déjà un certain temps que je faisais le forcing pour changer de poste et d'horaires. Je voulais un poste de jour, parce que j'avais des enfants en bas âge et que je voulais m'en occuper, quitte à perdre un peu en salaire. Je m'en fou-
tais un peu. Je préférais gagner en qualité de vie et voir mes enfants grandir. L'argent c'est bien, mais être le plus riche d'un cimetière ou bien voir ses enfants tristes parce qu'il n'y a personne pour s'occuper d'eux, ce n'est pas l'idéal non plus. Ils ont fini par m'accorder un autre poste. Je suis donc entré en maintenance en 2000. J'ai démarré comme mécanicien. à cette époque-là, on ne pouvait pas démarrer en-dessous. Maintenant, je suis technicien d'atelier. Parmi les gens de 40 ans, je suis le plus diplômé et le moins gradé. Quand on est revendicatif, faut pas s'attendre à évoluer. Voilà mon cursus. Actuellement, je suis en arrêt maladie professionnelle, car la deuxième épaule a lâché. En maintenance aussi, on fait des efforts physiques. Je ne suis pas sûr de pouvoir trouver un poste aménagé à mon retour. ça va dépendre de la médecine du travail, puis de ce que le chirurgien va dire. Chez Goodyear, les postes adaptés, il n'y en a plus. Ou alors, si, des postes un peu supérieurs, mais ils sont pris par des petits jeunes aux dents de requin qui s'amusent à faire signer des pétitions pour les 4x8, contre les syndicats. S'ils ne me trouvent pas de poste, je serai licencié. Normalement, ils doivent te proposer des postes. Mais bon, ils sont prêts à proposer n'importe quoi. Ils pourraient me proposer un truc de balayeur, de gardien de vestiaire. C'est ce qu'ils avaient essayé la première fois. Il faut vraiment rentrer dans un moule. Goodyear, c'est un peu ça. On est dans le moule ou on ne l'est pas. Si vous acceptez tout, si vous êtes prêts à venir jour et nuit, alors on vous proposera peut-être quelque chose qui vous conviendra. Ceux qui sont les plus compétents ne sont pas forcément ceux qu'on privilégie. Comme partout, il y a des petits rapporteurs, des gens qui montent sur les passerelles pour épier. Comme dans à peu près toutes les entreprises, mais ici c'est assez affolant. ça crée vraiment deux clans. Et, actuellement, avec les mouvements sociaux, c'est pesant. L'ambiance est totalement pourrie. Quand on va travailler dans une bonne ambiance, même si parfois le travail est dur, on y va, on s'entend bien, on est entre collègues, entre copains. Normalement, c'est comme ça que ça doit se passer... Mais là, l'ambiance est pourrie. Et puis, faut voir dans quoi on bosse : c'est un bâtiment vétuste, voire inutilisable, totalement hors normes, que ce soit au niveau électrique ou à celui de l'amiante. à l'arrière de l'usine, t'as la tour des noirs : quand il y a un coup de vent, tu peux être sûr que tu ressors tout noir parce que ça fuit de partout. Je ne pense pas que ça soit ce qu'il y ait de meilleur à respirer. On sait déjà qu'on a les HAP [Hydrocarbures aromatiques polycycliques, qui sont cancérigènes, mutagènes et repro-toxiques, ndlr] dans l'usine. On l'a appris bêtement, après que le magazine Que Choisir a fait une étude sur les pneumatiques et a révélé que les pneus Goodyear contenaient les fameux HAP en quantité plus importante que les pneus des autres marques. Quelqu'un est tombé dessus et a diffusé l'information que la direction s'était bien garder de nous donner... Il y en a qui disent qu'ici, c'est Germinal. C'est vrai qu'il faut que ça produise, coûte que coûte, on s'en fout qu'il y ait des chariots dans n'importe quel sens, que ça soit propre ou sale, du moment qu'on fait des pneus. C'est le système américain : on injecte un dollar, on en récupère trois.
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working class heroes Ils voulaient détourner une usine d'armement
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working class heroes
10/03/2010-AFP : Suite à l'annonce d'un plan de restructuration, le personnel du site EADS d'élancourt, en banlieue parisienne, où sont fabriqués les systèmes de reconnaissance militaires, notamment les fameux drones, est en grève depuis plusieurs semaines. Chercheurs, ingénieurs et ouvriers du site ont débattu de la manière de faire face aux licenciements annoncés par la direction. Conclusion : préserver les emplois, oui, mais pas n'importe lesquels. Ils ont fait savoir qu'ils ne fabriqueraient plus désormais de matériel de guerre. à la suite d'une série de rencontres, auxquelles assistaient également des salariés employés dans les autres sites de EADS Military Air Systems, les grévistes ont décidé de réfléchir à une production alternative. Plusieurs projets d'autoconstruction et de recyclage de véhicules ont déjà été lancés. Par le biais d'un texte commun, le collectif a déclaré dans la matinée que « les réunions qui se tiennent actuellement sur le site sont ouvertes à toute personne ou association souhaitant réfléchir aux besoins de la société en matière d'équipement, afin de jeter les bases d'une gamme de produits servant les intérêts du plus grand nombre ». La CGT a rappelé au cours d'une conférence de presse qu'elle n'était en rien associée à ce mouvement, qu'elle qualifie d'« irresponsable ».
Quand cette dépêche est tombée sur le bureau de la rédaction de Z, personne n'y a cru. Tout utopistes que l'on puisse paraître, une usine d'armement qui se met en autogestion et qui souhaite transformer sa production en menant une réflexion sur la technologie, tout cela nous semblait impossible. Impossible ?
D
ans les années 1970, le groupe anglais Lucas Aerospace était l'un des principaux constructeurs européens de composants et de systèmes destinés à l'aviation civile et militaire. Il produisait notamment les équipements destinés aux missiles Sting Ray utilisés par les troupes de l'Otan, et comptait environ 18 000 salariés répartis sur 13 sites. En 1973, menacés par un plan de restructuration prévoyant la suppression de 2000 emplois, les salariés de Lucas Aerospace ont créé un collectif d'un genre très particulier. Le groupe, qui rassemblait ouvriers, scientifiques et ingénieurs issus de l'ensemble des sites de l'entreprise, s'est consacré plusieurs années durant à un projet de production alternative : le Projet Lucas. Il consistait à inventer des produits utiles au plus grand nombre – systèmes de transports en commun, de chauffage et d'habitat bon marché et écologiques... – tout en élaborant des technologies de production favorisant la créativité des travailleurs et compatibles avec une organisation du travail non-hiérarchisée. Autres temps, autres mœurs. Dans cette Angleterre des années 1970, où l'on dénombrait plus de 600 syndicats, les grèves sauvages étaient monnaie courante. Mineurs, dockers, person-
nel hospitalier, postiers et éboueurs avaient à plusieurs reprises paralysé le pays, obligeant le gouvernement, en 1972 puis en 1974, à réduire la semaine de travail à trois jours ouvrables par mesure d'économie. Le Premier ministre conservateur Edward Heath démissionna en 1974, après un échec aux élections anticipées. Au cours des cinq années qui précèdèrent le début de l'ère Thatcher, le gouvernement travailliste qui lui succéda dut faire face à d'importantes mobilisations, en particulier la grève générale historique de l'hiver 1978-1979. Le « Projet Lucas pour une production écologique et utile à la société » fut finalisé en janvier 1976. Le plan de production était économiquement viable et minutieusement pensé. Plusieurs prototypes ont été construits et exposés. Le collectif fut même soutenu par des professeurs et des étudiants de l'école polytechnique de Londres, où un « centre pour les technologies industrielles alternatives » vit le jour en octobre 1977. En 1980, les municipalités de Sheffield et de Londres adoptèrent plusieurs idées issues du Projet Lucas. La direction de Lucas Aerospace refusa cependant de prendre l'initiative au sérieux. Les syndicats firent la sourde oreille et le gouver-
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1. Le texte qui suit est une traduction de l'édition enrichie de 1987. Nous la publions avec l'aimable autorisation de Mike Cooley.
2. N.d.T : Arnold Weinstock est connu pour avoir construit, pendant les années 1960, le géant anglais de l'électronique et de l'électricité, The General Electric Company, au moyen d'une féroce politique de réduction de coûts. à la fin des années 1960, la GEC était la plus grosse entreprise anglaise et comptait près de 250 000 salariés.
nement travailliste, tout en saluant publiquement l'initiative, n'en poursuivit pas moins ses efforts pour renforcer l'industrie aérospatiale, de façon à pouvoir signer des contrats lucratifs avec l'Otan. Les efforts consentis par le collectif pour rechercher soutiens et financements l'éloignèrent peu à peu de sa base et, au début des années 1980, ses membres les plus actifs furent licenciés par la nouvelle direction. Mike Cooley, à l'époque ingénieur et syndicaliste chez Lucas Aerospace, a joué un rôle central dans l'élaboration du Projet Lucas. Dans un livre paru en 1980 et inédit en France, Architect or Bee, dont nous publions ici plusieurs extraits 1, il raconte les espoirs et les déconvenues de ce mouvement hors normes.
Une campagne pour le droit à fabriquer des produits utiles à la société.
3. N.d.T : Premier ministre du gouvernement travailliste de 1964 à 1970 et de 1974 à 1976. Il est fait allusion ici à son célèbre discours du 1er octobre 1963 à la conférence du Parti travailliste – tout un programme : « Dans tous nos projets futurs, nous entendons redéfinir et réaffirmer notre socialisme dans les termes de la révolution scientifique. Et cette révolution ne peut devenir une réalité que si nous sommes prêts à opérer une transformation radicale de nos comportements économiques et sociaux à tous les niveaux de la société. Dans cette Angleterre chauffée à blanc par la révolution technologique, il n'y aura pas de place pour les mesures restrictives et pour les méthodes industrielles d'un autre âge, dans quelque secteur que ce soit. »
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Mobilisation des salariés La société Lucas Aerospace a été créée à la fin des 1970, suite au rachat par Lucas Industries de certaines branches de la GEC (General Electric Company), d'AEI (Associated Electrical Industries) et de plusieurs entreprises plus petites. Dès lors, il était clair que la firme se lancerait dans un programme de restructuration sur le modèle de celui qu'avait déjà mis en œuvre Arnold Weinstock à la GEC 2. Il faut rappeler que c'était l'époque de l'« Angleterre chauffée à blanc par la révolution technologique » vantée par Harold Wilson 3. Les impôts des contribuables étaient utilisés, via la Corporation de réorganisation industrielle (Industrial Reorganisation Corporation), pour faciliter la restructuration de la GEC. On ne tint aucun compte des coûts humains de l'opération qui permit à Arnold Weinstock de licencier 60 000 ouvriers dotés de qualifications très diverses. Nous avions eu la chance que tout ceci soit arrivé à peu près un an avant que Lucas Aerospace ne lance son propre programme de restructuration. Cela nous avait permis de prendre les devants en créant un « collectif transversal », de façon à empêcher la direction de mettre les différents sites en compétition comme l'avait fait Weinstock. Ce collectif (encore actif en 1987) est une exception dans le mouvement syndical anglais en ce qu'on
y trouve à la fois des ingénieurs de très haut niveau et des ouvriers spécialisés. Cela permet de mettre en commun à la fois l'esprit d'analyse des scientifiques et, ce qui est peut-être encore plus important, la capacité des ouvriers à situer les rapports de classe et à détecter les enjeux de pouvoir. La perspective des licenciements se précisant, nous avons commencé par aller voir comment les autres collectifs de salariés tentaient de s'y opposer. Chez Lucas, nous avions déjà organisé des sit-in, mené des actions contre les délocalisations et employé plusieurs moyens de lutte mis au point au cours des cinq années précédentes. Mais nous nous sommes vite rendu compte que le moral des travailleurs baisse très rapidement dès lors qu'ils voient que la société, pour une raison ou une autre, ne veut pas de ce qu'ils fabriquent. Nous avons donc commencé à réfléchir à une campagne pour le droit à fabriquer des produits utiles à la société. La situation nous semblait absurde : nous avions des savoir-faire, des connaissances et des outils ; la société avait un besoin urgent de certains équipements et services que nous pouvions lui offrir ; et, pourtant, le marché n'était visiblement pas en mesure de faire coïncider les deux choses. Les événements qui suivent constituent une leçon importante pour tous ceux qui se demandent comment changer la société. Leçon de choses Nous avons rédigé un courrier décrivant de façon détaillée la main-d'œuvre, son âge et ses compétences ; les machines-outils, l'équipement et les laboratoires dont nous disposions ; les équipes scientifiques et leurs capacités de conception. La lettre fut envoyée à 180 personnalités en vue, institutions, universités, syndicats et organisations qui avaient tous, par le passé, laissé entendre d'une manière ou d'une autre qu'il fallait humaniser la technique et en promouvoir un usage socialement responsable. La réaction des destinataires du courrier fut pour nous une révélation. Tous ces gens s'étaient déplacés aux quatre coins du pays pour faire de grands discours, ils avaient même écrit des livres sur ces questions ; pourtant, le caractère direct de notre demande les laissa muets de stupéfaction. Nous leur avions simplement demandé : « Qu'est-ce qu'une maind'œuvre disposant de ces outils pourrait produire dans l'intérêt de la communauté au sens large ? » Personne ne répondit, à l'exception de quatre personnes : le Dr David Elliot, de l'Open
working class heroes
University, le professeur Meredith Thring du Queen Mary College et, enfin, Richard Fletcher et Clive Latimer, de l'école polytechnique du Nord-Est de Londres. Alors, nous avons fait ce par quoi nous aurions dû commencer : demander aux membres du collectif ce que, à leur avis, on devrait produire. Je n'ai jamais douté de la capacité des gens ordinaires à répondre à ces questions. Mais si ne pas douter est une chose, obtenir des preuves tangibles en est une autre. En l'espace de trois ou quatre semaines, ces preuves commencèrent à pleuvoir sur nous. En peu de temps, nous avions réuni 150 idées de produits que l'ensemble des machines et des savoir-faire mobilisables au sein de Lucas Aerospace nous permettaient de fabriquer. Nous avions récolté ces informations par le biais d'un questionnaire envoyé aux différents comités d'entreprise. Ce questionnaire était très différent de ceux que soumettent habituellement les fabricants de lessive, dans lesquels l'interrogé est traité comme une espèce de demeuré. Dans notre cas, les questions étaient posées de façon dialectique. Je veux dire par là qu'en le remplissant, les individus interrogés étaient amenés à réfléchir à leurs compétences et à leurs savoir-faire, à l'environnement dans lequel ils travaillaient et aux outils dont ils disposaient. Nous l'avions aussi rédigé de façon à ce qu'ils puissent y répondre en se pensant à la fois comme producteurs et comme utilisateurs. De ce fait, nous avions volontairement dépassé la division absurde imposée par la société, qui nous ferait presque croire qu'il existe deux nations distinctes, une qui travaille dans les usines et les bureaux, et une autre qui peuple les maisons et les quartiers. Nous mettions en avant le fait que ce que nous faisons pendant la journée pendant les heures de travail est censé avoir un sens pour les communautés dans lesquelles nous vivons. Le questionnaire était aussi conçu de façon à ce qu'on soit amené à réfléchir à la valeur d'usage des objets et non pas seulement à leur valeur d'échange. Une fois les propositions recueillies, nous les avons classées en six grandes catégories de produits. Elles occupent à présent six volumes qui comptent environ 200 pages chacun. Ils contiennent des détails techniques précis, des calculs économiques et même des plans de production. Nous cherchions un ensemble de produits comprenant, d'une part, des objets susceptibles d'être conçus et réalisés à très court terme et d'autres nécessitant une élaboration plus longue ; des équipements pouvant
être utilisés en Grande-Bretagne mais aussi d'autres, plus adaptés aux pays du Tiers-Monde – des produits que l'on pourrait commercialiser sur une base d'équité mutuelle. Enfin, nous voulions des produits rentables selon les critères actuels du marché et d'autres, pas nécessairement viables économiquement, mais présentant une grande utilité pour la société. Produits et idées En matière de sources d'énergie alternatives, nous disposions de toute une gamme de propositions originales. Nous trouvions ridicule qu'à New York, les systèmes de climatisation qui fonctionnent l'été consomment plus d'énergie qu'il n'en faut pour chauffer la ville en hiver. Il nous a donc paru judicieux d'inventer des systèmes permettant de stocker cette énergie afin de pouvoir l'utiliser au moment voulu. L'une des propositions pour conserver l'énergie consistait à construire des piles à combustible d'hydrogène gazeux. Un tel système nécessite d'importantes subventions publiques, mais c'est une solution écologique et viable à long terme. Parmi les autres propositions figurent plusieurs systèmes de captage d'énergie solaire qui pourraient servir à construire des maisons écologiques. En nous associant avec Clive
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Latimer et ses collègues de l'école polytechnique de Londres, nous avons mis au point les matériaux permettant d'équiper une maison à basse consommation. La maison a été pensée de façon à pouvoir être construite par son propriétaire. Plusieurs étudiants de la section design et communication de l'école polytechnique ont rédigé un manuel d'assemblage à partir des instructions fournies par les techniciens qui ont dessiné les plans. Grâce à ce manuel, chacun peut, avec l'aide d'ouvriers du bâtiment plus compétents, effectuer un apprentissage tout en construisant un type de logement très intéressant du point de vue écologique. En associant ce concept à des politiques de subvention publique ambitieuses, il serait possible, dans les zones fortement touchées à la fois par le chômage et le manque de logements, que les habitants soient payés pour construire leur propre maison. (...)
Souligner l'importance primordiale du type de technologie employée, de la finalité des produits et de leur mode de production. Comme nous voulions que ces produits soient mis à la disposition de la population la plus large possible, nous avons contacté plusieurs conseils de comtés. Nous n'étions pas satisfaits par la tendance actuelle selon laquelle les technologies alternatives ne servent souvent qu'à divertir les bourgeois installés dans des maisons d'architecte. Nous avons donc contacté la corporation Milton Keynes par le biais de l'Open University et, en association avec elle, nous avons conçu et réalisé des prototypes de pompes thermiques destinées à équiper les logements sociaux. Ces pompes fonctionnent au gaz naturel et ont un rendement de 92,7 % pour une température extérieure de 0°C. Bien sûr, on connaît les pompes thermiques depuis plusieurs années, mais elles fonctionnent souvent à l'électricité. Compte tenu de la déperdition d'énergie induite par la transformation d'énergie fossile en électricité et
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par l'acheminement du courant, seule 30% de l'énergie fossile est réellement utilisée pour faire fonctionner la pompe dans la maison ou l'immeuble. Le véritable avantage de la pompe au gaz naturel sur les pompes thermiques électriques est de pouvoir faire marcher d'emblée 70% de l'énergie fossile prélevée tout en obtenant un rendement de 92,7%. Le bus rail-route Vers le milieu des années 1950, Lucas Aerospace (Rotax) avait dépensé plus d'un million de livres sterling pour concevoir un mécanisme d'activation permettant d'abaisser des pneumatiques, de façon à faire rouler un wagon de train sur des routes. Mais en mode train, le wagon coulissait encore sur les rails au moyen d'une bande de roulement métallique, ce qui impliquait que les chocs étaient répercutés sur l'ensemble des wagons. Inévitablement, un tel système nécessite une grosse superstructure rigide correspondant au matériel roulant de l'ère victorienne, dont nous avons hérité. Mais là encore, les ouvriers de Lucas, en travaillant avec Richard Fletcher et ses collègues de l'école polytechnique de Londres, ont montré qu'on pouvait aborder le problème différemment. Grâce à une petite roue de guidage assistée par un servo-moteur intégré, le véhicule peut circuler sur une voie ferrée, les pneumatiques roulant sur les rails. Une fois le mécanisme de guidage rétracté, le véhicule peut emprunter les routes comme n'importe quel autobus. On a donc les bases d'un véhicule léger et flexible qui peut circuler sur des rails sur une pente à inclinaison maximale de 1,7%. Les wagons de chemin de fer conventionnels ne peuvent circuler sur des pentes d'une inclinaison de plus de 1,25%, parce que l'adhérence entre la bande de roulement métallique et la voie est peu importante. Cela veut dire que pour construire une nouvelle ligne de chemin de fer, par exemple dans les pays en voie de développement, on est obligé, littéralement, d'araser les montagnes et de combler les vallées, ou bien d'ériger des tunnels et des viaducs. En général, cela coûte un million de livres sterling par mile de voie ferrée. Le véhicule hybride s'adapte au relief naturel, ce qui permet d'installer une voie ferrée pour 20 000 livres par mile. Il peut également circuler sur des voies ferrées désaffectées pour desservir des zones plus reculées. Un prototype du bus rail-route a été construit à l'école polytechnique de Londres et testé avec succès sur la ligne de chemin de
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fer d'East Kent. Dans plusieurs endroits d'Angleterre, on s'intéresse à un véhicule de ce type, qui permettrait de créer un système de transport public intégré, composé de véhicules traversant la ville comme le font les autobus pour, ensuite, rejoindre directement les voies ferrées. La réflexion sur la technologie Si la campagne du personnel de Lucas Aerospace, dans ses dimensions politique et sociale, a suscité un intérêt notable, le volet technologique du projet n'a presque jamais été pris en compte, alors même que les salariés avaient pris soin de souligner l'importance primordiale du type de technologie employée, de la finalité des produits et de leur mode de production. Cela transparaît tout particulièrement dans les critiques qui nous ont été adressées. Cette réticence à s'intéresser au volet technologique du projet s'explique par la remarquable incompétence de la Gauche en matière de science et de technologie. Elle reflète également une indifférence, science et technologie étant considérées, comme nous l'avons dit plus haut, comme « neutres ». Les salariés de Lucas s'étaient efforcés – ce qui avait donné lieu à des discussions extrêmement détaillées – d'imaginer des technologies susceptibles de laisser autant d'espace que possible à la créativité manuelle et intellectuelle des ouvriers, et qui pourraient être
employées dans le cadre d'une organisation non-hiérarchique de la production. En effet, pour les travailleurs, les considérations sur les technologies, la méthodologie de conception et la nature du travail qui en découle, ont autant d'importance que les considérations politiques, précisément dans la mesure où elles leur sont indissociables dans la pratique. D'ailleurs, pour les salariés de Lucas, l'un des aspects les plus positifs du projet furent les discussions qui réunirent plus tard délégués du personnel et travailleurs de toutes sortes, qu'ils soient chercheurs ou ouvriers spécialisés, et issus d'entreprises aussi diverses que Vickers, Parsons, Rolls-Royce, Chrysler, Dunlop et Thorn EMI. Loin de porter uniquement sur des questions politiques, ces discussions donnèrent lieu à des interrogations profondes sur la forme des technologies et des méthodologies de conception employées. En étant amenés à dessiner et à fabriquer des prototypes, les salariés se rendirent compte, comme le fit remarquer l'un d'eux, que « le management n'est ni une compétence, un savoir-faire ou un métier, mais une relation de commandement, une sorte de mauvaise habitude héritée de l'Armée ou de l'église ». Il ne s'agit pas de minimiser l'importance de la planification à long terme, de la gestion de projet et de l'activité consistant à en coordonner et synchroniser les différentes étapes. Ce qu'ils entendaient par là, c'est plutôt que la
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conception et la planification doivent faire partie intégrante du processus de travail, pour que la production puisse être organisée et dirigée par les travailleurs eux-mêmes. Dans l'histoire, quand les grands maîtres pensaient, dessinaient et dirigeaient la construction des structures qu'ils avaient créées, cela impliquait bien entendu une relation hiérarchique, mais elle avait néanmoins une certaine légitimité, dans la mesure où ceux qui dirigeaient savaient de quoi ils parlaient et étaient capables de réaliser eux-mêmes ce qu'ils demandaient. L'objection que nous faisons valoir plus haut concerne cette forme de management qui vise à priver le travail de sa dimension intellectuelle pour la placer entre les mains des détenteurs du capital, le capital étant désormais extérieur au processus de production. On trouve donc toute une horde de travailleurs non productifs comme les comptables, les programmateurs financiers et des superviseurs, dont le rôle se résume à faire la police pour les détenteurs du capital. Cela s'inscrit dans la tendance plus large qui veut que le capital financier prime de plus en plus sur le capital industriel, étant donné que nous avons atteint cette phase décadente de l'économie dans laquelle la créa-
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tion de capital a plus d'importance que la production elle-même. Il ne faudrait pas en conclure que la planification de projet ou la comptabilité ne sont pas des compétences véritables. Les salariés de Lucas entendaient simplement suggérer que ces compétences pourraient être acquises par les ouvriers au lieu d'être utilisées contre eux au moyen de rapports hiérarchiques d'un autre âge. Ils ont aussi démontré, même si ce ne sont que des prémices, que la méthodologie de conception correspondant à une « technologie socialiste » devait être radicalement différente de celle qui prévaut aujourd'hui. Aujourd'hui, dans les pays à forte concentration technologique, des concepteurs et des techniciens très qualifiés passent des mois à dessiner, tester et analyser des prototypes avant de dire aux ouvriers de l'atelier ce qu'ils ont à faire. Ces étapes de conception mettent en jeu des calculs mathématiques savants dont la seule raison d'être est commerciale, les matériaux devant être rentabilisés au maximum. Les matériaux et les systèmes qui constituent le produit sont uniquement conçus de façon à remplir une fonction déterminée pendant une très courte période de temps, après laquelle l'objet devient inutile (obsolescence program-
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mée). Les calculs mathématiques savants n'ont aucun lien avec l'expérience des ouvriers et sont utilisés pour rendre leur sens commun inopérant. Les informaticiens ont souvent tendance à croire qu'ils peuvent résoudre tous nos problèmes, alors même qu'ils n'ont pas nécessairement d'expérience en matière de conception industrielle. Plusieurs exemples de ce qui peut en résulter nous arrivent déjà depuis les étatsUnis. Dans une entreprise d'aéronautique, on a embauché une équipe de quatre mathématiciens, tous titulaires d'un doctorat, pour définir un programme permettant de dessiner la tuyère de post-combustion d'un gros moteur de jet. Il s'agissait d'une forme extrêmement complexe, qu'ils avaient essayé de déterminer à partir du nappage de surface de Coons. Le problème les avait occupés pendant environ deux ans sans qu'ils n'aient trouvé de solution satisfaisante. Quand ils se rendirent finalement à l'atelier d'expérimentation de l'usine d'aéronautique, ils constatèrent qu'un ouvrier tôlier était parvenu, avec l'aide d'un dessinateur industriel, à réaliser un plan et un prototype de l'objet. Commentaire de l'un des mathématiciens : « Ils ont beau avoir réussi, ils ne savent même pas comment ils ont fait. » Voilà qui illustre parfaitement comment, pour continuer à remplacer les humains par des machines, on écarte de façon irresponsable la compétence tri-dimensionnelle des dessinateurs et des ouvriers qualifiés. Leur connaissance du monde physique qui les entoure, acquise après avoir passé des années à fabriquer des objets qu'ils ont vus se casser ou se rompre, est considérée comme insignifiante, hors de propos ou même dangereuse. Les prototypes mis au point dans le cadre du Projet Lucas répondaient à une méthodologie de production totalement inverse. Les ouvriers avaient toute latitude pour déployer leur créativité et leur savoir-faire, dans la mesure où les prototypes étaient plus le fruit d'un savoir tacite que le produit d'une analyse. Le fait qu'on se débarrasse volontairement d'une telle somme de connaissances illustre tristement la forme spécifique que revêt la technologie dans cette société. Il va sans dire que tant qu'elle n'aura pas changé, tout discours sur la démocratie dans l'entreprise ne pourra être que poudre aux yeux. Le Projet Lucas, dix ans plus tard Sur la page de garde du « Projet Lucas pour une production d'utilité sociale », désormais célèbre, on trouve la phrase suivante : « Il ne
L'idée des salariés de Lucas, c'était de se lancer dans un projet qui ait valeur d'exemple et qui stimule l'imagination. Ils ont découvert qu'il fallait pour cela démontrer de façon très concrète et directe la puissance créative des « gens ordinaires ». saurait exister d'îlots de responsabilité dans un océan d'inconscience. » Même les salariés de Lucas Aerospace n'ont jamais cru qu'à partir de leur seule entreprise, ils pourraient obtenir le droit de produire des objets utiles à la société. Les seuls qui faisaient mine d'y croire étaient les porte-drapeaux du mouvement, ou encore ceux qui cherchaient à le discréditer en le qualifiant d'utopiste. L'idée des salariés de Lucas, c'était de se lancer dans un projet qui ait valeur d'exemple et qui stimule l'imagination. Ils ont découvert qu'il fallait pour cela démontrer de façon très concrète et directe la puissance créative des « gens ordinaires ». Il fallait en outre que leur manière de le concrétiser prouve aux autres « gens ordinaires » qu'ils pouvaient eux aussi agir sur leur vie, qu'ils n'étaient pas objets mais sujets de l'histoire, capables de construire leur avenir par eux-mêmes. Les salariés de Lucas constataient tout autour d'eux les non-sens grotesques de la société industrielle moderne. Ils étaient conscients de l'impuissance et de la frustration grandissante des masses, à mesure que le pouvoir de décision se concentre entre les mains de multinationales dont la taille et la capacité d'action est devenue supérieure à celle des états. Ce projet fut une tentative courageuse pour reconquérir cette précieuse marge de manœuvre que les planificateurs, managers et coordinateurs étaient en train de leur dérober. Ils ont mis en évidence et tenté d'exploiter quelques-unes des contradictions majeures de la société industrielle. Réaliser un audit des savoir-faire et des capacités existantes, mener l'enquête dans plusieurs usines et ateliers pour analyser et
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4. N.d.T : Transport and General Workers' Union, créé en 1922, syndicat historique des transports en Angleterre. Association of Scientific, Technical and Managerial Staff, créé en 1969, devenu le MSF (Manufacturing, Science and Finance) en 1988. à la suite de nombreuses fusions, le T&GWU et le MSF sont aujourd'hui incorporés au syndicat majoritaire Unite the Union.
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évaluer les équipements, les gammes de produits et les compétences, tout ceci a permis un élargissement prodigieux de notre champ de conscience, dans la mesure où nous subissons tous un conditionnement qui restreint notre perspective sur le monde à celle de notre poste de travail, qu'il s'agisse d'une machine-outil ou d'un bureau. Nous ne sommes jamais encouragés ou autorisés à porter un regard panoramique sur la production pour comprendre comment elle s'inscrit globalement dans la société. Plusieurs prototypes de produits figurant dans le projet ont été fabriqués et ont fait l'objet de démonstrations à grande échelle. Les salariés de Lucas ont rencontré le gouvernement travailliste pour lui rappeler les termes de sa profession de foi, où il était écrit que le parti entendait promouvoir « une inversion irréversible des rapports de force en faveur des ouvriers ». Mais l'idée que l'on puisse concevoir des produits en fonction de leur valeur d'usage, et non de leur valeur d'échange, a plongé le gouvernement, et tout particulièrement le ministère de l'Industrie, dans des abîmes de perplexité. De plus, la plupart des bureaucraties syndicales n'ont pas du tout apprécié que leurs bases se montrent si remuantes, ce qu'ils considéraient comme une remise en cause de leur autorité. Il ne leur est visiblement jamais venu à l'esprit qu'une direction syndicale puisse stimuler, appuyer et encourager ce genre d'initiatives. Cette expérience a permis aux salariés de Lucas d'appréhender de façon très directe la nature des rapports de pouvoir. Ainsi, lorsqu'ils
ont proposé de fabriquer des pompes thermiques dans des moteurs de combustion interne, l'entreprise a refusé au motif que ce n'était ni rentable, ni compatible avec leur gamme de produits. Les salariés du site de Burnley ont ensuite révélé que l'entreprise avait commandé un rapport à des consultants américains, lequel évaluait que le marché des pompes thermiques s'élèverait dès la fin des années 1980 à un milliard de livres dans les secteurs privé et industriel des pays de l'Union européenne. L'entreprise était prête à renoncer à un marché aussi lucratif pour prouver qu'elle seule était en droit de décider de ce qui était produit, de la façon dont ce serait produit, et des intérêts qui y présidaient. Les salariés de Lucas ne tardèrent pas à comprendre qu'ils n'avaient pas seulement affaire à un système économique, mais à un système politique soucieux de conserver son pouvoir. Lorsque la direction passa à l'offensive et exerça des représailles sur quelques-uns des délégués syndicaux les plus actifs, ce qui suscita de toutes parts un vent de protestations, le soutien des directions syndicales s'avéra assez faible. Le Projet Lucas fut rejeté par le gouvernement travailliste et écarté par tous les syndicats à l'exception de T&GWU et de ASTMS 4, qui l'ont soutenu à la marge. à la suite de cela, les salariés de Lucas sont arrivés à la conclusion que la meilleure stratégie consistait à diffuser leurs idées aussi largement que possible au sein de la gauche travailliste et du mouvement syndical. Ils ont donc rassemblé des représentants de plusieurs syndicats dans une coordination qui a produit un certain nombre de rapports assez remarquables. Ils ont ensuite été amenés, de plus en plus, à entrer en discussion avec les candidats aux élections locales. Des produits d'utilité sociale J'ai plusieurs fois mis en avant le caractère désirable d'une production utile à la société, laquelle pourrait constituer une alternative à la montée du chômage structurel. Mais comment définir ces produits d'utilité sociale ? Par quels critères peut-on les reconnaître ? Chose assez remarquable, les salariés de Lucas n'ont jamais tenté de définir la production d'utilité sociale de façon théorique ; ils ont plutôt utilisé ce terme en guise d'alternative, par opposition à des produits qu'ils jugeaient manifestement inutiles, comme les systèmes de destruction massive. Wittgenstein disait, je crois, que les mots se définissent par leur usage ; c'est un peu le cas de ce type de production. étant donné que les salariés de Lucas ont identifié un ensemble de 150 produits et services qu'ils étaient capables de fournir, et que
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les Technology Networks 5 ont ensuite mis au point plusieurs centaines de produits utiles à la société, nous pouvons désormais ébaucher une liste des attributs, caractéristiques et critères correspondant à une production d'utilité sociale. Il ne s'agit pas de dire que chaque produit de ce type ou que chaque plan de production doit correspondre trait pour trait à cette liste, mais simplement que certaines de ces caractéristiques en constituent des éléments essentiels : 1. Le processus par lequel le produit est identifié et pensé est en soi une étape importante de la production dans son ensemble. 2. La fabrication, l'utilisation et la réparation de l'objet ne doivent pas produire d'aliénation. 3. Le produit doit être conçu de façon à ce que son mécanisme soit aussi visible et compréhensible que possible pour l'utilisateur, dans la mesure où son fonctionnement optimal le permet. 4. Le produit doit être conçu de façon à être réparable. 5. La fabrication, l'utilisation et la réparation de l'objet doivent permettre la conservation des matériaux et de l'énergie. 6. Le processus de production, l'utilisation, la réparation et la destination finale de l'objet doivent être écologiques et viables à long terme. 7. Les produits doivent être évalués en fonction de leurs effets et de leurs performances sur le long terme. 8. La nature des produits et de leur mode de production doit être telle qu'ils favorisent l'émancipation des êtres humains et non l'exercice de la contrainte et de la surveillance, et qu'ils ne nuisent pas à leurs facultés mentales ou physiques. 9. La production ne doit pas induire des rapports de compétition primitifs, mais faciliter la coopération entre les individus, qu'ils soient producteurs ou consommateurs, et entre les nations. 10. La conception doit valoriser la simplicité, la solidité, et la sécurité de l'utilisateur plutôt que les systèmes sophistiqués et fragiles. 11. Les produits et les procédés de fabrication doivent être tels qu'ils puissent être contrôlés par les êtres humains, et non le contraire. 12. Les produits et les procédés devront être envisagés du point de vue de leur valeur d'usage et non de leur valeur d'échange. 13. Les produits doivent être tels qu'ils favorisent les minorités, les groupes les plus désavantagés et les plus démunis au plan matériel ou à d'autres égards.
14. Les produits destinés à être utilisés dans le Tiers-Monde ne doivent pas induire de rapport de domination de la part des pays développés. 15. Les produits et les procédés de fabrication doivent être considérés comme partie intégrante de la culture ; en tant que tels, ils doivent correspondre aux attentes culturelles, historiques, etc., de leurs producteurs et de leurs utilisateurs. 16. Au cours de la fabrication, de l'utilisation et de la réparation des objets, l'activité de production ne sera pas dissociée de la transmission du savoir et des compétences.
5. N.d.T Ces « réseaux technologiques » ont été créés en 1981 par la municipalité travailliste de Londres qui s'était engagée, si elle était élue, à mettre en pratique certaines idées du Projet Lucas. Ils consistaient notamment en des ateliers où ingénieurs, étudiants, chômeurs et salariés travaillaient ensemble à la fabrication de produits considérés comme utiles, dont la fabrication devait être financée par la municipalité. Dans Architect or Bee, Mike Cooley rend compte des difficultés de l'entreprise.
Loin de prétendre à l'exhaustivité, cette liste est constamment réélaborée par les Technology Networks et les groupes qui, dans le monde entier, tentent de mettre en pratique le concept de production d'utilité sociale. Les exemples qui précèdent montrent que des gens tout à fait ordinaires sont capables de remettre en cause le cours de l'évolution technologique et de démontrer par la pratique que des alternatives existent. Mais le risque d'un tel projet, c'est que le jargon scientifique et technocratique ne vienne disqualifier la manière dont nous définissons nos besoins. Nous ne devons pas permettre une telle chose, pas plus que nous ne devons nous laisser intimider par le déterminisme scientifique et technologique, par lequel on voudrait nous faire croire que notre avenir est déjà décidé.
SOURCES : - Architect or bee ? : the human price of technology, Mike Cooley, The Hogarth Press, Londres, 1987. Extraits des pages 116-117 ; 118-119 ; 120-122 ; 126-127 ; 132-134 ; 139-141 ; 154-156. - « Lucas Aerospace : when workers planned production », Socialist Resistance, 22/09/09. <http://socialistresistance.org/?p=642>.
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Philippe Devauchel dunlop
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1. Voir plus haut, l'encadré du reportage « La base se rebiffe », p. 59.
Je
suis entré à Dunlop en 1995 comme opérateur sur machine à péxine. On introduit cette gomme dans une machine qui la malaxe, puis on la met sur des festons et on la laisse refroidir. Ensuite, la pièce est envoyée pour assemblage avec les autres composants du pneumatique. Le pneu c'est un puzzle, tout le monde à sa partie à faire. J'ai fait un an d'intérim et puis après j'ai été embauché. Dunlop, c'est intéressant au niveau du salaire. Uniquement ça. C'est : plus vous en faites, plus vous êtes payé. Si vous faites le minimum, vous avez un salaire minimum, et c'est tout. C'est le cas pour moi. J'ai fait dix ou douze ans de week-end, ç'a pu me permettre d'avoir ma semaine de libre. J'ai pu élever mes enfants. Au début, c'était viable, mais petit à petit, à force de répéter toujours les mêmes gestes, j'ai fini par être cassé. Et puis les conditions de travail ont changé en janvier 2009, avec le passage au 4x8 1. Je vous le dis franchement : ça nous a tués... C'est très pénible pour la santé, et on est plus souvent à l'usine. On considère les semaines de travail du lundi au dimanche soir, du mardi au mardi ou du mercredi au lundi... Pour eux, une semaine, c'est comme ça. Et on a des coupures entre deux, mais on ne se retrouve jamais en famille. On a sept week-ends dans l'année en famille. Il n'y a plus de vie, plus d'attaches, plus rien. Je pense qu'il faut avoir un couple très solide pour tenir. Il y a beaucoup de casse à ce niveau-là, beaucoup de divorces. Mais il n'y a pas que les gens mariés, il y a les gens qui sont pacsés ou qui sont simplement en ménage. Ceux-là, ils n'ont pas ce problème de divorce, c'est juste leur femme qui se barre. Je vous dis franchement, si on n'est pas bien dans un couple, on ne tient pas. Dans la semaine, on ne voit pas les enfants, le weekend non plus. Quand on a la chance d'avoir un weekend en famille, on a intérêt à le programmer pour faire quelque chose de bien, de gigantesque, pour faire plaisir à sa femme et aux enfants. On sort du travail à cinq heures du matin, et, le temps de rentrer chez soi, il est six heures, alors on se force à se lever à midi pour pas amputer l'après-midi. On est à prendre avec des pincettes parce qu'on est complètement crevé, mais il faut tout faire pour essayer de passer un bon week-end tous ensemble. Et puis, malheureusement, le lendemain, il faut se préparer pour reprendre son poste de travail. On n'a qu'une journée et demie de repos. On fait des semaines de 48 heures, mais, à force, on est tellement fatigué qu'on ne connaît plus les jours de la semaine. Moi, je suis perdu, totalement décalé. Je vais travailler, je me crois le mercredi, mais on est le lundi. Après, ça engendre les accidents de travail, la dépression, l'alcool et la drogue... La drogue, ça tourne pas mal dans l'usine. Cachets, amphétamines, tout ce que vous voulez. Les gars prennent ça pour tenir. Un jeune qui a 20 ou 22 ans, qui travaille le samedi matin, il va vouloir en profiter le vendredi soir, et il ne va pas se coucher avant de venir. Et dans ce cas-là, les jeunes sont tellement fatigués qu'ils prennent de quoi tenir...
Nous, ça ne nous dérange pas de travailler, on est là pour ça, on est payé pour ça, mais faut voir dans quelles conditions. La direction sait que c'est pénible, mais ils n'en tiennent pas compte. On tombe comme des mouches, mais ce n'est pas un problème pour eux : on est remplacé, on est remplaçable.
On tombe comme des mouches, mais ce n'est pas un problème pour eux : on est remplacé, on est remplaçable. Moi, je suis actuellement en accident de travail. L'accident que j'ai eu, ça devait arriver un jour. Pas de chance, c'est tombé sur moi. J'ai voulu introduire la gomme dans la boudineuse, 200 kilos me sont tombés dessus. J'ai été coincé contre une barre de sécurité, mon dos a claqué. J'ai eu une hernie discale. Je dois passer une IRM pour approfondir le diagnostic. Parce qu'il y a cinq ans, je m'étais déjà fait opérer d'une hernie discale... à cause des gestes répétés et de la pénibilité. Normalement, quand vous avez un accident du travail, on vous propose un poste adapté, mais moi j'ai pas pu parce que je n'ai pas encore le diagnostic du scanner. Et puis Dunlop dit qu'il n'y a pas de poste adapté pour moi. Alors on peut faire un dossier COTOREP 2, mais ça nourrit pas une personne, encore moins une famille. Moi, je veux être soigné, guéri, reprendre une activité professionnelle et retrouver ma santé d'avant. Je ne la retrouverai probablement pas... Ce n'est pas parce que je vais être opéré que je vais être réparé. Moi, à 55 ans, je serai dans un fauteuil roulant, faut pas rêver. Je pense à plus tard, à mes petits-enfants : je ne pourrai même pas les prendre dans mes bras. Je ne suis plus motivé. Je pense qu'on n’est plus que des numéros, et ça fait mal. En fin de compte, on est un outil, un outil de travail. J'ai des copains de Goodyear dans le village, je leur ai fait voir mon calendrier, ils m'ont dit : « Mais Philippe, on a bien eu raison de pas signer les 4x8. Sans déconner, autant arrêter de travailler, on va être mort. » C'est ce qu'on est, on est des zombies, des zombies du pneu. J'ai peur qu'on n’ait plus la force de lutter. C'est malheureux, mais ça risque de terminer en casse, en vandalisme. C'est de ça dont j'ai peur. Il y a des gens qui n'ont plus rien à perdre. Ils auront toujours les mêmes factures à payer mais ils n'auront plus de travail, ils seront usés. Quand vous n'avez plus de travail et des factures, des impayés, des créanciers qui vous tombent sur le dos, qu'est-ce que vous faites ?
2. La Commission technique d'orientation et de reclassement professionnel (ou Cotorep) est une ancienne institution française qui gérait les problèmes liés au handicap et notamment à la réinsertion professionnelle des handicapés. Elle a été remplacée par les Commissions des droits et de l'autonomie des personnes handicapées (CDAPH). C'est dans cette nouvelle instance que se prennent les décisions de compensation (humaine/techniques), de prestations et d'orientations en faveur des personnes handicapées. Elle se base pour cela sur l'évaluation des besoins de compensation du handicap.
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Resquilles, débines et autres micro-résistances ouvrières
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« Quand le matin arrive, il nous trouve fixant stupéfaits le travail qui maintenant commence. Mais nous ne sommes plus seuls et personne n’a envie de dormir, Nous pensons calmement aux problèmes du jour au point même de sourire. » Cesare Pavese, « Discipline », Travailler Fatigue, Gallimard, 1936.
S’ils peuvent paraître anecdotiques, les arrangements avec la règlementation, les libertés prises avec les horaires et tous les petits refus dans l’atelier n’en sont pas moins révélateurs. Ils manifestent l’existence d’une micro-politique spécifiquement ouvrière dont le potentiel en termes d’action collective est souvent mal perçu. Du contournement des réglementations à l’esquive des disciplines, récit d’un quotidien en résistance.
E
n 1967 Jacques Lin, ouvrier dans une usine aéronautique de la région parisienne, décide de partir pour un voyage vers les Balkans 1 avec son sac à dos et ses indemnités. Il se rappelle l’ambiance à l’usine : « Un des cadres supérieurs qu’on appelle le grand patron m’a à la bonne. Il m’a dit : “Dans quinze ans, je pars à la retraite, si tu fais ce qu’il faut, tu prendras ma place.” En aucune manière je n’ai envie de prendre sa place ni de faire ce qu’il faut. Je suis bien avec les copains. Ne plus déconner avec Chérif, ne plus aller derrière les chaufferies voir les ouvriers jouer leur paye en trois coups de dés, ne plus aller lire Les raisins de la colère perché sur le château d’eau de l’usine, ne plus voir Danblin faire le poirier pendant que son cassoulet chauffe. C’est ce qui risque de m’arriver si je monte trop en grade. Je suis bien au service électrique. Si quelque chose doit changer, ce n’est pas ma place au sein de l’entreprise 2. » à un moment où des spécialistes bien intentionnés et très visibles insistent sur la collaboration des salariés 3, le comportement des travailleurs de cette usine a toutes les chances d’être mis sur le compte d’un contexte parti1. Il n’y parviendra pas puisque passant par les Cévennes chez Fernand Deligny, il n’en décollera plus. En bricolant, il vivra avec les enfants fous dans des cabanes et des mansardes.
culier – celui d’une usine dans les années 1960 – et d’être remisé dans la pure anecdote qui prête seulement à rire. Des récits sur l’existence d’une culture du braconnage quotidien à l’usine ne colleraient pas avec les descriptions convenues de l’apathie généralisée et de la défaite de la classe ouvrière. Pourtant, la défense de soi et des intérêts du groupe ouvrier se vit parfois d’une façon plus clandestine, moins explicite. Notamment dans des actes anodins de la vie quotidienne au travail. Ces pratiques ouvrières relèvent alors de la logique du « texte caché » dont James Scott a dégagé les constantes pour l’ensemble des groupes dominés 4 : « La voix des plébéiens est publiquement muette 5. » En la matière, la réalité se construit en grande partie avec le discours. Dès lors, le récit sur les pratiques est aussi important que leur existence. Mais quel type de récit serait à même de circuler ? Qu’est-ce qu’on peut attendre de cette circulation ? Peut-être quelque chose de l’ordre de ce plaisir que l’on éprouve à se raconter ses mauvais coups et ses esquives. En côtoyant les ouvriers dans deux usines d’une ville de Seine-Saint-Denis, de 2008 à 2009, il devient possible de se faire une idée 2. Jacques Lin, La vie de Radeau : le réseau Deligny au quotidien, Le Mot et le Reste, Marseille 2007.
3. Voir Christophe Dejours, Souffrance en France, Point Seuil, 1998.
4. Il apporte une méthode et des clés d’interprétation pour les « Hidden transscripts » des dominés, qu’il oppose au « texte public », qui a seul droit de cité et que les acteurs reprennent sans conviction. Ces « discours cachés » permet au moins de dissimuler leurs pratiques clandestines en contradiction avec ce texte officiel. James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, éditions Amsterdam, 2008.
5. James C. Scott, op. cit., p. 206.
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de la consistance de ces pratiques, à vrai dire assez variées. Même si elles n’ont rien de spectaculaire, elles expriment une infrapolitique spécifiquement ouvrière. Tant dans les manières de préserver un « sens de soi » au travail que dans les manifestations d'une contre-culture d'affronts faits aux directions. Les manifestations quotidiennes d’une « politique » des ouvriers * Tous les noms – entreprises et travailleurs – ont été modifiés.
6. Alf Lüdtke, Des ouvriers dans l’Allemagne du xxe siècle. Le quotidien des dictatures, L’Harmattan, 2000.
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Deux usines de produits cosmétiques et pharmaceutiques « Blingel » et « Radiopharm »*, un process de fabrication similaire. « Choisies » un peu au hasard, sur un coup de dés. Environ 300 travailleurs chacune. Dans les ateliers, les hommes ont plutôt des postes qualifiés de techniciens ou de « préparateurs » de produits. Des femmes aussi, mais majoritairement sur les « chaînes ». Leurs qualifications ne sont pas « reconnues » puisqu’elles sont censées apprendre sur le tas. Leur paye est donc inférieure, en bas de la grille. Je découvre que le quotidien des délégués est marqué par une forte combativité syndicale. L’année écoulée a été émaillée par des grèves
contre la stagnation des rémunérations alors que les qualifications exigées sont de plus en plus nombreuses. Si ces conflits dans les deux boîtes portent sur des mots d’ordre très classiques, ils sont sans précédent dans les trente dernières années. à côté de ce qui se réfère directement à des pratiques d’actions collectives, les récits des ouvriers laissent apercevoir, en filigrane, des lignes d’action qui témoignent d’un éventail de comportements oppositionnels à la discipline et au patron. à une extrémité, il y a des contournements, des détournements, des réappropriations du temps et de l’espace à l’usine. Ces comportements correspondent à l’expression d’un « Eigensinn » ouvrier, au sens où Alf Lüdtke l’entend : une « soustraction individuelle par instants à la logique sociale » pour préserver son autonomie, « une volonté de se désengager », de se situer « en dehors des règlements », « de n’en faire qu’à sa tête », de détourner « pour soi-même » du temps et de l’espace 6. à l’autre extrémité, on a des pratiques qui s’affirment davantage et qui laissent moins de doutes sur l’intention qui les anime. Les ouvriers reprennent l’initiative et construisent un espace de luttes où les patrons figurent l’autre camp. Néanmoins, ces pratiques quotidiennes dessinent toutes et d’une certaine manière les contours d’une culture ouvrière propre. On peut évidemment s’interroger sur leur contribution aux mouvements conscients et collectifs de lutte au travail. Au-delà, il se pourrait que la circulation de ces histoires dans le groupe, ainsi que la manière dont les ouvriers s’en prévalent, comptent tout autant dans la construction des luttes au travail. Voler du temps au temps de travail Une des manières de se préserver au travail consiste – sans surprise – en pratiques de fraudes et de resquilles, en échappées sur le temps de travail. Les circonstances propices à la dérobade sont assurément le produit des ouvertures ménagées par l’ordre social usinier. Par exemple, dans les deux usines les ouvriers se saisis-
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7. Voir plus haut, l'article « La base se rebiffe », p. 56.
sent de l’opportunité du passage au travail par équipes 7. Il s’agit de faire fonctionner les outils de travail sur de plus grandes plages horaires, qui ne soient pas limitées par la durée du travail d’un seul homme, toujours inférieure à une journée de 24h et à une semaine de 7 jours. La machine fonctionne dorénavant sur deux ou trois plages horaires d’affilée, avec des équipes de travailleurs qui se relaient sur des plannings qui changent d’une semaine à l’autre. Les rythmes de vie des ouvriers sont bouleversés, les conditions de travail se dégradent. Il faudrait augmenter le nombre de chefs ou augmenter proportionnellement leur charge de travail pour se retrouver dans des conditions optimales de surveillance. Mais quelles qu’en soient les raisons (petites économies, complicités de l’encadrement qui trouve lui-aussi l’occasion de se dérober aux horaires contraignants, confiance dans d’autres modes de surveillance, compromis pour faire accepter le changement aux ouvriers, etc.), les chefs sont souvent absents aux extrémités des plages de travail par équipe. Ils lésinent à travailler la nuit, ou encore – logiques propres de la nuit –, ils foutent la paix aux ouvriers. Alors, avec le prétexte de la réorganisation, c’est l’improvisation. On s’ajuste, on s’accorde pour en faire le moins possible. En attendant que ça devienne plus serré, on prend tout ce qu’on peut. Chez Blingel, le passage au travail par équipe se fait au début des années 1990, quand l’usine déménage. « Quand je suis arrivé, on n’avait pas d’animateur de conditionnement à 6h. C’est-à-dire qu’entre 6h et 7h et demi il n’y avait pas de chef. Chacun était livré à lui-même, chacun devait faire son boulot », raconte Morad, un technicien de maintenance. Un petit peu de respiration, quoi. « Ouais, et puis surtout il se passait que la ligne, au lieu de démarrer à 6h, elle démarrait à 7h et demi, quand le chef arrivait. » Mais tous les ouvriers ne peuvent pas exploiter cette réorganisation avec des chances égales de s’extraire du temps contraint. Les marges de manœuvre vis-à-vis de l’encadrement varient évidemment avec les caractéristiques du travail à effectuer. S’il s’agit d’un travail non posté 8, les temps de déplacements dans l’usine entraînent une soustraction physique à la surveillance d’un responsable unique. Michel est technicien de laboratoire au contrôle qualité chez Radiopharm. Son travail consiste notamment à effectuer des prélèvements sur les produits pharmaceutiques, mais également dans l’environnement de travail, aux différents lieux de la production. Il entrevoit les effets différenciés de l’instauration du travail de nuit sur deux types de postes : le
sien et celui des conditionneuses des produits. « Elles, [au conditionnement, ndlr] elles vont avoir 45 minutes de pause, et en plus en deux coups, une fois 30, une fois 15. Pendant la nuit, elles ne pourront pas aller pisser toutes seules et tout ça ! Et nous au CQ [contrôle qualité, ndlr], on va pouvoir aller pisser comme on veut. Personne ne va venir nous emmerder ! On va être à l’autre bout de l’usine, on sera deux, tous les deux là-bas, et ils ne viendront même pas nous voir ! Ils ne sauront même pas qu’on est là ! On va être tranquille, je vais te dire ! » Dans cette nouvelle organisation, il n’y aura que très peu de travail pour lui et son collègue, la nuit, tout au plus quelques prélèvements à
8. Dans le travail posté le travailleur est contraint d’exécuter le travail à partir d’un lieu fixe ou d’envergure limité appelé « poste de travail ». C’est la condition ordinaire de l’ouvrier sur machine ou sur chaîne, de l’employé de caisse, de la secrétaire de bureau, du vigile affecté à un point de passage, etc.
Une des manières de se préserver au travail consiste en pratiques de fraudes et de resquilles, en échappées sur le temps de travail. effectuer. Pourtant la direction ne peut se passer de ces analyses. Elle est par ailleurs dans l’obligation d’y affecter deux personnes (il est interdit qu’un salarié soit « isolé » la nuit), soit plus que nécessaire compte tenu du travail à effectuer. Au conditionnement, en revanche, il s’agit toujours d’un travail posté, effectué sous la surveillance d’un contremaître. Et sur les chaînes d’ouvrières, il est plus facile pour la direction d’ajuster les effectifs au volume de production visé. Parce qu’on peut embaucher, sur ces emplois moins qualifiés, des intérimaires qu’on entretient comme un vivier mobilisable à tout moment, surtout au dernier. De la même façon, certains métiers ont pu construire des espaces et des temps de détente, dans des interstices tolérés par les hiérarchies. Avec les collègues, Morad trouve le temps de prendre des pots en douce. « C’est davantage les régleurs qui faisaient ça, dans leur petit local. Je me souviens qu’à l’époque ils prenaient l’apéritif de midi, à quoi ? 13h... Ils arrêtaient le boulot et l’équipe du matin sortait les bouteilles. » En apparence les caractéristiques de l’emploi sont, là encore, prépondérantes. Les techniciens régleurs ont plus de possibilités de maîtriser leur rythme de travail, puisqu’ils
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interviennent à la demande, sur les machines où un problème se pose. Pour autant, dans ces deux usines, les groupes d’emploi ne sont pas composés de façon aléatoire. à part quelques cas, les techniciens sont exclusivement des hommes. Au conditionnement, sur les chaînes ou sur les machines, les postes sont en grande majorité occupés par des femmes. Les femmes sont donc exclues des pratiques masculines de l’apéro, l’une des stratégies de ce groupe pour se préserver et détourner du temps de travail. Pour les ouvrières, d'autres voies existent, comme l’entraide. Morad et Katia, ouvriers de conditionnement, m’expliquent que les temps
Le chahut emprunte à un certain moment les voies du mépris ordinaire fait aux femmes. 9. On retrouve ici des pratiques de taquineries d’atelier décrites par Lütdke au début du xxe siècle dans des usines allemandes : « Ces activités confirmaient et réactivaient souvent la hiérarchie sociale “traditionnelle” qui séparait les “nouveaux” et les “anciens”, les ouvriers qualifiés, ceux qui ne l’étaient pas et les apprentis. », Alf Lüdtke, op.cit., p. 173
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de respiration des conditionneuses sont fonction du type de séries à produire. Sur certaines d’entre elles, les « filles » doivent tourner seules, il est alors difficile de s’arracher à la chaîne. En revanche, sur d’autres séries, elles tournent à deux. Elles peuvent envisager – avec une bonne entente – de se relayer sur des pauses illicites, puisque les deux machines peuvent se conduire en parallèle. On ne peut cependant opposer en général les pratiques de fraudes des hommes à celles des femmes. D’abord, comme les techniciens, les femmes bénéficient aussi parfois d’une attitude compréhensive de la hiérarchie : « Ah ! Pointer à la place des autres ? Ouais, on le faisait ! Et on arrive encore à le faire. Dans le temps, je me souviens, on n’avait pas le droit mais, par exemple, je rentrais dans l’usine habillée en tenue de travail, je montais en sens inverse, et mon directeur, il m’attrapait par les épaules, par derrière, et il me disait : “ C’est pas bien, Katia !” ». Ensuite, hommes et femmes, travailleurs postés et mobiles, se rejoignent dans les pratiques classiques d’élargissement des pauses. Malgré leur aspect négligeable, celles-ci sont de nature à légitimer les petits pillages du même acabit et constituent un point d’appui pour les refus de se conformer aux prescriptions. « - (Morad) Y’a encore des pauses sauvages, hein !
- (Katia) Je fume une cigarette avant et après la pause, donc c’est des pauses sauvages ! Et ils ne nous disent rien, ils tolèrent ! - (Morad) Et puis, le matin, on monte hors pause pour prendre un café, hein ! - (moi) Ouais, quand-même ! - (Morad) Ben oui ! On reste 5 ou 10 minutes, il y en a qui restent plus longtemps. » La présentation de ces pratiques comme étant « sauvages » alors qu’elles sont tolérées suscite nombre d’interrogations. Existe t-il un rapport de force à l’origine de cette concession de la direction ? Perdurent-elles malgré les intimidations des chefs ? Est-ce une gêne pour la production ? Est-ce la même chose qu’elles aient lieu ou qu’elles n’existent pas ? Pourquoi les travailleurs qui les racontent souhaitent se/ nous convaincre qu’elless restent « sauvages » ? Un cap est franchi et aucun doute n’est permis quand les moments de diversion du temps de travail sont vécus avec la participation de la hiérarchie. Une des histoires que Katia m’a rapportée montre que ces moments peuvent tendre à prolonger la violence subie au travail, sous la forme d’une performance symbolique. Elle m’explique que, dans le passé, les ouvrières étaient plus nombreuses sur les chaînes, et que cela leur permettait de faire varier les tâches quand se produisaient des incidents sur les machines. « Quand notre machine était en panne, on allait faire des réparations (…) Alors on se mettait des fois à cinq, six, sept, on faisait une opération et puis on discutait, on rigolait, des choses comme ça, ou on chahutait avec les chefs ! Y’avait des chefs qu’attrapaient une fille et qui la jetaient dans la poubelle, ça a existé ça ! Mais oui ! Voilà, c’était familial… » Le chahut emprunte à un certain moment les voies du mépris ordinaire fait aux femmes. La plaisanterie (« C’est du second degré. », « C'est pas grave. ») neutralise l’enjeu de pouvoir. Le sexisme et la violence de classe ont pu, cette fois-ci encore, s’exprimer sans problème. Ce qui in fine réaffirme l’ordre des maîtres 9. Une terrible ambiguïté politique accompagne ces échappées en compagnie des chefs. C’est la même chose quand le chef d’atelier offre le champagne sur le temps de travail. Ce qui se joue dans ces comportements renvoie plus globalement aux stratégies patronales ayant pour but d’éviter que ces pratiques n’échappent à la direction. J’ai constaté par exemple dans les deux usines que, dans les années 1970, les multiples fêtes d’entreprise rétrogrades autour des « Catherinettes » 10, des bals de printemps, du nouvel an ou des compétitions sportives, avaient une audience certaine auprès des
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ouvriers. Les conséquences politiques débordent l’enjeu de la participation à sa propre exploitation économique, de l’auto-exploitation. Parce que le plaisir de la dépense gratuite est vécu par les ouvriers pour lui-même, l’effet intégrateur à l’ordre social capitaliste risque de leur être dissimulé. Il en résulte une naturalisation d’un ensemble de rapports non seulement économiques, mais également familiaux (le mariage, le natalisme,…), sexuels (assignation à des rôles hétéronormés), ou entre groupes sociaux (aliénation et allégeance au maître). Tout cela est bien à sa place et y reste, avec des effets au-delà même du périmètre de l’usine. Obstinément refuser Depuis quelques années, dans les ateliers de l’usine Blingel, la direction tente d’imposer aux ouvriers de porter une « charlotte », une coiffe enveloppante censée éviter que leurs cheveux ne se retrouvent dans la production. Morad et Katia, de la même équipe « du matin », m’expliquent qu’ils se sont refusés pendant longtemps à la porter. Maintenant que le port tend à s’imposer, ils veulent croire qu’ils ne la portent pas correctement. Ils tiennent à cette idée comme à un principe : « - (Katia) ça dépend des gens, nous on était assez indisciplinées, on le portait pas notre chapeau. Et à la fin ils nous disaient plus rien, ils nous laissaient comme ça, ils s’en fichaient. Aujourd’hui, c’est différent. D’ailleurs, ils nous ont fait la guerre, hein ? - (Morad) Ouais, mais ils n'ont pas totalement réussi parce que, normalement, quand tu mets ton chapeau, on ne doit pas voir un poil de tes cheveux dépasser. Mais aujourd’hui, tu le mets comme tu veux ! » Si cet aspect prend autant d’importance, c’est non seulement du fait des désagréments réels qu’occasionne le port de la charlotte, (elle gratte quand il fait chaud), mais aussi parce que les salariés réagissent à son aspect disgracieux, qui peut leur sembler déjà dire quelque chose sur la façon dont le patron les considère. Dans ces conditions ils peuvent à la limite accepter de se déguiser ou de parti-
ciper à une mise en scène, mais « entre eux », en dehors de la présence de spectateurs, il n’en est pas question. « Je lui ai dit qu’elle nous fiche la paix concernant le chapeau, que jusqu’à présent on vivait de cette manière-là. Il était porté un peu n’importe comment, mais quand il y avait la visite de la direction, et ben on le portait correctement ! Mais uniquement pour la visite ! Depuis, elle [la DRH, ndlr] nous a fichu la paix. » En voulant limiter le temps du port de la charlotte aux visites « extérieures », Morad prolonge une lutte, à première vue symbolique, sur le plan concret du temps au travail. Par là, il réaffirme l’existence d’un temps qui appartient aux ouvriers, le temps du travail justement, où l’employeur n’est pas habilité à intervenir. Mais à travers le refus du port de la charlotte, les ouvriers créent également un espace qui leur est propre. « Moi, un jour, elle [la DRH, ndlr] vient sur ma ligne, et elle me dit qu’il faut porter le chapeau. Je lui ai dit : “Ecoutez AnneChantal, donnez-moi votre main.” Je la lui ai prise, et l'ai glissée sur l’une de nos palettes. Elle avait la main toute noire parce que nos palettes, elles viennent de l’extérieur ! Et, euh, elle est restée bête, sa main était toute noire, et je lui dis : “Et vous allez m’embêter pour mes cheveux, et ça c’est quoi ?” Elle savait plus quoi me dire !
10. Les entreprises se sont efforcées de cultiver une tradition du folklore catholique selon laquelle, le jour de la Sainte-Catherine, les travailleuses non encore mariées défilent dans les ateliers avec un chapeau. On leur offre habituellement un « pot », et une prime.
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Alors, je lui dis : “Soyez pas ridicule !” Encore, ce serait nickel chrome dans l’usine, je veux bien, on serait obligé de se plier à ça. Mais c’est pas vrai, c’est juste du cinéma, c’est juste pour faire bien. Parce qu’en réalité, c’est crade, quoi ! » En imposant le port d’un chapeau de protection, ce sont les produits qu’on veut protéger des ouvriers. C’est une mesure sanitaire sur les produits, une manière de signifier au salarié que le contact avec le produit est seulement toléré, et qu’il va être limité autant que possible. En définitive les salariés seraient sales, plus que cette saleté d’atelier que l’employeur ne prend pas la peine de nettoyer. Il s’agit d’une lutte sur les symboles dont le sens est retourné contre l’employeur, mais c’est également l’occasion de contester à l’employeur le droit d’édicter des règles sur l’activité du travail. Les ouvriers font le boulot, il ne manquerait plus qu’on leur impose des choses qui n’ont aucun intérêt objectif par rapport au travail. Cela rappelle les traditions corporatistes où les savoir-faire et le travail bien fait ont comme contrepartie une indépendance dans l'exécution. Mais il est difficile de croire que les salariés sont dupes de la légitimité qu’ils pourraient tirer de ces arguments, même formulés
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en leur for intérieur. En effet, que des règles absurdes, iniques ou strictement disciplinaires soient imposées aux ouvriers, c’est une expérience ordinaire et commune du travail subordonné. Il y a donc autre chose qui se joue puisque, malgré tout, ils continuent de refuser. Ils préfèreraient ne pas porter la charlotte, même si l’issue est presque certainement de devoir la porter un jour. Tout se passe comme si cette histoire de charlotte était un prétexte, un moment visé pour lui-même. Pour se raconter qu’on refuse, et qu’on est quelques-uns de cette veine. Ce sont des propositions polémiques pour se compter, pour se raconter, pour se divertir du travail, pour tenter de reprendre l’initiative, pour ouvrir un temps de discussion qui ne soit plus un temps d’exécution. Cela relève d’un goût de certains ouvriers pour accrocher tout ce qui dans le travail relève du foutage de gueule et pour le monter en épingle. Dans un jeu qui sert de légende pour soi, et à laquelle on tiendra parce qu’elle nous fait tenir. On prend donc plaisir à dire non, à dénoncer des choses quand on est en mesure de les discuter avec une économie de moyens. On ne loupera pas cette occasion où, pour une fois, c’est simple : j’enlève le chapeau, je le mets de travers. C’est justement le caractère anodin de l’accroche qui lui donne son potentiel de circulation : elle ne semble pas chargée politiquement, elle ne nécessite pas d’explications. C’est le plaisir, pour une fois, de tenir le patron sur un conflit qui ne demande pas beaucoup d’énergie à dépenser (le port de la charlotte). Qu’il vienne avec sa remarque, on n’attend que ça. Malgré tout le reste, on s’obstine sur une chose, une petite chose. à cause du reste. Bien sûr, la direction a tous les droits. Mais justement, il va y avoir ce moment où il sera possible de pinailler, de biaiser, et qu’on va faire durer. Humilier le patron Quand j’ai appris qu’il y avait eu des grèves récentes dans ces usines, je me suis posé la question de la source de cette contesta-
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tion. Il se trouve en effet que dans ces boîtes, les personnes qui ont participé à ces mouvements n’ont pas à proprement parler « hérité » d’une culture protestataire identifiée et attachée aux organisations syndicales implantées dans les entreprises. Ce serait même plutôt le contraire chez Blingel, puisque les délégués que j’ai rencontrés ont dû jouer des coudes, et entrer en bande, pour investir le syndicat CGT où s’étaient placés des délégués proches du patron. « Et donc ces gens, ils ne voulaient pas nous voir à la CGT, quoi ! Ils avaient peur de nous. Il y en a même, ils nous ont désignés comme des personnes dangereuses… Pour le syndicat ou… - Mais dans quel sens “dangereuses” ? - Ben on sait pas justement, on sait pas, ils ont dit : “Ils sont dangereux”. - Ils ont dit que vous étiez des terroristes, genre, un groupe, comme ça, d’activistes ? - Non mais des gens qui font n’importe quoi ! Voilà, qui foncent dans le tas, qui ne réfléchissent pas, qui disent non à tout ! » Plus encore, la plupart d’entre eux n’a pas de références politiques et idéologiques explicites. Enfin, parce que dans les deux usines les conditions de travail et les salaires sont meilleures qu’ailleurs, on ne peut pas expliquer les grèves par des conditions objectives d’exploitation. Les ouvriers ont dû au contraire se convaincre, et convaincre ceux qui ne l’étaient pas, que la lutte était malgré tout à l’ordre du jour. Mais à partir de quoi, alors ? Si les ouvriers n’ont pas recours à des références idéologiques extérieures, c’est que la contestation qui émerge est alimentée par des références propres, internes au groupe. Malgré tout, elles ont toutes les chances de ne pas être évidentes parce qu’elles s’expriment et se travaillent au quotidien au cours de différentes interactions ordinaires entre ouvriers ou avec la hiérarchie. C’est ce type d’expérience qui affleure quand Morad, délégué syndical CFTC, et Katia, l’ancienne déléguée syndicale avant lui, me décrivent des pratiques d’assemblées générales de personnels qu’ils organisent régulièrement, en concertation avec d’autres délégués de la CGT, dans le hall de l’usine et sur le temps de travail. Ils insistent sur la difficulté qu’il y a à parler clairement aux ouvriers de l’atelier, et sur la fatigue que cela leur procure. Des membres de la direction s’invitent parfois et tentent d’intervenir pour corriger des propos tenus par des délégués. « Les gens sont pas cons, même s’ils ont pas fait de grandes études. Ils savent très bien que, dans ce que dit la direction, il y a du vrai et il
y a beaucoup de faux ! En plus c’est des choses qu’ils vivent au quotidien, alors… ! Par exemple, concernant les rémunérations on leur dit qu’il y a augmentation salariale, augmentation générale, et qu’il y a les “gestes individuels”. Mais les gens savent très bien que, dans la pratique, ça se passe pas comme ça, que les gestes individuels se font à la tête du client, se font en fonction de la souplesse dorsale : plus t’es gentil, plus tu dis oui, plus t’as des chances d’avoir quelque chose ! » Souplesse dorsale ? « Tu te mets à quatre pattes. Plus tu rampes, et plus t’as des chances d’avoir quelque chose. Les gens le savent au quotidien. La direction dit : “Non c’est pas ça”. Enfin tu le sais que c’est ça mais la direction dit : “Non c’est pas ça” ! Ben va convaincre des gens qui sont convaincus que c’est ça, que c’est pas ça ! C’est pas très difficile de les mettre devant leur… devant leur mensonge, quoi ! »
Il va y avoir ce moment où il sera possible de pinailler, de biaiser, et qu’on va faire durer. On voit que dans un cadre de prise de parole où l’employeur a en principe des ressources supérieures d’élocution et d’aisance, les délégués ouvriers (Morad est technicien d’atelier) peuvent faire la différence grâce à l’impertinence, à l’utilisation de la ruse, des coups de bluff, à l’éclat de la répartie. L’affrontement semble opposer la tactique du faible, « déterminée par l'absence de pouvoir », à la stratégie du dominant, « organisée par le postulat du pouvoir » 11. Morad est serein : le patron sera mis en échec. Cette façon de revivre les moments où la direction s’est rendue ridicule revient fréquemment dans les entretiens. Il y a, pour celui qui s’oppose à l’employeur, une façon de se tenir « pour soi » 12, ce qui lui permet de conjurer sa peur grâce à une représentation qu’il (se) donne du patron et que les ouvriers sont prompts à reconnaître et à investir. Par là, c’est le plaisir de renverser, pour un temps et par la sollicitation de cette référence négative du patron, la hiérarchie des valeurs dans l’usine. Pour parodier les « psychodynamiciens du travail » 13, on pourrait presque dire que des mécanismes psychiques amènent Morad,
11. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, vol. 1, Arts de faire, Gallimard, 1990, p. 62.
12. Voir Michael Pollack, L'Expérience concentrationnaire, essai sur le maintien de l'identité sociale, Métailié, 1990 ; où il distingue trois dimensions de l’identité : « l’image de soi pour soi (autoperception), celle qui donne à autrui (représentation) et celle qui lui est renvoyée par les autres (hétéroperception). »
13. Pour les auteurs de ce courant à la mode, ce sont au contraire la collaboration et l’adhésion des travailleurs au management, qui leur permettent de tenir et de sublimer la « souffrance au travail ».
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face à la peur qu’il éprouve de tenir tête à son patron lors de l’assemblée générale, à se précipiter sur le plaisir de le railler, de l’imaginer diminué grâce à lui devant les autres.
Le sabotage devient alors une arme adéquate dans la guerre de classes larvée et inégale. 14. Voir Hoggart, La culture du pauvre, Les Éditions de Minuit, 1970, p. 117 et suivantes.
15. Alf Lüdtke, op. cit., p. 120.
16. Ibid., p. 49.
17. Ibid., p. 270.
18. émile Pouget, Le Sabotage, 1911, Mille et une nuits, 2004, p. 49.
Quoiqu’il en soit, le récit fait appel à des références qui sont autant de repères et de logiques d’action en usage dans ces usines. Lors des prises de position publiques contre l’employeur, on s’en sort mieux en déroulant une telle ligne d’action, qu’on pourrait dire « infra-politique », dans la mesure où aucune référence idéologique n’est mise en avant. Elle évite au locuteur non seulement de « perdre la face », mais elle lui permet immanquablement de recueillir l’approbation de ses collègues. Au-delà de la préservation de l’intégrité et de la cohérence individuelle, il faut insister sur les effets collectifs que cela entraîne au niveau du groupe ouvrier. à chaque fois que le récit s’effectue, ou encore que la pratique se déroule, on sollicite un cadre de références autour du goût pour l’humiliation du patron, qui s’entretient, se réactive et est mis à l’ordre du jour pour d’autres pratiques ultérieures, comme l’action collective. Ces récits fonctionnent à la manière de lieux communs ouvriers qui se retrouvent dans des façons de se mettre en avant, d’instituer des coupures et des séparations entre un « eux » et un « nous » 14. Ces prises de positions verbales sont autant de références à la défense des ouvriers, et au dénigrement du patron. Un potentiel dénié Au regard de l’affirmation d’un esprit de résistance, ces façons de resquiller et de narrer les affronts faits aux directions sont d’intensité variable, et discutables au cas par cas. Dans cette perspective, il est apparu pertinent de rapprocher ces manières (équivoques) de préserver son autonomie immédiate au travail avec d’autres pratiques de contre-culture ouvrière plus franches. Pourtant, ces pratiques ouvrières sont habituellement considérées comme le signe de l’affaiblissement du collec-
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tif ouvrier et de la combativité ouvrière parce qu’elles ne s’actualisent pas dans des actions collectives. Il y aurait comme une question de choix d’éclairage. Il faut effectivement et assurément les distinguer selon leur qualité puisque certaines d’entre elles ouvrent sur un horizon plus porteur de contestation. Ainsi, comme chez les ouvriers de chez « Blingel », on peut être troublé de trouver, dans ces pratiques de préservation de soi, des orientations qui réinvestissent l’ordre dominant ou qui s’en accommodent. Pour autant, on ne s’en laissera pas compter là-dessus. C’est donc un fait entendu : résister « pour soi » peut-être porteur de collaboration. à propos des ouvriers allemands de la fin du xixe siècle, sous le nazisme, et en Allemagne de l’Est, Alf Lüdtke insiste sur l’ambiguïté de ces pratiques de préservation de soi (« Eigensinn »). Pour lui, il n’y a aucun doute que des « formes de comportement “autonomes” régulaient l’acceptation passive, mais aussi l’appropriation des rapports de pouvoir 15 » dans l’usine. En cela, « le sens et la fonction de l’Eigensinn étaient donc doubles : prendre ses distances avec les contraintes de l’usine et avec la lutte pour l’existence, et, en même temps, éprouver la capacité d’entreprendre une action individuelle ou collective dans l’atelier 16 ». Autrement dit, « plutôt qu’à une alternative entre l’adaptation et la révolte, on avait affaire à l’une et l’autre simultanément – elles se rejoignaient dans les points de vue individuels et dans la “logique incontrôlable du sens pratique” 17 ». Ainsi est-il essentiel de penser ensemble les deux aspects mêlés de ces pratiques, sans leur dénier leur potentiel de résistance en les rejetant vers un pôle de simples arrangements avec les contraintes de l’usine. Mais il ne s’agit pas davantage – tout au moins dans un premier temps – d’opposer trop durement l’action collective aux pratiques individuelles de contournements et de frondes. Si des résistances plus collectives et systématiques sont rendues possibles, c’est, comme le relève Pouget à propos du sabotage, notamment parce que les ouvriers les pratiquent « sous la forme qui se présente spontanément à l’esprit de tout ouvrier ». Le sabotage devient alors une arme adéquate dans la guerre de classes larvée et inégale 18. Par ailleurs, à l’intérieur des pratiques personnelles pour tirer son épingle du jeu, on peut déceler des comportements qui se jouent à plusieurs, encouragés en tant que pratiques partagées. Une telle circulation de ces attitudes à l’intérieur du groupe, qui les informe d’un certain potentiel de résistance, est à l’œuvre dans des environnements
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19. Nicolas Jounin, Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, La Découverte, 2008.
de travail les plus précaires et répressifs. On l’a vu, sous le nazisme, mais c’est encore le cas chez les travailleurs intérimaires immigrés du bâtiment avec lesquels le sociologue Nicolas Jounin s’est fait embaucher comme manœuvre et ferrailleur 19. Là encore, les ouvriers du bâtiment opèrent parfois dans l’optique d’une pure préservation de soi. C’est la fin de la journée, il faut vite filer, on bâcle le travail, on ne met pas les barres dans les armatures comme il se doit au détriment de la solidité de l’immeuble en construction. Mais à d’autres moments ils agissent en Go canny (vas-y doucement), comme les ouvriers anglais de la fin du xixe siècle, dont Pouget a popularisé la formule. S’y joue une certaine connivence, l’ouvrier est mis dans la combine d’en faire le moins possible. « Une fois qu’il est parti, nous prenons d’abord une pause d’un quart d’heure, cachés. Ahmed tourne un peu, pose une main sur le parapet et jette un regard scrutateur sur l’ensemble du chantier. Je demande naïvement : “Tu cherches quelqu’un ?” C’est par un sourire entendu qu’il me répond, je comprends sa consigne implicite : on tourne. On fait quelques attaches inutiles sur le plancher puis on redescend, méprisant le palier dont parlait Karim, avant d’être appelés par Armando, le chef de chantier. En tout, une bonne demi-heure de “volée”. 20 » à partir du constat d’une permanence de ces façons de se préserver, on est face à un choix d’interprétation pour la période actuelle. Ces comportements peuvent être compris comme une réaction de repli, à défaut d’autres types d’actions plus systématiques réfléchis et organisés. Mais on peut aussi bien y voir la persévérance d’une autonomie ouvrière, une manifestation des besoins immédiats et irrépressibles des individus, incompatibles avec l’organisation du travail capitaliste. Il y a en tout état de cause une inertie de ces comportements obstinés, dont il faut bien constater la récurrence sur les lieux de travail, avec un rythme qui leur est propre, et qui ne s’aligne pas sur les grandes évolutions socio-économiques 21. En cela, les aspects de collaboration ne
20. Nicolas Jounin, Loyautés incertaines, les travailleurs du bâtiment entre discrimination et précarité, thèse de doctorat en sociologie, 2006, p. 356. Voir notamment le chapitre 9 : « Résistances et évasions, le système de précarité menacé par lui-même ». Consultable sur <http://tel. archives-ouvertes.fr>.
21. Alf Lüdtke, op.cit., p. 80.
sont ni nouveaux ni d’une qualité différente. Les difficultés de lutter, la compromission des jaunes 22, l’inertie des collègues n’ont pas été inventées dans les années 1980 avec le néotaylorisme. Quant à deviser sur le potentiel de résistance, bien malin qui pourrait le faire, il s’agit d’un pronostic sur un avenir hors de portée de notre connaissance. Dans ces conditions, que penser des discours sur l’épuisement des résistances au travail où il est toujours question de regretter la disparition de certains procédés de luttes, telle l’inscription de masse des ouvriers au PCF et à la CGT, dont on sait pourtant qu’elles ont été largement construites au bénéfice de l’ouvrier qualifié, masculin, et français 23 ? Il est certain que cette façon de présenter les choses relègue le potentiel de résistance des pratiques actuelles à quelque chose de dérisoire : les résistances d’avant éclipsent tout par leur magnificence. On ne s’étonnera pas que cette thèse, sous des allures de panser des plaies, de s’émouvoir de la fin d’une période faste 24, soit jusqu’à présent majoritaire. Elle se dissémine d’autant plus tranquillement qu’elle dit une opinion commune et attendue : d’un côté, le « c’était mieux avant » que les travailleurs eux-mêmes sont
22. Ce terme vient du mouvement créé par Pierre Biétry le 1er avril 1902, la « Fédération nationale des Jaunes de France ». Pour les grévistes, les jaunes étaient les non grévistes. Ce qualificatif s'est généralisé et a pris un sens péjoratif, désignant les « traîtres ».
23. Voir Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française, Le Seuil, coll. Point Histoire, 1986.
24. « Les militants ont alors l’impression qu’un monde s’écroule, perd ses valeurs, ses points de repère, et qu’il tourne à l’envers. Le spectacle du groupe désuni est l’emblème d’une défaite en acte, de la faillite d’une certaine morale. » Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, coll 10/18, 1999, p. 355.
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25. François Bon, Daewoo, Fayard, 2004. 26. Sylvain Rossignol, Notre usine est un roman, La Découverte, 2008. 27. Pascale Molinier, « Une souffrance qui ne passe pas. Mutation du corps féminin et création d’imaginaire dans une industrie pharmaceutique », Actuel Marx n° 41, p . 40-54.
28. Daniel Martinez, Carnets d’un intérimaire, Agone, 2003. 29. Simone Weil, « Journal d’usine » (1934-1935), dans La condition ouvrière, Gallimard, 1951.
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disposés à reprendre à leur compte (et c’est un réel problème en entretien), de l’autre, des médias et des maisons d’édition qui font leur miel des informations sur la disparition du front des luttes. Les moments de fermetures d’usines sont particulièrement propices à la déclinaison de ce type de représentations. Avec la disparition des usines, les commentateurs s’autorisent à donner un verdict plus général, cet échec est celui de la classe ouvrière dans son ensemble. Ses modes de vie, son environnement, tout devient triste chez les ouvriers. Une vraie esthétique du glauque s’installe, avec une description du moindre détail qui trahit une forme de condescendance de classe : les vêtements, les logements, les rues, les histoires personnelles et les souvenirs se mêlent en un sentiment d’amertume qui marque définitivement le groupe ouvrier 25. Dans ces récits savants, journalistiques ou littéraires, les auteurs s’engouffrent dans des moments traumatiques pour en revendiquer une charge plus générale, en une pose grave. On peut se laisser d’autant plus abuser que le coup est porté
avec l’air de défendre des victimes. La plainte, le cri qui sort des tracts et des récits autobiographiques, sont redoublés, quant ils ne sont pas substitués, par une analyse et une mise en forme opérée par des spécialistes. Des écrivains sont salariés par des comités d'entreprise pour faire le travail de collecte de la mémoire en une manière nostalgique 26 ; des psychologues reçoivent comme mission de reconstruire pour un temps un espace collectif dans un cadre théorique qui échappe aux intéressés et qui se situe à la limite du médical 27. En un sens, ce discours de bons sentiments usurpe la tradition d’une littérature sur la « condition ouvrière » qui témoigne de l’exploitation au quotidien des salariés, et qui est souvent le fait des ouvriers eux-mêmes 28 ou d’intellectuels transfuges qui s’« établissent » pour un temps 29. Dès lors, c’est par l’invocation d’un genre autorisé que des situations particulières et dramatiques sont présentées comme représentatives par des personnes extérieures aux évènements. Il n’y a plus besoin d’aller voir vraiment ce qui se passe ailleurs, ni même de se replonger dans le passé proche, puisque ce qui aurait pu relever des micro-résistances est passé sous silence et s’incline devant la situation pathétique qu’il faut instruire à charge. Les pratiques de préservation et d’affirmation de soi, les maraudages, l’imposition de lignes ouvrières « propres » aux patrons, les possibilités de politisation au quotidien, tout ce qui ne se décrit pas en terme de regret, ne retient pas l’attention et est laissé dans l’ombre. Cela pousse à la démobilisation. à constater la dévalorisation de la culture ouvrière en n’en décrivant qu’une partie seulement, c’est davantage ces auteurs eux-mêmes que les pratiques de micro-résistances qui sont ambigus. Il pourrait s’agir d’une séquence historique des récits sur le travail, concomitante du triomphe et de l’arrogance du capitalisme, dont le but serait d’instituer une rupture entre un « avant », qui serait marqué par une intensité
pieds de nez à l'usine 30. Parmi les récits littéraires et/ou savants remarquables et disponibles en langue française, les ouvrages suivants peuvent être consultées : Edward Palmer Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, 1967, La Fabrique, 2004 ; Donald Roy, Un sociologue à l’usine, réunion de textes 1952-1974, La Découverte, 2006 ; Richard Hoggart, La culture du pauvre, 1957, Les éditions de Minuit, 1970 ; Robert Linhardt, L’établi, Les éditions de Minuit, 1978 ; Marcel Durand, Grain de sable sous le capot. Résistance et contre-culture ouvrière : les chaînes de montage de Peugeot (1972-2003), 1989, Agone, 2006 ; Jean-Pierre Levaray, Putain d’usine, L’insomniaque, 2002 ; Stephen Bouquin (coord.), Résistances au travail, Syllepse, 2008.
inégalable des luttes, et un « après », dont il n’y a rien à attendre. Pour une littérature des luttes La difficulté, on le voit, est d’envisager les manifestations des résistances sur le long terme, en posant l’hypothèse que quelle que soit la configuration sociopolitique, il se produit des irruptions politiques qu’il est impossible de prévoir. Par conséquent, d’autres configurations de collectifs sont déjà à l’œuvre. Il y a un enjeu de compréhension à scruter la réalité de façon plus complète, mais c’est également un enjeu de lutte. Il s’agit de remettre des repères dans cet ensemble de la littérature sur le travail qui peut paraître indistinct, de s’en emparer avec une clé et une perspective. On prêtera attention à ces récits où les travailleurs, comme les dominés chez de Certeau, ne subissent plus d’une façon passive les rapports de pouvoirs et leurs avatars, où ils se les réapproprient au travers de leurs pratiques d’une façon imprévisible et clandestine. Il faut se mettre en mesure de voir les frémissements. On pourra reprendre un certain nombre de textes qui constituent de ce point de vue peutêtre une tradition 30. Mais il faut aussi préférer ces récits, les pratiquer et les faire connaître parce qu’ils ne font pas que nous renseigner ou nous informer sur la réalité du « monde du travail ». On l’a vu, le discours sur la défaite la naturalise, l’inscrit dans l’ordre des choses. Or il est possible de prendre le contre-pied d’un discours démobilisateur en se saisissant de la fonction politique du récit sur le travail. Mettre en avant un esprit frondeur au travail, comme il a pu l’être dans la période 1960-1970, c’est participer à sa reproduction, à l’entretien de sa vigueur. En 1966-1967, il n’y a que quelques mouvements de grèves qui pour être importants 31 ne peuvent pas en eux-mêmes être considérés comme des prémisses de ce qui va suivre. C’est bien plutôt les rencontres et les recompositions qu’ils ont occasionnées qui contribueront à produire les luttes ultérieures 32. Grâce à la réflexivité d’un discours sur les pratiques ouvrières propres, auxquelles il manque souvent la conscience de les pratiquer « contre » les directions d’entreprise, on peut contribuer à la construction d’une subjectivité ouvrière résistante au travail. Mettre à l’honneur ces pratiques clandestines ou vécues de façon immédiates, c’est en faire le terreau de formes efficaces de luttes. Il faut encourager, dans ce répertoire d’orientations politiques ouvrier, celles qui s’opposent clairement à l’ordre politique et disciplinaire
usinier. C'est ce à quoi se refusent depuis longtemps les directions syndicales. Pour elles, la seule mobilisation possible est celle qui est finalisée par une négociation au sommet (sur la « défense de l'emploi » par exemple), où toute manif et toute grève se pense comme une démonstration de force à l’appui des négociateurs. On est loin des résolutions du Congrès de Rennes de la CGT, qui, en 1898, exprimaient le souhait « que le sabotage entre dans l'arsenal des armes de lutte des prolétaires contre les capitalistes, au même titre que la grève et que, de plus en plus, l'orientation du mouvement
Mettre à l’honneur ces pratiques clandestines ou vécues de façon immédiates, c’est en faire le terreau de formes efficaces de luttes. social ait pour tendance l'action directe des individus et une plus grande conscience de leur personnalité 33 ». Mais il s’agit également de pointer des lieux de convergence entre salariés, chômeurs, ou sans travail, et plus largement avec tous ceux qui luttent en dehors des lieux de travail. Chez les ouvriers le fait de se raconter les mauvais coups portés aux chefs et aux patrons identifie un lieu où se reproduit une culture propre. De la même façon, nos petites fraudes, nos resquilles, nos moqueries ne renversent pas l’ordre établi mais quand nous nous les racontons, quand nous sommes à les préparer, cela nous subjectivise, cela nous conjure en un groupe en lutte. Dès lors, si les récits sur le travail m’intéressent, c’est dans un but précis, pas pour la culture générale ou pour être informé, être un bon citoyen, mais parce que ces nouvelles du front viennent me dire qu’on a quelque chose en commun, qu’on est un certain nombre à se saisir de petites occasions pour desserrer les contraintes et pour rendre les coups. Cela fait apparaître en creux les besoins pour lesquels on souhaite leur disparition, et cela pose la question de la nécessité de nous rencontrer pour y parvenir.
31. Notamment à Dassault, Berliet, chez les mineurs du fer, et surtout à la « Rhodia » à Besançon et Lyon. Voir la chronologie établie par Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 1968, Presse Universitaire de Rennes, 2008.
32. Cédric Lomba, Nicolas Hatzfeld, « La grève de Rhodiaceta en 1967 », dans Damamme Dominique, Gobille Boris, Matonti Frédérique et Pudal Bernard (dir.), Mai-Juin 68, Les Éditions de l'Atelier, 2008, p. 102-113.
33. émile Pouget, Le Sabotage, 1911, Mille et une nuits, 2004, p. 28.
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Jérôme Boucher dunlop
« Mon corps a lâché » 124
Je
travaille à Dunlop depuis août 2003. Je suis rentré comme main-d'œuvre intérimaire en production. C'est mon beau-frère qui m'avait indiqué qu'ils recherchaient des gens à ce moment-là. Au bout de 18 mois de 3x8 en semaine, ils m'ont fait basculer en SD [samedi et dimanche, ndlr] pour pouvoir juste modifier mon contrat et me laisser en intérim... Puis, on m'a embauché en juin 2006. Quand j'ai eu mon accident, j'étais jumper en SD, je faisais 12 heures/jour. Je travaillais sur les Krupp. Sur ces machines, les plus récentes, on fait plus de 300 pneus/ jour. Pour la direction, ces machines-là, c'est l'avenir. Le jumper, c'est celui qui ravitaille le type qu'est sur la machine. L'objectif, c'est qu'il ne manque jamais de matière. On travaille en flux tendu. Le souci, c'est que dans mon équipe on était toujours en manque de personnel. Moi je n'étais pas formé sur les Krupp, et pourtant, quand les gars qui manœuvraient les machines allaient manger, on devait les remplacer. Parce qu'il faut savoir qu'on n'a pas le droit d'arrêter les Krupp, il faut qu'elles tournent en permanence pour ne pas perdre de production. Faut pas que ça s'arrête. On devient esclave de la machine. Il fallait que j'approvisionne cinq machines, et puis, un jour, vers une heure du matin – je bossais de nuit – mon corps à lâché. J'ai voulu me tourner pour prendre un élément. Mon corps a bel et bien tourné, mais mon pied est resté fixé au sol. Il n'y avait aucun obstacle pourtant, rien. C'était juste la fatigue. J'ai eu une entorse du genou. On m'a d'abord opéré du ménisque, puis de la rotule parce qu'elle s'était décalée. De là, j'ai repris le boulot, mais évidement on ne m'a pas mis sur un poste adapté. Je ne suis pas retourné bosser sur les Krupp, mais sur d'autres machines équivalentes qui produisent un peu moins. J'avais encore mal et je l’ai fait savoir. Le médecin du travail m'a convoqué : je lui ai expliqué, et il m'a dit de reprendre rendez-vous avec mon médecin personnel et mon chirurgien. Mon médecin a regardé mon genou et m'a immédiatement arrêté en disant qu'il était pire qu'avant l'opération... Le chirurgien, lui, m'a dit qu'il fallait que Dunlop me trouve un poste qui ne demande pas d'effort du genou. Je retourne à Dunlop avec mon certificat du chirurgien, je vais voir un assistant du DRH, et là, on me dit qu'il n'y a pas de poste adapté pour moi, et que je n'ai qu'à rester en arrêt... De là, le chirurgien m'a proposé de passer à un nouveau traitement, un traitement qui vient des états-Unis. à long terme, il me faudra une prothèse. On nous dit qu'avec les nouvelles machines, le travail sera moins pénible, moins fatiguant. Ce qui n'est pas faux a priori. Sauf que la production doit être doublée, voire triplée. Donc on se retrouve avec plus de stress, plus de gestes répétitifs qui doivent être exécutés plus rapidement, etc. Est-ce qu'on y gagne ? Je ne vois pas... On devient des automates, on n'est plus qu'une partie de la machine, un rouage. S'ils pouvaient nous rentrer
un programme dans la tête, ils le feraient. Et d'ailleurs, avec leur contrat, c'est déjà un peu ce qu'ils font... Vous prenez les gars qui bossent sur les Krupp, les machines soi-disant les plus productives de l'usine, ils se disent plutôt contents d'être passés sur ces nouvelles bécanes. Mais la direction, pour nous faire accepter ces nouvelles cadences, a augmenté les salaires et les a individualisés. Les salariés sont payés selon ce qu'ils sortent. On les met en concurrence. Diviser pour mieux régner. Dans certaines équipes, il y a des gars qui ne prennent pas leur pause. Ils ne vont pas manger pour pouvoir produire le plus possible, et gagner 10 euros de plus... C'est dérisoire. On a le contrat, et tout ce qu'on produit en plus du contrat est payé, mais une misère ! 30 centimes par pneu produit en plus ! Est-ce que ça vaut le coup de ne pas prendre sa pause pour ça ? Pour moi, ç'a été très dur, cette période de non-activité. Surtout au niveau mental. Je suis rentré chez moi sur un lit d'hôpital, j'ai dû dormir en bas dans le salon. Je ne pouvais rien faire. Je ne pouvais pas me laver moimême, ni aider à la maison ou m'occuper des enfants. Pendant 12 mois, je n'avais aucune autonomie... Y a une chanson qui dit le travail c'est la santé, ben c'est un peu ça. Moi, au bout de deux années ici, chez moi, je commence à tourner en rond. Le plus dur, c'est de se sentir inutile. Si encore j'avais pu faire du bricolage, mais avec ma jambe, je ne pouvais rien faire. Au niveau financier, on n'était pas trop inquiet. Mais si mon genou ne se remet pas, qu'est-ce que je vais faire ? J'ai toujours travaillé en usine. Et puis, avec ce contexte de délocalisations, avec les boîtes qui ferment ou qui licencient les unes après les autres, j'ai peur de revenir et qu'on me dise qu'il n'y a plus de place pour moi... En France, si on écoute les patrons, on n’est pas rentable. Au niveau des charges, de nos salaires, on leur coûte trop cher, d'après eux. On nous annonce qu'en Allemagne, ils font les 4x8 depuis des années, et qu'a priori ils sont plus compétitifs que nous. Pourtant, on dit aussi que les ouvriers français sont les plus productifs, et surtout au niveau de la qualité. Mais les patrons nous mettent la pression avec ce genre d'informations, ils nous rabaissent au ras des pâquerettes pour exiger toujours plus de nous. Mais c'est surtout qu'il faut en mettre plein les poches des actionnaires. Après, que nous, on n’ait pas d'argent, ça ne les dérange pas. Qu'on ait du mal à vivre voire même à survivre, ils s'en moquent complètement. Nos actionnaires sont américains, vous croyez qu'ils s'intéressent à nous ? Demain, ils ferment une société en France pour faire plus de bénéfices, ils ne se posent pas la question des conséquences pour les salariés... Et c'est la même chose quand on nous met la pression pour accepter les 4x8. On nous dit que c'est la seule solution pour être plus productif, mais on ne réfléchit pas aux conséquences. Ils sont les rois du pétrole et complètement intouchables. C'est pas normal, faut se battre.
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travail adhésif et court-circuits Pour assujettir les travailleurs modernes, les sociétés capitalistes ne se contentent plus des anciennes disciplines et des nouveaux contrôles. Elles doivent aussi jouer sur la corde sensible et déployer des justifications à la mesure de la soumission escomptée. Consolidé par les critiques qui lui sont adressées, en les intégrant dans des modes de travail sans cesse renouvelés, ce système cherche à renforcer le consentement nécessaire à son maintien. Nous serions contraints de nous réjouir de cette autoroute mortifère, la seule viable. Reconnaissants envers le droit d'élire un président, de nous déplacer en un temps éclair et d'accéder aux soins et à l'éducation, notre adhésion devrait être sans faille. Certains parlent alors de servitude volontaire. Pourtant, même si elles restent souvent éparpillées et sans écho, des résistances, des colères et des luttes surgissent continuellement. Comment faire pour que ces combats puissent dépasser l'urgence et l'esquive ? Nous jetons ici quelques pierres pour tracer des chemins en dehors du contrôle machinique et de la vie strandardisée.
« Le mouvement ouvrier a été intégré dans la société officielle, ses institutions (partis, syndicats) sont devenues les siennes. Plus, les travailleurs ont en fait abandonné toute activité politique ou même syndicale. Cette privatisation de la classe ouvrière et même de toutes les couches sociales est le résultat conjoint de deux facteurs : la bureaucratisation des partis et des syndicats en éloigne la masse des travailleurs ; l’élévation du niveau de vie et la diffusion massive des nouveaux objets de consommation leur fournissent le substitut et le simulacre de
raisons de vivre. Cette situation n’est ni superficielle ni accidentelle. Elle traduit un destin possible de la société actuelle. Si le terme barbarie a un sens aujourd’hui, ce n’est ni le fascisme, ni la misère, ni le retour à l’âge de pierre. C’est précisément ce “cauchemar climatisé”, la consommation pour la consommation dans la vie privée, l’organisation pour l’organisation dans la vie collective et leurs corollaires : privatisation, retrait et apathie à l’égard des affaires communes, déshumanisation des rapports sociaux. » Cornelius Castoriadis, « Recommencer la révolution », éditorial de Socialisme ou barbarie n°35, 1964.
N
os idées révolutionnaires font souvent référence aux combats menés naguère par un prolétariat digne et laborieux, mais, dans le contexte actuel, rares sont les luttes qui semblent irriguées par une force et un enthousiasme équivalents. Que s’est-il passé ? Comment se fait-il que la charge révolutionnaire – associée au siècle dernier aux statuts de salarié, d’exploité, ou de prolétaire – se soit dégradée en une docilité quasi naturelle envers le capitalisme ? En cheminant d’usines trébuchantes en bourses du travail fatiguées, notre réflexion s’est emparée d’une vieille question qui remonte à La Boétie et à Spinoza : comment le plus petit nombre, les plus faibles, roi, marchands, bourgeois et autres bureaucrates, gouvernent ceux
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qui ont la force du plus grand nombre (peuple, travailleurs, etc.), en les réduisant à la pauvreté, au malheur, à la servitude ? Pourquoi l’histoire est-elle si avare de soulèvements populaires, de révoltes, de révolutions contre des régimes ou des organisations sociales que les travailleurs, les chômeurs, ou les « en dehors » vivent comme des injustices ? Et que s’est-il passé depuis les promesses de Grand Soir pour que nous en soyons arrivés à marcher comme des zombies vers le cimetière du pouvoir d’achat ? En cinquante ans, les résistances ont subi autant de coups de mou que le monde du travail subissait de coups durs. La liste en est connue : mondialisation du capital et délocalisations, priorité de l’écono-
court-circuits
mie sur la société, constitution d’une armée de chômeurs de réserve, répression politique plus préventive mais plus efficace que jamais, etc. Au mitan d’un tel chaos, pas facile de voir clair, d’élaborer des plans d’action, de dessiner des perspectives. Dans le cadre du travail comme dans la société tout entière, les anciens modes de gestion autoritaire évoluent vers un éclatement du contrôle, lequel semble ainsi s’adoucir et ainsi gommer les conflits entre salariés et patronat. On râle dans la bagnole en allant au boulot, on grogne au supermarché, on s’emmerde en vacances, mais on y va quand même, parce qu’il le faut bien. Mais, de même que le contrôle mou ne supprime pas la dure discipline mais s’y surajoute, l’affaiblissement des résistances ne signifie pas leur disparition. Néanmoins, dans l’urgence des luttes spécifiques – contre l’emprise technologique, contre la précarité économique ou l’expulsion de sans-papiers, pour l’ouverture d’un lieu de vie –, dans les confrontations avec la police, les patrons, l’État, il faut de plus en plus composer avec la hargne du petit propriétaire, la peur du collègue qui a des bouches à nourrir, le racisme du voisin, et même avec notre tendance à nous servir frénétiquement d’internet pour en dénoncer les dangers ! Ce qui semble désormais certain, c’est que les règles du jeu ont changé, et que la majorité a choisi de jouer la farce des gagnants/perdants. T’es un winner ou un loser. Si t’en prends plein la gueule, faut t’en prendre à toi-même, ou aller pleurer à la CAF, mais surtout pas remettre en cause l’organisation sociale dans son ensemble. Partons donc du principe que l’adhésion au système s’est généralisée. Et constatons qu’en dehors des pétages de plomb toujours plus individuels, les injustices n’ins-
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1. Entretien d'Alain Accardo disponible sur <http://atheles.org/agone/contrefeux/ denotreservitudeinvolontaire/ index.html>. A. Accardo est l'auteur de De notre servitude involontaire, 2. Voir l'article « Cultures mineures et floutopies », Z numéro 2, p. 90. 3. Christophe Dejours, Souffrance en France.
pirent plus assez de rage collective pour rêver d’un renversement radical. Chacun gère ce qu’il peut, embarqué dans une société du risque où l’on peut dramatiquement perdre, « par manque de chance ou de talent », mais d’où l’on ne peut même plus rêver de sortir. « Dans la société capitaliste, comme dans n’importe quelle autre, l’ordre social repose fondamentalement et nécessairement sur deux piliers, comme dirait Maurice Godelier : un pilier objectif, celui de la force et des contraintes de toute nature qui
La participation active des travailleurs ne peut s’expliquer par une simple soumission à la contrainte et à la peur. 4. C. Dejours, Ibid., p. 111. Voir aussi les analyses plus détaillées de Dejours sur la virilité, dans le chapitre « L'acceptation du sale boulot », puis pp. 123 et suiv. ou pp. 147 et suiv..
5. J-P. Durand, La chaîne invisible, travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire. Durand décrit par exemple la manière dont les ouvriers jouent à la compétition entre eux autour de l’esthétique du produit, de la rapidité du geste, de la relation au client, etc. Au sujet de ces jeux, voir les analyses plus détaillées du chapitre « Jeux sociaux et acceptabilité du travail », pp. 289-304, ou dans ce numéro de Z, plus haut, l’article « Pieds de nez à l'usine », p. 110.
6. Comme l’intensification de la charge de travail liée aux 35 heures ; la pénibilité accrue des conditions de travail dans les usines, les centres d’appel, les chantiers publics, les sociétés de service ; le rallongement de la durée de travail, etc.
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s’exercent de l’extérieur sur les agents sociaux, et un pilier subjectif, celui du consentement personnel qui s’enracine dans la psychologie de chacun, au plus intime de son intériorité. S’agissant du capitalisme actuel, on peut ajouter une réponse plus spécifique : la socialisation des individus dans une société où tout est marchandise et où l’argent est roi, tend à façonner un homo œconomicus porteur de propriétés matérielles et psychologiques – par exemple un certain esprit de lucre et de jouissance – qui l’inclinent spontanément à se soumettre à la domination du capital économique, à la trouver normale 1. » Un tel consentement ne s’obtient donc pas seulement par la force. Mais, plutôt que de valider purement et simplement la thèse de la résignation généralisée et de la servitude volontaire, analyser ses ressorts peut permettre de déceler des résistances au travail qui laisseraient espérer une sortie du salariat et du capitalisme. Dans une perspective révolutionnaire, nous pourrions commencer par nous situer au cœur de cette adhésion majoritaire à un système qui, somme toute, se porte plutôt bien. Cette hypothèse de départ pourrait ainsi contribuer au dessin de ce que, dans Z n° 2 2, nous appelions des « floutopies », c’est-à-dire des utopies qui n’enferment pas l’imagination dans la rigidité d’une fin de l’histoire ou d’une intangible table de valeurs, mais des utopies plus floues, à « mi-pente » qui ouvrent la voie à des constructions sociales solides, sur le
chemin d’une révolution pas à pas discutée et concrétisée en commun. Le sale air de la peur La peur est l’explication la plus courante du phénomène de soumission générale aux dures lois de l’économie, et du manque de résistance contre les injustices sociales. La montée du chômage et de la précarité menace chaque travailleur de déclassement, de ne plus pouvoir faire face à ses frais, de ressentir la honte d’avoir failli dans sa charge héroïque vers la reconnaissance sociale du salariat. Mais la situation économique actuelle, et ses effets de fragilité sociale, ne sont pas issus d’un mouvement naturel, d’une fatalité que personne n’aurait choisie. Cette croyance empêche non seulement de lutter pour changer les choses, mais elle est construite par ceux-là mêmes qui ont intérêt à ce que l’imagination reste enfermée dans l’unité close du capitalisme. L’organisation des modes de travail, du fonctionnement de l’entreprise et du système économique dans son ensemble préoccupe les officiers du management, qui, depuis longtemps déjà, créent des outils de contrôle destinés à faire baisser la tête de leurs ouailles. « Les travailleurs soumis à cette forme nouvelle de domination par le maniement managérial de la menace à la précarisation vivent constamment dans la peur. Cette peur est permanente et génère des conduites d’obéissance, voire de soumission. Elle casse la réciprocité entre les travailleurs, elle coupe le sujet de la souffrance de l’autre qui souffre aussi, pourtant, de la même situation. À plus forte raison, elle coupe radicalement ceux qui subissent la domination dans le travail de ceux qui sont loin de cet univers – des exclus, des chômeurs – et de leur souffrance, qui est très différente de celle que connaissent ceux qui travaillent 3. » La peur, en tant que force négative, brise a priori les volontés de résistance, soumet les travailleurs comme les chômeurs non seulement à une certaine docilité mais surtout à un engagement plus complet dans la recherche d’emploi ou dans l’exercice de leur travail. Cependant, la contrainte imposée par la peur ne suffit pas pour comprendre l’adhésion généralisée des travailleurs à cette société (qui, selon les analyses de tout bord, continue de creuser les inégalités). On pourrait en effet imaginer que les mêmes menaces, faisant peser sur de plus en plus de gens un effroi commun, entraînent des réactions de contrecoup, des envies de se libérer des bureaucraties et des dirigeants en charge de leur gestion. Mais les sala-
court-circuits 7. Comme l’élargissement des inculpations sous anti-terrorisme ; la violence avec laquelle sont systématiquement dispersés les rassemblements devant les centres de rétention administratifs (CRA) ; les procès « pour l’exemple » suite aux émeutes de banlieue, etc. 8. Un relecteur avisé nous suggère qu’il faut aussi prendre en compte la notion de violence symbolique développée par Bourdieu, qui permet de comprendre comment les « dominés » en viennent à prendre le point de vue des « dominants », et, concernant la question du travail, contribuent à leur propre exploitation.
riés finissent tôt ou tard par évacuer cette peur et la transforment en courage, car « personne – sauf ceux qui se font les leaders de l'exercice du mal – n'a de plaisir à faire le “sale boulot”. au contraire, il faut du courage pour faire le “sale boulot”. Et c'est donc au courage des braves gens que l'on va faire appel pour les mobiliser 4 » – ou en jeu, petites compétitions et autres reconnaissances quotidiennes, car « dans le quotidien du travail à la chaîne, l’esprit ne s’évade pas seulement vers des préoccupations familiales ou extraprofessionnelles : les jeux sociaux, en tant que processus multiples (plusieurs jeux et ajustements sociaux courent en même temps et s’enchevêtrent), servent de support à la pensée et à la réflexion. Les jeux sociaux habillent les tâches répétitives et quelquefois difficiles et les font mieux accepter en masquant en partie leurs caractéristiques profondes 5. » Ça va péter, ça va péter… Et puis non, rien n’explose, même si les libertés publiques se rétrécissent, même si l'état et le grand patronat mènent des offensives régulières contre le droit des travailleurs 6 et intensifient la répression 7. Mais les stratégies de pacification sociale ne sont pas menées sur le seul terrain de la répression. Il est « de bonne guerre », pour le pouvoir en place, de vouloir se consolider dans sa position et d'augmenter sa force de frappe par tous les moyens nécessaires – jouant sur « toute la gamme qui va de l’autorité jusqu’au charme ». Invoquer, pour forcer le trait, une dictature sarkoziste rajouterait à la confusion actuelle. Car, si la dénonciation des abus (dangereusement banals), et des états d'exception qui se substituent aux (déjà bancals) principes républicains, est une tâche aussi nécessaire que courageuse de la contestation, le risque est pourtant grand de s'y laisser enfermer. Il existe aussi des racines psychanalytiques (comme l’autorité parentale) et sociales (comme l’autorité professorale) qui, par effets de reproduction, rendent possible l’acceptation de ces abus 8. De la même manière, dans le cadre du travail, si chaque vague de licenciements ou de suicides provoque l'indignation générale et la colère de travailleurs désarmés, on ne peut pas analyser l'exploitation actuelle à la seule lumière des pages de Zola ni de Marx. L'indignation, la souffrance, l'oppression peuvent être des motifs puissants de révolte, mais ils ne suffisent pas à créer les conditions propices au renversement d'un système en place. Pour vivre, et non seulement rêver, l'en-dehors du capitalisme, la construction effective d'une autre économie, d'une autre culture, et d'autres systèmes de valeurs est, pierre par
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usines plombées, production déviée & tuyaux de lutte 11. Voir la préface de Souffrance en France, datée de septembre 2008 : « Il n’y a pas de fatalité – c’est la contrepartie de la thèse de la servitude volontaire – dans l’évolution actuelle. Des analyses de nature à inspirer des politiques publiques et des orientations autres, en matière d’organisation du travail, ont été proposées au ministère de la Santé en 2005. » N’en déplaise à M. Dejours, nous pensons que ses propres objets d’analyse ne sont pas des excroissances réformables du capitalisme, adouci ou tyrannique, mais ses conséquences structurelles, et qu’aucun ministère des cinquante dernières années n’aurait eu intérêt à enrayer la banalisation du mal, très judicieusement décrite dans le reste de l’ouvrage.
9. Eva Illouz, Les sentiments du capitalisme, Seuil, 2006.
pierre, incontournable. Tel est le chantier qui s’ouvre à nous : construire et renforcer collectivement une forme sociale qui, au lieu de nous enchaîner et de nous abrutir, nous émancipe et nous épanouisse. Quelles pierres sont à poser pour tantôt nous y reposer, et tantôt repartir à l’assaut ?
Faire porter la critique sur la souffrance au travail sans envisager concrètement la sortie du salariat n’empêchera pas le capitalisme de continuer à grignoter notre intimité. 10. La récupération de la créativité au profit de l’entreprise n’est pas réservée aux cadres de la pub ou des secteurs de recherche et développement. Toute entreprise capitaliste ne fonctionne que grâce à l’inventivité des salariés, qui, face à une difficulté technique ou humaine, trouvent le moyen de relancer la machine. Les analyses de Socialisme ou barbarie, dans les années 1950, montraient même que ce n’est qu’en permettant aux ouvriers de transgresser les règles édictées par la hiérarchie qu’une usine pouvait être rentable.
Pour l’instant, quand nous n’encaissons pas les coups, nous fortifions bon gré mal gré ce qui nous affaiblit. Dans un système économique qui récompense les ouvriers par des dégraissages, qui accroît la surveillance et la pression mentale dans le tertiaire, avec des horaires toujours plus pénibles pour qui veut simplement « avoir une vie en dehors du travail », la participation active des travailleurs ne peut s’expliquer par une simple soumission à la contrainte et à la peur. Il existe des ressorts positifs à cette soumission, des désirs d’être gouverné, des illusions de pouvoir engager sa liberté dans une société passée maîtresse dans l’art de s’attacher tous ses sujets. I love this company ! Si beaucoup de travailleurs, surtout parmi les plus « qualifiés » se sentent aujourd’hui plus liés qu’auparavant à leur emploi et à leur entreprise, c’est parce que celle-ci a compris l’intérêt de se pencher sur leurs états d’âme. Au-delà des anciennes tentatives paternalistes d’harmoniser vie privée et vie professionnelle, sous la forme notamment de familistères qui pouvaient passer pour utopiques voire bienveillants à l’égard des travailleurs, les pratiques managériales ont porté au cours du xxe siècle une attention toute particulière à la psychologie du travail. Dès la fin des années 1920, « le langage de la psychologie était particulièrement adapté aux intérêts des dirigeants et des propriétaires d’entreprise : les psychologues semblaient
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tout simplement promettre une augmentation des profits, fournir des moyens pour combattre l’agitation ouvrière, organiser des relations non conflictuelles entre ouvriers et dirigeants et neutraliser la lutte des classes en la dissolvant dans le langage des émotions et de la personnalité. […] cet usage de la psychologie exerça un réel attrait sur les ouvriers parce qu’il démocratisa les relations entre ouvriers et dirigeants et introduisit l’idée nouvelle selon laquelle la clé de la réussite sociale résidait dans la personnalité des individus et non dans leur statut. Ainsi, le discours de la psychologie engendra une nouvelle forme de sociabilité et de sensibilité autour de deux idées clés : celle d’“égalité” et celle de “coopération”. En effet, les relations forgées dans l’entreprise se forgeaient entre individus censés être égaux, et avaient pour but de permettre une coopération destinée à accroître l’efficacité du travail 9. » Même si certains types de management continuent de diriger « à la dure » et avec mépris les ouvriers, de plus en plus de place est accordée à l’intérieur de l’entreprise aux sentiments, aux émotions, à la créativité 10 et à l’écoute des salariés. Le management a su investir un champ, dédaigné par les gros bras des syndicats, en déplaçant la plupart des conflits du terrain des revendications salariales ou de celui des conditions de travail vers celui du bien-être psychologique individualisé. Et tandis que la psychologie du travail faisait de l’angoisse une affaire personnelle, et tandis que le management suivait de près les évolutions comportementales d’une société moralement plus libérée et intellectuellement plus cultivée depuis les années 1960, les ressources humaines donnaient la parole aux employés à l’occasion d’entretiens, de bilans, d'auto-évaluations et autres projets « personnalisés ». Il s’agit non seulement de transformer les sentiments des travailleurs en capital monnayable (un tel sera embauché pour son ouverture d’esprit et sa capacité d’écoute, tel autre sera promu pour sa capacité à créer des relations amicales dans son équipe ou rétrogradé par son esprit de contradiction), mais aussi de créer un continuum entre vie privée et vie professionnelle, dans une époque où le télétravail et les ordinateurs portables brouillent les frontières de l’exploitation et de la disponibilité à la production. Tant qu’elle reste dans une visée réformiste, la demande explicite ou implicite de bien-être des travailleurs, qu’elle émane du management ou de psychodynamiciens du travail 11, ne peut donc en aucun cas faire croire à une volonté d’amélioration des conditions des
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12. Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, chap. xvii.
13. J.M. Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle, 1767, p. 37.
travailleurs. Faire porter la critique sur la souffrance au travail sans envisager concrètement la sortie du salariat n’empêchera pas le capitalisme de continuer à grignoter notre intimité. La « réalisation de soi » devrait ainsi nécessairement passer par les valeurs de l’entreprise, qui non seulement décide des bonnes valeurs éthiques, mais dresse une carte du territoire des sentiments et des émotions dont toutes les routes mènent à la rentabilité. Pas étonnant dans ces conditions que le slogan du Médef « L’entreprise c’est la vie » ne choque plus grand monde : l’entreprise capitaliste est la microsociété modèle – s’en dissocier, c’est autant se nier comme sujet social que comme sujet tout court. Le mauvais esprit du capitalisme Système absurde qui n’a d’autre principe que l’accumulation illimitée de richesses, le capitalisme a conquis jusqu'aux territoires les plus intimes de notre être. Mais en même temps qu’il confisquait l’exercice de la violence entre ses mains « légitimes », l’état a aussi développé d’autres voies pour se faire obéir. « Tout ce que fait un sujet, qui est conforme aux commandements du souverain, qu’il le fasse sous l’empire de l’amour ou contraint par la crainte, ou poussé (ce qui est le plus fréquent) à la fois par l’espoir et par la crainte, ou encore par révérence, c’est-à-dire par une passion mêlée de crainte et d’admiration, ou pour une raison quelconque, il le fait en vertu du droit de
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celui qui exerce le pouvoir dans l’État et non de son propre droit 12. » La violence, la contrainte brutale de mise au travail n’est que le degré zéro de l’exploitation : même si elle reste parfois pressante pour juguler quelque débordement populaire, elle coûte néanmoins cher en termes d’image, de paix sociale, et surtout de cohésion nationale. Mieux vaut alors faire travailler quelqu’un qui en a envie, qui trouve du sens dans son labeur, que de mener le peuple à la trique. Pour aider à l’analyse de ce phénomène d’éparpillement des modes de domination, Foucault, plutôt que d’isoler le pouvoir dans une définition morale (le pouvoir est mal, il a toujours existé dans le sens du fort vers le faible), préfère parler de technologies de pouvoir : c’est une activité comme les autres, avec ses techniciens, ses outils, ses progrès, ses mécanismes qui évoluent selon le perfectionnement de sa maîtrise. Dans Surveiller et punir, il cite le magistrat Jean-Michel Servan qui, trente ans avant la Révolution française, donnait déjà le mode d’emploi d’une république bourgeoise à venir : « Un despote imbécile peut contraindre des esclaves avec des chaînes de fer ; mais un vrai politique les lie bien plus fortement par la chaîne de leurs propres idées ; c’est au plan fixe de la raison qu’il en attache le premier bout ; lien d’autant plus fort que nous en ignorons la texture et que nous le croyons notre ouvrage ; le désespoir et le temps rongent les liens de fer et d’acier, mais il ne peut rien contre l’union habituelle des idées, il ne fait que la resserrer davantage ; et sur les molles fibres du cerveau est fondée la base inébranlable des plus fermes Empires 13. » L’histoire du capitalisme est donc aussi celle de ses outils de contrôle et de leur raffinement, rythmée par la création ou la récupération de grands mythes mobilisateurs : identité nationale, héroïsme et courage de l’auto-entrepreneur, figure du self-made-man, droits de l’homme et libertés civiles, sans oublier le principe de concurrence « garant de justice sociale et d’égalité des chances », bref, elle est aussi l’histoire de ce que Boltanski et Chiapello ont appelé « esprit du capitalisme » : « La qualité de l’engagement que l’on peut attendre [des travailleurs] dépend […] des arguments qui peuvent être invoqués pour faire valoir non seulement les bénéfices que la participation aux processus capitalistes peut apporter à titre individuel, mais aussi les avantages collectifs, définis en termes de bien commun, qu’elle contribue à produire pour tous. Nous appelons esprit du capitalisme l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme. […] On peut bien parler
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dans ce cas, d’idéologie dominante, à condition de renoncer à n’y voir qu’un subterfuge des dominants pour s’assurer le consentement des dominés, et de reconnaître qu’une majorité des parties prenantes, les forts comme les faibles, prennent appui sur les mêmes schèmes pour se figurer le fonctionnement, les avantages et les servitudes de l’ordre dans lequel ils se trouvent plongés 14. » Indifférent à la tristesse ou à la joie, à la pollution ou à l’écologie, à la profondeur ou à la platitude des écrans de télévision, à l’humanisme ou à la barbarie, le capitalisme se nourrit autant de ses promoteurs que de ceux qui le critiquent : « Si le capitalisme ne peut faire l’économie d’une orientation vers le bien commun où puiser des motifs d’engagement, son indifférence normative ne permet pas que l’esprit du capitalisme soit généré à partir de ses seules ressources, en sorte qu’il a besoin de ses ennemis, de ceux qu’il indigne et qui s’opposent à lui, pour trouver les points d’appui moraux qui lui manquent et incorporer des dispositifs de justice dont il n’aurait sans cela aucune raison de reconnaître la pertinence 15. » La liste est longue des valeurs qui naguère portaient en elles la possibilité d’un renversement social et qui ont lentement mais sûrement nourri ce qu’elles étaient censées combattre. Autonomie, spontanéité, mobilité, capacité rhizomatique, pluricompétence (par opposition à la spécialisation), convivialité, ouverture aux autres et aux nouveautés, disponibilité, créativité, intuition visionnaire, sensibilité aux différences, écoute du vécu et accueil des expériences multiples, attrait pour l’informel, recherche de contacts interpersonnels… autant de nouvelles valeurs de l’entreprise, autant de nouvelles greffes de l’asservissement moderne. De là à dire que cet asservissement prend le masque d’un volontariat, il y a cependant un pas. Pas de côté nietzschéen, par exemple, qui récuserait d’emblée la fiction de la volonté humaine : il n’y a pas selon Nietzsche d’instance dans le cerveau, ni ailleurs, qui commanderait au reste du corps ou de l’esprit. Nous ne faisons pas ce nous voulons, mais ce que nous pouvons. C’est à la fois peu : quand on sent bien qu’on ne peut pas réaliser ce que notre désir ou notre imagination voudrait que nous fassions en vertu d’un idéal moral ; et beaucoup : quand nous nous donnons les moyens de réaliser notre puissance, quand nous nous décidons à faire quelque chose dont nous sommes capables mais que par flemme, habitude, désespoir ou entrave extérieure, nous ne parvenions pas à mener à bien. Dans cette
optique, en partant du paradoxe abstrait de la servitude volontaire, nous pouvons poser la question politique en d’autres termes que ceux de liberté ou de volonté : non pas simplement reconnaître notre oppression, non pas aller voir un ouvrier en lui expliquant sa soumission pour qu’en un éclair il brise ses chaînes, mais créer, ensemble et concrètement, des possibilités d’action et de projection personnelles et collectives hors des cadres offerts par le capitalisme. L’élaboration d’un monde commun qui soit plus égalitaire et plus juste ne dépend donc pas tant d’une liberté de choix que d’une impossibilité à vivre selon les principes qui nous gouvernent – et donc, surtout, d’une puissance à vivre autrement. Combattre parce qu’on peut parler, chanter, faire pousser ses légumes, ou marcher selon un autre rythme que celui du capitalisme, c’est autre chose que combattre parce qu’on pense qu’il faudrait (au nom de ceci ou de cela) faire autrement.
14. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, p. 42
15. Ibid., p. 69.
Votre soumission, si vous l’acceptez… Seule une force capable de s’enraciner dans l’espace et dans le temps peut saper les fondements d’un système qui se nourrit de ses propres ennemis. Avant Boltanski et Chiapello, Michel de Certeau l’avait noté 16 : le mouvement
16. Notamment dans La prise de parole.
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de défaite est toujours le même, on passe de la prise – de parole, de territoire, sur sa vie, sur la politique – autonome et populaire, à la reprise systémique et marchandisée. Après les événements de Mai-68 et la prise de conscience d’une menace révolutionnaire, selon eux sérieuse, dans les années 1970 en Europe, une série de discussions entre le patronat et le gouvernement feront peu à peu émerger des innovations managériales permettant de remobiliser positivement dans l’effort capitaliste une jeunesse plus scolarisée et des cadres en mal de reconnaissance, d’autonomie et de justice sociale. « L’essentiel de l’innovation porte […] sur la restructuration des postes de travail. Il faut “créer une situation dans laquelle le travailleur est intrinsèquement motivé par le travail qu’il accomplit” en donnant “à l’ouvrier un ensemble de tâches ajoutant des éléments de responsabilité et de participation.” (Assises du CNPF, ancien Médef, 1977) 17 ». La participation à la culture d’entreprise et à ses projets de croissance relève des mêmes techniques que nous avions étudiées dans le numéro 1 de Z, quand nous parlions d’« acceptabilité sociale ». Nous montrions que les entreprises de nouvelles technologies cherchaient des moyens pour faire avaler certaines innovations susceptibles de rencontrer des résistances morales ou politiques (OGM, nanotechnologies, biométrie, etc.) en invitant la « société civile » à participer à la conception de leurs propres chaînes high-tech. Le but affiché est alors de prévenir, par des systèmes de sondage des populations et de modélisation des comportements politiques, les réticences à la commercialisation des nouvelles technologies, mais surtout d’engager le consommateur dans la conception du produit final, de manière à faire peser sur lui la responsabilité de ses inconvénients potentiels. Le slogan des chercheurs en acceptabilité sociale, c’est : « Faire participer, c’est faire accepter. » C’est aussi celui du management et de la mise au travail : « L’acceptation des nouvelles conditions de travail n’a pas lieu sous l’empire de la peur et/ou de la souffrance au travail généralisée et permanente, même s’il y a contrainte […], en rapport étroit avec l’état du marché du travail. L’acceptation de charges alourdies de travail, essentiellement en termes de charge mentale ou de réduction drastique des temps morts, repose bien au contraire sur une perception plus positive du travail. D’une part, la parole est plus libre qu’hier, à condition qu’elle ne porte ni sur les revendications ni sur la stratégie de l’entreprise, et, d’autre part, l’élargissement des tâches et leur diversifica-
tion les rendent plus acceptables. […] Chaque salarié négocie avec lui-même l’acceptation de la contrainte de son implication, qu’il renverse en un engagement volontaire en s’inventant un système de croyances et en participant à une pluralité de jeux sociaux qui s’intègrent dans les règles formelles de l’activité de travail et les pervertissent pour rendre le travail recevable, intéressant sinon satisfaisant 18. » Et voilà aussi comment fonctionne l’ensemble de notre démocratie. Quand on voit le soin que les politiques apportent aux élections, en faisant appel à des publicitaires, en suscitant des débats totalement artificiels et dont les enjeux sont fixés d’avance, en promettant des subsides aux artistes et aux exclus, on se
17. Rapport cité dans Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit.
18. J.P. Durand, La Chaîne de l’invisible, op. cit. p. 342.
Faire participer au capitalisme non seulement la force de travail mais aussi la subjectivité et la psychologie des travailleurs. dit que l’objectif est que rien n’émerge de la base, que rien ne s’organise sans la médiation des pouvoirs publics ou des entreprises. Et de même que toute initiative populaire doit le plus rapidement possible être institutionnalisée, de manière à ce que chacun pense participer à l’État, de même le management cherche à détourner la créativité des employés à son avantage, en s’instituant comme l’accoucheur d’une « culture d’entreprise » dissuadant les travailleurs de se réaliser ailleurs. Appels d’air Un condensé – parmi d’autres – des rencontres que nous avons faites dans les usines d’Amiens pourrait s’énoncer comme suit : « On te demande d’être quelqu’un qui n’est pas toi, de jouer un rôle, d’avoir des sentiments, des motivations, des engagements qui ne sont pas les tiens, que tu dois simuler jusqu’à les croire tiens. En fait, tu ne veux pas devenir ça, même si tu te sens obligé de bosser pour nourrir ta famille et acheter les objets qui te feront te sentir accepté par les autres. L’entreprise te demande non seulement ton temps et ta force, ton corps, mais aussi ta personnalité, tes idées politiques, tes sentiments. » L’aboutissement de cette logique –
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Les classes dirigeantes ont compris qu’il était plus économique de séduire que de s’engager dans un rapport de forces épuisant et gaspilleur. faire participer au capitalisme non seulement la force de travail mais aussi la subjectivité et la psychologie des travailleurs – est d’impliquer le plus possible les individus dans leur propre servitude et de leur faire croire qu’il n’existe pas d’évasion possible. Le monde du travail se referme ainsi sur luimême, et avec lui la société. À Amiens, nous avons rencontré les plus grandes difficultés pour entrer dans les usines en lutte. Les lieux de travail ne sont pas des lieux sociaux, mais des espaces clos, capitonnés, dans lesquels on n’entre qu’après avoir été badgé, qu’après avoir franchi le poste de contrôle ou mis son doigt dans la gueule biométrique… bref, après avoir fait allégeance à la société de contrôle. Or, des
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expériences de production ont pu dans l’histoire ouvrir l’imagination en même temps que les portes des usines, comme ce fut le cas à Lip, en 1973, lors de l’autogestion : les bâtiments sont devenus des lieux collectifs qui n’étaient pas limités à la production industrielle. Des salles de médias, des cantines ouvertes au public, des salles de discussion publique, etc., se sont tout à coup mises en place pour que le lieu de travail devienne aussi un lieu collectif. Cette possibilité d’ouvrir le monde du travail à l’ensemble de la société est une des hantises du patronat ou de l’état. Lesquels n’ont eu de cesse de vouloir compartimenter les activités et les parcours des travailleurs pour mieux individualiser les parcours de vie, et donc de lutte. Aujourd’hui, le résultat est là : les ouvriers sont divisés de poste à poste, montés les uns contre les autres, non pas par des méthodes contraignantes mais par une personnalisation des carrières et des statuts, augmentée de systèmes de primes : chaque équipe doit avoir les yeux rivés sur celle d’à côté. La contestation est dispersée, occupée à des luttes spécifiques. Aucune théorie globale ne parvient à dépasser le marxisme, ni à prendre la mesure des enjeux actuels… Rien qui puisse lier entre eux des combats dès lors condamnés à se répéter solitairement. L’heure est au local, au micro, à la réaction, au bricolage, au courage de l’abnégation. Si cette humilité dans les manières de résister a du bon, en ce qu’elle permet un ancrage culturel et territorial, ou en ce qu’elle peut atténuer des velléités de reproduction des mécanismes de pouvoir dénoncés, les discussions stratégiques qui nous occupent butent régulièrement sur les mêmes questions : comment lier nos luttes sans grand discours abstrait, sans manipuler les masses, sans prendre le pouvoir, sans recréer les formes rouillées du Parti, de la spécialisation ou de la bureaucratie ? Aveux d’impuissance, gueule de bois des euphories soixante-huitardes. On peut espérer qu’un retour sur l’histoire des mouvements révolutionnaires et sur la manière dont ils ont été neutralisés nous aide à reprendre les choses en main. Il y a en effet deux façons de déplorer la faiblesse de la contestation actuelle. La première, nécessaire mais insuffisante, passe par l’autocritique des mouvements de gauche : l’humiliation des espoirs communistes par le sort que lui ont réservé le stalinisme, la bureaucratisation des syndicats et leur connivence avec le pouvoir ; la pauvreté des idées et des imaginaires alternatifs ; le passage d’une logique de confrontations de classes à une aide humanitaire pour
court-circuits 19. Il faudrait quand même un jour être capable de refuser l'appellation d'« exclus », venue d'en haut, stigmatisant ceux qui, à un moment donné, servent d'output à l'économie ou à la nation. Selon un point de vue inverse, ne peut-on pas se dire que ces en-dehors ont un énorme potentiel de renversement social, en ce que, justement, ils échappent un peu plus que d'autres aux dispositifs d’adhésion ? D'où le zèle de l'état pour instaurer un minimum vital, et reintégrer ceux qui flâneraient en périphérie dans un parcours d'insertion, à travers lequel, par téléphone, convocations et pointages, ils ne doivent surtout pas perdre de vue le cœur du système (le travail salarié), et imaginer s'en échapper définitivement. Comment pourrions-nous transformer la honte du chômage, le sentiment de faiblesse quand le corps lâche à force de répéter le même geste débile ou le pétage de plomb face à une organisation abjecte du travail, en une force qui puisse nous faire dire : « Ouf ! Je peux enfin avoir le temps de me consacrer à l'élaboration d'une autre société ! » ? Comment transformer la catégorie négative d'exclusion en celle positive de dissidence ?
les exclus 19. La deuxième, à notre avis plus offensive et constructive, doit prendre le temps d’analyser par où les forces et les revendications qui ont pu porter les anciens mouvements de contestation, notamment dans les années 1960-1970, ont été progressivement récupérées et intégrées comme des forces du capitalisme, qu’elles combattaient. Car elles n’ont pu complètement se dissoudre et nous pouvons encore refuser de les oublier. Le capitalisme récupère toujours en laissant un reste derrière lui, celui de l’autonomie concrète. « Car tout ce que nous avons à dire peut se réduire en fin de compte à ceci : le socialisme, c’est l’autonomie, la direction consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie ; le capitalisme – privé ou bureaucratique – c’est la négation de cette autonomie, et sa crise résulte de ce qu’il crée nécessairement la tendance des hommes vers l’autonomie en même temps qu’il est obligé de la supprimer 20. » Un retour – non pas nostalgique mais historique – sur les valeurs portées par les luttes qui nous précèdent peut nous permettre de reprendre certains débats là où ils ont été abandonnés, de nous instruire des expériences d’échec ou de victoire, de nourrir nos imaginations meurtries par l’interdiction toute récente de croire en quoi que ce soit d’autre qu’en une réforme du capitalisme. Nous accusons une perte considérable, un vol qui affecte jusqu’à nos rêves. Les valeurs révolutionnaires qui permettaient à la classe ouvrière de décoller de sa condition sont passées sous le rouleau compresseur du capitalisme et de la société industrielle. Plus rien, en apparence, ne donne aux hommes l’envie de ne plus adhérer à la banalité, en deçà du bien et du mal – à moins de se projeter dans un avenir nihiliste ou socialement hermétique : fusillades scolaires, suicides au travail, marginalité, clandestinité, niches alternatives…
qui nous permet toujours de survivre sur ses miettes, la plus grande partie des « citoyens » occidentaux peut aspirer au confort, à la paix et à la reconnaissance sociale. Mais surtout, chacun se sent libre : de voter, d’entreprendre, de voyager, de fumer, de se faire vacciner ou pas, de manifester ou de choisir sa marque de chaussures… L’opulence de l’Occident fascine encore de larges zones du monde plongées dans la misère : téléphones portables, voitures, électroménager, eau chaude, vêtements de marque, etc. Avec le prestige des ruines des systèmes sociaux, issus des riches heures du socialisme, sans cesse pillés mais « enviés dans le monde entier » (santé, chômage, RSA, etc.), ce sont autant d’appâts factices, de signes extérieurs de la chance de vivre dans des pays en position d’écraser ou de guider les autres. Mais tous ces gris-gris ne font pas le bonheur. Si l’on met bout à bout la foutaise statistique de l’élévation du niveau de vie ou celle du moral des ménages, la frustration générée par l’étalage publicitaire du sourire en boîte, la pathéti-
20. Cornelius Castoriadis, Le contenu du socialisme.
Desireless ou désirs lents Si, malgré nos grands discours et nos actions de rébellion ponctuelles, nous adhérons globalement à cette société, ce n’est pas seulement par manque d’intelligence ou d’organisation, c’est aussi et surtout que nous avons de bonnes raisons de le faire. Par la logique du prêt bancaire, par le fun de l’habitation Ikea, par la valorisation du travail indifférencié, par l’accession à la petite propriété, par la standardisation des modes de vie et des biens (avec l’illusion de la personnalisation : on peut encore choisir la couleur, le modèle, l’annonce de messagerie de son téléphone, mais bon faut en avoir un), ou par l’abondance d’un système
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usines plombées, production déviée & tuyaux de lutte
que vie cocaïnée ou lexomilée de l’upper-class nourrie au botox, l’éclat éphémère du sportif sous stéroïdes, on voit l’abîme qui nous sépare des valeurs d’authenticité, d’autonomie et de justice sociale auxquelles aspiraient nos aïeules et aïeux révolutionnaires. Car, dans le même temps, la dépossession va bon train : qui est aujourd’hui capable de pourvoir, seul ou collectivement, à sa sécurité, à sa subsistance, à sa santé, à son plaisir ? De se soustraire à l’emprise du management et des bureaucraties ? Quelques fous seulement. Ceux que la séduction laisse froid, car il y a bien longtemps que les classes dirigeantes ont compris qu’il était plus économique de séduire que de s’engager dans un rapport de forces épuisant et gaspilleur. La critique moderne a beau jeu de prôner la décroissance, de dénoncer la chosification des corps à travers la publicité, de déplorer les imbécilités télévisées ou la prolifération de gad-
« Avons-nous plaisir à nous organiser nous-mêmes ? » gets high-tech, elle ne parvient pas à construire des rêves à la mesure des cauchemars qu’elle combat. En se faisant les chantres de l’intensification des désirs, les situationnistes ont asséné à une bourgeoisie blasée un coup qui s’est amorti avant d’avoir atteint son but : la société nous avait entre-temps redéfinis comme consommateurs et usagers pressés de décharger leur tension désirante sans délai ni obstacle, et de porter toute entorse à ce droit devant les tribunaux d’une démocratie fantoche.
21. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, 1956, Ivrea-EDN, 2002.
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Recommencer la révolution (bis repetita) Combien faudra-t-il encore de foutages de gueule pour que nous cessions de marcher dans les formes d’engagement que propose l’entreprise dirigée par son leader, l’école pilotée par le conseiller d’orientation, les voies rapides embouteillées – justement au moment d’aller bosser ou d’en partir –, le label bio de chez Carrefour, le commerce équitable, l’industrie verte, le capitalisme à visage humain, le développement durable, la solidarité active, les plans sociaux ? Comment mettre fin à notre
investissement personnel dans le travail aliénant, dans la recherche d’emploi, dans le pointage à la CAF, le choix du jambon avec ou sans couenne mais toujours sous emballage plastique, les colères devant les débats télévisés, hein, tout seul, là, devant mon plateau-repas ? Posée autrement, la question pourrait être : « Trouvons-nous que ce que nous faisons par nous-mêmes, parfois de bouts de ficelle et de piètre facture, a de la valeur – ou bien pensons-nous que, par définition, ce qui est fait par d’autres (spécialistes, experts, institutions, gouvernements) sera toujours mieux fait ? » Pour qui veut encore croire à des lendemains qui chantent, il ne reste semble-t-il qu’une seule solution : apprendre à… chanter. Car tous les désirs, les valeurs, les rêves, les revendications, détournés par le capitalisme, ont fini par déposséder les humains de leur expérience. Plus rien, nourriture, culture, sexe, mouvements, éducation, santé, n’échappe à l’État et aux grandes industries. Faire à la place des gens, leur faire croire qu’ils ne peuvent pas, qu’ils ne sont pas experts en la matière, qu’ils n’ont pas la force ni l’intelligence de s’organiser par eux-mêmes, voilà les beaux résultats de la vie administrée. La liste est longue de ce qui se dérobe à nous : l’excitation politique, la nourriture, la découverte d’un corps, l’éducation des enfants, imaginer d’autres mondes, les savoirs sur les plantes, les économies parallèles, les rues conviviales, la parole publique, les outils de production, les moyens de se battre, les bornes de l’imaginaire, et jusqu’à l’idée même d’aller à la rencontre de ce qui nous est étranger, d’aller découvrir le monde par ses propres yeux, sentir le travail de ses mains, goûter l’autre avant de le voir sur écran géant, ressentir sans se sentir téléguidé. Il y a une autre expérience que celle de la violence à la télévision et de l’actualité journalistique, d’autres fantasmes que le sexe en ligne et d’autres formes de beautés que celles des salles de sport… « On voit bien que le type de « l’homme d’expérience » est de moins en moins répandu, et que le respect dû à l’âge et à l’expérience décline constamment. […] Le monde a perdu ses chemins. Nous ne parcourons plus les chemins, on nous “restitue” le monde (au sens où l’on restitue une marchandise mise de côté) ; nous n’allons plus au-devant des événements, on nous les apporte 21. » Cette valeur d’expérience peut être reconquise, autrement que par le passé, révolu à jamais, et autrement que dans la virtualité du futur qu’on nous promet.
court-circuits
De chemins en chemins Les ouvriers de Continental nous ont dit ce que nous avions nous-mêmes déjà ressenti plusieurs fois : il se passe dans la lutte quelque chose qui n’arrive pas dans le cours normal de la vie. On voit les gens autrement, on comprend plus vite, on rencontre des existences qui n’auraient pas pu croiser notre route sans la nécessité de faire ensemble, sans l’obligation, à un moment donné, de ne plus attendre d’ordre ni de compter sur nos habitudes, pour pouvoir mener à bien un combat. Mais ce n’est pas parce que plusieurs groupes de lutte utilisent les mêmes mots : révolution, communisme, capitalisme, qu’ils parlent de la même chose. En trimballant notre camion de lutte en lutte et notre curiosité de collectif en collectif, nous, nomades de Z, remarquons qu’il manque aujourd’hui cruellement de lieux fixes et stables permettant aux mouvements de se confronter. Plusieurs points de divergence sont criants, entre ceux qui veulent tout foutre en l’air et voir après, ceux qui pensent que le chemin est aussi important que le but, ceux qui ne veulent même pas songer à un point d’aboutissement pour ne pas avoir à en imposer aux autres… Au-delà d’une dizaine de personnes, les options stratégiques et pratiques quotidiennes ne forment pas de force cohérente ni opérante, et les références historiques, culturelles ou imaginaires se superposent sans se fondre dans une culture commune, qui reste à recréer. La raison froide et l’action directe ne peuvent faire cesser à elles seules l’adhésion au capitalisme. Il y manque la patience de construire un temps propice à la constitution d’imaginaires, de sentiments et d’expressions qui nous soient propres. Même si certains existent déjà, nous manquons de lieux de rencontre, de lieux qui brassent les uns et les autres autour de questions ouvertes, comme celle, simple, d’interroger quel type de vie nous voulons, ou celle, plus compliquée, de déterminer la position collective que cela implique face au capitalisme, de discussions et de pratiques permettant d’élaborer des critiques, des revendications et des constructions communes à plusieurs secteurs sociaux : agriculteurs, ouvriers, étudiants, etc. En nous replongeant dans des expériences comme celle de l’usine ouverte de Lip, de l’université de Vincennes, des centres sociaux italiens dans les années 1970, des conseils ouvriers, des cantines ou des écoles des Black Panthers, nous avons déjà pas mal de billes pour ouvrir des espaces qui soient autant de foyers communs. Où l’on puisse s’engueuler, sentir autrement, recréer les conditions
de l’expérience au monde, avoir des rapports à l’autre qui dépassent l’adhésion à la normalité… Au-delà des logiques groupusculaires, la seule urgence semble de multiplier ces lieux où la réappropriation de nos vies soit durable : bâtiments, terrains vagues, champs cultivables, cantines, crèches autogérées, journaux, théâtres, radios, films, campagnes de lutte, réseaux – où l’on puisse faire les efforts de traduction dont nous manquons et construire des bases transversales pour l’élaboration concrète d’une forme sociale, de rapports de production qui échappent à la tristesse. Sortir de l’autoroute capitaliste, ce n’est pas seulement trouver la bonne aire de repos, ou en demander davantage, ni casser tous les péages et pirater les pass Liber-T. C’est créer des chemins où l’on ne puisse pas passer en voiture, s’y engager, et les cultiver… où, et pour tordre le cou à Nietzsche, l’on puisse avoir suffisamment d’assise et d’entrain pour affirmer que penser la révolution, c’est penser pour des millénaires.
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C’est facile d’aller loin, C’est partir qu’est pas rien. Allain Leprest, Saint Max
En décembre 2009, Pierre nous avait permis de monter dans sa tour d'aiguillage à Longueau, près d'Amiens. C'était quelques jours avant qu'elle ne ferme, remplacé par un PAI (Poste d'aiguillage informatisé). Adieu les oiseaux, la vue embrumée sur le lac et l'horizon pour rêvasser. Adieu les manettes et les arbres à cames, remplacés par des ordinateurs. Adieu aussi à la tranquilité : les PAI regroupent tous les agents du secteur sous le regard d'un superviseur, dans une salle en rez-de-chaussée, sans vue directe sur les lignes. Pierre pouvait s'en foutre, il était à deux mois de la retraite... Mais les nouveaux... Il leur a écrit et remis cette lettre.
Perdre sa vie à la gagner Il n’y a pas de quoi être fier : 34 ans d’attente et de compromis. Au fur et à mesure des années, s’estompe la jeunesse et se développe la révolte. Jeune, il fallait bien faire quelque chose, pour l’argent, pour survivre. Je me suis contraint à cela, relativement volontiers au début mais, parce que le temps passe irréversiblement, bon an mal an, j’ai considéré que l’on me volait les heures de ma vie à travailler. Bien sûr, il eût été immoral de faire autrement. Ah ! la voilà donc la valeur morale du travail... mais il ne faut pas oublier que les régimes totalitaires placent le travail audessus de tout : le Arbeit macht frei 1 des camps de concentration, le Travail-FamillePatrie de Pétain, ou le culte de Stakhanov chez les staliniens. Pour moi, le travail c’est le côté noir de la vie. Le côté éclairé, c’est quand on n’y est pas et que l’on fait ce que l’on aime parmi les siens. Le travail a été ce qui m’a séparé du bonheur. Le ressenti de ce temps passé est d’autant plus exacerbé que, dans le métier que j’ai exercé, on passe son temps à inscrire des dates, des heures, des minutes, des avances, des retards. Toujours, nous avons l’œil sur la pendule et elles tournent toutes dans le même sens. Je suis néanmoins fier de n’avoir pas succombé au « syndrome de Stockholm » : cette propension qu’ont les otages à prendre fait et cause pour leurs ravisseurs. Et puis, à la manière de Brassens qui traversait dans les clous pour ne pas avoir affaire avec les flics, je me suis fait le plus discret possible au boulot. Il y a bien d’autres choses à créer plutôt que cette soumission, mais nous ne sommes pas assez nombreux à penser de cette manière, et ceux qui n’adhèrent pas à ce genre de considérations nous jugeront. L’avenir est toujours à reconstruire, et j’ai l’espoir que les générations à venir nous demanderont des comptes sur notre peu d’enthousiasme à résister à cette société qui a placé l’argent et l’ambition avant le simple bonheur de l’être humain. Dans notre société, le travail est un orchestre où chacun joue faux et en solo la partition d’ensemble. Ne conserver dans le travail que ce qui nous est utile, y ajouter ce qui peut être ludique – et nous réécrirons l’hymne à la joie. Certains verront peut-être de la prétention dans cette manière de concevoir la vie, mais il n’y en a pas : c’est juste une autre façon d’entrevoir une vie rêvée loin des hiérarchies, du carriérisme, des ambitions.
Je vous souhaite de belles utopies et, si vous n’en avez pas, je vous souhaite de beaux rêves. Pierre BERNARD 3 Janvier 2010
1. Le travail rend libre.
Illustrations : Mes microbes, par Virgule
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les vaccins de la colère « La gestion sanitaire de l’épidémie de fièvre catarrhale ovine » (FCO). Derrière cette formule qui fleure bon l’administration du vivant, se joue rien moins que l’avenir d’une certaine idée de l’agriculture. Tandis qu’une énième croisade sanitaire continue de déposséder les éleveurs de la maîtrise des soins à leurs bêtes, les instances de cogestion agricole exercent quant à elles un contrôle toujours plus poussé des cheptels. Des premières vagues de l’industrialisation à marche forcée, jusqu’aux dernières « innovations technologiques » poursuivant l’informatisation de la moindre brebis, les troupeaux élevés en dehors des circuits productivistes se retrouvent maintenant porteurs de tous les risques, vecteurs de tous les dangers. Après avoir dénoncé le puçage électronique des bêtes dans son premier numéro, Z se penche sur une autre campagne, rondement orchestrée par l’état et les industries pharmaceutiques, selon qui l’obligation de vacciner serait l’unique solution pour sauver les ruminants menacés. Rencontrés en Provence, en Ariège, dans l’Aveyron ou encore en Bretagne, Z donne la parole à des bergers remontés contre cette politique sanitaire globale qui rend, ici et là, l’agriculture malade.
Vacciner pour mieux régner
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« Je ne vaccinerai pas l’année prochaine »
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« Les derniers Mohicans-péquenots »
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La corse, immunisée contre la langue bleue... et la langue de bois
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Le sani-broyeur de la gestion agricole
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Les robots rêvent de moutons électriques
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« De la viande sans animal autour »
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Manifestation d’éleveurs à Gap en mai 2009
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La gestion sanitaire de la fièvre catarrahale des ruminants
Témoignage d’un éleveur dépité
Discussion avec des éleveurs de Provence
Extrait d’un document du GIE Zone Verte sur le cas corse
Un éleveur breton revient sur l’histoire des politiques sanitaires
Discussion avec des éleveurs de l’Aveyron
Recension du livre Bidoche de Fabrice Nicolino
Photographies
les vaccins de la colère
vacciner pour mieux régner
L'
La gestion sanitaire de la fièvre catarrhale des ruminants
hiver 2009-2010 s’achève sur un sentiment diffus de l’avoir échappé belle. Nous sommes passés à côté de la vaccination obligatoire contre la grippe A. Mais nous ne sommes pas passés loin. Il s’en est fallu d’un infime courant d’air, ou plutôt, d’un éternuement, pour que les mises en garde et les menaces tempêtées par les autorités ne parviennent à créer le vent de panique nécessaire à une gestion sanitaire coercitive. Même si, sur la base d’un thriller médiatique assez mal ficelé, plusieurs millions d’individus ont accepté de se faire inoculer – pour le dire poliment – un vaccin de composition expérimentale destiné à endiguer une maladie aussi terrifiante que la crève saisonnière, le plan Pandémie Grippe A n’aura finalement été qu’une revue de troupes peu concluante. Globalement, la population n’est pas encore prête à obéir sans broncher aux injonctions d’un ordre bio-sécuritaire encore en construction. L’an prochain, peut-être ? Les vaches et les brebis, elles, n’ont pas été épargnées. Cet hiver, l’obligation de vacciner l’ensemble des cheptels de ruminants du territoire contre la fièvre catarrhale ovine (FCO), décrétée en 2008, a été reconduite. Les éleveurs qui refusent de s’exécuter, à qui nous donnons la parole dans ce dossier, ont récemment commencé à recevoir procès-verbaux et convocations en gendarmerie. Organisés dans toute la France en une soixantaine de collectifs, ils pointent le florilège d’incohérences et de mensonges qui ponctuent cette campagne sanitaire, tout en constatant la nocivité du vaccin, dont il n’est pas impossible qu’il rivalise en morbidité avec l’épidémie elle-même. Au-delà des pittoresques enjeux commerciaux qui ont présidé à la vaccination obligatoire, la gestion de l’épidémie de FCO est
révélatrice du fonctionnement du monde agricole. Dans les filières conventionnelles, les éleveurs, endettés et étroitement dépendants des prix des matières premières, sont devenus les sous-traitants de l’industrie agro-alimentaire et pharmaceutique ; ils sont généralement demandeurs de contrôles administratifs et de mesures sanitaires destinés à maintenir la demande, en dépit de la méfiance grandissante suscitée par les pratiques d’élevage dites modernes. Les rares éleveurs qui ont choisi de pratiquer un élevage non intensif, pour leur part, tentent de se soustraire à cet arsenal de réglementations, qui ont pour effet de normaliser leur pratique et de l’inféoder aux méthodes scientifiques. « Tu dois être capable de prendre soin de tes bêtes comme tu prends soin de toi », nous disait un éleveur de brebis. Ce que dessine la vaccination obligatoire contre la FCO, c’est la perspective que nous n’ayons un jour plus le droit de nous soigner comme nous l’entendons, à la faveur d’une épidémie, plus ou moins montée en épingle, et d’un état d’urgence sanitaire dont nous avons vu les contours se préciser cet hiver. Ainsi, ne faut-il pas voir dans la mainmise de l’expertise scientifique sur le cheptel animal un avant-goût de la gestion à venir du cheptel humain ? Un avant-goût ou, plus justement, une mise en bouche puisque, depuis 2008, le bœuf et l’agneau que nous consommons contient de l’hydroxyde d’aluminium et des sels de mercure, adjuvants toxiques du vaccin contre la FCO. Epidémie pastorale La fièvre catarrhale est une maladie des ruminants, dite « de la langue bleue », que propagent des moucherons appelés culicoïdes.
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les vaccins de la colère
C’est une épizootie vectorielle : non transmissible à l’homme et non contagieuse de bête à bête. Le virus, dont il existe 24 sérotypes – variétés – est courant dans les zones tropicales et subtropicales. Depuis les années 1950, les sérotypes 2, 4 et 16 du virus touchaient le bassin méditerranéen. Au début des années 2000, l’Italie s’est essayée à la vaccination massive, obtenant des résultats aussi déprimants pour les cheptels que tonifiants pour l’industrie pharmaceutique. En août 2006, la détection près de Maastricht du sérotype 8 du virus de la FCO inquiète les épidémiologues. Ce sérotype n’était connu jusque-là qu’en Afrique subsaharienne, en Amérique du Sud et en Inde. L’une des hypothèses avancées – et qui n’est pas le fruit d’un
Les troupeaux infectés développent rapidement une immunité naturelle. 1. « La langue bleue à l'assaut de l'Europe », Le Nouvel Observateur, 4/10/07.
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quelconque conspirationnisme altermondialiste – est que le virus aurait transité via les innombrables cargaisons de fleurs coupées qui, exportées en masse depuis le Kenya, le Rwanda et l’Afrique du Sud, sont notamment réceptionnées à Maastricht, dans un aéroport spécialisé 1. Bref, la maladie s’est rapidement propagée dans le nord de l’Europe, des premiers cas sont apparus dans les Ardennes en 2006, et en 2007 et 2008, plusieurs dizaines de
milliers de bêtes avaient succombé à la langue bleue. Après une campagne de désinsectisation massive au perméthrine dont les abeilles sont les principales victimes, la FNSEA réclame compensations financières et plan de vaccination d’urgence au grand état pastoral. L’industrie bovine est menacée. Elle repose en grande partie sur l’exportation vers l’Italie de veaux maigres, appelés « broutards », qui y sont engraissés puis consommés. Un marché annuel de 900 millions d’euros. Or l’Italie, dont les filières d’engraissage sont saturées, a profité de la propagation de la langue bleue pour bloquer les importations de veaux français au prétexte qu’ils ne sont pas vaccinés. C’est peut-être ce qui explique la position radicale de Michel Barnier, alors ministre de l’Agriculture, selon lequel la FCO serait « la plus grande crise sanitaire que la France ait connue depuis cinquante ans », alors que la maladie n’est pas contagieuse et que la mortalité est loin d’être systématique. En 2007, une campagne de vaccination facultative est lancée. L’industrie pharmaceutique est sollicitée d’urgence pour produire des vaccins correspondant aux sérotypes 1 et 8 du virus. Les laboratoires Mérial, Fort Dodge et Intervet bénéficient d’un marché public d’un montant de 33 millions d’euros. On leur accorde en outre une ATU (Autorisation temporaire d’utilisation) qui les dispense des formalités et des tests d’ordinaire nécessaires à l’obtention d’une AMM (Autorisation de mise sur le marché). Mais qui pourrait reprocher à Michel Barnier, qui occupait jusqu’en 2007 la fonction de vice-président de la holding Mérieux Alliance – qui chapeaute notamment le géant Mérial – d’avoir fait un geste en faveur de ses anciens collègues et amis ? L’année suivante, en novembre 2008, la vaccination obligatoire est imposée à tous les éleveurs de France, à l’exception notable de la Corse. Cette décision doit beaucoup aux recommandations de l’AFSSA, l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments. Le groupe d’experts chargé de la FCO au sein de cette administration admet que les troupeaux infectés développent rapidement une immunité naturelle, que la maladie se soigne et que, dans plusieurs régions du monde, on cohabite depuis longtemps avec ses symptômes, très variables d’un troupeau à l’autre. Il reconnaît également que l’efficacité du vaccin est difficile à évaluer. Que la durée de l’immunité qu’il procure – entre six et douze mois – est nécessairement inférieure à celle de l’immunité naturelle, acquise pour la vie, ce qui nécessite
les vaccins de la colère
de procéder à la vaccination plusieurs années de suite. Mais l’AFSSA n’en démord pas : il faut éradiquer coûte que coûte ce sérotype africain, soupçonné d’avoir voyagé clandestinement dans la soute d’un avion. Il n’a rien à faire en Europe ! Difficile de démêler le rationnel de l’irrationnel dans l’obstination des autorités sanitaires à reconduire le virus à la frontière, alors même qu’elles n’ont aucune certitude sur l’efficacité à long terme d’une telle stratégie. La soif de maîtrise y joue certainement un grand rôle – on ne va tout de même pas rester les bras croisés ! Il faut dire aussi que, contrairement à l’immunité vaccinale, l’immunité naturelle présente un sérieux inconvénient : elle est gratuite. Pour contraindre les éleveurs réticents à vacciner leurs bêtes, on a recours à des menaces voilées, relayées par les vétérinaires : ceux qui n’obtempèrent pas risquent des poursuites, voire une suppression des primes de la Politique agricole commune (PAC) – un argument de poids dans le monde agricole. La majorité des éleveurs qui font vacciner leur cheptel voient s’abattre sur leurs animaux une nouvelle vague de mortalité et de symptômes, cette fois chimico-endémiques. Dans un mouvement de démagogie médiatique, on a distribué les premières doses disponibles aux régions déjà touchées par la maladie ; en d’autres termes, on a vacciné en priorité les bêtes porteuses du virus, ce qui aggrave notoirement les symptômes. Et les brebis et les vaches gestantes, malgré des contre-indications pourtant connues de longue date 2. Sur le sillage des seringues, les éleveurs constatent nombre de décès, d’avortements, de « veaux fous » ou malformés, d’anorexies et d’inflammations, ainsi qu’une production de lait diminuée 3. Autant d’effets indésirables que l’AFSSA reconnaît du bout des lèvres tout en plaidant que « l’interprétation est délicate et dépend étroitement de la qualité des informations reçues ». Coût total de la campagne de vaccination : 98 millions d’euros de fonds publics. « La gestion des crises se prépare en temps de paix » En mai 2008, soit sept mois avant l’arrêté rendant la vaccination obligatoire, un colloque intitulé « Mondialisation, réchauffement climatique et risques sanitaires émergents : quelles solutions ? » rassemblait dans la salle Colbert de l’Assemblée nationale les principaux représentants des secteurs de l’agriculture et de la santé, parmi lesquels Michel Barnier. L’événement était organisé par la Fondation Pro-
metheus, qui regroupe sous la présidence de Bernard Carayon, député du Tarn, dix grands groupes industriels et financiers, parmi lesquels Sagem Défense Sécurité, Thalès communication, EADS, Alstom, les laboratoires Pierre Fabre, Servier et Sanofi-Aventis 4.
2. Comme le rappelle René Riesel dans sa « Lettre ouverte à la Direction des Services Vétérinaires », 17 octobre 2009.
Les industriels ont appris au cours de ces dernières décennies à tirer parti des guerres et des catastrophes. Les participants, visiblement, étaient tous du même avis : l’irruption de la fièvre catarrhale montre bien que « la prévention des épizooties est sous-budgétisée, notamment en ce qui concerne la prévention 5 ». Compte-tenu de l’intensification des échanges et du réchauffement climatique, il est désormais décisif de mettre en place une véritable politique de gouvernance sanitaire. Comment ? En améliorant la surveillance du territoire et des frontières, l’identification et le suivi informatique des cheptels, et en stimulant la recherche pharmaceutique, autant de mesures incontournables que permettrait un « fonds mondial d’aide à la lutte contre les risques sanitaires ». En clair, les états doivent subventionner les puces électroniques, les systèmes informatiques de détection et de surveillance, ainsi que les médicaments et les vaccins... que fabriquent Sagem, Thalès, Sanofi, etc., c’est-à-dire les organisateurs du colloque. Aussi, pour l’ensemble de ces partenaires réunis, il semblait aller de soi que la lutte contre les épidémies passe avant tout par « l’émergence d’une politique industrielle – fût-elle concentrée sur quelques pays volontaires – favorisant le développement d’entreprises de dimension européenne à vocation mondiale ». Ce jour-là, c’était Nicole Bricq, sénatrice de Seine-et-Marne, qui présidait la deuxième table ronde intitulée « Quels acteurs ? ». Deux mois plus tard, c’est encore Nicole Bricq qui présente le rapport au Sénat intitulé « La gestion de la FCO : des enseignements pour l’avenir ». Est-il nécessaire de préciser que ses préconisations de rapporteur spécial se révèlent assez semblables aux conclusions du colloque ? « Améliorer la prévention des menaces liées aux animaux, la surveillance et la préparation
3. AFSSA, «Bilan des effets indésirables rapportés après vaccination contre la FCO», 31/08/09.
4. Entreprise qui, à la faveur de la « Pandémie Grippe A », annonce 465 millions d'euros de bénéfices pour l'année 2009.
5. Les citations sont tirées des actes du colloque, disponibles sur le site de la Fondation Prometheus.
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des états-membres face aux crises, par le biais d’un soutien aux mesures de biosécurité sur les exploitations agricoles, l’identification et le suivi des mouvements d’animaux, le renforcement de la biosécurité aux frontières, mettre l’accent sur la science, l’innovation et la recherche. » La Semaine Vétérinaire a rendu compte des enjeux de ce colloque dans un dossier au titre
La gestion des crises sanitaires n’a donc que très peu de rapport avec la santé. évocateur : « La gestion des crises se prépare en temps de paix ». L’arrivée de nouvelles maladies nous obligerait donc à entrer en état de guerre. La loi martiale, et le gibet pour les traîtres. Il faut reconnaître que l’état d’urgence a bien des avantages. Naomi Klein a montré, dans La stratégie du choc, comment les industriels ont appris au cours de ces dernières décennies à tirer parti des guerres et des catastrophes, profitant du désarroi général pour faire main basse sur des marchés convoités, sous la protection de forces armées et de lois d’exception. Ainsi, le « droit d’ingérence sanitaire », pour lequel militent activement les représentants de l’industrie du risque, permettrait de contraindre les populations à se plier à des mesures sani-
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taires d’exception : surveillance, vaccination, confinement. Il peut aussi servir, comme il est dit dans ce colloque, « à aider les pays en voie de développement à mettre en place un vrai dispositif de surveillance et d’alerte », c’est-à-dire à contraindre les dirigeants de certains pays à recourir au même arsenal de biosécurité, sous peine de mesures de rétorsion. Pour les industriels, l’intérêt est évident : le marché est ouvert de force et la clientèle, captive. D’ailleurs, dans La semaine vétérinaire, les conclusions du colloque de 2008 sont ainsi résumées : « L’avis de tous les participants est unanime (sic) : des plans de gestion de crises sanitaires sont nécessaires, comme il en existe pour les catastrophes naturelles, qui réunissent secteur public et partenaires privés. (...) Différentes possibilités sont suggérées : la réalisation d’exercices d’alerte, la création de stocks de vaccins, l’amélioration de la communication avec le public via les médias, mais aussi entre les différents acteurs publics et privés, en santé animale comme en santé humaine. » En temps de guerre : encadrement militaire, vaccins obligatoires et propagande officielle ; et en temps de paix : quadrillage du territoire, fichage génétique, géolocalisation et identification électronique. Voilà campé dans les grandes lignes le chantier de la dictature sanitaire, où le port du masque sera bientôt obligatoire. Chaque crise sanitaire laisse derrière elle de nouvelles restrictions de liberté. Depuis l’épidémie de vache folle, il est interdit de vendre des taureaux n’ayant pas été préalablement testés. Les scandales alimentaires de ces dernières années ont fourni un prétexte au puçage systématique des animaux d’élevage. L’arrivée de la FCO a permis d’accélérer la mise en place du fichier SIGAL, qui recense tous les bovins du territoire et permet de connaître l’état sanitaire de chaque animal. Au fond, la gouvernance sanitaire signifie ceci : retirer au commun des mortels le droit de prendre soin de son corps, de la santé de ses enfants, de ses bêtes. Il est de moins en moins admis que l’on puisse se nourrir, se soigner et se reproduire indépendamment des laboratoires et des organismes gestionnaires. La vie est une affaire trop importante pour être laissée aux bons soins des gens ordinaires. Mais s’il en est ainsi, ce n’est pas parce que les vivants cohabiteraient désormais avec la menace permanente de ces « risques émergents », qui servent surtout – même s’il est vrai que deux siècles d’industrialisation ont entraîné des processus irréversibles et largement inconnus – à nous terrifier et à invalider notre sens commun. S’il en est ainsi, c’est
les vaccins de la colère
« Je ne vaccinerai pas l’année prochaine. »
plutôt parce que la vie est devenue, au même titre que le charbon ou l’uranium, la matière première d’une industrie. C’est le projet des biotechnologies que de conditionner le vivant, de le programmer, d’en augmenter les performances... et de le vendre. De fait, les dirigeants, conscients de l’intérêt économique de ce secteur, ne cessent, au nom de l’impératif de sécurité, de discréditer les techniques concurrentes de préservation du vivant, notamment en persuadant les populations qu’aujourd’hui, compte tenu de l’instabilité biologique globale, elles ne sont plus « sûres ». Dans un avenir proche, la sélection génétique, l’insémination artificielle et la fécondation in vitro, déjà presque systématiques pour la reproduction des animaux d’élevage, pourraient devenir pour les humains la seule manière responsable d’assurer leur descendance, la seule manière, même, qu’autoriseraient les normes de biosécurité en vigueur. C’est ce que préfigure la batterie de tests, notamment génétiques, auxquels sont soumis aussi bien les animaux d’élevage que les futures mères, de même que la généralisation des prélèvements ADN au sein de la population. La gestion des crises sanitaires n’a donc que très peu de rapport avec la santé. Le cas de la FCO l’illustre bien : les éleveurs indépendants, ces « derniers mohicans-péquenots », ont une connaissance empirique approfondie de leurs bêtes et de leur milieu ; ils semblent les mieux placés pour faire face à la fièvre catarrhale comme à l’apparition d’autres maladies. Les institutions scientifiques s’illustrent au contraire par leur prétention et leur irresponsabilité, en déclenchant des processus biologiques à grande échelle qu’elles ne maîtrisent pas – personne n’est capable de dire quels seront les effets à long terme de ce vaccin. D’autre part, les mesures de traçabilité qui se multiplient, comme le puçage des cheptels, servent bien moins à garantir une quelconque santé des animaux – ce qui exigerait de transformer radicalement les techniques d’élevage conventionnelles – qu’à fluidifier la circulation mondiale des marchandises agricoles, c’est-àdire à augmenter la productivité des exploitations et, partant, les risques de pandémies. En revanche, cette gestion étatique ou supra-étatique des épizooties et des épidémies a chaque fois pour effet de déposséder les individus, apeurés ou contraints, des moyens d’y faire face par eux-mêmes. Chacune de ces crises supposées renforce le monopole technique que s’arroge l’expertise scientifique, au détriment des savoir-faire qui subsistent ou s’inventent loin des laboratoires.
Paul, berger en Ariège, une région particulièrement touchée par la fièvre catarrhale, a fait le choix de vacciner ses bêtes. Sensible à une idée de l’élevage loin des logiques productivistes, il se pensait à l’abri de l’épidémie jusqu’à l’hécatombe du printemps 2009. Désemparé, il est revenu sur un principe qui lui tenait à cœur. Il nous explique pourquoi.
J’ai fait le choix de vacciner mes bêtes parce que je n’étais plus sûr de rien. Je suis en bio, je donne plein de compléments alimentaires naturels et, jusqu’à ce que mes bêtes tombent malades, je me disais que la FCO ne concernait que les gros élevages industriels où les systèmes immunitaires des brebis sont faibles. J’en riais même. Jusqu’en septembre 2008. J’ai appris que les vétérinaires montaient en estive, là où était mon troupeau. Deux ou trois bêtes étaient malades dans un autre troupeau. Il y avait déjà l’obligation de vacciner, mais j’ai refusé et j’ai fait descendre mon troupeau un mois plus tôt que prévu. Une semaine après notre retour, j’avais déjà perdu dix bêtes. à la fin de la deuxième semaine, j’en avais perdu 21. Il n’y avait aucun doute sur l’origine de cette hécatombe : tête gonflée, langue bleue, bave… Les symptômes de la FCO. à ce moment-là, en tant qu’éleveur, tu te remets en cause. J’en ai chialé. J’étais assez remonté contre les alternatifs du GIE Zone Verte qui assuraient que la FCO n’étaient contractée que par les bêtes en mauvais état… Un peu léger. Ici, en Ariège, on a été le département le plus touché de toute la France. évidement, j’aurais préféré éviter la vaccination, mais, au printemps 2009, je ne voyais pas d’autre choix. J’ai fait faire un test d’immunité sur mes bêtes. Sur dix bêtes, une seulement était correctement immunisée d’après les résultats du test. Je ne suis pas sûr de la pertinence de ces analyses, mais en même temps je ne voulais pas que mon troupeau subisse de nouveau une hécatombe. En plus de ça, cette année, les contrôles pour monter les bêtes en estives ont été renforcés. Pour transhumer au même endroit que d’habitude, j’avais besoin de l’autorisation de la Direction des services vétérinaires… J’aurais bien sûr pu trouver une autre montagne, m’arranger, mais il aurait fallu à ce moment-là mélanger mes bêtes avec d’autres races. Or les miennes sont des Castillonnaises, c’est une race assez rare, on peut même dire qu’elle est menacée. Je tiens donc à garder mon troupeau de Castillonnaises et éviter que les brebis ne soient prises par des béliers d’autres races. Voilà les différentes raisons qui m’ont conduit a vacciner en 2009… Est-ce que j’ai bien fait ? Je n’ai perdu aucune brebis cette année, mais un ami près de chez moi qui n’a pas vacciné n’en a pas perdu lui non plus. Il a été courageux de tenir sa position contre la vaccination, parce qu’il avait quand même perdu une cinquantaine de bêtes l’année dernière… De mon côté, je ne vaccinerai pas l’année prochaine.
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Les derniers MohicansPéquenots Discussion avec des éleveurs de Provence
Z : à travers l’obligation de vacciner contre la FCO, vous pensez que c’est un mode de vie qui est remis en question ?
Michel : Les éleveurs ovins sont les derniers des mohicans-péquenots. Ce sont les emmerdeurs, car ils travaillent avec le cheptel le moins propice à l’intensification industrielle. C’est une viande peu industrialisable. Ce sont des élevages qui sont souvent en complémentarité avec l’agriculture, dans des zones plutôt inutilisables par d’autres cultures ou pour les grosses bêtes, comme les zones sèches ou au sol pauvre. Au départ, c’était l’élevage du pauvre, et c’est celle où les revenus sont les plus bas de toute l’agriculture en France. Avec les politiques agricoles et sanitaires récentes, nous sommes balancés toujours plus loin dans des systèmes qui ne nous conviennent pas, qui ne sont pas à notre échelle. Z : Cela signifie qu’il va falloir arrêter ?
Bruno : En tout cas, ils nous rendent la vie impossible, ils nous mettent hors-la-loi, petit à petit. Notre métier, c’est de soigner, d’identifier et d’élever nos animaux comme nous l’entendons, et non d’être les sous-traitants bien ou mal subventionnés de l’industrie agricole et pharmaceutique. Michel : L’élevage ovin est une catégorie de l’agriculture dont plus de la moitié des revenus dépend de la PAC (Politique agricole commune). Ceux qui peuvent valoriser leurs produits par la vente directe sont moins dépendants. Mais même si l’on cherche plus d’autonomie en produisant de façon moins intensive, même si on s’allie avec le consommateur pour être plus indépendants de la PAC, nous restons fragilisés par toutes ces contraintes qui nous
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conduisent déjà à une militarisation de l’élevage, que ce soit à travers le contrôle des mouvements des troupeaux ou le puçage RFID. On le ressent comme une attaque directe à notre liberté d’élevage – c’est une histoire de dignité qui se joue ici. Bruno : En plus, ils mettent des entraves aux mouvements non commerciaux des animaux comme la transhumance, par exemple dans les Hautes-Alpes. Pourtant, la transhumance a probablement été inventée par les animaux eux-mêmes pour survivre ou mieux vivre, sûrement avant l’homme. On nous interdit de les bouger où il le faut, quand c’est nécessaire, parce que nous ne sommes pas intégrés dans le circuit de l’industrie pharmaceutique. C’est un moyen de nous faire entrer de force dans la moulinette industrielle. Z : Avec la « propagande de la peur », les éleveurs se retournent les uns contre les autres ?
Michel : Oui. Ce n’est peut-être pas ce qui a été voulu, mais c’est le résultat de cette politique. Pourquoi le lobby des gros éleveurs a-t-il réclamé la vaccination ? Parce qu’on les empêchait d’envoyer engraisser leurs veaux en Italie. Z : Comment vous êtes-vous organisés pour combattre cette obligation de vacciner ?
Bruno : On a vu arriver l’obligation de vacciner et on s’est vite rendu compte que les organisations professionnelles ne bougeaient pas. Alors, on a mis en place des collectifs d’éleveurs. Et, entre éleveurs, quand on a des problèmes de vaccination, ça se sait. On a trouvé un groupe de vétos qui bosse sur la question depuis un certain temps, qui a fait des études dans d’autres pays où la maladie est pré-
les vaccins de la colère
La Corse, immunisée contre la langue bleue et... la langue de bois
sente depuis longtemps : le groupe du « GIE Zone Verte », des non conformistes dans le milieu vétérinaire. Mais ce sont presque les seuls qui ont un point de vue qui soit indépendant des labos. Michel : Le problème, c’est que la solidarité des milieux d’élevages peut exister à petite échelle, mais les organismes censés nous défendre appliquent une politique qu’ils ne maîtrisent pas du tout. La conséquence, c’est l’instrumentalisation des organismes agricoles dans le sens d’un contrôle général de l’élevage et d’une culpabilisation de l’éleveur. On dit que l’élevage en soi est un risque sanitaire pour les populations. On martèle dans la tête des gens que l’élevage qui existe depuis 10 000 ans est un danger. Et que l’élevage industriel, lui, serait sans danger. C’est précisément l’inverse de ce que nous pensons.
Le premier contact de la Corse avec la FCO a eu lieu en l’an 2000. Aujourd’hui cinq sérotypes sont présents sur l’île : les 2, 4 et 16, et depuis quelques mois le 8 et le 1. Depuis neuf ans, à aucun moment les bovins de l’île n’ont subi de vaccination. Chez les ovins, la vaccination est obligatoire contre 3 sérotypes (16, 2 et 4). Mais dans la réalité, moins de 45% des ovins sont vaccinés et encore, on ne parle là que de la première injection mais pas du rappel ! Car les éleveurs locaux ont constaté depuis longtemps l’effet déprimant de la deuxième injection sur les brebis, et la baisse marquée de la production laitière. L’immunité naturelle s’est installée rapidement malgré la perte, cumulée sur 2000 et 2001, de quelques 9000 ovins affaiblis ou malades dont une partie seulement est réellement liée à la FCO. Ces animaux, morts ou euthanasiés, ont tous été indemnisés par l’état. Le résultat pratique, en tenant compte de tous les autres animaux sauvages ou ensauvagés non vaccinables, est que l’immunité naturelle a fait son travail protecteur sur l’ensemble des cheptels et que, si les virus circulent en permanence, ils n’occasionnent plus de pathologies graves. Aujourd’hui, les cas de pathologie avérée de fièvre catarrhale sont rarissimes voire nuls. En neuf ans de résistance à la vaccination obligatoire en Corse, jamais les autorités n’ont osé menacer ou mettre en place des mesures de répression financières ou autres. Extrait du document du GIE Zone Verte, « FOC : bilan printanier d’une stratégie de promotion vaccinale », 9 juin 2009.
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Le sanibroyeur de la gestion agricole Écrit par un berger breton, ce texte revient sur l’histoire des politiques sanitaires dans l’agriculture. Aucun doute pour lui : loin d’être une question de santé, il s’agit de l’un des principaux leviers de l’industrialisation du monde agricole.
Un rapide résumé de l’histoire agricole française, et plus largement européenne, permet de prendre la mesure des étapes essentielles de son industrialisation. Rappelons au préalable le renversement majeur qui s’est joué aux Etats-Unis entre les deux Guerres, avec le recyclage de la technologie militaire dans la mécanisation agricole (motorisation, engrais, etc.). En moins de dix ans, le remplacement des animaux de traits par le tracteur va transformer 30% des surfaces jusqu'alors consacrées à nourrir ces animaux, en hectares de grandes cultures céréalières. Dans un premier temps, cette « modernisation » provoque une grave crise de surproduction, rapidement résorbée par l’invention « technologique » du mode d’élevage hors-sol (cochons, poulets) alimenté en protéines miracles issues de l’« or vert » qu’est le soja.
La sainte et biodégradable alliance paysans-consommateurs de gauche n’est qu’un conte pour enfants. 1. Maladies animales transmissibles à l’homme moyennant quelques mutations, et dont les foyers principaux sont les animaux élevés dans des conditions concentrationnaires.
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Mais si le modèle social et économique américain se prêtait à cette industrialisation brutale, tel ne fut pas le cas en Europe. Il faudra attendre la victoire américaine en 1945 pour que la marche forcée vers l’industrialisation de l’agriculture européenne prenne toute son ampleur. Ainsi, le plan Marshall donna lieu à une première vague de mécanisation (tracteurs, engrais, etc.) et de libéralisation (suppression des taxes douanières, notamment sur les oléo-protéagineux nord-américains). Le relais pris par les institutions étatiques avec la loi de modernisation agricole de 1962 ne viendra qu’entériner « légalement » un processus largement maîtrisé par le marché international, en poussant toujours plus vers la sortie les petites fermes inadaptées à ce marché. Mais les résistances sociales et culturelles ralentissent ce processus d’industrialisation et de nombreuses fermes de tailles modestes continuent à exister. Jusqu’à la Politique agricole commune (PAC), au début des années 1990. En instaurant les primes agricoles, les pouvoirs politiques se donnent directement les moyens d’organiser la « ferme européenne », de faire notamment émerger le modèle horssol pour les ruminants, avec une nourriture à
base essentiellement de maïs, et d’accélérer un peu plus le processus d’agrandissement des fermes. Depuis les années 2000, l’heure est au double constat : d’une part le « boulot » n’est pas fini, et d’autre part la PAC n’est plus à la hauteur des enjeux industriels. Le processus de « modernisation » des fermes européennes stagne alors que le coût de la PAC (55 milliards d'euros par an) ne cesse d'augmenter. Il fallait donc pour les pouvoirs en place trouver un autre levier à la hauteur de ces enjeux. à la fin des années 1990, la crise sanitaire dite de la « vache folle » a donné le la. Des normes sanitaires de plus en plus strictes, et renforcées à chaque crise par l’industrialisation qui en est la principale responsable, deviennent ainsi le prétexte idéal pour en finir avec une agriculture qui se donne comme ambition de résister à la mécanisation de la vie. La grippe aviaire, la FCO, les zoonoses 1 en tout genre, type grippe A, n’en sont que les derniers avatars permettant à l’agro-industrie de prendre toujours plus possession du vivant. Une opposition claire à cette dernière offensive industrielle aura donc aussi à trouver ses alliés, et pas n’importe où… La sainte et biodégradable alliance paysans-consommateurs de gauche n’est qu’un conte pour enfants. Si, depuis bientôt vingt ans, cette alliance a donné l'illusion de constituer un rapport de force face à l'industrialisation de l'agriculture, elle n'a guère fait autre chose, en réalité, que de promouvoir la traçabilité comme remède aux ogm ou encore aux épizooties de l'ère industrielle. Ainsi, en ouvrant la voie au puçage électronique des cheptels, elle a fini par renforcer le processus d'industrialisation. Avec son lot de technologies de contrôle et ses vœux de pureté organique, l’agriculture vendue comme durable par les industriels et les gouvernements ne peut que renforcer la gestion bureaucratique du vivant. De sorte qu'aujourd'hui, là où l'agriculture avait ou aurait pu se vivre comme une aventure sans cesse réinventée avec le vivant, il ne reste plus qu'à appliquer sans broncher les injonctions de cahiers des charges toujours plus infantilisantes et réductrices. D’autres voix s’élèvent, d’autres paysans continuent d’inventer leurs pratiques. Pour nous, c’est hors des illusions publicitaires et labellisées que se fabriquent de nouveaux rapports au monde, qui puissent donner à l’autonomie des êtres vivants la chance de s’exprimer pleinement.
les vaccins de la colère
Les robots rêvent de moutons électriques Discussion avec des éleveurs de l'Aveyron
Z : Quand on se penche sur le dossier de la « crise FCO », on trouve beaucoup d’incohérences. On connaît très peu de choses de la maladie et de son évolution, on ne sait pas si le vaccin est efficace à long terme. Et pourtant la campagne de vaccination a été imposée deux années de suite, avec des procès-verbaux pour les réfractaires...
Jean : Dans cette histoire, on est dans de la croyance, pas dans du scientifique. On cherche à convaincre, à rassurer. C’est surtout à ça que sert le discours scientifique. La vaccination a été faite à l’arrache. Ils ont vacciné des bêtes déjà infectées, or on sait très bien que ça ne fait qu’aggraver les choses. Dès que tu étais identifié comme foyer FCO, tu devais vacciner. Et par ailleurs, tous ceux qui voulaient transhumer devaient aussi en passer par là. Il y a plein d’endroits où l’on a vacciné « à la perche ». C’est une seringue automatique au bout d’une perche. En gros, ils frappent, comme s’ils donnaient des coups de bâton. Et c’est n’importe quoi : ils vaccinent deux fois la même bête, n’importe où sur le corps. Ils savent que dalle ; ils essaient de metttre des mots sur des trucs, mais ils sont comme des couillons. Sauf qu'eux, ils ont la blouse blanche, l’autorité. Un truc que personne ne soulève, c’est le problème du vaccin en lui-même. Il n’y a pas de débat là-dessus. On est quand même dans le pays de Pasteur. Dès qu’il y a offensive – fièvre catarrhale en l’occurrence – on commence par vacciner les gamins, les brebis, et après ça ira mieux. C’est une manière de soigner sa peur ; ça n’a rien à voir avec la maladie. Le fait
même de vacciner est beaucoup plus discuté à l’étranger qu’en France. Pourtant en Angleterre, ou ailleurs, il n’y a pas d’hécatombe. On part encore une fois sur une histoire de croyance.. C’est toute une construction idéologique qu’on voudrait faire passer comme quelque chose d’indiscutable, de scientifique. En fait, c’est un vaccin contre la peur. Z : En même temps, pour que les éleveurs acceptent de vacciner, on leur a fait peur...
Agnès : On a dit aux éleveurs que s’ils ne vaccinaient pas, ils mettaient en danger les troupeaux des voisins. C’est comme la publicité sur France Inter pour le vaccin contre la Grippe A : « Faites-vous vacciner même si vous êtes bien portant, parce que si vous avez des personnes âgées autour de vous, il faut les protéger. » Sauf que la FCO, elle, n’est même pas contagieuse ! Martin : Il y a des gens qui ont été menacés. On a dit qu’on leur enlèverait une partie des primes. Beaucoup de copains à moi, ils avaient surtout peur de prendre des amendes. Ils recevaient des papiers disant qu’ils devraient payer 700 euros par élevage. Parmi les éleveurs, la gestion administrative de la maladie inquiète plus que la maladie elle-même. Z : La gestion de la FCO, vous la voyez comme une manière d’aller plus loin dans le processus d’industrialisation ?
Jean : Il n’y a pas de machiavélisme là-dedans. Les éleveurs qui font du volume, ils sont dans une logique d’industrialisation, donc ils gèrent à l’intérieur de cette logique, en faisant constamment appel à la science, aux labos.
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1. Sur l'élaboration du concept de « bien-être animal », voir le documentaire Des cochons (et des hommes). De l’objectivation scientifique de leur bien-être et autres petits concepts de Bruno Thomé.
2. Personne autour de la table ne semble connaître la signification exacte du sigle, mais il s’agit d’un système de gestion informatisé des prophylaxies animales. Les services vétérinaires disposent grâce à cette base de données d’un inventaire complet des effectifs bovins, qui leur permet de vérifier si les vaccinations ont bien été effectuées par l’éleveur.
C’est normal qu’ils travaillent directement avec la Direction des services vétérinaires (DSV). C’est leur manière de fonctionner. Nous, ça nous choque parce qu’on ne fait pas comme ça, mais, de leur point de vue, c’est logique. Quand ce système rencontre nos logiques à nous, c’est l’explosion, le choc... C’est le crash. En réalité, on subit simplement ce qu’on pourrait appeler des effets collatéraux.
Nous, on est juste les couillons qu’on utilise pour enjoliver le tableau, pour redonner un peu de qualité à la production industrielle. C’est pour faire les pingouins, les « vrais paysans », qu’on a besoin de nous. On vit dans des cases environnementales, pour nourrir l’idée qu’il faut faire vivre certains endroits. Comme ça ne se fait pas de laisser le Massif Central complètement désert, on va mettre quelques bergers, ici ou là. à la Conf ’, ils disent : « On veut tuer les petits. » Mais non ! On ne veut pas tuer les petits ; c’est plutôt qu’on veut gèrer les gros. Emma : Tu dis que le système est fait pour les gros. Il faut aussi dire qu’il est fait par les gros. Par exemple, les industriels du lait ont monté des coopératives, des entreprises tierces dont ils sont administrateurs. C’est eux qui amènent toute la filière, qui la gèrent, qui vont dans les supermarchés, gèrent la distribution... Jean : C’est ça : la production est co-gérée par les gros éleveurs et par l’état. Z : Quel est le droit de regard de la Direction des services vétérinaires sur votre travail ?
Agnès : Ils ont un droit de regard sur à peu près tout : qu’est-ce que tu donnes à tes bêtes, quels alicaments par exemple. Tu dois remplir
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entièrement les formulaires pour le contrôle du « bien-être animal » 1. Ils t’autorisent à transhumer, ou pas. Ils viennent vérifier dans quelles conditions tu élèves tes animaux. Ils sont présents sur les abattoirs et vérifient les carcasses, en saisissent certaines qui présentent des risques. Quand tu fais une prophylaxie sur tes vaches, tes chevaux ou tes ânes, une fois par an, il faut faire le « compte-rendu de visite annuelle » : le véto contrôle comment tu élèves tes bêtes et répond aux questions de la DSV sur ton élevage. Des questions bateau qui n’ont aucun sens. La dernière fois, on était chez moi autour de la table, il y avait la DSV, le véto, tout ça. Le véto disait : « Mais qu’est-ce que vous voulez que je réponde à ça ? » Et la DSV répondait : « Vous inquiétez pas, c’est interne... écrivez ça et ça. » Jean : La DSV, elle a le pouvoir qu’on veut bien lui donner. Il ne faut pas oublier qu’en termes de co-gestion, d’assistanat ou de délégation, le monde agricole est champion. Tout est parcellisé ; chaque domaine d’activité ou de connaisssance est attribué à un organisme différent. Quand tu fais une demande de subvention, l’association agréée prend une part de tes subventions pour bouffer. C’est une espèce de poupée russe : le syndicat, l’association de développement, la Chambre d’agriculture, l’espèce de Commission départementale d’orientation agricole qui décide un peu sur tout... C’est une véritable mafia. Tu ne sais plus qui fait quoi, ni comment... et je ne crois pas exagérer. Z : D’après vous, cette épidémie renforce le pouvoir des administrations ?
Emma : à chaque fois ils gagnent un peu du terrain. Ils t’infligent quelque chose de plus, et ils contrôlent quelque chose de plus. Ou bien plus rapidement. Plus ça va, plus ils arrivent à informatiser le moindre de tes actes. Agnès : Pour ça, ils ont mis en place un système de fichage qui s’appelle le SIGAL 2. Z : Les animaux sont fichés, comme nous ?
Agnès : C’est un fichage qui passe par les vétérinaires. Quand les vétérinaires font la prophylaxie sur un troupeau, ils ont 15 jours pour prévenir les services vétérinaires de ce qu’ils ont fait sur le troupeau. Notre vétérinaire sanitaire, on le choisit, entre guillemets. On en désigne un qui nous convient, et c’est la DSV qui donne l’autorisation. On n’a pas le droit d’en changer sans l’accord de leurs services. Z : Comme le médecin traitant !
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Agnès : Il y a quatre ou cinq ans, les fichiers des vaches ont été centralisés. Avant, quand tu avais une vache répertoriée dans le Vaucluse et que tu la vendais dans l’Aveyron, ils ne communiquaient pas de département en département, ils ne s’en apercevaient pas. En 2006, ils m’ont téléphoné en disant : « Voilà, telle année, vous avez vendu des vaches. Le client dit les avoir fait entrer le 23 septembre, or vous déclarez les avoir vendues le 25. » Ils ont repris les anciennes données, et ils ont tout entré dans un fichier. Maintenant, quand tu abats ton veau déclaré dans le Vaucluse dans un abattoir du Gard, ça se sait. Il y a un fichier national, c’est interconnecté entre tous les départements. Ça peut se faire parce qu’il y a une fiche d’identité : quand ton veau naît, au bout de 7 jours maximum, il faut le dire. Quand il sort, pareil. Donc il y a quelqu’un – que tu paies ! – qui le rentre dans l’ordinateur, ce qui leur permet de faire ce fichier. Moi, l’idée que j’ai un œil au-dessus de moi qui surveille tout, comme des caméras, ça ne me va pas. Z : Comme la déclaration d’état civil !
Agnès : Depuis cette année, on nous demande de faire la même chose pour les brebis. Chaque fois que tu déplaces une bête, il te faut le dire à l’EDE 3 sous 7 jours. Avant on te demandait juste d’avoir le document de circulation de la brebis... Z : ...Son passeport !
Jean : Et les vaches ont toutes une carte d’identité, la carte verte. Z : ...La fameuse green card !...Bon, d’accord, j’arrête.
Jean : Maintenant, au recto de cette carte d’identité, on a un carnet de santé qui doit être à jour sur tout un tas de maladies, en plus de la traçabilité liée au numéro de la bête, qui figurera bientôt dans une puce RFID. Agnès : Entre 2004 et 2006, il y a eu une grosse offensive. Non seulement la centralisation du fichier des vaches, mais aussi la mise en place de la PAC graphique. Ça consiste à prendre des photos aériennes des parcelles : toutes les surfaces sont redéfinies à partir de l’avion et non plus à partir du cadastre. Ces photos aériennes sont numérisées et entrées dans une base de données. Ça sert ensuite de document de base pour beaucoup de choses : signer des contrats agréés environnementaux, par exemple. C’est pour contrôler la taille des parcelles que tu déclares, et ce que tu mets dessus. Si tu déclares du maïs, tu touches plus de pri-
mes qu’avec de la luzerne. Plus tu déclares des cultures annuelles à haut rendement, consommant des intrants (des engrais, des pesticides), plus tu touches de l’argent. Si tu fais du maïs arrosé, tu touches 4 000 « francs », si tu fais une prairie permanente, tu touches 400.
Avoir un œil au-dessus de moi qui surveille tout, comme des caméras, ça ne me va pas. Jean : Tout le territoire cultivé ou pâturé est dans la boîte. L’idée, c’est d’essayer d’avoir une image de tout ce qui bouge à un moment donné : si cette année il y a plus de maïs, de bêtes comme ci ou comme ça. Déjà depuis quelques décennies, on est en mesure de modéliser, avec des photos infrarouge, le type de cultures et le rendement, soi-disant pour évaluer les marchés mondiaux. Mais, à mon sens, on n’a pas besoin de connaître le rendement des zigues qui font des céréales dans l’Aveyron : ils n’interfèrent pas beaucoup avec le marché mondial. Si tu veux chiffrer la production céréalière française, tu prends le Bassin parisien, le Nord, la Champagne, et un peu l’Ouest, le Lauragais, et tu obtiens le rendement, à la louche. Tu vas pas t’embêter avec le Cantal et l’Aveyron. Donc je pense que ça répond surtout à une volonté de contrôle. Z : Et les règlementations écologiques ?
Martin : Dans le Lubéron, t’as pas le droit de pâturer entre telle date et telle date, même si c’est chez toi ! Parce qu’il y a des plantes, des nids, des insectes... Agnès : Le dernier contrôle que j’ai eu, c’était justement un contrôle environnemental. Le gars se contente de poser des questions. Il m’a demandé si on ne détruisait pas les nids de telle ou telle espèce par l’épandage d’insecticides, si on dégazait pas nos cuves d’azote près d’une source... Si on n’avait pas pris des PV du garde-chasse... Et moi, je lui ai dit : « Mais tout le monde doit répondre “non” à vos questions ! Pour épingler quelqu’un, il faudrait qu’en arrivant, vous le trouviez en train de déverser une cuve dans le ruisseau... et ça serait un sacré coup de chance. » Il m’a expliqué lui-même que
3. Sur son site, l’EDE se présente comme suit : « L’établissement départemental d’élevage est chargé d’assurer sans faille la traçabilité des animaux de leur naissance à leur mort, que leur origine soit nationale ou étrangère, grâce à l’Identification pérenne générale (IPG) des ruminants. L’identification ayant été confiée aux éleveurs propriétaires de bovins, ovins et caprins, l’EDE a pour principale mission la surveillance et la saisie des informations transmises par l’éleveur par une mise à jour permanente du fichier national. Cette mission, qui revêt un caractère fondamental tant sur le plan sanitaire qu’économique, est exercée sous la tutelle de la DDAF (Commission départementale d’identification), qui recueille les avis des administrations et professionnels concernés par la mise en œuvre de l’identification et le suivi des évolutions demandées par la DDAF en coordination avec la DDSV. »
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ces contrôles-là servent juste à remplir une case au niveau européen. C’est pour la forme, pour être en conformité avec le « volet environnemental ». Z : Dans cette société, quand un arbre tombe sur la voiture de quelqu’un, il demande réparation. Vouloir une compensation, faire des procès pour tout et n’importe quoi... Mais vous, au contraire, vous ne demandez rien. S’il y a une épizootie grave, vous préférez vous en charger tous seuls ?
Agnès : On est responsables de nos bêtes. Le but du jeu, c’est quand même d’être un éleveur, d’être responsable de son troupeau. D’arriver à se démerder pour qu’il y ait le moins de pertes possible. On ne se gare pas sous un arbre mort un jour de tempête... Plus tu demandes des choses, plus tu t’ajoutes des chaînes – et elles sont déjà assez lourdes. Mais le problème aujourd’hui ne se situe même plus là, parce que même en ne réclamant rien, on n’y coupe pas... à part que je leur demande quand même les primes. Mais ce que je me dis, c’est que de toute façon, que je leur demande les primes ou pas, je serai soumise à la même réglementation. Emma : En 2008, quand la fièvre catarrhale est arrivée ici, j’ai soigné mes bêtes avec de l’homéopathie. Un traitement de fond de ledum palustre dilué pour renforcer tout le troupeau ; et pour les bêtes malades, au cas par cas, du mercurium, de l’arsenicum album, selon les symptômes... Sur deux cent bêtes, j’en ai sauvé dix, et cinq sont mortes : les plus âgées. Tu portes toute la responsabilité de ton troupeau, comme tu prends en charge la santé de tes gamins. De plus en plus, on nous demande de faire intervenir quelqu’un d’autre. Quand tu ne vas pas bien, souvent, tes enfants ne vont pas bien non plus. Le troupeau c’est un peu pareil : si tu n’arrives plus à sentir ce qui s’y passe, que tu vas pas bien, ton troupeau n’ira pas bien non plus. Si tu crois pouvoir sauver tes bêtes toi-même, tu vas sûrement y arriver, mais si tu commences à ne plus avoir confiance en toi, à faire entrer d’autres gens dans le jeu, il y a plus de chances que ça rate. Agnès : En Ariège pourtant, ils se sentaient responsables de leurs troupeaux, ils pensaient avoir fait les choses dans les règles de l’art, et ils ont vu mourir beaucoup de bêtes.... Emma : Les tremblements de terre, ça existe. Agnès : D’ailleurs, ils ne seraient pas pour autant allés demander des indemnités à l’état.
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Tu peux constater que ta bagnole a été emboutie par un arbre sans forcément chercher d’autre responsable que toi-même, ou le vent. Jean : Tu prends soin des bêtes comme tu prends soin de toi. Tu crois savoir quand elles ont faim, si elles ont assez mangé, si elles vont bien.... Et, tout à coup, il faudrait que quelqu’un d’autre le fasse à ta place. Nous, on est assez grands pour le faire. Mais la tendance lourde, c’est toujours d’avoir un organisme lointain, privé ou public, qui prend ça en charge. Si on n’est pas en mesure de prendre soin de nos bêtes nous-mêmes, c’est pas la peine, il faut arrêter de faire ce métier. S’il faut quelqu’un pour nous dire qu’elles ont faim... Or c’est comme ça que ça marche dans la filière conventionnelle – le technicien te fait une ration, il te dit : « Il faut mettre ça et ça ! », et si tu as un problème, tu l’appelles. Martin : On y tient, à notre façon de travailler avec les bêtes – à la marge de l’agriculture industrielle. Nous ne l’échangerions pour rien au monde. Dans les pays industrialisés, la vie d’un humain est déjà tracée dans les grandes lignes. Tu peux choisir quel métier tu vas faire, dans quelle ville tu vas vivre, mais tous les éléments de ta vie sont déjà en kit, préfabriqués. Tu n’as plus grand chose à désirer. Je crois qu’il y a cette utopie, dans les pays industrialisés, de vivre sans vrai désir, sans souffrance, sans éprouver directement les choses. Une vie machinale. On peut dire la même chose des brebis en élevage industriel. La vie des bêtes y est réduite à leur production de lait ou de viande, pour laquelle on leur fournit tout ce qui faut : fourrages, compléments alimentaires, médicaments...Ces bêtes-là ne supporteraient pas nos conditions d’élevage. Elles n’arriveraient pas à s’alimenter toutes seules. Nous ne voulons pas de cette vie assistée. Voilà pourquoi on ne veut pas déléguer les différents aspects de notre activité à un quelconque organisme gestionnaire. Nous ne sommes pas des exécutants... Jean : On ne veut pas recevoir d’injections – euh... d’injonctions venant d’un patron. Emma : L’impression, c’est d’être dans un couloir, un moule, où tout devient identique, et où tout le monde va au même endroit. Alors que toi, pour l’instant, t’imaginais encore être sur ton bout de terre, à faire quelque chose de singulier... Le plus dur, c’est la perte d’imaginaire, de l’originalité qui te définit. La perte de liberté.
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De la viande sans animal autour Dans son livre Bidoche, le journaliste Fabrice Nicolino décrit méthodiquement comment se produit la quasi totalité de la viande et des laitages consommés en France. Chassez le naturel... il ne reviendra pas.
La filière conventionnelle. Ce mot de « filière », avec son joli son aérien, lisse, un peu flûté. Ce « conventionnel », si rassurant, si bienséant. Comment fonctionnent les filières conventionnelles de l'élevage ? Comment sont fabriqués 99,5% de la viande et des laitages consommés en France ? Le dernier livre de Fabrice Nicolino, Bidoche, paru aux éditions LLL, répond à la question. Les animaux d'élevage sont reproduits par insémination artificielle. Ils sont entravés, mutilés et drogués. Les cochons en deviennent cannibales ; les poules se massacrent entre elles. Ce n'est pas une question de sentimentalisme, les faits sont là : nous ne mangeons pas de la viande, mais du malheur. Non, ce n'est pas de la cruauté, c'est de la logique. Car pour faire subsister des vivants dans des conditions si proches de la mort, la filière a dû inventer, année après année, cette succession inexorable de détails qui tuent. Sans les médicaments, les bêtes mourraient du confinement ; sans les mutilations, elles s'entretueraient, etc. Endettement, productivité, concurrence : la majorité des éleveurs sont enfermés avec les animaux dans la prison des causes et des effets. En bout de chaîne, ce paradoxe, que Nicolino s'emploie à démontrer intelligemment : l'industrie de la viande ne nourrit pas le monde, elle l'affame – en monopolisant les terres et les ressources en eau. La France est le premier importateur européen de tourteaux de soja – transgénique – destinés à l'alimentation de nos ruminants privés d'herbe. Et c'est notamment pour faire place nette à ces cultures intensives que les paysans d'Amérique latine et du Sud sont expropriés, parfois assassinés. En 2007, 60% des surfaces cultivées en Argentine étaient utilisées pour la culture du soja. Les terres se stérilisent, les ressources en eau diminuent, le prix du pétrôle augmente et les épidémies issues de l'élevage industriel se multiplient. Néanmoins, il faut produire toujours davantage de viande pour satisfaire les marchés émergents, notamment asiatiques. Des contradictions insurmontables ? Peut-être pas, grâce à la créativité infinie de la recherche scientifique. En 2008, la Food and Drugs Administration (FDA), a autorisé la commercialisation de viande clonée après avoir établi son innocuité pour la santé humaine. De nombreux laboratoires travaillent également sur la culture de cellules animales artificielles. Une « viande sans animal autour » plébiscitée entre autres par... plusieurs associations de protection des animaux !
Photos prises à Gap (Hautes-Alpes), lors de l’itinérance pour le deuxième numéro de Z, en mai 2009. Plus de 70 éléveurs accompagnés de 150 bêtes avaient manifesté leur colère contre la vaccination obligatoire et l’interdiction de transhumer pour ceux qui ne s'y soumettraient pas.
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Entre janvier et mai 2008, j'ai vécu avec les migrants de Calais. Derrière les projecteurs du trash et du misérabilisme, des hommes et des femmes rafistolent leur vie, du moins ce qu'il en reste. Des images, un récit.
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L
e 22 septembre dernier, on détruisait la jungle de Calais sous les caméras du monde entier. Des milliers de spectateurs découvraient l’existence de l'« anomalie calaisienne ». Dans une mise en scène parfaitement orchestrée, Eric Besson venait justifier une opération de « communication » qu’il qualifiait de « pédagogique » : la politique du village rasé, pour nettoyer la zone des passeurs et des filières d’immigration clandestine qui « exploitent » les migrants. D’un coup de bulldozer, le gouvernement entendait mettre fin au « trafic d’êtres humains », omettant cette évidence : ce sont les politiques migratoires qui fabriquent les clandestins. Ou plutôt, le statut de clandestin. Les réseaux de passeurs ne sont que le prolongement naturel de la politique de fermeture des frontières. Suite p. 164.
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Suite de la p. 161.
1. La présence de réfugiés dans le Calaisis en attente de l’Angleterre daterait au moins du début des années 1980. 2. Un centre d’hébergement et d’accueil d’urgence des migrants sans papiers, administré par la Croix-Rouge, a été ouvert à Sangatte en 1999 et fermé en 2002. Prévu à l’origine pour 800 personnes, il a accueilli jusqu’à 1600 personnes. Le prétexte de sa fermeture à l’époque est encore utilisé pour aujourd’hui pour justifier les méthodes actuelles : tarir l’« appel d’air » qu’aurait produit l’existence de ce centre.
3. Cf. Coordination française pour le droit d’asile, La loi des jungles, la situation des exilés sur le littoral de la Manche et de la Mer du Nord, rapport de mission d'observation mai-juillet 2008. « Le nombre d’exilés présents dans l’ensemble de ces lieux (le littoral français de Cherbourg à Dunkerque) équivaut aujourd’hui à peu près au nombre d’étrangers présents dans le camp de Sangatte au cours de l’année 2001. À cette époque, les effectifs oscillaient selon les mois, entre 400 et 1200 en moyenne par jour. Depuis la fermeture du camp, le nombre d’exilés n’a pas vraiment chuté malgré l’important dispositif policier établi sur l’ensemble du littoral. » .
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Poudre aux yeux Depuis ce coup d’éclat, Calais et ses migrants semblent renvoyés aux oubliettes des faits divers tragiques qui peuplent notre quotidien. Pourtant, le saccage de la jungle n’a été qu’un petit paragraphe de cette histoire. Depuis l’apparition des premiers migrants sur le littoral du Nord de la France 1, les méthodes déployées par les différents pouvoirs en place et l’idéologie qui les sous-tendent n’ont pas vraiment changé : répression (ou la violence et le harcèlement systématiques), dispersion (ou la destruction méthodique de toute trace d’existence), contrôle (ou l’utilisation de nouvelles technologies toujours plus à la pointe pour bloquer les frontières) non-assistance (ou l’assignation à des conditions de vie misérables et la négation des droits). De plus en plus spectaculaires, elles renvoient à la même logique – et la situation n’évolue guère. Depuis la fermeture de Sangatte 2, le nombre de migrants présents sur le littoral entre la Bretagne et les Pays-Bas n’a guère varié 3. Ce qui change, ce n’est pas la présence effective des migrants, mais leur présence visible, leur dispersion sur le territoire 4. On peut ainsi se demander, après plus d’une décennie de démonstration d’un dispositif policier hors norme, si la finalité de la « frontière étanche » ne relève pas du délire « La maîtrise des flux est tout aussi illusoire que les velléités intégratrices. Les frontières sont, ont toujours été et resteront des passoires - seules (et encore !) les nations totalitaires ou guerrières faisant exception : plus souvent, il est vrai, pour empêcher les flux de sortie, mais en tout état de cause ce n'est pas un modèle. La nation la mieux armée du monde, les USA, qui a mis en place des moyens incroyables le long du Rio Grande, ne “contrôle" rien d'autre que cette formule : pour un Mexicain capturé, dix Mexicains passés 5. »
Saccage de l'invisible Le saccage de la jungle et l'envoi de charters en Afghanistan ne doivent pas être seulement analysés comme des excès autoritaires ou des coups d'éclat démagogiques. Il y a dans ce que l’on inflige aux migrants une intention psychologique de pénétration des imaginaires et des consciences, comme un signal qui s’adresse tant à nous, citoyens « réguliers » qu’à eux, hommes et femmes « irréguliers ». Le déchaînement policier planifié sur les migrants en transit à Calais, tout comme la politique de non-assistance, a bien sûr une intention répulsive : épuiser les migrants, les dissuader de rester et de demander l’asile, les pousser à fuir ailleurs. Il a aussi une finalité criminalisante : en faisant intervenir la police de manière aussi brutale et systématique, on veut donner l’impression que l’ennemi qu’on combat est dangereux ou menaçant 6 pour l’ordre établi. Logique de déshumanisation, d’exclusion de la cité, d’assujettissement à une vie « en marge, hors de », qui prend corps dans la destruction systématique de toute trace d’existence et en particulier, d’existence au sens social. En saccageant la jungle, on détruit des villages qui, aussi précaires fussent-ils, permettaient aux migrants de se recréer les conditions d’une vie ordinaire, de développer une vie sociale. Expulser les squats et disperser les migrants dans des lieux de vie toujours plus instables et aux confins de la cité - derrière un buisson, à même le sol sur un quai, sous un tunnel. Enfermer les migrants dans des prisons spécifiquement conçues pour eux. Les éloigner là où notre regard ne porte plus : comme si l’on voulait épargner aux citoyens « réguliers » le sentiment de culpabilité qu’inflige leur présence. Autant de méthodes qui participent de l’invisibilisation d’une présence gênante, qui disent la volonté de cacher le « phénomène ».
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Les mass-media ont une place importante dans la mise en scène de la fable calaisienne et dans l’imaginaire qu’elle diffuse. À Calais, c’est chaque jour des photographes, des caméramans et des journalistes qui viennent trouver une matière croustillante pour leurs articles. Bien souvent, le sujet est vite plié : on filme la distribution et les migrants qui s’empoignent pour une croûte de pain, on va « visiter la jungle » ou un squat, on trouve un migrant qui a une “bonne” histoire (qu’on résumera en une phrase), et c’est bouclé. « Calais, c’est le cinéma, les sunlights, les tournages permanents, les photographes et les journalistes souvent à l’affût, en planque… 7 » Tous les ingrédients sont là : violence, misère, pitié, charité, suspense, héroïsme… Les registres utilisés par les médias sont assez classiques : faits-divers (chaque fois qu’un migrant meurt écrasé, noyé, poignardé), nuisances (les déchets, les bagarres, l’épidémie de gale, le prétendu malaise de la population, les agressions – si rares soient-elles – de migrants sur la population), souffrance et dévotion des humanitaires – si profonde soit-elle. Bien souvent, les violences des policiers sont évoquées comme une anecdote (il fait froid, j’ai faim, ce matin les policiers ont brûlé ma cabane), comme si elles faisaient partie naturellement d’un décor aussi sinistre. Ces registres renvoient à une vision stigmatisante des migrants, suivant deux stratégies qu’on pourrait croire opposées : criminalisation, et victimisation. Mais c’est, dans les deux cas, un déni de leur humanité, de leur capacité et de leur détermination à prendre leur vie en main, un déni de la place qu’ils pourraient prendre dans la vie de la cité. C’est une manière de nier leur autonomie et de renvoyer leur existence à des dépendances : humanitaires d’une part, mais aussi, « pédagico-punitives » (ils ne respectent pas nos lois, remettonsles dans le droit chemin, à leur place).
La place occupée par les migrants dans notre société est avant tout celle qu’on leur concède : l’exclusion ou, quand ils ont plus de chance, l’assignation à des conditions de travail extrêmement précaires. Mais qui sont ces hommes hors de cette position avilissante ? Qu’ont-ils à dire, à raconter, à demander, à proposer, à apporter ? Les identités des migrants et leur humanité s’arrêtent là où commence et sévit la frontière. Au-delà de la dépossession des territoires, de l’espace, c’est la dépossession des individualités qui disparaissent dans un « flux migratoire » peuplé d’anonymes. Et la frontière, au fil des lois d’immigration et des méthodes autoritaires qui s’aiguisent, s’étend partout où va le contrôle policier, du métro parisien au fond de la jungle calaisienne. À Calais particulièrement, l’espace est frontière : aucun recoin n’échappe à la police devenue totale, ni le buisson d’une forêt excentrée, ni le dessous d’évier d’une maison abandonnée. Ils sont invisibles, mais ils ne peuvent pas se cacher. Les seuls lieux qu’on leur cède sont à l’extérieur des frontières ou à l’intérieur des centres d’enfermement. Plus loin encore, les barrières, à force d’envahir l’espace, font bientôt corps avec ceux des migrants qui, pour échapper au spectre de l’expulsion, effacent ce qui peut encore les rendre identifiables par la machine : leurs empreintes digitales. Corps mutilés pour éviter les pièges des politiques migratoires. Frontière partout, jusqu’au fond du corps. Le combat pour l'ordinaire Derrière l'anonymat des « doigts brûlés de Calais », on rencontre des hommes et des femmes dépossédé-es de leur histoire, dépouillé-es de leur singularité, spolié-es de leur existence sociale – mais tellement vivants. Derrière les buissons de la jungle et les portes des squats insalubres, j’ai trouvé des morceaux de vie recollés, des moments de joie
4. On estime par exemple que depuis la destruction de la jungle, quelques 150 à 300 migrants Afghans seraient revenus à Paris pour passer l’hiver. 5. Alain Morice, « “Choisis, contrôlés, placés” renouveau de l’utilitarisme migratoire », Vacarmes n°14, hiver 2001.
6. L’utilisation de cette tactique de communication n’est pas spécifique à Calais ou à la question migratoire – rappelons-nous de l’affaire Tarnac par exemple…
7. Lettre de Temesghen B., jeune migrant érythréen étant passé par Calais. Propos recueillis par Sylvain Georges, Calais, 15 septembre 2008. 8. Jean-Marc Manach, « Les doigts brûlés de Calais », article disponible sur le blog : Valise du Monde Diplomatique, 25 septembre 2009.
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9. Voir les parcours de migrants croisés à Calais, Julie Rebouillat, Leur révolte, c’est l’exil, <http://contre-faits.org>, février 2009.
inattendus, la candeur de l’amitié, la simplicité du partage d’un café… Tentatives désespérées d’attraper au vol le rêve le plus banal qui puisse être pour nous : vivre l’ordinaire. Petit à petit, j’ai pu partager le quotidien des migrants et découvrir cette vie réappropriée, cette manière qu’ils ont d’habiter un monde dont ils sont destitués, partout et à chaque instant. Le chemin des migrants est rarement tout tracé 9 : on fuit son pays, puis, au fil des désillusions quant au respect de ses droits, on fuit le pays suivant, puis un autre… On arrive un jour aux portes de l’Europe, on s’y engouffre, on fuit la Grèce ou l’Italie, où l’asile et le travail sont impossibles et le racisme invivable… Après des mois voire des années d’errance à chercher où poser son sac, l’Angleterre se profile comme
Frontière partout, jusqu’au fond du corps. un nouvel horizon. On débarque à Calais tout propre, le sourire aux lèvres : la fin du voyage, c'est demain, on est à trente kilomètres. Fantasme projeté sur sa vie de reclus avec laquelle on veut en finir. L’espoir comme nourriture vitale, quand regarder la réalité de son existence devient torture. Puis le temps passe, on compte les jours. On regarde ses copains, ses semblables, et on se résigne à l’évidence : le passage est une épreuve de haut vol, comme les précédentes. Ici encore il faudra se surpasser. Ici encore il est possible de crever, comme en d’autres endroits, si on n’est pas vigilant ou chanceux. Le temps passé à Calais sonne comme une préventive à durée indéterminée : vingt-deux jours, sept semaines, six mois...
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S’organiser collectivement pour adoucir ses conditions de vie est psychologiquement difficile, comme l’aveu d’un échec, puisque, secrètement, tout le monde espère que le lendemain il sera de l’autre côté. Mais l’exigence de dignité est plus forte. Spontanément, les migrants se regroupent par communautés et s’organisent avec les moyens du bord – c’est-à-dire, presque rien. Les exilés en provenance du Moyen-Orient et d’Asie Centrale (Afghans et Kurdes principalement) trouvent refuge dans les « jungles », ces forêts aménagées de bric et de broc : palettes en bois et bâches en plastique principalement. Les Africains, quant à eux, s’approprient des squats situés plus dans le centre. Ils vivaient à l’époque de mon passage dans une ancienne scierie et dans les immeubles à l’abandon qui lui faisaient face, à proximité de la gare de Calais-ville, ensemble appelé le « Squat Pagniez » – qui a été expulsé depuis, puis réinvesti, puis réexpulsé... Le temps est épreuve Vivre l’ordinaire, c’est s’approprier un espace à soi pour laisser son intimité respirer ou pour nourrir sa vie sociale. Face aux déplacements forcés, à l’enfermement, aux expulsions, chaque morceau de sol que l’on occupe est une victoire contre la stratégie de la disparition. Roshan et Ahmed s’étaient créé leur univers en disposant très simplement un matelas en mousse sous un grand buisson, le long d’une voie ferrée, matelas qu’ils avaient recouvert d’une pile de couvertures et d’une bâche en plastique. À l’abri de la pluie et du froid, ce refuge était surtout invisible des policiers, et ils pouvaient y faire des grasses matinées sans être chaque jour réveillé à l’aube par les rangers des CRS. À son retour des geôles calaisiennes où il avait passé trois jours, Roshan m’avait dit, s’étonnant lui-même d’où était allée sa pensée : « Quand j’étais enfermé, je rêvais tout le temps à cet espace, à ce chez-moi. On y est tellement
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bien, tellement tranquille, tellement en sécurité. Je te jure, Julie, je faisais que d’y penser. Ça va te paraître fou, mais j’avais envie d’être là, d’y retourner. » Ali, lui, avait élu domicile dans une voiture à l’abandon à proximité du squat Pagniez. C’était son petit chez-lui. Il avait transformé le coffre arrière en lit, avec des couvertures, et les sièges avant étaient réservés aux discussions avec les amis. Un jour, lors d’une descente de CRS, ils l’ont trouvé là et ont défoncé la voiture avec acharnement. Alors Ali a rejoint d’autres amis qui s’abritaient dans une cabane faite de bâches en plastique, préférant les buissons cachés au squat constamment envahi par les flics. Mais les interstices invisibles sont rares et occuper en nombre un lieu est parfois un choix spontané, une occasion de donner corps à cette présence. Au squat Pagniez, il était impossible de déterminer combien de migrants vivaient. Probablement cent, cent cinquante, peut-être même deux cents. ll n’y a pas de règles de vie particulières mais c’est toute une vie sociale qui se déploie. On improvise, on participe. Un feu est constamment maintenu allumé, cœur vivant des activités quotidiennes : chauffer de l’eau pour faire sa lessive, pour se laver, pour préparer le café. On joue au foot, aux cartes, on plaisante, on bavarde. Mais surtout, constamment, on attend. Assis sur son matelas, autour du feu, debout, dehors, toujours, on attend. On attend que la nuit vienne, peut-être, nous libérer. Le temps est épreuve. Il s’étire, indéfiniment, et le vide remplit la vie comme le désir d’une autre vie le nourrit. Car vivre l’ordinaire, c’est aussi être maître du temps de sa vie qui défile. Et être migrant, c’est être spolié de son temps, de sa jeunesse, de cette vie qui, tout entière consacrée à la survie et à l’affirmation d’une existence contre ces volontés multiples de les faire disparaître dans la clandestinité et le néant de l’histoire, ne peut pas fleurir. « Quand je vois ces couples qui
marchent dans les rues calaisiennes avec leurs enfants, j’ai envie de pleurer. Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? Quand est-ce que je vais commencer de la construire, de fonder une famille ? Je n’arrive plus à dormir à cause de ça. J’y pense tout le temps. C’est cela qui m’obsède le plus », m’avait dit un jour Maevan, un jeune afghan sur la route depuis tant d’années. Coincés entre un passé torturant et un futur en suspens, rongés par le harcèlement psychologique planifié et systématique qu’ils subissent à chaque instant, beaucoup de migrants n’ont plus vraiment de rêve, si ce n’est cette aspiration instinctive à prendre part, à leur échelle, à l’expérience humaine collective. Audelà de la souffrance, derrière la violence de cette dog-life calaisienne (pour reprendre leurs mots), subsiste, comme un défi à leurs bourreaux, cette vie réappropriée, ces jeux recréés, ces excès de rire qui les ramènent à l’apparence d’une vie ordinaire. C’est ainsi que, certains soirs, beaucoup prennent le chemin du centreville, pour voir un match de foot ou aller danser. Parfois, les flics les arrêtent à la sortie des bars. Mais le jeu en vaut la chandelle : oublier, l’espace d’une soirée, ce qu’on fait d’eux, et vivre « comme si », boire, draguer, danser, aimer, se divertir. Je me souviens de cette fête, aussi, à Pâques. « Cette nuit, tout l’Erythrée fête Easter », m’avaient-ils dit. Alors, les érythréens et leurs amis éthiopiens étaient allés derrière les buissons le long de la voie ferrée, ils avaient allumé un grand feu et avaient amené de la viande et de la bière. Ils ont cuisiné et ont tous mangé ensemble dans une grande casserole, avec du pain, à l’africaine. « Nos deux pays se font la guerre, mais nous, qu’est-ce qu’on en a à faire de la guerre ? On est pareil, on a la même culture, la même histoire », me racontaient-ils. Puis, ils se sont mis à entonner des chansons traditionnelles de leur pays, c’était tellement beau, ils semblaient tellement se connaître. Les rires et les chants crevaient, un temps, l’atmosphère écrasante du trou noir calaisien.
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ourquoi les pragois pratiquentils la défenestration politique ? Peut-on être chrétien, abolir la propriété privée, le travail et la hiérarchie, tout en vivant nus dans le libertinage le plus-total, sans être promis au bûcher et se prendre quelque croisade sur le coin de la gueule ? Faut-il boire le Sang du Christ tous les dimanches en plus de manger son corps ? La réponse à toutes ces questions, et à bien d’autres encore, dans cet entretien exclusif, réalisé au xxi e siècle avec un homme du xv e, Janek K., le dernier des Taborites – rencontré au comptoir du Longchamp de Saint-Cloud.
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Z : Tout d'abord, monsieur K., nous voudrions vous remercier d'avoir accepté de répondre à nos questions. Vous n'avez jamais accordé d'interview depuis ces évènements... J : Absolument. Mais tout ça remonte à loin, maintenant. Et je pense qu'il faut que les gens sachent. Z : Vous pourriez peut-être commencer par nous raconter votre jeunesse... J : Je suis né dans l'empire romano-germanique... C'était la première année de règne de Robert ier. Ça nous ramène à l'été 1400, à Benešov ! Le village existe toujours aujourd'hui, en République tchèque... Z : Mais à l'époque, au tout début du xv e siècle, ça appartenait à quel pays ? J : Et bien, Benešov appartenait au royaume de Bohème et se situait à trois jours de marche de sa capitale : Prague. Je vous parle d'un
temps où la Bohème faisait partie du Saint Empire romano-germanique. L'empereur était élu par des princes électeurs, dont notre roi. Z : Une sorte de monarchie élective, quoi... Mais comment était organisée la société ? J : Je vais vous expliquer. La plupart des gens étaient paysans. Soit ils travaillaient pour un seigneur tchèque, soit sur les terres de l'église. Il faut savoir qu'à ce moment, la moitié des terres au moins étaient ecclésiastiques (propriétés d'évêques ou de moines). à cette époque, les puissants étaient souvent des Allemands... Le peuple ne les portait pas vraiment dans son cœur et imputait à ces étrangers la cause de tous leurs malheurs. Je me souviens par exemple que, quand j'étais gamin, mon père n'arrêtait pas de pester contre ce « méchant ladre de père Gerhardt », qui était l'abbé du monastère auquel nous versions la dîme et les autres impôts.
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Z : Vos parents étaient donc paysans... J : Absolument. Ils travaillaient la terre, comme 90% de la population. Du blé, un peu de vigne. On avait aussi un potager qui nous donnait des raves, des fèves, des choux et des panais... Quelques poules, et c'est tout. On peut dire que c'était pas l'opulence, mais on n'était pas plus riches, pas plus pauvres que le voisin. D'ailleurs, le quotidien aurait pu être acceptable, si nous n'avions pas été pressurés en permanence par Gerhardt et ses moines... Et dire que ces pisse-vinaigre avaient fait vœu de pauvreté évangélique !
La misère, à Prague, c'était quelque chose de bien pire que dans les campagnes. Mon père et mes deux frères aînés s'occupaient surtout des champs et des gros travaux. à la tombée du jour, quand ils s'en retournaient, ils s'installaient autour d'une cruche de vin râpeux, coupé d'eau. Z : Et votre mère ? J : Ma mère régnait sur la maison et sur le potager. Elle ne perdait pas une occasion d'aller à l'église de la paroisse. C'était une grande dévote qui ne manquait jamais un prêche du père Hàvel. Lui, il n'était pas comme ceux du monastère. C'était un enfant du pays qui partageait le quotidien de ses ouailles. Au moindre problème, ma mère allait le trouver à l'église. Il lui arrivait de la rassurer en lui parlant du retour du Christ et de l'âge d'or qui allait suivre. Z : Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'âge d'or ? J : Vous savez ce qu'est le millénarisme ? Z : Plus ou moins. J : Un petit rappel ne vous fera pas de mal. Le millénarisme est un trait essentiel de la personnalité médiévale : on attendait le retour du Christ, un peu comme, à d'autres époques, on a pu attendre le Grand Soir. Disons que, dans la Bible, de nombreux textes parlent de la fin des temps : l'Apocalypse selon saint Jean, bien sûr, mais aussi les livres des pro-
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phètes Isaïe, ézéchiel et Daniel. Dans l'Apocalypse, un ange descend du ciel et enchaîne Satan pour une durée de mille ans. Au cours de ce « millénium », tous les saints ressuscitent et règnent sur la terre avec le Christ. Après ce nouvel âge d'or, Satan est relâché, et il séduit à nouveau les hommes en semant la discorde et la désolation. à la suite de l'ultime bataille et de la victoire de Dieu contre le Mal, tous les hommes ressuscitent, alors que s'annonce le Jugement dernier et la fin des temps. Z : Tout un programme... J : Absolument. Et au Moyen âge, vous savez, les gens connaissaient bien l'Apocalypse selon saint Jean. Quand le prêtre ne leur lisait pas, les fresques et la statuaire étaient là pour le rappeler. à cette époque, on voyait la Terre comme le lieu de l'affrontement permanent entre Dieu et le Mal. Les guerres, les invasions, les épidémies et les signes célestes comme les éclipses et les comètes étaient alors des preuves tangibles de cet affrontement. De génération en génération, on cherchait à interpréter par ces signaux le retour imminent du Christ et l'avènement du millénium. Z : Il semble que vous ayez été élevé à la fois dans une défiance du clergé et de cette ambiance millénariste. J : Vous avez pigé. Z : Continuons, si vous le voulez bien, en revenant sur votre enfance et votre adolescence. J : Attention, je vous arrête tout de suite : le terme d'adolescence ne recouvre aucune réalité à l'époque où j'ai grandi. à la puberté, on était considéré comme apte au travail, un point c'est tout ! Régulièrement, j'accompagnais mon oncle à Prague pour l'aider à vendre les petits surplus de la production familiale : légumes secs, mais aussi bobines de laine filées par ma mère et mes sœurs. Les quelques jours que nous passions à la ville m'affectaient chaque fois plus profondément... Z : En quoi ? J : Oh, et bien je n'ai pas à vous dépeindre le tableau du petit gars de la campagne qui découvre la ville pour la première fois ! Prague, à l'époque, c'était tout de même 35 000 ou 40 000 habitants... Comparé à Benešov, ça me paraissait énorme. La ville était bourdonnante d'activités. Il y avait des chantiers partout : la cathédrale Saint-Guy ou le château de Prague employaient nombre d'artisans et de manouvriers. Et puis, mettez-vous bien à
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ma place, je n'avais jamais vu de bâtiments à plusieurs étages et, qui plus est, en pierre de taille ! C'était aussi une ville de commerce, donc de richesses : étoffes de soie précieuses, brocarts, et puis des épices comme le poivre et le girofle. Ah ! C'était quelque chose ! Z : La ville était en plein boom ? J : Mouais... Ce n'était pas l'éclate pour tout le monde ! à côté des plus riches – la noblesse, le haut clergé et les boni homines, ce qu'on appellerait aujourd'hui les bourgeois – il y avait à Prague 40% de la population qui n'avait rien, ou presque. Des indigents. Ils étaient journaliers sur les chantiers, ou mendiants, tout simplement. La misère, à Prague, c'était quelque chose de bien pire que dans les campagnes. Z : Cela vous a sans doute révolté ? J : Pas tout de suite, en fait. Vous savez, au Moyen âge, il était convenu que chacun était à la place qui lui avait été assignée par Dieu. Moi, par exemple, j'étais né paysan, et croire que j'aurais pu sortir de cette condition eût été péché d'orgueil. Je n'étais pas tant révolté qu'affligé. En revanche, tout a changé pour moi avec la nouvelle de la mort de Jean Hus... Z : Alors, Jean Hus... Vous pouvez nous en dire quelques mots ? J : Jean Hus, c'était quelqu'un... D'abord, c 'était un rel ig ieux et un univer sitaire brillant : linguiste, philosophe, théologien. Mais, c'était aussi un... Comment dire ? un homme qui prenait position. Par exemple, il s'était ouvertement opposé au pape, qui l'avait excommunié en 1411. Z : Houla... Pourquoi donc ? J : Lorsque le pape avait proclamé une « croisade » contre son ennemi juré du moment, le Roi de Naples, il avait promis le pardon général de tout les péchés passés et futurs à ceux qui prendraient part à l'expédition. Cette injonction s'appelait l'« Indulgence plénière ». Rebelle, Jean Hus avait déclaré que seul Dieu pouvait juger des péchés des hommes, et que l'indulgence était ni plus moins qu'une forme de corruption. Selon lui, le repentir devait passer par l'humilité, et non par l'argent et la violence. Personnellement, je ne l'ai jamais rencontré, mais de nombreux Pragois qui avaient assisté à ses prêches m'avaient raconté comment ce redoutable orateur pouvait enflammer les esprits. Et surtout, il était à l'écoute des plus humbles.
Z : Et comment est-il mort ? J : Il est mort trahi... à cause de ses prises de position, il avait été convoqué par le pape au concile de Constance pour répondre d'accusations d'hérésie. Ses amis pensaient que cette convocation était un piège et tentèrent de le dissuader Jean Hus d'y aller. Il
Pour une fois qu'un homme illustre prenait notre défense, il avait fallu que le pape et l'empereur allemand le fasse brûler ! fit confiance à l'empereur, qui lui avait remis un sauf-conduit pour qu'il s'y rende en toute sécurité... Mais, en fait, empereur et pape étaient de mèche pour le faire arrêter, juger pour hérésie et, fatalement... brûler. Z : Vous aviez suivi ces évènements ? J : De loin. J'étais encore assez jeune, quoi ? 15 ans à peu près. Mais, et ce fut le tournant de ma vie, j'étais à Prague cet été 1415 lorsque la nouvelle de la mort de Jean Hus nous parvint. Comme à tout le monde, ça m'a donné un coup de sang. Pour une fois qu'un homme illustre prenait notre défense, il avait fallu que le pape et l'empereur allemand le fasse brûler ! Au fur et à mesure que la nouvelle se propageait, de porte en porte, les gens arrêtaient leurs activités, sortaient dans la rue, discutaient de ça, du rôle du pape, de la place de l'église... Un boxon pas possible ! Mon oncle et moi, on était en train de ranger nos étals de légumes quand j'ai vu se former un groupe de gens, hommes et femmes portant bâtons, torches enflammées, et ramassant tout ce qui pourraient bien servir de projectile... Ils étaient... Quoi ? quarante peut-être... Ils suivaient un prêtre : grand et maigre, habillé d'une chasuble mitée et armé d'un fléau de paysan. J'ai laissé mon oncle et je les ai suivis. Z : Heu, pourquoi ? J : Je ne sais pas. Ça ne s'explique pas. Ça m'a juste semblé évident.
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Z : Et ensuite ? J : Ils criaient « Vengeance ! », ils appelaient au sang. J'ai fait comme eux. Le prêcheur nous électrisait : il disait que c'était le crime du pape et de ses valets. Que les envoyés de Rome devaient répondre de leur crime. On se dirigea vers une église des environs, dont on disait le curé vénal. Ç'a assez vite mal tourné quand ce prêtre a reçu un mauvais coup sur la tête, qui l'a laissé pour mort, et que la milice s'est pointée au coin de la rue. Et là, bien sûr, on s'est tous mis à cavaler. Moi, je ne savais plus où aller, mais le prêcheur qui nous avait guidés m'a pris par le bras et m'a crié de le suivre. Et il m'a amené chez lui.
Nous étions libres : pas de seigneurs, pas de dîme, ni d'impôt. Pas de travail... 1. Ndlr : Il y eut en fait trois « défenestration de Prague » ! Outre celle que vécut Janek, il y eut celle de 1618 où des protestants jetèrent par la fenêtre les gouverneurs catholiques hostiles à la Réforme, et celle de 1948 qui fut un assassinat politique à la suite de la prise du pouvoir par les communistes.
2. Nom donné aux partisans de Jean Hus par leurs ennemis.
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Z : Et ce prédicateur, c'était qui ? J : Il se faisait appeler « père Tomas ». C'est quelqu'un qui a beaucoup compté pour moi. Il avait été un disciple de Hus à l'université. Mais l'évêque l'avait destitué à cause de ses propos séditieux. Je reconnais que sa critique de l'église était particulièrement radicale. Radicale mais séduisante... En tout cas, pour moi, après cette journée agitée et passionnante, il ne me paraissait plus possible de rentrer à Benešov. Z : Pourquoi ? J : Ce qui était en train de se passer... Cette agitation... Et puis, père Tomas m'offrait le gîte et le couvert, si je voulais rester à Prague. Qu'auriez-vous fait à ma place ? J'étais jeune, j'étais au centre de l'action, j'étais avide de comprendre et j'avais envie de... faire quelque chose. Et puis, père Tomas me montrait la voie. Il m'expliquait ce que défendait Jean Hus, le scandale des indulgences monnayables, les prélats vivants dans le péché de chair, l'hypocrisie de l'église et des puissants.
Z : Vous avez donc vécu un certain temps à Prague chez le père Tomas ? Quelle était votre vie, alors ? J : Je suis resté chez lui près de trois ans. Ah, c'était de bien belles années ! L'agitation en ville était incroyable : les hommes d'église, le plus souvent allemands et favorables au pape, ont été chassés, remplacés par des religieux favorables à Jean Hus, des réformateurs et des gens du pays. Attention, notez bien que, pendant le Moyen âge, nombreux étaient ceux qui se disaient « réformateurs » qui voulaient purifier « purifier » l'église, c'est-à-dire revenir à l'église des origines, celles des apôtres, de l'évangile. Et la ligne entre les « réformateurs » et les « hérétiques » était souvent très mince. Finalement, c'est la papauté qui décidait, en fonction de ses intérêts, si ces mouvements religieux devaient être appuyés ou condamnés. Mais... quelle était votre question ? Z : à propos de votre vie à Prague ? J : Ah oui ! Et bien, comme j'étais jeune et plutôt costaud, j'étais en quelque sorte l'un des gros-bras du père Tomas, si vous me passez l'expression. Quand il allait prêcher sur les places de la ville, je le suivais et assurais, avec d'autres, sa protection. On était toujours dans l'action et dans la parole. En ce temps-là, les gens comme nous étaient bien vus à Prague, même par les riches. On recevait des aumônes, et on vivait bien comme ça. Mais l'affaire s'est corsée avec l'histoire de la défenestration de Prague. Z : Heu... C'était pas au xx e siècle, la défenestration de Prague ? J : Faut croire que c'est une spécialité de la ville. Parce que la première défenestration de Prague eut bien lieu en 1419 1. Attendez, que je vous explique. Au début, nous, les réformateurs hussites 2, avions la faveur du roi de Bohème, Venceslas, et des barons. Ce qui a rendu possible notre prise de contrôle de la ville et de ses églises. Mais le pape Martin v et l'empereur Sigismond (le frère de Venceslas) ont commencé à s'occuper sérieusement de notre « hérésie ». Ils ont fait en sorte que notre roi se tourne contre nous : les prêches hussites furent interdits, ainsi que nos divergences de rite avec l'église de Rome. Là, je pense surtout à l'histoire de la « communion sous les deux espèces ».
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Z : Sous les deux espèces de quoi ? J : Vous n'y êtes pas. Au cours des premiers siècles du christianisme, le prêtre et les fidèles communiaient avec le pain et avec le vin, qui symbolisaient le Corps et le Sang du Christ, en commémoration de la Cène, la veille de sa Passion. La pratique liturgique a changé peu à peu, et, à partir du xiii e siècle, les communiants recevaient seulement le pain. Communier au pain et au vin était réservé au prêtre officiant. Nous, ce que nous voulions, c'était renouer avec cette pratique liturgique initiale : la communion sous les deux espèces. Z : Mouais, une broutille, quoi... J : Encore une fois, il faut bien se mettre dans notre tête à l'époque. Cette « broutille » était de première importance à nos yeux. La communion sous les deux espèces exprimait pour nous l'égalité de tous les croyants devant Dieu : la hiérarchie entre clercs et laïcs nous devenait pénible. J'y reviendrai, mais pour l'instant laissez-moi vous raconter la défenestration de Prague. Z : On vous écoute. J : Et bien, le roi de Bohème Venceslas désormais notre ennemi, a décidé de remplacer les échevins hussites qui dirigeaient Prague par des conseillers catholiques favorables à Rome. Vous me suivez ? Nous ne voulions pas retomber sous le joug des papistes... Et je dois bien le dire aussi, sous celui des Allemands. Alors, nous, les pauvres de Prague, ceux de Nouvelle-Ville 3, on s'est rués sur l'Hôtel de Ville. C'est un prêtre défroqué, Zelivsky, qui nous guidait. La foule était si fournie que les gardes ne purent rien faire. Nous avons cherché les hommes du roi dans toute les pièces de l'Hôtel de Ville et, un à un, nous les avons fait passer par les fenêtres. En bas, dans la rue, d'autres Hussites les accueillaient avec leurs lances pointées vers le ciel. Cet événement, on peut s'en douter, au-delà du nettoyage des pavés, eut de lourdes conséquences. Z : Lesquelles ? J : D'abord, cela a profondément ébranlé l'unité des hussites. Deux camps commencèrent à se former : d'un côté les plus riches, comme les commerçants et les ar tisans, regroupés en guildes, qui craignaient pour leurs intérêts économiques et qui mettaient –
passez-moi l'expression – de plus en plus d'eau dans leur vin... Pour eux, la question centrale était celle de la communion sous les deux espèces. On les a appelés les utraquistes 4. Les autres, les plus pauvres ou les plus radicaux, comme le père Tomas, qui étaient aussi les plus persécutés, ont commencé à s'organiser en dehors des cadres traditionnels comme la paroisse ou la seigneurie. Pour eux, la réforme de l'église devait aboutir à un renversement social. C'est dans ce climat – avec quand même des tas de gens qui pleuvaient des fenêtres – que père Tomas et moi-même avons quitté la ville. Z: C'était quand, exactement ? J : Fin 1419. La ville était aux mains des utraquistes, et les gens comme nous n'y étions plus vraiment en sécurité. Mais ce n'est pas la principale raison de notre départ. Car la date la plus importante, c'est février 1420...
4. Le mot « utraquiste » est issu du latin sub utraque specie, signifiant « sous les deux espèces ».
3. Quartier de Prague, achevé de construire en 1348, où vivaient les plus miséreux.
Z : Pourquoi ? J : Vous ne savez pas ? Mais voyons, février 1420, c'est rien de moins que la Fin du monde. En tous cas, c'est ce que nous croyions !
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Z : Sérieusement ? J : Très, très, très sérieusement ! Comme je vous le disais, le thème de la Fin des temps était très populaire par chez nous. Et, à cette époque, il se disait de plus en plus, allez savoir pourquoi - moi je n'ai jamais su exactement - qu'en février 1420, les Anges du Ciel descendraient sur terre et puniraient tout les ennemis de la foi. Il y aurait des cataclysmes,
Les Adamites prônaient une totale liberté, y compris sexuelle. les eaux allaient monter et noyer la terre, détruire Babylone. Et Babylone, évidemment, pour nous, c'était rien de moins que Rome, que Prague. Nous étions véritablement persuadés – inconditionnellement – que cela allait advenir. D'ailleurs, il y avait eu des signes ! On parlait de comètes transperçant le ciel. D'un veau né avec cinq pattes. D'une rivière dont l'eau s'était changée en sang... à nos yeux, ça ne trompait pas ! C'est bien pour ça que nous nous sommes dirigés vers le sommet des collines de Bohème. Z : Pour être à l'abri de la montée des eaux ? J : Tout à fait ! Là, nous vivions en congrégation, prêchant et priant. Nous cherchions à vivre comme les apôtres. Pour être sauvés, et parce que... Dans le fond, nous nous considérions comme les élus, ceux qui jouiraient de la terre pendant le millénaire de félicité à venir. C'est cet hiver-là que j'ai quitté le père Tomas. Z : Vous étiez fâchés ? J : Pensez-vous ! Pas du tout. En vérité, il m'avait demandé de me rendre sur une autre colline. Une colline plus importante... Symboliquement, en nombre de fidèles : le mont Tabor. Ce n'était pas le nom originel de la colline, mais celui que les hussites lui avait donné, car on disait alors que, lorsque l'Apocalypse arriverait, ce serait sur le mont Tabor que le Christ reviendrait. Imaginez combien nous pouvions espérer y être ! C'est pour ça que, avec beaucoup d'inventivité, nous avons commencé à nous appeler les « taborites ».
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Z : Il y avait beaucoup d'élus, sur le mont Tabor ? J : Oh, oui... des centaines ! Nous vivions là, sans travailler, grâce aux dons et aux offrandes des paysans ou des villageois, qui venaient sans cesse nous rejoindre. Tout était partagé, il n'y avait plus de propriété privée. Z : ça ressemble fort à du communisme... J : Mouais, on pourrait dire ça comme ça. Mais à nos yeux, c'était surtout de l'« évangélisme » : vivre de peu et tout partager, comme le Christ et les apôtres. Ce fut un hiver inoubliable ! Essayez d'imaginer : nous comptions les jours qui nous séparaient de l'avènement final, l'arrivée des Armées divines qui puniraient les riches, le retour du Christ... Nous avions aboli toute hiérarchie. Il y avait entre nous cet amour, que le christianisme ne cesse de prôner, mais que nous n'avions jamais vraiment connu. Là, nous étions tous frères, tous pauvres – mais riches d'avoir été « choisis » pour porter la bonne parole. Il y avait des hommes, des femmes, des enfants et des vieux. On construisait des cabanes pour s'abriter de la pluie et de la neige, on se serrait près des feux, on partageait le pain. Et on priait, on communiait de pain et de vin. Nous étions libres : pas de seigneurs, pas de dîme, ni d'impôt. Pas de travail... Et je dois dire aussi que commençait à souffler un vent nouveau, inconnu, d'une certaine licence... Z : De licence sexuelle ? J : Quelque chose comme ça, absolument. Mais attendez la suite... Là, ce n'est que le début. Pour ma part, il est vrai que c'est à cette période que j'ai connu les plaisirs de la chair. Z : Bon, mais ne faites pas trop durer le suspens... La Fin du monde a-t-elle eu lieu ? J : Et ben non ! Février 1420 est arrivé et... que t'chi. Z : Quelle déception ! On imagine... J : Il en aurait fallu plus que ça pour nous décourager. Si l'Apocalypse n'avait pas eu lieu, il ne pouvait y avoir que deux explications : soit nous n'avions pas prié assez fort, soit les Anges du Ciel ne viendraient pas exterminer les riches et les impies parce que c'était à nous, taborites, d'accomplir cette œuvre « sainte ». à partir de là, les choses ont été très très vite et se sont télescopées à toute allure. D'abord, il y a eu la guerre. Ensuite, le mouvement taborite s'est radicalisé plus encore. L'influence
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des pikartis s'est fait sentir. Des scissions sont apparues chez nous... Z : Houla, minute papillon ! J : Ne vous inquiétez pas. D'abord, en février, la Fin du monde ne s'est pas produite, mais en revanche, une nouvelle étonnante est arrivée : le pape et l'empereur ont lancé une croisade contre la prague utraquiste. Mais la ville a été sauvée, contre toute attente, par l'arrivée d'une armée de paysans taborites menée par celui qui sera le grand héros des hussites : Jan Zizka. Zizka, ça veut dire « le borgne » – ce qu'il était, bien évidemment. Après avoir sauvé Prag ue, il a décidé, avec son armée dépenaillée, de rejoindre le mont Tabor. D'abord, parce qu'il était lui-même un taborite (mais pas un ultraradical), et aussi parce que cette montagne était facile à défendre. Et ça, c'est ce qui va devenir de plus en plus important. Parce que, à partir de là, nous serons perpétuellement en guerre. Z : En guerre, contre qui ? J : Hé hé... Mais contre presque tout le monde ! D'abord, nos pires ennemis : le pape, l'empereur, le roi de Bohème et ses barons. Le pape lancera contre nous pas moins de cinq croisades ! Qui, Dieu merci, échoueront toutes. Z : Ah bon ? Mais quels étaient les secrets de votre invincibilité ? J : D'abord Zizka lui-même. C'était un sacrément bon maître de guerre. Grand tacticien. Il a mis au point notre technique de combat, le Wagenburg. Il s'agit ni plus ni moins de se protéger derrière un cercle de chariots, et d'user de notre supériorité militaire pour contrebalancer notre infériorité numérique. Cette méthode a été utilisée plus tard par les colons européens lors de la conquête de l'Ouest. Z : Ah oui, les chariots en cercle et les Indiens qui galopent en vain autour... J : Tout à fait. Pour rajouter au tableau, nous avions les premières armes à feu de la chrétienté. Oh, des sortes de pétoires à l'efficacité douteuse. Mais cela faisait toute la différence. Il faut dire aussi que nous étions inspirés, et presque fanatiques. Nous nous battions pour notre foi, notre vie : nous étions persuadés d'être les élus de Dieu. En face de nous, c'était des soldats de fortune, motivés uniquement par les indulgences papales et l'ap-
pât du gain. De plus, nous étions effrayants à leurs yeux. On disait des choses horribles sur nous, et surtout sur Zizka, l'invincible borgne qui, avec une poignée de paysans, mettait en déroute les armées du pape et de l'empereur. Notre réputation guerrière franchissait les montagnes, les frontières... Savez-vous, par exemple, qu'une certaine Jeanne d'Arc avait écrit une lettre de menace aux Hussites ? Z : Non. Que disait cette lettre ? J : En substance, elle nous prévenait que dès qu'elle aurait bouté les Anglois hors de France, elle viendrait mater en personne l'insurrection taborite, à moins qu'on ne rentre dans le rang, et fissa. évidemment, nous n'avons pas été effrayés le moins du monde, et cette chère Jeanne n'eut pas l'occasion de venir nous défier. Ha ha... Z : Vous-même, vous avez participé à ces batailles ? J : Absolument. Ma « carrière » militaire avait commencé avec les pillages. Je dois bien dire que notre communauté commençait à connaître nombre de problèmes d'intendance. Nous ne voulions plus travailler, même pas la terre. En fait, travailler était la « malédiction d'Adam » à laquelle Dieu l'avait condamné,
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après la Chute. Pour nous, il était hors de question de se livrer à un quelconque boulot tant que le Christ n'était pas de retour sur terre... Tant que nous avions des dons des paysans, tout avait bien été. Mais plus ils nous rejoignaient, abandonnant leurs fermes, plus nous avions de bouche à nourrir, et moins nous avions de quoi les remplir ! Qu'à cela ne tienne, comme nous étions les élus de Dieu, que nous combattions pour lui, nous avions bien le droit de... prendre tout ce qu'on voulait. Nous avons donc attaqué les nobles pour leur arracher leurs biens, leurs réserves, leurs richesses. Mais aussi, nous avons attaqué les fermes de leurs paysans. Tout nous était permis. Nous pouvions « légitimement » piller et tuer ceux qui ne rejoignaient pas notre cause, puisque nous étions là pour hâter la Fin des temps et honorer la Volonté de Dieu. On disait entre nous que nous devions nous laver les mains dans le sang des impies, ou encore que toute
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personne qui ne participait pas à la « Libération de la Vérité » était, de fait, membre de l'Armée de Satan – et méritait de mourir. Z : C'est terrible... J : Nous étions terribles, et sans pitié. C'est au cours d'une de ces razzias qu'un second de Zizka me remarqua et me fit entrer sous ses ordres. Z : « Sous ses ordres »... Mais je croyais que vous aviez aboli toute hiérarchie ? J : Ah oui, mais avec la guerre, un certain pragmatisme s'imposait : dans l'armée de Tabor, il fallait un système de commandement efficace, sans quoi nous aurions été rapidement balayés. De même, nous avions besoin d'un minimum d'ordre pour gérer les ressources de la communauté. Nous avons donc élu un évêque, Nicolas de Pelhrimov, chargé de s'occuper de ce genre de choses. Nous avons même mis en place de nouveaux impôts pour
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les paysans du pays, que nous rançonnions de plus en plus durement. Et, je dois bien le dire, plus durement même que les anciens nobles et seigneurs que nous avions chassés. Z : Ceux dont vous dénonciez les méfaits ? En gros, vous retombiez dans les travers du pouvoir? J : Absolument. Et des voix de plus en plus fortes s'élevèrent contre cette évolution des choses. Il y avait les pikartis, d'abord. Alors eux, c'étaient des Picards, des Français, quoi. Ils se réclamaient du « Libre Esprit », et avaient été chassés de chez eux à cause de cela. L'hérésie du Libre Esprit est assez proche de la nôtre, mais encore plus radicale. Pour eux, il y a une unité entre l'homme, le monde qui l'entoure et Dieu. Ils se savent habités par l'Esprit, et donnent libre cours à toutes leurs pulsions. à leurs yeux, aucune hiérarchie n'avait de sens, a fortiori celle de l'église, de ses prêtres et plus encore du pape. Les sacrements étaient des aberrations, surtout le mariage. Ils en venaient à prôner une liberté totale, y compris sexuelle. Ils eurent un grande influence sur quelques taborites qui firent scission : les adamites. Z : Un nouveau mouvement ? Ça pousse comme des champignons... Mais qui sont ces adamites ? J : Ils suivaient les enseignements d'un certain Peter Kanis, un ancien prêtre. Quand nous avons commencé à nous organiser à Tabor, en nous donnant un chef et une hiérarchie, ça ne leur a pas beaucoup plu... Ils ont donc quitté le mont Tabor pour s'installer plus loin. à leur tour, ils sont devenus des pillards et s'en sont pris à ceux que nous considérions comme « nos paysans », « nos terres ». Zizka a dû ordonner une expédition contre eux. Et bien forcément, ils ont fini sur le bûcher... Vous ne me croirez peut-être pas, mais plusieurs d'entre eux riaient au milieu des flammes. Et ce n'est pas fini ! Un nouveau prophète s'est imposé chez ces gens. Il a prétendu être le nouvel Adam à qui il emprunte le prénom. C'était un ancien forgeron qui se disait envoyé par Dieu via l'intercession d'ève. En plus, sa compagne se prenait pour la Vierge Marie, herself ! Z : De vrais mégalomanes ! J : ça, c'est sûr. Cet « adam » entraîne plusieurs dizaines de disciples à s'installer sur une île de la rivière Nezarka. Les adamites
rejetaient toute l'église, et même la Bible. Ils commençaient leurs prières par : « Notre Père qui êtes en nous... » ; ils pensaient qu'ils être immortels, décidant que l'enfer et le paradis n'existaient pas, que les bons (eux) vivraient toujours, et les mauvais mourraient (et devaient être tués). Le Paradis terrestre, les adamites ont essayé de le faire exister sur leur île.
Aucune hiérarchie n'avait de sens, a fortiori celle de l'église, de ses prêtres et plus encore du pape. Ils vivaient dans une totale licence sexuelle, nus le plus souvent possible. Ils se considéraient comme des Anges exterminateurs et se lancèrent dans un « Guerre sainte » contre les paysans du coin, et surtout les prêtres qu'ils se plaisaient à torturer. Et puis, les adamites étaient auréolés de légendes et de rumeurs : on les a dits invisibles, voire invincibles ! En octobre 1421, Jan Zizka décida d'en finir avec eux une bonne fois pour toutes. Il forma une expédition avec ses meilleurs hommes et les envoya... trucider les adamites. J'ai moi-même pris part à cette expédition contre leur île, et c'était pas beau à voir. Ils étaient sales, miséreux, certains entièrement nus. Leur « Paradis terrestre » avait bien l'air d'être une horreur sans nom. Mais on ne peut pas leur enlever qu'ils se sont défendus comme de beaux diables, et, de notre côté, on a bien cru pendant un moment que nous allions tous y passer, alors qu'on était bien plus nombreux qu'eux ! Z : Et comment cela s'est-il terminé ? J : Bah, comme tout le reste à cette époque. Dans le sang. Inter arma silent leges ! Nous les avons tous tués sur place, exception faite de leur chef, que nous avions ramené pour qu'il témoigne de leurs pratiques. Lui aussi a fini sur le bûcher, et ses cendres furent dispersées dans la rivière. Ah, on peut dire qu'il nous en a donné, du fil à retordre.
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Zizka, il était un peu modéré, mais il était resté un vrai et dur taborite. Il avait aussi du génie et pas mal d'ambition pour notre mouvement. D'abord, il a réconcilié les taborites des montagnes avec les utraquistes de Prague. Et puis, dès 1426, il a déployé ses armées hussites hors de nos frontières : jusqu'ici, nous étions sur la défensive face aux croisades du pape. Nous passions alors à l'offensive : en Allemagne, en Hongrie, en Autriche... On allait de plus en plus loin. C'était nos « Chevauchées magnifiques » ! Z : Quels étaient vos objectifs ? J : à la base, on voulait d'exporter notre foi partout où les chrétiens pouvaient l'entendre. Mais, surtout, il nous fallait assurer la paix avec les princes voisins, en les contraignant un peu... Pour qu'ils cessent leur infâme concours aux croisades du pape. Depuis 14 26, nous volions de victoires en victoires. Vincit omnia veritas, comme on disait!
Z : Là, nous sommes en 1421 ? Il s'en est passé des choses en si peu de temps ! J : En effet. Et encore, je n'ai pas parlé de l'abolition du servage que nous avions décidé au printemps. Après, ça se calme un peu. Enfin, si j'ose dire. Parce que la guerre continue contre l'empereur allemand et le pape. En 1424, sous le commandement de Zizka, nous avions mis la main sur toute la Bohème et la Moravie. En gros, l'actuelle République tchèque. Et nous avons repoussé toutes les attaques de nos ennemis ! C'est alors que Jan Zizka cassa sa pipe. Oh, il était très vieux à cette époque, et complètement aveugle. Mais sa perte nous fit craindre le pire. Après quelques hésitations, c'est Procope le Grand qui prit le commandement de l'armée taborite. Heureusement que quelqu'un d'enverg ure a su s'imposer, parce que, sans Zizka, nous n'étions pas sûrs de pouvoir maintenir l'unité au sein du mouvement. Z: Procope le Grand ? J : Ou le Tondu. Il avait aussi ce surnom. à l'origine, Procope était un prêtre hussite ultraradical, tendance... pikarti. En suivant
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Z : Et tout ça, sous le commandement d'un curé ! J : En effet. Quoique, comme il était prêtre, Procope le Grand ne portait pas d'arme, ne participait pas au combat, et n'a jamais tué personne de ses propres mains. En revanche, nous, les soldats... Enfin, vous imaginez bien... Mais, évidemment, toutes ces victoires allaient bien finir par nous coûter cher. Z : How much ? J : à force d'élargir notre zone d'influence, nos ennemis étaient de plus en plus nombreux, puissants et déterminés. Depuis 1431, il y avait de plus en plus de tentatives diplomatiques pour arriver à un accord de paix entre hussites et catholiques. Le pape et ses alliés allemands tentèrent la dernière et la plus importante des croisades en août 1431. Les croisés assiégeaient une ville, Domažlice, et semblaient sûrs d'eux... Mais les armées taborites sont arrivées, menées par Procope le Grand et Tondu en personne, et épaulées d'hussites polonais. à cette époque, j'étais capitaine d'un régiment, et j'avais toute la confiance de Procope. Nous avons chanté nos hymnes guerriers face à l'ennemi. Et avant même que l'on ne commence à se battre, les croisés avaient pris la fuite honteusement ! Ha ha... Z : Comme ça ? Tout de suite ? J : Ils avaient tellement peur de nous ! Nos chants avaient de quoi effrayer n'importe qui. En plus, Zizka avait ordonné juste avant sa
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mort que sa peau soit tannée et transformée en un tambour merveilleux. Chaque fois que nous partions en guerre, on pouvait entendre ces battements à des kilomètres à la ronde... Quand les croisés l'ont entendu ce jour-là, ils ont préféré décamper. Ah, je peux vous dire que le soir nous avons festoyé à la santé de Procope, et de chaque soldat... Mmmh... Mais c'était là notre dernière grande victoire. Parce qu'après, vint le temps des négociations. Tout l'hiver 1433, les débats traînaient en longueur entre les catholiques, les taborites et les utraquistes de Prague. Z : Ces débats, quelle en était la teneur ? J : Là, je ne sais pas trop, parce que je n'y étais pas. Mais, il faut croire que les catholiques avaient fini par comprendre que les taborites ne renonceraient jamais, et qu'aucune tentative diplomatique ne pourrait nous faire rentrer dans le rang. Car nous n'avions rien à y gagner, mais tout à y perdre. Souvenezvous : nous, les pauvres, nous n'avions rien et nous avons tout pris. Notre liberté, notre propre religion, notre église, notre armée, notre salut. Retourner en servage ? Retomber sous le joug de père Gerhardt et des autres barons ? Il était hors de question de reculer. En revanche, nos alliés utraquistes à Prague étaient riches comme Crésus : des commerçants, des artisans, des universitaires. Eux, ils voulaient la paix, la tranquillité et la sécurité. Ils n'avaient nul besoin de changements aussi importants. Aussi, quand les catholiques leur ont proposé de « respecter » leur religion en échange de leur soumission à l'empereur et au pape, l'affaire fut vite pliée. Z : ça sent le roussi... J : Je ne vous le fais pas dire. En 1434, sans doute lassés de notre intransigeance, et impatients d'obtenir la paix et les avantages commerciaux qui vont avec, les utraquistes s'allièrent aux catholiques pour nous faire la peau. Le 30 mai, eut lieu la fatidique bataille de Lipany... Nous étions légèrement moins nombreux qu'en face. Une dizaine de milliers de soldats et un millier de cavaliers de notre côté. à la fin de cette triste journée, nous étions vaincus. Oh, eux aussi avaient bien souffert. Mais chez nous, Procope avait péri. Et, psychologiquement, ça nous fit un choc : la défaite, chose que nous connaissions si peu, ajoutée à la perte de notre général... Cette bataille marqua la fin de notre aventure.
Alors, certes, quelques Hussites essayèrent de résister, mais c'était dérisoire ! De leur côté, les modérés utraquistes avaient repris les négociations en vainqueurs. Ils obtinrent la paix et leur retour dans le sein de l'église catholique romaine, ainsi que la reconnaissance des biens confisqués aux établissements religieux. Conséquences de cette paix : les marchands et les nobles de Bohème ses sont enrichis, et nous, les pauvres et les paysans n'avions plus que des miettes à grignoter... Celles que nous avions ramassées à grand peine, toute notre vie.
Il n'y a pas de fatalité en histoire. Z : C'est tragique. Et que sont devenus les taborites, les soldats, et vous-même ? J : Beaucoup sont rentrés dans le rang, piteusement. Mais la plupart des combattants taborites devinrent mercenaires, soldats de fortune à travers la chrétienté. J'ai suivi moimême suivi ce chemin-là en m'engageant dans une troupe de lansquenets allemands... Et je suis allé vivre en Allemagne. Ma réputation d'Hussite enragé était ma meilleur publicité à travers les campagnes militaires que j'allais livrer. Je n'ai vraiment retrouvé cette fièvre de révolte que bien plus tard... Lors de la guerre des paysans en Allemagne, en 1525. Mais ces palabres m'ont épuisé et asséché le gosier. Nous en reparlerons ensemble une prochaine fois, peut être. Z : Avec plaisir. Mais, juste, une dernière question : est-ce que vous croyez toujours à la fin des temps ? à l'Apocalypse ? J : Et si je vous disais précisément quand cela va arriver ? Non, je plaisante. Ou, si elle doit advenir, ce ne sera pas pour les mêmes raisons, hélas. Moi aussi, comme l'époque, j'ai changé. En revanche, je crois toujours fermement à la lutte contre les puissants. Aujourd'hui plus que jamais. Et plonger dans mes souvenirs me remonte toujours un peu le moral. Finalement, c'est bien ça, la leçon à retenir de notre épopée taborite : personne ne s'attendait à ces évènements, et pourtant nous les avons faits advenir. Il n'y a pas de fatalité en histoire.
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Et maintenant... une page de réclame pour les copains
CE qu'il
faut débourser ans ! Oui, 7 ans que le mensuel CQFD déboule chaque 15 du mois dans votre kiosque ou votre maison de la presse, juste là, à côté de chez vous. Pour ceux qui l'ignoraient, ou pour les lecteurs épisodiques qui pensaient que cette aventure, réduite à une suée dépitée, n'avait duré que le temps d'une ambition intempestive... vous voilà informés ! Quant aux aficionados qui suivent cette expérience éditoriale, ils peuvent se réjouir : CQFD, journal de critique et d'expérimentations sociales « mord et tient » ! Selon l'humeur et les urgences, le D de son titre se décline en ce qu'il faut « Dire, Décrire, Détruire, Développer, Défaire, Dévergonder, Donner... » Niché à Marseille, le chien rouge aiguise ses crocs, loin de la hype et des incessants bruissements universels de la capitale. Sans chef, ni directeur, ni pub, ni sub, ni autorité, il se chauffe d'une rigueur horizontale pour mieux organiser le désordre. Nos rémunérations ? Suffisamment ridicules pour apitoyer le premier des plus ultra-décroissants venu. CQFD, c'est une petite équipe avec plusieurs dizaines de collaborateurs rédacteurs et dessinateurs qui, chaque mois, rédige, enquête, critique. Sujets de prédilection : aucun en particulier, ou plutôt tous ceux qui concernent la colère, l'indignation et l'intelligence coalisées contre le pire des meilleurs mondes possibles. Voilà pourquoi, dans nos pages, la chasse est ouverte aux rhétoriques en
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bois des églises de tout poil. CQFD est balade aventureuse, tentative, recherche, point de convergence, exploration de tous les passages au Nord-Ouest. La preuve qu'on ne raconte pas de bobards ? L'équipe du mensuel choisit de barboter vers des terres inconnues. Nouvelle expérience dans ce vaste monde aux mille regards croisés : en novembre 2009 un étonnant hors-série photo hisse les voiles, avec moult photographes corsaires à son bord, tels qu'Antoine d'Agata, Gilles Favier, Mat Jacob, Yohanne Lamoulère, Denis Bourge, Coskun Asar... et des auteurs boucaniers comme Jean-Bernard Pouy et Patrick Herman. Résultat de la traversée, après trois mois d'immersion en kiosques troubles : un vrai naufrage et l'équipage obligé de revendre ses dents en toc. Finis les quelques fifrelins qui servaient de maigre paillasse à notre vaillante progression. Plan social et parachutes plombés en torche. L'équipe voit encore une fois confirmées ses indubitables compétences dans le domaine du marketing. Alors ? Comme le proclame un célèbre fétiche sur ses produits dérivés : la lucha sigue ! On ne va pas se coucher pour si peu. CQFD continue, et gamberge à d'autres projets. Mais à une seule condition : que les lecteurs fidèles le restent, qu'ils s'abonnent et abonnent leurs grands-mères, leurs amis et leurs ennemis, et que, fébrilement, les retardataires se ruent sur ce froubistouillant horssérie photo, bien plus classe et radical-chic que le pavé parigot de Z !
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V'
là un an déjà, Z poussait son premier cri avec un Clark Kent rougeoyant. En fin d'édito, cette invitation : « L'ensemble des lecteurs peut contribuer à rendre Z plus varié, plus beau, plus lisible, plus créateur. N'hésitez pas à nous proposer vos articles, remarques, photos, illustrations, polices de caractères, croquis, etc. »
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Z numéro 1/ TARN / Printemps 2009 / 184 p.
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Revenant d’une itinérance à Marseille, le deuxième Z sortait en septembre 2009. Au sommaire : un dossier central sur les dérives de l’urbanisme et les menaces qui pèsent sur les cultures mineures. Hors dossier, une enquête sur le hangar clandestin des quais d’Arenc, toujours à Marseille, l’un des premiers centres de rétention pour étrangers. Une discussion avec des opposants au projet de centrale à fusion nucléaire ITER, une réflexion sur la Commune libre d’Oaxaca, au Mexique, un essai littéraire sur le premier Bloody Sunday de Dublin, et bien d’autres surprises.
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Z est une publication de l’association Les ami-e-s de Clark Kent
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Directeur de publication, pour ce numéro : Marie Ghis Malfilatre
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Polices de caractère utilisées dans ce numéro : Amerika, Avant Garde, Bodoni, Broadway, Cancan des bois, Colossalis, F25 executive, Gill sans, Glypha, Gnomes, Hobo, IM FELL, Libération, Mailart Rubberstamp, Prestige Elite, The Serif, Utopia.
Usines plombées tuyaux de lutte
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