Villes et villages clandestins

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Villes / Villages « clandestins » Quelle place dans la politique urbaine de Mamoudzou, Mayotte ?

Ibrahime Zoubert 2016, ENSA Paris-Malaquais, Sébastien Thiery, enseignant encadrant.


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Résumé Située dans l’océan Indien, au nord-ouest de Madagascar dans le canal du Mozambique, Mayotte est la seule île parmi les quatre îles formant l’archipel des Comores à avoir souhaité rester française lors du vote pour l’indépendance. Scène du plus important flux migratoire du territoire national, elle comptait 213 000 habitants en 2012 (INSEE, 2012), auxquels s’ajoute une population en situation irrégulière évaluée à plus de 40 % de sa population totale. Devenue 5ème Département d’Outre-Mer (DOM) en 2011 et Région Ultrapériphérique (RUP) de l’Union Européenne en 2014, ce 101ème département français est le théâtre de profondes mutations tant sociales et culturelles qu’organisationnelles et structurelles pour se mettre aux nouvelles « normes » entrées progressivement en vigueur depuis 2006. Après avoir rappelé l’histoire de l’urbanisation de Mayotte imprégnée de sa culture locale et des évolutions statutaires de l’île, les premiers projets urbains soutenus par l’ANRU sont présentés. Ils soulèvent la question de l’adaptation aux réalités sociales et culturelles mahoraises de cette politique nationale qui fait le plus souvent table rase des situations d’urbanisation informelle. L’approche singulière de la mairie de Mamoudzou laisse toutefois entrevoir une autre approche de cette question et ouvre la perspective d’une meilleure prise en compte des habitants et des modes d’habiter dans les projets urbains nationaux.

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Mayotte est une petite île de 374 km², située dans l’océan Indien, au nord-ouest de Madagascar dans le canal du Mozambique, appartenant à l’archipel des Comores (photo n°1). Devenue le 5ème Département d’Outre-Mer (DOM) en 2011 et Région Ultrapériphérique (RUP) de l’Union Européenne en 2014, ce 101ème département français est le théâtre de profondes mutations. Les modes de consommation, le plan socioculturel, les mises aux normes et la question de gouvernance, évoluent à grande vitesse. Scène du plus important flux migratoire du territoire national, elle comptait officiellement en 2012, 213 000 habitants selon l’INSEE ; toutefois, pour construire son plan de sécurité alimentaire, la préfecture a considéré le nombre de 400 000 habitants, reflétant mieux la réalité de la consommation alimentaire.

Photo 1 : Carte de la situation de Mayotte

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Avec le processus de départementalisation, de nouvelles obligations réglementaires se sont progressivement imposées sur l’île aux parfums comme en atteste les habitations en « dur » qui côtoient les habitats dits « informels »1, voire « illégaux », formant ça et là des quartiers parfois qualifiés de « bidonville » (20 minutes, 2011). Ces nouvelles exigences se heurtent toutefois encore aujourd’hui aux réalités locales que ce soit en termes de « mode d’habiter », de cohésion sociale ou de salubrité. Les habitants doivent pourtant s’y adapter, et par exemple régulariser leur situation foncière. Quant aux autorités locales, il leur revient d’innover pour faire émerger des projets urbains répondant aux besoins et contraintes locales tout en respectant l’esprit des lois de l’urbanisme et de la construction. Cette situation singulière de Mayotte nous amène à nous demander dans quelle mesure elle peut être un terrain d’expérimentation pour tester de nouvelles propositions visant à mieux prendre en compte les situations d’ « habitats informels » dans les projets urbains du NPNRU ? Quelles similitudes et quelles singularités ressortent de ce territoire ultramarin comparé à ce que nous observons sur le territoire national et audelà ?

1Locaux ou installations à usage d’habitation édifiés majoritairement sans droit ni titre sur le terrain d’assiette, dénués d’alimentation en eau potable ou de réseaux de collecte des eaux usées et des eaux pluviales ou de voiries ou équipements collectifs, propres à en assurer la desserte, la salubrité et la sécurité, dans des conditions satisfaisantes. (Rapport CGEDD, 2012)

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1. Un territoire en profonde mutation L’appartenance de Mayotte à la France est ancienne2 bien qu’encore aujourd’hui, cette île de l’archipel des Comores soit toujours revendiquée par l’Union des Comores. En effet, lors du référendum sur l’indépendance des îles de l’Archipel des Comores en 1974, 3 des îles, Ngazidja (Grande-Comores), Moili (Mohéli) et Ndzouani (Anjouan) votent pour l’indépendance tandis que Mayotte préfère rester française et demande la départementalisation. La loi du 24 décembre 1976 constitue l’île en Collectivité Territoriale de la République française à caractère départemental (sur le fondement de l’article 72 de la Constitution), statut hybride entre un Territoire d’Outre-Mer (TOM, article 74 de la Constitution) et un Département d’OutreMer (DOM, article 73 de la Constitution). Les lois ne s’y appliquent que sur « mention expresse » ; on parle de «régime de spécialité législative ». 1.1. Historique de l’urbanisme de Mayotte des années 80 à 2006 Dans les années 1980, cette île de l’Océan indien perdue entre les côtes africaines et malgaches, longue de 40 km et large de 10 km, est peuplée d’environ 50 000 mahorais, majoritairement agriculteurs et pêcheurs. Cependant, l’agriculture y est extrêmement primitive et la scolarisation est quasiinexistante. Dans un village, entité sociale, morale et spirituelle, l’unité d’habitation des mahorais, considérant les principes de parenté, 2

Le sultan d’Anjouan sollicita en 1816 la protection de la France pour faire face à des troubles violents dans la zone stratégique notamment pour le ravitaillement des navires européens. Mais c’est le sultan Andriantsouli qui céda l’île à la France en 1841, qui, en quête d’un abri maritime sécurisé depuis la perte de l’île de France (Maurice) au profit de l’Angleterre (1814-1815), accepta. Ce protectorat français s’étendit ensuite aux autres îles de l’Archipel : Mohéli, puis la Grande Comores et Anjouan.

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est le « shandza » (Breslar, 19823). C’est une parcelle délimitée4 par une clôture en feuille de coco tressée (m’tsévé) qui joue le rôle de délimitation physique mais également de système de relations humaines (Photo 2). Un système d’équilibre est créé autour de la maison (pièce pour homme/pièce pour femme) et de la parcelle (public/privé). Chaque homme a l’obligation de fournir à ses filles une parcelle et une case à deux pièces.

Photo 2 : Organisation d’un « shandza » (Richter, 2005)

A l’âge de la puberté, les jeunes garçons s’installent à la périphérie du village dans des bangas en terre. Cela constitue une première expérience de construction et un signe majeur d’indépendance. A cette époque, la totalité des cases mahoraises est dans un état précaire voire 3

Le Conseil de recherche en sciences sociales de New-York et l’Université de Pittsburgh en Pennsylvanie dépêchent Jon Breslar à la fin des années 1970 pour faire une analyse socio-culturelle et une description ethnologique de Mayotte. 4 Cet espace semi-ouvert, semi-fermé joue le rôle de pièce à par entière en plus de la maison (nyumba), le grenier (kanya), la cuisine (banga laopishia) et les toilettes (mraba wa sho). Ces constructions sont structurées par des lattes de raphias ou de bambous remplis de torchis et couverts par une toiture en feuille de coco

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insalubre5 (Mayotte en 1982). Rares sont celles qui bénéficient de l’électricité et d’un point d’eau. La plupart des villages s’étendent sur des zones inondables et les conditions sanitaires y sont déplorables. Plus que les matériaux, se sont les systèmes de construction qui sont défaillants. En effet, l’absence de fondations ou le mauvais ancrage des charpentes font que ces cases ne durent pas plus d’une quinzaine d’année. La Société Immobilière de Mayotte (SIM) voit le jour en 1977 pour répondre aux besoins de logements des fonctionnaires de l’Etat ; c’est également le début des travaux pour améliorer l’habitat mahorais. Une politique d’ensemble est mise en place avec pour objectif d’apporter les améliorations de base à la moitié du parc de logements de l’île en une quinzaine d’années. En s’appuyant sur les analyses de Breslar, la SIM crée une architecture qualitative faite de briques de terre comprimée, produites localement, communément appelée « la case SIM » (Perzo-Lafond, 2014). Les mahorais commencent alors à construire des habitats en dur couverts par des tôles ondulées, premier signe d’une nouvelle modernité. Durant près de 30 ans, environ 18 000 cases SIM vont être construites. Toutefois, ce concept finira par être estimé « peu adapté à la demande actuelle »6. Par exemple, le rapport sur la rénovation urbaine et l’habitat indigne dans les DOM (2012) évaluait le besoin en logements supplémentaires à 79 500 logements rien que pour faire face à la situation démographique projetée pour 2040. De plus, le processus de départementalisation amène progressivement le territoire à appliquer les dispositions en vigueur ailleurs en France.

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Habitat dit insalubre : lorsque les conditions d’habitation des personnes constituent un danger pour la santé ou la sécurité des occupants (Rapport CGEDD, 2012) 6 Schéma d’aménagement régional de Mayotte, vol 1 : Diagnostic territorial

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1.2. De la spécialité législative à l’identité législative (2008) Une étape majeure est franchie avec la loi du 11 juillet 2001 relative à Mayotte qui maintient le principe de la spécialité législative, mais introduit quelques exceptions (Nationalité, droit pénal, droit électoral, etc.). Suite à la révision constitutionnelle de 20037, la loi organique du 21 février 2007 modifie radicalement le statut de Mayotte : à partir du 1er janvier 2008, le principe devient l’application de plein droit des lois et règlements, à l’exception de ceux pour lesquels il n’est pas envisageable de passer immédiatement au régime d’identité, comme notamment la propriété immobilière et les droits immobiliers ou encore les impôts. La réussite du passage de Mayotte dans la fiscalité de droit commun repose en grande partie sur le succès de la fiabilisation du cadastre mené depuis 1996 par le Centre national pour l'aménagement des structures des exploitations agricoles (CNASEA) en partenariat avec les Services Fiscaux et des Domaines. Progressivement, les plans de gestion territoriale sont élaborés et validés. Suivant le Plan d’Aménagement et de Développement Durable (PADD) validé en 2009 par le Conseil d’Etat, qui vaut Schéma de Cohésion Territoriale (SCOT), les Plans Locaux d’Urbanisme (PLU) engagés dans les 17 communes de l’île devront être compatibles avec ce plan et être terminés pour le 1er janvier 2011. Même si les cases « en dur » augmentent, atteignant en 2007, une proportion de 43% de l’ensemble de l’habitat selon l’INSEE, les réseaux restent largement insuffisants. Environ 63 % des logements n’ont toujours pas d’eau potable et 61% sont sans WC intérieur. Face aux importants besoins de logements et s’appuyant sur la culture locale de 7

Loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République

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l’autoconstruction, la production de la ville sur Mayotte n’a toutefois pas attendu après les mises aux normes pour se dessiner, ces dernières étant plutôt perçues comme des contraintes métropolitaines faisant fi des réalités locales. Par ailleurs, seule une commune est à ce jour dotée d’un pôle urbanistique capable de déployer des projets d’envergure : Mamoudzou, chef-lieu de l’île. C’est également la seule commune reconnue compétente pour instruire les demandes de permis construire, les autres devant toujours confier l’instruction des dossiers à la DEAL. Pour parachever sa départementalisation, l’île hippocampe est de plus devenue la 9ème région ultrapériphérique (RUP) de l’Union Européenne en 2014 et peut, à ce titre, bénéficier de fonds européens, notamment des fonds structurels et d’investissements (FESI) afin de financer son développement et d’améliorer le cadre de vie de ses habitants. Restent que les enjeux s’avèrent considérables compte tenu des spécificités et des retards structurels de l’île auxquels s’ajoutent un fort besoin en formation des élus locaux notamment pour s’adapter aux nouveaux outils à leur disposition.

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Photo 3 : Les 8 villages formant la commune de Mamoudzou

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1.3. Image d’une ville / village La commune de Mamoudzou est formée de 8 villages qui longent le centre de la côte Est de Grande Terre. Son relief très accidenté présente des risques naturels importants que ce soit pour les habitats ou les voiries, notamment avec un fort risque de mouvement de terrain. Capitale et principal pôle urbain de Mayotte, le village de Mamoudzou concentre la majeure partie des services déconcentrés de l’Etat. En plus des 53 000 habitants de la commune, le quart de la population mahoraise doit s’y rendre soit pour travailler soit pour accéder en Petite terre (où se trouve notamment l’aéroport international). Aussi, Mamoudzou est un point de passage incontournable. Cette commune est la première à avoir bénéficié d’une politique de la ville dès 1990. Dans les changements urbanistiques structurants, on trouve le marché de Mamoudzou qui a remplacé l’agglomérat de cases en tôle à l’hygiène déplorable par des emplacements en dur et salubres (Cf. Photos 4 et 5). Néanmoins, le besoin en réseaux viaires et en réseaux d’assainissement demeure très important. Plusieurs opérations de construction comme celui de la SIM à M’gombani (Cf. infra), sont également programmés pour la période 2000-2020 pour donner à la ville un visage nouveau répondant aux besoins des habitants (R.R., 2014). Et ceux-ci sont importants bien que basiques pour cette commune en pleine mutation qui abrite « le plus grand bidonville de France » (CGEDD, 2012). Le quartier de Kaweni est souvent cité ainsi dans les médias (Grzybowski, 2014 ; IPRéunion, 2014 ; Méniellle, 2003) et sert d’exemples pour dénoncer les conditions de vie précaires de populations en situation irrégulière ou pauvres.

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Photo 4 : Ancien marché de Mamoudzou (MDZ)

Photo 5 : Nouveau marché de MDZ

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Cumulant à la fois les particularités des territoires d’outre mer (« échec » du programme RHI8, démographie exponentielle, besoin en logements très important, inadéquation des programmes urbains avec le mode de vie des habitants, etc.), et des pays en voie de développement (forte proportion d’habitats et quartiers informels, importance des habitats insalubres et/ou indignes, vie « communautaire », niveau de vie des habitants, jeunesse de sa population, taux de chômage, nombre d’enfants par famille etc.), le territoire de Mayotte, représenté par son cheflieu, peut-il faire figure de précurseur pour innover et proposer un projet de rénovation urbaine intégrant « l’informel » ?

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Résorption de l’habitat indigne

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2. Quartier prioritaire de Kaweni : support du prochain projet de rénovation urbaine pour Mayotte 2.1. Première expérimentation à M’gombani M’gombani est l’un des trois quartiers populaires de Mamoudzou-village comptant environ 2 500 habitants sur les quelques 6 200 de la capitale. Occupé dès 1960 par une population clandestine comorienne, il forme une zone d’habitats denses et insalubres. En 1996, le quartier est inscrit en tant que Zone Urbaine Sensible (ZUS) cumulant de nombreux problèmes d’aménagement : «Problèmes d’inondation et d’insalubrité liés aux eaux usées, trame viaire insuffisante, enclavement, espaces publics déqualifiés, auto-construction anarchique, 9 etc. » De 1993 à 2011, les pouvoirs publics se sont engagés à changer le quartier et ses alentours par une opération de Résorption de l’Habitat Insalubre (RHI). Des cases furent rasées, la mer et la mangrove ont été remblayées pour gagner du terrain, des nouveaux logements et équipements furent bâtis. L’opération se voulait très ambitieuse mais resta inachevée : « Des opérations abandonnées, pas d’aménagement des espaces publics, manque d’accompagnement social et des emprises foncières laissées en friche »9. Ce fut néanmoins l’une des premières opérations de ce type, conférant à M’gombani un caractère spécifique. Finalement, la loi ENL inscrit M’gombani dans les zones éligibles au projet national de rénovation urbaine (PNRU) en 2006 et le dossier des études fut transmis en 2009 grâce au nouveau directeur de projet des services municipaux. Ce projet s’est concentré sur 5 points majeurs : Sortir le quartier de l’eau en rénovant tous les réseaux, le désenclaver et le relier au centre-ville, aménager des espaces 9

Convention pour la rénovation urbaine de M’gombani Mamoudzou publié en 2009

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publics, résoudre les problèmes de logements en requalifiant les cases SIM devenues inadaptées au mode d’habiter et compléter l’offre en équipements publics. Des démolitions ont été également programmées pour libérer des parcelles nécessaires aux opérations. Deux points particuliers sont à noter : - i/ Des indemnisations furent versées aux occupants sans titre du fait que le droit coutumier10 soit reconnu à Mayotte ; - ii/ Les terrains de l’Etat, situés dans la zone des 50 pas géométriques (ZPG), constructibles et bénéficiant du nouveau programme ont été cédés gratuitement à la ville de Mamoudzou limitant les loyers de sortie. En 2015, la mairie de Mamoudzou se félicitait de l’atteinte des objectifs des actions engagées dans le cadre du PRU de M’gombani et estimait que c’était une « opération remarquable à l’échelle de la ville et de Mayotte» (Protocole de préfiguration du PRU de Kaweni, 2016).

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Confère à tout occupant d’une parcelle pendant une période de 10 ans la qualité de « détenteur de droit réel coutumier » (décret du 28 septembre 1926) bien qu’il n’ait aucun titre de propriété

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2.2. Projet de renouvellement urbain du quartier prioritaire de Kaweni

Photo 6 : Quartier prioritaire de Kawéni

En 2014, des études préliminaires ont été réalisées sur d’autres quartiers de la commune, notamment le quartier de Kawéni, afin d’évaluer les enjeux de renouvellement urbain. Premier pôle d’activité économique de l’île, ce quartier-village est le plus peuplé de la commune avec près de 14 000 habitants et est considéré comme le village d’accueil de nombreux clandestins. Plus d’un habitant sur deux a moins de 20 ans. Malgré quelques troubles persistants, les kawéniens sont fortement attachés à leur village. Ce village regroupe tous les problèmes déjà observés sur M’gombani. L’urbanisation informelle qui s’y déploie se concentre sur les pentes abruptes du territoire, renforçant l’insalubrité et rendant les conditions de vie difficile. Les déchets n’y sont pas collectés. Déposés à même les ravines, ils viennent boucher les canalisations d’eaux pluviales se trouvant en contrebas et emportent les déchets vers les mangroves. 53 % des logements de Kawéni sont inaccessibles par voie carrossable et 67% des 17


habitats sont jugés indignes11. Contrairement aux nombreux projets financés par l’ANRU, Kaweni tend non pas vers un renouveau mais plutôt vers un nettoyage urbain dans le sens littéral du terme. En effet, parmi les enjeux cruciaux de la mairie, se trouvent le désenclavement environnemental, social, économique ainsi que la régénération urbaine, politique européenne par excellence. L’élaboration du projet urbain de Kawéni intervient à l’heure où les collectivités territoriales définissent leur stratégie de développement à 10-15 ans. Le contrat de ville s’articule avec de nombreux autres documents pour mener à bien ses orientations stratégiques. Le Schéma d’aménagement régional (SAR), le programme « Mayotte 2025, une ambition pour la république », le Plan Global de Transport et de Déplacement de Mayotte (PGTDM), le Plan local d’urbanisme (PLU), le Plan Paysage, le Plan d’Aménagement et de Développement Durable et le Plan communale de lutte contre l’habitat indigne sont autant de documents transversaux s’appliquant à Kaweni, depuis l’échelle territoriale à l’échelle de l’habitat. Le NPRU complète le projet en répondant aux besoins de logements et en visant l’éradication de l’insalubrité. Le processus d’urbanisme actuellement identifié est « habiter-construireaménager », mode opératoire qui semble répondre à celui de la « bidonvilisation » (Protocole de préfiguration, 2016). Le protocole de préfiguration propose d’intégrer cette « urbanisation spontanée » dans la définition du projet. La mairie explique qu’elle souhaite créer une « zone de démonstration » dans le cadre d’une démarche recherche-actionimplication, le but étant de réfléchir à un mode « d’habitat progressif ». Ceci permettrait de vérifier l’opportunité de revenir vers une « autoconstruction encadrée » telle que faisait la SIM dans les années 1980 (Jon Breslar). 11

Locaux ou installations utilisés aux fins d’habitation et impropres par nature à cet usage (Rapport CGEDD, 2012)

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2.3. Jeu d’équilibre Le règlement général NPNRU 2015 stipule qu’il « prendra en compte et apportera son concours financier seulement aux projets de renouvellement urbain mettant en place l’ensemble des interventions de manière coordonnée et pertinente au regard du contexte local ». Les aides accordées doivent par ailleurs participer en priorité au financement de l’habitat. Aussi, les porteurs de projet ont, avant tout, souhaité adapter le programme à la situation de Kawéni. Se basant sur le contrat de ville, les premières orientations stratégiques du protocole de préfiguration, sont « peu orientées sur le renouvellement urbain ». D’une part, elles ciblent le nettoyage des espaces publics, la collecte des déchets, la gestion des eaux, la mise en place de l’offre de services de proximité. D’autre part, elles veulent doter l’espace public d’une dimension ludique en coélaboration avec la population, tout en luttant contre l’insalubrité et l’exclusion urbaine. Les porteurs de projet défendent une approche globale et cohérente du projet de renouvellement urbain12 ce qui les oblige à penser celui-ci audelà de la seule zone géographique de Kawéni. La question de la propriété foncière ne peut être disjointe de la réflexion, à laquelle s’ajoute celle de l’occupation des terrains compte tenu de la forte présence de populations immigrées, en situation régulière ou non. « La faisabilité du NPRU est liée à la prise en compte des réalités locales » (protocole, 2015). Notons que d’une part l’ANRU ne finance essentiellement que du logement social et que d’autre part, la plupart des ressources foncières à Kawéni appartiennent à des personnes privées. Il s’avère indispensable de trouver un terrain d’entente si ce n’est un compromis entre l’Etat 12

Le périmètre de réflexion doit s’étendre à l’échelle du grand Mamoudzou et de Mayotte

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et le porteur de projet au risque de crĂŠer une dĂŠstabilisation au sein de la commune.

Photo 7 : Plan des attributions des parcelles

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3. Kawéni/Mayotte, une base avancée du territoire nationale 3.1. « Slums are not the problem but rather the solution », (Turner, 1976) Dès les années 1960, certains mouvements voient dans les bidonvilles/slums/favelas etc. des formes alternatives pour créer de l’urbanité répondant aux enjeux de coût, d’espace, de temps et de flexibilité. C’est un moyen ad hoc pour répondre aux besoins en logements de populations en situation précaire sur un territoire à un coût souvent plus accessible que ceux construits dans le cadre de programmes gouvernementaux ou immobiliers (Turner, 1972). Dans le film « Bidonville, Architecture de la ville future » (2013), Jean Nicolas Orhon visite cinq bidonvilles et, donnant la parole à ceux qui y habitent, montre à quel point ces endroits, s’ils étaient intégrés au développement urbain, pourraient être tout à fait viables pour des milliers de familles. Avec Reeves, Il revisite alors la proposition faite John Turner dans Housing by People (1976), qui, aussi juste soitelle, fait abstraction, selon eux, d’une variable fondamentale : les gens. « Le bidonville n’est pas un problème, mais une solution », réécrit-il, ajoutant : « pourvu qu’on l’écoute » (Orhon & Reeves, 2014). Depuis les années 2000, la question du traitement des « quartiers informels » en Syrie a été incorporée dans les nouveaux schémas directeurs de la politique urbaine. Ceux-ci se traduisent par des mesures sociales comme la baisse des taxes sur les produits alimentaires de première nécessité (AFD, 2013). La municipalité de Rio de Janeiro a fait l’expérience de réhabiliter les favelas en quartier avec le programme « Favela Barrio ». En Inde, les pouvoirs publics ont mis en place différents types d’interventions dont la réhabilitation in situ. En France, le collectif PEROU prend le parti de cultiver ce qu’il nomme 21


« l’outre-ville » en cherchant des réponses tant sociales qu’architecturales pour ouvrir le dialogue entre les tenants d’une politique nationale « violente et absurde » et les « indésirables » de l’espace social (Sébastien Thiery, 2012). Kawéni, à son tour, tente de mettre en place des actions pouvant améliorer le quotidien des dits « variables d’ajustement de l’urbanisation » mahoraise (Gérard, 2008). Les territoires « officiellement » (Gérard, 2008) clandestins pourront ainsi disposer de voies de passages pour les véhicules de secours, de dispositifs de collecte des déchets ménagers et de bornefontaine raccordées au réseau d’assainissement, grâce aux financements de l’ANRU. Tout ceci contribuerait à générer un désenclavement social et améliorer la salubrité de ces espaces.

Photo 8 : Borne-fontaine à Kawéni

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3.2. Quelle politique urbaine en France pour traiter des bidonvilles ? La plupart des plans d’aménagement incluent des espaces publics, des espaces verts, des espaces de loisir et des opérations de logement sociaux ayant pour vocation de favoriser l’épanouissement des individus et répondant aux exigences d’un développement urbain durable. Dans ce contexte, l’« informel » vient perturber cette vision « écologiquement humaine » (ANRU, 2015) de la ville. Considérant le règlement général de l’ANRU où « les démolitions constituent souvent une réponse pertinente et indispensable pour ouvrir l’espace urbain » et éradiquer toutes les formes d’occupations spontanées des espaces urbains (rasage des camps de roms, démantèlement de la « jungle de Calais), l’opération de « déguerpissement » est l’outil premier de cette politique nationale pour venir à bout de ces « mauvaises herbes ». L’opération de RHI 2009 n’avait pas non plus épargné le quartier prioritaire de M’gombani où les démolitions faisaient partie du programme. Il semblerait cependant que dans cette même commune de Mamoudzou, et plus précisément dans le village de Kawéni, se dessine une autre forme de politique de la ville. En effet, sur ce territoire lointain de la France métropolitaine, les autorités souhaitent s’appuyer sur l’existant et les pratiques locales pour assainir ce quartier reconnaissant par là même que toutes les identités culturelles peuvent prétendre à leur droit à la ville. A la lecture du protocole de préfiguration, Kawéni et la ville de Mamoudzou se positionnent comme une sorte de terrain d’expérimentation en matière de renouvellement urbain en incluant la conservation et l’amélioration des habitats informels dans le programme grâce notamment à l’accompagnement des propriétaires et l’aménagement des espaces collectifs. 23


3.3. Kawéni : vers de nouvelles perspectives ? La gestion urbaine des quartiers informels est devenu un lieu privilégié d’observations. Dans un contexte de forte immigration où s’amoncellent des milliers de cases en tôles, sur des zones à risques avec « le syndrome de la décharge » (Mike Davis, 2006), Mayotte se trouve au cœur de ce sujet. Avec sa départementalisation récente et son éligibilité à différents fonds d’aides, elle peut prétendre à améliorer son statut de DOM le plus pauvre de la France. L’orientation de son protocole de préfiguration révèle une certaine volonté politique de s’inspirer de ce qui se fait en matière de résorption de l’habitat informel au niveau mondial. L’auto-construction en est l’exemple type. Néanmoins, Mike Davis explique que bien qu’ici et là, des programmes prometteurs visent à reloger les habitants des bidonvilles, des « usurpations » de logements subventionnés par les classes moyennes montraient une « trahison » des Etats à s’intéresser au « droit de cité » des pauvres en ville. Valérie Clerc parle de conflit d’intérêt. Si les spéculations foncières ne font pas encore l’objet de visées de la part d’un investisseur, ils sont en voie de le devenir. Le gouvernement aide les communautés des pauvres d’un côté mais soutient les investisseurs de l’autre. Cette ambivalence de l’Etat est de plus en plus visible. Le relogement des familles d’immigrés ayant bénéficié du « déguerpissement » à la « jungle de » Calais demande à être questionné. En effet, sous prétexte de vouloir être dans la légalité, l’Etat rase une entité urbaine et met en place un système de containers qui fait office d’habitat mais dont les normes ne sont pas conformes au code de l’urbanisme. En essayant d’aller plus loin dans la réflexion, nous pouvons nous demander comment conduit-on une ville communautaire face à un immeuble type « Apollo » qui semble alunir » les résidents dans un monde qui ne leur ressemble plus sous 24


prétexte de libérer du foncier pour les promoteurs. Un proverbe africain dit qu’ « Il faut tout un village pour élever un enfant ». S’il est de la volonté des autorités de créer de la cohésion sociale et de traiter le terrain en fonction de son propriétaire alors il reste la question de l’adéquation de la forme architecturale accompagnée de la culture locale et de l’unité de base du village mahorais à savoir le « shandza ».

Photo 9 : Résidence Apollo à M’gombani

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