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Reportage
Lalique en lumière
Cette année, Lalique fête les 100 ans de sa manufacture de Wingen-sur-Moder. Un anniversaire qui coïncide avec l’Année internationale du verre. Un double événement qui méritait une visite en coulisses, dans la magie du cristal.
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Pousser les portes de la manufacture Lalique, c’est faire un voyage dans le temps. Même si l’usine s’est largement modernisée, depuis son rachat par Silvio Denz en 2008 et plus de 20 millions d’euros d’investissement, certains lieux semblent figés dans le passé et les gestes immuables depuis plusieurs générations. 250 personnes travaillent ici, certains la nuit, car les fours ne s’arrêtent jamais. Ils assurent toutes les étapes du circuit de fabrication de cette prestigieuse production, expédiée dans 80 pays, depuis Wingen-sur-Moder.
Unique site manufacturier de Lalique, l’usine de 17 000 m2 produit chaque année 350 à 400000 pièces. Pièces d’art numérotées, objets décoratifs pour l’architecture d’intérieure, bijoux, parfums, arts de la table… De quelques grammes à plusieurs dizaines de kilos, chacune passe entre des dizaines de mains, car la perfection est un emblème de marque. Les joyaux Lalique, même les verres issus d’une production plus industrielle, subissent la traque au zéro défaut, qui laisse sur le carreau près de la moitié d’entre eux. «Le cristal est une matière vivante et nous sommes loin d’une science exacte. Tout au long de la chaîne de fabrication, il y a de multiples inconnues. Heureusement, le cristal se refond à l’infini» , explique Frédéric Bour, responsable développement du cristal.
Un site en constante fusion
La visite du site, fermée au public, révèle une maitrise complète de la chaine de fabrication du cristal, à commencer par la fabrication des fours en argile par deux potiers. La technique requiert un grand savoir-faire et du temps : chaque pot de terre nécessite environ trois jours de travail manuel et neuf mois de séchage. Ces récipients seront utilisés trois à quatre mois, pour fondre le cristal à une température de 1400 °C. Ensuite leur paroi interne se détériore et nécessite le remplacement du pot. 12 pots placés dans le four produisent environ 1,5 tonne de cristal quotidien, que les verriers viennent cueillir pour le souffler.
La visite passe ensuite par l’atelier des moules en acier, dont Lalique réalise chaque année une cinquantaine de modèles, pour ses créations ou d’autres fabricants. Les ouvriers utilisent les mêmes machines que dans l’industrie automobile. Mais le fraisage numérique de chaque moule est rectifié à la main par les intérioristes qui corrigent et redessinent l’expression des visages, peaufinent la finesse des détails, polissent l’intérieur des moules et ajustent les jonctions entre ses différentes parties. «Certains moules complexes nécessitent jusqu’à trois semaines de reprise manuelle pour obtenir un résultat parfait. Ils seront ensuite utilisés seulement quelques centaines de fois. » Quand on sait que la fabrication d’un moule peut coûter plusieurs dizaines de milliers d’euros, on comprend aisément pourquoi Lalique est protégé des contrefaçons. Véritable patrimoine de l’entreprise, un stock conserve précieusement plus de 6000 moules, qui retracent toute l’histoire des créations Lalique.
Le vaste atelier consacré au verre chaud est le cœur battant de la cristallerie. Le premier four y a été allumé en 1922. C’est ici que les maîtres-verriers cueillent la goutte de matière incandescente à l’aide d’une canne, dans une fontaine de cristal en fusion. Luisante et coulante comme du miel, la matière est soufflée à la bouche par l’artisan verrier, puis pressée dans un moule et démoulée pour être refroidie. Le ballet est millimétré et sans cesse répété. La magie est intacte.
Un nouveau souffle
Redynamisée par d’importants investissements industriels, la manufacture a révolutionné son process en 2008 avec l’acquisition d’un four à bassin dernière génération qui produit six tonnes de cristal en fusion par jour. «La qualité est encore supérieure car la fusion est constante. C’est comme si on avait quitté l’âge de pierre », explique Jean-Claude Hertrich, technicien process verre chaud. Autre évolution, la renaissance d’un grand atelier de cire perdue. Déjà utilisés par René Lalique pour ses bijoux jusqu’en 1930, ces moules en plâtre à usage unique autorisent une plus grande liberté artistique pour des pièces de grande taille ou l’incrustation de motifs à l’intérieur du cristal. La technique ne vaut que pour de petites séries réclamant souvent des centaines d’heures de travail, comme celles inspirées par des collaborations avec les plus grands artistes contemporains, tels que Yves Klein, Damien Hirst, Zaha Hadid, Anish Kapoor, Terry Rodgers ou James Turrell.
Les pièces qui résistent à ces étapes de fabrication prennent alors la destination de l’atelier de verre froid. La taille des hauteurs et le gommage des coutures du moule sont rectifiés sous l’eau froide avec des pointes diamantées. Les détails sont travaillés par les graveurs avec une extrême délicatesse et une précision qui tient de l’artisanat d’art. Viennent ensuite les étapes de sablage, de polissage et de lustrage en fonction de l’effet de brillance et de transparence recherché. Un savoir-faire typique du style Lalique, qui donne au cristal une opalescence unique, entre ombres et lumières.
C’est seulement à l’issue de ce long circuit de haute couture que chaque pièce passe entre les mains et surtout les yeux des contrôleurs qualité, capables de déceler la moindre imperfection. Les élues sont enfin gravées avec la prestigieuse signature Lalique, calligraphiée tout en volutes. L’ultime étape se déroule dans le nouveau centre logistique où les précieuses marchandises sont soigneusement emballées pour être expédiées à travers le monde.
Masquage d’un vase Mossi de la collection « Into the Blue » avec une résine et découpage sur certaines zones pour permettre un jeu de transparence. Travail de taille sur une petite panthère Zeila réalisée par Nicolas Lalluet.
Du 18 juin au 6 novembre 2022 au Musée Lalique
L’exposition estivale retracera les 100 ans de la manufacture à Wingen-sur-Moder, en mettant en valeur la création et les techniques. Elle mettra également en lumière les savoir-faire des verriers, tailleurs, potiers, directeurs de cette épopée centenaire.
Une entreprise qui recrute
Hors période covid, Lalique recrute chaque année une quinzaine de personnes et trois ou quatre alternants. Sa présence dans les écoles d’apprentissage du verre, comme au lycée Labroise de Sarrebourg, ou ses recrutements, avec Alemploi, de jeunes sans qualification à la recherche d’une voie professionnelle, lui permettent de se constituer un vivier pour pérenniser ses savoir-faire. En interne, l’école Lalique propose un parcours professionnel attractif, qui permet de fidéliser les talents. Mentorés et tutorés par leurs ainés, ils deviendront peut-être de futurs Meilleurs Ouvriers de France (MOF). Lalique en compte sept dans ses rangs, un signe d’excellence rare.
Jean-Claude Hertrich, 42 ans de carrière, fait partie de cette génération où la passion du verre se transmettait en famille. «Mon père était souffleur de verre et il était toujours dans son travail, même à la maison. À 9 ans, il m’a emmené en cachette à l’usine et j’ai eu le coup de foudre pour le verre en fusion. C’est ce métier que je voulais faire! Avec trois de mes frères, qui sont aussi devenus verriers, nous nous entrainions à la maison avec du miel et une aiguille à tricoter pour reproduire les gestes du souffleur. J’ai commencé à 14 ans sur un rythme d’alternance entre école et manufacture. J’ai appris sur le tas, avec les verriers et j’apprends encore tous les jours!» Dans ce métier, tout est affaire de transmission. Même si la pénibilité du travail tend à s’alléger, la tâche reste physique et les rares femmes sont cantonnées aux pièces moins lourdes. Les gestes, eux, sont ancestraux, emprunts de grâce tandis que leur succession dessine un ballet, éclairé par le feu. «C’est une vraie difficulté de remplacer ceux qui vont partir en retraite, car on ne peut mettre un jeune verrier à la place d’ un autre qui a 40 ans d’ expérience. Atteindre le rang de souffleur de verre ne s’acquiert qu’après de longues années et après avoir exercé tous les autres métiers.» D’expérience, Jean-Claude, sait détecter très vite un futur verrier. «Sa façon de regarder le verre, la précision de ses gestes, la persévérance sont des signes infaillibles. Mais c’est la passion qui fait tout» , déclare celui qui a remporté en 2000 le concours de MOF dans la classe Verrerie Cristallerie (option verre chaud). «J’avais envie d’aller plus haut dans mon métier, de voir si j’étais capable de décrocher ce titre. Durant un an et demi, je n’ai pensé qu’à mon œuvre, c’était un engagement de tous les jours, week-ends compris. Cela m’a ouvert des portes pour évoluer au sein de la manufacture. Aujourd’hui, je suis technicien process verre chaud. Je travaille avec le Studio Design Lalique pour étudier la faisabilité des nouveaux modèles. J’ai un attachement fort à la marque et à son exigence de qualité. Elle correspond à ma vision de ce métier magnifique. D’une matière liquide, on crée des formes sublimes!»
Matthieu Muller, 40 ans, a décroché son titre de MOF en 2015, dans la classe Verrerie Cristallerie (option gravure-sculpture). Sa spécialité, c’est le verre froid et des pièces de cristal qui peuvent nécessiter jusqu’à 35 étapes. Pour lui aussi, ce métier est une histoire de famille. Son père était tailleur sur cristaux. Après son CAP arts et techniques du verre au lycée artisanal de Bitche, il est embauché chez Lalique en 1998, où il apprend le métier de sculpteur sur cristaux. «Pour exercer ce métier, il faut une bonne vision, une bonne projection en 3D, une gestuelle précise, de la concentration, mais surtout la passion pour cette matière vivante : ça sonne, ça résonne, ça vibre!» Il a consacré 600 heures à son chef d’œuvre, pour transformer un bloc de cristal de 40 kg en une sculpture de renard de 4 kg.
Au quotidien, il interprète les patrons des designers Lalique «Il faut être en osmose avec eux, comprendre et respecter leurs critères visuels, l’expression d’un visage, des formes très précises. Chaque pièce est unique et nécessite de choisir les bons outils.»
Sur son établi défilent des pièces d’art, des bijoux, des pieds de tables, des luminaires… Aucun jour ne se ressemble, d’autant que la maison Lalique se renouvelle sans cesse avec deux collections annuelles pour suivre les tendances en matière de formes et de couleurs et aller toujours plus loin pour se démarquer des autres cristalleries. «Il faut a minima 3 ans d’apprentissage pour être au niveau. L’époque où les écoles avaient des contrats avec les manufactures, qui assuraient un recrutement dès la sortie, n’est pas si éloignée. Mais aujourd’hui, on est aussi ouvert à des profils plus variés. Il n’y a pas d’âge ni de profil type pour faire un bon graveur et l’engouement actuel pour les métiers d’art, permet d’être optimiste sur le renouveau de la profession.»
Toute une histoire
Originaire de Champagne, on imagine que René Lalique a choisi l’Alsace du Nord pour ses verriers qualifiés et ses matières premières: une terre sablonneuse riche en silice, ingrédient essentiel à l’alchimie du verre, des forêts capables de lui fournir l’indispensable combustible et une eau pure et claire comme le cristal. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France retrouvait aussi ses terres d’Alsace et de Moselle, empreintes d’une longue tradition verrière, et octroyait des aides pour redynamiser ces territoires. À 61 ans, après avoir révolutionné le bijou Art Nouveau et mis ses talents au service de la parfumerie, René Lalique crée la Verrerie d’Alsace à Wingen-sur-Moder pour orienter son travail vers le verre industriel avec l’ambition de mettre du beau dans le quotidien. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’effectif de la verrerie compte plusieurs centaines de verriers, qui perpétuent souvent leur savoir-faire de père en fils. C’est justement son fils, Marc, qui fait entrer Lalique dans l’ère du cristal en 1945, après avoir reconstruit puis modernisé l’usine en partie démolie. Sa fille, Marie-Claude, renoue avec les bijoux et les flacons de parfum. En 2008, c’est un collectionneur de ces flacons, Silvio Denz, qui reprend la Maison Lalique avec l’ambition de faire rayonner la marque à travers le monde et d’augmenter la capacité de production de la cristallerie. Grâce à de lourds investissements et une vision nouvelle, il redonne à Lalique un éclat unique et un carnet de commandes bien rempli. 90% du chiffre d’affaires est aujourd’hui réalisé à l’export.
Le flacon Fusion et sa fragrance Lalique — Photos: Karine Faby La carafe Gouttes d’eau — Photos: Karine Faby