Penser la guerre!

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PENSER LA GUERRE

Le 24 février 2022, l’Europe découvrait incrédule et sidérée que la guerre frappait à nouveau à ses portes. Non pas ces guerres aseptisées et lointaines qu’elle observait avec une certaine indifférence, mais une guerre du XXe siècle, massive, industrielle, avec son cortège de centaines de milliers de victimes. Surtout elle constatait qu’elle se trouvait en première ligne. Après des décennies d’irénisme et d’auto persuasion, elle redécouvrait que la guerre devenait de nouveau, comme elle l’a toujours été, un mode de résolution des conflits, et contre cela, le doux commerce et les illusions pacifistes n’avaient aucune prise. Après avoir vainement cherché les voies d’une impossible neutralité, voilà qu’elle reprend le chemin plein d’embûches d’une stratégie de puissance.

Et face à cette réalité, se pose à nouveau le problème de la légitimité de la guerre, trop longtemps occultée. Et je vais commencer par énoncer une incongruité qui, j’y compte bien, va vous faire sursauter : Si la guerre est si intimement liée à l’aventure humaine, c’est tout bonnement parce que les hommes y trouvent leur compte. Pas seulement les dirigeants ou les industriels ; non ; tous les hommes. Et cela va bien au-delà des intérêts économiques. Cela révèle tout un pan de notre identité profonde. Sinon, comment expliquer ce consentement à la guerre des populations concernées, consentement que l’on observe dans tous les grands conflits ? Comment justifier que le combattant soit capable de surmonter dans cette circonstance deux des pulsions les plus profondes qui nous animent, le désir de paix et l’instinct de conservation ?

La fascination pour la guerre peut s’apparenter, par certains égards, à celle pour la navigation en solitaire ou l’alpinisme extrême, car la vie n’est jamais plus désirable que quand on l’expose volontairement. Et la guerre, par-delà sa monstruosité, exalte aussi des vertus positives, l’héroïsme, l’esprit de solidarité, l’esprit de sacrifice. En Ukraine, la guerre procède bien plus rapidement à l’achèvement de l’unité nationale que des décennies de paix. De la même manière, la Première Guerre mondiale a joué un rôle décisif dans la réintégration du Sud du pays dans l’union que forment les États-Unis.

Cette ambivalence des sentiments vis-à-vis de la guerre, fascination et répulsion, c’est ce qu’exprimait le chef de l’armée confédérée américaine. C’est, semble-t-il, en voyant des colonnes d’hommes sur lesquels on tirait que le général Robert E. Lee aurait dit à l’un de ses officiers : « Heureusement que la guerre est si terrible ; autrement on s’y attacherait trop. » Avec en arrière-plan toute la problématique qui s’attache à la figure du guerrier, tout à la fois objet d’admiration et de répulsion.

Voici ce qui continue de rendre la guerre attirante : même au milieu de la destruction et du carnage, elle peut nous proposer ce que nous recherchons dans la vie, à savoir un but, un sens, une raison de vivre. La guerre est un stimulant exaltant. Elle nous donne de la détermination, elle nous donne une raison d’agir. Elle nous anoblit. Et quand la milice Wagner recrute dans les bas-fonds des geôles du régime, ce qu’elle offre à sa clientèle, c’est aussi les voies de sa rédemption. Grâce à la guerre, nous réalisons que, même si nous recherchons le bonheur, il y a quelque chose d’encore plus important : le sens.

Au cœur de la problématique guerrière, se tapit la notion de sacrifice. Si l’on veut éliminer la guerre, il faut trouver une manière de préserver les vertus requises par la guerre. La guerre est un système sacrificiel et toute alternative à la guerre doit sacrifier les sacrifices de la guerre. Car le plus grand sacrifice de la guerre n’est pas le sacrifice en vies humaines, malgré l’immensité de ce sacrifice dans certains cas, mais bien le sacrifice de notre refus de tuer. Ce sacrifice-là, celui de notre refus de tuer, est ce qui nous permet de comprendre pourquoi la guerre est moralement à la fois si fascinante et si perverse. Selon le mot de Camus : « On ne peut tuer que si l’on est prêt à mourir. »

En fait, guerre et paix ne sont peut-être que les deux faces d’une même réalité, ce que semblent ignorer les pacifistes, qui se refusent à réfléchir à ces notions, et en saisir la complémentarité. Saint Augustin au Ve siècle était déjà pénétré de ces réalités, lui qui écrivait :

« On ne cherche pas la paix pour faire la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Sois donc pacifique en combattant, afin de conduire ceux que tu connais au bienfait de la paix, en remportant sur eux la victoire. »

Et Péguy, pour finir :

« La partie n’est pas égale. La guerre fait la guerre à la paix. Et la paix, naturellement, ne fait pas la guerre à la guerre. La paix laisse la paix à la guerre. La paix se tue par la guerre. Et la guerre ne se tue pas par la paix. Puisqu’elle n’est pas tuée par la paix de Dieu, par la paix de Jésus-Christ, comment se tuerait-elle par la paix des hommes ? […] Pour tuer la guerre, il faut faire la guerre. »

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