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On leur impose des programmes de plus en plus liberticides. Ils sont forcés de remplir des grilles d’évaluation qu’ils estiment absurdes et énergivores. Le Pacte d’excellence ? Ils s’en méfient comme de la peste. Passionnés mais à bout de souffle, certains profs de français du secondaire ont choisi, face à la pluie de normes qui leur tombe dessus, la rébellion douce. Le programme et surtout la méthode, ils en font ce qu’ils veulent. Ce qui n’atténue pas leur inquiétude pour l’avenir de leur métier : si ça continue, préviennent-ils, les salles de profs seront remplies de bons petits soldats. Texte QUENTIN JARDON Photographies JULIEN DE WILDE
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l balaye le document de son index jusqu’à tomber sur le passage qui le fait « mourir de rire ». Attention, prévient-il, aucune virgule. Faut s’accrocher. « L’oralité expressive initiée au premier degré pourra se développer au deuxième degré dans la pratique de modes d’expression variés préparatoires à l’échange communicationnel ou encore lors de médiations orales expressives de la lecture littéraire aux deuxième et troisième degrés. » Il respire un grand coup, en exagérant l’appel d’air. Sourire à la limite de la grimace. « Des trucs pareils, ça veut dire quoi ? C’est écrit en demi-chinois par des gens qui ont des têtes énormes et qui veulent montrer qu’ils sont plus intelligents que les autres. Et ça, c’est un programme scolaire ! Comment je l’applique en classe, moi ? Concrètement ? La bonne femme, l’inspectrice, elle a dit : je sais pas, je comprends pas non plus, je peux pas vous aider. » Jean-Claude Bauwin est un tantinet remonté. Prof de français et d’art d’expression en 5e et 6e secondaire au collège Notre-Dame de Basse-Wavre, dans le Brabant wallon, il prendra sa retraite à la fin de la prochaine année scolaire. La révérence d’un monstre sacré au collège, un gars « un peu foufou », comme il se décrit lui-même, qu’on voyait récemment se balader en trottinette d’une classe à l’autre à la suite d’une blessure au dos, sous l’œil hilare de ses élèves… L’ultime tour de piste d’un mordu de vélo, lui qui déguste chaque année 9 000 km de bitume sur son deux-roues. Cols alpins, plateaux normands, vallons ardennais : c’est là qu’il évacue sa rancœur vis-à-vis d’un système scolaire à ses yeux sous-financé, normatif et dirigiste. Chemins de liberté où il passera le plus clair de sa première année de jeune retraité, avant de retourner à Basse-Wavre pour participer à toutes les activités parascolaires. Parce que son école, il l’aime. C’est plus fort que lui. Monsieur Bauwin est donc rebelle. En tout cas, « super critique ». Enfin, il l’est devenu. « Quand j’étais jeune, j’étais pas quelqu’un de contestataire. Je voulais être prof, j’ai eu ma place et puis voilà. C’est avec ces programmes et ces textes de plus en plus complexes que j’ai commencé à rouspéter. Maintenant, parmi mes collègues, je suis celui qui s’insurge le plus. »
Sans muselière Mourir de rire, qu’il disait. Ce carcan, ça leur arrache les côtes mais surtout quelques cheveux, à ces profs désabusés. Peut-être une larme, parfois. Un fameux burn out, aussi, pour Isabelle Vanderborght. C’était en 2007. Pourtant, elle aussi, elle a toujours adoré son métier – à la folie. « Pendant cette période terrible, j’ai songé à
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mettre mes compétences ailleurs, dans un secteur où elles auraient été plus valorisées. Mais ma passion était trop forte. Je suis retournée à l’école en décidant de mieux me protéger de la fatigue et des bassesses du milieu. Et sans plus nourrir aucune attente vis-à-vis des structures. » Lire : du pouvoir provincial. Isabelle donne cours de français en 5e et rhéto dans une école technique et professionnelle à Nivelles, établissement qui fait partie du réseau officiel subventionné par la Fédération Wallonie-Bruxelles et organisé par le pouvoir local, en l’occurrence la province du Brabant wallon. À ses yeux, la structure hiérarchisée et hyperpolitisée de son réseau déshumanise les écoles officielles en rendant les profs interchangeables. Les responsables de l’enseignement sont trop raides et en plus, « ils font des fautes d’orthographe quand ils parlent ». Isabelle a l’impression d’être une résistante. Elle qui ose manifester sa désapprobation lors de la rentrée académique de la province, même si ses questions dérangeantes sont balayées. « Et tous les autres profs, qui n’en pensent pas moins ? Ils semblent muselés. » Elle qui monte avec succès des projets de théâtre d’envergure, en mobilisant contre toute attente des élèves au parcours compliqué. « Ils sont souvent issus d’un milieu ouvrier sans substrat familial. Beaucoup, je le constate chaque jour, renferment des blessures narcissiques. Mais quand on a de l’ambition pour eux, qu’on leur redonne le goût d’apprendre et de penser par eux-mêmes, on atteint des résultats extraordinaires. » Elle, Isabelle, qui crie sur tous les toits que le métier de prof c’est un art vivant, pas un job technique. Que l’aspect humain est fondamental. Qu’on ne peut pas uniformiser et instrumentaliser les enseignants, tendance qui, selon elle, menace de s’aggraver avec le Pacte d’excellence, vaste plan de réformes de l’enseignement appelé à s’installer par vagues jusque 2030. Et elle, surtout, qui fait des choses qu’on ne peut pas faire. Des dictées, par exemple. « Je l’ai dit aux inspecteurs. Ils ont fermé les yeux. » Les inspecteurs… La hantise de nombreux enseignants. Celle des directeurs aussi, qui devront remettre dans le rang leurs profs épris de liberté pédagogique. Sauf Bruno Ponchau : lui, il est relax. Le jour où le directeur des Aumôniers du travail de Boussu nous reçoit dans son bureau, à peine la conversation engagée, le téléphone sonne. Et devinez qui c’est ? « Ah, bonjour, monsieur l’inspecteur ! » Bruno Ponchau est en place depuis septembre 2016 dans cette école technique et professionnelle aux confins de la Wallonie picarde et c’est la première fois qu’il va recevoir la visite d’un représentant du ministère. Pas de stupeur ni de tremblement, le corps de l’inspection, il connaît.
D’abord enseignant, puis sous-directeur de Basse-Wavre (on y revient), directeur en 1995, il combine son poste de big boss avec celui d’homme politique entre 1999 et 2004 puis entre 2009 et 2014 en tant que conseiller provincial chez l’Ecolo Jean-Marc Nollet. Si vous avez le moral en berne, rien de tel que le clip du rap du « professeur Ponchau » sur YouTube, réalisé en pleine campagne électorale. Affublé d’un veston de laboratoire, d’un nœud pap’ vert bouteille et de deux acolytes déguisés en ours polaires, on le voit aligner les tirades écologistes qui font mouche : « C’est le plus beau, c’est le plus chaud des écolos. Il est sympa pour le climat et odieux pour le CO 2. Le professeur Ponchau ! » Cumul de 18 000 vues pour une sortie surprenante dans le chef d’un directeur d’école. Sous le règne de Nollet, donc, le rappeur messianique suit de près le corps de l’inspection en Fédération Wallonie-Bruxelles, à l’époque encore Communauté française. Pour lui, c’est une « cata totale », un « no man’s land » où se côtoient des brevetés et des
non brevetés, ces derniers n’ayant pas passé l’examen pour devenir inspecteur. Autrement dit, avant 2007, le ministre plaçait ses pions, affirme Ponchau. Plus après : la réforme de l’inspection introduite cette année-là permet de mettre de l’ordre dans le service, en refusant les faisant fonction et en développant une approche inter-réseaux (à laquelle, par ailleurs, Bruno Ponchau est archi favorable). « Quand j’étais prof, je prenais
« Quand j’étais jeune, j’étais pas quelqu’un de contestataire. C’est avec ces programmes de plus en plus complexes que j’ai commencé à rouspéter. Maintenant, je suis celui qui s’insurge le plus. » Jean-Claude Bauwin
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Ils nous disent : “Ça ne va pas qu’un élève X ait vu Corneille dans une école et un élève Y Racine dans une autre”. En quoi est-ce un problème ? Si on doit appliquer les prescrits à la lettre, c’est de la folie. Il faut tenir un journal de classe pour décrire ce qu’on va voir à chaque cours, quelle perte de temps débile ! Moi, je ne l’ai jamais fait. Donner cours, c’est aussi improviser, digresser, laisser des moments de respiration. Quand j’ai eu des inspecteurs, je les ai distraits en leur parlant d’autres trucs pour qu’ils ne me demandent pas mon journal de classe. Mais certains profs sont terrorisés par ça. »
« Les nouveaux profs sont tellement obéissants ! Ils concentrent leur énergie à remplir un canevas, mais ne développent pas du tout leur créativité. Je trouve ça alarmant. »
Miroir aux alouettes « Je ne suis pas du tout d’accord avec les programmes. » C’est franc, c’est sans détour, c’est Pascale Gerbaux qui parle. Dans la cuisine de son appartement, à la lisière chic de Molenbeek, cette prof de français formée au théâtre et au cinéma s’en prend à la passivité des élèves, à l’hypocrisie du système et même à l’organisation spatiale de l’école Saint-Pierre à Jette où elle travaille depuis 30 ans : une usine de 1 400 élèves bourrée massacre, « allure carcérale ».
Pascale Gerbaux
beaucoup de liberté par rapport aux programmes. La liberté, ça marche avec des gens compétents, mais évitons de travestir la réalité : une partie des enseignants ne le sont pas. La liberté, dans ce cas, devient dangereuse. Il faut un équilibre. En faisant aujourd’hui ce que je faisais autrefois en tant que prof, j’aurais des problèmes avec l’inspection. » « Si par malheur l’inspecteur d’art d’expression passe l’an prochain, ce sera crac dedans. C’est une crapule finie, il coince 95% des profs qu’il contrôle. Mais je ne compte pas me taire. » Jean-Claude Bauwin sait qu’il est out of the box. La théorie en art d’ex’, il l’évite autant que possible. La musique ? « Maintenant, pour avoir le droit de donner cours de musique, il faut être issu du conservatoire. Ce qui n’est le cas pour personne, chez nous. » Ajoutez à ça l’obligation de répartir équitablement sur la semaine les différentes compétences de la branche : expression musicale, expression plastique… « Du coup, on perd un temps
dingue rien qu’à mettre à chaque fois le cours en place. » Mais Jean-Claude a déjà eu affaire à des inspecteurs ouverts et réceptifs. Ils sont de plus en plus nombreux, d’après lui. Des émissaires du gouvernement qui comprennent son point de vue quand il crie au scandale. Il y a notamment ce courriel qu’il a adressé en 2009 à un inspecteur de français. Climax : « J’ai à vrai dire perdu 90% de ma confiance en moi en tant qu’enseignant. Jamais je n’avais songé à changer de boulot avant cette année. » Le destinataire a répondu de façon polie et indulgente, se souvient le prof de Basse-Wavre. « J’enseigne depuis 22 ans. Avant, on avait une liberté totale, puis le système d’enseignement par compétences a nettement recadré le truc, rembobine Isabelle. En français, heureusement, on dispose encore de marges de liberté. Mais notre inquiétude c’est de la perdre.
Mais, bon sang de bois, pourquoi la Fédération Wallonie-Bruxelles s’amuserait-elle à codifier de plus en plus l’enseignement ? Pascale se risque non pas à une simple, mais à une double explication. D’abord, des raisons économiques. Avec l’instauration progressive des épreuves externes – c’est-à-dire ces fameux tests certificatifs en fin de 2e (CE1D) et de rhéto (CESS) qui sont imposés à toutes les écoles de tous les réseaux – on vise, selon Pascale, à limiter le redoublement, lequel coûte environ 400 millions d’euros par an aux pouvoirs publics. « Et donc, nos politiciens pensent que les élèves seront plus vite sur le marché de l’emploi. C’est un miroir aux alouettes : ces épreuves nivellent par le bas. Chez moi, dès le début de l’année, je dis : les épreuves externes, on ne s’en occupe pas une seconde parce que de toute façon vous allez tous les réussir. Mes élèves ont entre 88 et 98%. C’est un supplément de travail insensé juste pour donner le sentiment au gouvernement que notre enseignement fonctionne bien. Ça décrédibilise surtout les profs et tout le travail qu’on fait pendant l’année, beaucoup plus exigeant. » Une autre motivation invoquée par Pascale, c’est la volonté de démocratiser l’école. « C’est bien de mélanger les individus, évidemment, mais les plus forts qui aident les plus faibles, c’est une vision naïve de la nature humaine. La société est trop individualiste, les élèves pensent d’abord à leur propre réussite. » Dans ce contexte, elle ne comprend pas pourquoi les enseignants ne se sont pas rebellés. « Ça me déçoit qu’une bonne partie du corps professoral soit très conformiste et
réponde stricto sensu au programme. » En 30 ans de carrière, elle n’a subi qu’une inspection. Et n’appréhende pas la deuxième, si un jour elle devait survenir. « Je me sens totalement en accord avec la finalité des programmes, mais pas du tout avec la méthode. Ma méthode à moi, c’est la curiosité, le partage et l’empathie, je veux raconter des histoires à mes élèves, pas passer mon temps à remplir des petites fiches bien comme il faut. » « Mes profs se plaignent beaucoup des programmes de plus en plus restrictifs. Je les comprends. Je leur conseille de s’autoriser quelques largesses, mais ça ne passe pas vraiment par moi. Tout ce que je peux faire, c’est donner une impulsion pédagogique. » Entre deux slams, Bruno Ponchau, le directeur des Aumôniers du travail qui dix ans plus tôt se prenait pour Maître Gims dans son clip écolo, se lève péniblement de sa chaise, chemise en jean sur pantalon en jean, clopine jusqu’à son ordinateur (« Chute à vélo. Ma chaîne s’est retrouvée dans mon cadenas ») et ouvre un document qui résume le projet du Pacte d’excellence. Il pointe avec nous les principales mesures de ce Pacte : prolongation du tronc commun jusqu’en 3e secondaire, renforcement de l’éducation artistique et culturelle, renforcement du soutien aux jeunes profs, augmentation des moyens financiers alloués à la remédiation pour réduire le redoublement – le tout pour un coût annuel de 220 millions au moment du « pic » (2022) mais de 50 à 70 millions à l’horizon 2030, grâce aux premiers « effets retour » qui se feront ressentir. Le directeur est formel, son équipe pédagogique redoute, en adoptant le Pacte d’excellence, d’acheter un chat dans un sac. Trop échaudés par les précédentes réformes belles sur papier mais inabouties sur le terrain, les profs attendent de voir. « Quand ils lisent les grandes lignes du Pacte, ils pissent de rire tellement c’est éloigné de la réalité qu’ils vivent au quotidien. Après, je dis pas qu’ils ont raison, les enseignants sont par nature conservateurs. Et j’ai pas envie de verser dans la critique stérile vis-à-vis du Pacte, car il y a aussi d’excellentes idées. »
Pilotage (automatique) On compte 80 inspecteurs et inspectrices au département de l’enseignement du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles. À la tête de ce régiment : Philippe Delfosse. Il siège au deuxième étage du City Center Office, entre Madou et Rogier, à Bruxelles. Le bâtiment est sous haute sécurité : après avoir montré patte blanche, on vous attribue l’ascenseur « A » (et pas un autre) qui vous amène chez l’Inspecteur général sans avoir à appuyer sur le moindre bouton. Un homme très haut, ce monsieur, barbe grise de quelques jours, chemise de bon père de famille, accent hennuyer
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marqué. C’est donc lui, le gaillard qui dirige un service appelé à vérifier l’application de programmes compliqués dans un système pédagogique global compliqué. « Si vous n’y comprenez rien, ne vous en faites pas. J’ai déjà modifié mon montage powerpoint des dizaines de fois tellement j’ai perdu d’auditeurs à qui je présentais le fonctionnement de l’enseignement en Belgique. » Par chance, Philippe Delfosse, ancien prof, est un excellent pédagogue. Voilà l’histoire. Depuis le décret de 2007 qui a « décloisonné » son service, les inspecteurs débarquent dans les écoles de l’officiel et du libre pour vérifier la même chose, à savoir les aspects techniques et pédagogiques – quand ils n’allaient dans le libre, avant 2007, que pour le volet technique. Ce qui les oblige à venir plus souvent et rester plus longtemps. « C’est sans doute pour ça que les enseignants ont un sentiment de contrôle plus pesant. Sur le terrain, nous constatons toutefois qu’ils sont satisfaits de ce changement. C’est plus cohérent, plus intelligent, on apporte un regard extérieur qui aide au pilotage de l’école. » Pilotage. Un mot jadis absent de l’enseignement en Belgique, rappelle Philippe Delfosse. « Quand j’allais à l’étranger dans les années 1990 pour expliquer le fonctionnement de nos écoles, on ne me croyait pas. “Mais c’est extrêmement désordonné, chez vous !” À l’époque, chaque pouvoir organisateur de chaque réseau établissait librement son programme, chaque enseignant rédigeait ses examens de son côté, et c’était la seule pièce pour passer à l’étage supérieur. Le niveau était donc très différent selon les écoles, ce que les enseignants appréciaient : ils étaient bien plus maîtres qu’aujourd’hui. Certains sont nostalgiques de cette époque. » Et puis, il y a eu le décret Missions en juillet 1997. Le mot « pilotage » apparaît : on crée des socles de compétences. On dit aux enseignants le contenu des savoirs à transmettre. C’est le « quoi ». Le « comment », c’est-à-dire la méthode, est encore laissée à l’appréciation de chaque réseau (« c’est sacro-saint pour eux, hein, dites », précise Delfosse). Tant qu’elle est validée par la commission des programmes, n’importe quelle méthode peut être appliquée dans un réseau, pour autant qu’elle serve à dispenser les contenus imposés. « Ce qui peut alors déranger le prof, c’est qu’il reçoit un programme de 50 ou 60 pages quand il en faisait 3 ou 4 avant, car le contenu est plus développé, tout comme la méthode imposée par chaque réseau. On leur dit “quoi” mais aussi “comment” ». Bref, aujourd’hui, les ouailles de l’inspecteur général ont du boulot. Que font-ils, d’ailleurs, une fois qu’ils sont
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« Les profs et les pédagogues, ce sont deux bulles séparées. On ne sait pas qui ils sont mais ils décident pour nous, avec leur jargon pas possible et décontextualisé. »
descendus sur le terrain ? Très simple : ils remettent un rapport au chef de l’établissement. S’il est négatif, une deuxième visite – annoncée – est automatiquement programmée dans les deux ou trois ans. « On donne du temps pour apporter des modifications », avance Philippe Delfosse. Et du temps pour maquiller le cours en prévision de la deuxième descente ? « Nous, tout ce qu’on peut faire, c’est une photographie à un moment donné. Soyons modestes. On peut nous rouler, c’est vrai, même si nos inspecteurs ont de la bouteille. Pour certains enseignants, notre visite s’apparente à un contrôle de police alors qu’on vient pour accompagner. Sur 1 000 rapports qu’on remet par an, je n’ai que 2 ou 3 réactions de directeurs très négatives. Des remerciements, on en reçoit par dizaines. Tout ça c’est une question d’état d’esprit, hein, dites. » Alors oui, la charge de travail individuelle des enseignants est beaucoup plus lourde, admet le patron de l’Inspection. Oui, remplir des grilles d’évaluation, c’est fastidieux. Oui, les épreuves communes de fin de degré peuvent paraître déconcertantes de facilité dans certaines écoles – « une minorité ». Mais tout ça est pensé et mesuré. « Les épreuves communes, c’est une base suffisante à atteindre. On a des écoles où le taux de réussite est de 100% et d’autres où il plafonne à 10%. Un prof devrait être heureux d’avoir la totalité de ses élèves qui le réussissent haut la main. J’en connais qui ont perdu la valeur étymologique du mot “évaluer”, c’est-à-dire “mettre en valeur”. Un enseignant qui n’a pas d’échec se considère comme un mauvais enseignant. C’est un raisonnement erroné. » Et les grilles d’évaluation qui hantent les nuits des profs, alors ? « C’est une manière extrêmement libre de voir ce qu’un élève a essayé de faire et ce qu’il a réussi à faire. C’est bien plus fin que de mettre simplement des petits “V” ou des petits chiffres dans la marge, selon des critères trop subjectifs et inflexibles. » Tout ça, assure l’inspecteur général, c’est pour permettre à notre enseignement d’évoluer vers un système mutualisé, égalitaire, collaboratif. « Je défends notre politique parce qu’elle instaure de la cohérence là où il en manquait cruellement. Qu’un enfant puisse être en échec dans une école alors qu’il aurait pu réussir dans une autre, ça ne me conviendra jamais. Notre système massacre beaucoup trop d’élèves. On peut y remédier sans niveler par le bas. D’autres pays le font très bien, pourquoi pas nous ? »
Visite chez un pédagogue de l’Olympe Il y a donc les professeurs. De temps à autre, ils sont contrôlés par des inspecteurs. Lesquels vérifient l’application effective d’un programme rédigé par un groupe composé de profs, d’anciens profs et de pédagogues, et validé par une commission des
Isabelle Vanderborght
programmes. Gravissons encore un échelon… Pour rédiger ce programme, le groupe s’est basé sur un référentiel, document qui a force de loi et qui, au fil du temps, est devenu tellement précis qu’il pourrait servir tel quel de programme. Isabelle Vanderborght, Pascale Gerbaux, Jean-Claude Bauwin : tous trois se demandent qui est à la manœuvre au moment de coucher sur papier ce référentiel. Autrement dit, qui décide de ce que les enseignants de toute la Belgique francophone vont devoir transmettre à des dizaines de milliers d’élèves ? « Les profs et les pédagogues, ce sont deux bulles séparées, exprime Isabelle. On ne sait pas qui ils sont mais ils décident pour nous, avec leur jargon pas possible et décontextualisé. Chacun veut y aller de sa petite invention. Ils écrivent les “apprenants” pour dire les “élèves”. C’est n’importe quoi, jamais je ne les appellerai comme ça ! » Jean-Luc Vanschepdael fait partie de ces pédagogues de l’Olympe. Ancien prof de français et d’histoire à
Bruxelles, ancien formateur et directeur d’école, il est aujourd’hui, à 56 ans, conseiller pédagogique et pilote de programmes et de référentiels pour le « secteur » français. Première observation : la novlangue des pédagogues, ça n’a pas l’air d’être son truc, on comprend tout ce qu’il raconte. Deuxième constat : son itinéraire s’arrêtera en juin. Il a été contraint de plier bagages pour des raisons obscures. Au moment où vous lisez ces lignes, Jean-Luc Vanschepdael n’est peut-être déjà plus cet homme qui fabrique des référentiels pour la Belgique francophone. « J’ai vécu cette décision avec rancœur car on ne m’a jamais expliqué pourquoi. Raisons politiques ? Idéologiques ? Je dois faire de l’ombre quelque part… » Soit, tâchons déjà de comprendre comment ça se passe, là-haut, chez les auteurs de programmes et de référentiels. Par secteur (ici, le français), ils sont une dizaine pour écrire soit un programme, soit un référentiel sur lequel doit se baser le programme. Cette team d’élite
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est composée du responsable de secteur, d’un ou plusieurs conseillers pédagogiques et de quelques profs. Chaque mot doit faire consensus. Dans le tas, on désigne un nègre qui écrit tout : Jean-Luc. « C’est schizophrénique, mon boulot. Je trouve qu’il faut laisser de la liberté aux profs, mais il y a un cahier de charges à suivre, des normes de plus en plus précises… Avant, le cadre était complètement vide, maintenant il est trop plein. » Déboulons encore avec la question qui nous chipote le plus : pourquoi cette volonté de tout normaliser ? JeanLuc Vanschepdael cerne trois tendances de fond. Le mythe de l’école perdue : il faut revenir aux bonnes vieilles recettes, remettre l’orthographe au centre des préoccupations, renforcer les bases. « Mais quelles bases, au juste ? C’est un discours réactionnaire auquel nos élus sont sensibles. » Deuxio, la tendance libérale, ou la gouvernance par le résultat : les épreuves communes, c’est une façon chiffrée et globale de fixer des objectifs. Tertio, la tendance socialiste qui veut l’égalité à tout prix. C’est la raison d’être, notamment, des épreuves communes. Et Jean-Luc Vanschepdael, où se situe-t-il ? « Je suis dans le doute. » Il dira juste que postuler l’égalité, « c’est complètement fou. On veut imposer des normes identiques dans des domaines fort déterminés par l’extérieur : la famille, l’environnement… C’est une façon de déresponsabiliser les autres acteurs en jeu dans l’éducation. »
Le prof du futur ? Pas joli joli « Un enseignant n’est-il plus quelqu’un qui transmet un savoir, une expérience, mais quelqu’un qui remplit des tonnes de papiers administratifs ? Je le crains. » Autre extrait du courriel amer de Jean-Claude Bauwin adressé à un conseiller pédagogique. L’avenir de leur métier. Ce que ces profs rebelles redoutent par-dessus tout. Le futur de l’enseignement ne sera pas joli joli, suffit déjà de voir les jeunes recrues, disent-ils. « J’ai coaché des nouveaux profs pendant trois ans, ils sont tellement obéissants ! s’exclame Pascale. Ils concentrent leur énergie à remplir un canevas, mais ne développent pas du tout leur créativité ou leur anticonformisme. Je trouve ça alarmant. On cadre de plus en plus et beaucoup trop parce qu’on ne fait plus confiance aux enseignants. » « Être dans la contestation et la proposition de projets novateurs, ça demande énormément d’énergie et de culot. Est-ce que les jeunes profs vont pouvoir reprendre le flambeau ? s’interroge Isabelle. Ils sont tellement infantilisés… Moi qui suis philosophe de formation, je n’aurais jamais accepté qu’on me traite comme un enfant au sortir des études. » Elle regrette aussi que les formations données aux enseignants soient aussi pauvres. « On nous sert des soupes avec rien dedans.
Or un prof doit rester un intellectuel, il doit lire, s’interroger constamment, sinon c’est la sclérose. Pas facile pour les jeunes qui sont contraints de remplir des cases, se justifier en permanence et changer de cours chaque année. » N’espérez pas que le Pacte d’excellence trouve davantage grâce à ses yeux, elle n’y croit pas un instant. « Il y a un hiatus énorme entre le discours politique qui se veut très démocratique et la réalité du terrain qui ne l’est pas du tout. Ils jouent aux illusionnistes en nous faisant croire qu’ils sont à l’écoute, mais c’est faux. Et, à la base de ce système très raide, les profs n’osent rien dire. On est devenu des petits soldats. » « Au début, la liberté était très grande, sans doute trop, se remémore Jean-Claude Bauwin. On se concertait entre profs sur la matière à dispenser – si tu voulais faire cavalier seul, tu pouvais. Il a fallu recadrer et c’est tant mieux. Mais aujourd’hui… le nombre de burn out, j’ai jamais vu ça. Ce n’est pas uniquement lié aux programmes mais c’est une partie de l’explication. Croyez-moi, les salles de profs vont s’éclaircir. » Et le Pacte d’excellence, alors ? Du pipeau ? « Si on ne donne pas de vrais moyens financiers, je ne vois pas avec quoi on va faire de l’excellence. J’ai presque 30 élèves par classe, les méthodes qu’ils envisagent seront impossibles à appliquer dans ces conditions. » « Aux enseignants, il faut leur laisser du pouvoir de création, reconnaît Jean-Luc Vanschepdael. D’ailleurs je me réjouis qu’il y ait des profs rebelles, ça fait partie de l’esprit critique. Mais on a aussi un contrat social, on est dans la fonction publique. Imaginez un conducteur de train de la SNCB qui déciderait du trajet… Les enseignants n’ont pas toujours cette conscience du contrat social minimum, en partie parce que persiste l’idée du statut du prof indiscutable d’autrefois. Tout ça s’effrite. » Méfiez-vous aussi des faux profs rebelles, prévient le pédagogue. Ceux qui, sous prétexte qu’ils sont dans la contestation, refusent de changer leur cours d’un iota. « Ils veulent du prêt à porter, “Dites-moi ce que je dois suivre comme manuel comme ça je suis en ordre”, “Quoi, je dois moi-même chercher sur Internet ?” C’est un discours effrayant. Pour moi, il y a de plus en plus de profs soumis et fonctionnaires. Certains rêvent d’un métier où ils ne devraient plus rien préparer. » Quentin Jardon