Le Bescherelle et le Coran - L'école rebelle - 24h01

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Le Besche relle et le Coran L’école Al Ghazali, à Etterbeek, est la plus ancienne école islamique de Belgique. Ses 290 élèves de maternelle et primaire suivent le programme de la Fédération Wallonie-Bruxelles tout en bénéficiant d’un éveil spirituel centré sur l’islam et le Coran. En recherche d’une école qui leur ressemble, les parents jouent des coudes pour y obtenir une place. D’autres établissements religieux d’un type nouveau sont dans les cartons, s’ils n’ont pas simplement déjà ouvert. Le système belge fondé sur la liberté d’enseigner risque-t-il d’aggraver les fractures de notre société ? Texte GRÉGOIRE COMHAIRE Illustrations CÉLIA CALLOIS

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e petit groupe d’élèves en uniforme rouge remonte l’escalier dans un certain brouhaha. « On reste sur la droite », ordonne Grégory Ramis en mettant son bras au milieu de l’escalier pour recadrer les débordements. S’il sait faire preuve d’autorité, « Monsieur le Directeur » se sépare rarement de son sourire bienveillant. Nous sommes à Etterbeek, à quelques encablures du quartier européen, juste en face de la maison communale et du commissariat de police. Sur la porte d’entrée de l’école Al Ghazali, une affiche jaune invite les visiteurs à participer à la fête de l’école, organisée cette année sur le thème du jeu. Au rez-dechaussée, des casiers et des dessins d’enfants. Un établissement comme les autres à première vue, sauf qu’Al Ghazali est une école musulmane : l’une des quatre seules en Belgique et la plus ancienne de toutes.

Presque 300 élèves sont inscrits ici, de la première maternelle à la sixième primaire. Ils suivent le même programme que les autres écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais dans le cadre d’un projet pédagogique particulier, lequel entend développer chez l’enfant « la culture et l’identité musulmane ». « Nous ressemblons aux écoles catholiques, explique Grégory Ramis. Dans l’enseignement officiel, la religion ou la morale laïque sont limitées à deux heures de cours par semaine. Dans une école catholique par contre, les valeurs chrétiennes sont au cœur du projet de l’établissement. Elles transparaissent dans toutes les matières. C’est la même chose chez nous. Nous enseignons tout ce qui est prévu dans les socles de compétences, mais nous le faisons à la lumière de notre foi et de nos pratiques religieuses. » Les élèves d’Al Ghazali bénéficient ainsi d’un éveil spirituel constant tout au long de leur scolarité. Et les parents qui ont choisi de scolariser leur enfant dans cette école y trouvent pleinement leur compte. « Il y a une continuité entre l’école et la maison, explique Mohamed El Khattabi, 36 ans, père de cinq enfants tous inscrits à Al Ghazali. Bien au-delà du simple cours de religion, toutes les pratiques de la vie quotidienne favorisent cette continuité. » Né à Bruxelles et scolarisé dans un athénée du centreville, Mohamed El Khattabi a dû faire face à des difficultés lorsqu’il était adolescent. « Je ressentais un malaise constant à l’école. Quand je jeûnais pour le

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ramadan, par exemple, je devais constamment me justifier. J’essuyais souvent des remarques, y compris de la part des professeurs. On me disait : “Ah, tu es fatigué. Mais tu n’as qu’à pas jeûner ! Il faut manger pour être en forme !” Idem pour les voyages scolaires. Je ne pouvais pas prendre le temps de faire la prière parce que ça aurait été mal compris. Impossible également de manger Halal, j’étais obligé de demander un plat végétarien si je ne voulais pas mourir de faim. » Ces difficultés sont, selon lui, le quotidien de nombreux jeunes musulmans nés en Belgique. Elles créeraient souvent un malaise identitaire à l’origine des problèmes de délinquance qui collent à la peau d’une partie de cette jeunesse. C’est ce malaise que les écoles musulmanes veulent à tout prix éviter. « Nous voulons former des jeunes citoyens belges, apaisés dans leur cœur de musulman, résume Grégory Ramis. Un cœur apaisé permettra de faire des citoyens apaisés dans leur identité plurielle. Chez nous, il n’y a pas de conflit de loyauté. »

Un foulard et tout bascule L’école Al Ghazali est née à la fin des années 1980. Deux décennies après l’arrivée des premières vagues d’immigration marocaines et turques, la société belge commence à se crisper sur la question du foulard, en particulier dans les écoles où les interdictions de le porter se multiplient. Un groupe de parents musulmans décide alors de réagir. L’école Al Ghazali voit le jour avec très peu de moyens : elle est hébergée dans les locaux du Centre Islamique de Belgique, situé au parc du Cinquantenaire. « Pendant longtemps, la Belgique a vécu en dehors de ce concept de laïcité à la française, poursuit Grégory Ramis. Le port du voile n’était pas un enjeu de société. Tout a changé depuis que ce concept est arrivé chez nous. Sous prétexte de respect de la laïcité, on veut gommer les différences. Cette tentative d’uniformisation engendre des questionnements inutiles et problématiques, notamment autour du voile. Chez nous, nous parvenons à les éviter. » À l’école Al Ghazali, chacun est libre de porter ou non le voile islamique. Certaines petites filles arborent déjà un foulard blanc pour masquer leurs cheveux. La plupart des professeures le portent aussi, sans obligation et surtout sans jugement de leurs pairs. Pas de problème non plus pour les cours de sport. « Toutes les filles vont à la piscine, poursuit Grégory Ramis. Et tous les élèves partent en voyage scolaire. Il est déjà arrivé que l’un ou l’autre parent tente de dispenser sa fille de piscine, mais j’entre alors en contact avec eux.

Un jour, un papa a cherché à obtenir une telle dispense sous prétexte qu’il était un disciple de tel imam à Bruxelles. J’ai répondu poliment que cet imam avait sa fille dans notre école et qu’elle allait à la piscine avec les autres ! » Année après année, l’établissement s’agrandit. Un nouveau chantier est actuellement en cours : il concerne la future salle de gym, qui verra le jour un peu plus loin dans la rue. Il portera le nom de Loubna Lafquiri, l’ancienne professeure d’éducation physique de l’école, tuée le 22 mars 2016 dans l’attentat du métro à Maelbeek. Les listes d’attente, elles, n’en finissent plus de s’allonger. Les places sont chères et s’arrachent généralement en quelques heures lorsque s’ouvrent les inscriptions. « Cette année, des parents ont campé tout un week-end devant l’école en espérant pouvoir inscrire leur enfant le lundi, explique Mohamed El Khattabi. Malheureusement pour eux, il n’y a pas d’inscription cette année. Moi-même, j’ai failli ne pas avoir de place pour inscrire ma fille aînée en première secondaire à la Vertu l’an prochain. Ce qui aurait constitué un problème pour elle car elle porte le voile, et partout ailleurs on l’aurait obligée à l’enlever. » Faute de place, l’immense majorité des familles musulmanes de Bruxelles continue à scolariser leurs enfants dans l’enseignement officiel ou dans l’enseignement catholique. Mais d’autres initiatives pourraient voir le jour à l’avenir, en raison d’un contexte démographique favorable à la création de nouvelles écoles. Si le foulard a été l’élément déclencheur, la création d’écoles musulmanes est avant tout une conséquence du système scolaire belge, fondé sur la liberté d’enseignement. « En Belgique, à peu près n’importe qui peut décider de devenir Pouvoir Organisateur et créer une école, rappelle Samir Barbana, chercheur en sciences de l’éducation à l’Université catholique de Louvain (UCL). La Belgique est dans une situation de quasi-marché sur le plan éducatif. Les parents sont libres d’inscrire leur enfant dans l’école qu’ils veulent, n’importe où dans le pays. C’est assez unique comme système ! À travers les différents projets pédagogiques qui émergent, les parents sont souvent amenés à choisir l’école qui correspond le mieux à leurs valeurs. Dans la société plurielle qui est la nôtre, il n’est donc pas étonnant de voir naître des écoles musulmanes, comme il existe depuis toujours des écoles catholiques et des écoles juives, et comme il existera peut-être un jour des

« Il n’est pas étonnant de voir naître des écoles musulmanes, comme il existera peut-être un jour des écoles protestantes évangélistes, vu le succès de ces églises chez nous. » Samir Bardana, chercheur en sciences de l’éducation à l’UCL

écoles protestantes évangélistes, vu le succès de ces églises chez nous. »

Boom démographique, boom scolaire ? Après avoir longtemps perdu des habitants, Bruxelles a inversé la tendance. Entre 2000 et 2016, la population de la capitale a cru de 24 %. Vu ce « boom démographique », il va falloir créer d’urgence de nouvelles écoles. Un appel à projet a été lancé par la Fédération Wallonie-Bruxelles afin de créer quelque 33 000 nouvelles places (francophones) en région bruxelloise d’ici 2025. Chez Perspective Brussels, une agence bruxelloise regroupant différents services de statistiques, une cellule est spécifiquement chargée de gérer la question des écoles, afin de servir de courroie de transmission entre les pouvoirs organisateurs et les pouvoirs publics. À sa tête, Julie Lumen, « facilitatrice école » de la région bruxelloise. Sa fonction lui donne une visibilité constante sur l’offre et la demande scolaire. « Depuis 2010, on dénombre 171 nouveaux projets d’école, résume-t-elle. Si tous ces projets se concrétisent, le besoin en places dans l’enseignement fondamental sera pratiquement comblé. Ce ne sera malheureusement pas le cas pour l’enseignement secondaire où il manque encore de nouvelles places. » Dans les écoles maternelles et primaires, ce sont essentiellement les pouvoirs organisateurs traditionnels qui sont à la manœuvre : la Fédération WallonieBruxelles, ainsi que l’enseignement libre catholique et les communes bruxelloises, qui ont été très proactives ces dernières années pour répondre à la hausse de demandes de places. A contrario, dans le secondaire, la marge de manœuvre est plus grande pour des projets de nouvelles écoles qui sortent des sentiers battus. « Un certain nombre de projets originaux ont émergé ces derniers temps car nous sommes dans un moment très particulier où il existe une vraie opportunité de créer de nouvelles écoles », poursuit


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«L’islam enseigné à Al Ghazali n’est ni particulièrement rigoriste, ni particulièrement libéral. Il n’y a aucune raison de penser que ce sera différent à La Sagesse à Forest.»

catholicisme plus ancien, traditionnaliste, en recherche de ses propres racines. « En Belgique, ce type d’école va généralement émerger en tant qu’école privée, estime Julie Lumen. Ils ne vont pas chercher une subvention des pouvoirs publics. » Car, en s’inscrivant dans cette voie, l’équipe pédagogique devra se soumettre aux inspections de la Fédération WallonieBruxelles, donc accepter de concéder une part de sa liberté d’action au niveau du programme de cours.

Corinne Torrekens, spécialiste de l’islam

Julie Lumen. Mais parmi ces projets originaux, on en trouve très peu d’inspiration religieuse. « L’essentiel des initiatives qui n’émanent pas des pouvoirs organisateurs traditionnels sont des projets d’écoles à pédagogie active. »

Pourrait-on, à l’avenir, voir émerger des écoles musulmanes plus rigoristes, à l’image des écoles catholiques précitées ? Rien n’empêche de le penser, même s’il s’agirait, à ce stade, d’initiatives marginales. L’année dernière, la bourgmestre de Molenbeek Françoise Schepmans (MR) avait ainsi exigé la fermeture d’une école coranique clandestine où 40 enfants étaient scolarisés sur le territoire de sa commune. D’autres cas existent peut-être, sans avoir été rendus publics jusqu’à présent.

Prêtres en soutane et « pédagogie de la peur » Pour faciliter l’émergence de nouveaux établissements, les conditions ont été assouplies au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Mais dans le contexte de retour au religieux palpable partout dans la société occidentale, on constate parfois l’arrivée d’écoles au projet pédagogique particulier et en dehors des voies officielles. Voici deux ans, l’ouverture du Collège Sint-Ignatius, une école ultra-catholique à Overijse, avait fait couler beaucoup d’encre. Prières quotidiennes obligatoires, prêtres en soutane, discipline très stricte, un reportage de la RTBF réalisé en 2015 racontait de l’intérieur l’ouverture de cette école qualifiée d’« intégriste », où s’enseigne le « catéchisme de Malines » et où les élèves doivent répéter jusqu’à 50 fois par jour le « Je vous salue Marie ». À Bruxelles, dans le quartier européen, une école similaire, la Brussels Catholic School, offre un enseignement bilingue en français et en anglais, sous la conduite de l’Institut du Christ Roi Souverain prêtre – une congréation traditionnaliste qui célèbre la messe en latin et organise chaque année une messe funéraire en mémoire du Roi Louis XVI. À près de 10.000 euros l’année scolaire, cette école privée accueille forcément un public très concerné. Le même reportage reprenait le témoignage d’une ancienne enseignante de cette école, parlant d’une « pédagogie de la peur » et racontant qu’il y était interdit d’évoquer la théorie de l’évolution, l’Homo sapiens ou les dinosaures durant les heures de cours. Ce type d’école serait très en vogue partout en Europe, suivant la tendance générale au retour vers un

Depuis plusieurs années, le centre musulman El Hikma, à Forest, tente de mettre sur pied une nouvelle école musulmane : La Sagesse. Un million d’euros a été récolté par crowdfunding. Près de 350 élèves étaient pré-inscrits pour la rentrée 2016, mais l’agrément n’a pas été obtenu suite à des manquements au niveau de la sécurité et de l’hygiène dans les infrastructures. Les responsables d’El Hikma espèrent tout de même ouvrir leur établissement en 2017. Si les écoles musulmanes se multiplient dans les prochaines années, ne faut-il pas craindre, à terme, une capitale constituée d’écoles ghetto où les communautés de ne se mélangeront plus ? « L’islam enseigné à Al Ghazali n’est ni particulièrement rigoriste, ni particulièrement libéral, estime Corinne Torrekens, politologue à l’ULB et spécialiste de l’islam. Il n’y a aucune raison de penser que ce sera différent à La Sagesse à Forest. » Un projet qui est, selon elle, à l’image de la communauté musulmane de Belgique, laquelle entend être reconnue pleinement comme partie intégrante de la société belge. « Les écoles musulmanes bruxelloises répondent à une vraie demande d’une partie de la population. Le voile et le Halal sont devenus des facteurs d’identification essentiels dans la communauté musulmane, ce qui n’était pas le cas voici trente ans. Les deuxième et troisième générations issues de l’immigration ont des positionnements différents de ceux de leurs parents. Certains ont fait des études et occupent des positions sociales élevées. Ils sont citoyens belges, se considèrent comme tels et veulent pouvoir vivre dans la société avec leurs particularités culturelles. » Grégoire Comhaire


UN TÉMOIGNAGE Hicha Abdel Gawad, professeur de religion islamique en Belgique, a écrit un livre pour raconter son quotidien dans une école publique de Forest. Cet ancien salafiste français est aujourd’hui engagé depuis contre le radicalisme. Il prône un islam basé sur la raison, la science et la force de l’argument. Les questions que les jeunes se posent sur l’islam, édité par La Boîte de Pandore, 2016, 325 pages.

un livre

Fondé par des congrégations religieuses, l’enseignement catholique a traversé toute l’histoire de la Belgique en parvenant à s’adapter à tous les changements culturels de la société. L’enseignement catholique a même parfois joué un rôle dans ces changements sociétaux. Le livre L’enseignement catholique en Belgique (éditions Erasme, 2016), fruit d’une la collaboration entre 26 chercheurs du nord et du sud du pays, retrace toute cette évolution. Il offre une mise en perspective très exhaustive des différentes identités de l’enseignement catholique dans notre pays.

une étude

Comment les écoles gèrent-elles leur identité dans un contexte de marché scolaire ? L’étude scientifique Les écoles et leur réputation (publiée aux éditions De Boeck Supérieur) se penche sur différentes expériences à travers le monde. L’un des chapitres est consacré aux écoles musulmanes en Belgique. Ce chapitre a notamment été rédigé par Grégory Ramis, le directeur de l’école Al Ghazali.

« La phrase qu’on m’a répétée tout au long de ce reportage : “Envoyez-moi un email !” » Pour lire l'intégralité du making-of du journaliste Grégoire Comhaire, rendez-vous sur notre site (24h01.be/?p=9255)

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Pour le moment, il n’existe pas d’école musulmane en Flandre ou en Wallonie. Les quatre écoles musulmanes de Bruxelles sont donc les seules du genre en Belgique. Cependant, la situation pourrait changer dans les années à venir. Il existe en effet un projet d’école musulmane à Malines.

C’est le pourcentage d’élèves francophones de Bruxelles inscrits dans le réseau libre. Cette proportion monte à 57% si l’on ne tient compte que de l’enseignement secondaire. Les communes bruxelloises ont historiquement peu investi dans l’enseignement secondaire, raison pour laquelle l’enseignement libre y est majoritaire. Cela explique aussi pourquoi il y a aujourd’hui davantage de place pour des projets « hors des sentiers battus » à Bruxelles, dans l’enseignement secondaire.

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prolongements

44 720 Entre 2010 et 2025, 44  720 nouvelles places devraient être créées dans le paysage scolaire de la région bruxelloise, dont 33 016 pour le volet francophone et 11 704 pour le volet flamand.

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Une pénurie d’écoles, des centaines de m2 de bureaux vides… À Bruxelles, l’équation semble facile à résoudre. Cette année, sur les six nouvelles écoles qui ouvriront à la rentrée dans la capitale, quatre verront le jour dans des anciens bureaux reconvertis.


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