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Bernard et le picoulet

portrait

Bernard

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et le picoulet

Le picoulet fait émerger de ma mémoire les souvenirs d’enfance liés à Bernard Crettaz, le picoulet et les farces. Ah ! Clore les festivités de la Fête-Dieu de Vissoie, après avoir quitté la Place de Fête, se retrouver sur la place du village, nous les enfants en cercle au milieu, les jeunes et adultes formant une ronde tout autour, pour chanter et danser le picoulet entraînés par l’animateur du jour trônant au centre. Une belle façon de se dire au revoir, après avoir participé à la fête religieuse qui prenait des airs un peu païens au fur et à mesure de l’après-midi.

Le picoulet ? Une magnifique ronde chantée populaire du folklore de Suisse romande, qui semble avoir pris racine au Moyen-Age et a résisté au temps qui passe. A Genève, par exemple, le fameux cortège de l’Escalade se termine sur un picoulet d’enfer autour d’un feu de joie. Bernard animait le picoulet de Vissoie bien avant de « remuer » vers Genève, on ne peut donc pas l’accuser d’avoir copié les mœurs citadines.

Et c’est ainsi que l’on danse, notre charmant picoulet (refrain).

Il faut bien se lancer, alors entrons dans la danse, mais avec Bernard, c’est dans une folle farandole qu’on se jette. Rémy Abbet, animateur-né, porteur de nombreuses vieilles chansons populaires a transmis l’art de diriger le picoulet à Bernard qui lui en est infiniment reconnaissant. Il affirme avoir beaucoup reçu des anciens, d’Henri Florey et de son fils Edouard, des gens hors norme, inventeurs, conteurs, électriciens à la première centrale électrique au fil de la Navizence entrée en fonction en 1904. Edouard et Alfred Clivaz, électricien lui aussi, roulaient à moto et personnifiaient un aspect novateur pour les jeunes comme lui à cette époque.

Bernard a passé des soirées entières à écouter Edouard conter avec passion, transmettre Anniviers. Il a sérieusement prêté l’oreille, a observé, fait une première tentative de percer les mystères des comportements populaires, étudié leurs sources, leur évolution dans le temps.

Puis l’heure est venue de prendre le relais, d’être désigné « major de table » de la Fête-Dieu, en alternance avec les anciens. Bernard a quand même chanté l’Internationale un soir de Fête-Dieu, accompagné par d’autres ; Euchariste Massy, major de table cette foislà, ne l’a pas interrompu. Initier les copains à la traversée du cimetière la nuit fait partie de ses moments forts, un peu de rébellion, un peu du désir de transmission concrétisé plus tard. Et si vous preniez le car postal en même temps que Bernard dans ces annéeslà, vous étiez assuré que le trajet serait très animé, voire agité : il passait d’un siège à l’autre, invectivait, débattait déjà !

Et les farces alors ?

Cette période riche en changements sociaux se voulait propice aux canulars de toutes sortes. Les Anniviards en ont toujours été friands, pour alléger un peu leur vie si rude. Autant dire que Bernard était largement pourvu de ce goût particulier, un des rois de la farce, parfois seul, parfois avec d’autres. Peut-être que Cécile Zufferey se souvient de la première visite officielle d’un responsable scolaire, alors qu’elle était jeune enseignante à Mayoux ? Bernard s’est présenté comme inspecteur, les enfants lui ont montré leur cahier, et l’enseignante son savoir-faire. Mais lorsque Bernard a entendu un bruit à l’extérieur de l’école, il a pris congé vite fait, un peu stressé mais content bien sûr d’avoir joué un bon tour.

Une autre fois, après avoir peint des chèvres qui n’ont pas eu leur mot à dire, avec son compère l’autre Bernard, ils ont ameuté le Nouvelliste de l’époque qui leur a envoyé une jeune journaliste, un peu naïve. L’article qui s’en est suivi relatant une épizootie incroyable en Anniviers a fait grand bruit et a failli leur coûter cher. Je me sou-

viens que les parents des deux Bernard leur ont quand même sérieusement remonté les bretelles à ces deux lascars.

Une petite dernière pour la route ? Alors séminariste à Sion, avec son camarade JeanClaude ils ont décidé d’aller rendre visite à une amie de Vissoie, interne chez les sœurs pendant sa formation d’infirmière. Les deux amis ont sonné à l’internat, la sœur réceptionniste a refusé de les laisser entrer : non mais pour qui se prenaient-ils ces deux jeunes hommes prétendant entrer dans une maison de filles de bonnes moeurs. Eh bien, Bernard a trouvé LA solution, il a été revêtir son habit de séminariste et, les deux revenus se présenter à l’internat, les portes leur ont été grandes ouvertes, avec offre de thé sur nappes blanches. Qui dit que l’habit ne fait pas le moine ?

Les Compagnons de la Navizence

La grande aventure du théâtre a débuté plus sérieusement dans ces années 50 à Vissoie. Des pièces étaient jouées depuis fort longtemps à Grimentz, Ayer, Mission et St-Luc, d’après les photos et textes anciens préservés. Bernard montait des spectacles pour les jeunes à la chapelle du château, le vicaire Masserey s’occupait de la mise en scène. Puis le soir, les plus âgés occupaient la scène pour jouer par exemple Les Saints de glace, l’un ou l’autre avait tendance à s’endormir. Les décors étaient placardés de cartons pougnons avec les textes à retenir inscrits pour ranimer la mémoire défaillante de ces braves anciens. Les Compagnons de la Navizence, en tant que société constituée, sont nés avec Bernard, Gabriel Genoud, André Melly, Marcel Epiney, entre autres. Le schéma prévu consistait à jouer un drame, l’ouverture de la cantine prenait le relais, puis une comédie s’en suivait. Le metteur en scène Marcel Bonvin a été recruté par Bernard et les grandes pièces du terroir, écrites au fur et à mesure des répétitions par Aloys Theytaz, ont été jouées sur la Place de Fête. Nous sommes nombreux à nous en souvenir. Une des manières d’annoncer au public les représentations se faisait par Oswald, le crieur public, qui frappait du tambour, puis tirait un papier de sa poche qu’il lisait ou faisait semblant de lire, et après avoir donné les lieux, dates et heures des représentations, il ajoutait « prendre avec soi tasses, sous-tasses, cuillèrettes à café ». Eh oui, la cantine fonctionnait avec le minimum de matériel et de déchets, tout était réutilisable, sauf lors de la première grande représentation pour laquelle on avait commandé 4000 saucisses à rôtir… Le lendemain, il a fallu faire le tour des villages pour tenter de vendre le surplus. Le bénéfice de la fête avait été déposé dans une banque, mais laquelle ? Une année plus tard, personne ne s’en souvenait. Le comité a été obligé de visiter toutes les banques de la place pour résoudre l’énigme et trouver où déposer le bénéfice suivant s’il y en avait un. Le souci du rendement semblait bien secondaire, à ce moment-là. Les pièces comme L’ombre sur la Fête, La Nuit des Quatre Temps ou Le Président de Viouc ont été jouées sur la Place de Fête. La véritable histoire des Compagnons de la Navizence reste à écrire, n’est-ce-pas Bernard ?

Petit mot sur la société locale

Les habitants de Vissoie ne remuaient pas autant que ceux des villages de plus haute altitude. Ainsi, la famille de Bernard était semi-nomade. Grâce à l’artisanat et à l’usine de Chippis active dès le début du XXème siècle, un travail complémentaire aux activités paysannes permettait de recevoir un salaire. Le papa de Bernard travaillait à l’usine. Le mayen familial se trouvait à Zinal. Vissoie représentait un lieu de passage important, après avoir bénéficié de l’arrivée de la première route à char dès le milieu du XIXème. Des services d’artisans tels que des cloutiers, magasiniers, guides muletiers, maréchaux ferrants, charrons, forgerons et beaucoup d’autres se sont développés. Seuls les habitants de St-Luc et Chandolin empruntaient les raccourcis plus directs sur Fang, Soussillon et Niouc sur le long chemin du remuage. Ils n’avaient donc pas besoin de passer par Vissoie.

La mutation des mariages

L’évolution des cérémonies de mariage prend les traits d’une révolution dans la tête de Bernard. Autrefois une messe d’union des couples à 6h ou 7h du matin précédait le déroulement normal de la journée aux champs. Plus tard, une raclette partagée avec la famille proche a agrémenté la journée, puis des filles et garçons d’honneur se sont ajoutés aux mariés. Que de changements avec l’entrée en jeu du major de table ! On le chargeait du placement des nombreux invités, un vrai casse-tête car il fallait tenir compte de celui qui ne devait surtout pas être assis à côté d’un tel. Puis, le grand jour arrivé, après la cérémonie religieuse qui avait lieu le matin, il fallait organiser l’apéro et le déplacement des invités vers le lieu prévu pour la fête. Le repas plus élaboré qu’une raclette commençait. Le major de table reprenait la main, donnait

Bernard avec Robert Rouvinez à l’alpage de Torrent en 1977

équitablement la parole à des membres des deux familles, certains avaient bien insisté avant les festivités: « Tu ne me passes pas la parole, hein ! ». Interpelés par le major de table, le moment venu, ils sortaient un papier de leur poche, tout contents, leur discours était prêt. Bernard a officié souvent comme major de table. Il préparait des sketches, chantait et faisait chanter, avait préparé des scénarios suivant les petits secrets qu’il avait pu récolter. Emouvoir d’abord, se lâcher ensuite. Pour être sûrs que Bernard accepte leur sollicitation, les futurs mariés contactaient d’abord sa maman, si elle disait oui, c’était gagné.

Bernard dit avoir découvert grâce à ces étapes de vie la passion du discours des Anniviards. « Nous sommes héritiers de ça, nous sommes des parleurs, pas ou peu imités, comme le sont les Saviésans par exemple ». Il cite des anciens qui ne parlaient que patois à la maison, ont appris un très bon français à l’école, qu’ils étaient fiers d’utiliser, comme Robert Rouvinez ou Lucien Bonnard pour ne citer qu’eux. Robert Rouvinez a reproché à Bernard d’avoir mal retranscrit ses propos dans le livre sur Grimentz : « Tu me fais passer pour un imbécile ».

Relations avec les médias

Sollicité par les médias, Bernard a souvent répondu présent, trop peut-être parfois. Il a mis au point sa stratégie : « Il faut les choper, les chauffer pour les faire venir, trouver des mots qui restent et qui marquent, trouver la phrase qui fait choc, pour que les journalistes et cameramen s’en souviennent. C’est un vrai travail, pas si facile. J’ai aimé faire ça, laisser sortir le plaisir de soi ». Récemment les mots « chalétisation et sur-chalétisation » ont imprégné une émission de Temps Présent sur la RTS. Il y a quelques années, Bernard reconnaît s’être laissé un peu dépasser par le terme « Disneylandisation » qui lui est retombé dessus par une utilisation excessive. Lors d’une interview télévisée après la votation sur la Lex Weber acceptée par la Suisse, Bernard s’est lourdement énervé s’étant déclaré farouchement contre. Il n’a pas été bon, s’en est excusé. Sa réaction n’a pas contribué à la compréhension de ses propos. Les retours ont été forts, souvent injurieux, parfois haineux. Cela a beaucoup remué Bernard, qui savait bien pourtant qu’une prise de parole tranchée peut amener des coups. Sa position forte contre la Lex Weber a fait applaudir les gens dans les gares de Sierre et Sion à son passage, un peu moins dès Martigny, et du mépris a surgi dès Lausanne. Alors pour tenter de répondre aux injures reçues, à la gare de Genève, en haut de l’escalier, sur le quai, Bernard interpelait la foule : « Ohé, vous m’avez reconnu, j’ai voté contre la Lex Weber ». Silence gêné, détournements de regards, pourtant certains sont venus vers lui: « On ne vous a pas compris ». Bernard a reconnu : « J’ai été mauvais ». Finalement, il a choisi de ne plus s’en faire, les gens ont le droit d’aimer ou pas ses propos, de ne pas l’apprécier, voire de le haïr. Tout passe.

Des personnes lui demandent de leur donner des pistes pour une intervention publique ou privée importante. Ses conseils ne varient pas : trouver des mots puissants, des phrases qu’on n’oublie pas, s’exercer à haute voix, bien se préparer.

Et le pull rouge ?

Le premier, c’est Yvonne, sa femme décédée, qui l’avait acheté ; ça lui allait bien. Il se sentait moins « patapouf » dans ce pull, la couleur lui convenait. Le pull rouge est devenu « un fétiche sans fétichisme » selon Bernard. Dans un commerce de vêtements, récemment, une vendeuse lui dit: « Je ne comprends pas, j’ai l’impression d’avoir déjà vu ce pull rouge », donnant l’impression à Bernard d’être un cas.

Picoulet du cœur

La folle farandole arrive à son terme. Il y a encore tellement à partager avec Bernard, qu’on y passerait des nuits et des jours à s’émouvoir, à rire, à s’énerver sûrement. Car il est énervant cet homme, il connaît sa vallée par cœur, mais se situe parfois en décalage par rapport aux énormes transformations qui ont profondément métamorphosé notre petit écrin montagnard. Jouer le rôle d’ambassadeur d’Anniviers lui a fait plaisir, écrire sur son propre parcours lui a enfin permis d’être lui-même. Il souhaiterait que des personnes des générations qui le suivent décrivent leur évolution liée à celle de la vallée. Il a beaucoup aimé transmettre ce qu’il a reçu des anciens. Il pensait avoir la vocation religieuse, il le croit toujours, même si son parcours a suivi des méandres surprenants et inattendus.

Bernard Crettaz, merci pour tout ! A Fribourg tu sembles avoir trouvé un havre agréable, bien que très animé toujours, entouré de livres et des bruissements de la ville avec tout ce qu’il faut pour savourer la diversité des humains. Sollicité par un ami tenancier d’un kiosque pour le dépanner un moment, qu’as-tu répondu au client qui t’a sèchement déclaré : « Vous êtes bien Bernard Crettaz ? Eh bien, vous êtes tombé bien bas ». Moi je te trouve serein, les yeux pétillants de malice, toujours prêt à débattre et à contredire. Tant mieux, c’est ainsi qu’on te reconnaît, toujours un peu en représentation mais tellement vrai. Quant à moi, c’est avec la dernière strophe de notre ronde populaire que je te revois le mieux « Picoulet du cœur ».

Simone Salamin

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