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Des débutants jouent pour des festivaliers

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Des débutants

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jouent pour des festivaliers

En août dernier, quatre représentations du spectacle La vitesse de la lumière ont été jouées en Anniviers. Elles se déroulaient pour commencer dans des caves de Vissoie, puis sur le plat adjacent à la chapelle de St-Jean. Elles ont attiré des gens de la région ainsi que des spectateurs, venus de plus loin, dans le cadre du far° (festival des arts vivants de Nyon), principal organisateur de la manifestation.

La COVID-19 a repoussé d’une année ce spectacle prévu initialement en août 2020. Ce fut peut-être un mal pour un bien. En effet, après plus d’un an de disette et d’enfermement chez eux, les habitants d’Anniviers ont eu plus de motivation à prendre part à un projet, somme toute, pas très clair pour la plupart. La performance proposée à la population anniviarde à la fin 2019 était demeurée assez vague, malgré les explications du metteur en scène, Marco Canale, et des représentantes du far°. Un saut dans l’inconnu, voilà ce qui était demandé. C’est ce qu’ont eu le courage de faire, malgré un délai très court, tous les participants à cette expérience originale. Ils ont eu bien raison, puisque celle-ci s’est révélée particulièrement fructueuse, tant sur le plan personnel et relationnel que sociétal et mémoriel.

Le metteur en scène et son projet

Pour élaborer la version suisse d’un projet qu’il a déjà mis en scène en Argentine, en Allemagne et au Japon, Marco Canale a résidé par trois fois dans notre région. Il a rencontré ses habitants, avec qui il a parlé origines et traditions locales, liens à la terre et aux animaux, souvenirs et vie quotidienne. De toutes ces rencontres, Marco Canale a tiré de quoi créer un spectacle entremêlant réalité et fiction. Convaincu de l’importance de se pencher sur son passé pour comprendre le monde dans lequel on vit, Marco s’intéresse beaucoup aux témoignages des anciens. En effet, ceux-ci ont souvent un rapport plus fort au sacré, ainsi qu’aux rites qui rapprochaient les gens d’autrefois. Sa pièce, La vitesse de la lumière, est ainsi à chaque fois nouvelle : en lien avec le lieu où elle est créée, elle naît de l’amitié tissée, de l’envie de faire de l’art ensemble et du désir de parler du territoire.

La préparation

Après une longue recherche quelque peu difficile à mener, un groupe d’acteurs a été constitué, parmi lesquels plusieurs se lançaient dans le théâtre pour la première fois. Un groupe de chanteurs, un de joueurs de cors des Alpes ainsi que des fifres et tambours se sont réunis, chacun de leur côté, pour travailler sous les ordres du metteur en scène. La troupe d’acteurs a passé des heures et des heures à transpirer ensemble, durant des répétitions sans fin, au cours desquelles la tension a été souvent très élevée, mettant les nerfs à rude épreuve. Apprendre un texte alors qu’on n’a plus rien appris par cœur depuis des années, cela n’a rien d’aisé. Reprendre dix fois la même scène, parce qu’un geste, une position, un mot ont été modifiés, parce que les consignes du metteur en scène argentin n’ont pas été comprises, cela demande du temps, de la disponibilité, de la patience, de la confiance aussi. Surtout quand on ne voit rien avancer, quand on a l’impression qu’on n’y arrivera pas, qu’on ne sera jamais prêt à temps. Une difficulté supplémentaire venait du fait que Marco ne parle presque pas le français et s’exprimait généralement en anglais. Il fallait donc que quelqu’un servît d’interprète. Cela demandait encore davantage d’énergie et de concentration. Heureusement sont arrivées les répétitions avec tout le monde : le rassemblement des différents groupes, qui, auparavant, œuvraient indépendamment, a permis de découvrir enfin à quoi le spectacle allait ressembler. L’introduction des chants et des différents morceaux de musique a indéniablement enrichi la pièce. Elle lui a donné plus de corps et a élevé le niveau d’émo-

La joyeuse troupe !

tion. Là sont apparus, clairement et dans leur entièreté, la perception que Marco Canale avait eue d’Anniviers et le message qu’il voulait transmettre au public.

L’histoire en quelques lignes

Jean vit seul au village avec sa vache. Il est veuf. Son fils, avec qui il est en profond désaccord, est parti il y a longtemps. Sa petite-fille, Pauline, étudie à Genève. Ils n’ont guère de contacts. Cependant, les âmes de ses proches décédés ne sont jamais bien loin de Jean. Ces âmes parlent entre elles, elles évoquent leur vie d’antan et commentent les faits et gestes de Jean. Un matin, celui-ci téléphone à sa petitefille et lui demande de venir le voir avant qu’il ne soit trop tard. Pauline ne va pas bien du tout depuis la mort de sa mère. Elle décide d’aller retrouver son grand-père en Anniviers. Accompagnée de Reinon, la vache, elle fera avec lui un voyage, le dernier pour Jean, qui les conduira aux abords du glacier, lieu de repos des âmes des défunts.

Au générique

Metteur en scène : Marco Canale Production : Marco Canale, far° Nyon ; SMArt Chargée de projet : Carine Antonio

Jean : Gérard Revey et Tristan Kaufmann Pauline : Morgane Solioz Thérèse, la femme de Jean : Alexine Guinchard François, le fils de Jean : Isabelle Clivaz Savioz Isabelle, la mère de Pauline : Isabelle Clivaz Savioz Les âmes : Brigitte Antille, Anne-Brigitte Meyer-Genoud, Isabelle Raboud-Genoud, Régis Theytaz Le demandeur d’asile sri-lankais : Thusitha Fidji, la vache de Pierre Abbé Accompagnés d’une trentaine de chanteurs des chœurs d’Anniviers, de joueurs de cors des Alpes, de fifres et tambours ainsi que d’un batteur et d’un musicien professionnel.

Les représentations

Les heureux spectateurs de cette pièce originale ont été accueillis sur le parvis de l’église de Vissoie, avant d’être séparés en petits groupes et conduits dans diverses caves du village. C’est là en effet que débutait le spectacle. Des participants avaient écrit chacun un texte personnel, racontant quelque chose de leur vie. Ils demandaient à des gens du public de le lire à haute voix, puis, en remerciement, ils chantaient un air de leur choix. L’intimité du lieu et la force des témoignages lus provoquaient une plongée immédiate dans le monde des émotions. Les gens avaient le temps de reprendre leurs esprits durant le voyage en bus qui les menaient ensuite au village de St-Jean, où un apéro les attendaient. Enfin le théâtre lui-même commençait. Installés sur des bottes de paille ou des bancs, les spectateurs entraient dans un monde où les morts sont au milieu des vivants, où l’évolution de la société se fait aussi dans la souffrance, où on perd parfois plus qu’on ne gagne. Les âmes racontent la dureté de leur existence passée, la disparition d’un mode de vie. Elles donnent leur avis sur les transformations auxquelles elles assistent. L’intérêt du metteur en scène pour la vraie vie entraîne la mise en valeur d’épisodes (auto)biographiques que les acteurs, pour la plupart débutants, racontent au public : des épisodes d’une grande intensité, essentiels, voire fondateurs dans la vie des acteurs. Quelle force dans ces témoignages sans pathos, presque sereins. Même les tortures subies par Thusitha sont évoquées avec une sorte de douceur. De tout cela résultent l’émotion, la larme qui coule sur une joue, les yeux qui brillent davantage, le mouchoir qui permet de respirer plus librement, après usage. Ayant suivi l’évolution du projet depuis ses débuts, je me suis réjouie d’en découvrir le résultat. Je n’ai pas été déçue. Bien au contraire. Ce que je retiens avec le plus d’acuité maintenant encore, c’est l’enthousiasme, la fierté et la joie qui habitaient tous les participants à la fin de la représentation. Cela s’est traduit par un picoulet rondement mené par Danielle Caloz, auquel tout le monde, acteurs et spectateurs, a pris part dans la légèreté sereine qui suit parfois les grands moments d’émotion.

La suite

La vitesse de la lumière a vu se rencontrer des personnes d’origines et de générations différentes, qui, autrement, n’auraient probablement pas eu l’occasion de faire connaissance. Quelques semaines après la fin de cette expérience, j’ai eu l’opportunité d’assister aux retrouvailles d’un certain nombre d’entre eux. Ils ont évoqué avec satisfaction, et peut-être une pointe de nostalgie, le succès rencontré par le spectacle. Ils ont raconté aussi le stress, la nervosité, le découragement qui les avait saisis presque tous à un moment ou à un autre durant la préparation. Mais ils ont surtout témoigné d’une chose évidente à leurs yeux : les liens noués entre eux sont très forts et appelés à durer !

Pourquoi – pour quoi ?

J’ai échangé à tour de rôle avec Morgane, Tristan et Gérard. J’étais curieuse de connaître leurs motivations à participer à un tel projet, leur expérience et leur bilan. Voici un condensé de ce qu’ils m’ont dit.

Honneur au plus âgé : Gérard Revey, 1934, Mayoux

« J’ai rencontré Marco en novembre 2019 avec le groupe des Cafés patois. Il nous a alors expliqué le thème de son spectacle. Il a parlé des vaches et du patois et cela m’a rappelé mon jeune âge. Et puis j’ai toujours été intéressé par l’Argentine depuis qu’un ancien de Mayoux, qui y avait vécu quelques années, m’en avait parlé. J’aime être occupé, sortir de la maison.

Jean répète les mots patois de son enfance

C’est bon pour la santé. Au début, j’étais un peu hésitant, puis cela m’a plu. Cela m’a fait rajeunir. J’avais peur d’apprendre le texte, même si c’est bon pour les neurones, mais la relation avec Tristan m’a beaucoup aidé. Quel plaisir de travailler avec lui ! C’est un jeune homme plein de classe. Le plus difficile pour moi, c’était de parler devant un public, car je n’en ai pas l’habitude. Je me sentais émotionné. Regarder le ciel, ça m’a aidé. J’ai vraiment apprécié Marco, qui est un chic garçon, un type formidable et naturel. Il y avait beaucoup d’émotions quand nous nous sommes dit au revoir. Jean, mon personnage, correspond à la vie d’avant, il est une sorte d’emblème. De cette expérience je tire un bilan très positif. Beaucoup de gens ont apprécié et j’ai reçu un paquet de félicitations, qui m’ont fait vraiment plaisir. »

Puis à la demoiselle : Morgane Solioz, 2000, Sierre, originaire de St-Jean et St-Luc

« Pendant le confinement l’an dernier, j’ai découvert une annonce sur internet qui demandait une jeune fille d’environ vingt ans pour ce spectacle. J’ai pris contact. On m’a rappelée au printemps dernier. J’étais très intéressée, mais pas sûre de pouvoir participer à cause de la formation que je suis. J’ai donc hésité. Comme ils n’avaient trouvé personne d’autre et que je pouvais m’organiser avec mon travail, j’ai accepté. J’étais vraiment intéressée, car j’ai toujours voulu faire du théâtre, mais je n’avais jamais eu du temps pour ça. Finalement, c’est arrivé au bon moment. En plus, la pièce parle de ma vallée, dont je ne connaissais pas grand-chose ayant grandi à Berne. Je suis aussi intéressée par le patois, que j’ai entendu dans la bouche de mon arrière-grand-mère de St-Luc quand j’étais toute petite. C’était donc l’occasion d’en apprendre un peu plus sur mes racines. J’ai toujours eu une âme d’artiste. J’écris depuis mes onze ans, j’ai fait une formation de graphiste et j’étudie maintenant à la Haute Ecole d’Art du Valais. Vivre cette première expérience dans le théâtre m’a permis de voir que c’était accessible. Cela me fait envisager de faire de la mise en scène plus tard. Créer une œuvre en collaboration m’a nourrie. Il y a eu beaucoup d’échanges avec Marco, qui a très vite vu que j’étais attirée par ce domaine. Je l’ai secondé en apportant des côtés suisses à son œuvre, par exemple pour le choix de certaines expressions. Cette expérience a été extrêmement prenante, tant au niveau du temps que du stress. Mais j’ai toujours gardé confiance que cela donnerait quelque chose. Ce cheminement m’a fait beaucoup de bien. À l’intérieur de la troupe il n’y a pas eu de conflit, car tous étaient des amateurs bénévoles, bienveillants et pleins de solidarité. Vivre et partager quelque chose de fort a créé un lien incompréhensible avec ces personnes, qui ont accompagné ma propre évolution. Cela m’a donné foi en l’humanité et ça donne du sens au mot communauté. »

Enfin au plus « professionnel » : Tristan Kaufmann, 2001, St-Luc

« Je suis une formation à l’Ecole de Commerce et de Culture Générale de Martigny, option théâtre. J’ai reçu un appel de la comédienne Anne Salamin, puis Carine Antonio, la coordinatrice du projet m’a donné tous les détails. J’ai accepté de jouer Jean jeune. C’était trois semaines et demie avant la première. Cela m’offrait une opportunité d’accroître mon expérience dans le théâtre. De plus, la pièce parle de personnes de notre vallée, cela m’a plu. Participer à ce projet m’a prouvé une fois de plus que le théâtre est vraiment le chemin que je dois suivre. J’ai beaucoup apprécié les contacts avec les autres membres de la troupe. D’ailleurs ces contacts se poursuivent. J’ai tout de suite créé un lien très fort avec Gérard, qui joue le même personnage que moi. Il représente une génération qui a tant à raconter. Comme j’ai déjà joué plusieurs rôles au théâtre, je n’ai pas été déstabilisé par le projet et le peu de temps à disposition pour me préparer. Cette expérience est un plus qui vient s’ajouter à ma formation, sans que je puisse réellement l’évaluer. Elle confirme en tout cas mon intérêt pour le jeu, pas pour la mise en scène. Je continue à avancer sur le chemin qui me convient. »

Le dernier mot revient à la directrice du far°, Véronique Ferrero Delacoste

« Ce projet fut l’une des aventures les plus extrêmes que j’ai lancées. C’était un défi pour une structure installée dans le canton de Vaud de produire un spectacle en Valais, avec un metteur en scène argentin. Il a été difficile de relancer la machine après l’arrêt dû au coronavirus. Mais nous y sommes arrivés et j’ai de la reconnaissance pour l’engagement des gens à une période où ça n’est pas tellement à la mode. Finalement ce projet s’est révélé autant précieux pour les participants, Marco, le far° que pour le public. Après l’isolement, il fait prendre conscience de la valeur des choses simples. Pour chaque être humain, l’essentiel c’est le lien. Il n’a pas besoin de spectaculaire, mais de temps et de rencontres. Suite au spectacle, il y a eu de nombreux retours positifs. Les gens étaient touchés émotionnellement, car le thème est universel. L’expérience fut donc une réussite. »

Morte et vivants, ensemble

Janine Barmaz

L’émission Nouvo de la TSR a consacré une vidéo au projet : https://www.youtube. com/watch?v=cAMIdz4USkI

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