Facettes 8

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éditorial

CROISEMENT(S) est le huitième numéro de la revue Facettes publié par le réseau 50° nord. Le thème de ce numéro est issu d’une réflexion collective, d’un point de jonction de plusieurs visions et professions de la culture, d’un croisement. Il s’inscrit dans la continuité des réflexions ini tiées par les comités de rédaction des numéros précédents Économie(s) de l’art (no6) et Quelle liberté pour l’ar tiste (no7).

Cette année, le comité de rédac tion de la revue – renouvelé à chaque numéro – a souhaité poser la question de la transversalité de l’art contempo rain, de la collaboration comme mé thode de travail dans les processus de recherche des artistes mais aussi dans le mode de production des œuvres. Ce nouveau numéro de Fa cettes propose donc de traverser des histoires contemporaines de l’art, entre plusieurs territoires, plusieurs disciplines et plusieurs personnes. Les artistes nous invitent ici à nous poser la question de cet entre-deux de l’art à travers plusieurs théma tiques centrales, qui font, en outre, écho à l’identité du réseau 50° nord.

Les glissements, les hybridations qu’effectuent les artistes transfor ment notre rapport à la territorialité, en tant que donnée géographique, technique et sociologique. L’intérêt des artistes pour le territoire rural est un phénomène qui, loin d’être nou veau, s’est accru depuis la pandémie

de Covid-19. Logique de décentralisa tion ou volonté de créer dans un envi ronnement différent ? Cette orientation, qui pourrait s’expliquer par une échelle de production ou une accessi bilité économique plus satisfaisantes, doit néanmoins questionner l’impact de la présence artistique sur le terri toire rural, sur sa modification et sur ses habitant·e·s.

Ces glissements et hybridations, nous les observons également entre les différentes techniques et disci plines. Elles engendrent une création que l’on pourrait qualifier d’“inter”, qui croise les professions, les gestes, les techniques, les matériaux ; une créa tion qui questionne ces espaces de croisement. De nombreux·ses artistes contemporain·e·s s’émancipent des barrières et s’entourent de personnes de professions différentes pour réali ser, apprendre, faire ensemble. Ces collaborations amènent à considérer le partage de connaissance et de sa voir-faire comme ayant un statut égal, sinon avoisinant, celui de la restitu tion finale de la démarche créatrice. En d’autres termes, le processus en tant qu’il implique des rencontres et des négociations entre des protago nistes aux aspirations et stratégies di verses, devient aussi important que “l’œuvre” elle-même.

Les auteur·ice·s et artistes sélec tionné·e·s pour ce numéro nous ap portent ainsi des éclairages divers sur leur·s vision·s de l’art contemporain,

neutralisant l’image d’un·e artiste soli taire dans sa pensée et dans sa créa tion, et qui serait en dehors de toute réalité ou de tout contact avec le monde et les autres corps de métier. Ils·elles nous invitent à repenser la création contemporaine d’aujourd’hui, sous le prisme du dépassement des cadres jusqu’alors établis et à travers ce que nous appelons ici des croise ments. Ils·elles identifient les frictions entre ces territoires géographiques et disciplinaires hybrides et les facteurs qui en empêchent la porosité. L’en semble des contributions de ce hui tième numéro se fait le témoin de l’inépuisable potentiel créatif que gé nère la rencontre entre ces différents mondes. Ce nouveau numéro de la revue Facettes est aussi l’occasion d’inaugurer une réflexion sur la poli tique éditoriale du réseau et, plus glo balement, sur le rôle de diffusion et de soutien à la création du réseau 50° nord, sur son rapport au territoire et à la réalité des membres qui le composent. Ainsi, afin de leur donner une visibilité alternative et de pour suivre la quête de débat permise par Watch This Space, nous avons choisi de publier les textes critiques du pro gramme 2021, sous la forme d’un ca hier spécial inséré dans la présente édition.

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par le comité de rédaction
2 1 Éditorial 4 Dossier Artistes en campagne(s) par Réjane Sourisseau 20 Carte blanche Œuvres de voiture par le Collectif Les rayons 32 Focus Julie Percillier. Broder les sensibilités paysagères par Élise Franck et Marion Roy 44 Dossier Art, technologie et écologie. Un terreau de collaboration fertile par Mathilde Nourisson-Moncey 60 Carte blanche Tirage par Aurélie Belair 70 Dossier Home Pool par Louis Émauré 88 Focus Pratiquer l’écart : entretien avec Myriam Van Imschoot par Ninon Duhamel 97 Watch This Space 11 Textes critiques sommaire
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Artistes en campagne(s)

Si depuis quelques années, et davantage encore à la faveur de la récente pandémie de Covid-19, les campagnes semblent apparaître comme un horizon de vie particulièrement désirable, leurs réalités géographiques, culturelles, sociales, historiques ne sont pas toujours saisies dans toute leur épaisseur et leur complexité. Loin de se limiter à un statut spatial, le rural n’est pas le contraire de l’urbain. Il existe en propre, riche de ses singularités, relié par de multiples dynamiques et relations d’interdépendance à des échelles dépassant largement le local. Après quelques éclairages sur le caractère éminemment pluriel et hybride des campagnes, cet article aborde les différentes formes de présences d’artistes qui l’irriguent, entre ancrages et circulations, pointant les risques de tension entre des enjeux d’animation, de mise en tourisme et les enjeux liés à la création contemporaine. Il s’intéresse à celles et à ceux qui perçoivent ces territoires non comme un simple décor ou une source d’inspiration mais comme des (mi)lieux de vie, ouvrant par des initiatives collectives alliant imaginaire artistique, transition écologique et agricole des espaces de résistance aux discours et modèles dominants.

Réjane Sourisseau

Réjane Sourisseau

Associée au master Métiers de la culture de l’université de Lille, Réjane Sourisseau mène sur toute la France des travaux d’études pour des partenaires variés : Fondation Carasso, Fondation de France, réseaux associatifs…

Dossier

Benoît Meneboo Place de Farrera, avril 2022

Photographie extraite de la série Desprès de la Rosada réalisée en résidence au Centre d’Art et de Nature à Farrera, Comarque du Pallars Sobira, Province de Lleida en Catalogne

6 dossier
artistes en campagne(s) Réjane Sourisseau

Les campagnes françaises, multiples et hybrides

Un kaléidoscope

Longtemps définis « en creux » par l’Insee, les territoires ruraux cor respondaient à « l’ensemble des com munes n’appartenant pas à une unité urbaine caractérisée par le regroupe ment de plus de 2 000 habitants dans un espace présentant une certaine continuité du bâti »1. Cette approche qui conduisait à les nommer à partir de l’urbain – rurbain, périurbain, in fra-urbain – a été perçue comme le signe d’une « colonisation sémantique hypermoderne libérale » destinée à « refouler le mot [même] de cam pagne ». Or, « déposséder les habitants de leurs mots, c’est les dominer »2.

Depuis 2020, les territoires ruraux désignent l’ensemble des communes peu denses ou très peu denses. Ont également été ajoutés deux critères fonctionnels : les liens aux pôles d’emploi et l’accès aux services pu blics. Ils regroupent aujourd’hui 88 % des communes et abritent un tiers de la population française3. Ces évolu tions statistiques ne suffisent pas à restituer pleinement l’hétérogénéité des réalités – factuelles et subjectives – liées au fait de vivre dans un ha meau de haute-montagne, une petite station balnéaire, un village au cœur d’une forêt ou dans un parc naturel, un bourg dans une plaine céréalière ou viticole ou encore dans une petite ville près d’une capitale régionale… Pour emprunter les mots de Nicolas Mathieu : « on peine à qualifier cette part de notre pays qui occupe les in tervalles entre les grandes métro poles où se concentrent argent, pouvoir et matière grise. Nous ne dis posons que d’une poignée de mots, tous impropres : France périphérique, territoires, province (…) Bien sûr, il existe des indicateurs, des études (…), on peut approcher ces réalités-là avec des nombres et renifler ce pays de manière quantitative : des niveaux de revenus, d’études, des seuils, des

espérances, des taux de natalité… mais l’ensemble reste confus (…) Cet uni vers, on a beau faire, il n’est jamais possible de le détourer d’un trait. Il faut pour l’embrasser faire comme Seurat, par points, myriades, accep ter les éclats et le patchwork, ad mettre l’émiettement. »4

Alors, qu’ont en commun ces es paces ruraux ? Sans doute le fait d’être traversés par de multiples phé nomènes inégalitaires et discrimina toires à la fois en leur sein mais aussi dans leur relation au monde qui les entoure5, d’être habités par des per sonnes qui souvent ont le « sentiment de ne pas être représentées, de me ner des vies sous un seuil qui serait celui de l’indifférence »6. Si en se cu mulant, des handicaps ont pu ici et là contribuer à former des territoires de relégation, paradoxalement, les cam pagnes recèlent des « potentiels ou bliés »7

1 Cristina d’Alessandro, David Levy, Théodore Regnier, « Une nouvelle définition du rural pour mieux rendre compte des réalités des territoires et de leurs transformations » in Insee Références, 2021

2 Valérie Jousseaume, Plouc Pride, un nouveau récit pour les campagnes, Éditions de l’Aube, 2021 3 www.insee.fr

4 Nicolas Mathieu, préface de Nos campagnes suspendues de Salomé Berlioux, Éditions de l’Observatoire, 2020

5 Clément Reversé, Agnès Roche, Des inégalités, des discriminations et des ruralités, L’Harmattan, 2020

6 Nicolas Mathieu, op. cité

7 Laurent Rieutort, « La ruralité en France : des potentiels oubliés ? » in Population & Avenir 2017/1, n°731

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Villes et campagnes, des capillarités ancestrales

Nées concomitamment de l’in vention de l’agriculture et de la sédentarisation néolithique, villes et campagnes ont toujours entretenu des relations d’interdépendance. L’historien Pierre Cornu insiste sur « le caractère étonnamment plastique » de l’exploitation rurale jusqu’aux an nées 1950. « Il s’agissait d’un modèle extraverti qui fonctionnait par un jeu de respirations fondé sur la pluriacti vité, des va-et-vient – avec par exemple le retour des fils partis tra vailler en ville pour les vendanges, la récolte des châtaignes –, loin d’un en fermement de la cellule familiale dans le potager, la basse-cour, à l’ombre du clocher »8. La représentation tenace où « les hommes semblaient faire corps avec la terre au point qu’était devenue inconcevable l’idée d’une mobilité (…) tant ils étaient censés être attachés au sol » relève d’une construction discursive. Cette « in vention de la sédentarité » a contribué à « la fondation de l’identité nationale agraire française »9 marque de la IIIe République.

Les alternatives utopiques de « re tour à la terre » s’inscrivent dans une certaine continuité. « Sur la durée, ont alterné tantôt, lors des périodes d’op timisme, la légende d’une ruralité ar chaïque, routinière, obscurantiste, crasseuse – l’image du plouc – ; tantôt lors des phases de pessimisme la contre-légende d’une campagne re fuge, solidaire, porteuse de valeurs authentiques. Cet imaginaire s’inverse systématiquement selon les périodes de l’histoire. Depuis une quinzaine d’années, face à la violence du contexte socio-économique et à un monde urbain perçu comme impla cable, on constate une très forte réac tivation de mythes agrariens. Il existerait dans les campagnes, des possibilités de solidarité et

d’invention ; un espace à la marge pour échapper à l’univers corrompu du capitalisme. De telles idées puisent dans un stock d’images déjà précon struit. Paradoxalement, l’aventure de la néoruralité se vit toujours comme une première fois mais rencontre une histoire qui se répète depuis des dé cennies »10

Aujourd’hui, l’étalement urbain et les porosités des modes de vie brouillent les frontières villes cam pagnes. De retour à Chichery, bourg de Bourgogne dont il est originaire, l’ethnologue Pascal Dibi11 raconte dans Le Village métamorphosé, qu’il lui « arrive encore à tort de [se] croire à la campagne ». Il découvre que « les vaches dans les prés sont des UGB, unités gros bétail toutes filles de la même mère porteuses de proces seurs à l’oreille pour pouvoir être sui vies à la trace par des ordinateurs. Tout ce qu’on pourrait imaginer de champêtre est en réalité déjà rentré dans une extrême modernité. C’est le même monde, on est un bout de la chaîne avec la traite, à l’autre avec l’empaquetage. La ville s’est en quelque sorte répandue dans les vil lages ». Et un mouvement inverse s’opère : ne parle-t-on pas de fermes urbaines, de ville agricole12 ?

8 Émission Pas la peine de crier, épisode du 10/12/2013, France Culture

https://www.radiofrance.fr/franceculture/ podcasts/pas-la-peine-de-crier/ la-campagne-2-5-ce-fameux-retour-a-laterre-7799232

9 Béatrice Franques, L’invention de la sédentarité. Les fondements idéologiques du mythe de l’exode rural, 2004 : https:// www.espacestemps.net/auteurs/ beatrice-franques/

10 Émission Pas la peine de crier, épisode du 10/12/2013, France Culture https://www.radiofrance.fr/franceculture/ podcasts/pas-la-peine-de-crier/ la-campagne-2-5-ce-fameux-retour-a-laterre-7799232

11 Pas la peine de crier, épisode du 09/12/2013, France Culture https://www.radiofrance.fr/franceculture/ podcasts/pas-la-peine-de-crier/ la-campagne-1-5-ethnologie-de-linterieur-3261909

12 Rémi Janin, La ville agricole, Éditions Openfield, 2018

8 dossier artistes en campagne(s)
Réjane Sourisseau

Benoît Meneboo Jardin de Claudi, avril 2022

Photographie extraite de la série Desprès de la Rosada réalisée en résidence au Centre d’Art et de Nature à Farrera, Comarque du Pallars Sobira, Province de Lleida en Catalogne

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Des sociétés rurales hétérogènes

Malgré un renforcement des phénomènes de métropolisation13 –aboutissement d’un programme éco nomique et urbain élaboré dès le milieu du XIXe siècle14 – marqué par la concentration spatiale de fonctions stratégiques (réseaux de transport, pôles d’activités économiques et d’emplois, équipements culturels, foyers d’innovation), c’est dans les communes rurales que la population croît le plus fortement15. Constatée dès le recensement de 1982, cette re prise démographique a donné lieu à la notion de « renaissance rurale » – qui ne s’applique pas aux campagnes en déclin du Nord et de l’Est de la France16.

Le phénomène reste néanmoins limité. Une récente étude17 montre que loin d’être massif l’exode urbain suite à la pandémie de Covid-19 cor respond – pour l’instant – à de « petits flux ». La crise sanitaire n’a fait qu’ac célérer des mouvements préexis tants : élargissement spatial de la « périurbanisation », attractivité des espaces de villégiature, développe ment des circulations liées à la bi-ré sidentialité et l’habiter polytopique18. Outre les littoraux choisis par de nom breux retraités, les territoires les plus prisés sont le plus souvent proches des autoroutes et des lignes TGV.

En revanche, la pandémie fait res sortir un nouveau modèle d’investis sement immobilier, à la croisée de l’anxiété croissante face aux évolu tions climatiques et de stratégies de rente foncière. « Dans certains terri toires, le risque d’un renforcement de la précarité rurale et des difficultés d’accès au logement émerge. » S’observent alors des processus de gentrification, « ensemble de trans formations sociales, matérielles et symboliques qui participent à créer des espaces d’homogénéité sociale alimentant des inégalités »19. L’implan tation de ménages disposant de capi taux économiques et/ou culturels supérieurs à ceux des populations déjà présentes se traduit par le dépla cement progressif – voire le rempla cement – de ces dernières.

La précarité économique concerne une population active majoritaire ment composée d’ouvriers et d’em ployés20. Les revenus les plus faibles se concentrent en particulier dans les bassins de vie situés en Auvergne, Li mousin, Bretagne, Corse et Manche. Comparativement à d’autres terri toires, on y rencontre davantage de retraités disposant de faibles pen sions, des personnes allocataires de l’AAH (allocation adulte handicapé) ou du minimum invalidité –, des fa milles monoparentales, des per sonnes allocataires du RSA ou en situation de chômage longue durée21

À rebours des images d’Épinal idéalisant parfois les atouts supposés de la campagne – se nourrir à moindre coût, voire vivre en autosuffisance, bénéficier de réseaux d’entraide et de solidarité – une « pauvreté silen cieuse »22 se fait jour, pauvreté moné taire mais aussi privation matérielle et sociale : difficultés d’accès à un jardin potager ou à un verger (et/ou forme physique insuffisante pour les entre tenir), absence de véhicule, senti ments de honte à l’origine de situations d’isolement et du non re cours aux aides publiques, précarité énergétique…

Mus par des motivations diverses, entremêlées parfois, – échapper à la pression urbaine, profiter des améni tés environnementales23 des paradis verts, rompre avec la société de consommation, expérimenter des utopies –, par vagues successives – la chercheuse Catherine Rouvière en identifie cinq24 –, des citadins ont fait le choix du « retour à la terre ». La so ciété des campagnes s’est alors com plexifiée et densifiée : des habitants aux parcours multiples cohabitent. La diversité des formes d’appartenance aux territoires et des modes de vie peut générer des difficultés et conflits entre les néo-ruraux et les popula tions autochtones25. S’exerçant sous des formes variées, traduction des rapports de domination sociaux, éco nomiques, symboliques, culturels, des formes de mépris aux consé quences délétères26 s’observent.

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13 Loi MAPTAM, « modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles » du 27/01/2014

14 Stany Combot, Villes nomades. Histoires clandestines de la modernité, éditions Éterotopia France, 2016

15 +0,66% contre +0,38% dans les communes urbaines entre 2007 et 2017 : www.insee.fr

16 Bernard Kayser, La renaissance rurale. Sociologie des campagnes du monde occidental, Armand Colin, 1990

17 Réseau rural français et Plan Urbanisme Construction Architecture (Puca) Exode urbain ? Petits flux, grands effets. Les mobilités résidentielles à l’ère (post) covid, rapport d’étude, 2022

18 Ce concept désigne le fait d’habiter, et de s’approprier, plusieurs lieux simultanément, grâce à la mobilité : http:// geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/ ancrage-territorial

19 Greta Tommasi, La gentrification rurale, un regard critique sur les évolutions des campagnes françaises, publié le 27/04/2018 sur le site http:// geoconfluences.ens-lyon.fr

20 Alexandre Pagès, La pauvreté en milieu rural, Presses Universitaires du Midi, 2011

21 IGAS (Inspection Générale des Affaires Sociales) et Conseil général de l’agriculture, de l’alimentation et des espaces ruraux, Pauvreté, précarité, solidarité en milieu rural, rapport d’étude, 2009

22 Agnès Roche, Des vies des pauvres, Les classes populaires dans le monde rural Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Essais »), 2016

23 C’est-à-dire les éléments naturels d’un espace (paysage, climat) représentant un attrait pour les habitants permanents ou temporaires (touristes, résidences secondaires) : http://geoconfluences. ens-lyon.fr/glossaire/amenites

24 Catherine Rouvière, Retourner à la terre. L’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015

25 Yannick Sencébé, « Être ici, être d’ici. Formes d’appartenance dans le Diois (Drôme) », In Ethnologie française, Presses Universitaires de France, 2004

26 Nicolas Renahy, Pierre-Emmanuel Sorignet (dir), Mépris de classe. L’exercer, le ressentir, y faire face, Éditions du croquant, 2021

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Pluralité des présences d’artistes

Photogramme de Maquignon, Nicolas Tubéry, 2017 vidéo HD, 16’45’’, son 5.1 et installation, dimensions variables.

Collection FRAC Poitou-Charentes. Avec l’ensemble de sérigraphies intitulé Cession-Cessation, Maquignon composait l’exposition Jorn de fiera présentée à Rurart, centre d’art unique, implanté dans un lycée agricole, dans la Vienne.

Pour ce travail, l’artiste a utilisé les textes est les visuels d’annonces d’exploitations à vendre dans le territoire avec lesquels il a composé des affiches reprenant les codes esthétiques des foires paysanne. http://www.rurart.org/archives-jorn-de-fieranicolas-tubery/

Ancrages et circulations

Géographe, Pierre-Marie Georges a finement analysé les mobilités et at tachements des artistes des terri toires ruraux, la juxtaposition ou la dissociation de leurs trajectoires, leurs parcours de vie (familiale, associative) et de leurs parcours professionnels27

Leur venue pérenne ou tempo raire combine différents ressorts : la recherche d’un cadre naturel inspi rant, d’une certaine tranquillité ; des logiques immobilières (accès au loge ment et foncier – et donc à un lieu de travail – à moindre coût qu’en ville ; l’attachement personnel à une région – ses modes de vie, ses paysages, son patrimoine bâti – ; une prise de dis tance avec un contexte urbain jugé compétitif et trop normé dans ses processus de légitimation ; les oppor tunités offertes pour expérimenter d’autres modalités de création et de diffusion : dans la relation aux habi tants, le type d’espaces investis (des lieux insolites, non dédiés : granges, pâtures…), le rapport au temps, à la mobilité (itinérance), des formes d’in tervention plus légères, plus souples…

De nombreux sont en effet en de mande de découverte de nouveaux

contextes, de nouvelles rencontres. À cet égard, les résidences dans les lycées agricoles, les résidences mis sions avec le réseau Accueil Paysan28 ouvrent des horizons.

Si des artistes vivent et créent dans leurs petites communes, ils dif fusent et vendent fréquemment leurs œuvres au-delà (les faibles densités rurales limitant la clientèle). Parfois multi-résidents, ceux jouissant d’une reconnaissance nationale ou interna tionale se déplacent régulièrement. De leur côté, pour les raisons sus-évo quées, des artistes de pôles urbains viennent régulièrement travailler dans les campagnes. Certains artistes ins tallés dans des villages créent des lieux destinés à accueillir d’autres ar tistes devenant alors des acteurs culturels connectés à de nombreux réseaux. Si bien que ces activités ar tistiques dites « locales » n’ont souvent de locales que le nom…

Qu’ils soient de passage, associés sur des durées plus longues ou im plantés, « ce qui se dessine dans une inscription territoriale, ce n’est pas tant la définition du lieu que le désir du lien, celui qui transforme l’artiste résident en citoyen29 ».

12 dossier artistes en campagne(s)
Réjane Sourisseau

Artiste « animateur » versus artiste « créateur »

Perçus comme des révélateurs, des passeurs de sens à même grâce à leur imaginaire, leur sensibilité de ré-enchanter des bassins de vie, des artistes sont invités – souvent par le biais d’appels à projets – à interroger les façons d’habiter, renouveler sym boliquement les espaces vécus, les identités, alimenter de nouveaux ré cits. Ils peuvent être conduits à valori ser des paysages, des patrimoines matériels et immatériels « de manière originale », à « sensibiliser le public à leur préservation », c’est le cas notam ment dans plusieurs parcs naturels30. Ce faisant, ils fabriquent des liens, entre les structures (écoles, biblio thèques, etc.), entre les habitants lors de projets participatifs. En réponse à la demande croissante de pratiques culturelles, ils sont aussi sollicités pour des ateliers – situation choisie pour les uns, subie pour les autres.

Cette figure de « l’animateur », du « médiateur » peut tendre à gommer la figure de « l’artiste créateur ». Pré sente dans les milieux urbains, cette prépondérance semble accentuée sur les territoires ruraux marqués par de fortes traditions d’éducation popu laire. En se gardant des visions carica turales, le choix de certains élus de s’orienter vers des fêtes tradition nelles et mémorielles – au risque d’une certaine « folklorisation » – plu tôt que vers des démarches de créa tion est néanmoins une réalité, parfois due à une méconnaissance ou à une défiance envers l’art contemporain. 31 . Par leur capacité à apporter une lec ture critique, des artistes peuvent mettre à nu des points de tensions, source potentielle de conflits avec le politique. Dans les processus de pro jets dits « situés », le résultat n’est pas garanti car « il ne s’agit pas de se subs tituer à l’acte de création de l’artiste ou d’interpréter les pensées des habi tants, mais de produire les conditions d’un échange permettant à l’histoire de s’inventer »32

Outre des situations de concur rence parfois mal vécues, la multipli cation des appels à projets s’avère chronophage pour les artistes. Si avec le temps, la constitution de réseaux peut permettre de s’en affranchir, le faible nombre d’équipements cultu rels, à la fois lieux de programmation et lieux de sociabilités culturelles, ne rend pas la tâche aisée. Par ailleurs, les associations non labellisées ac tives dans l’organisation de résidences ont des modèles économiques contraints : manque de financements structurels, réversibilité des aides pu bliques, complexités administratives pour intégrer leurs projets aux lo giques transversales de développe ment territorial (programme Leader par exemple33)… Les logiques d’ap pels à projets les détournent parfois de leurs objectifs initiaux.

27 Pierre-Marie Georges, Ancrage et circulation des pratiques artistiques en milieu rural : des dynamiques culturelles qui redessinent les ruralités contemporaines, thèse de doctorat en sciences sociales - géographie, Université Lumière (Lyon), 2017

28 https://www.culture.gouv.fr/ Aides-demarches/Appels-a-projets/ MiAA-Reseau-Accueil-Paysan-2022

29 François Pouthier, « Portrait de l’artiste en passeur de territoire(s) », nov 2011, France. pp.9-15. halshs-00781869f

30 https://parc-naturel-pilat.fr/nosactions/culture/residences-dartistes/

31 Pierre-Marie Georges, op. cité

32 Christophe Blandin Estournet, « Les projets situés ou les métamorphoses de l’action culturelle » in Nectart n°5, 2017

33 Liaison Entre Actions de Développement de l’Économie Rurale

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Mise en tourisme et esthétisation

Élément potentiel de distinction dans la compétition territoriale, les arts, le patrimoine et la culture en gé néral sont mobilisés par les collectivi tés comme vecteur d’attractivité touristique34. Souvent associés à des artisans d’art, les artistes peuvent constituer alors des outils « marke ting »35. En retour, certains profitent d’écosystèmes créés bénéficiant d’un marché structuré autour de gale ristes, de lieux d’expositions, de clients locaux réguliers et d’un flux important de visiteurs extérieurs. Si gnalons que des villages d’artistes sont nés à l’initiative d’artistes. Pour exemple, à la fin des années 1940, fuyant le difficile quotidien du Paris d’après-guerre, des artistes ré pondent à l’appel du peintre André Lhote paru dans le journal Combat et migrent vers Alba-la-Romaine, en Ar dèche pour redonner vie à ce « site meurtri et déserté ».

En dépit de l’image de « désert culturel » dont ils pâtissent, les terri toires ruraux sont irrigués par des pra tiques amateurs et initiatives associatives, multiples et vivaces mais souvent peu visibles de par leur caractère diffus et éphémère. S’ex trayant d’une définition de la culture restreinte à un champ professionnel, porteurs d’une vision élargie, les droits culturels nous rappellent que toute personne, en relation avec d’autres, étant porteuse et vectrice de culture, nul n’en est « éloigné »36

Il existe plusieurs approches de mise en art des espaces ruraux. Une récente étude37 en relève trois : des formes « d’art-washing » (tels des parcs de sculptures) au service du marché de l’art, de la valorisation fon cière et du développement touris tique ; un « art territorial in situ » dans

des contextes favorables aux investis sements publics ; enfin, « un front écoartistique d’œuvres-projets », plu ridisciplinaires initiées par des collec tifs d’artistes et des associations, donnant une grande place à la re cherche-création, favorisant les inte ractions entre artistes et habitants grâce à une connaissance fine du ter rain.

En ne prenant pas suffisamment en compte des contextes préexis tants, la venue d’artistes extérieurs peut entraîner une « esthétisation », un « sentiment de dépossession », les populations déjà présentes ne se re connaissant pas (ou plus) dans les nouveaux codes culturels et une iden tité modifiée. Sans en être la seule cause, des artistes peuvent alors constituer l’une des « courroie(s) de transmission de la gentrification ru rale » et alimenter des formes de « do mination sociale »38. Ces phénomènes localisés – observés par exemple dans le Lubéron, la Creuse, les Corbières –ne sauraient occulter la paupérisation de la majorité des artistes-auteurs pointée par le rapport Racine39 paru en janvier 2020 – avant la crise sani taire – comme « durable et globale dans tous les champs de la création ».

34 Un exemple parmi d’autres, le collectif des artisans et artisans d’art de Peak District, « une mise en commun des créativités individuelles dans un territoire protégé pour atteindre l’excellence collective » : www.peakdistrictartisans. co.uk

35 Le site Lonely Planet dédie une page aux plus villages d’artistes de France : https://www.lonelyplanet.fr/article/ les-plus-beaux-villages-dartistes-en-france

36 https://droitsculturels.org/observatoire/ la-declaration-de-fribourg/

37 Sylvain Guyot, Grégoire Le Campion et Olivier Pissoat, « Diversité et enjeux territoriaux de la mise en art des espaces périphériques dans le monde », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne]

38 Sylvain Guyot, Marie Metenier, Greta Tommasi. Les artistes dans la gentrification rurale. ACME : An International E-Journal for Critical Geographies, University of British Columbia, Okanagan, 2019.

39 Bruno Racine, L’auteur et l’acte de création, rapport remis à la Cour des comptes sur commande du ministère de la Culture, 2020

40 Paru le 25/02/2022 dans Télérama, l’article « Quand la nature mène la danse Belinda Mathieu » témoigne de l’actualité de cette tendance.

41 Patricia Ferreira, Ce que la marche fait à la danse, Repères, cahier de danse 2019/1 (n° 42), Éd. La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne

42 Paul Ardenne, Un art écologique. Création plasticienne et anthropocène, Éditions Le Bord de l’Eau, collection « La Muette », 2019

43 https://www.parti-poetique.org/ les-projets/la-banque-du-miel/

Association culturelle en terre de montagne, Scènes Obliques a organisé en 2021 le colloque « Récit artistique et urgences écologiques : enjeux et expériences »

Compagnie Arrangement Provisoire, Prapoutel, Massif de Belledonne ©Fabien Lainé www.scenes-obliques.eu/laboratoires/edition/

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dossier artistes en campagne(s)

Des artistes sur des fronts de résistance ruraux

De l’esthétique verte à l’éco-art

Sous l’effet des prises de conscience liées aux pollutions di verses, à l’effondrement de la biodi versité et au réchauffement climatique, peu à peu, l’art est devenu l’un des lieux du combat écologique. De décor inspirant pour des explora tions esthétiques, la « nature » s’est transformée en un partenaire actif de la création. Au-delà des matériaux qu’elle peut offrir (terre, pierre, bois…), des artistes vont chercher à faire corps avec elle et à nouer de nouvelles cohabitations avec le vi vant40. Chorégraphe, Patricia Ferreira écrit : « je marche (…) m’éloignant de ce qui fait tumulte, prédominance et systèmes de valeurs. Dans les plis de la ruralité, je trace des lignes trans verses, trajectoires fluides pour un danseur et un marcheur (…) Progres sivement, dans l’écoute et la récipro cité peut apparaître entre eux le sentiment de la danse. »41

L’historien de l’art Paul Ardenne nomme « éco-art », « anthropocènart » les œuvres ne cherchant pas seule ment à « faire vert », mais qui – non écophages elles-mêmes – dénoncent les écocides et ouvrent la voie à un art tout à la fois « démonstratif, militant, exemplaire »42 à l’instar de celui prati qué par Olivier Darné. Plasticien et apiculteur, fondateur du Parti Poé tique, il est l’instigateur de La Banque du miel – lauréat du Prix Coal dédié à l’art et l’écologie en 2012 – transfor mant l’argent mort des humains en abeilles vivantes pour « les protéger de la folie spéculative ». Un « service public de pollinisation » est assuré à partir de l’installation de ruches dans l’espace public43

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Expérimentations « artgriculturelles »

Du Larzac à Sivens, en passant par Notre-Dame-des-Landes, maintes résistances et militances alternatives ont pour origine les campagnes. Vic times du modèle productiviste – tou jours plus d’hectares, de matériels, d’intrants, d’emprunts – amorcé dès les années 1940 et promu à partir des années 1960, pour « faire de l’agricul ture la plus grande industrie natio nale », les paysans sont désormais confrontés à la révolution écologique. Dans l’avenir, leur rôle semble devoir être triple : « produire une nourriture saine à destination du plus grand nombre, participer à la protection de la biodiversité et réanimer les villages et les campagnes »44. Cette nouvelle génération a été récemment mise en valeur par l’exposition « Paysans desi gners, l’agriculture en mouvement »45 .

Un peu partout, des artistes –semble-t-il de plus en plus nombreux, mais la tendance serait à confirmer –initient des projets collectifs imbriquant des enjeux agricoles, nourriciers, éco nomiques, écologiques, culturels, es thétiques.

Au Nord de l’Angleterre, connu comme l’un des premiers grands pro jets de Land art institutionnalisé pu blic, fonctionnant à l’origine comme un parc de sculptures, Grizedale Arts46 a vu ses activités évoluer vers des ré sidences d’artistes, une ferme com munautaire, un lieu de partage de savoirs et de créativité collective. En Espagne, le collectif Inland47 dédié à la production agricole, sociale, et culturelle a développé – face au constat de l’insoutenabilité de l’éco système des galeries – les outils de sa propre autonomie avec notamment la fabrication et la commercialisation de fromages qui assure un quart de ses financements48. Dans la Creuse, le site de Lachaud réunit un élevage de brebis en agroécologie labellisé bio, une menuiserie dédiée à l’auto construction, des résidences d’ar tistes, des activités d’éditions, de recherche afin de « construire, ac cueillir, créer, habiter tout en parta geant et en laissant ouverts les recoupements possibles entre les dif férents domaines des savoirs et sa voir-faire »49. Dans l’Ain, les artistes de bermuda sont à l’origine d’un projet de « forêt-jardin » destiné à réparer une parcelle agricole jusqu’à alors ex ploitée de manière intensive, à lui dessiner un nouvel usage maraîcher, vivrier et collectif pour rendre sa ferti lité à cette terre abîmée50. Dans les Hautes-Alpes, école buissonnière créée et portée par des artistes, des paysans et des scientifiques, l’école des vivants cherche à prendre soin du vivant sous toutes ses formes51. Dans le Saumurois, fondée par une poète et un libraire, la Maison des arbres porte un projet destiné à lutter contre le ré chauffement climatique et l’érosion de la biodiversité grâce à la plantation de dix arbres par an et par habitant52…

D’autres lieux, non initiés par des artistes mais leur accordant une place centrale ont vu le jour : la Maison Forte dans le Lot et Garonne, « fa brique coopérative dédiée aux cultures de la transition »53 ; la Maison Composer dans l’Yonne qui œuvre « au profit de la construction d’un nouvel imaginaire ».54

Sans prétention d’exhaustivité, ces exemples montrent comment en composant avec d’autres militants et professionnels, des artistes prennent part de façon concrète à des combats écologiques et agricoles, inventant de nouveaux modèles pour tenter de préserver l’habitabilité de la Terre. Loin d’être dissocié des autres dimen sions, le travail de création s’y agrège, pour, comme le suggère Camille Azaïs, donner corps à des vies où il est possible « d’être à la fois artiste, bergère et de pratiquer, à ses heures perdues, l’art délicat de la fermenta tion »55. Quoique perçues par certains comme des micro-utopies, ces actes de la résistance contribuent à faire contrepoids au paradigme d’une cen tralité créative et urbaine, regénérant la vision du rôle des espaces ruraux dans la société pour les (re)connaître comme des laboratoires des pos sibles56.

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dossier artistes en campagne(s)
Réjane Sourisseau

André Micoud, « Portrait de l’agriculteur de 2030 » In Dard Dard n°5, Éditions de l’Attribut, 2021

https://madd-bordeaux.fr/expositions/ paysans-designers-un-art-du-vivant

www.grizedale.org

https://inland.org

Pedro Morais, « Le futur de l’art est-il dans la ruralité ? » In Le Quotidien de l’Art, n°1991, 17/07/2020

https://assochampdespossibles. wordpress.com/sur-le-site-de-lachaud/

www.bermuda-ateliers.com/ la-petite-fort

www.ecoledesvivants.org

www.lamaisondesarbres.fr

https://la-maison-forte.com

https://lamaisoncomposer.fr

55 Camille Azaïs, « La Campagne, le futur : art et ruralité au temps des crises », Critique d’art [En ligne], 2021

56 Titre emprunté à l’ouvrage Cultures et ruralités, le laboratoire des possibles, Éditions de l’Attribut, Auvergne-Rhône Alpes Spectacle Vivant, 2019

Guillaume Robert

La parcelle où se déploie le projet de forêt-jardin porté par bermuda (Serris, Ain), 2020

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dossier artistes en campagne(s) Réjane Sourisseau Jessica Servières Le site de la Ferme de Lachaud
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Œuvres de voiture collages et poèmes

une fantaisie graphique du collectif Les rayons autour du rêve automobile Les rayons rayonnent dès 2022 avec le concours de Kathleen Lor (poète et sculptrice), Maud Dallemagne (sérigraphe et peintre en lettres) et Alexia Creusen (plasticienne et historienne de l’art).

Nous avons choisi de rassembler nos forces pour questionner ensemble la place de l’art dans l’espace public et dans la vie en collectivité. Dans la foulée d’une intervention poétique sur cinq voitures conçue pour Art Au Centre#9 en 2022, voici une invitation à décaler le regard de quelques millimètres, histoire d’envisager de nouvelles manières de se déplacer, en corps et en pensées.

Carte blanche Collectif Les rayons

elizasys.com

2022

Julie Percillier broder les sensibilités paysagères

« Mille et une sensations m’envahissent et me “paysagisent”, je deviens paysage à mon tour ou, plus précisément, j’appartiens au paysage que je ressens, je ne suis plus simplement un regardant qui, de l’extérieur, découvre l’intérieur du paysage, mais je fais corps avec lui […]. »

Le Paysage, Thierry Paquot, La Découverte, Paris, 2016

Julie Percillier, “paysagère textile” œuvre entre Bruxelles et les Hauts-deFrance. Cette jeune plasticienne arpente les paysages dont elle interprète la perception sensorielle par la broderie, en adaptant les techniques traditionnelles à de nouvelles matières. Brodeuse de modesties, elle reproduit avec minutie des espèces végétales négligées et entrelace des disciplines éloignées au fil des co-constructions.

Focus

Élise Franck Marion Roy

Élise Franck et Marion Roy

Jeunes commissaires en poste au Musée Dobrée et au LAAC, Elise Franck et Marion Roy achèvent un master en muséographie à Arras.

Ensemble, elles ont organisé la 5e édition de la biennale Appel d’Air.

34 focus Julie Percillier. Broder les sensibilités paysagères Élise Franck et Marion Roy Julie Percillier Révéler le végétal, Orties © EF

Attentive aux sensations qui naissent de l’interaction avec le monde végétal, Julie Percillier ar pente les paysages pour nourrir ses créations textiles. À la croisée de l’art, de l’artisanat et du design, elle oscille d’abord entre différents termes pour qualifier sa pratique. Artiste bro deuse, créatrice textile ou plutôt pay sagiste ? Une profession dont elle se sent proche puisqu’elle aussi com pose des éléments paysagers dans l’espace pour générer des émotions chez les regardeur·euses. Elle adopte ce terme pour se définir comme une « paysagère textile ».

Son travail hybride et transdisci plinaire se nourrit d’échanges et de collaborations pour traduire la dimen sion sensible du paysage.

De chlorophylle en aiguille : un pas de côté textile

Quelques feuilles crénelées, for tement nervurées, d’un vert foncé qui devient plus tendre au sommet : là, au sol de la salle d’exposition, une simple ortie comme on en a déjà vu des cen taines dans les terrains vagues ou les fossés. À première vue, aucune raison de s’attarder. On croit les connaître par cœur, on envisage de passer notre chemin, mais un détail nous arrête : les tiges de l’ortie sont métalliques, li gaturées par un entrelacs de fil de fer. On s’approche, intrigué·es : la feuille dentelée est un fragment de bâche plastifiée ; le réseau de nervures qui s’y étend est fait de fils de coton bro dés. Une grappe de petites graines de verre blanc couronne certains plants. De loin, les orties de tissu paraissent en tous points identiques à leurs voi sines végétales : confusion du regard entraînée par la mimesis textile. La minutie technique des pièces de Julie Percillier crée toujours la surprise chez les visiteur·euses persuadé·es

d’être face à un élément du règne vé gétal. Cette confusion première amène souvent un examen plus dé taillé des pièces brodées : l’émerveil lement face à la maîtrise technique humaine, capable de recréer si fidèle ment une nature artificielle, conduit alors à apprécier la virtuosité du mo dèle naturel.

Pour Julie Percillier, faire entrer la nature en intérieur, dans un espace d’art, permet de la mettre en lumière, de « se questionner et de susciter un nouveau rapport au vivant1 ». Ces plantes hybrides ne font pas qu’imiter la nature, elles la réinterprètent, en révèlent des détails habituellement négligés que l’on ne peut découvrir qu’en s’y attardant : avait-on vraiment porté attention aux graines d’orties avant de les voir suggérées par des perles de verre ? Ces adventices de fils invitent avec délicatesse à décaler notre regard sur le végétal qui nous entoure, dans un contexte de crise écologique où cette attention aux autres espèces du vivant devient es sentielle.

1 Citation extraite d’un entretien réalisé par Élise Franck et Marion Roy avec Julie Percillier le 2 mai 2022.

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36 focus
Julie Percillier. Broder les sensibilités paysagères Élise Franck et Marion Roy

Révéler le végétal, de la forêt à l’atelier

Les créations de Julie Percillier se nourrissent d’une immersion corpo relle dans le paysage, lors de longues promenades en forêt.

Scruter, humer, palper, caresser. L’artiste flâne et se laisse porter par ses sens. Son œil averti de brodeuse lit la végétation sous le prisme de sa possible interprétation par des ma tières et des techniques textiles.

Cueillir, glaner, annoter, photo graphier. Elle documente les frag ments de nature qui l’inspirent. Classer, archiver, trier, analyser. De retour à l’atelier, Julie Percillier com plète ses « mille herbiers » et alimente sa « bibliothèque végétale2 ». Elle ana lyse les matériaux accumulés, es quisse, décalque, sélectionne les couleurs et les formes à imiter, les qualités sensorielles à interpréter3.

Expérimenter, tester, révéler. C’est seulement après ces étapes de collecte et de recherche que vient la phase d’expérimentation.

Pour traduire le végétal par le tex tile, la paysagère utilise trois procé dés de broderie traditionnels : la broderie à l’aiguille, la broderie ma chine et la dentelle aux fuseaux. Elle s’approprie ces techniques de minutie et les détourne habilement pour les adapter à ses créations. Ainsi, elle uti lise la dentelle aux fuseaux selon ses propres règles, en agrandissant un point ou en se servant d’un fil plus épais pour évoquer les textures orga niques. Julie Percillier affectionne surtout la spontanéité de la broderie à l’aiguille, qui nécessite peu de prépa ration et lui permet de faire évoluer librement son projet au fil de sa réali sation. Elle joue de la patience et de la précision requises par cette disci pline : le temps passé sur chaque pièce brodée en accentue la préciosi té. Consacrer du temps à ces compo sitions végétales, en révéler la délicatesse par la virtuosité tech nique, c’est sa manière à elle de prendre soin du vivant.

Ses créations utilisent des maté riaux naturels ou de récupération, choisis tant pour leurs propriétés plastiques que pour leur cohérence avec les enjeux écologiques qui ani ment son travail4. Pour traduire le vé gétal, elle combine les étoffes avec ingéniosité : la mousseline de soie est la matière qui évoque le mieux la « transparence et les jeux de lu mières5 » d’un feuillage. Sa fluidité la rendant difficile à broder, l’artiste y superpose un textile hydrosoluble non-tissé à base d’algues pour la rigi difier et faciliter son passage à la ma chine à coudre. Une fois la broderie réalisée, la pièce est plongée dans l’eau : la matière hydrosoluble se dis sout, et révèle ainsi les broderies sur la soie. La magie de la technique, entre disparition et apparition, opère à chaque nouvelle pièce. Certaines créations récentes, telles que Lianes (2021) et Herbacées (2022), renforcent le caractère hybride de ces pièces en intégrant des végétaux séchés aux éléments brodés.

2 Ibid.

3 Julie Percillier, Le Paysage végétal, support et sujet d’un monde sensible, Mémoire de fin d’études, Master arts plastiques, visuels et de l’espace, spécialité Tapisseries-Arts textiles, ARBA-ESA, Bruxelles, 2021, p.130

4 Seul le fil de fer, qui permet de structurer les pièces et de leur donner vie, n’est pas écologique : elle souhaite y trouver un substitut à l’avenir.

5 Julie Percillier, Le paysage végétal, support et sujet d’un monde sensible, op. cit., p.102

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© JP

Point de sable, point de tige, points de vue : croiser les regards sur le paysage

Si elle n’avait pas été artiste, Julie Percillier aurait aimé être écologue ou botaniste. Pour compléter son expé rience subjective au contact de la na ture, elle se nourrit de points de vue complémentaires sur ces disciplines grâce aux collaborations nouées au fil des projets.

Avec Révéler le végétal (2022), création présentée à Arras pour la biennale Appel d’Air6, elle travaille avec des apprenti·es d’un lycée agri cole. Cette collaboration, débutée lors d’un temps de résidence, prend la forme d’une balade-collecte sur les bords de la Scarpe au cours de la quelle les apprenti·es ramassent, in ventorient et examinent une trentaine d’herbes folles avec l’artiste. Ce gla nage collectif, étape préalable à la sélection des plantes à broder, ouvre un espace d’échange autour des per ceptions de ces « mauvaises herbes »

par les élèves. Ces anecdotes enri chissent le point de vue de la bro deuse, centré sur l’esthétique et la sensorialité. En choisissant des espèces liées à leur expérience du monde agri cole, les apprenti·es mettent en lu mière certaines plantes qui n’auraient sinon pas attiré son attention, favori sant la construction de nouveaux ima ginaires végétaux. À partir de cette présélection, Julie Percillier arrête son choix sur trois herbes folles : l’or tie, le rumex et le séneçon commun. Pendant la biennale, les anecdotes inscrites sur des cartels étayent ces pièces, exposées dans l’espace public à proximité du lieu de collecte.

Une autre collaboration de nature artistique a spontanément émergé autour de cette œuvre : une soudaine tempête de neige, contraignant les artistes à exposer temporairement en intérieur, aboutit à une fusion entre les pièces de Julie Percillier et le Jar din Mobile de Guillaume Le Borgne7 Intégrées à cette jardinière, les ad ventices textiles se mêlent aux herbes folles. Cette coopération improvisée est à l’image de la démarche de par tage traversant la pratique de l’artiste.

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focus Julie Percillier. Broder les sensibilités paysagères Élise Franck et Marion Roy

6 Entre espace public et espace d’exposition en intérieur, cette cinquième édition de la biennale Appel d’Air a eu lieu les 1, 2 et 3 avril 2022 autour du thème écologique de l’attention au vivant.

7 Autre artiste de la biennale Appel d’Air 5, Guillaume Le Borgne y expose son Jardin Mobile. Entre mobilier urbain et véhicule hybride, cette structure prend le contre-pied des jardinières classiques en cultivant des herbes folles habituellement considérées comme nuisibles.

↙ Collaboration entre Jardin Mobile et Révéler le Végétal © HP

↓ Collecte d’herbes folles à Arras avec des apprenti·es du lycée agricole de Tilloy-lès-Mofflaines © EF

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Les collaborations, laboratoire d’un paysage sensoriel collectif

Au fil de ses recherches textiles, Julie Percillier brode aussi soigneuse ment les liens humains. C’est avec des artistes amies qu’elle organise Sensi bilités Paysagères8, l’exposition carte blanche consacrée au travail réalisé lors de sa résidence à la Fondation Moonens en avril 20229. Leurs pra tiques se répondent, formant un pay sage total dans la salle d’exposition : tandis que la créatrice textile inter prète le végétal par la broderie, Marie Van de Walle élabore de nouvelles matières à partir de plantes, Gabriella Panarelli s’intéresse aux formes évolu tives de la roche et Lucile Vilaine crée des compositions en plumasserie. L’accrochage donne vie à un univers paysager commun. Cette complé mentarité est particulièrement mani feste dans le « cabinet de curiosités » — pensé au sens historique du terme, comme lieu réunissant des naturalia issus des règnes végétal, minéral et animal. Rassemblant des échantillons de l’univers des quatre artistes, ce pan de mur agit comme le laboratoire d’un paysage commun. L’interdiscipli narité culmine lors du vernissage de l’exposition, pour lequel la jeune cheffe Lucille Griffon10 est invitée à interpréter le paysage d’un point de vue culinaire. Cette dimension gusta tive est d’autant plus importante pour

Julie Percillier qu’en art, le paysage est peu abordé sous le prisme du goût. Ce déplacement du regard aux papilles en offre une perception sen sorielle plus complète et intègre la cuisine dans le champ de la création artistique. Lucille Griffon conçoit chaque mets en regard de l’univers des artistes exposées.

Le parterre de chips d’orties et de nori renvoie ainsi aux créations végé tales de Julie Percillier ; les rochers de pommes de terre et ail des ours évoquent le travail autour du minéral de Gabriella Panarelli. Adoptant le parti des ressources locales et du zéro déchet, la plupart des ingrédients sont issus d’une cueillette forestière, en cohérence avec le thème écolo gique de l’exposition. Soigneusement scénographié, le buffet évoque un parterre de sous-bois : cette mise en scène l’intègre pleinement à l’exposi tion, si bien que le public a d’abord cru qu’il s’agissait d’une œuvre sculp turale avant de s’en autoriser la dé gustation.

Cette attention accordée à la per ception sensorielle du paysage est présente chez Julie Percillier dès ses premières créations. Pour elle, c’est d’abord le toucher qui entre en jeu : palper, froisser, triturer le végétal, c’est en saisir la texture par le bout des doigts pour la traduire plus tard par le textile. Elle explore également l’odorat dans Balade olfactive (2017),

conçue en collaboration avec le maître parfumeur Jean Charles Som merard de la maison Sevessence. Cette pièce, pensée comme une par tition olfactive, décompose les arômes perçus lors d’une balade en forêt et matérialise ces invisibles notes odorantes sur le tissu. La bro deuse s’inspire des méthodes des nez pour élaborer sa composition : chaque odeur est analysée pour en décortiquer les éléments et les tra duire par des couleurs, des rythmes et des textures. En regard, plusieurs fra grances — sous-bois, fougère, sauge des forêts — sont créées par le parfu meur. Composition brodée et parfu mée se font écho en un jeu synesthésique donnant à voir l’odeur des sous-bois. Cette reconstitution des sensations paysagères au plus proche du vécu invite le public à re connecter avec ses propres percep tions sensorielles et à partir, à la sortie de la salle d’exposition, en balade dans la forêt.

Au fil des promenades, des ren contres et des collaborations nouées, Julie Percillier tisse patiemment des échos entre les disciplines et les gens. Brodeuse de modesties, elle sème des graines d’attention du bout de son ai guille, active les regards et reprise les liens abîmés entre humains et monde végétal.

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focus Julie Percillier. Broder les sensibilités paysagères Élise Franck et Marion Roy

8 Cette exposition a eu lieu du 14 avril au 24 avril 2022 à la Fondation Moonens, Bruxelles. Commissaire et artiste exposée : Julie Percillier. Autres artistes invitées : Gabriella Panarelli, Marie Van de Walle, Lucile Vilaine.

9 Les lauréats du Prix Laurent Moonens, ouvert aux jeunes diplômés des six écoles d’art bruxelloises, bénéficient d’une résidence de neuf mois dans les espaces de la fondation.

10 Spécialisée dans la cuisine végétale, Lucille Griffon (@luluveggiefeast) propose principalement ses créations culinaires lors de vernissages d’événements culturels à Bruxelles.

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Julie Percillier Cabinet de curiosité dans l’exposition « Sensibilités Paysagères » © JP Créations culinaires de Lucille Griffon © JP

Julie Percillier

Partition Olfactive du tableau n°3, Sous-bois © JP

Julie Percillier ↗

Partition Olfactive du tableau n°2, Sauge des bois © JP

Julie Percillier →

Partition Olfactive du tableau n°1, Fougères © JP

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focus Julie Percillier. Broder les sensibilités paysagères Élise Franck et Marion Roy
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Art, technologie et écologie un terreau de collaboration fertile

1 Jean-Paul Fourmentraux, « Corrupt machine, esthétique et politique de la panne numérique », In Techniques & cultures, n°72, Éd. de l’EHESS, pp. 204-223.

Mathilde Nourisson-Moncey

Mathilde Nourisson-Moncey

Mathilde Nourisson-Moncey est spécialisée dans les relations entre art contemporain et nouvelles technologies. Elle est actuellement doctorante chercheuse au Centre Norbert Elias (Université AixMarseille). Son sujet de recherche porte sur la genèse et l’évolution des relations franco-canadiennes dans « l’art contemporain numérique ». Elle a organisé plusieurs commissariats et participé à plusieurs conférences en France et à l’international (la biennale internationale d’art numérique à Montréal (QC-CA), la biennale des imaginaires numériques de CHRONIQUES à Aix-Marseille (FR), etc.).

Dossier
« Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille »
Attribuée à Hannah Arendt, repris par Paul Virillo lors de l’exposition « Ce qui vient » à la Fondation Cartier en 20021.

Claire Williams Zoryas, 2021, installation

Production : Le Fresnoy, studio national des arts contemporains

Collaborations : Stéphane Louis, TeslaCoilRu, Baptiste De La Gorce, Observatoire Royal de Belgique – E-Callisto Network. © Claire Williams.

Il existe certains domaines que l’on n’imagine pas forcément s’accor der ensemble, c’est le cas de l’art, de la technologie et de l’écologie. Pour tant, de cette inadéquation apparente est née une ambivalence, question née et éprouvée par les artistes, pour proposer, voire établir de nouvelles collaborations, avec le vivant.

Et c’est bien ici que réside l’ambiva lence à laquelle ces artistes doivent faire face : comment retranscrire, dé noncer, prévenir les maux d’une so ciété en utilisant comme médium l’un des principaux acteurs de ces mêmes maux ? Comment proposer de nouveaux récits en créant avec la technologie ?

2 La notion de pharmakon lié à la technologie est remise au goût du jour par le philosophe Bernard Stiegler, il l’emprunte à Jacques Derrida, lui-même l’empruntant à Platon.

3 Alain, Système des beaux-arts, Gallimard, Paris, 1983.

À chaque époque, les artistes ont utilisé des techniques correspondant aux avancées de leurs temps. Depuis le début du XXIe siècle, le numérique se retrouve dans l’ensemble de notre quotidien. Il n’est donc pas étonnant que les artistes s’en emparent pour retranscrire le monde actuel.

Pour autant, il est souvent d’usage de décrire la technologie tel un phar makon, à la fois remède et poison2. Un poison qui se multiple par l’hégémo nie des GAFAMs, de la surveillance de masse, de la pollution énergétique, etc.

L’une des réponses se trouve pos siblement dans les fortes capacités d’hybridation, d’imitation et de dé tournement des technologies qui in vitent aux échanges transdisciplinaires, notamment avec le domaine des sciences. Bien loin du génie de l’ar tiste solitaire et de la distinction entre le monde de l’art et celui de la tech nique, la technologie dans l’art per met de multiples collaborations et croisements.

Nous observerons ici comment ces collaborations et ces croisements peuvent amener les artistes à

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Projection laser sur une des cheminées de la centrale thermique de Neurath en Allemagne. © Studio Joanie Lemercier. dossier art, technologie et écologie Mathilde Nourisson-Moncey

questionner et « soigner » l’ambiva lence de la technologie vis-à-vis de l’écologie et du vivant ?

Pour y répondre, notre analyse re pose sur deux entretiens d’artistes belges. Le parti-pris est de s’intéres ser à des travaux dont les esthétiques diffèrent, mais dont les pratiques, en lien avec la technologie, offrent des pistes de réflexion sur notre sujet.

Claire Williams, dont les œuvres rendent visible la fragilité des écosys tèmes, créée grâce à ces collabora tions des ponts entre artisanats, art et électronique. Bien que ces travaux ne soient pas directement en lien avec l’environnement, sa façon de conce voir alimente des solutions possibles.

Le parcours et les engagements de Joanie Lemercier confèrent à ses projets une résonnance particulière tout comme les opérations qu’il réa lise aux côtés des activistes pour le climat.

Claire Williams : Un pont entre artisanat, art et technologie grâce aux collaborations

À partir du XVIIIe siècle, l’artiste et l’artisan constituent deux figures dis tinctes, le premier étant en quête du Beau et le second davantage dans le registre de l’utilitaire3. Il y a donc les œuvres d’un côté, et les objets d’usage de l’autre.

Bien que ces catégories restent présentes à l’heure actuelle, on constate que depuis l’ère industrielle (avec la reproductibilité technique, la copie, la révolution numérique, etc.) elles n’ont de cesse d’être transgres sées par le milieu artistique.

Notamment par la simple posture de l’artiste face à la technologie qui rend les frontières entre les disci plines poreuses. Depuis l’avènement du numérique, il est fréquent que les

artistes sollicitent les compétences de développeur et d’ingénieurs pour leurs œuvres. Il arrive aussi régulière ment que des informaticiens se réo rientent vers des projets artistiques. Également, certains artistes, plus au todidactes, testent les prototypes par eux-mêmes et s’entourent d’autres domaines d’expertise pour mener à bien leurs travaux.

C’est le cas de l’artiste belge Claire Williams, anciennement étu diante en textile, qui désirait ap prendre l’électronique, après avoir entrepris une formation en design. Cependant, aucune formation n’est alors dispensée dans ce domaine et l’artiste fait le choix d’expérimenter l’électronique de manière autodi dacte. Lors d’un workshop, elle fait la rencontre d’une communauté de femmes artistes, qui mettent leurs connaissances en commun et se

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transmettent les techniques que cha cune essayait seules jusqu’ici. Pour Claire Williams, « sa pratique est di rectement issue de la collaboration4. » Cela lui a permis de découvrir « l’Open Source et l’importance de la mise en visibilité des processus et pas seule ment celle des résultats5 » On le per çoit dans sa manière de concevoir et de documenter ses œuvres. Cela est notamment lisible sur son site inter net6 qui dispose de plusieurs entrées : recherches et documentations, moyens de création, projets, etc. Claire Wil liams explique que le monde de l’Open Source l’a beaucoup influencé sur sa façon de travailler : « c’est une vraie joie de faire ensemble, loin de l’idée de production, mais davantage dans une perspective de processus où l’on apprend beaucoup7 »

Les œuvres de Claire Williams sont un mélange de Do It Yourself (DIY) et de collaborations chevron nées : « c’est tout aussi intéressant d’être dans le bricolage que de colla borer avec des gens qui ont un sa voir-faire important, cela permet de pousser les idées et le projet plus loin8 »

Ses conceptions sont souvent ar tisanales : elle crée régulièrement ses propres composants électroniques, techniques et instruments. Sa princi pale source d’inspiration est l’artisanat électronique, et plus spécifiquement les répertoires de techniques électro niques du XIXe siècle. Principalement, car, durant cette période, les artisans étaient aussi des chercheurs scienti fiques.

Ils fabriquaient leurs piles et leurs composants électroniques avec ce qu’ils trouvaient dans leurs habita tions. Elle reconnait que sa façon « traditionnelle » de concevoir im plique de nombreuses contraintes techniques souvent résolues grâce à la participation d’un tiers.

L’œuvre Zoryas en est un bon exemple. Elle est composée de six formes remplies de différents gaz du milieu interstellaire et de plasma, un état de la matière qui représente 99 % de notre univers visible. Avec Zoryas, Claire Williams rend visible notre éco système fragile grâce à des flux d’énergies invisibles.

Lors de notre entretien, elle re vient sur la complexité de la réalisa tion de cette œuvre. La majorité des éléments qui composent Zoryas sont produits de manière artisanale, sauf un Raspberry Pi9 et un amplificateur.

En revanche, cela fut plus com plexe pour recréer le plasma, dans la mesure où il s’agissait d’une technique du XIXe siècle, que très peu de labora toires utilisent aujourd’hui.

Pour autant, il n’était pas question de remplacer le plasma par un élé ment plus contemporain. L’artiste le justifie : « j’aime bien réactiver les techniques d’une autre époque, en me disant que c’est comme cela que les gens percevaient l’électricité dans leurs laboratoires10. »

Trouver le bon partenaire sur le bon projet fait partie intégrante du processus de création de Claire Wil liams. Son échange avec le labora toire Testacoils à Saint-Pétersbourg, par exemple, est le fruit d’une re cherche et d’un apprentissage de longue haleine, au cours duquel l’ar tiste est venue travailler avec les cher cheurs pour acquérir une partie de leur savoir-faire.

Par cette collaboration, l’œuvre a également gagné un niveau de lecture supplémentaire. En effet, le fait que le laboratoire se situe en Russie offre un éclairage différent. Lors de son dépla cement et par ses recherches, Claire Williams découvre le lien culturel fort qui lie le pays à l’électronique et aux systèmes hautes tensions. L’observa tion de ce rapport différent à l’électri cité et à l’énergie va nourrir son travail autour de Zoryas.

Propos issus de l’entretien avec Claire Williams, le 7 juin 2022.

Site de Claire Williams : http://www.xxx-clairewilliams-xxx.com

Claire Williams, op.cit.

9 Le Raspberry Pi est un nano-ordinateur monocarte à processeur ARM de la taille d’une carte de crédit conçu par des professeurs du département informatique de l’université de Cambridge dans le cadre de la fondation Raspberry Pi.

10 Claire Williams, entretien, 7 juin 2022.

Claire Williams, op.cit.

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Claire Williams Spectogrammes, 2021, installation. © Jean-Christophe Lett 4
5 Ibid. 6
7
8 Ibid.
11

Claire Williams Zoryas, 2021, installation

Production : Le Fresnoy, studio national des arts contemporains

Collaborations : Stéphane Louis, TeslaCoilRu, Baptiste De La Gorce, Observatoire Royal de Belgique – E-Callisto Network. © Claire Williams.

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Claire Williams Data Knits, installation. © Claire Williams. dossier art, technologie et écologie Mathilde Nourisson-Moncey

L’apport collaboratif interdiscipli naire n’est donc pas un simple échange de documentations ou de savoir-faire, il s’agit aussi d’une source d’inspiration et d’un ajout précieux dans le parcours de l’artiste.

Ces croisements ne s’arrêtent pas au binôme art/science. Dans la même ligne que l’artisanat électronique, on retrouve dans le travail de Claire Wil liams un lien important avec le tissage et les techniques ancestrales de tri cot. L’artiste, au-delà de la collabora tion, crée des ponts entre les disciplines et les domaines. Dans sa série Data Knits, elle rend visible le code informatique par le tissage. Elle fait ainsi se rencontrer l’ancien et le nouveau pour montrer la fragilité des données numériques.

Ce projet est inspiré par son ap prentissage des techniques IKAT lors de son voyage en Ouzbékistan, tech niques traditionnelles d’Asie Centrale quasiment disparues aujourd’hui. À l’instar de son échange avec le labora toire Testacoil dans le cadre de Zo ryas, il y a, là encore et au-delà d’une collaboration matérielle, une dimen sion culturelle et sociale importante.

En effet, pendant l’ère soviétique, les tisserands IKATs n’avaient plus le droit de pratiquer leur art, étant perçu comme une culture individuelle et non celle du régime. En cachette, cer tains maîtres IKATs ont continué de produire et de transmettre leur savoir à leurs descendances. Ceux-ci ont ap pris secrètement la technique de fa brication des tissus, des pigments et

des teintures naturelles. Depuis une dizaine d’années, des ONG ont soute nu ces nouveaux maîtres IKATS pour que leurs techniques ne tombent pas dans l’oubli. En reprenant ces mé thodes de tissage, Claire Williams transcrit et diffuse donc une histoire culturelle invisibilisée.

À partir de cette expérience, elle s’est intéressée au lien entre le tissage et l’informatique : « dans la façon dont on travaille un fichier numérique jusqu’à ce qu’il se matérialise, on re trouve une traduction semblable à celle du tissage, lié en partie à l’his toire commune de l’informatique et du textile11 ». Elle va, par la suite, ma térialiser ce pont entre technologie et artisanat dans plusieurs de ces tra vaux.

Les croisements qu’elle opère entre l’art et l’artisanat lui permettent d’explorer et de rendre visibles des ré cits parallèles oubliés, plus éthiques et égalitaires. L’un des angles de lec ture des travaux de Claire Williams réside en effet sur le fait de conter une histoire différente. Dans un pre mier temps, la sienne : « celle d’être une file et de venir dans un domaine (la technologie) qui est réservé à peu de personnes et où l’argent de la re cherche technologique est mit dans l’armement, etc. (…) celle d’une réap propriation d’un endroit où l’on n’est pas les bienvenus12 »

Dans un second temps, elle rend visibles des récits parallèles. Elle ex plique cela en prenant l’exemple des femmes médiums : « Les premiers in génieurs radio collaboraient avec des femmes médiums. On l’ignore, car ce n’est pas l’histoire que l’on aime ra conter. Pourtant ce n’est jamais une seule personne qui crée. La création d’une invention, d’un outil, etc. arrive par de nombreux canaux différents, on décide de n’en montrer qu’un seul, mais il y a beaucoup de choses qui s’influencent13. »

C’est donc sans surprise que, lors qu’on la questionne sur l’ambivalence de l’utilisation de la technologie, elle répond avec malice : « je pense que venir faire de l’électronique avec une dimension très domestique, c’est aus si une manière d’être à la table et de proposer autre chose, d’autres types de monde à l’intérieur même du poi son.14 »

Toute en subtilité, Claire Williams ouvre des pistes, multiples et collec tives, forte des héritages passés et oubliés.

Claire Williams, op.cit.

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12
13 Ibid. 14 Ibid.

Joanie Lemercier : l’activisme visuel

« Proposer autre chose », c’est ce que certains artistes tentent de réali ser en utilisant la technologie dans leurs travaux. Pour chaque époque, l’artiste est l’observateur d’un monde en évolution.

Et parfois, il dépasse la simple posture d’observateur. C’est le cas de l’artiste franco-belge Joanie Lemercier15. Son parcours est celui d’une prise de conscience de notre relation au vivant et de l’impact de l’humain sur ce dernier.

Inspiré par Vera Molnár, il dé bute sa carrière en réalisant des œuvres de géométrie abstraite et minimaliste à l’aide d’outils tech nologiques et d’algorithmes. En 2010, il s’intéresse à la représentation de la nature en conservant une esthé tique très géométrique. La même an née, il crée Eyjafjallajökull, du nom du volcan islandais entré en éruption et qui a paralysé le trafic aérien mondial. L’artiste le reproduit dans une pers pective numérique de grande enver gure.

Lors de notre entretien, Joanie Lemercier explique que, face à cet évènement, il a connu une première sidération : « malgré notre société ca pitaliste, la nature peut parfois nous remettre à notre place16. » C’est égale ment à cette période qu’il s’intéresse au Sublime17 et au travail de Caspard

On retrouve dans ses paysages technologiques l’immensité du Su blime et la vision post-apocalyptique de ces films. Il s’agit d’environnements secs, où l’humain n’est pas présent. On peut y percevoir les influences de ces récits de fin du monde, d’effon drement du vivant et de disparition de la société.

David Friedrich, peintre paysagiste du XIXe siècle. Joanie Lemercier trouve dans la représentation de ces im menses territoires une véritable source d’inspiration.

Cela lui fait davantage penser au temps géologique qu’au temps hu main, car sous nos yeux s’y déploie l’érosion qui transforme les vallées, montagnes et canyons18. Il est aussi très inspiré par les films de science-fic tion tels que Mad Max ou 2001, l’odys sée de l’espace.

En 2019, la carrière de Joanie Lemercier connait un véritable tournant lorsqu’il découvre les mines de charbon d’Hambach et de Garzweiler. Pour lui, cet endroit incarne une dystopie devenue réa lité. Les deux mines réunies consti tuent la plus grande exploitation minière d’Europe19. Il explique s’être retrouvé dans une sidération esthétique : « on a l’impression d’être sur une autre planète ou dans un moment qui ressemble à la fin du monde20. »

Joanie Lemercier Paper and light, 2012, installation audiovisuelle. © Studio Joanie Lemercier.

15 Site du Studio Joanie Lemercier : https://joanielemercier.com

16 Joanie Lemercier, entretien, 8 juin 2022.

17 Le Sublime est lié au sentiment d’inaccessibilité (l’immensité). Il est très prisé par les peintres romantiques du XIXe siècle lorsqu’ils représentent de grands paysages ou territoires.

18 Joanie Lemercier, op.cit.

19 C’est la source d’émission de CO2 la plus importante d’Europe : 100 millions de tonnes et demie chaque année et 270 000 tonnes par jours.

20 Joanie Lemercier, op.cit.

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Joanie Lemercier Eyjafjallajökull, 2010, installation audiovisuelle. © Studio Joanie Lemercier.

Pour décrire la mine, il utilise la notion d’hyperobjet théorisé par Ti mothy Morton21 : « j’ai eu la sensation d’être devant un hyperobjet, le monde capitaliste dans lequel on vit appelle à l’hyper consommation et donc à l’ex traction des ressources alors même que cela provoque un énorme impact négatif sur la planète et sa biodiversi té22. »

Au-delà du simple paysage de dé solation de la mine, Joanie Lemercier constate les conséquences de son ex ploitation. Il découvre l’étendue de la déforestation ainsi qu’une violence systémique, sociale et économique, comprenant des destructions de vil lages, ainsi que des déplacements de populations et de cimetière.

Son projet Slow violence té moigne de cette catastrophe écolo gique et de ces violences sociales, politiques et policières. L’artiste rend visible et dénonce tout en ouvrant un espace de discussion sur l’impact de nos usages.

On voit également dans cette œuvre la mobilisation des activistes qui ont fait de la mine une ligne de front climatique. C’est par ce projet que Joanie Lemercier réunit son tra vail et ses engagements personnels.

Il explique : « Auparavant, j’étais dans une bulle technologique… Avec la découverte de cette mine, je prends conscience de l’extrême injustice du monde, et que je suis privilégié en ayant accès à la technologie. Je dé cide donc de la mettre au service de groupe d’activiste23 » Fort de ses an nées d’expérience en exploration in formatiques, Joanie Lemercier utilise sa pratique pour documenter des ac tions de désobéissance civile. Au-delà de Slow Violence, il accompagne aussi ces mouvements et amplifie leurs messages, en projetant par exemple un logo ou un slogan au moment op portun sur l’une des centrales à char bon.

Joanie Lemercier ne parle pas d’une collaboration au sens premier du terme avec les activistes. Notam ment, car une synchronicité des ac tions serait trop risquée. En réalisant des opérations complémentaires et parallèles, l’artiste vient appuyer leurs démarches : il agit en activiste visuel. Joanie Lemercier précise qu’à ce mo ment-là : « son premier public ce sont les groupes d’activistes, j’ai envie d’être fidèle à leurs actions qui sont une grande source d’inspiration24 » Pour autant, sa démarche et celle des activistes se croisent et se réunissent autour d’un combat commun pour le vivant.

En plus de détourner les outils technologiques pour les mettre au service d’actions en faveur du climat, il détourne son statut d’artiste qu’il utilise pour rendre visible l’indicible des mines à charbon. Pour Joanie Le mercier, le statut d’artiste entraîne une sacralisation de la démarche ar tistique qui lui permet de mener ses opérations tout en récupérant de la matière pour ses projets sans être in quiété par les autorités. Selon lui : « la sursacralisation de l’art, excessive à mon sens, est un outil que je peux uti liser pour me protéger des éventuelles répressions policières25. »

Dans le même espace où l’on uti lise la technologie tel un « poison », avec les logiciels de maintenance de la mine par exemple, Joanie Lemer cier s’en sert comme un remède et un révélateur26. « Il y a une vraie ambiva lence entre les GAFAM et les entre prises de la Tech qui se positionnent en tant que sauveur du monde grâce au techno solutionniste27. La réelle so lution est de sortir de la culture de l’extractionisme, mais ces entreprises ne le souhaitent pas, car leurs mo dèles économiques en dépendent. “Tech will save us” est la plus grande escroquerie idéologique actuelle28 »

En collaborant à travers des ac tions simultanées, l’artiste et les mani festants rendent visible le désastre des mines à charbon d’Hambach et Garzweiler, tout en affichant au grand jour l’hypocrisie du monde de la Big Tech.

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dossier art, technologie et écologie

Joanie Lemercier

Slow Violence, installation audiovisuelle, 2019- 2021

Production : Juliette Bibasse

© Studio Joanie Lemercier.

21 Un hyperobjet se distingue par sa grande diffusion dans le temps et dans l’espace, qui est telle qu’on ne peut plus en identifier les contours et les limites (par exemple, le réchauffement climatique, la biosphère, le climat ou encore internet).

Source : LUQUET-GAD, I. (2015), « Les hyperobjets, le superconcept qui révolutionne la pensée écologique », Le Monde, https://www.lesinrocks.com/ arts-et-scenes/les-hyperobjets-lesuperconcept-qui-revolutionne-la-penseeecologique-81836-21-11-2015/

22 Joanie Lemercier, op.cit.

23 Joanie Lemercier, op.cit.

24 Ibid.

25 Joanie Lemercier, op.cit.

26 Le logiciel Autodesk assiste les mines de charbon pour qu’elles puissent augmenter leurs productions journalières, optimiser leurs flux et remplacer les humains par des machines. Sur le site internet d’Autodesk est mis en avant une politique verte et le magazine Forbes la considère comme l’une des entreprises les plus vertes…

27 Le « technosolutionnisme » est la confiance dans la technologie pour résoudre un problème souvent créé par des technologies antérieures Selon ce concept, tous les problèmes pourraient trouver des solutions dans des technologies meilleures et nouvelles.

(Source : Wikipédia)

28 Joanie Lemercier, op.cit.

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56 Joanie Lemercier Slow Violence, installation audiovisuelle, 2019- 2021 Production : Juliette Bibasse © Studio Joanie Lemercier.
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Le 4 avril 2022 est paru le troi sième volet du sixième rapport d’éva luation du GIEC dans lequel on peut lire que l’influence de l’homme sur le climat, notamment dans l’augmenta tion des gaz à effet de serre, est sans équivoque29.

Ceci est synonyme d’une urgence climatique. Au fil de ce dossier, nous avons pu constater que la technologie dans l’art pose des questions de res sources et d’impact environnemental.

Pour autant, Claire Williams et Joanie Lemercier ont chacun, à leur manière, su observer leurs ambiva lences et proposer des solutions au regard des échanges et de leurs prises de conscience. Ici, nous souhaitions montrer que chacun de leurs usages et de leurs collaborations apporte des éclairages sur l’ambivalence techno logique et suggère des façons de concevoir éthiques.

Depuis ses débuts, la pratique de Claire Williams repose sur la mise en commun des connaissances et le par tage des savoir-faire. Ses connais sances se tissent par les échanges et lui permettent, par l’Open source et la pratique DIY, de se réapproprier la technologie. Il s’agit pour l’artiste d’un moyen « de se réapproprier ces sys tèmes et de les faire aller vers d’autres endroits ou raconter d’autres choses30 ».

Loin des projets onéreux et tech nologiquement polluants, son lien avec le collaboratif et l’artisanat fixe les limites. Face à un souffleur de verre comme face à un développeur, le savoir-faire est important.

Elle s’initie à ces différentes tech niques lors de ces diverses collabora tions, tout en gardant à l’esprit qu’« il faut essayer, au maximum, de ne pas se retrouver avec des choses qui nous dépassent31. » En priorisant l’appren tissage des savoir-faire et en réalisant une grande partie de l’électronique elle-même, de façon artisanale, Claire Williams inscrit son travail dans une démarche plus saine vis-à-vis de l’en vironnement.

De plus, le croisement de l’artisanat – pratique souvent ancienne et ou bliée – avec la technologie, met en lumière des récits plus éthiques tout en y apportant un regard inédit. Des travaux de Claire Williams émergent des clefs pour soigner l’ambivalence, dont la principale est de comprendre l’outil. Autrement dit d’en apprendre son histoire et ses origines, sa finalité, ainsi que les actions, usages et limites que l’on doit adopter vis-à-vis de ce lui-ci.

Dans le cas de Joanie Lemercier, le choc esthétique de la mine d’Ham bach et sa rencontre avec les acti vistes lui ont fait prendre conscience de la nécessité d’agir sur la produc tion et la diffusion de ses projets. Il explique ainsi : « Après la sidération de la découverte de la mine de char bon, je ne pouvais pas faire semblant de ne pas savoir 32».

En ce qui concerne la diffusion, plusieurs mesures ont été prises par l’artiste, comme celle d’éviter au maximum les déplacements en avion et les transports d’œuvres. Ses projets sont pensés pour être assemblés sur le lieu de l’exposition.

Par cette démarche, réside : « une vraie volonté d’avoir une exemplarité pour essayer de convaincre nos confrères artistes, car bien que ce soit contraignant, on se rend compte qu’avec la globalisation33, déployer des projets sans se rendre sur place est vraiment facile34 »

On se trouve là aussi dans un tra vail de collaborations, dans lequel Joanie Lemercier peut s’appuyer sur les organisateurs des différents évè nements où il est programmé. En semble, diffuseurs et artistes entrent dans une démarche plus responsable et moins énergivore.

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L’importance du « faire ensemble » pour « faire monde » : de nouveaux modèles de création, de production et de diffusion

Il s’agit également d’une « porte d’entrée » pour penser à d’autres ma nières de produire des expositions et des festivals. Joanie Lemercier pro pose, par exemple, de ne pas jeter l’œuvre conçue sur place, mais de la proposer à un collectionneur ou au commissaire d’exposition pour éviter qu’elle ne soit détruite juste après avoir été exposée. Pour ses projets plus ambitieux, impliquant un mini mum de transport, la solution peut être de les inscrire au sein d’une tour née, pour réduire leurs empreintes carbone. Là encore, c’est un travail collaboratif entre plusieurs profes sionnels et différents espaces. À travers son engagement, Joanie Lemercier alimente un dialogue, existant, mais encore timide, entre organisateurs culturels, sur les impacts environne mentaux de leurs évènements.

Toujours dans la volonté de ré duire les consommations énergé tiques, Joanie Lemercier continue de repenser sa façon de produire ses œuvres. « On peut imaginer un futur dans lequel on développe des pra tiques en réduisant les consomma tions et en gardant une partie des technologies, mais dans un usage rai sonnable. Le seul souci c’est que l’on n’a pas défini ce qui est raisonnable, mais c’est une bonne raison de l’ex plorer !35 ». Il réfléchit ainsi à des pro jets plus lowtech, notamment en se servant de l’énergie solaire. Pour ce faire, il aspire à collaborer avec des laboratoires ou des chercheurs dans ce domaine.

Ces nouvelles pistes de produc tion et de diffusion sont autant de possibles pour soigner l’ambivalence technologique et amoindrir l’impact de l’utilisation du numérique dans les œuvres et dans les expositions.

Par ailleurs, l’engagement de Joa nie Lemercier lui fait croiser le milieu de l’art avec celui du politique, à tra vers des actions groupées et soli daires pour défendre le vivant et son environnement. Sans cet aspect col lectif, à la base même du principe de rassemblement, les opérations pour alerter sur les causes de pollution ne pourraient avoir lieu.

Pour conclure, le travail de Joanie Lemercier comme celui de Claire Wil liams36 nous montrent les nombreux chemins à inventer, loin des récits dystopiques, mais davantage dans un objectif de renouvellement des imagi naires animé par un besoin de cohé rence. Les croisements et les collaborations qu’ils effectuent dans des domaines aussi divers que l’artisa nat, le politique et les luttes sociales, ou encore le milieu scientifique, nous éclairent sur l’étendue des possibili tés.

On constate également que tous les acteurs culturels peuvent créer de nouveaux modèles plus éthiques, et que ce n’est pas seulement de l’apa nage des artistes. Les coopérations entre l’ensemble du milieu culturel et les autres domaines peuvent ouvrir le champ des possibles et conduire vers une société plus consciente et res pectueuse de son écosystème.

29 Pour consulter le rapport, site internet The Intergovernmental Panel on Climate Change, https://www.ipcc.ch/ languages-2/francais/

30 Claire Williams, op.cit.

31 Joanie Lemercier, op.cit.

32 Joanie Lemercier, op.cit

33 Que cela concerne les projecteurs ou le support d’impression, il est très facile de trouver des produits identiques ou similaires partout dans le monde.

34 Joanie Lemercier, op.cit.

35 Joanie Lemercier, op.cit.

36 Les travaux de Joanie Lemercier et de Claire Williams seront visibles à partir du 10 novembre 2022, à la Biennale des imaginaires numériques, organisés par CHRONIQUES, à la Friche la Belle de Mai à Marseille, à Aix-en-Provence et à Avignon, plus d’information : https:// chroniques.org.

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Tirage

Constitué de 22 cartes, Tarot (2022) croise les vertus de la pharmacopée naturelle avec la symbolique des arcanes majeurs du tarot de Marseille (de Pierre Madenié, 1709). Cet outil relationnel s’emploie dans le cadre d’actions performatives pour accompagner la réflexion et la prise de décision.

La proposition d’un tirage en trois lames, pour Facettes, révèle la complexité d’éclairer par le discours les problématiques de « croisements ». Les atouts répondent à la place de l’artiste et invitent à questionner nos interdépendances en vue d’une possibilité de résolution par la collaboration.

Livré sans interprétation, ce geste consultatif demande à son tour : avons-nous le rôle d’oracle ?

2022

Carte blanche Aurélie Belair

aureliebelair.com

Home Pool

Home Pool, une maison et une piscine sur la table de dissection Saint-Nazaire, août 2007.

Posé sur deux tréteaux au milieu d’une salle d’exposition, Home Pool est une piscine en miniature. Le plan d’eau forme un bassin en équerre d’environ deux mètres sur deux, sous lequel est placée une machinerie qui fait fonctionner l’ensemble à la manière d’une véritable piscine. La coque est en résine époxy, uniformément couverte dans sa partie supérieure de carreaux de céramique bleue ; un éclairage subaquatique diffus est assuré par de petites ampoules fichées dans la coque à intervalles réguliers ; cinq échelles métalliques disposées autour du bassin permettent l’accès à l’eau.

Louis Émauré

Louis Émauré

Louis Emauré est Docteur en Histoire de l’Art, dessinateur et chercheur associé au Centre de recherche Mondes Modernes et Contemporains de l'Université Libre de Bruxelles. Ses recherches traitent des usages techniques de l’image, des relations entre le projet et la fiction et, plus récemment, des genèses techniques qui échappent totalement ou pour partie à la méthodologie de projet, notamment le bricolé, le vernaculaire et le créole.

Dossier

Cet objet évoque une fontaine d’appartement ou un jeu d’eau que viendrait habiter une troupe de bai gneurs lilliputiens. Bien que la forme soit plutôt atypique, au premier coup d’œil on ne trouve rien de vraiment inhabituel à cette piscine ; la surface de l’eau renvoie en miroir un reflet im mobile, à peine troublée par le vibrato du système de filtration qui s’active à l’étage inférieur.

C’est en plongeant le regard dans l’eau que se révèle la singularité de l’objet. Sous la surface, le bassin se subdivise en une dizaine de salles qui communiquent via un réseau de portes coulées, portes qui doivent permettre aux nageurs de circuler en sous-marins d’une pièce à l’autre. Cet intérieur noyé, dont le faîte affleure par endroits et que nous masquait jusqu’alors le reflet, désigne un se cond objet architectural, glissé dans la piscine, qui étale son plan à la façon d’une maison de poupée vide, ouverte par le haut.

Home Pool est une chimère née de la rencontre d’une maison et d’une piscine. Rencontre assez peu fortuite, et même à l’évidence arrangée, puisqu’une telle association ne peut s’obtenir qu’en passant par la concep tion, doit être planifiée dès l’amont, avant que la chose ne soit livrée à la fabrication. Cette pièce est l’œuvre du collectif d’artistes cubains Los

Carpinteros qui s’est fait une spéciali té de ce type d’objet hybride. LC em prunte ses techniques et ses matériaux à divers artisanats, proscrit la signature individuelle et compare son activité à celle d’une corporation vouée à la production d’art, par réfé rence aux guildes de charpentiers (auxquelles le nom du collectif fait ré férence), de constructeurs navals, de maçons, de cheminots ou d’ouvriers du cigare

Cette posture, si elle participe au départ d’une stratégie de contourne ment de la censure, est assez ambiguë : elle introduit d’une part un glisse ment de champ, soit une requalifica tion de la chose artisanale en chose d’art qui est loin d’être évidente ; d’autre part, elle engendre une forme de déterritorialisation, une pièce comme Home Pool étant destinée à circuler bien au-delà des frontières cubaines et, de ce fait, à se trouver coupée de l’économie de pratique et d’usage localisée dans laquelle prend place ordinairement un artisanat.

Le texte qui suit traite donc d’un objet doublement décalé : tout à la fois d'une chose d'art donnée pour ar tisanale et d'une chose artisanale sans réelle inscription ni destinée utilitaire. Il cherche en premier lieu à identifier le registre de pratique que l’on peut associer à un tel objet, c’est-à-dire à cerner un usage, mais également à comprendre comment le partage

entre art et artisanat est invoqué et à quelles fins. Partant de là, il s’attache à définir le type d’hybridité technique en jeu, à cerner ses modalités, enfin à rassembler les fils du contexte pour mettre en évidence le lien de cette production à une culture matérielle locale.

La casquette de l’artisan

« La guilde est […] une nécessité pratique, quelque chose qui apparaît quand les gens partagent les mêmes intérêts. Nous avons voulu recréer une guilde avec toutes ses opérations ; cela ne devait pas nécessairement être une guilde des charpentiers en fait. »

Los Carpinteros, entretien avec Margaret Miller et Noël Smith, juillet 2003.

Los Carpinteros est fondé à La Havane au début des années 19901. Le positionnement du collectif, conçu comme un retour à l’ancienne organi sation des métiers, est lié à la situa tion cubaine dans la période dite « spéciale »2, un moment difficile du fait de la situation économique forte ment dégradée et du climat répressif ambiant : « tout s’écroulait […], les gens utilisaient ce qu’ils trouvaient et

1 Le collectif comptait à l’origine trois membres : Marco Castillo Valdés, Dagoberto Rodríguez Sánchez et Alexandre Arrechea, qui quitte le groupe en 2003. Ses membres ont été formés à l’École Nationale des Arts (ENA), la principale école d’art à Cuba.

2 « Période spéciale » est l’expression employée par Fidel Castro pour désigner les années qui suivent l’effondrement de l’Union soviétique, dont l’économie cubaine était fortement dépendante. Avec le maintien de l’embargo américain, le pays connaît dans les années 1990 des pénuries à répétition. Cette situation engendre l’une des plus grandes diasporas de l’histoire cubaine ; en 1994, lorsque LC réalise une première exposition importante à la Biennale de La Havane, la plupart des artistes ont quitté l’île et ceux qui demeurent sur place sont pour beaucoup des étudiants.

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Home Pool à l’Atelier Calder, 2006, eau, fibre de verre, résine, acier inoxydable, tubes PVC, fibre optique, pompe à eau, mosaïque, 220 x 230 x 100 cm (photographies de Guillaume Blanc).

vendaient des objets dans la rue ; alors qu’ils essayaient de se débarras ser des choses, nous avons essayé de les conserver, de les recréer et de ré fléchir à ce processus d’une manière critique »3. Ce moment est marqué par de fortes tensions entre les insti tutions et les artistes ; les membres de LC expliquent que l’affichage du sta tut d’artisan faisait alors des pièces une production moins directement assimilable à un propos politique : « nous avons créé une stratégie, une guilde de charpentiers, du travail, pas des idées »4 ; « ne voulant pas que nos travaux soient censurés, nous les avons déguisés, nous les avons enve loppés dans le manteau de la manua lité et de la fabrication »5. L’intérêt pour les processus et les opérations prend ici un sens assez différent de celui qu’il revêt dans un monde de l’art moins contraint : prendre les choses par la fabrication est une fa çon de ne pas produire de commen taire direct sur ce qu’elles sont6 ; en même temps, dans un tel contexte, la moindre allusion à la chose locale sur le terrain de l’art revêt un sens qui dé passe largement la simple matérialité de productions.

Toutefois, comme c’est générale ment le cas lorsque des artistes se re vendiquent de l’artisanat – et comme le confirment les propos cités – la re qualification de l’activité est d’abord une réponse à des problèmes qui se posent dans le champ de l’art. Les pièces produites par des artistes se caractérisent par une forme d’inten tionnalité à double fond, qui les dis tingue foncièrement de l’ordinaire des objets manufacturés. En outre, artisa nat et art relèvent d’organisations so ciales du travail nettement différenciées. Chaque série de pièces produites par LC implique par exemple un apprentissage technique préalable, qui constitue une part es sentielle de l’activité. Le groupe fut ainsi successivement un collectif de menuisiers, de maçons, de charpen tiers, d’ouvriers agricoles, de forge rons, de pisciniers – autant de franchissements des lignes de par tage des métiers qui feraient se dres ser les cheveux sur la tête de plus d’un artisan, mais ne défrisent nullement l’artiste, habitué depuis longtemps à s’approprier les savoir-faire des autres.

Pour ce qui est de la pratique ellemême, un artisan travaille générale ment pour un employeur ou un client et, en dernière instance, ces derniers disposent de sa production et jugent du résultat. Si la production est ina daptée à l’usage prévu, ou sans utilité pratique, elle peut être refusée, dé noncée comme non-contractuelle, voire faire l’objet de poursuite7. A contrario, l’assimilation du sa voir-faire chez LC, ne vise pas l’exécu tion utile et répétée d’une tâche. Si les membres du collectif s’intéressent aux savoir-faire, c’est qu’ils y voient une façon d’intervenir dans la fabrica tion (« parler d’un charpentier c’est parler de la façon dont une chose est faite »8) et, en bout de course, d’y glis ser des dérangements qui ont un sens sur le terrain de l’art. En d’autres termes, le savoir-faire ne fait pas de l’art un artisanat et de l’artiste un arti san, il est pour les artistes un autre moyen de produire du singulier et de l’original, autrement dit de l’art. Une pièce comme Home Pool entre parfai tement dans un cadre de définition conventionnel de l’œuvre (chose unique et originale, vouée à un usage contemplatif, à l’exposition, ainsi qu’à la collection). En tant que telle, elle n’a de sens qu’à l’intérieur d’un monde de l’art constitué où, à rebours de l’idéo logie en vigueur dans le monde de l’artisanat, les choses utilitaires peuvent n’être pas utilisables en réali té, celles qui sont techniquement irré prochables être parfaitement inutiles, où l’incapacité à exécuter correcte ment une tâche et le vice de forme peuvent devenir des qualités de la chose, c’est-à-dire être utilement ex ploitées les praticiens.

3 Alexandre Arrechea, entretien du collectif avec Margaret Miller et Noël Smith, réalisé à La Havane le 15 juillet 2003, p.4 (consultable en ligne sur le site de Graphicstudio, atelier universitaire basé en Floride).

4 Marco Castillo, ibid.

5 Domenico Rodriguez, entretien du collectif avec Rosa Lowinger, « The object as protagonist », Sculpture Magazine, 18 décembre 1999, p. 10.

6 Cette stratégie s’avère payante puisque le collectif connaît assez vite à une reconnaissance institutionnelle. Les premières pièces, produites entre 1993 et 1994, relevaient d’une forme de chronique sociale en rapport avec l’histoire de Cuba ; la requalification du travail, notamment le renoncement à la peinture figurative et l’affirmation du statut d’artisan, engendre une modification du rapport à l’institution qui rend le pièces plus acceptables : « Les institutions ont vraiment été fascinées par notre esthétique, c’est-à-dire par l’artiste effectuant le travail physique et le processus même de création d’objets » (Marco Castillo, entretien avec Margaret Miller et Noël Smith, op. cit., p.5.).

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dossier home pool
Émauré

Cela étant, ne peut-on rien dire d’autre du détournement artistique de savoir-faire non-artistiques ? Qu’estce que cela fait à l’œuvre d’être fabri quée comme une piscine ? N’en tire-t-elle pas quelques singularités ? Mais, aussi bien, qu’est-ce que cela fait à la piscine d’être requalifiée en chose d’art, la requalification n’a-t-elle pas quelque chose à nous dire sur ses ava tars vernaculaires ?

Plutôt que de renvoyer dos à dos deux mondes, je voudrais tenter ici une approche un peu différente. Je propose de considérer Home Pool comme une fiction de fabrication, c’est-à-dire comme le résultat d’un geste technique joué pour nous par un auteur placé dans la position d’un acteur, geste dont nous, visiteurs d’exposition, pouvons contempler le résultat comme si l’objet était posé sur une scène et soumis à l’attention d’un public. Ainsi la fabrication réelle nous parle d’une fabrication fictive et, comme sur une scène, les gestes réels renvoient à des gestes fictifs.

Vue sous cet angle, le dispositif change quelque peu de nature : l’au teur ne propose pas réellement une expérience de baignade atypique, il ne fait pas étalage de sa maîtrise technique, ne s’est pas mélangé les pinceaux et les références9. Il ne fait rien de tout cela et, pourtant, il fait tout cela en même temps… Un tel dis positif participe de ce que le socio logue Erving Goffman appelle une modalisation, soit « un ensemble de conventions par lequel une activité donnée […] se transforme en une acti vité qui prend la première pour mo dèle, mais que les participants – acteurs ou public – considèrent comme quelque chose de tout à fait autre »10. La modalisation à notam ment à voir avec le jeu, en particulier quand elle touche au faire semblant, qui inclut la plaisanterie, le fantasme, le rêve, les jeux de l’enfance et les scé narios de fiction.

(l’exposition d’art) et relève d’une mise en scène des opérations et de l’activité.

7 En cette matière, les artistes bénéficient d’une licence que n’ont pas les artisans, et pour cause puisqu’on attend de l’artiste une production de choses uniques et originales. Ainsi, dans le monde de l’artisanat, la copie est la règle et un acheteur ne s’offusquera pas qu’un autre possède une chaise strictement identique à celle qu’il a acquise, les deux étant généralement considérées comme interchangeables. Dans l’art, le même cas de figure conduit fréquemment à des conflits, puisque la copie, qu’elle soit ou non le fait de l’artiste, constitue une atteinte à l’unicité de l’œuvre et particulièrement à sa valeur d’échange.

À ce sujet, je renvoie le lecteur à l’ouvrage classique d’Howard Becker : Les mondes de l’art, Paris, Gallimard, 1988, notamment au chapitre qu’il consacre aux relations en l’art et l’artisanat, ainsi qu’à l’ouvrage codirigé par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro : De l’artification, Enquête sur le passage à l’art, Paris, éditions de l’EHESS, 2012.

8 Marco Castillo, entretien avec Rosa Lowinger, op. cit

En requalifiant le fabriqué en fic tion de fabrication11, nous sortons de la confusion dans laquelle nous aurait plongé l’amalgame de la chose artisa nale et de la chose d’art. Nous pou vons aussi nous pencher plus sérieusement sur l’objet, c’est-à-dire le regarder à la fois comme le produit d’opérations réelles (effectivement ré alisées par les artistes) et comme quelque chose qui n’a pas véritable ment ou réellement lieu, qui prend place dans un cadre modalisé

9 Le contexte d’exposition pointe vers la chose d’art. J’ai donc exclu d’autres registres de pratique qui pourraient être envisagés, ceux dont relèvent notamment le jouet, l’objet décoratif, le meuble, la maquette d’architecture, le prototype technique, l’ouvrage d’art ou de métier, ou encore l’artefact déviant (production atypique répondant à un usage inhabituel).

10 Erving Goffman, Frame Analysis. An Essay on the Organization of Experience, New York, Harper ans Row, 1974. La formulation retenue a été légèrement modifiée par rapport à la traduction réalisée par Isaac Joseph, Michel Dartevelle et Pascal Joseph (Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991, p. 52). Pour une mise en œuvre du modèle de Goffman dans différents cas d’études, je renvoie à l’ouvrage récent de Nathalie Heinich : La cadre-analyse d’Erving Goffman, une aventure structuraliste, 2020, Paris, CNRS éditions.

On peut ajouter un point à ces re marques. En effet, l’objet ne relève pas simplement d’une fabrication qui se donne pour autre chose que ce qu’elle est, glissant d’un domaine de pratique à un autre (de l’art à l’artisa nat) et d’un régime de réalité à un autre (du réel au fictif), mais aussi comme une fabrication déterritoriali sée, coupée de son contexte de pro duction et destinée à voyager de salle d’exposition en salle d’exposition12 Home Pool, fiction de fabrication, est aussi la fiction d’un lieu, et nous re trouvons notre histoire de cadres : ce qui est montré ici n’est pas situé (site imaginaire sans localisation, flottant dans l’éther du cadre), mais, en même temps, cet ici doit être considéré par référence à un là-bas (cubain, local, inaccessible) dont la consistance se limite peu ou prou à une note placée non loin de l’objet et proposée aux vi siteurs. Autrement dit, le cadre pri maire d’interaction (l’exposition), ouvre sur un cadre transformé (la fic tion d’un lieu), qui constitue ellemême une manière de reformulation d’un autre cadre primaire bien réel (l’ordinaire cubain), dont le dispositif ne peut être dissocié sans que l’on perde de vue une part essentielle du sens que les fabricants ont logé dans leur geste.

11 Le terme de « fabrication » est ici entendu au sens technique, comme renvoyant à l’action de faire, de confectionner quelque chose. Ce sens est à distinguer de celui que Goffman attache au terme dans Frame Analysis, où la « fabrication » désigne spécifiquement les confections relevant de la tromperie.

12 Les pièces de LC sont des objets particulièrement mobiles. Avant 2007, elles ont été montrées en 2006 au Centre culturel de Chicago, en 2005 à la Biennale de Venise, en 2004 au MoMA et au Musée Guggenheim de New York, au Musée national des beaux-arts de La Havane en 2003, à la Biennale de Shanghai en 2002, au Centre d’Art PS1 de New York en 2001.

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La chose au mot

Si nous gardons à l’esprit cette stratification des cadres et prenons la chose par la fiction, que voyonsnous ?

D’abord un gag technique, une farce, une chose pour rire. Le soustexte, Home Pool, fidèle terme à terme à ce que constate l’observateur en se penchant sur l’eau, révèle en première lecture une indécidabilité : maison ou piscine, ou plutôt ni piscine ni maison, mais piscine et maison en même temps.

En seconde lecture, ce sens litté ral est inquiété par un autre, celui de l’expression anglaise « home pool » qui signifie « piscine domestique » par opposition aux piscines d’usages non-privatifs ou publiques13. Ignorant le sens de l’expression, l’auteur au rait-il manqué la séparation implicite des termes et amalgamé les fonc tions ? Est-il possible que l’économie de langage ait conduit à l’aberration pratique, qu’on ait pris la chose au mot ou l’expression à la lettre ? Si la consigne a été comprise de travers et que le chantier a été lancé du mauvais pied, à l’heure qu’il est le client doit s’arracher les cheveux. Une chose est de rater le sens d’une expression et de littéraliser malencontreusement une figure, une autre est de traduire une expression en acte, c’est-à-dire fran chir le Rubicon et de confondre une manière de parler avec une manière de faire (si des expressions telles que « donner sa langue au chat » ou « être comme cul et chemise » devait conduire à des passages à l’acte, nul doute que leur emploi serait moins courant et plus tragique).

Quoi qu’il en soit, il y a bien dans le bassin un conflit entre le soustexte, qui partage les choses en unités qui s’excluent mutuellement, et le geste, qui les associe et instaure entre elles une forme de continuité et de symbiose fonctionnelle. Sur le plan de la fonction, l’objet est en effet ri goureusement cohérent, c’est-à-dire conforme au sous-titre qui lui tient lieu de légende et apparemment fonctionnel – en termes de linguis tique la traduction littérale est cor recte : home pool = piscine maison. En revanche, les choses se gâtent sur le plan de l’usage. De ce point de vue, l’objet est doublement décalé : le sens de l’expression est manqué et la pro position technique fait figure d’aber ration pratique ; le bassin noie l’architecture et, quel que soit le sens par lequel on prend le problème, le « fait de baignade » exclut absolument le « fait d’habitation ». En d’autres termes, l’association fonctionnelle est tournée contre la logique utilitaire, les objets fondus l’un dans l’autre remplissent pour partie leurs fonctions, mais contreviennent à l’ensemble, ou, d’une autre manière, remplissent leurs fonc tions, mais contrarient celle de l’autre.

Qu’a-t-il pu se passer et qui doit-on (fictivement) incriminer ? Le résultat pointe une défaillance intervenue en amont du chantier et, possiblement, une atteinte à la séparation habituelle des tâches : il semble qu’un malen tendu ou un défaut de communication ait donné lieu à une initiative des agents de la fonction, cela aux dépens des acteurs de l’amont, donneurs d’ordre et fournisseurs de plans, mais aussi d’autres exécutants, tels que le maçon dont la place aurait été confis quée par le piscinier. En effet, seule la phase d’exécution est cohérente, c’est-à-dire celle qui correspond à l’in tervention du piscinier. Les plans de la maison ont-ils été confiés à ce dernier au lieu du maçon ? Le client s’est-il trompé de ligne dans l’annuaire ? L’ar tisan a-t-il compris la consigne de tra vers ou, au contraire, a-t-il observé à

la lettre une instruction défaillante ?

La forme curieuse du bassin pourrait également s’interpréter comme rele vant d’une malfaçon intentionnelle, soit comme la résultante d’une trom perie ou d’une fraude qui peut être située à différents niveaux de la chaîne opératoire. Est-ce par exemple le commanditaire qui cherche à faire passer sa piscine pour une maison ?

L’ouvrier qui, excédé, fait exprès de comprendre de travers ? Ou encore, pour une raison qui échappe, l’em ployeur qui signe des chantiers de maisons, mais construit des piscines ?

Étant donné que personne ne s’est réellement trompé ou ne cherche réellement à tromper, que l’objet est d’abord la représentation de telles si tuations, ces hypothèses nous orientent vers un registre qui serait à situer entre la parodie et le pastiche. En effet, l’acte technique imite une proposition, comme une parodie ou un pastiche, il témoigne d’une habile té dans l’exécution, comme un pas tiche, mais retourne cette habileté contre elle-même, comme une paro die. Et si nous considérons la malfaçon comme intentionnelle et l’incluons dans un scénario fictif, alors nous pourrions avoir affaire à une mystifi cation fictive, c’est-à-dire à une his toire de fabrication qui aboutit à la révélation du vice de forme –puisqu’ici personne ne peut être dupe, que le burlesque de la situation tient précisément au fait que la chose se dénonce d’elle-même comme nonconforme au résultat attendu.

En termes goffmaniens, le dispo sitif peut être appréhendé soit comme relevant d’un registre mixte, parodicopastischesque (imitation ou réitération technique à fonction humoristique, perçue comme telle par le producteur comme par le public : gag, plaisante rie, chose pour rire), soit comme une fiction artistique modalisant une mé prise (production inappropriée, mais non intentionnelle : erreur, quiproquo, confusion), soit encore comme une fiction artistique modalisant une

13 Cette pièce est l’une des seules du collectif à être accompagnée d’un sous-titre en anglais, vraisemblablement parce que l’anglais permet de jouer sur le sens de l’expression.

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dossier home pool
Émauré

tromperie (production délibérément inappropriée, réalisée dans l’intention de tromper une instance engagée dans le projet et, à divers degrés, de lui nuire : farce, mystification, canu lar, confusion volontaire, exécution de mauvaise foi, contrefaçon, arnaque).

Ce dernier cas de figure participe de ce que Goffman qualifie de fabri cation, soit un ensemble de manipula tions du cadre de pratique normal qui ont à voir avec la tromperie. Il dis tingue les fabrications des modes, tels que la parodie, le pastiche et la fiction, qui ne produisent pas de fausses croyances, mais reposent sur une codification qui identifie le ré gime de discours en présence. La mé prise (notre second cas de figure) n’est quant à elle dans le modèle de Goffman ni une modalisation ni une fabrication, mais le produit d’un mé cadrage : c’est ce qui se passe quand un individu interprète mal un évène ment ou une situation et engage une action sur la base d’une croyance er ronée. Ici, l’erreur interprétative serait de prendre au sens littéral une façon de parler, comme cela peut se pro duire quand un individu est amené à communiquer dans une langue qui n’est pas la sienne l’erreur intervient alors au niveau du cadre de pratique primaire et le vice de forme est la conséquence de cette sorte de bifur cation cognitive non intentionnelle intervenue au stade des instructions.

Pour revenir à la stratification des cadres (tabl.1), nous pouvons donc dire que dans le premier cas nous avons affaire à une simple modalisa tion parodico-pastichesque du cadre de pratique primaire qu’est la fabrica tion conventionnelle. En revanche, si nous optons pour le deuxième ou le troisième cas de figure, nous ajoutons un degré à la stratification : nous avons affaire à une modalisation par la fiction, soit d’un mécadrage, soit d’une fabrication (au sens de Goff man), qui constituent tous deux des transformations du cadre de pratique habituel et ordinaire.

programme exécution

« Home pool » !

Cadre primaire, exécution attendue. Implicite connu, division architecturale.

livraison

« Home with a pool » (maison avec piscine)

Scénario 1 :

modalisation parodicopastichesque du cadre primaire. Sens implicite connu, amalgame architectural.

Scénario 2 : modalisation fictionnelle d’un mécadrage fictif du cadre primaire. Implicite inconnu, amalgame architectural relevant de l’erreur, du quiproquo, de la confusion involontaire.

Scénario 3 :

modalisation fictionnelle d’une fabrication fictive, manipulation du cadre primaire. Implicite connu, amalgame architectural relevant de la farce, du canular, de la confusion volontaire, de l’exécution de mauvaise foi, de la contrefaçon, de l’arnaque.

« Home pool »  (maison-piscine)

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(tableau 1)

Localité de l’association

Les productions de LC mani pulent pour beaucoup des objets qui font écho aux goûts et au style de vie de l’ancienne la classe moyenne cu baine et des clubs de loisir d’avant la révolution. Ces résonances locales se transportent plutôt mal. En voya geant, les pièces ont tendance à être investies de significations projetées plus ou moins consciemment depuis les cadres de réception, ou à se fondre dans un répertoire de formes génériques de l’art mondialisé qui semble aussi invariable qu’il est im médiatement et partout identifiable.

En l’occurrence, difficile de saisir ce qui se joue dans le bassin de Home Pool sans tenir compte de la réalité sociale et psychologique des objets, tels qu’ils sont perçus et vécus dans le contexte cubain. C’est en effet la dé couverte de vestiges de la période prérévolutionnaire qui est à l’origine de la production de LC. L’école d’art que fréquentaient alors les membres du jeune collectif était située dans l’un des quartiers les plus cossus de La Havane, où la plupart des maisons avaient été laissées vacantes après le départ des propriétaires. Une sorte de Beverly Hills cubaine aux allures de ville fantôme qu’avaient investie de nou veaux arrivants, bien moins fortunés et occupés à surmonter une crise so ciale et économique sans précédent. C’était au début des années 1990, les

Russes venaient de quitter Cuba et l’esthétique en vogue était complète ment différente de l’architecture et du mobilier de ces maisons : « Les meubles qui étaient à la mode à ce moment-là étaient plus rationnels, conceptuelle ment proches de ce qui se faisait en Europe de l’Est […] Évidemment, cela relevait plus du développement social que du luxe, nous venons de régions pauvres, vraiment pauvres. […] Je n’avais jamais été dans la maison d’une personne riche avant que nous allions dans ces maisons abandonnées de La Havane »14. Par la suite, comme il avait été engagé avec la découverte de ces maisons, le travail du collectif s’ali mentera de nouveaux objets rencon trés lors des premiers voyages hors de Cuba, tels qu’une chasse d’eau, une douche ou une piscine.

Los Carpinteros

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Coco solo, 2004, aquarelle et lavis d’encre sur papier, 154 x 227 cm. dossier home pool Louis Émauré

LC voit les vestiges du monde prérévolutionnaire dans la matériali sation d’une forme de dichotomie quotidiennement vécue entre le passé et le présent15. Celle-ci se retrouve sur les façades de la vieille ville de La Ha vane, qui déroulent le long des ave nues une mosaïque de styles, tous importés et caractéristiques des grandes villes coloniales des ca raïbes : baroque espagnol, Mudéjar andalou, néoclassicisme américain, modernisme soviétique. À cela s’ajoutent les initiatives techniques et les arrangements constructifs en tous genres, non moins éclectiques et ba roques, devenus emblématiques d’un art local de résoudre toute sorte de problèmes. Ainsi, au sommet de l’an cien hôtel Bristol où atterrissaient au milieu des années 2000 les naufragés de l’exode rural, se trouvait une pis cine reconvertie en habitation (fig.1). Celle-ci, ou l’une de ses homologues vernaculaires, pourrait être la secrète inspiratrice de Home Pool, ou tout du moins son modèle renversé : une pis cine pour maison.

Comme la plupart des produc tions de LC, Home Pool se veut une proposition hypothétique conçue par référence à ce type de reconversions utilitaires particulièrement dévelop pées à Cuba16. Son émergence est une conséquence collatérale l’isole ment engendré par l’embargo décrété par les États-Unis au début des an nées soixante. Nombre de biens de consommation introduits au cours de la décennie précédente (principale ment importés des États-Unis, tels que les voitures, réfrigérateurs, postes de radio, téléviseurs, fers à re passer, machines à laver, locomotives) vont alors se trouver coupés de leurs circuits d’approvisionnement et de maintenance, imposant de recourir à des stratégies adaptatives qui main tiennent les objets en état de marche quand il n’est plus possible de trouver des pièces de rechange, et encore moins de remplacer un modèle usagé par un équivalent fonctionnel.

14 Marco Castillo, entretien avec Margaret Miller et Noël Smith, op cit., p.3. La comparaison avec Beverly Hills est faite par Marco Castillo : « C’est comme Beverly Hills. La plupart des maisons à l’époque où nous étions étudiants étaient vacantes. Personne n’y vivait, alors nous avons investi ces maisons. C’était illégal, mais nous n’avions pas d’autre alternative évidente, et ce n’était pas seulement nous, mais aussi beaucoup d’autres personnes du quartier. » (ibid.)

15 Dans le discours du collectif, cette dichotomie est liée à une amnésie de la société cubaine et les productions des débuts de LC à une quête identitaire et mémorielle. Marco Castillo : « nous avons grandi dans un présent en opposition avec la mentalité passée (celle de l’ancien système colonial) […], nous avons voulu creuser un peu plus loin […], comme des anthropologues déterrant le mode de vie de l’ancienne classe moyenne cubaine ». Domenico Rodriguez: « que nous puissions manipuler avec notre art les goûts et les obsessions qui ont défini le style de vie du club de loisir était une position très séduisante parce que, de même qu’ils avaient modelé leur image, nous cherchions notre propre ombre sur le mur » (entretien avec Margaret Miller et Noël Smith, op. cit., p.4).

Fig.1

Vue en coupe de la piscine de l’ancien hôtel Bristol, à l’angle des rues San Rafael et Amistad, reconvertie par les résidents en maison au début années 2000.

16 Les piscines, inutilisables du fait des restrictions d’eau, sont particulièrement sujettes aux reconversions utilitaires : « À Cuba […] les gens utilisent la piscine pour tout : pour élever des animaux, pour faire pousser des plantes, pour vivre. Ils font de beaux appartements avec des planchers en bois. Ils divisent aussi les piscines pour deux familles, et l’une élève des animaux, tandis que l’autre l’utilise toujours comme fontaine ou comme piscine. […] Il y a une célèbre pool-house qui a été transformé en hôtel, l’hôtel Washington. C’est à l’entrée de la ville. On y accède par des échelles, et puis il y a une petite terrasse et depuis laquelle les gens entrent dans les chambres » (Los Carpinteros, entretien avec Gudrun Ankele et Daniela Zyman, « The contradictory nature of things, or, tropical political », Los Carpinteros: Handwork, Constructing the World, Cologne, Walther König, 2011, pp.169-170).

Los Carpinteros

Cama, 2006, aquarelle et lavis d’encre sur papier, 93 x 61,5 cm.

Au prix d’interventions régulières et de manipulations diverses, nombre d’objets purent ainsi poursuivre leur vie utilitaire largement au-delà de leur date de péremption17. Ils s’attachent un négoce et un artisanat spécifiques, en particulier pour ce qui concerne les véhicules ; Cuba conserve ainsi un parc important de voitures des an nées 1950, mais aussi nombre de Lada et de Moskovich héritées de la pé riode soviétique qui, au fil de décen nies, ont incorporé des pièces prélevées sur d’autres modèles, ou d’autres marques (fig.7), dans un monde où le prix d’une voiture est sans rapport avec le revenu moyen. Ces hybrides nés de la pénurie se re trouvent jusque dans les ateliers de production où ils ont donné naissance à une authentique industrie du brico lage : « Il y a un département dans chaque atelier de travail qui se consacre à l’assimilation des idées, et qui crée des objets afin de résoudre les problèmes. Parfois, ces innovations sont assez ridicules. Par exemple,

vous pouvez trouver le châssis d’un bus fusionné au haut d’un train, ou quelqu’un cultive la canne à sucre en utilisant un système de jardinage basé sur une bicyclette. »18 Ce phénomène est moins la manifestation d’une dis position particulière à l’ingéniosité, qu’un symptôme de l’isolement, des pénuries, de l’inflation et de la défail lance générale de l’État. Nombre d’objets ont ainsi développé à Cuba une sorte de « syndrome insulaire », et l’on comprend sans doute mieux par quelle magie un lit en vient à s’enrou ler sur lui-même comme un serpent (Cama, 2006), une ville à se glisser dans une sandale de plage (Coco solo, 2004), ou une piscine à prendre les traits d’une maison, comme si la fonc tion de chacune de ces choses avait pu se maintenir en laissant la forme partir à la dérive.

17 On peut mentionner les sandales de plage fabriquée à partir de pneus, les machines à laver Russes réduites de moitié pour se débarrasser d’un séchoir cassé, les caoutchoucs des flacons de pénicilline chinois utilisées comme valves de pression pour les cuisinières, les boîtes de plastique transformées en sièges de vélo, les lignes de pêche utilisées pour cercler les lunettes de toilettes, ainsi que les divers objets inventoriés par Penelope de Bozzi et Ernesto Oroza (Objets réinventés. La création populaire à Cuba, Paris, Éditions Alternatives, 2002).

18 Marco Castillo, entretien du collectif avec Trinie Dalton, « Los Carpinteros by Trinie Dalton », Bomb, hiver 2001-2002 (consultable en ligne sur le site de la revue).

19 Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Crès, 1923.

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dossier home pool Louis Émauré

Morphologie

Pour dénouer l’imbroglio archi tectural de Home Pool, on peut procé der à la façon d’un taxonomiste face à un spécimen présentant des traits morphologiques hétérogène, c’est-àdire situer ce qui appartient à chaque espèce de chose de façon éclairer les termes de leur relation.

De ce point de vue, c’est la piscine qui domine nettement : la céramique recouvre l’architecture à la manière d’une peau, le mobi lier domestique est absent, les portes sont réduites à des ouver tures dépourvues de battants ; l’objet maison est rapporté à une distribution intérieure évoquant les partitions ordinaires de la vie domestique. De même, la fonction « piscine » est prédominante : le bassin est praticable pour le na geur, bien que l’usage habituel soit contraint et qu’il semble difficile d’exécuter une véritable longueur de crawl ; la fonction d’habitation est en revanche complètement com promise. En d’autres termes, l’habi tant boit la tasse, mais pas le nageur (fig.2).

Tant du point de vue de l’usage que des matériaux employés et du système technique, Home Pool est donc une piscine. Toutefois, c’est la maison qui typifie l’ensemble : le plan procède du dedans, en accord avec le vieux précepte moderniste, la forme « se développe de l’intérieur vers l’ex térieur »19 (fig.3). Certes, verticale ment, c’est la piscine qui reprend la main : la fosse s’approfondit en mar quant deux paliers et, à mesure que la profondeur s’accroît, les cloisons s’al longent ; ainsi les portes, en appa rence proportionnée à l’entrée du petit bain, atteignent des hauteurs démesurées dans le grand bain (fig.4).

Mais les spécificités formelles de meurent du côté de la maison, dont on peut dire qu’elle est singulière (celle-ci et pas d’une autre) alors que la piscine se matérialise dans une forme dépourvue de véritable singu larité, observable ici comme ailleurs.

L’opération fondamentale aura en somme consisté à introduire le plan de la maison dans un bassin pris dans sa forme la plus usuelle et imperson nelle, autrement dit à loger le spéci fique dans le générique.

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Fig.3 La maison, la piscine, deux associations possibles dont Home Pool. Fig.4 H/P

Cette remarque s’entend pour le type de piscine à coque de résine re présenté dans Home Pool, lequel est à distinguer des piscines maçonnées qui peuvent présenter des formes tout à fait atypique. De ce point de vue, on peut relever que l’opération repose sur l’association de deux ordres techniques différenciés, à sa voir le produit industriel et l’architec ture ; des ordres souvent apparentés mais qui s’attachent des modes de production et des usages générale ment distincts. Il est d’ailleurs moins aisé qu’il n’y paraît de dire si une pis cine entre dans la catégorie des biens meubles ou de l’architecture. Pour la plupart des contenants, la distinction est avant tout une affaire de dimen sions : l’immobilier, par différence avec le mobilier, désigne un conte nant susceptible de recevoir des hu mains – et non simplement des choses. Pour la piscine, l’affaire est plus ardue. D’un côté, on ne peut lui dénier la qualité d’espace architectu ré, c’est-à-dire de contenant de di mension anthropomorphe dans lequel prend place un mobilier spécifique,

tel que les échelles et mains cou rantes en tubes d’acier cintrés, divers flotteurs et gonflables, des pièces de céramique particulières. D’un autre côté, la piscine est en général consi dérée comme une infrastructure an nexe, ajoutée à l’architecture existante et non conçue par l’archi tecte. Un bassin comme celui de Home Pool relève indéniablement de l’objet technique (fig.6), de même que les piscines à coque proposées aux particuliers se vendent en pièces, ont leurs revendeurs, leurs transporteurs, leurs catalogues, leurs gammes et leurs modèles.

Quoi qu’il en soit du partage des genres, l’issue de la lutte intestine qui s’est jouée dans le bassin ne fait pas de doute : la maison a été engloutie d’un bloc par l’annexe gloutonne qui porte l’empreinte de ce repas ortho gonal. De ce point de vue au moins, l’essentiel a été avalé par le superflu et la hiérarchie architecturale est sens dessus dessous.

Arrangements de conception

« Nous utilisons les piscines comme la pâte dentifrice ». Los Carpinteros, conversation avec Gudrun Ankele et Daniela Zyman, mai 2010.

Comme la greffe chirurgicale, la bricologie a ses donneurs et ses rece veurs. Comme elle – pour peu que ses exigences en matière d’associations soient remplies – elle se moque des histoires individuelles, des compatibi lités d’humeur et, plus généralement, de tout ce qui échappe à la fonction nalité organique ou à l’opérativité technique. Ainsi, dans la voiture de Raphaël, taxi à La Havane (fig.7), un moteur Lada, un alternateur japonais et un pont russe Moskovitch cohabitent

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Fig.5 Home Fig.6 Pool dossier home pool Louis Émauré

sans heurt, astucieusement logés dans une Opel Rekord de 1958 dont seule la carrosserie semble avoir échappée au jeu des ablations, des substitutions et des ajouts. Il suffit cependant d’ouvrir le capot pour que la revue des or ganes mécaniques prenne des allures de cours de géopolitique, révélant au grand jour les anachronismes, les dis tances abolies, les associations étranges, dont certaines n’avaient au départ pas grand-chose pour elles.

Home Pool et cette voiture sont toutes deux des chimères techniques, c’est-à-dire des choses incorporant des parties de plusieurs choses. Elles diffèrent cependant foncièrement du point de vue de leur genèse : Home Pool n’est pas le produit de démem brements et le remontages, une sorte de « patchwork », ou de pendant tech nique du monstre de Frankenstein composé de morceaux de choses pré levées, découpées, démontées et

assemblées. Une chimère comme la voiture de Raphaël naît de manipula tions pratiquées en contexte d’usage ; dans son cas, les phases de fabrica tion et d’utilisation sont concomi tantes et la phase conception (entendue au sens d’une démarche de projet conventionnelle) n’existe pas. Pour Home Pool, « chimère » serait à entendre au sens de la génétique, soit une configuration où chaque chose conserve dans l’association son propre caractère génétique, si bien que le produit du croisement est une combinaison de formes et de fonc tions issues de différents types.

À l’appui de cette remarque, l’ob servation de l’objet révèle que l’archi tecture a été façonnée dans le bac de la piscine, de sorte que la coque en résine et le cloisonnement interne for ment un seul bloc et que l’architec ture fait partie intégrante du circuit hydraulique. Cette caractéristique in dique deux choses.

Fig.7

La voiture de Raphaël, une Opel Rekord de 1958 équipée d’un moteur russe Lada, d’un alternateur japonais de Toyota Tercel et d’un pont russe de Moskvitch. Les clignotants, en dessous des phares à l’origine, ont été déplacés sur les ailes. Une Lada Niva 1500, ou 1600, a également donné ses parechocs, son système de refroidissement, sa commande de frein et ses cadrans de tableau de bord. Les poignées de porte, les clignotants avant, le siège conducteur et le volant ne sont également pas d’origine. Les parties en gris correspondent aux pièces modifiées.

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Premièrement, les objets maison et piscine sont présents dès l’origine, à la racine de la fabrication, puisqu’ils sont pris dans une structure unitaire et qu’est instaurée entre eux une forme de concomitance et de conver gence fonctionnelle. Pour reprendre l’analogie avec la génétique, dans ce cas les modalités de l’association sont fixées avant l’introduction dans le mi lieu. En matière de techniques, cet état de choses est caractéristique des produits de conception, ces choses que Gilbert Simondon qualifie de « concrètes », par opposition avec celles qui naissent de la juxtaposition d’unités fonctionnelles20 – de ce point de vue, les pièces de LC sont bien loin des arrangements de circonstances qui les inspirent.

Secondairement, techniquement parlant, la relation est orientée : puisque la cohérence technique est exclusivement du côté de la piscine, on peut dire que c’est la piscine qui prend la forme d’une maison et non l’inverse. En cela, nous n’avons pas af faire à une chose qui serait deux en une ou une pour deux, mais à une chose qui se donne pour une autre ou, tout du moins, fait mine de l’être.

La métaphore zoomorphe peut ici être convoquée à dessein, puisqu’il y a certes un objet glissé dans un autre – un objet contenu (home) et un objet contenant (pool) –, mais aussi un objet imité et un objet imitant. Dans ce re gistre, il n’est pas question de camou flage, mais bien d’inflexion et de métamorphose : ce n’est pas la mai son qui est dotée de capacités trans formistes analogues à celles des caméléons et des poulpes, mais bien la piscine qui se donne comme un corps traversé. En cela, elle est à la maison ce que la poire fut à la tête Louis Philipe dans les années 1930 du XIXe siècle21 et le produit final évoque un contenu anamorphosé, figeant dans la confusion une dérive formelle restée inachevée.

Cette image présente l’avantage de doter chacun des objets d’une plasticité particulière qui, pour le coup, nous parle d’un état de choses on ne peut plus concret, qui est au cœur de n’importe quelle genèse technique relevant de l’inflexion22. Ainsi la piscine est-elle traitée comme une matière malléable, souple et extensible, dont la forme s’adapte aux exigences du plan. À l’inverse, la mai son est traitée comme une matière « dure », hiératique et rigide, et à l’exa men elle se révèle également une ma tière disparue, réduite à l’état d’indice ou de trace fossile logée dans un substrat qui coule au carré, à la façon d’un béton liquide ou d’une résine23

La relation des deux objets dans la conception (rigide-souple, dématé rialisé-matérialisé) est textuellement celle qui s’observe avec des procédés de reproduction tels que la photogra phie ou le moulage, autrement dit la relation qui existe entre un modèle et un tirage. Le bassin de Home Pool est une résine qui porte l’empreinte d’une maçonnerie ; la matière d’inscription, comparable à un papier photosen sible ou plâtre liquide, est ici une pâte de résine durcie par l’adjonction d’un catalyseur. Par sa genèse, la forme procède d’un modèle (la maison) dont la matière disparaît dans l’opération, à la façon d’une cire perdue. Il n’y a ain si pas d’architecture ensevelie sous la résine et, en ce sens, pas de ruine ou de chantier qui aurait bifurqué en cours de route. Il n’y a qu’une forme reportée, sans autre rapport avec la maison.

Le diagramme du mode de fonctionnement interne de la méthode paranoïaque-critique de Dalí appliqué à Home Pool : une hypothèse molle (pool) soutenue par les béquilles de la raison technicienne (home).

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dossier home pool

20 « Le moteur ancien est abstrait. Dans le moteur ancien, chaque élément intervient à un certain moment dans le cycle, puis est censé ne plus agir sur les autres éléments […] chaque unité théorique et matérielle est traitée comme un absolu, nécessitant pour son fonctionnement d’être constitué en système fermé. L’intégration dans ce cas offre une série de problèmes à résoudre... C’est alors qu’apparaissent les structures particulières […] : la culasse du moteur thermique à combustion se hérisse d’ailettes de refroidissement. Celles-ci sont comme ajoutées de l’extérieur au cylindre et à la culasse théorique et ne remplissent qu’une seule fonction, celle du refroidissement. Dans les moteurs récents, ces ailettes jouent en plus un rôle mécanique, s’opposant comme des nervures à la déformation de la culasse sous la poussée des gaz… On ne peut plus distinguer les deux fonctions : il s’est développé une structure unique, qui n’est pas un compromis, mais une concomitance et une convergence […] Nous dirons alors que cette structure est plus concrète que la précédente […] À la limite, dans cette démarche de l’abstrait au concret, l’objet technique tend à rejoindre l’état d’un système entièrement cohérent avec lui-même, entièrement unifié. » (Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier-Montaigne, 1958, pp.25-26).

21 Charles Phillipon, caricaturiste du temps, avait donné aux traits du monarque la forme du fruit. L’image fut abondement reprise, si bien que la poire seule en vint à signifier Louis Philippe. L’homme était devenu poire.

22 « En architecture on parle d’inflexion lorsque […] en s’infléchissant vers quelque chose d’autre en dehors d’elles-mêmes les parties incluent leurs propres liaisons avec les autres parties […] L’inflexion permet de distinguer des parties différentes tout en impliquant une continuité […] Par opposition à l’élément à double fonction, l’élément infléchi peut être appelé élément à fonction partielle. Il est perçu comme dépendant de quelque chose qui lui est extérieur et vers lequel il est infléchi. C’est une forme orientée correspondant à l’espace orienté » (Robert Venturi, De l’ambiguïté en Architecture, Paris, Bordas, 1976, p.91 et 93).

23 Le recours à la céramique produit un résultat comparable à ce que Franck Loyd Wright appelle un effet de « plasticité », c’est-à-dire un sentiment d’unité et de continuité résultant du traitement systématique des surfaces et de l’emploi du motif. « Plasticité » s’attache ici un sens paradoxal, puisque le terme dénote une organicité du minéral (par nature inerte) dans ses usages constructifs ; l’usage de la céramique, particulièrement dans les infrastructures collectives telles que les piscines et les hôpitaux, témoigne d’un investissement symbolique comparable.

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Sortie de bain

Là où les remontages et les subs titutions pratiquées en contexte d’usage juxtaposent des composants qui demeurent hétérogènes et irré ductiblement diachroniques, l’in flexion instaure une forme de synchronie dans laquelle les choses perdent la mémoire des opérations qui les produisent. Pour elles, au sortir de la table d’opération, il n’y a plus ni distance ni durée. L’actuel et l’inactuel s’enchevêtrent selon un ordre qui ne peut être fragmenté en composants unifiés ; à la façon d’une magie sym pathique la conception a aligné les différences, en jouant sur les analo gies et les associations elle a troublé les lignes qui partagent le monde en espèces de choses.

Mais revenons pour finir à nos scénarios de fabrication : quel sens pratique donner à la refonte de la mai son, si nous tenons compte à la fois du contexte et de notre caractérisation technique ? Pour répondre, il faut re venir un peu en arrière et se deman der ce qu’est la piscine dans l’ordinaire cubain : « il faut garder à l’esprit, nous dit un membre de LC, que dans notre pays entouré par la mer, avoir une pis cine ou y avoir accès a été pendant longtemps – et est toujours – considé ré comme un privilège de classe »24 Symbole d'opulence dans les décen nies prérévolutionnaires, la piscine est aujourd’hui une fosse vide qui sub siste dans certains jardins, ou au som met d’un ancien hôtel où les résidents l’on convertie en habitation. Autre ment dit, un objet resté en rade, dont l’usage s’est perdu.

Qu’est alors Home-Pool dans cette histoire ? Est-elle aussi une pis cine égarée un temps dans l’habita tion qui, finalement, serait redevenue bassin ? Si nous finissons de dérouler le fil de la fabrication, nous pouvons dire que cette piscine n’est pas, comme nous aurions pu le penser, un avatar hypothétique – à fonction ren versée – de la piscine disparue, mais une chose qui, absurdement, se donne pour une autre, ou plutôt dissi mule sa véritable nature. En effet, si les piscines sont particulièrement su jettes à Cuba aux reconversions utili taires, c’est notamment parce qu’il est interdit de les remplir. Les administra tions ne délivrent plus de permis de construire depuis 200625 et des agents spécialement missionnés veillent au comblement des fosses aménagées sans licence pour, dit-on, préserver les réserves d’eau de l’île. En conséquence, pour contourner l’interdiction, de nombreux proprié taires déguisent leurs piscines en ré servoir ou une citerne de stockage d’eau.

Ici l’hybridité des choses, voire l’aberration pratique, est causée par la répression des usages de l’eau et, dans un pays où l’État mène une ba taille urbanistique au plan national pour combattre les constructions sans permis, on peut trouver quelques avantages à faire passer une piscine pour une maison. Ainsi, cette dernière ne disparaîtrait-elle pas dans la pis cine, mais la dissimulerait en l'aug mentant d'une fonction factice. La fiction de fabrication retrouverait au passage un site possible, là-bas, alors que dans la salle d’exposition les ac teurs ont vidé les lieux, laissant le bas sin sans remous. Exit le piscinier faisant passer son ouvrage pour celui du maçon, le nageur jouant l’habitant et l’inspecteur des fosses qui a percé au jour ce petit manège, a bien vue que ceci n’est pas une maison et re viendra bientôt pour demander de comptes à tout ce petit monde.

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dossier home pool Louis Émauré

24 Los Carpinteros, entretien avec Gudrun Ankele et Daniela Zyman, op. cit., pp.168-169.

25 À ce sujet l’article de Daniel Benitez, « Cuban Authorities Clamp Down on Unlicensed Swimming Pools », In Havana Times, 20 avril 2015 : « La Direction de l’inspection intégrale de la province cubaine d’Artemisa (à l’ouest de La Havane) a découvert 140 piscines construites illégalement dans des maisons de la province, en violation d’un texte législatif qui interdit depuis des années aux Cubains d’obtenir une licence pour en construire sur leurs propriétés […] On estime que les 140 piscines découvertes ne sont qu’un échantillon d’un phénomène

généralisé à Artemisa, phénomène qui s’est étendu à tout le pays ». L’accès de l’eau est sujet à controverse. Les propriétaires de piscine ne comprennent pas pourquoi certains bénéficient de passe-droits, notamment les grands hôtels et les terrains de golf qui consomment plus d’eau que toutes les piscines de Cuba réunies. Ce traitement différentiel, qui favorise l’intérêt économique au détriment de l’usage populaire, conduit à des situations absurdes. Les magasins d’État vendent par exemple des piscines gonflables qu’il est en principe interdit de remplir « Si j’avais de l’argent et que j’achetais une des piscines qu’ils vendent dans les magasins - et ils en ont qui font jusqu’à 5 mètres sur 4 - qu’est-ce que j’en

ferais ? Pourquoi notre gouvernement les vend-il si nous ne pouvons pas les remplir d’eau ? Je ne comprends rien, mais il semble que nous n’ayons pas vraiment besoin de comprendre la loi » (commentateur cité par Daniel Benitez).

Los Carpinteros

Piscina Reflejo, 2006, aquarelle sur papier, 152 x 163 cm.

La pièce a été produite à l’occasion d’une résidence à l’Atelier Calder réalisée entre juillet et décembre 2006 ; elle a été présentée l’été suivant dans le cadre d’une exposition du collectif au Grand café de Saint-Nazaire. Les photographies présentées dans l’article ont été réalisées par Guillaume Blanc à l’Atelier Calder.

Pratiquer l’écart entretien avec Myriam Van Imschoot

Myriam Van Imschoot développe un travail de l'écart, une démarche singulière aux croisements entre – les disciplines, les cultures, les savoirs, les individus.

Par le mode de la collaboration, elle instaure des situations de rencontre, de partage et de transmission où le temps de l’essai et de l’expérimentation deviennent les ingrédients premiers d’un processus de création. D’œuvre en œuvre, ses recherches autour des voix et des pluriphonies interrogent les notions d’ensemble et de collectif – à envisager comme un tout formé de divers, de multiple, d’altérité.

Par ses méthodes de travail et ses réflexions, Myriam Van Imschoot construit une pratique dépassant le stricte cadre de l’art, comme une proposition à réfléchir sur nos façons de vivre en société.

Ninon Duhamel

Myriam Van Imschoot

Myriam Van Imschoot est une artiste belge flamande. Depuis une vingtaine d’années, elle développe une pratique transversale et hybride, au croisement de plusieurs disciplines. Entre l’art sonore, le chant, la vidéo, l’installation et la performance, elle s’intéresse à de multiples pratiques vocales, aux polyphonies et aux modes de communication à distance.

Ses œuvres, souvent composées et réalisées à plusieurs, invitent à être à l’écoute, à prêter l’oreille au singulier dans le divers – qu’il s’agisse des bruits de la nature, de ceux de notre environnement quotidien, ou de stridulations et de clameurs des voix humaines.

Ninon Duhamel

Ninon Duhamel est critique d’art et commissaire d’exposition indépendante et travaille parallèlement pour le compte de diverses structures et lieux d’art depuis 2014. Elle développe une activité de recherche centrée sur le langage dans les pratiques artistiques contemporaines, s’intéressant à des formes variées, allant de l’oralité à l’écriture, en passant par la traduction, les langues et la voix.

Focus

Ninon Duhamel

Ta démarche artistique réside autant dans la mise en place d’un cheminement créatif construit à plu sieurs que dans la production d’une forme finale. Chacune de tes pièces émerge, a minima, d’une rencontre avec l’autre, voire d’un véritable travail d’expérimentation et de co-créa tion, souvent déroulé sur le temps long.

Ces aspects sont notamment à l’œuvre au sein du « Youyou Group »1 que tu as initié en 2014. Peux-tu me parler de la façon dont il s’est formé ? Comment travaillez-vous ensemble ?

Myriam Van Imschoot

Lorsque j’ai commencé ce pro jet sur les youyous, j’ai mis plus d’un an à faire des recherches et des ren contres. Je voulais prendre ce temps au préalable et approfondir des connaissances sur cette pratique vo cale. Peu à peu, un petit groupe d’une douzaine de femmes s’est constitué, d’âges et d’origines différentes, jusqu’à une trentaine de personnes actuellement. Chacune s’investit se lon ses propres moyens et ses dispo nibilités. Nous travaillons ensemble lors de séances régulières, des temps de répétitions, de performances, ou bien lors de « Clubs Zaghareed » –des sessions d’ateliers ouvertes au public.

Le youyou a la particularité de contenir une multiplicité de varia tions, puisqu’il est pratiqué dans de nombreuses régions du monde et sur plusieurs continents (au pays basque, au Maghreb, en Inde…). C’est cette transculturalité qui forme notre groupe et notre dynamique collec tive : il n’y a pas une personne qui ap prend ou transmet, tout le monde apprend des autres.

ND

Quelle est votre méthode de travail ? Avez-vous une partition ou une trame commune, vous permet tant de faire avec la dimension variable de votre collectif et des contextes dans lesquels vous interve nez ?

MVI

Il y a d’abord une phase où les récits, les connaissances, les héri tages s’échangent. Nous prenons le temps de parler, rire, faire tomber les inhibitions… Puis viennent l’appren tissage, le partage et la pratique vo cale. Chacune de nous a ses orientations, ses envies, et s’est constitué une « bibliothèque » de sons et de méthodes particulières.

Au fur et à mesure, nous avons créé une sorte de partition composée de modules, nous permettant de re créer les moments constitutifs de notre processus de travail. Nous n’ap portons pas d’office de réponse ni de mode d’emploi, qui donnerait les étapes à suivre pour réaliser l’une de nos performances. Nous nous ap puyons sur un savoir ouvert, vivant, collectif. Alors chaque fois nous re commençons, nous nous rencon trons, puis nous créons quelque chose.

En parallèle, nous avons consti tué durant deux ans, avec cinq membres du groupe, un petit cercle de réflexion, afin de comprendre ce qui est spécifique à notre façon de faire. À partir de cela, nous avons créé un « Method kit », un recueil de nos exercices vocaux qui fera prochaine ment l’objet d’une publication.

ND

Comment sont répartis les rôles entre vous ? Y a-t-il une « cheffe d’orchestre » pour faire fonctionner le groupe ?

MVI

Au début, j’avais cette place de « leader », j’ai apporté mes propres outils et techniques de travail de la voix et du corps. Puis, ce rôle s’est partagé, déplacé. Certaines des femmes présentes dans le groupe de puis le début prennent aussi cela en charge. Tout est très fluide et se fait à l’oral. Une réelle habitude et une inti mité se sont créées : nous sommes devenues notre propre communauté de ressources et notre propre mé moire, dans laquelle nous puisons pour approfondir nos recherches vo cales. Nous avons tant travaillé autour du youyou et de ses variations, que nous développons désormais de nou velles pratiques, comme récemment les voix graves et les sons pluripho niques. On ne sait pas toujours vers quoi cela va nous mener. Il y a parfois des choses qui émergent et que je n’avais jamais entendues auparavant !

Nous formons une constella tion. Nos performances sont activées par une communauté roulante. Ainsi, lorsqu’une invitation nous est faite, cela détermine aussi notre manière de distribuer les rôles et les fonctions économiques parmi nous : qui est dis ponible à ce moment là, qui veut faire le guide, etc.

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focus pratiquer l’écart, entretien avec Myriam Van Imschoot Ninon Duhamel

Youyou Group

YOUYOUYOU, Performance avec et par : Luiza Amghizar, Najatt Bouali, Fatimazohra Elgachcham, Fatiha El Mrabet, Latifa Abdel-Kader, Khadija Lazaar, Malika Mderreg, Eszter Nemethi, Anissa Rouas, Fatiha Setouti, Hoda Siahtiri, Myriam Van Imschoot.

Réalisée le 16 janvier 2022, T2G - Théâtre de Gennevilliers, France.

Production : Kunstenwerkplaats.

Crédits photo © T2G - Théatre de Gennevilliers et Myriam Van Imschoot.

1 Le Youyou Group est un groupe de femmes réunies autour du « youyou », ce cri hululant pratiqué dans plusieurs cultures. Expression de joie, il matérialise, par le corps et la voix, une expressivité et une parole propres à chacune. Depuis sa création, le Youyou Group a réalisé plusieurs performances vocales collectives, comme YOUYOUYOU (2016), pratiquées dans des lieux publics, urbains, extérieurs, ou bien à l’invitation de structures culturelles.

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ND

Ce fonctionnement se repro duit-il aussi dans d’autres groupes, plutôt constitués de professionnels de la musique ou du chant, avec qui tu as créé des performances vocales collectives comme « What Nature Says »2 et « Newpolyphonies »3 par exemple ?

MVI

Chaque projet a sa méthode et c’est ce qui est intéressant : dévelop per quelque chose de nouveau à chaque fois. Je suis très imprégnée par cette expérience avec le Youyou Group, qui a changé ma vie. C’est un peu un groupe idéal, utopique ! Il est devenu autonome. Alors, là, je dispa rais en tant qu’auteur derrière le groupe. Pas dans le sens où il n’y a plus de « je », c’est simplement que cela n’a plus d’importance.

Avec d’autres types d’équipes, je cherche à réinstaurer cette fascina tion pour la façon dont les gens sont formés. La voix, c’est aussi une his toire de techniques, de bagages : être chanteur classique implique une cer taine formation, un type de culture ou de savoir. Ce qui est important, c’est ce qu’apportent les gens, comment ils sont constitués dans leurs vies et dans leurs pratiques vocales. Je dois tou jours m’adapter et faire avec ce qu’ils sont. C’est à moi de comprendre ce profil, ce bagage, cet héritage et quelles habitudes sont inscrites en eux. Mon approche est donc assez si milaire, quels que soit ceux avec qui je travaille : comment respecter cela, mais aussi comment défaire certaines choses, ou bien s’en éloigner un peu.

Je tente de développer des cultures d’écoute communes, de l’ex périmentation et de la confiance, pour arriver à quelque chose qui n’était pas donné au début. Quand je parle de cultures, c’est aussi au sens de cultiver, laisser fermenter, faire grandir : tous ces sens ont leur place dans la notion de travail en groupe. Ce n’est jamais stable, ce n’est jamais totalement acquis.

ND

Cette instabilité et ces incon nues liées au travail collaboratif amènent-elles également des diffi cultés et des complexités ? La rencontre entre des mondes et des façons de faire différentes est-elle vraiment féconde, lorsqu’il s’agit de la création d’une œuvre ?

MVI

Je dirais que l’une des diffé rences principales entre les amateurs et les professionnels réside dans le fait d’accorder de l’importance, ou non, à cette notion de résultat, de res titution, de production d’une œuvre. Avec des amateurs, il y a d’emblée quelque chose de plus expérimental et transversal. Et lorsque je collabore avec des groupes de professionnels, je constate que le cadre de produc tion pèse parfois beaucoup sur la fa çon dont ils envisagent la création. Il y a une sorte de peur et de tension, un souci de savoir si nous sommes sur la bonne route, vers quoi cela va nous mener, à quoi cela va nous servir… Mais il faut calmer ce monstre, accep ter le flou, reconnaître que l’expé rience a sa propre valeur et ne pas vouloir être dans la logique « d’extrac tion ». Cela peut arriver de ne pas s’entendre, mais pour que la collabo ration – et la création – adviennent, il faut adopter une idée où chacun est décentralisé.

ND

La collaboration, ça mets à l’épreuve. Ce n’est pas si facile de faire avec l’Autre… n’est-ce pas ?

MVI

Ce n’est jamais facile. Je pense que chaque projet réalisé à plusieurs implique un processus alchimique où il y a besoin d’un bon équilibre entre le contractuel (c’est à dire ce qui dé crit ma position, comment je travaille, qu’est-ce que je tente, qu’est ce que je cherche, est-ce que c’est moi qui ait les responsabilités finales ou est-ce que je les partage, est-ce que tous les co-créateurs sont égaux…etc.) et la fluidité. Il ne faut pas avoir peur d’as sumer qu’il y a un potentiel de trans formation, de mutation de ces positions de départ.

Pour Newpolyphonies Rewired (2021) par exemple, nous avons réé crit la performance initiale sous forme d’installation sonore, constituée de 20 petites enceintes, pouvant monter et descendre de manière automatique. Mon collaborateur, Andreas Halling –l’un des chanteurs de HYOID, qui est aussi ingénieur du son – s’est vraiment investi dans cette production qui était un vrai défi. Il est donc plus réalisa teur de cette œuvre que moi, qui ai surtout développé le dispositif avec Fabrice Moinet, les idées et matrices musicales. C’est ça aussi la beauté de la collaboration : laisser la place quand il le faut. Si on est territoria liste, ce n’est pas intéressant. Il n’au rait pas pu faire cela tout seul, et moi non plus.

2 Créée en 2015, What Nature Says est un spectacle sonore collectif composé à partir d’enregistrements de sons de la nature et de divers environnements, reproduits a capella par l’artiste et cinq performeurs, jouant sur la perception et la spatialisation du son.

3 Newpolyphonies (2020) est une performance vocale pour vingt performeurs, composée par Myriam Van Imschoot et le groupe HYOID Voices. Créée partir de banques de sons et de bruits enregistrés puis interprétés par les chanteurs, l’œuvre joue avec la notion de polyphonie et interroge la façon dont un ensemble harmonieux peut émerger d’une pluralité de voix, diverses et indépendantes.

Myriam Van Imschoot, ↗ avec Jean-Baptiste Veyret-Logerias, Caroline Daish, Anne-Laure Pigache, Jakob Ampe, Mat Pogo, What Nature Says, 2015 © Beata Szparagowska

Myriam Van Imschoot & HYOID → Newpolyphonies, 2021 © Beata Szparagowska

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focus pratiquer l’écart, entretien avec Myriam Van Imschoot Ninon Duhamel

ND

Tu navigues entre plusieurs formes d’œuvres : chant, vidéo, per formances… Ton travail a une dimen sion véritablement transversale et hybride. Peut-on revenir un peu sur ton parcours : quelle est ta formation et dans quelle(s) discipline(s) artistique(s) t’inscris-tu ?

MVI

J’ai d’abord été critique et chercheuse, puis j’ai travaillé avec des chorégraphes en tant que dramaturge – cette fonction d’assister et d’accom pagner l’émergence d’une pièce, comme une maïeutique. Mais finale ment, je me suis interrogée sur les identités et les codes sociaux vers les quels cela m’amenait et risquait de m’emprisonner. Au fur et à mesure, c’est le sonore et la voix qui m’ont ap pelée en tant qu’artiste.

Mon approche « peu ortho doxe », peu académique et très cor porelle – une chose que j’ai gardée de la danse – intéresse depuis quelques années d’autres milieux, celui de la musique contemporaine notamment. Mais pour moi ce n’est pas le termi nus. Je crois vraiment que le plus inté ressant, c’est de ne pas appartenir à un genre ou à une discipline. Je res pecte les médiums, leurs spécificités et leurs langages. Mais je pense qu’il y a aussi quelque chose qui peut exister entre tout cela. Et je crois que la voix s’y prête bien.

ND

La collaboration est-elle plus présente dans la sphère des arts vi vants que dans celle des arts plas tiques ?

MVI

Oui, je crois. Le monde de la danse contemporaine est l’un des plus avancés dans les pratiques de collaboration. C’est une discipline où l’on ne commence pas avec un texte. Il y a des concepts ou quelques idées

de départ, mais l’essentiel se fait en essayant, en récoltant des réponses corporelles. C’est une culture d’émer gence, c’est très immanent. Les dan seurs ont une subjectivité qui est assujettie aux échanges, et sont en clins à essayer de comprendre, à dé chiffrer les désirs, les idées, les enjeux, pour ensuite y livrer leurs corps et leurs ressources intellec tuelles. C’est normalisé : on va géné rer, inventer, essayer.

Cela n’est pas acquis dans le monde du chant par exemple, parce que les chanteurs ont très souvent quelque chose qui est déjà là : une partition, une composition… Quant au monde des arts visuels, qui est aus si un peu mon monde, il me semble que c’est une discipline qui favorise l’individualisme : travailler seul, ou dans un studio avec des assistants. La collaboration est moins inscrite. Pour certains de mes projets, j’ai donc dû réinstaller cette culture de travail à plusieurs, en important des expé riences et des entretiens qui viennent de ce monde là.

ND

Il y a dans ta démarche une fa çon « d’être en dialogue », d’aller chercher l’autre, de lui donner la pa role. Je pense notamment à la série de « Yodel Portraits » initiée en 2013 – un ensemble de portraits filmés de chanteurs de Yodel, amateurs et professionnels.

MVI

Oui, c’est vrai. Il y a dans ces œuvres quelque chose qui brise la tension entre le « je » et le « nous » et qui interroge : c’est quoi « moi », c’est quoi « toi » ? Dans la série Yodel Por traits, chaque vidéo est à la fois mon autoportrait et un portrait de l’autre. Et j’espère que cela s’étend vers le spectateur, qui continue à hybridiser le portrait, en s’y projetant aussi. Il y a quelque chose de moi dans chacune de ces paroles, de ces vécus. C’est à la fois individuel, et trans-individuel. J’aime essayer de voir comment l’œuvre se met en résonnance. C’est l’écart qui produit la signifiance. Il faut pratiquer l’écart, avec l’espoir que quelque chose émerge.

ND

À travers ton intérêt pour les polyphonies, il me semble que tu cherches à créer les possibilités de faire cohabiter des choses différentes, voire dissonantes – et je trouve qu’il y a dans cette posture quelque chose de résolument humain et politique. Qu’est-ce qui t’in téresse particulièrement dans ce mode de composition sonore ?

MVI

J’essaie de comprendre ce qui fait la multiplicité : qu’est-ce qui fait qu’il y a un ensemble, sans être homo gène. Avec le Youyou Group, nous travaillons nos incongruances, et ce que j’appelle la pluriphonie : avec plu sieurs voix, sans être dans l’harmonie, ni dans la cacophonie. J’aime étudier cela, je trouve cela fascinant. C’est une chose que l’on retrouve dans le monde de l’écologie par exemple, une façon de penser la coexistence et de considérer le rôle de chaque chose au sein d’un écosystème. Ce sont ces questionnements qui m’accompagnent.

Myriam Van Imschoot, HYOID & WALPURGIS Newpolyphonies rewired, 2022 © Luc Depreitere
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faire corps

Texte paru initialement dans la revue L’Art même numéro 87 aux pages 66-67

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Cette onzième édition de la biennale de création émergente Watch This Space — initiée et portée par le réseau transfrontalier d’art contemporain 50° nord—, a quelque peu été chamboulée par le contexte pandémique qui n’a pas rendu possibles les moments de rencontre et de partage d’expériences entre les artistes vivant sur le territoire eurorégional des Hauts-de-France et de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Néanmoins, les seize plasticien·ne·s et duos d’artistes sélectionné·e·s ont pu travailler à la concrétisation de leurs projets au sein d’un environnement dédié à l’accompagnement et, ainsi, bénéficier du soutien tant humain que technique, logistique et financier des nombreux partenaires structurels engagés dans cette initiative franco-belge unique en son genre.

Débuté en janvier 2021, le programme s’est achevé au mois de février dernier avec la traditionnelle remise de prix aux artistes qui, selon les membres du jury1, se sont distingué·e·s au cours de cette biennale ; et il faut avouer que la sélection primée cette année est résolument tournée vers un art transdisciplinaire, une tendance qui s’affirme de manière prégnante chez les jeunes générations d’artistes qui, naturellement, incorporent à leur pratique des éléments provenant de champs divers et qui, généralement, font écho aux préoccupations sociétales. “Faire corps, c’est être solidaire avec, c’est s’unir pour ne faire qu’un, c’est appartenir à et s’inscrire dans un cadre social ou matériel plus vaste que la personne. Faire corps, c’est possiblement avoir un ’esprit de corps’ ou un état d’esprit spécifique qui se déduit d’une adhésion aux valeurs, aux croyances et aux principes d’un groupe constitué. Faire corps, c’est encore prendre de l’autre, jusqu’à l’incorporer […]. Mais faire corps, c’est aussi, et surtout, faire avec le corps et avec son corps, faire du corps et pour le corps. […] Donner un sens à cette matérialité radicalement vivante [c’est] mettre en lumière la production sociale et

individuelle des corps, les attentes de soumission qu’ils suscitent de la part de divers centres homologateurs, mais sans négliger leurs usages concrets, les expériences qu’ils donnent à vivre, les plaisirs et les subjectivations qu’ils autorisent…”2 Bien que cette expression usuelle renvoie à de multiples interprétations, elle place toujours, au centre, l’individu comme être pensant et agissant. Il en est de même pour chacun·e des lauréat·e·s dont la démarche s’inscrit dans un rapport de va-et-vient constant entre projections et manipulations qui, tantôt sous l’angle de l’introspection, tantôt agissant comme révélatrices, visent à questionner nos comportements vis-à-vis de notre façon de vivre, de consommer et/ ou de considérer notre habitat au sens large. Dans ce contexte, le projet en trois volets développé par Sixtine Jacquart (°1988, Roncq, FR ; vit et travaille à Bruxelles) et intitulé Chair — pour lequel elle a reçu le Prix SOFAM3 —, fait l’expérience sensible de l’espace au travers de l’élaboration d’un remarquable dispositif qui explore les relations qu’entretient l’homme avec le cheval. L’artiste, dont l’œuvre a été initiée à l’occasion de deux résidences de création avec présentation publique, au Musée de la Tapisserie et des Arts Textiles d’abord, à la Bissectine de Wolubilis ensuite, et suivie de deux sessions de performances en extérieur à l’ISELP, s’est imprégnée des spécificités et des propositions émanant de chacune de ces structures d’accueil pour concevoir, d’un côté, ses objets en céramique et ses accessoires textiles, de l’autre, les éléments relatifs à la mise en œuvre scénographique et performative de son récit. Veillant tout à la fois à l’originalité de la conception et à la standardisation du mode de production de ses pièces, Sixtine Jacquart travaille à l’élaboration d’objets fonctionnels qu’elle qualifie de prototypes produits en série selon un principe qui recourt à une économie de moyens tout en permettant un large éventail de possibilités. Aussi, la structure, composée de bâtons en bois naturel — dont chaque extrémité est recouverte d’un embout de porcelaine blanche — et associée à divers élastiques et pans de tissus de couleur chair — eux-mêmes pourvus de systèmes d’attaches en

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porcelaine —, a été conçue de manière à être entièrement modulable pour répondre aux caractéristiques inhérentes aux lieux et aux conditions d’exécution, figurant tour à tour un manège, un attelage, une monture ou encore un carrosse. Au gré des manipulations de l’artiste, certains des élastiques sont disposés bout à bout pour former un licol — harnais qui enserre la tête de l’animal —, tandis que sa jupe se mue en drapeau… Sous l’apparente sobriété du dispositif se dissimulent quantité de transformations inattendues qui se déclinent en une chorégraphie scénarisée faisant la part belle aux gestuelles et poses évocatrices, allant du labour à la parade militaire. Quant à la dimension sonore, elle est induite par les mouvements de l’artiste et, plus encore, par les pièces de porcelaine, lesquelles, parfois, s’entrechoquent ou sont traînées à même la surface du sol dans un tintement rappelant le bruit des sabots.

Au cours des étapes du développement de la création, l’artiste s’est interrogée sur son possible dessein en termes de monstration : “Imaginons que l’on ait un projet que l’on peut transporter partout et que, chaque contexte soit un indicateur de performance particulier, qu’est-ce qui fait œuvre quand le dispositif n’est pas activé ? À TAMAT, j’ai souhaité concevoir une installation qui raconte la même histoire et qui, d’une certaine manière, conserve la trace des performances antérieures sans nécessiter ma présence.” C’est ainsi que, pour son exposition de clôture, Sixtine Jacquart a fait le choix de présenter la somme des objets manufacturés et de projeter, sur une petite surface sphérique de porcelaine, une ultime version de sa performance réalisée, cette fois-ci, avec un cheval en milieu naturel.

Lauréat du Prix Coup de Coeur du Centre Wallonie-Bruxelles4, Alexis Deconinck (°1987, Roubaix, FR ; vit et travaille à Bruxelles) sera prochainement invité à Paris pour y présenter un projet personnel. Architecte de formation habitué des interventions dans l’espace public, il a dû composer avec quelques aléas au cours de cette biennale, et en particulier avec les changements de dernière minute opérés sur l’esplanade

jouxtant le BPS22, alors engagée dans une rénovation de grande ampleur. “C’est là qu’Alexis Deconinck trouva l’occasion de s’immiscer, sous l’intitulé Dormir sur le béton, en trois moments correspondant à trois états du chantier.

Premier temps : le monument à Paul Pastur vient d’être démonté. Autour du vide laissé par son absence, l’artiste dispose un cercle de mégalithes évoquant le site de Stonehenge. Ils sont conçus à l’identique avec des séparateurs de trafc métalliques clipsés en étoile.

Temps 2 : l’esplanade n’est plus accessible. Quatre grillages de délimitation “Heras” sont froissés et fixés à autant de colonnes du portique du BPS22, formant comme des drapeaux claquant au vent.

Temps 3 : la fosse est si profonde qu’elle fait affleurer la dalle de béton du tunnel souterrain. Comme si le chantier touchait les fondations matérielles de notre temps.

Cette “connaissance des profondeurs Heras” trouve une traduction rituelle dans un repas partagé sous le portique du BPS22. Agapes dont les mets ont été cuits dans des godets de pelleteuses — pour partie dans l’argile — par le chef Regis Biellmann et servis dans des céramiques de Clara Vuillez. Modes de cuisson primitifs, émaux évoquant le charbon, récipients aux formes de souches et de racines : le rituel évoque une connaissance tellurique première.”5 Cette pratique du détournement, qu’Alexis Deconinck se plaît à explorer de manière toujours très étroite avec le territoire investi pour tenter de proposer une alternative fictionnelle qui autorise et interroge plutôt que d’occulter et de contraindre, s’est pour la première fois déployée dans un lieu d’exposition, celui du Centre Arc en Ciel à Liévin, lequel lui a donné carte blanche. Au cours de cette expérimentation in situ, dont certains aménagements ont pu être réalisés en présence du public, l’artiste s’est intéressé aux artefacts, ces éléments de construction issus du second œuvre et fabriqués par l’être humain dans l’unique but de “camoufer”. Aussi, dans une tentative de mise à nu des structures et matériaux enfouis, Alexis Deconinck s’est attaqué aux faux plafonds du Centre pour en faire surgir les entrailles et ainsi “produire une fiction sur la ruine et les

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futurs déchets de l’architecture”, une problématique qui se trouve au cœur de sa pratique.

Le Prix Watch This Space#116 a récompensé, quant à lui, la première exposition personnelle d’Angyvir Padilla (°1987, Carcacas, VE ; vit et travaille à Bruxelles), La ola que vino de lejos (La vague venue de loin), présentée au FRAC Grand Large à Dunkerque et conçue en partenariat avec le Château Coquelle et le Centre Wallonie-Bruxelles à Paris, avec le soutien de Wallonie-Bruxelles International. L’artiste a été accueillie au sein de deux résidences de création pour appréhender ce nouveau territoire des Hauts-de-France et mener une recherche empreinte de mélancolie douce qui prolonge son expérience intime et symbolique de l’exil. Dans les ateliers du Château Coquelle, elle a travaillé à la réalisation de ses photographies et faïences — impressions sensibles de ses pérégrinations —, avant de partir à la conquête d’un terril, avec pour seul compagnon un trampoline dont elle fait usage une fois arrivée au sommet, luttant dès lors de plein fouet contre le vent. Matérialisée dans l’exposition au moyen d’une vidéo et d’une sonorisation spécifique qui en modifient substantiellement l’atmosphère, la performance, tout comme l’agencement et la variété des sculptures disséminées dans l’espace et au-dehors, engagent un dialogue et participent à une réduction des frontières entre ce qui pourrait relever du réel, du fantasmé, du coutumier et du sauvage, incitant les visiteur·euse·s à faire l’expérience d’une déambulation quasi initiatique. “Attentif aux paysages, aux formations infimes que créent les écosystèmes autant qu’à celles que l’histoire cache, le processus d’enquête développé par Angyvir Padilla prend la forme d’un atlas mémoriel. Photographies analogiques et cartographies d’interactions schématiques rappelant, par la simplicité du trait et la vivacité de leur force allégorique, les utopies réalisables de Yona Friedman, sont ainsi montrées pour la première fois. Une translation des matériaux, presque une consubstantiation, les autorise à passer de la recherche de l’artiste au théâtre symbolique agencé par l’artiste : le

croquis issu du carnet devient une mosaïque panoramique étalant sur un azulejo de 44 carreaux peints un récit intime d’une traversée des terrils qui ceinturent le Blootland, à la recherche de sa montagne intérieure.”7 Assurément, la force de ce programme réside dans sa possibilité d’expérimentation au sein de structures professionnelles d’envergure. En proposant aux plasticien·ne·s émergent·e·s un accompagnement pluripartite, il leur offre l’opportunité de travailler de manière souple et relativement ambitieuse à l’élaboration d’un projet ; une tentative d’affirmation indispensable dans la carrière de tout·e artiste.

1 Kate Mayne pour la SOFAM, Violène Verduron pour l’Ambassade de France en Belgique, Sylvain Courbois pour Camoufeur à Lille et Sylvie Pécourt pour le Centre WallonieBruxelles à Paris.

2 Aceti Monica, Jaccoud Christophe, Tissot Laurent (dir.), Faire corps - Temps, lieux et gens, Éditions Alphil - Presses universitaires suisses, 2018, p. 11.

3 Destiné à soutenir et encourager un·e jeune artiste résidant en Belgique, le prix permet à Sixtine Jacquart de disposer d’un montant de 1.000 €, d’une affliation à la SOFAM et d’une visibilité sur la galerie du site web.

4 Porté par le Centre d’art Wallonie-Bruxelles à Paris en 2021, Alexis Deconinck recevra un montant de 1.500€ et une programmation dans sa Saison 2022.

5 Courtens Laurent, “Au charbon”, WTS#11, éd. 50° nord, 2022, pp. 9-10 (https://issuu. com/50degresnord/docs/wts11).

6 Angyvir Padilla reçoit une bourse de recherche d’un montant de 2.000€ avec le soutien de la Direction des arts plastiques contemporains de la Fédération WallonieBruxelles.

7 Extrait du texte accompagnant l’exposition et commandé à Jean-Christophe Arcos.

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david ayoun

FOLD DE DAVID AYOUN LUTTE ET COMPLAINTE

Jean-Baptiste Carobolante

L’exposition fold de David Ayoun, présente à La Centrale durant la Biennale Watch This Space 11, prend la forme d’une installation s’affirmant comme le théâtre d’une lutte et d’une complainte. Nous entrons dans l’espace et sommes de suite saisi par des chants et des sons alternant avec le poids du silence. Des voix d’opéra hachées, dialoguent avec des bruits de compression d’un ballon de gym. Le souffle désordonné de ce qui n’est plus un langage rejoint celui d’une substance qui s’évide. Il ne s’agit plus d’une communication, mais d’un signifiant tragique. Nous doutons, alternons entre la tristesse et la crainte. S’agit-il d’une plainte ou d’une invective ? Autour de nous, de nombreux ballons de gym permettent au spectateur de s’installer pour regarder des vidéos, à moins qu’il ne s’agisse des résidus d’une fête triste. Les trois couvertures de survie accrochées au mur en témoigne, leur brillance est aussi joyeuse que leur symbolique nous ramène à l’urgence d’un danger inconnu.

Sur trois écrans, dans les différentes vidéos qui s’alternent, le corps de l’artiste est toujours en prise avec des éléments à la fois triviaux et métaphysiques. Ici, David Ayoun lutte à bras le corps pour dégonfler un matelas pneumatique ou un ballon de gym phosphorescent ; là, il tourne sur lui même, la tête posée sur un néon placé à la verticale ; ou encore, il semble se courber sous le poids d’un paysage trop imposant. Enfin, nous pouvons jouer, grâce à un touchpad, avec une modélisation de l’artiste, projetée sur l’entièreté d’un mur. Nous tournons et retournons l’avatar, pris dans les méandres de vecteurs numériques comme dans une toile d’araignée.

Le « fold » dont il s’agit, ce pli, est celui d’une puissance qui tombe sur l’humain comme l’on referme un livre. Tout est écrit : la technique ne sauve pas l’Homme mais l’arraisonne.

Il y a une prédestination des usages qui font du corps non pas le possesseur de la technique, mais son valet. Le numérique devient l’égal d’un souffle, d’une âme, d’une puissance invisible, qui, pourtant, fait tout. Face à cette forme spectrale, le corps n’est qu’un pantin, une marionnette qui s’émeut toujours de cette époque fantasmée où elle était libre.

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Capture d’écran de Study for a Triptych ©David Ayoun ↓ Vue d’exposition Fold de David Ayoun ©Philippe de Gobert

olivier bovy

OLIVIER BOVY

Laetitia Chauvin

On a parfois parlé de modestie pour qualifier les œuvres d’Olivier Bovy ; les qualificatifs de délicatesse ou de politesse seraient plus appropriés. En hôtes irréprochables, elles se mettent au service du spectateur. Modifiant le rapport à l’espace, elles invitent au mouvement ; modifiant le rapport à l’écoute, elles suscitent l’attention. Au spectateur de répondre à cette hospitalité en se rendant actif.

Les paysages sonores urbains, comme tous les paysages, portent les stigmates de la modernité. Certains sons, qui autrefois rythmaient la vie quotidienne, ont disparu. Les œuvres de Olivier Bovy agissent précisément à cet endroit : elles invitent à réinvestir la dimension sonore de la vie, qu’elle soit collective ou intime. Collective lorsque l’œuvre propose d’inventer un rituel, tel Sons de cloches – deux cloches espacées que l’on actionne à son gré, pour signaler sa présence ou communiquer. Intime lorsque l’œuvre happe le passant et crée pour lui une bulle dans l’espace public, tel Il y a quelqu’un dans la pièce – une fontaine sonore souterraine.

Puissant évocateur et colorateur d’ambiance, le son agit en profondeur sur le spectateur. Olivier Bovy, qui porte un intérêt à l’ethno-acoustique et aux vertus thérapeutiques des sons, le travaille autant que possible dans sa matérialité brute, au « naturel » – respiration, ressac… Dans une recherche de reconnaissance instinctive par le public, les formes des sculptures affirment leur destination. Leur stylisation les dépouille de toute fioriture : génériques, essentielles, elles sont réduites à l’os. Idem pour la couleur : débarrassée de tout pathos, elle est dictée par le matériau, à l’instar de Mahakala, un diapason monumental en aluminium.

Les œuvres d’Olivier Bovy pourraient se résumer à cette idée simple, mais forte : fonder une esthétique de l’attention, où l’acte même d’expérimenter compose la part sensible du dispositif. Pas d’œuvres sans spectateur : on le savait. Avec Olivier Bovy : on le vit.

↑ Il y a quelqu’un dans la pièce , bronze, padouk, système hydraulique, 2013-2019 ©Christophe Collas ↗ Mahakala , aluminium, 180x25x9, 2019-2022 ©Olivier Bovy → Sons de cloches, bronze, chêne, 2016-2020 ©Olivier Bovy

anna buno

UNE RITOURNELLE PLASTIQUE

Raya Lindberg

Anna Buno signifie la disparition, soit qu’elle la figure formellement par l’exploration des possibilités offertes par le vide de la page, soit qu’elle s’intéresse à ce qui disparaît : maison d’enfance, souvenirs, pour trouver à n’en figurer que les schèmes.

Le dessin chez Anna Buno peut être ainsi considéré comme un geste spéculatif, aussi bien que comme un exercice descriptif porté par les vides et les pleins de la mémoire. Ils dénotent chacun d’une présence à soi dans un monde devenu inassignable. Sa dernière proposition se déploie par fragments à la façon d’une lanterne magique qui projetterait divers éclats de lumière dans une chambre d’enfant plongée dans l’obscurité. La proposition visible par strates s’attache ainsi à une maison aujourd’hui détruite qu’Anna Buno explorait enfant.

Baptisée La Veilleuse, la bâtisse doit sa survivance grâce à un relevé cadastral. L’enquète d’Anna Buno sur la parcelle 435 se déploie ainsi selon une série d’empreintes tracées en négatif sur la surface matérielle du papier, révélant des fantômes d’architecture, sorte de contre-image où le signe se change en symbole.

Cette géométrie dans l’espace s’orchestre à partir de plusieurs procédés dont l’impression au carbone, le dessin à main levée, la maquette, et suggère que derrière les contours de La Veilleuse, est enfouie une image plus souterraine, comme sous les couches successives d’un papier peint, qui se découvrirait progressivement.

Cette réitération est tout autant un motif qu’un leitmotiv, faisant que cette exploration mémorielle continue n’est pas seulement plastique, mais traverse aussi le corps sonore d’une installation acousmatique, qui rappelle les tuyaux d’orgue, aussi bien que les canalisations étrangement sifflantes d’une masure délabrée. Est-ce d’ailleurs le vent, ou les voix des anciens propriétaires, qui font chanter ces tubulures de cuivre ? Cet autre monde plus inquiétant surgit des vestiges, raconte une autre histoire des lieux au prisme non plus du seul rêve projectif d’un architecte, mais de leurs occupants, archéologues consciencieux de leur imaginaire.

↑ Anna Buno, Partition I , estampe numérique d'après tirage au duplicateur à alcool, 80x110cm, 2021 → Anna Buno, Orgue , structure tubes de cuivre et son, 2021 ← Anna Buno, Sans titre 1, 2, 3 , estampe numérique d'après photocopie, 30x40cm, 2021

alexis deconinck

AU CHARBON Laurent Courtens

Formé à l’architecture (ENSAP, Lille), Alexis Deconinck (°FR, 1987) s’intéresse aux espaces publics en transition. Espaces communs, partagés, mais aussi disputés. Espaces où corps et mouvements sont conduits, entravés, parfois stigmatisés. Espaces en chantier : dans l’indétermination d’un devenir illisible, dans un fatras offert aux possibles, au déploiement de l’imaginaire et des gestes.

C’est dans ces contextes qu’Alexis Deconinck agence, plie, empile, les objets disponibles : barrières, blocs de chantier, fers à béton et autres supports anonymes, utilitaires et sériels, organisés en assemblages digressifs et territoires fictionnels.

On ne s’étonnera donc pas que, dans le contexte de Watch This Space, le chantier de transformation de l’esplanade faisant face au BPS22 (Charleroi) se soit offert comme terrain d’exercice. C’est là, qu’Alexis Deconinck trouva l’occasion de s’immiscer, sous l’intitulé Dormir sur le béton, en trois moments correspondant à trois états du chantier. Premier temps : le monument à Paul Pastur vient d’être démonté1. Autour du vide laissé par son absence, l’artiste dispose un cercle de « mégalithes » évoquant le site de Stonehenge. Ils sont conçus à l’identique avec des séparateurs de trafic métalliques clipsés en étoile.

Temps 2 : l’esplanade n’est plus accessible. Quatre grillages de délimitation « Heras » sont froissés et fixés à autant de colonnes du portique du BPS22, formant comme des drapeaux claquant au vent.

Temps 3 : la fosse est si profonde qu’elle fait affleurer la dalle de béton du tunnel souterrain. Comme si le chantier touchait les fondations matérielles de notre temps. Cette « connaissance des profondeurs » trouve une traduction rituelle dans un repas partagé sous le portique du BPS22. Agapes dont les mets ont été cuits dans des godets de pelleteuses – pour partie dans l’argile –par le chef Regis Biellmann et servis dans des céramiques de Clara Vuillez. Modes de cuisson primitifs, émaux évoquant le charbon, récipients aux formes de souches et de racines : le rituel évoque une connaissance tellurique première.

1 Député permanent de la Province de Hainaut, Paul Pastur (Charleroi, 1866-1938) est le fondateur de l’enseignement Provincial du Hainaut.

À ce titre, il a joué un rôle primordial dans la fondation de l’Université du Travail de Charleroi, dont le BPS22 occupe l’un des anciens bâtiments.

Creuser, faire chantier : c’est l’action conduite par Alexis Deconinck au Centre Arc en Ciel de Liévin, sous le titre de Ruines électriques. Le faux plafond est partiellement démonté et fait apparaître un réseau de conduites tubulaires. Une partie des plaques enlevées est réutilisée pour couvrir un pilier. Elles sont appliquées à l’envers, faisant apparaître une surface ressemblant à un travertin antique. Un rebus de construction moderne camoufle un simulacre de matériau noble… Ailleurs, la laine isolante est comme épluchée pour former une stalactite illuminée de l’intérieur. À ces éléments de démontage questionnant le devenir de matériaux voués à la désuétude viennent s’ajouter des apports exogènes tels un ruban Led dessinant une anamorphose linéaire ou encore un alignement régulier de roches brutes. Le tout dessine un décor de S-F énigmatique et transitoire.

Dernier territoire d’exploration dans le contexte de Watch This Space : le détournement du plan d’impression d’une imprimante 3D à béton d’un laboratoire de l’Université de Lille en vue de produire des sculptures de plissés géologiques. Pour des motifs sanitaires et techniques, ce projet est encore en attente de réalisation.

Il mobilise en tout cas les mêmes ressources que les deux autres interventions, à savoir la convocation des éléments en place dans un contexte en vue de générer des moments et des images exploratoires, ainsi que l’attention aux dessous du réel, aux territoires enfouis. En chaque cas, la ruine et les strates souterraines agissent comme autant d’ébauches.

→ Alexis Deconinck, Dormir sur le béton #2 , BPS22 ©Romain Verbeke ↙ Alexis Deconinck, Dormir sur le béton #1 , BPS22 ©Leslie Artamonov ↘ Alexis Deconinck, Ruines électriques , Centre Arc en Ciel ©Alexis Deconinck

ida ferrand

LES RESTRUCTURATIONS ARCHITECTURALES GRAVÉES

D’IDA FERRAND Christian Gattinoni

En découvrant le travail d’Ida Ferrand, j’ai d’abord été intéressé par ses multiples protocoles pluri-artistiques au service de son œuvre gravée. L’application de ses pratiques techniques à l’interrogation de l’architecture rend son œuvre opérante de façon sociétale.

On connait le rôle primordial du dessin dans l’élaboration des projets architecturaux, qui en préfigure la réalisation en constituant tout à la fois une forme d’œuvre singulière. En tant qu’artiste, Ida Ferrand mène d’abord un travail d’observation in situ qui concerne les places fortes, l’architecture militaire. Elle choisit ensuite avec soin ses outils et les techniques les mieux adaptées. Ainsi les estampes de la série Étrange territoire annulaire1 (Gravelines) sont toutes des eaux-fortes. Deux pièces en couleurs sont retravaillées au feutre via un plotter. Elle utilise également d’autres méthodes comme la photocopie ou le dessin numériquement assisté. La série Faire rempart (la Bastille) est constituée d’estampes qui mêlent le dessin au feutre et à l’aquatinte. Pour ces projets, le choix des couleurs fait références au dessin technique et à la cartographie.

Elle sélectionne pour chaque série les supports les mieux adaptés pour un rendu aussi sensuel que diversifié. L’utilisation de papiers préparés lui permet également de mettre en perspective ses interventions graphiques.

Dans ce lent processus d’élaboration, les œuvres sont d’abord testées au sol où ses nombreuses manipulations réinventent une perspective cavalière sur des supports à deux dimensions. Sa déstructuration des composantes architecturales ne comportant pas de point de fuite, nous perdons le sentiment de leur taille comme de l’échelle. Ces œuvres approchent ainsi leur devenirpaysage.

1 Émilie d’Orgeix, Au pied du mur : Bâtir le vide dans les villes (XVIe XVIIIe siècles), Mardaga, 2019

Lors de la mise au mur quand elles sont produites sur tissus, elles évoquent le rôle ancien de protection thermique des tapisseries et tentures. C’est le cas pour la série Maisons Folles (Rue militaire, Dunkerque) où les pièces sont réalisées par le procédé de xylographie sur tissu. Pour mieux lier l’aspect social du bâtiment à une histoire domestique, les supports sont issus de linge de maison collecté auprès de ses deux grand-mères. Ces diverses étapes d’élaboration évoquent cette citation de Denis Diderot « Il faut ruiner un palais pour en faire un objet d’intérêt. ». Quant à la méthode plastique, elle semble proche de celle de l’architecte Guy Rottier. Il utilisait des dessins encrés ou crayonnés directement sur le support, il expérimentait aussi des procédures mixtes, un dessin original est découpé pour être reporté sur un papier tissé peint d’un aplat de couleurs, ce qui annule ainsi contexte et échelle. L’approche singulière des architectures militaires à laquelle Ida Ferrand se confronte pose une importante interrogation idéologique qu’elle traite dans une esthétique de fiction documentaire qui renouvelle la pratique de la gravure en la rendant plus contemporaine.

Sans titre , 100 x 100 cm environ ; sylographie sur tissu et feutre

Casemate , 180 x 114 cm + 78 x 180 cm ; xylographie sur tissu

Sans titre , 120 x 113 cm ; xylographie sur tissu, broderiess 42 x 77 cm, eau forte et feutres (plotter) ; été 2020

damien gete

DAMIEN GETE

Céline Berchiche

La notion du temps est au cœur de l’œuvre de Damien Gete. Quelles traces laissons-nous au monde ? semble-t-il nous dire. Sa double résidence à l’H du Siège à Valenciennes et à L’être lieu à Arras dans le cadre du dispositif Watch This Space, lui a permis d’approfondir sa réflexion. Dans les quatre œuvres créées lors de cette résidence, Damien Gete a mis en place des procédés qui, même si le résultat plastique diffère d’une œuvre à l’autre, peuvent déjà être appréhendés comme des constantes de son œuvre. Ses gestes créatifs apparaissent ainsi : le recouvrement, façon de figer les éléments ; l’agrégation pour assembler en une partie des éléments aux temporalités différentes et le relevé d’empreinte pour garder la trace de ce qui fut. En devenant le lieu dépositaire de gestes consignés ou exposés, sa sculpture devient écriture dans l’espace : il consigne la mémoire des choses non pas dans un texte mais dans un dispositif universel : le monument, l’ex-voto, la gerbe, d’ailleurs ses œuvres se nomment : Monument pour un imaginaire, Par le moindre vestige, Ex Voto, et Totem. Au fur et à mesure que se multiplient, par exemple, les répliques en plâtre de fragments de son corps ensuite agrégés, on a l’impression d’être face à plusieurs corps, à des danseurs, les gestes sont signifiants et il y a là le début d’une narration. Son geste créatif se déploie dans ce qui s’apparente à des rituels, dans un processus presque incantatoire, quelle que soit l’œuvre produite.

Pour lui, la sculpture est un lieu rituel où s’agrège le temps par l’action du corps. Sa sculpture est son corps et son corps est mouvement. Matière et esprit ne font qu’un. Il y a une dynamique de la pensée et son développement est mouvement, série de positions et d’articulations. Trouver l’articulation entre toutes ces positions, c’est libérer un flux, et le flux c’est la vie, c’est être au cœur du réel. Est-ce sa façon de conjurer le sort ? D’arrêter le temps ? Programme courageux, Tempus fugit, utere !

↑ Totem (détail), 2021, plâtre, bois, polystyrène, papier, cire, caoutchouc, tissu, polaroïds, résine, silicone, sable, 300 x 200 x 10 cm Damien GeteADAGP Paris 2022 → vue de l’exposition Par le moindre vestige premier plan, droite : Monument pour un imaginaire , 2021, plâtre, bois, polystyrène, papier, cire, plexiglas, acrylique, 400 x 400 x 235 cm second plan : Ex-voto , 2021, plâtre, cire, résine, caoutchouc, clous, 300 X 200 X 10 cm

Damien GeteADAGP Paris 2022 ← Par le moindre vestige (détail), 2021, cire, bois plâtre, polystyrène, végétaux, 120 x 60 x 155 cm Damien GeteADAGP Paris 2022

sixtine jacquart

LES GESTES - MÉMOIRE DE SIXTINE JACQUART

L’utilisation de la céramique chez Sixtine Jacquart réussit le tour de force d’aller plus loin que le décoratif. Les objets qu’elle conçoit viennent activer des installations et des performances dans lesquelles elle convoque les notions de « jeu » et de « médiation » en lui permettant d’interroger les liens entre le corps, l’objet et son environnement.

Le jeu est un fil rouge dans les œuvres de Sixtine Jacquart à travers le détournement d’objets utilitaires, ou encore par les références à l’esthétique du mode d’emploi.

Lors de la performance Chair par exemple, elle présente des récits entre l’homme et le cheval. On la découvre telle une enfant jouant à « faire semblant » sur sa monture imaginaire. Elle retrace les liens qui unissent le cheval et l’homme, de l’univers de l’équitation en passant par l’art du cirque ou encore, son ancien rôle d’outil agricole.

Dans le cadre de l’exposition « Cloche-pied » au musée Kéramis, elle détourne l’esthétique des mobiliers des aires de jeux et met en relation l’idéologie compétitive et reproductive de l’usine avec la norme imposée aux corps par le fitness contemporain. Ainsi, « Cloche-pied » se structure comme une sorte de parcours de santé où des lithographies rappellent des instructions d’entrainement physique.

Cette notion de médiation, que l’on retrouve dans sa démarche par le recours au mode d’emploi, s’observe également autour du travail sur la forme et le récit. Ainsi l’aspect ludique des œuvres de Sixtine Jacquart redéfinit notre rapport sensible à l’objet et à l’environnement en convoquant les expériences conscientes et inconscientes de l’objet. L’artiste conçoit une réflexion poétique de notre rapport à l’objet. Ses performances et installations deviennent des méthodes de dialogue qui mènent le spectateur à retrouver les gestes du passé.

Cette maïeutique est élaborée autour de plusieurs procédés : le recours à une céramique toujours blanche ; empruntée à l’industrie chaque pièce est interchangeable et pensée comme un système de module, et puis, le recours aux couleurs : blanc rouge chair qui fonctionne comme un code. Enfin, les jeux d’assemblages avec des cordes, des élastiques colorés, des ressorts, viennent créer un rythme et des tensions qui rendent moins fragile la porcelaine qui devient langage.

D’installations en performances, Sixtine Jacquart met en lumière des gestes-mémoire. Elle combat la perte du souvenir en jouant sur la perception du spectateur. A chaque activation des objets, c’est une réminiscence qui se produit. Sixtine Jacquart nous offre ainsi une commémoration sensible et poétique de l’objet et de sa gestualité à travers le temps.

↗ Exposition
Cloche
pied,
installation à
Keramis ©Philippine
Bouvier
→ Exposition
Cloche pied, installation
©Philippine
Bouvier
Chair, performance à Wolubilis
©Jérôme
Poloczek
Chair, performance à l’ISELP ©Jules Toulet

mikail koçak

MIKAIL KOÇAK

Aurélie Faure

1 Ekmek parası / Gagne-pain, 2018, performance et installation, Les Brasseurs, Liège ; SAFE COSY SPACE, Conférence-goûter-échange, 2019, SPACE, Liège.

2 Nostaljik albüm du 10 novembre 2022 au 6 janvier 2023, Les Brasseurs - art contemporain, Liège

Depuis 2015, Mikail Koçak constitue un répertoire de formes et un vocabulaire de symboles à travers des installations. La répétition et la récurrence des objets et des motifs, qu’il utilise ou détourne, dessinent les patterns d’un univers constitué à partir d’aller-retours entre Occident et Moyen-Orient. Les deux cultures nourrissent l’imaginaire de l’artiste qui se joue tendrement des clichés et des traditions de sa double identité, et qu’il se réapproprie de manière à créer de nouveaux espaces, des situations et des instants, dans lesquels la transmission et le partage se font par l’expérience des sens1.

Dans le cadre de WTS11, Mikail Koçak réalise un workshop avec l’ESÄ Dunkerque-Tourcoing et propose aux étudiant•es la création de nouveaux motifs pouvant s’inscrire dans son travail. Le projet commence par une rencontre audio-vidéo gustative où l’artiste présente son travail et sollicite les facultés sensitives de ses convives afin qu’iels puissent appréhender les éléments visuels, sonores, et culinaires formant son histoire et ses installations. La rencontre autour de la notion de convivialité génère la fabrication d’une série d’objets destinés au repas. Les effets appliqués sur les matériaux utilisés parviennent subtilement à créer l’illusion. Ainsi, la céramique prend des allures de métal frappé, pendant que le tissu devient papier ou se transforme en végétal.

Une partie des productions réalisées avec les étudiant•es a été exposée dans son installation Arabesk — réalisée dans le cadre de « Art au Centre » à Genève — où l’on retrouvait tous les gimmicks de l’artiste et les indices de sa prochaine exposition personnelle à l’automne 20222.

↑ Détails de l’installation Arabesk , Art au centre Genève, Halle Nord Capsules, 2021 ©Mikail Koçak → Workshop Kültürel Küvet, ESA-Nord-Pas-de-Calais (Dunkerque), 2021 ©Mikail Koçak

ludivine largebessette

LUDIVINE LARGE-BESSETTE

Les personnages de Ludivine Large-Bessette gravitent en apesanteur dans un mélange des genres et des arts, visuels, cinématographiques et vivants. Pris dans des mécanismes d’équilibre, entre chute et envol, ses modèles donnent vie à des tableaux muets souvent urbains, aqueux, atemporels. Ludivine Large-Bessette s’empare du corps comme d’un objet et d’un motif pour saisir leurs désirs de puissance et leurs limites (artificielles, physiques, mais aussi normatives). Dans ses derniers projets, comme les Roues aveuglées (2021) et Les Souffles (en cours), les dialogues entre machines et humains conditionnés par la technologie libèrent ces derniers de leurs velléités d’indépendance et des contradictions de leur existence.

À contrario, les sujets s’abstractisent dans des séries photographiques comme Soudos (2020), laissant apparaître d’autres rapports avec le monde qui les entoure. Les univers de Ludivine Large-Bessette entrevoient des échappatoires possibles pour les êtres confrontés à leurs choix.

Formée à la FEMIS, elle s’investit ensuite dans le champ des arts plastiques et de la danse pour sortir de l’évidence du défilement des images et des pièges de la fiction. Ainsi les techniques du cinéma se présentent à elle comme une porte d’entrée vers de nouvelles écritures et la création d’histoires hybrides. En contraste avec l’immersivité de ses images, ses films invitent à une libération de l’artificialité dans laquelle l’individu semble pris au piège. Ainsi dans Regained Bathers (2019), le décor tombe littéralement pour laisser place aux femmes libérées de l’emprise pesante de l’histoire du modèle et du nu. Le ralenti guette l’immobilité de la peinture à l’origine des scripts de l’artiste qui offre à voir une nouvelle malléabilité plastique de l’image.

Les images anciennes, de peintures médiévales dont elle s’inspire, soutiennent la construction d’allégories contemporaines qui renverse la position du regardeur et notre rapport au progrès et aux stratégies de pouvoir. Depuis Regained Bathers, Ludivine Large-Bessette consacre aussi une part importante de ses recherches à la figure féminine et travaille actuellement à un projet sur la chevelure en lien avec la Goldsmiths University de Londres.

↘ Les souffles ← Roues aveuglées , Espace Croisé, Roubaix ↙ Regained Bathers

lerouflaquette consortium

LEROUFLAQUETTE CONSORTIUM

Clémentine Davin

État civil : Louis Leroux, né le 25.02.1991 État artistique : Lerouflaquette Consortium, née le 19.01.2019

« Au commencement était l’otium, l’aimable nonchalance, la vie facile au sein d’une nature luxuriante et généreuse. Ensuite vint la dure loi du travail, le negotium, ou négation du loisir. »

Volontairement accessibles au plus grand nombre, les espaces scénarisés de Lerouflaquette Consortium s’immiscent dans le réel en invitant le public à faire l’expérience d’instants insouciants de l’existence. À partir de matériaux de récupération qu’il associe à des conceptions dont la portée et l’usage s’avèrent modérément efficaces, l’artiste-entrepreneur élabore des tentatives d’amélioration du quotidien. Engagé dans une démarche ambitieuse visant à déconstruire, par le biais de l’humour, de l’absurde et de l’autodérision, les principes et idéaux défendus par le capitalisme, Louis Leroux s’attache consciencieusement, en tant que dirigeant de sa société unipersonnelle, Lerouflaquette Consortium, à mener une politique économique improductive dans le but de conduire cette dernière à la faillite. Qualifiant lui-même ses créations de « produits inutiles », l’artiste travaille à la concrétisation d’un modèle de décroissance, centré sur les loisirs féconds non monnayables, qui saurait pleinement concilier occupation personnelle et activité professionnelle. Avec un certain sérieux et une grande désinvolture, il poursuit ainsi son action de sabotage destinée à déjouer l’affirmation selon laquelle « l’entreprise est l’institution cardinale du capitalisme dans la mesure où elle associe la propriété privée, l’initiative individuelle, la division du travail, la séparation du travail et du capital à la recherche du profit par des stratégies rationnelles. » Et pour parvenir à ses fins, l’artisteentrepreneur a récemment fait le choix de placer au cœur de sa stratégie une notion née dans l’Antiquité, et injustement oubliée depuis, dont le mode d’organisation se base sur une accumulation de capital existentiel. « Car si l’otium est un temps pour soi, la culture d’une intériorité féconde, un art de vivre, une pratique concrète de la vie philosophique, un exercice spirituel, une éthique pour le temps présent, un loisir studieux, un plaisir affectueux de la conversation philosophique, la cible de cet art de la pensée désintéressée n’est pas seulement l’individu qui, en le pratiquant, en retire élévation, autonomie et dignité, mais aussi les vertus du modèle de société qui en dépend.

Éclaircisseur d’idées , d. 0.52m x h. 0.34m, casque, vis, bois, lampe frontale, piles, 2020 ©Les Brasseurs Vue de l’exposition aux Brasseurs, Liège, L’importance des choses inutiles ↓ Trou de verre , action publique, le 5 juin 2021, 8h26, MusVerre, Sars-Poteries ↙ Ring de boxe pour plantes de combat , l 2m60 x p 2m40 x h 2m20, bois, acier, terre, plastique, peinture aérosol, renouée du japon, bambou, 2021. Création de résidence au MusVerre, Sars-Poteries

1 Citation de Jean-Marie André extraite de l’ouvrage Recherches sur l’otium romain, Annales littéraires de l’Université de Besançon, vol.52, 1962, pp. 3-82 (p. 7), consultable en ligne : https://www.persee. fr/doc/ista_0000-0000_1962_mon_52_1

2 « Par échec économique, j’entends toutes les actions qui font que mon entreprise est perdante dans le système capitaliste : objet non-efficace, quête vaine, non-performance, non-évènement.... Et que malgré cet échec, une réussite semble s’amorcer, celle du poétique, grâce notamment à la création d’espaces utopiques, au détournement, au développement de liens sociaux, à l’amélioration de l’habitat, au jeu… », citation de l’artiste extraite de son mémoire de fin d’études intitulé Lerouflaquette Consortium : l’échec et la réussite d’une entreprise idiote, septembre 2020, p. 76.

3 Citation de l’économiste français François Perroux extraite de l’article sur le Capitalisme consultable en ligne : https://www.larousse.fr/encyclopedie/ divers/capitalisme/30530

4 Citation de Jean de Loisy extraite de la préface de l’ouvrage de Jean-Miguel Pire intitulé Otium – Art, éducation, démocratie, Actes Sud, 2020, p. 13.

La liberté otiumique tout en rendant le citoyen distant de la chose publique, donne à sa réflexion et à son éthique une qualité qui rejaillit sur l’exigence de la communauté, sa résistance à la tyrannie matérialiste, son insoumission aux intérêts immédiats. » Contribuant de fait au bien commun, laissons tout le loisir à Lerouflaquette Consortium de faire fructifier son capital pour que son parti pris poétique puisse dès lors s’imposer comme un modèle de réussite.

léa mayer & maëlle maisonneuve

INTROSPECTION PARTAGÉE

Laëtitia Toulout

La pratique commune de Léa Mayer et Maëlle Maisonneuve est une invitation à les rejoindre sur leur terrain de jeu. À deux, les idées de chacune jaillissent, ricochent en confiance. Des histoires se tissent, des jeux s’inventent à partir de rien, des mondes se fabriquent à partir de tout, des objets alentours, galets glanés ou rebuts industriels, béton, déchets trouvés. Le réel s’imbrique dans les rêves ; les frontières tombent.

Parfois littéralement : un château miniature, transformé en lieu d’exposition qui voyage à travers le monde selon les artistes invité•es à l’investir, devient un moyen de court-circuiter sans le dire le milieu de l’art. Derrière le caractère anodin prêté aux petites choses, Léa Mayer et Maëlle Maisonneuve proposent de décaler les points de vue pour voir plus grand et penser autrement.

À quatre mains, deux cerveaux, des sculptures miniatures se voient classifiées selon la personnalité qu’elles dégagent.

Ce tourbillon avec une feuille de tilleul fait-il bien partie des Estimés, ces deux blocs de bois rassemblés sont-ils des Réconciliés contraints ? Qu’est-ce qui légitime la présence d’une sculpture dans telle ou telle catégorie ? Comment se forment les groupes ? Des critères subjectifs peuvent-ils être justes ? Et le fait même de classer : est-ce approprié ? En échangeant sur ces objets miniatures de La Collection des Empathiques, c’est l’ensemble des relations et interactions sociales qui sont données à voir et à appréhender. On pense parler de sculptures, mais sans savoir on ausculte à la fois la société et le soi conditionné par ce tout global. Si les œuvres de Léa Mayer et Maëlle Maisonneuve invitent à l’échange, c’est surtout pour opérer collectivement une véritable introspection de soi, des autres, du réel. La posture est autant sociologique que Do It Yourself. Expérimenter à deux permet une dynamique dans les échanges, le bonheur de créer comme moteur suprème. Les manières de faire et les œuvres qui en résultent participent ici des mêmes mécanismes : c’est en créant ensemble que le duo d’artistes propose d’explorer la poésie de l’humain, la toile des émotions et l’envers des relations.

Léa Mayer & Maëlle Maisonneuve, La Collection des Empathiques

série Les Dominants

mix média, dimensions variables, 2021

Mayer & Maëlle Maisonneuve, La Collection des Empathiques

série Les Egocentriques

vue d’exposition aux Brasseurs (détail), 2021

Mayer & Maëlle Maisonneuve, La Collection des Empathiques

vue d’exposition aux Brasseurs (détail), 2021

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← Léa
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↖ Léa
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duo ORAN

LES CLANDESTINES

La question de l’exposition se pose au regard d’un travail immersif dans un territoire spécifique, celui d’un jardin partagé où se croisent humains et non-humains. Comment rendre compte de cette expérience ? En pénétrant dans la maison située au 9 rue du cirque à Lille, où sont donnés à voir une vidéo, des petites terres cuites alignées sur des tablettes, deux tabliers accrochés au mur, une table sur laquelle sont posés des ouvrages et un livre de recherche et de notes. Participant en partie de la notion d’« esthétique relationnelle », le travail du duo ORAN (Morgane Clerc et Florian Clerc) se matérialise néanmoins dans des objets-traces. Ces objets sont comme autant d’indices qui ne peuvent cependant s’affranchir du récit constitutif de l’enquête de terrain dont ils sont issus. Une année durant, de septembre 2020 à octobre 2021, les artistes se sont rendus régulièrement au jardin écologique. Leur présence a permis de révéler les différents usages, formels et informels, licites comme illicites du site. Se pose alors la question de leur responsabilité face à différentes communautés qui ne se côtoient finalement pas vraiment : les membres de l’Association Lisière(s), les responsables des politiques publiques de la Ville de Lille, les différents usagers humains, les espèces du vivant, etc. Des pistes de réflexion sont offertes par le parallèle opéré entre la présence de la Lathraea Clandestina, plante non endémique, introduite volontairement par un botaniste hasardeux et les catégories sociales invisibilisées, notamment les Roms et les Gitans installés dans des campements à proximité mais aussi les personnes marginalisées par la drogue et la prostitution.

Au cours d’ateliers participatifs des simulacres de la plante ont été réalisés en grès émaillé, puis installés sur une arche nommée « Révérence ». Soulignant alors le passage ouvert dans la grille de clôture du jardin, les artistes ont de fait perturbé l’écosystème du site. Inscrit dans l’« Observatoire des excès et des pénuries » qu’ils déclinent depuis plusieurs années, ce projet vient en effet questionner la gestion collective des ressources et les enjeux des communs.

↑ Les clandestines , 2021 ©duo ORAN → Révérence, Les clandestines , 2021 ©duo ORAN ↗ Les clandestines , artconnexion, 2021 ©duo ORAN

macha ovtchinnikova

À sa grande-tante Esfira et sa famille, massacrées avec tant d’autres le 19 septembre 1941, l’artiste offre un film-hommage à la mémoire des victimes de Babi Yar par le 201e bataillon Schutzmannschaft.

« D’un éclat de météorite, on peut extraire quelques menus secrets concernant l’état originel de l’univers » écrit Sylvie Germain (Magnus, 2005). Que faire, qu’extraire alors d’un parc, d’un croisement de rues ? Macha Ovtchinnikova nous emmène à Kiev, loin du centre, regarder les feuilles, les troncs d’un parc, ses petites allées et sa circulation automobile non loin. La caméra glisse au-dessus d’un parterre en creux. Un récit familial s’élabore sans son, il ne porte presque pas de voix. Un « je », écrit en sous-titre, exprime son propre passé. De ce passé un autre est conté, puis les contours de la vie d’un tiers, un autre « autre ». 2020, les années 1990, une date précise en 1941, 1961, enfin 1980. Une descente géologique des temps se crée par les mots non-dits. Le récit cède puis ricoche en une progressive remontée vers la synchronie : cette surface d’aujourd’hui bavarde de corbeaux, de feuilles, d’ombres, de bruits quotidiens.

La mémoire est comme un cadavre à qui l’on pratique un bouche à bouche, pour y déceler quelques soubresauts. La mémoire vive, la mémoire vivante, cela n’existe pas. Il n’y a pas d’indices. L’image lutte. Le sol couvre. L’histoire peine. C’est un sol a priori tranquille qui s’est refermé sur ses propres stigmates. Il nous faut échafauder, sonder d’une caméra les petits bouts de monde qui font part d’une fin de non-recevoir aux récits enfouis, aux souvenirs. À défaut de terre, à défaut d’image parlante, la mémoire se construit à tâtons : il y a sous le lisse des blessures, sous l’anodin, l’horreur. Remonter à fleur de sol des vies d’un temps révolu, des vies couvertes de pleurs, de corps, des torrents, de boue, et dorénavant de feuilles et d’oiseaux sautillants. Sans les voir, en leur accordant des mots, en s’estomaquant de l’impuissance des yeux, la caméra balaie doucement le présent.

En Stigmates de la terre, une fabrique de l’image crée l’« unease », un retournement des sols et des viscères. Macha Ovtchinnikova y donne voix au fil qui, d’aujourd’hui à « ce qui s’est passé », revient à aujourd’hui. Ce fil, c’est « l’immémorial », nôtre à construire avec détails et ténacité. Macha Ovtchinnikova filme nos jours, ces ventriloques d’hiers sombres et sans repos. Aux mausolées des coins de rues, les chairs d’aujourd’hui réinventent les croix, les marques au sol, pour que les hommages poursuivent leurs sillons.

Stigmates de la terre

angyvir padilla

L’artiste d’origine vénézuélienne, Angyvir Padilla, propose « La ola que vino de lejos » [La vague venue de loin] au FRAC Grand Large, résultant de sa résidence avec le Château Coquelle dans le cadre de la biennale Watch This Space 11. Un paysage fragmenté par une scénographie conçue autour de différents médiums nous renvoie à une légende vénézuélienne. Une grande vague aurait été métamorphosée, avant qu’elle ne s’abatte sur les autochtones, par une déesse courroucée et finalement indulgente, en une cordillère de montagnes séparant les hommes de la mer à Caracas. À la recherche d’un mont analogue, l’artiste a sillonné les paysages du nord de la France, trouvant là deux terrils jumeaux dans un bassin minier. Ces montagnes artificielles de charbon constituent un paysage dans un paysage, comme un tableau dans un tableau figuré par la mémoire de l’artiste. Entre photographies tirées de ce pèlerinage, monticules en plâtres recouverts d’une couche d’argile, issus de trampolines noirs affaissés par le poids de cette matière, pierres de Caracas reconstituées avec l’impression 3D de céramiques, différents horizons s’offrent au spectateur comme un montage d’impressions. Une grande projection vidéo au mur montre une performance de l’artiste en train de gravir un terril avec un trampoline. Sur la cime, elle saute progressivement de plus en plus haut. Jeux sur la gravité, cette exposition incarne le déplacement et la migration d’un paysage à un autre. Métaphore de l’exil, elle nous donne à voir un dialogue avec le cosmos dans lequel l’impossibilité de retrouver une identité figée rappelle avec nostalgie le voyage, le passage du temps et l’altérité à soi-même. Interrogeant déjà les notions de foyer, de déplacement et d’intimité dans ses pièces précédentes, Angyvir Padilla trouve ici leur première occurrence avec le paysage. Diplômée de l’école d’art et de design de Caracas (PRODiseño) en 2009, de l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles en 2011, elle s’est également formée dans les écoles de l’ENSAV La Cambre (2015) et de Sint-Lukas (2018). Elle est lauréate du prix ArtContest 2020 (Bruxelles) et du prix des Amis du SMAK 2021 (Gand).

Détail de l’exposition

La ola que vino de lejos

d’Angyvir Padilla, 2021, Frac Grand Large

Hauts-de-France, Dunkerque

Angyvir Padilla.

Hauts-de-France

Frac Grand Large

Détail de l’exposition

La ola que vino de lejos

d’Angyvir Padilla, 2021, Frac Grand Large

Hauts-de-France, Dunkerque

Angyvir Padilla.

Hauts-de-France

Frac Grand Large

Capture de la vidéo

Padilla

La ola que vino de lejos

with Michiel Venmans, 2021, Frac Grand Large

Hauts-deFrance, Dunkerque

Angyvir Padilla.

Michiel Venmans,

«
»
©
Photo :
«
»
©
Photo :
«
» d’Angyvir
in collaboration
©
Photo :
Rome collective

jérôme poloczek

JÉRÔME POLOCZEK

Elora Weill-Engerer

Comment regarder un objet émancipé ? Autrement dit : comment re-garder ce qui ne peut être gardé ? Chez Jérôme Poloczek, le rapport à l’objet est le fruit d’une équation : créer une mise en présence sans faire œuvre. Il en va d’une désacralisation des rôles et des fonctions artistiques. Artiste et spectateur, art et objet, acte et parole sont interchangeables au sein de ce réseau. Seul compte le rituel qui met en évidence un moment ou un mouvement (le premier terme est la contraction du second) autour de l’objet commun. La communauté que cet objet crée le regarde de manière consciente plutôt qu’elle ne le voit de manière inconsciente. Il s’agit ici d’un art vivant. D’une part, parce que les composants des pièces participatives et performatives relèvent du morceau, de la relique ou de la parcelle, davantage que de l’unité : ils sont friables, dispersés, immatériels, évolutifs et cherchent constamment une forme où se lover. De l’autre, parce que le texte, le dessin ou le geste disparaîtraient dans l’instant suivant le rituel si celui-ci ne les avait investis d’une charge symbolique et persistante.

Dans les protocoles proposés par Jérôme Poloczek, l’objet échappe à la propriété et à l’utilité, de sorte que l’œuvre est banalisée et son insertion dans un système de marché rendue caduque. Cet objet-là n’est pas reproductible et sa fragilité est gage de sa singularité : s’il se perd, c’est pour toujours. L’objet, étymologiquement, c’est ce quelque chose qui se dresse là, devant nos yeux. Sa résistance à l’aliénation est contenue dans le préfixe ob- (opposition, obstacle, obstruction). Perçu, cet objet est aussi voulu et pensé : il existe, en-dehors de sa corporéité, à travers les liens qu’il tisse, les gestes qui l’entourent, les souvenirs où il apparaît. Par conséquent, le rituel dans lequel il s’insère n’appartient pas à l’artiste, mais à celles et ceux qui souhaitent s’en emparer. L’objet devient une structure ouverte, un espace empathique, perméable, poreux, qui subsiste en maintenant un système de dons et contre-dons. Inévitablement, les gens le regardent comme s’il n’était plus lui.

Détails, crayon sur papier, 40 x 60 cm, 23.09.2021 (déchirement, Galerie Commune, Tourcoing)11.12.2021 (reconstitution, Iselp, Bruxelles)

marie van de walle

MARIE VAN DE WALLE, UN ART DE LA COLLABORATION

Aude de Bourbon Parme

Marie Van de Walle explore la symbiose entre les espèces par la rencontre des arts et des sciences pour repenser notre sensibilité. Une quête esthétique et philosophique ambitieuse.

Des feuilles figées dans des boîtes de Pétri offertes à l’observation. Des photographies de fleurs plongées dans un bain de culture stérile d’où émanent des formes floues colorées. Des tissus gélatineux aux motifs floraux, accrochés aux murs ou cousus et disposés proches du sol puis rétroéclairés. Marie Van de Walle partage ses expérimentations botaniques et esthétiques. Son art est issu de l’observation de cohabitations entre les plantes et les micro-organismes qui les accompagnent. Elle donne à voir ce qui la fascine, pour ensuite donner à penser notre relation au vivant, à la nature.

Pour en arriver à la création de ses œuvres, l’artiste française installée en Belgique se forme tout d’abord à la technicité des arts du textile et plus particulièrement de la broderie en explorant le potentiel des bioplastiques. Les deux années qui suivent à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles lui permettent d’approcher cette pratique sous la forme de sculptures et d’installations. Elle y découvre aussi la philosophie qui correspond parfaitement à sa pensée : l’esthétique environnementale. Depuis, Marie Van de Walle utilise les techniques textiles pour créer sa matière. Elle mélange ses mixtures à des plantes sauvages cueillies et laisse se déployer les micro-organismes. Elle expose ses expériences, en tire des photographies, crée des installations de tissus souples cousus et tissés sur lesquels des éléments naturels continuent leur évolution. La jeune artiste se situe dans la lignée de l’art textile des années 1970. Ses installations font se rencontrer les recherches plastiques de Marinette Cueco et l’art informel d’Eva Hesse. Son ancrage dans des réflexions contemporaines scientifiques et philosophiques la rapproche des expérimentations plastiques à l’oeuvre dans les sculptures distordues de Daiga Grantina et les œuvres évolutives de Bianca Bondi.

L’art de Marie Van de Walle est celui de la collaboration. Avec et entre les organismes, qu’elle ne contrôle pas. Avec des scientifiques de l’Université de Lille, afin de dépasser ses limites techniques. Entre les mouvements artistiques.

Ces rencontres se déploient ensuite formellement pour transmettre ce que l’artiste découvre : l’interdépendance entre les espèces, entre les domaines de pensées, entre les individus. Alors, lorsque l’artiste cite les philosophes des sciences Isabelle Stengers et Donna Haraway, qui analysent cette notion, cela tombe sous le sens. Marie Van de Walle scrute la relation entre les vivants. Si l’art ne peut pas changer notre rapport au vivant, ses œuvres, espère-t-elle, pourraient contribuer à transformer notre relation au sensible. L’artiste, dont les réflexions sont pleinement ancrées dans les préoccupations actuelles, suit ainsi le sentier ouvert par les philosophes tels que Baptiste Morizot, qui relient la crise écologique à une crise de sensibilité.

dans le cadre de la 11e édition du programme Watch This Space partenaires textes critiques

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CONTRIBUTEURS

Céline Berchiche

Aurélie Belair Laëtitia Bischoff Aude de Bourbon Parme Jean-Baptiste Carobolante Laetitia Chauvin Collectif Les rayons Laurent Courtens Clémentine Davin Ninon Duhamel Louis Émauré Aurélie Faure Madeleine Filippi Élise Franck Christian Gattinoni Antoinette Jattiot Raya Lindberg Mathilde Nourisson-Moncey Nathalie Poisson-Cogez Marion Roy Juliette Soulez Réjane Sourisseau Laëtitia Toulout Elora Weill-Engerer

REMERCIEMENTS

Keylan Ansel, artconnexion, Mathilde Babé, Stien Bakaert, bermuda, Juliette Bibasse, BPS22, Bureau d’art et de recherche, Salomé Cabat, Florine Camara, CENTRALE for contemporary art, Centre Arc en Ciel, Centre culturel Wolubilis, Centre Wallonie-Bruxelles, Paris, Château Coquelle, Albert Clermont, Colette Dubois / AICA Belgique, ESÄ Dunkerque-Tourcoing, espace 36, Espace Croisé, FRAC Grand-Large Hauts-de-France, FRAC Picardie Hauts-de-France, Imprimerie I.C.O. DK., Institut pour la photographie, ISELP, Joséphine Jadot, Christine Jamart / L’art même, L’être lieu, L’H du Siège, La Plate-Forme, La Pommerie, Fabien Lainé, LaM, Joanie Lemercier, les Brasseurs, Les Granges de Lachaud, Lieux-Communs, Christelle Mally, Benoît Ménéboo, MusVerre, Julie Percillier, Yoel Pytowski, Stéphanie Pryen, Guillaume Robert, Isabelle Roussel-Gillet, Rurart, Scènes

Obliques, Jessica Servière, TAMAT, Nicolas Tubéry, Université de Lille - Direction Culture, Michiel Venmans, Wallonie-Bruxelles International, Welchrome, Claire Williams, Marion Zilio / AICA France EN COUVERTURE

Joanie Lemercier

Slow Violence, installation audiovisuelle, 2019-2021 Production : Juliette Bibasse © Studio Joanie Lemercier.

CODIRECTEURS DE LA PUBLICATION Thierry Heynen & Benoit Villain, coprésidents COORDINATION DE LA RÉDACTION ET SUIVI ÉDITORIAL

Lucie Orbie, secrétaire générale Marie Lhotellier, secrétaire générale par intérim COMITÉ DE RÉDACTION Laurie Bachelard, étudiante à l’ESÄ Dunkerque-Tourcoing Margaux Dodard, étudiante à l’ESÄ Dunkerque-Tourcoing Noé Kieffer, Institut pour la photographie Ninon Martin, artconnexion Benoit Villain, LaM RELECTURE Marie Lhotellier et Lucie Orbie CONCEPTION GRAPHIQUE Yann Linsart - The Viewer Studio FABRICATION Dorothée Xainte, Tons Directs PHOTOGRAVURE Terre Neuve, Arles ISSN 2418-0238 PUBLICITÉ bonjour@50degresnord.net

PAR

Cirque BP 10103 F-59001 Lille cedex

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38

www.50degresnord.net

Achevé d’imprimer en octobre 2022 par Standart Impressa, Vilnius Imprimé en Lituanie

135
ÉDITÉE
50° nord Réseau transfrontalier d’art contemporain 9 rue du
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Hauts-de-France

Les ateliers de la Halle, Arras artconnexion, Lille Bureau d’art et de recherche, Roubaix Camoufleur, Lille Centre Arc en Ciel, Liévin La chambre d’eau, Le Favril Le Château Coquelle, Dunkerque Collectif Élidée, Amiens Collectif Renart, Lille CRP/ Centre régional de la photographie, Douchy-les-Mines

Le Concept – école d’art du Calaisis, Calais La Confection Idéale, Tourcoing Diaphane, Clermont-de-l’Oise École d’art du Beauvaisis, Beauvais ESÄ - École supérieure d’art, DunkerqueTourcoing École supérieure d’art et de design, Valenciennes Écomusée de l’Avesnois, Fourmies Espace 36, Saint-Omer

Espace Croisé, Roubaix

L’être lieu, Arras Frac Grand Large - Hauts-de-France, Dunkerque Frac Picardie - Hauts-de-France, Amiens Le Fresnoy - Studio national des arts contemporains, Tourcoing Fructôse, Dunkerque Galerie commune, Tourcoing Galerie Robespierre, Grande-Synthe L’H du Siège, Valenciennes Institut pour la photographie, Lille LaM, Villeneuve d’Ascq la malterie, Lille MODULO atelier, Esquelbecq MUba Eugène Leroy, Tourcoing MusVerre, Sars-Poteries La Plate-Forme, Dunkerque Le Quadrilatère, Beauvais Université de Lille - Direction culture, Villeneuve d’Asq

Wallonie-Bruxelles

ARTS², Mons

BPS22, Charleroi

Les Brasseurs, Liège CENTRALE, Bruxelles Centre culturel Wolubilis, Bruxelles Centre de la Gravure et de l’Image imprimée, La Louvière ESAVL, Liège Iselp, Bruxelles Keramis, La Louvière

Lieux-Communs, Namur La Loge, Bruxelles

MACS Musée des arts contemporains, Hornu

MAAC Maison d’art actuel des Chartreux, Bruxelles Plateforme Pulsart, Court-Saint-Etienne TAMAT, Tournai Transcultures, La Louvière Le Vecteur, Charleroi

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