Extrait "Vivre en renard"

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NICOLAS BARON

PRÉFACE D’ÉRIC BARATAY

VIVRE EN RENARD

la traversée du siècle

SOMMAIRE

PRÉFACE – P. 8

L’HISTOIRE, DU CÔTÉ DES ANIMAUX

PROLOGUE – P. 14

1RE PARTIE – P. 21

DÉBUT XX E SIÈCLE : MAÎTRE RENARD DANS LA CAMPAGNE ENRACINÉ

CHAPITRE 1. – P. 24

NAÎTRE

CHAPITRE 2. – P. 34

ÊTRE AU MONDE

CHAPITRE 3. – P. 46

(CO)HABITER

CHAPITRE 4. – P. 58

UN ANIMAL AMBIVALENT

2E PARTIE – P. 69

1968-1998 : SALE TEMPS POUR LES RENARDS

CHAPITRE 5. – P. 72

Ô RAGE, Ô DÉSESPOIR !

CHAPITRE 6. – P. 82

LA GUERRE AUX RENARDS

CHAPITRE 7. – P. 92

GOUPIL FAIT DE LA RÉSISTANCE

CHAPITRE 8. – P. 102

UNE VICTOIRE HUMANO-VULPINE

3E PARTIE – P. 113

DÉBUT XXI E SIÈCLE : UN RENOUVEAU VULPIN ?

CHAPITRE 9. – P. 116

EN CAMPAGNE

CHAPITRE 10. – P. 128

À LA CONQUÊTE DES VILLES

CHAPITRE 11. – P. 138 AU CŒUR DES IMAGINAIRES

CHAPITRE 12. – P. 152

TOUT N’EST PAS ROUX POUR LES RENARDS

CONCLUSION – P. 164

Notes – p. 168

PRÉFACE L’HISTOIRE,  DU CÔTÉ DES ANIMAUX

L’Occident vit une révolution conceptuelle majeure, magistralement incarnée par Vivre en renard de Nicolas Baron, qui renverse les perspectives, met la nature, les animaux, ici le renard, au premier plan et prend leur point de vue. Cette révolution est le fruit d’une lente revalorisation des bêtes depuis le xixe siècle, accélérée ces dernières décennies par la prise de conscience de leur caractère fragile et précieux en conséquence de la mise en péril des équilibres de la terre du fait de l’explosion démographique humaine, du réchauffement climatique, de la destruction des milieux et des espèces. Cependant, si nous nous intéressons de plus en plus aux animaux, nous les regardons et nous en parlons encore souvent selon nos préoccupations et nos intérêts, en particulier lorsque nous nous penchons sur les relations que nous entretenons avec eux. Les arts, la littérature, les sciences humaines développent un intérêt trop exclusif pour le versant humain de ces relations. Les propos en disent long sur les hommes, très peu sur les animaux de fait absents, transformés en trous noirs ou en simples prétextes, en purs objets sur lesquels s’exerceraient sans conséquence les représentations, les savoirs, les pratiques des humains.

La révolution conceptuelle consiste à s’intéresser au versant animal des choses, à passer du côté des animaux, à prendre leur point de vue. Elle a pour but de mieux connaître ces êtres­acteurs vivants qui méritent, vu leur richesse, leur originalité, leur diversité, d’être pensés, étudiés, évoqués pour eux­mêmes, notamment leurs vécus, c’est­à­dire leurs manières physiologiques, psychologiques, comportementales de vivre et ressentir des conditions, des circonstances, des événements. Par effet retour, cela doit permettre de mieux comprendre les relations avec les humains et les représentations de ces derniers, de mieux mesurer les conséquences de leurs actions, ce qui devrait conduire à réviser leurs comportements.

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Des écrivains, des philosophes, des artistes et des scientifiques, tel Nicolas Baron, commencent ce renversement qui n’est pas facile, qui exige un gros effort, sous la forme d’un retournement des lectures, des analyses, des récits… et finalement de soi, dont nous n’avons pas l’habitude tellement nous (humains) voyons, raisonnons, agissons de notre bord, tellement nous nous pensons comme point absolu de référence.

Aussi bien, franchir le pas suppose d’abandonner des certitudes. D’abord, la croyance en des êtres rudimentaires et passifs, construite par notre anthropocentrisme nous faisant examiner les animaux avec des concepts définis à l’aune de notre humanité, toujours dans la version qu’on connaît le mieux (occidentale et de notre époque du fait d’un ethnocentrisme et d’un histocentrisme) en oubliant que les concepts ne sont pas absolus mais toujours situés dans le temps comme le montrent les historiens, dans l’espace comme le prouvent les ethnologues et parmi les vivants comme des éthologues commencent à le dire. Cette manie fait vite conclure que les facultés définies selon l’humain n’existent pas parmi les animaux et elle empêche ainsi de bien les regarder tout en faisant expliquer leurs comportements avec des notions simplistes, jamais démontrées, comme l’instinct ou la pulsion biologique.

Il faut adopter une approche généreuse et laisser une souplesse aux définitions des capacités pour pouvoir d’abord les envisager et les chercher puis conclure en leur présence même s’il n’existe qu’une partie des paramètres (tout en se rappelant qu’on commence à peine à les quérir dans le monde animal) ou même si l’on ne trouve pas les mêmes consistances, les mêmes conjugaisons pour ces paramètres car ils doivent être considérés dans un sens pluriel. Ce n’est pas tomber dans l’anthropomorphisme que d’expérimenter des concepts forts, ni dans l’impressionnisme flou que d’accorder une souplesse et une variabilité à ces

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concepts d’investigation. C’est manier un anthropomorphisme de questionnement, permettant de regarder avec curiosité, d’interroger, sans le prolonger en anthropomorphisme de conclusion faisant plaquer l’humanité sur les animalités, niant leurs spécificités. C’est laisser aussi le plus de potentialités à des animaux qu’on connaît encore très mal. C’est permettre de voir la diversité des mises en œuvre des facultés pour adopter des définitions élargies de celles­ci.

Alors, on s’aperçoit vite, comme le prouvent maintenant des éthologues, des géographes, des anthropologues, des historiens à la manière de Nicolas Baron, qu’on peut parler d’animaux acteurs influençant les humains mais aussi d’individus ayant des caractères singuliers, même de personnes ayant des conduites propres, voire de sujets ayant des stratégies, ou encore d’intelligences animales, de langages animaux, de cultures animales, de la même façon qu’on accepte maintenant que les plantes et les animaux respirent mais différemment, à leur manière, que les espèces animales voient le monde différemment sans qu’on songe à leur dénier la vue, ou que nombre de ces espèces éprouvent la douleur alors que Descartes en avait fait l’un des critères de la distinction humaine. Nous peinons à faire de même avec les facultés cognitives car elles servent encore à nous prévaloir.

Cela veut dire qu’il faut se délivrer d’un autre carcan idéologique, imposant l’idée d’une dualité de l’humain et de l’animal, et d’une hiérarchie dont on ne pourrait se délivrer sans porter atteinte à la dignité de l’humanité. Il faut sortir de la question vaine, puérile et faussée de la distinction entre l’humain et l’animal dans laquelle des philosophies et des religions nous ont enfermés depuis 2 500 ans. Vaine, car elle oppose une espèce concrète, l’humain, à un concept, l’animal, qui n’existe pas dans les champs ou les rues, qui n’est qu’une catégorie masquant la réalité de la multiplicité des espèces. Puérile, parce que la

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question de la différence entre une réalité, l’humain, et un fantôme, l’animal, n’a jamais servi à connaître les divers animaux mais à permettre aux humains de se prévaloir. Faussée, car on connaît encore très mal les animaux (qu’on ne tient même guère à connaître, préférant souvent les stéréotypes commodes sur l’animal) et on établit les différences sur des croyances en confondant l’investigation avec un discours de domination. Tenir compte des animaux, ce n’est pas rabaisser l’humain et confondre, c’est penser les multiples espèces, dont l’humaine, non en termes de supériorité et de hiérarchie, mais de différence, de spécificité, de richesse de chacune et c’est désormais penser le monde vivant comme un buissonnement faisant évoluer la vie en tous sens et conjuguer les capacités du vivant de multiples manières, ainsi que le démontre la génétique, non comme une pyramide ayant l’humain au sommet, une conception philosophico­théologique jamais prouvée.

Cependant, passer du côté des animaux demande autre chose qu’une mutation philosophique. Il faut aussi une empathie et une adaptation psychologique pour essayer de se mettre à côté d’eux, pour adopter leur point de vue géographique, comprendre ce qu’ils vivent, subissent, comment ils agissent, réagissent, pour aussi essayer de se projeter en eux afin de déceler leur point de vue psychologique, ce qu’ils voient et ressentent. Ce n’est évidemment qu’une intention, un effort de projection, une méthode pour tendre vers sans jamais pouvoir atteindre puisque nous ne sommes que des humains, mais qui aide à se décentrer et qui apporte beaucoup en permettant de saisir des aspects insoupçonnés, comme le démontre ici Vivre en renard.

Nicolas Baron a choisi d’aborder l’histoire contemporaine des renards en se plaçant le plus souvent de leur côté. Il témoigne brillamment de la nécessité d’élargir l’histoire, de la faire passer de “science de

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l’homme dans le temps” à “science des vivants dans le temps”, pour développer en particulier une histoire animale à plusieurs facettes, en attendant une histoire végétale des plantes. Histoire de l’enrôlement des animaux dans les grands phénomènes historiques pour voir comment ils les ont vécus dans leur chair et leur tête, qu’ils soient animaux sauvages confrontés à l’expansion humaine et à ses activités, comme ici les renards face à la rage et à celle des chasseurs, ou bien animaux domestiques impliqués dans de multiples usages. Histoire des individus, car l’importance de leur personnalité doit inciter à rendre compte de ce que vit, subit, ressent un animal à un moment donné ou durant sa vie. Histoire de l’incessante adaptation des espèces, des groupes, des individus aux conditions écologiques et humaines, de la fluctuation des comportements, des sociabilités et des cultures animales. Toutes choses que Vivre en renard évoque au fil d’un superbe parcours chronologique révélant une autre version de l’histoire. Nicolas Baron n’est pas historien radoteur, adepte d’une histoire ronronnant en rond. Il flaire les nouvelles pistes, les nouveaux sujets ; il relit les sources historiques, en découvre d’autres ; il traque les aspects occultés, oubliés, méconnus ; il nous fait vivre un temps en renards pour mieux nous les faire saisir et mieux nous ausculter.

PROLOGUE

Leurs mâchoires acérées et la courte chaîne à gros maillons étaient totalement couvertes de rouille. Ils étaient suspendus à un vieux clou dans une cabane que je venais de découvrir en défrichant les genêts et les ajoncs qui avaient, depuis bien longtemps, pris possession du potager de notre nouvelle maison. La cabane se trouvait à l’intérieur d’un enclos très pentu de quelques dizaines de mètres carrés séparé du reste du jardin par un grillage haut de près de deux mètres et enfoncé profondément dans la terre. Les anciens propriétaires avaient donc eu un poulailler à cet endroit et les vieux pièges, puisque c’était bien de cela qu’il s’agissait, avaient dû être parfois employés contre des renards avides des volailles qui avaient logé là.

J’en avais croisé, de ces redoutables pièges, dans mes recherches, en particulier dans le cadre de ma thèse sur l’histoire des animaux face à la rage. La crainte, légitime, de cette dernière avait justifié la mise en place d’une véritable politique d’extermination de la population des renards du Nord­Est de la France à partir de 1968. Dans cette guerre aux renards, les pièges avaient été employés à grande échelle, ôtant la vie à des centaines de milliers de goupils en une trentaine d’années.

Souhaitant échanger du pain rassis contre des œufs frais, je profitai de l’enclos et de la cabane pour y loger quelques poules. Toutefois, contrairement à mon prédécesseur, je décidai de me contenter de réparer les points de faiblesse du grillage et de renforcer la porte du logis des gallinacés. Il ne fut pas question pour moi de dégripper les mâchoires des pièges et d’installer ceux­ci sur un point de passage potentiellement emprunté par les renards qui seraient par les poules alléchés. Pourtant, je savais que quelques­uns de ces canidés vivaient dans les parages puisque je les entendais parfois la nuit glapir dans la forêt alentour et que je voyais souvent mon chien se lancer à la poursuite de tout individu à la queue rousse qui s’aventurait autour de la maison.

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Pourquoi refusais­je alors d’employer ces pièges contre les voleurs de poules qui oseraient s’aventurer près du poulailler à la nuit tombée ? Pourquoi n’eus­je pas de regrets de les avoir jetés dans la benne des vieux métaux à la déchetterie communale, qui plus est lorsque je découvris qu’une de mes poules qui avait fait le mur n’avait laissé derrière elle qu’un tas de plumes ? Certes, mon travail d’historien m’avait appris que l’usage et même la détention de ces pièges à mâchoires sont interdits en France depuis 1995 et je ne voulais pas être pénalement et moralement responsable d’un de ces trop nombreux accidents ayant impliqué, et impliquant encore parfois, des animaux domestiques voire des humains. Par ailleurs, je ne savais que trop bien, grâce à mes lectures, ce que cela voulait dire pour le maraudeur au pelage roux qui avait le malheur de poser le pied sur la palette du piège. Les deux mâchoires se refermaient alors brusquement sur la patte, déchirant la peau, les muscles et les tendons et brisant les os. L’animal piégé subissait de terribles douleurs et un stress extrême, ne pouvant s’enfuir car le piège était relié par la courte chaîne à quelque poteau ou crochet. Au bout de longues heures de souffrance, la bête malchanceuse risquait de succomber à une hémorragie, quand ce n’était pas sous les coups du piégeur qui, devant une telle prise, avait la satisfaction de voir sa journée commencer sous les meilleurs auspices. Quelques renards parvenaient tout de même à prendre la fuite, non sans avoir dû se ronger la patte, ce qui, au­delà de l’immédiate douleur et de la perte de sang, risquait à terme de provoquer une grave infection et aboutissait fatalement à un handicap majeur dans une existence déjà bien précaire.

Toutefois, ce n’étaient pas seulement la peur du gendarme ni le refus par principe de toute souffrance animale qui expliquaient ma réticence. Après tout, j’avais moins d’états d’âme à faire usage du poison,

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avec un succès relatif, contre une colonie de rats qui avait élu domicile derrière le poulailler, qui urinait sur mes réserves de paille et dévorait une partie des graines destinées à mes volailles. En fait, l’instrument de torture qu’est le piège à mâchoires symbolisait aussi le massacre des renards lors de l’épizootie rabique de la fin du xxe siècle et m’apparaissait donc comme un objet désuet et sinistre. Surtout, le renard n’était pas, n’était plus, à mes yeux, l’animal fourbe et doublement nuisible, en tant que prédateur et vecteur de maladies, que la littérature et la législation avaient construit depuis très longtemps. Mes recherches sur l’histoire du vécu des animaux face à la rage, et en particulier ma lecture d’ouvrages de biologistes, d’éthologues et de vétérinaires, m’avaient amené à le considérer d’un œil plus bienveillant, d’autant plus que j’avais décidé d’adopter dans mes travaux le point de vue animal ainsi que le font de plus en plus de chercheurs1. Il était ainsi devenu ce petit canidé sauvage doté de capacités remarquables, qui possède une riche vie sociale et qui s’affirme même comme un allié face à certains défis écologiques. Ce retournement du jugement porté sur Vulpes vulpes est un véritable phénomène de société puisqu’il est aujourd’hui partagé par un nombre grandissant de personnes.

C’est à l’histoire des renards roux ayant vécu en France entre le début du xxe siècle et ces premières années du xxie siècle que ce livre vous invite. C’est en tant qu’historien et habitant de la campagne bretonne que je vous propose ce parcours qui se fera en trois étapes. Tout d’abord, dans la première partie, nous présenterons les traits principaux d’une existence vulpine dans les campagnes françaises des années 1900­1950 et nous mettrons en évidence la place particulière, souvent négative, que tient le renard dans les pratiques et les discours cynégétiques et culturels de cette époque. Ensuite, dans la deuxième partie, nous retracerons la terrible période qu’ont traversée

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les renards de France entre 1968 et 1998, une période marquée par une épizootie de rage où ils jouèrent les premiers rôles et surtout par des méthodes de destruction conduites à une échelle encore jamais subie par l’espèce vulpine*. Enfin, dans la troisième et dernière partie, nous montrerons que, en ce début de xxie siècle, les renards ont vu évoluer leur place dans les écosystèmes, en particulier en ville, et que les rapports qu’ils entretiennent avec les humains sont devenus plus nuancés, les éléments positifs compensant dorénavant, en partie, les reproches traditionnels.

* L’expression “espèce vulpine” sera employée ici pour désigner uniquement le renard roux. Il existe cependant d’autres espèces du genre Vulpes, tels le renard polaire (Vulpes lagopus) ou le renard véloce (Vulpes velox) par exemple.

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VIVRE EN RENARD

e renard roux est plus que jamais chez lui dans la France de ce début du xxie siècle. Il est, bien sûr, présent dans les campagnes où les ruraux prennent conscience de son utilité. Mais également dans les villes qu’il est en train de coloniser à une vitesse surprenante. Et même dans nos esprits et dans nos pratiques quotidiennes puisque nous pouvons régulièrement croiser le petit canidé sur nos écrans, dans nos livres ou encore sur divers objets. Qu’elles semblent loin ces longues décennies du xxe siècle au cours desquelles le goupil fut victime de massacres de grande ampleur en raison de ses prédations et surtout de son rôle dans l’épidémie de rage ! Avec ce livre qui croise les sciences humaines et sociales avec les sciences du vivant, c’est à l’étude de ce bouleversement du vécu des renards roux et de ce renversement d’image en cours depuis un siècle que l’historien Nicolas Baron nous convie.

Docteur en histoire contemporaine, Nicolas Baron est enseignant dans le secondaire et à l’université de Bretagne occidentale. Il est un des spécialistes de l’histoire des animaux en France, en particulier de l’évolution du vécu animal. Il est l’auteur, entre autres, du livre Enragés ! Une histoire animale (France n xviiie – n xxe siècles) paru aux Presses universitaires de Valenciennes en 2022.

ISBN : 978-2-330-17548-1

du siècle

ACTES SUD Dép. lég. : avril 2023 21 € TTC France www.actes-sud.fr
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la traversée
PRÉFACE D’ÉRIC BARATAY

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