Savoir & faire
le
BOIS
Depuis l’histoire et la géographie des forêts jusqu’à l’utilisation des nanoparticules du bois , cette encyclopédie
couvre les dimensions scientifiques, symboliques, historiques, esthétiques et socio économiques de l’un des premiers matériaux utilisés par l’homme. Elle s’adresse autant à l’amateur qui souhaite découvrir plus avant le matériau, qu’au spécialiste qui y complétera son domaine d’expertise par d’autres points de vue et connaissances. Cinq grands chapitres permettent de mieux comprendre le contexte et l’actualité du bois : les fondamentaux (physique, chimie, mécanique du bois, son histoire et sa symbolique…), l’usage durable de la ressource (la géographie des forêts, l’exploi tation et le commerce du bois, réchauffement climatique, écoconception et construction durable…), les outils et les gestes, matière et techniques (évolution de l’usage du bois dans l’histoire et ses applications contemporaines dans l’industrie, le design, l’artisanat et la construction), avant de se conclure par une approche repo sant sur les sens : le bois dans la facture instrumentale, dans la parfumerie, le bois que l’on goûte (les épices et le vin), sans oublier le regard d’artistes contemporains sur ce matériau. Universitaires, chercheurs, artisans, forestiers, designers, historiens, géo graphes, artistes, ingénieurs, architectes, parfumeur… : plus de trente contributeurs (Michel Pastoureau, Giuseppe Penone, Raymond Guidot, les frères Bouroullec, Olivier Roellinger, Patrick Jouin, Yves Weinand, Françoise-Hélène Jourda…) ont chacun abordé ce matériau en regard de leurs savoir-faire pour aboutir à une somme de connaissances unique de par sa complémentarité, associée aux grandes problé matiques qui vont placer le bois et la forêt au cœur d’enjeux contemporains, tant pour la préservation de la ressource que pour montrer la diversité renouvelée de ses champs d’application.
sous la direction d’Hugues Jacquet
Cet ouvrage fait suite à la première Académie des savoir-faire organisée par la Fondation d’entreprise Hermès : “Xylomanies ! Explorer les savoir-faire du bois”.
ACTES SUD Dépôt légal : octobre 2015 49 ¤ TTC France www.actes-sud.fr isbn 978-2-330-05329-1
ACTES SUD FONDATION D’ENTREPRISE HERMÈS
ACTES SUD | FONDATION D’ENTREPRISE HERMÈS
sous la direction d’Hugues Jacquet
ACTES SUD | FONDATION D’ENTREPRISE HERMÈS
11 – Nos Gestes nous créent Catherine Tsekenis 13 – Être à l’écoute de son temps Patrick Jouin 15 – Savoir & faire Hugues Jacquet
II. Pour un usage durable de la ressource 97 Le bois, la forêt et le développement durable
Hugues Jacquet
I. Racines
100 Géographie des forêts et du commerce mondial du bois
Joël Boulier, Laurent Simon et Donatien Cassan-Blanc
25 Matière physique, matière symbolique
108
Hugues Jacquet
La ressource forestière mondiale : une cartographie des enjeux
28
Joël Boulier, Laurent Simon et Donatien Cassan-Blanc
Connaître, reconnaître et nommer le bois
Paul Corbineau et Nicola Macchioni 114 43 La chimie du bois
Béatrice George et Dominique Perrin
La forêt française et son exploitation – l’exemple de Fontainebleau, forêt domaniale
Entretien avec Franck Jacobée et Guillaume Larrière
52 Physique et mécanique du bois
126
Patrick Perré
changement climatique et gestion durable des forêts
71
Jean-François Dhôte
Le bois au Moyen Âge : une histoire culturelle
Michel Pastoureau 84 Petit lexique autour du bois
Henriette Walter
Philippe Schiesser
III. Les outils et les gestes
149
173
Construire en bois aujourd’hui
Un inventaire en mouvement
Entretien avec Françoise-Hélène Jourda
Hugues Jacquet
160
177
Questions et perspectives pour un usage durable de la ressource
Point de vue sur l’outil dans les collections du Musée des arts et métiers
Arnaud Godevin
Éric Dubois
139 Un fab lab dédié à l’écodesign : l’économie circulaire dans une usine verticale
188 L’ébénisterie et la menuiserie en France à travers leurs techniques et leurs outils
Pierre-Alain Le Cousin 200 Des outils traditionnels au service d’un renouvellement de la forme
Entretien avec Grégory Bodel
IV. Matière et techniques : hier, aujourd’hui et demain
273 Le bois densifié
Nicolas Henchoz 280 Le bois dans la construction navale moderne et contemporaine : point de vue et perspectives
Marc Van Peteghem
211
285
Toujours là et bien présent
Concilier résistance et légèreté : Laleggera
Hugues Jacquet
Entretien avec Riccardo Blumer et Renato Stauffacher
215 L’évolution technique du matériau dans le design, l’artisanat et l’industrie
Raymond Guidot
289 Cette idée, toute simple, de faire des choses très élégantes avec peu
Entretien avec Erwan Bouroullec 222 Le savoir-faire de l’ébéniste : réalisation d’un cabinet en ébène blanche du Laos
Cécile Gilbert-Byl et Romain Gilbert
303 créer des connexions horizontales entre des mondes verticaux
Entretien avec François Azambourg 238 Techniques contemporaines de la restauration : les retables de l’Église Saint-Paul de Bordeaux
315
Cécile Gilbert-Byl
Entretien avec Patrick Jouin
252 Les matériaux issus du bois à l’échelle micro- et nanoscopique : applications actuelles, recherche et innovations
Michel Petit-Conil et Andreas Kleinschmit von Lengefeld 261 Entre tradition et innovation : nouvelles architectures contemporaines en bois
Yves Weinand
les évolutions techniques influencent l’esthétique d’une époque
V. Sensuelles essences 333 une leçon de sens
Hugues Jacquet 336 Le goût des arbres
Entretien avec Olivier Roellinger 344 Le bois et le vin posent une grande question
Entretien avec Gérard Margeon 350 Le bois que l’on sent
Entretien avec Jean-Claude Ellena 359 Le bois que l’on entend : l’usage du bois dans la facture instrumentale
Stéphane Vaiedelich 368 Les frères Chapuisat : “le monumental intime”
Entretien avec Gregory Chapuisat 386
403 – Savoir-faire artisanal
Les forêts du monde sont des yeux empreints de regards
Stefano Micelli
et culture numérique, l’avenir du design
Entretien avec Giuseppe Penone 413 – Bibliographie 418 – Index 421 – Crédits photographiques
Connaître, reconnaître et nommer le bois Paul Corbineau
Sculpteur sur bois, anatomiste Nicola Macchioni
Ingénieur, enseignant chercheur cnr – ivalsa, Centre national italien de la recherche – Institut du bois et de l’arbre Photographies de Wilfried Beaujouan
Une matière Le bois est la matière qui se trouve sous l’écorce de la tige, “une substance dure, compacte, solide, qui constitue la racine, la tige et les branches des arbres et arbrisseaux” (dictionnaire Littré). Cette définition nous indique que le bois est une matière première produite à partir de plantes ligneuses, mais elle ne nous dit
rien de sa constitution et de son rapport à l’homme. En effet, pour la plupart des gens, le bois est un objet du quotidien, tels la chaise en hêtre, la poutre en chêne, la table en merisier, la rambarde en iroko, la guitare en épicéa et en érable sycomore ondé, la latte en châtaignier, le pont de voilier en teck, la sculpture en tilleul, la cagette en peuplier, le bardage en douglas, le lambris en pin maritime, la bibliothèque en padouk, la bûche en charme, le
Fig 1 – Poste d’observation du bois de chêne, Quercus sp., dans le laboratoire d’anatomie de l’École supérieure du bois à Nantes.
coffret en cyprès, l’armoire en noyer, la commode en acajou, le manche d’outil en frêne, la moulure en pin sylvestre, l’établi en bossé, le piquet de la vigne en robinier, le parquet en wengé, l’arc en if, l’escalier en sipo, la frisette en platane, le pilier en cocotier, le bardeau en mélèze, le moyeu de roue en orme… Faut-il alors parler du bois ou plutôt des bois ? Beaucoup de plantes différentes élaborent du bois mais, en dépit de leur diversité, toutes les plantes ligneuses sont des organismes végétaux aux caractéristiques communes. Elles sont des plantes vivaces, c’est-à-dire capables de vivre pendant plusieurs années, contrairement aux plantes annuelles comme le blé dur (Triticum durum) ou le maïs (Zea mays). Les plantes ligneuses grandissent en ajoutant de nouvelles couches de cellules au-dessus de celles des années précédentes. Chez les végétaux, les tissus capables de se diviser pour former de nouvelles cellules sont appelés méristèmes. Les méristèmes primaires génèrent des tissus primaires et permettent l’allongement de l’axe de la plante. Les méristèmes secondaires des plantes vivaces
connaître, reconnaître et nommer le bois | 29
forment les tissus secondaires et assurent ainsi la croissance en diamètre de cet axe. Pour comprendre le comportement du bois en tant que matière première, il est essentiel de connaître sa nature. Il est, en effet, impossible de comprendre les qualités technologiques du bois si on ignore ses fonctions dans un organisme végétal. Son origine La fonction du bois dans l’arbre
Quelle est la fonction du bois à l’intérieur des arbres ? Pourquoi cette matière s’est-elle développée au cours de l’évolution des plantes ? Tous les organismes vivants doivent principalement survivre, donc se nourrir et se reproduire. Autotrophes, les organismes végétaux synthétisent l’eau et les sels minéraux puisés dans le sol grâce à la photosynthèse qui a lieu au niveau des organes d’assimilation de couleur verte, les feuilles dans le cas des plantes arborescentes. La reproduction des organismes végétaux est assurée par des cônes ou des fleurs, lieux de production des gamètes puis des graines. Les tiges, les feuilles et les fleurs se développent depuis les bourgeons contenant le méristème primaire. À ce niveau de définition, le bois ne semble pas encore concerné par ces fonctions. La plante doit acheminer une grande quantité d’eau pour maintenir la turgescence des cellules de la feuille et permettre la transpiration, l’échange de gaz avec l’extérieur ainsi que la photosynthèse. Un peu de cette eau sera combinée avec le dioxyde de carbone de l’air pour synthétiser un liquide nourricier composé d’hydrates de carbone, autrement dit des “sucres”. Ce liquide est appelé sève élaborée.
Fig 2 – Échantillon de wengé, Milletia laurentii : coupe sur dosse (voir figure 4). Ce “veinage” flamboyant illustre les trois fonctions du bois, avec les stries des vaisseaux pour le transport de la sève brute, des couches de fibres de soutien de couleur très sombre et des couches de cellules de réserve d’aspect blanchâtre.
La forêt française et son exploitation – l’exemple de Fontainebleau, forêt domaniale Entretien avec Franck Jacobée
Ingénieur forestier et Guillaume Larrière
Chargé de communication – Office national des forêts
La forêt française appartient pour plus des deux tiers à des propriétaires privés (72 %)1. Le domaine forestier public est partagé entre forêts communales (17 %) et forêts domaniales, propriétés de l’État (11 %). L’Office national des forêts (onf) gère les forêts domaniales et, par délégation, une partie des forêts appartenant aux collectivités locales. À proximité immédiate de Paris, les 20 000 hectares de la forêt domaniale de
La commercialisation des bois est essentiellement pratiquée en vente sur pied (70 %), le complément étant exploité par l’onf et ses sous-traitants, puis mis à disposition pour la vente “bord de route” (30 %).
Fontainebleau concentrent beaucoup des enjeux contemporains concernant l’exploitation forestière dans un pays économiquement développé. Partagée entre
Pouvez-vous nous retracer les grandes
ses différentes fonctions : économique, écologique, culturelle et de loisir, la forêt de
étapes historiques qui expliquent la
Fontainebleau devient un laboratoire de bonnes pratiques tant en gestion forestière que
réputation de ce massif forestier ?
pour l’accueil des publics.
Située aux portes de la capitale, à 60 kilomètres au sud de Paris, entre Brie et Gâtinais, l’antique forêt de Bière est connue depuis le xviie siècle sous le nom de “Fontainebleau”. Le massif forestier de Fontainebleau regroupe deux forêts domaniales : la forêt des Trois Pignons et la forêt de Fontainebleau. Alors que la forêt de Fontainebleau appartenait au domaine royal dès le xe siècle, celle des Trois Pignons était privée jusqu’à son acquisition définitive par l’État en 1983, portant alors la surface du massif domanial à plus de 20 000 hectares. Constituant la deuxième forêt domaniale de France en termes de surface après Orléans, elle se concentre principalement sur le territoire de la commune de
Pouvez-vous nous donner les grandes caractéristiques économiques de l’exploitation forestière du site de Fontainebleau – la taille du massif, la répartition des essences, la production annuelle de bois… ?
Le massif de Fontainebleau couvre une surface d’environ 20 000 hectares (forêt des Trois 1. Après la Révolution française, les grandes propriétés forestières seigneuriales et ecclésiastiques n’ont cessé d’être partagées entre un nombre toujours plus important de petits propriétaires pour déboucher sur une singularité très française. La France est le pays au monde qui compte aujourd’hui le plus grand nombre de propriétaires privés de parcelles forestières (3,5 millions de propriétaires pour moins de 2 millions au début du xxe siècle).
Pignons comprise). Au sud du massif, environ 2 500 hectares d’une forêt attenante (forêt de la Commanderie) sont actuellement en cours d’acquisition par l’État et viendront compléter cette importante surface. Dans le massif principal, la répartition des essences est de l’ordre de 60 % de chênes, 10 % de hêtres et 30 % de résineux. La récolte annuelle est actuellement d’environ 40 000 mètres cubes de bois, dont 70 % de feuillus (40 % de chênes, 20 % de hêtres et 10 % d’autres feuillus) et 30 % de résineux (20 % de pins sylvestres et 10 % d’autres pins, essentiellement du pin maritime). La récolte en volume est aujourd’hui inférieure à la production courante estimée.
la forêt française et son exploitation – l’exemple de Fontainebleau, forêt domaniale | 115
Cerf au brame.
Fontainebleau. Cette dernière est la plus vaste de la région Île-de-France et présente la particularité d’avoir sur son territoire deux éléments du patrimoine national, le château de Fontainebleau et la forêt domaniale de Fontainebleau. L’état actuel de la forêt, caractérisé par des peuplements mélangés où dominent les feuillus, résulte largement des mesures sylvicoles initiées sous Louis XIV et activement réalisées aux xviiie et xixe siècles : 5 400 hectares plantés en chênes (et en hêtres) de 1720 à 1794, 2 800 hectares plantés de 1802 à 1830, puis 6 000 hectares plantés de 1831 à 1847, dont une forte proportion de pins.
Ancienne forêt royale, la forêt de Fontainebleau eut d’abord une longue tradition cynégétique et économique de production de bois destinée au chauffage et à la construction d’habitations, de châteaux, de cathédrales et de bateaux. Elle fut un domaine de chasse prisé par les rois, qui s’y installèrent dès le xe siècle pour y pratiquer la chasse à courre et la chasse au vol dans un premier temps, puis, à partir de Louis XIV, la chasse à tir. Depuis le xe siècle, la plupart des souverains, jusqu’à Napoléon III, séjournèrent à Fontainebleau principalement pour leur goût pour la chasse. De tout temps, la chasse eut des influences très marquées en
forêt sur la gestion forestière et les aménagements mis en place. Les carrefours en étoile, les routes forestières, la Faisanderie ou encore le Grand Parquet sont, entre autres, les témoins de ce passé cynégétique intense. Historiquement, la vocation économi que de la forêt a prédominé dans le massif jusqu’au xixe siècle, permettant aux hommes de trouver des moyens de subsistance. Cette forêt a de tout temps été exploitée pour son bois mais ses clairières étaient utilisées pour le pâturage et son grès, massivement exploité pour la fabrication des pavés destinés aux rues parisiennes (3 millions de pavés en furent extraits au début du xixe). Son sable
138 | Pour un usage durable de la ressource
de certains aléas climatiques a révélé des vulnérabilités et provoqué un réexamen des stratégies de gestion et de mise en valeur ; 2) certains handicaps industriels ou socio économiques freinent ou compromettent la réalisation de changements sylvicoles préconisés pour réduire les risques ; 3) la forêt sort de son “splendide isolement” et devient une forte composante des scénarios de transition énergétique, par une accélération de l’innovation sylvicole (diversification, plantations forestières, itinéraires dédiés aux bioénergies) représentant une véritable rupture ; 4) les nouvelles motivations avancées pour une gestion active des forêts (approvisionner la bioéconomie en ressources renouvelables par des circuits courts, développer des stratégies flexibles, réversibles et progressives) renouvellent la manière dont on formule ce qu’est une gestion durable et/ou multifonctionnelle. Dans ces évolutions, on devra prêter attention à la dimension culturelle sous-jacente aux choix de gestion, à l’attitude vis-à-vis des innovations et des risques, au deuil à faire vis-à-vis de certains paysages forestiers : rationalisations et valeurs subjectives vont se remanier dans le contexte du changement climatique. Ce puissant facteur culturel ne concerne pas seulement les regards que portent sur la forêt les non-forestiers. L’attachement profond, et parfois mal compris, des forestiers pour les forêts qu’ils gèrent se lisait aussi dans leurs réactions après les tempêtes de 1999 et 2009 : “Ce sont les efforts de plusieurs générations de forestiers qui ont été détruits en quelques heures.” Pour terminer, nous laisserons la parole à Philippe Descola, qui exposait récemment comment les systèmes sociaux et écologiques ont coévolué jusqu’ici, et la double mutation à l’œuvre dans ce que nous appelons aujourd’hui
adaptation : “Les humains participent évidemment de façon active à la production même des facteurs environnementaux qui affectent leur existence et, dans la très grande majorité des cas, sans en être conscients et dans la très longue durée. […] l’adaptation ne s’opère pas uniquement en termes de sélection des individus génétiquement les plus aptes à vivre dans un environnement donné, elle se réalise aussi par l’instauration progressive de niches favorables à certains modes d’existence. Avec l’Anthropocène, toutefois, la situation change puisque la coévolution des populations humaines et des organismes non humains subit une double mutation. Ce qui s’était opéré de façon non intentionnelle, dans l’essentiel des cas, et sur une échelle de temps plurimillénaire, nous apparaît soudain […] comme réclamant une action volontariste à mener dans des délais très courts […]. Il nous faut donc apprendre et propager l’idée, qui est au fond encore neuve, que notre destinée ne se résume pas à un faceà-face, plus ou moins hostile ou plus ou moins bienveillant, entre l’homme et la nature, ainsi que la tradition naturaliste nous avait portés à le croire, mais que cette destinée est entièrement dépendante des milliards d’interactions et de rétroactions par lesquelles nous engendrons, au quotidien, les conditions environnementales nous permettant d’habiter la Terre 31.”
31. P. Descola, Les Choix du monde de demain, intervention au colloque “L’homme peut-il s’adapter à lui-même ? Options futures et marges d’acceptation”, Collège de France, Paris, 23 mai 2014.
Remerciements Merci à Benoît Cuillier, Christine Deleuze, Philippe Dreyfus, Bernard Gamblin, Thierry Lamant, Hervé Le Bouler, Laurence Lefebvre, Myriam Legay et Brigitte Musch (onf), Jean-Charles et Catherine Bastien, Jean-Michel Carnus, Catherine Collet, Alexis Ducousso, François Houllier, Hervé Jactel, Antoine Kremer, Jean-Michel Leban, François Lefèvre et Céline Meredieu (inra), Jean-Daniel Bontemps et Mériem Fournier (AgroParisTech), Jean-Christophe Hervé (ign), Marc Hanewinkel (université de Fribourg, Allemagne), Jean-Luc Peyron (ecofor), Jean-François Toussaint (irmes), pour leurs réflexions stimulantes qui ont nourri cet article. Toutes les opinions et erreurs sont celles de l’auteur.
Un fab lab dédié à l’écodesign : l’économie circulaire dans une usine verticale Philippe Schiesser
Président de l’apedec, Association des professionnels de l’écodesign et de l’écoconception, directeur d’Ecoeff, bureau d’études en écoconception, professeur associé à l’université de Cergy-Pontoise
Économie circulaire et écoconception Au triptyque traditionnel et linéaire “produire, consommer, jeter”, l’économie circulaire 1 propose un nouveau modèle de production et de consommation avec un sloganprogramme revisité : “éco-socio-concevoir 2, partager, upcycler 3”. Basée sur une analyse des 1. “Le terme « économie circulaire » désigne une économie industrielle qui est réparatrice par la volonté et le design. Les produits sont conçus pour être faciles à utiliser, à démonter, à être remis à neuf ou à recycler, étant entendu qu’il s’agit de la réutilisation d’une vaste quantité de matières récupérées à partir de produits en fin de vie, plutôt que de l’extraction de ressources nouvelles au fondement de la croissance économique actuelle.” Fondation Ellen MacArthur, 2013.
2. Verbe issu du concept d’“éco-socio-conception” qui vise, dans les biens et services, à conjuguer réduction de l’impact environnemental et prise en compte de la qualité sociale de la production.
3. Verbe francisé, issu du terme anglais upcycling que l’on peut traduire par “surcyclage” et qui désigne le fait de conserver intacte la matière première issue d’un premier usage pour en faire un produit avec plus de valeur ajoutée. De nombreux exemples existent, depuis la récupération de bâches de camion ou de bâches publicitaires pour en faire des objets de maroquinerie jusqu’à celle de matériaux bruts pour qu’ils soient retravaillés à façon par des artisans d’art…
flux de matières et d’énergie, l’économie circulaire ne se focalise pas, tout du moins dans un premier temps, sur le mieux-disant écologique mais s’évertue à “boucler les boucles” des pertes dissipatives d’un système économique où la destruction de matière “usée” est l’alpha et l’oméga de la création de richesse par la matière “neuve”. La dissociation des nutriments dits techniques (les matières premières transformées par le génie de l’industrie, l’évolution des sciences des matériaux) des nutriments biologiques (les matières premières organiques, intemporelles) est un autre axe fondateur de ce nouveau modèle économique afin de mieux pouvoir les réutiliser ou/et les recycler dans un système circulaire. Associée à diverses thématiques telles que la gestion des déchets, le recyclage, l’écoconception 4, les achats responsables, l’écologie industrielle, l’économie de la fonctionnalité ou encore la consommation responsable et l’allongement de la durée
4. L’écoconception est une démarche de prévention des impacts environnementaux négatifs par l’intégration de l’évaluation environnementale de la production de biens et de services dès leur conception.
d’usage 5, l’économie circulaire vise également à questionner les modes de décision et de gouvernance qui font trop souvent défaut pour une prise de décision rationnelle. Que l’on pense, par exemple, aux pertes colossales de nourriture sur tout le cycle de vie des produits alimentaires et l’on question nera, dans le même temps, la réglementation existante, la politique commerciale des enseignes, l’aptitude à la collecte des associations de proximité, la date de péremption des produits, les habitudes de consommation… ou encore l’existence, ou non, de filières de méthanisation des déchets alimentaires. Certains y verront également la question du “pas assez emballé” (dans les pays en voie de développement) ou celle, concomitante, du “trop emballé” (dans les pays dits développés). L’emballage, perçu souvent comme une pollution additionnelle sans valeur, permet cependant d’assurer des fonctions de protection des aliments et d’amener un maximum de denrées alimentaires à destination dans de bonnes conditions. Ce surplus de pollution 5. D’après la définition donnée par l’ademe de l’économie circulaire.
140 | Pour un usage durable de la ressource
potentielle est-il toujours nécessaire ? Les émissions de co2 produites pour fabriquer ces emballages sont-elles toujours justifiées ? C’est en réponse à ces différents questionnements qu’intervient l’écoconception. Elle apporte des réponses multicritères à des questions qui ne sont souvent posées que sous l’angle d’une approche monocritère (les déchets, les émissions de co2 ou la toxicité, mais rarement tous ensemble). Cette discipline, par ailleurs préexistante à l’économie circulaire, se fonde sur une vision holistique des questions environnementales avec une approche multi-acteurs et aux différentes étapes du cycle de vie. Soit qualitative, avec tous les outils méthodologiques issus de l’analyse de la valeur, voire du design thinking, soit quantitative, avec l’apport de l’évaluation environnementale, comme par exemple l’analyse de cycle de vie 6 (acv, seule méthode reconnue internationalement pour mesurer la qualité écologique des biens et services), l’écoconception vise à donner au concepteur, dès la planche à dessin, des recommandations environnementales de plus en plus affinées tout au long du processus de conception. Ceci peut débuter, par exemple, par une liste regroupant les questions-clés à traiter dans la conception – certains de ces critères pouvant être issus de cadres réglementaires préexistants comme, dans le cadre européen, de directives européennes réglementant teneur en matériaux 6. Selon l’organisme certificateur iso (2014), l’analyse de cycle de vie est “l’inventaire et l’évaluation des consommations d’énergie, de l’utilisation de matières premières, des rejets dans l’environnement ainsi que l’évaluation de l’impact potentiel sur l’environnement associé à un produit, un procédé ou un service, sur la totalité de son cycle de vie”. Cette méthode repose sur quatre phases : 1) la définition des objectifs et du champ de l’étude ; 2) l’analyse de l’inventaire (consommation d’énergie, de matières premières…) ; 3) l’évaluation de l’impact ; 4) l’interprétation des résultats.
recyclés, recyclabilité, teneur en substances dangereuses (reach), performances énergétiques ou encore affichage des émissions de co2… Des arbitrages doivent dès lors être réa lisés entre différentes versions d’un même produit sur tous les critères choisis dans le domaine de la performance environnementale ; cette dernière restant malgré tout, pour le concepteur, un critère parmi d’autres (prix, fonctions, esthétique). Il existe ainsi beaucoup de produits écoconçus qui n’arrivent jamais sur le marché car ils ne peuvent a priori intéresser qu’une part de marché trop étroite, étant jugés, en amont, non rentables. C’est ici que le champ de l’écoconception s’élargit. Cantonnée uniquement aux questions d’évaluation environnementale, l’écoconception a souvent été perçue soit comme un juge de paix, soit comme une voiturebalai. La question inhérente de l’innovation dans l’écoconception émerge le plus souvent de façon discrète dans les rapports (techniques) des analyses de cycle de vie. Piloter cette éco-innovation implique du coup de faire appel à des méthodologies élargies de conception. Plus encore, il est apparu clairement au fil des années qu’il était nécessaire de disposer d’espaces spécifiques pour prototyper, en toute liberté, ces objets sans la contrainte d’une rentabilité forte ou d’une distribution massive. Ces nouveaux espaces devaient aussi permettre d’accueillir des makers, faiseurs, bidouilleurs, bricoleurs, designers, architectes… En parallèle à ces réflexions purement “environnementalistes”, la révolution numérique, digitale au départ (quoique bien matérialisée dans les data centers), a également bénéficié des avancées et pratiques réalisées dans le monde de l’open source (les logiciels mis en partage gratuitement sur les réseaux sociaux). Les innovations technologiques
sont devenues accessibles au plus grand nombre et certaines entreprises ont réussi à conjuguer absence de brevets avec création de valeur (comme par exemple l’entreprise italienne qui commercialise les cartes électroniques Arduino, véritable passeport pour développer de multiples applications liées, entre autres, aux objets connectés). Passant “des bits aux atomes”, il a donc été jugé utile, voire important, de disposer de lieux physiques où se confronter à la matière et expérimenter directement sur celle-ci dans une ambiance stimulante et bienveillante. Lancé il y a dix ans par le mit (Massachusetts Institute of Technology), le concept de fab lab, ou laboratoire de fabrication, regroupe aujourd’hui plus de 150 espaces ouverts au public dans le monde 7. Dans ces lieux, chacun peut soit découvrir les nouvelles technologies (impression 3d, machines à commande numérique…), soit bénéficier d’un atelier partagé et équipé de machines low- ou high-tech. De formes multiples, mais tous régis par la charte du mit, les fab labs représentent aujourd’hui un enjeu de transformation sociale et environnementale de nos modes de fabrication ; ces machines permettant, entre autres, de relocaliser le prototypage de nouveaux objets, mais aussi leur production. Elles permettent aussi de créer des pièces (favorisant les réparations) et de trouver des solutions 7. Le concept de fab lab a été lancé au début des années 2000 dans le cadre d’un module de formation, au mit, imaginé par Neil Gershenfeld : “How to make (almost) anything ?” Le fab lab implique une mutualisation des machines et de l’outillage, en majorité numérique, et leur réseau fait l’objet d’une charte définie en 2007 : 1) fabrication d’objets mais aussi capitalisation des connaissances et dans certains cas mutualisation de ces dernières ; 2) ouverture au public (partielle ou totale) ; 3) participation aux réseaux des fab labs ; 4) mise en valeur de l’innovation ascendante et de l’intelligence collective.
un fab lab dédié à l’écodesign : l’économie circulaire dans une usine verticale | 141
innovantes afin de créer un lien entre art, artisanat, design et nouvelles technologies, notamment dans les secteurs de l’habitat ou du transport. Réuni autour des mots d’ordre “apprendre, créer, partager”, l’enjeu pour un fab lab est d’ouvrir le champ classique des relations avec les partenaires-clés de son activité (utilisateurs, entreprises, monde de l’éducation, associations, autres fab labs…) afin de favoriser et de concrétiser l’émergence d’un modèle économique innovant, fondé sur la mutualisation des moyens, des connaissances et des savoir-faire. Situé au cœur de Montreuil, sur le toit d’une zone industrielle verticale de 45 000 mè tres carrés, avec une vue à 360 degrés sur le futur Grand Paris, l’Ecodesign Fab Lab est un projet porté par l’apedec, l’Association des professionnels de l’écodesign et de l’écoconception. Cette association a souhaité disposer d’un lieu permettant de démontrer la vivacité d’une idée perçue par moments comme trop théorique : intégrer la dimension environnementale dans la conception des produits. Cette écoconception focalisée permet, par son caractère pratique, d’éviter de passer par les étapes très formalisées d’un parcours de conception en entreprise. Elle a aussi pour but de créer une dynamique citoyenne créative, partant parfois des simples besoins d’utilisateurs (créer sa table de salon) jusqu’à des démarches plus construites de designers (avec une réflexion sur les usages, le rôle du design dans la ville…). Au cœur de cette zone industrielle, nous avons retenu comme point de départ une thématique à la fois simple et complexe : la valorisation des déchets produits in situ par les différentes pme du site. Cette initiative s’est dès lors construite sur la base d’une étude déchets des 50 entreprises de Mozinor. Cette
dernière a permis d’évaluer le type, le volume, la fréquence et les modalités de récupération de ces matériaux mis au rebut. Un travail sur la base d’une matériauthèque, constituée d’échantillons d’une centaine de matières différentes, a permis, en amont mais aussi tout au long des projets, de questionner la capacité des utilisateurs à détourner de façon conséquente la matière, ou tout simplement à créer un prototype unique… par moments de quelques grammes. Ouvert en 2014, l’Ecodesign Fab Lab permet désormais à plus d’une centaine de designers, artistes, artisans, habitants, étudiants, bidouilleurs, d’utiliser un parc de machines à la fois low-tech et high-tech. Le fab lab est encadré par un fab manager, également designer. Nous présentons ici quelques-uns des projets qui ont été développés dans cette structure. Nous avons plus spécifiquement retenu les projets impliquant des déchets bois ou des dérivés de la matière ligneuse. Le bois magnifié : le projet reset Première étape dans le projet : tester la capacité de détournement de déchets d’une équipe de designers en résidence. L’apedec a lancé un appel à projets pour identifier une équipe capable de relever le défi de l’opération nommée “design 100 déchets”. Sous le nom collectif de projet reset (porté par Gaspard Graulich), cinq designers ont travaillé avec l’association pendant six semaines au cours de l’été 2012 pour réaliser du mobilier upcyclé à partir des premiers matériaux détournés. Plus d’une dizaine de prototypes ont été développés (tables, bancs, trépied…) et exposés lors du festival La Voie est libre, organisé à Montreuil en septembre 2012.
Projet reset – Table #1. Design collectif 123 Silex, Gaspard Graulich, Capucine Delaunay, Yoann Houlbert, Élise Legrand et Patrick Obadia.
Plusieurs milliers de visiteurs purent alors découvrir les résultats et voir ce qu’il était possible de faire avec ce que l’on considère, souvent trop vite, comme de simples déchets de production. Parmi les principaux enseignements de l’expérience : le bois se révèle être le gisement le plus intéressant des 3 000 tonnes de déchets produites annuellement sur le site. Il peut être travaillé sous forme de plaquettes assemblées et collées les unes aux autres, ou bien, en poussant l’exercice dans ses retranchements et pour les morceaux les plus petits, avec une approche s’apparentant à de la néo-marqueterie, assez conséquente en nombre d’heures de travail. Dans le cas de la création d’une filière pérenne, ce dernier point constitue un argument important en termes d’insertion professionnelle. Au-delà de la menuiserie, un autre travail de collaboration a été initié avec l’atelier 20.12 pour le transfert de savoir-faire en termes de soudure des pièces métalliques. Le textile est aussi présent puisque des chutes de costumes (issues également d’une entreprise sise à Mozinor) ont
Le savoir-faire de l’ébéniste : réalisation d’un cabinet plaqué en ébène blanche du Laos Cécile Gilbert-Byl
Historienne de l’art Romain Gilbert
Ébéniste
Héritière d’une longue tradition remon-
tant à la Renaissance, l’ébénisterie contemporaine a conservé sa vocation première, celle de créer des meubles d’exception magnifiant les essences de bois et les matériaux précieux. Les ébénistes du xxie siècle ont en commun avec leurs prédécesseurs, les “menuisiers en ébène”, des techniques : celles du placage, de la marqueterie, de l’incrustation… Les matériaux et procédés contemporains leur permettent d’enrichir, de transformer et de renouveler la création de mobilier, qui revêt aujourd’hui des facettes extrêmement multiples. Romain Gilbert, ébéniste créateur, s’est formé au sein de l’atelier d’ébénisterie familial. C’est en côtoyant des pièces exceptionnelles, réalisées pour des décorateurs ou des designers, qu’il s’est passionné pour la création contemporaine et a imaginé ses premières collections. Privilégiant les formes simples, les lignes sobres et pures, il cherche à mettre en valeur les matières, à exploiter les qualités propres des essences de bois qu’il utilise. Pour lui, le savoir-faire doit être
au service de l’objet et non une fin en soi ou une démonstration technique. Attachant une grande importance au détail, il aime créer des surprises, des subtilités qui ne se percevront pas forcément au premier regard mais qu’on découvrira avec le temps, au fur et à mesure. Visible ou invisible, il prend un soin minutieux à ce que chacune des étapes de la fabrication soit parfaitement exécutée, le résultat final tenant pour lui tout autant au dessin qu’à la qualité de la réalisation. Ses ouvrages sont des pièces uniques ou des séries limitées dont la conception peut naître d’une rencontre, de la découverte d’un matériau exceptionnel, de lectures ou de l’observation de la nature… Nous allons suivre pas à pas la fabrication d’une de ses créations : une armoire basse plaquée d’ébène blanche du Laos. Lorsqu’il a élaboré cette pièce, Romain Gilbert souhaitait créer un meuble au caractère sobre et dépouillé mais également précieux et raffiné, évoquant les meubles de voyage. Il a ainsi imaginé un caisson, ouvrant par des portes “en L”, à la manière d’un coffret posé sur un socle léger et indépendant.
L’étude et le choix des matériaux Pour habiller le corps de l’armoire, Romain Gilbert a choisi d’employer l’ébène blanche du Laos. Rare et précieuse, cette essence à la texture et au grain très fins présente une couleur crème marbrée de veines noires et grises semblables à des motifs réalisés à l’encre de Chine. D’un arbre à l’autre, la veinure peut être très différente : les zones noires sont parfois très présentes, parfois beaucoup plus discrètes, droites ou sinueuses, formant des taches évoquant des motifs propices à la rêverie. Pour concevoir le socle et les poignées, l’ébène du Gabon, bois sombre au grain très fin et au poli parfait, semblait idéale, se mariant harmonieusement avec les veines noires de l’ébène du Laos. L’étain a été choisi pour réaliser les plaques décoratives destinées à apporter une touche d’éclat au centre du meuble et à mettre en valeur les poignées. Afin d’enrichir discrètement les façades, des filets d’étain et d’ébène du Gabon disposés en
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Choix des essences de bois.
alternance ont été introduits à la manière de lignes d’horizon. Enfin, pour habiller les intérieurs, un placage de chêne à grain très fin uniforme, légèrement maillé et peu veiné, dont la teinte discrète s’associait parfaitement avec l’ébène blanche, a été retenu. Après avoir esquissé à la main plusieurs croquis, Romain Gilbert réalise la totalité de ses dessins sur ordinateur. Chaque détail est étudié, puis tracé. La plupart de ses créations de meubles ou d’objets sont précédées de maquettes dont les proportions seront retravaillées jusqu’à obtenir la composition et le volume souhaités. Puis, pour chacune des matières retenues, des essais et des recherches de finition sont menés et des échantillons sont réalisés et disposés côte à côte pour en vérifier l’harmonie. Ce sont également ces expérimentations sur le traitement des bois et des matériaux, les vernis, les teintes, les oxydations, qui nourrissent la créativité, permettent d’innover, de découvrir parfois par hasard un procédé qui sera à l’origine d’un futur projet.
Sélection des matériaux d’incrustation.
290 | matière et techniques : hier, aujourd’hui et demain
chose de différent et de nouveau. Le bois avait un peu perdu ce sens-là. Maintenant, s’il est plus présent, c’est que nous sommes de plus en plus conscients du poids de l’industrie et du poids de l’économie, et beaucoup d’entre nous, en tant que citoyens, essaient de lutter contre cela. Le bois devient alors une sorte d’icône assez simple de quelque chose que l’on imagine un peu écologique, un peu artisanal, un peu ci, un peu ça… même si cela n’est pas toujours vrai. Ce phénomène peut peut-être expliquer son renouveau. C’est aussi parce que l’un des grands défauts de l’industrie est de toujours agir de façon exponentielle, c’est-à-dire que quand quelque chose commence à devenir plus performant, d’année en année, il en devient mille fois plus performant et donc, très vite, l’industrie peut devenir un peu mono-format parce que certaines méthodes ou certains matériaux mis en œuvre deviennent tellement plus performants qu’ils écrasent les autres voies possibles, et ce d’une manière très claire. C’est observable dans beaucoup de domaines, que ce soit pour la production de biens quotidiens mais aussi dans le secteur agricole. À un moment, certaines semences, associées à un insecticide spécifique, deviennent tellement productives que tout le monde va les utiliser parce que les rentabilités vont aller, par exemple, du simple au double. Le phénomène industriel a tendance à provoquer cela. Donc les produits ont tendance à s’uniformiser de plus en plus parce qu’aussi les process se sont uniformisés et je pense que le bois, assez récemment et avec tout l’outillage numérique, est redevenu un modèle de production qui correspond bien aux méthodes industrielles actuelles. Le hêtre et le chêne se sont imposés en regard d’autres essences parce qu’ils sont plus calibrés, ils ont “tous les papiers”…
et cela aboutit au même phénomène : ces espèces deviennent omniprésentes. D’un côté, un développement industriel et de l’outillage qui rend l’utilisation du bois plus pertinente et, de l’autre, une image, qui renvoie à l’idée d’un matériau plus respectueux de ce que l’on est en tant qu’homme au travers d’un acte d’achat : voilà certaines des raisons qui pourraient expliquer son renouveau aujourd’hui. Quel regard portez-vous sur ce matériau ? Qu’est-ce qu’il vous évoque ?
Personnellement, en dehors de mon travail, c’est un matériau avec lequel j’ai toujours fabriqué des choses depuis que je suis enfant et encore maintenant. C’est l’un des rares matériaux que j’utilise tout le temps parce que c’est simple et disponible. Il représente pour moi une grande facilité. J’aime l’idée qu’il possède des règles qui souvent dirigent très simplement les choses. Il a un sens, une épaisseur, un fil. Ce n’est pas quelque chose de magique mais quelque chose que l’on comprend d’une manière assez directe. À la pratique, cela en fait une matière assez rassurante parce qu’elle guide naturellement vers des solutions de bon sens. Si on prend des matériaux synthétiques, comme le Corian par exemple, c’est assez complexe. Quand on voit le matériau et qu’on le touche, il est difficile de voir comment il va résister et s’il est résistant, dans quelle situation il va se casser ou non, avec quel outillage on va pouvoir le couper… Pour moi, avec le bois, il y a une forme de b. a.-ba qui est assez intéressante, il vient un peu comme du papier où, quand on apprend à faire des pliages, l’étape d’après, c’est d’aller vers le bois. On peut aller avec son enfant couper un morceau de bois avec une scie. Il porte cette notion de facilité et de praticité.
Pouvez-vous revenir sur les différentes étapes et les choix techniques, esthétiques et commerciaux (et les équilibres qu’ils impliquent) qui ont mené à la création de l’assise Osso pour Mattiazzi (2011), l’assise Steelwood pour Magis (2007), la collection Copenhague de tables et d’assises pour Hay (2012) ?
Concernant l’aspect commercial, nous avons une forme de compréhension assez intuitive de la réalité du marché et donc ce n’est pas quelque chose qui nous préoccupe beaucoup. Étrangement, la majeure partie de nos désirs est très cohérente avec l’état de la production actuelle, donc il est très rare que nous rencontrions, tout du moins pour des produits relativement simples comme des chaises, des tables ou des typologies identifiées, des difficultés qui nous demanderaient de transformer le projet. Souvent, quand nous fabriquons en bois, nous sommes à la recherche d’une synthèse entre la forme et la construction. On cherche à obtenir quelque chose d’assez
cette idée, toute simple, de faire des choses très élégantes avec peu | 291
Ci-contre et ci-dessus : Studio Bouroullec, chaise Osso, Mattiazzi, 2011.
Le goût des arbres Entretien avec Olivier Roellinger
Chef et spécialiste des épices
Olivier Roellinger nous fait fermer les yeux, inspirer lentement et entamer un voyage reliant Cancale, un petit port de pêche de la côte bretonne, au reste du monde. Cent vingt épices constituent la palette de ce chef pour créer des mélanges et des poudres aux noms évocateurs : Curry corsaire, Grande Caravane, Rêve de Cochin, Retour des Indes (la première de ses compositions, au début des années 1980), Poudre des fées ou Poudre des rêves. Dès ses débuts, il crée à Cancale un laboratoire de transformation et de préparation des épices pour fournir les cuisines de son restaurant. Passionné par leur histoire et leur commerce qui fit la richesse des ports de cette côte, il parcourt le monde pour trouver à leur source ces suppléments d’âme qui transforment sa cuisine en un creuset de la diversité mondiale des goûts. De la cannelle du Sri Lanka à l’odeur des pins, de la casse indienne au kitoul, Olivier Roellinger nous confie l’histoire des épices qui nous viennent des arbres. “Il y a quelque chose qui s’est passé et je peux encore aujourd’hui ressentir l’émotion de ce mélange de parfum fait de fenouil, de poivre, d’agrumes et d’odeur de pin”, écrivez-vous à propos de l’un de vos premiers voyages, à l’âge de douze ans, en Croatie. Si, pour reprendre vos termes, les parfums “sont au plus proche de la mémoire de notre âme”, quels souvenirs olfactifs et gustatifs conservez-vous de ce voyage ?
J’avais une douzaine d’années quand je suis allé à Cavtat, au-dessous de Dubrovnik. Mes parents m’avaient envoyé chez des amis dans cette région-là. J’étais resté un mois. Ce sont des moments où l’on se retrouve sans ses parents. Les personnes qui m’accueillaient ne parlaient pas la même langue, à
l’exception de la maman qui savait quelques mots de français. C’est un moment où l’on se dit que l’on va devenir grand. C’est assez étonnant. À cet instant-là, j’ai ce souvenir d’avoir existé autrement que comme un enfant. J’ai le souvenir de goûts qui se révèlent. Je suis au bord de la mer mais d’une autre mer, en l’occurrence l’Adriatique, avec des parfums très marqués de pin, de citron, de figue, de fenouil et de romarin dont je me souviens très bien. La maman faisait un dessert absolument à tomber. Ils mettaient les figues à sécher, enfilées sur une ficelle. Entre chaque figue, ils mettaient un peu de fenouil et un peu de romarin, le tout bien serré et en plein soleil. Les figues étaient séchées mais pas sèches comme nous l’entendons quand nous évoquons une figue séchée en France.
Elle cueillait ces figues chauffées par le soleil en les arrachant de cette ficelle. Il tombait un peu de fenouil et des brindilles de romarin. Nous nous mettions sous une espèce de petite véranda. Il faisait très chaud. Elle amenait un granité au citron qu’elle avait fait du matin. Je m’en souviens très bien parce qu’elle n’avait pas de sorbetière. C’était un granité qui était fait avec une espèce de petit moulin avec une pale à l’intérieur et de la glace autour mélangée à du gros sel pour faire tomber la température. Ce sont les premières sorbetières telles que nous les connaissons depuis Louis XV. Elle servait ce granité tout frais et qui claquait le citron. Elle avait cueilli les citrons le matin même et elle faisait ce granité dans la foulée. Avec ces figues qui étaient chaudes du soleil, le tout était à tomber. Aujourd’hui, j’ai du mal à faire une figue sans fenouil et sans romarin, et sans l’associer au citron. Il y avait aussi cette odeur de pin et de résine qui était omniprésente. D’ailleurs, presque avant de le sentir, on entend le pin. Il est 8 ou 9 heures du matin, le soleil commence à monter et à chauffer les aiguilles du pin et on entend alors de petits bruits secs dus à la dilatation. À peine une heure après, le parfum commence à envahir l’atmosphère. J’aime cette odeur et il nous arrive, ici aussi à Cancale, d’entendre les pins, quatre ou cinq fois par an lors des
le goût des arbres | 337
Caryota urens, ou palmier à sucre, dont est extraite la sève de kitoul (ou kitul).
mois les plus chauds. Lors des grosses chaleurs, on les entend avant de les sentir. C’est l’essence même du pin. Je reviens de Toronto. J’ai passé des heures à me promener dans les forêts d’érables. C’est extraordinaire et de toute beauté. Nous avons une perception du sirop d’érable un peu trop simple alors qu’il en existe une grande variété. C’est le goût des arbres et c’est tout aussi exceptionnel que méconnu. Il y a là une richesse incroyable. Quand on regarde l’Amérique du Nord, on voit l’érable d’un côté et de l’autre le beurre de cacahuètes. Cependant, il y a des sèves d’érable qui sont tout à fait étonnantes et intéressantes, avec des saveurs à la fois douceâtres et sucrées. Elles sont liées à des terroirs mais surtout aux différentes variétés d’érables. En pensant à la sève – le sang de l’arbre –, j’ai un autre arbre que j’affectionne particulièrement, qui est un palmier tout à fait particulier qui donne une sève utilisée dans l’alimentation. Il y en a deux pour être plus précis. L’un se trouve au Cambodge et donne la sève de palmier. J’intègre cette sève dans ma Poudre des Bulgares. Au cœur du Sri Lanka, il y a une autre espèce qui donne un sirop appelé le kitoul. Ces palmiers n’ont rien à voir avec les palmiers à huile. Ce n’est pas du tout le même arbre. Ceux qui la récoltent font sécher cette sève avant de la réduire en poudre. Cela fait un sucre de palme mais ce n’est pas un sucre de palme au sens où on l’entend habituellement, c’est la sève du palmier. Le kitoul est un peu différent. Ils vont à la tête de l’arbre et ils le saignent un peu tous les matins, presque comme une traite. Ils mettent une petite bouteille juste au-dessous de l’entaille qui pleure. C’est très émouvant parce que l’on fait une saignée à l’arbre mais sans le tuer. On peut considérer qu’à ce moment-là on prend le goût des arbres.
Savoir & faire
le
BOIS
Depuis l’histoire et la géographie des forêts jusqu’à l’utilisation des nanoparticules du bois , cette encyclopédie
couvre les dimensions scientifiques, symboliques, historiques, esthétiques et socio économiques de l’un des premiers matériaux utilisés par l’homme. Elle s’adresse autant à l’amateur qui souhaite découvrir plus avant le matériau, qu’au spécialiste qui y complétera son domaine d’expertise par d’autres points de vue et connaissances. Cinq grands chapitres permettent de mieux comprendre le contexte et l’actualité du bois : les fondamentaux (physique, chimie, mécanique du bois, son histoire et sa symbolique…), l’usage durable de la ressource (la géographie des forêts, l’exploi tation et le commerce du bois, réchauffement climatique, écoconception et construction durable…), les outils et les gestes, matière et techniques (évolution de l’usage du bois dans l’histoire et ses applications contemporaines dans l’industrie, le design, l’artisanat et la construction), avant de se conclure par une approche repo sant sur les sens : le bois dans la facture instrumentale, dans la parfumerie, le bois que l’on goûte (les épices et le vin), sans oublier le regard d’artistes contemporains sur ce matériau. Universitaires, chercheurs, artisans, forestiers, designers, historiens, géo graphes, artistes, ingénieurs, architectes, parfumeur… : plus de trente contributeurs (Michel Pastoureau, Giuseppe Penone, Raymond Guidot, les frères Bouroullec, Olivier Roellinger, Patrick Jouin, Yves Weinand, Françoise-Hélène Jourda…) ont chacun abordé ce matériau en regard de leurs savoir-faire pour aboutir à une somme de connaissances unique de par sa complémentarité, associée aux grandes problé matiques qui vont placer le bois et la forêt au cœur d’enjeux contemporains, tant pour la préservation de la ressource que pour montrer la diversité renouvelée de ses champs d’application.
sous la direction d’Hugues Jacquet
Cet ouvrage fait suite à la première Académie des savoir-faire organisée par la Fondation d’entreprise Hermès : “Xylomanies ! Explorer les savoir-faire du bois”.
ACTES SUD Dépôt légal : octobre 2015 49 ¤ TTC France www.actes-sud.fr isbn 978-2-330-05329-1
ACTES SUD FONDATION D’ENTREPRISE HERMÈS
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