Rodin, Lam, Picasso, Bacon
Jacqueline Delubac LE CHOIX DE LA MODERNITÉ
Jacqueline Delubac ISBN 978-2-330-03671-3 Dépôt légal : nov. 2014 29 € ttc France www.actes-sud.fr
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LE CHOIX DE LA MODERNITÉ Rodin, Lam, Picasso, Bacon
ACTES SUD | MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LYON
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SOMMAIRE
Itinéraire d’une collection
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Jacqueline Delubac, une vie de représentation
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Sylvie Ramond Salima Hellal
Acte I JAQUELINE DELUBAC, LE TEMPS GUITRY 1931-1939 18 avenue Élisée-Reclus
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Jacqueline Delubac et Sacha Guitry sur scène ou On ne joue pas pour s’amuser
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Jacqueline Delubac et Sacha Guitry, “le théâtre filmé”
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Geneviève Aitken
Noëlle Giret
Raymond Chirat
Acte II “JE SUIS UNE FEMME INDÉPENDANTE” 1940-1997 (Jacqueline Delubac)
“Une brune piquante”
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Élégance de ville, élégance d’écran
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83 quai d’Orsay. Vitrine ou écrin de la collection Delubac ?
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L’extrême des artistes. Femme assise sur la plage de Picasso
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Comme un taureau dans un magasin de porcelaine
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La collection de Myran Eknayan
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Marie Robert
Nicole Foucher-Janin Julie Verlaine
Sylvie Ramond
Emmanuel Pernoud
Isolde Pludermacher et Stéphane Paccoud
Témoignages
Pierre Cardin, Philippe Durey, André Mourgues, Dominique Ribeyre et Daniel Varenne
Annexes
Liste des œuvres exposées Les collections Sacha Guitry, Myran Eknayan et Jacqueline Delubac Bibliographie sélective
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JACQUELINE DELUBAC, UNE VIE DE REPRÉSENTATION Salima Hellal
Cat. 4 Dora Kallmus, dite Madame d’Ora (1881-1963) Jacqueline Delubac au chapeau Vers 1930 Tirage argentique d’époque 38,5 × 27 cm Succession Delubac
I Les citations de Jacqueline Delubac dont la source n’est pas précisée en note sont tirées des mémoires manuscrits de la comédienne (archives privées).
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Dans mon Lyon natal, où rares sont ceux qui ignorent le nom de mon grand-oncle Auguste Delubac, l’inventeur de la soie artificielle, j’avais rêvé, dès l’âge de cinq ans, des feux de la rampe1. Jacqueline Delubac Jacqueline Delubac avait exprimé le souhait qu’après sa mort, l’intégralité de ses archives soient détruites. Son vœu fut exaucé partiellement. Ses futurs biographes disposeront ainsi de ce qui a subsisté : des coupures de presse, la plupart non référencées, de rares correspondances, de nombreuses photos personnelles et promotionnelles et, surtout, plusieurs cahiers d’écolier manuscrits. Dans les années 1970, la comédienne retirée s’était tournée vers son passé avec le projet de publier ses mémoires et ces notes de sa main correspondent bien au brouillon de ce qui parut en 1976 chez Julliard, après les nombreuses coupes dues à Robert Yag, sous le titre Faut-il épouser Sacha Guitry ? Ces souvenirs, comme l’ensemble du fonds conservé, révèlent un peu de la personnalité si secrète de Jacqueline Delubac. Cette documentation inédite, bien que lacunaire, laisse entrevoir une femme lucide, pragmatique, qui eut, toute son existence, le souci de contrôler son image, qu’elle voulait celle d’une femme libre, indépendante et “moderne”. Jacqueline Delubac naît à Lyon le 27 mai 1907. Fragile (cat. 5), elle est choyée par ses parents, Henri Basset (1862-1911) et Isabelle Delubac (1878-1960) (cat. 6), qui ont connu le malheur de perdre un fils. Sans surprise, la famille vit de la soie. Le grand-père maternel possède des moulinages à Saint-Pierreville, en Ardèche. L’ambiance particulière des usines, où s’activent des dizaines d’ouvriers, a marqué l’enfance de la petite Jacqueline : “Le bâtiment longeait la rivière, quand on ouvrait la porte, on était saisi par cette atmosphère de serre humide et chaude qui convient aux écheveaux de soie. Ils arrivaient du Japon, enveloppés dans des papiers doux comme du velours, si délicats qu’on aurait dit des estampes. Ces emballages, que j’amassais, me faisaient rêver à des pays exotiques.”
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Cat. 5 Studio Boissonnas Magnin, Lyon (actif dès 1902) Jacqueline Delubac âgée de quatre ans 1911 Tirage argentique d’époque 20 × 14 cm Succession Delubac Cat. 6 Paul Audra (1868-1948) Portrait d’Isabelle Delubac 1913 Huile sur toile 51 × 38 cm Legs Jacqueline Delubac, 1997. Lyon, musée des Beaux-Arts, inv. 1997-19 Cat. 7 Anonyme Jacqueline Delubac dans sa loge, revue de Rip Au temps de Gastounet Théâtre des Bouffes-Parisiens, Paris, saison 1927-1928 Tirage argentique d’époque 13 × 9,2 cm Succession Delubac Cat. 8 Studio G. L. Manuel Frères (1913-1933) Jacqueline Delubac dans Étienne, pièce de Jacques Deval Théâtre Saint-Georges, Paris, 1930 Tirage argentique d’époque 22,6 × 28 cm Succession Delubac Pages suivantes Cat. 9 Anonyme Jacqueline Delubac sur la plage avec une amie Nice, août 1926 Tirage argentique d’époque 8,5 × 6 cm Succession Delubac Cat. 10 Jules Séeberger (1872-1932), Louis Séeberger (1874-1946), Henri Séeberger (1876-1956), dits les Frères Séeberger, Paris Jacqueline Delubac aux courses, coiffée d’un chapeau de Suzanne Talbot 1931 Tirage argentique d’époque 17,5 × 12,5 cm Succession Delubac
2 Interview accordée à Ciné-miroir, parue dans le numéro du 13 février 1942. 3 Propos parus dans Ici-Paris Hebdo en novembre 1947.
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En 1911, Henri Basset décède. Isabelle Delubac quitte Lyon afin d’élever sa fille aux côtés de ses beaux-parents dans leur hôtel particulier triste et sombre de Valence. Musicienne, elle rêve d’une carrière artistique pour son unique enfant. Jacqueline reçoit une éducation bourgeoise ; l’école, où elle excelle, est sa “récréation”. Les vacances sont passées à Nice (cat. 9) et au Mont-Dore. La jeune fille subit les cours de piano et de chant mais elle aime la danse et rêve déjà de la scène. “Ne comptez pas sur moi pour vous affirmer que j’ai eu le pressentiment de ma carrière, un soir d’été sur les bords du Rhône. Je voulais devenir danseuse et, pourtant, personne ne favorisait cette vocation2.” En 1926, accompagnée de sa mère, Jacqueline Delubac gagne Paris pour en faire la conquête. “Nous arrivons le soir, au mois de septembre. Il pleut, il fait froid. Je suis terriblement déçue. Où est mon soleil ? Ma petite ville ?” Tous lui ayant prédit un échec, elle s’accroche, la mort dans l’âme. “Une chose est certaine, je ne suis pas faite pour le mariage. Si j’avais eu cette vocation, j’aurais épousé bien largement, à dix-huit ans, ce charmant garçon avec qui j’avais échangé des serments d’amour entre deux épreuves de bachot. Je croyais bien l’aimer et je versais une larme dans le train qui nous conduisait, ma mère et moi, de Lyon à Paris mais un mois passa et mon cœur n’était pas brisé, puis plusieurs et je me portais de mieux en mieux. Si bien que le jour où mon fiancé me lança un ultimatum en règle : « Choisis entre Paris et moi », c’est Paris que je choisis3.” Les deux femmes quittent rapidement leur hôtel et s’installent boulevard Saint-Germain, près de l’église, où elles retrouvent un peu de leur atmosphère provinciale. Jacqueline reprend confiance. Elle travaille le chant chez Jean Perrier, ancienne vedette de l’Opéra-Comique, mais elle le reconnaît, ses dispositions sont nulles. Ayant quelques rudiments de danse classique, elle s’entraîne à la barre dans un cours place Clichy avec, pour condisciple, Agnès Souret (1902-1928), première Miss France en 1920. Quelques mois après son arrivée, chez des amis, la jeune femme rencontre le célèbre revuiste Georges-Gabriel Thenon (1884-1941), dit Rip : “Quel drôle de petit visage vous avez, lui dit-il de but en blanc, avec ce nez en l’air, vous devez faire du théâtre ! Si cela vous chante, je vous engage !” Jacqueline Delubac débute aux Bouffes-Parisiens, dans une revue de Rip (cat. 7), puis au Théâtre de l’Empire, en imitatrice de Joséphine Baker (1906-1975) : “Maman vient m’applaudir. Épouvantée par la ceinture de bananes qui orne mon postérieur, elle veut me ramener à Valence.” Mais Jacqueline a signé un nouveau contrat pour la revue du Palace dont Georges Carpentier (1977-1929) est la vedette. Elle y apparaît en sultane, au deuxième tableau, aux côtés d’Agnès Souret. Leur duo est chaque soir très attendu. Sa mère rentrée à Valence, la jeune femme découvre l’indépendance. Elle fait la connaissance de Jean Sablon (1906-1994), qui la sort, la présente à LéonPaul Fargue (1876-1947). “Pendant l’année passée au Palace, je me fais beaucoup d’amis. Je commence à savoir m’habiller, me coiffer.” (Cat. 10 et 11.) Elle enchaîne ensuite les petits rôles : engagée au Théâtre Saint-Georges, elle joue la soubrette dans Étienne (cat. 8), pièce de Jacques Deval (1890-1972) avec, pour principaux interprètes, Paul Bernard (1898-1958), Marthe Régnier (1880-1967) et Jacques Baumer (1885-1951). En 1930, elle tourne sous la direction de Louis Mercanton (1979-1932) dans Chérie, suivi un an plus tard de Marions-nous. La jeune actrice est ravie. Elle est bien mieux payée qu’au
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L’EXTRÊME DES ARTISTES FEMME ASSISE SUR LA PLAGE DE PICASSO Sylvie Ramond
Fig. 43 Anonyme Jacqueline Delubac dans son appartement, 15, avenue Élisée-Reclus, Paris S. d. Tirage argentique d’époque 23,7 × 18,1 cm Succession Delubac
Cette étude trouve son origine dans un film réalisé par France 5 pour la série Enquête d’art en 2008. Sylvie Ramond adresse ses plus vifs remerciements à Marion Falaise et Anne Théry. Que soient également remerciés, au musée des Beaux-Arts de Lyon, Gérard Bruyère, Dominique Dumas, Ewa Penot et, au musée Picasso de Paris, Émilie Bouvard et Sophie Annoepel-Cabrignac. Enfin, pour son regard critique et attentif, François-René Martin. 1 Voir à ce sujet : Judi Freeman, Picasso and the Weeping Women. The Years of Marie-Thérèse Walter & Dora Maar, New York/Los Angeles, Rizzoli/Los Angeles County Museum of Art, 1993. Sur l’année 1937, voir en premier lieu, dans une immense littérature, Roland Penrose, Picasso, Paris, Flammarion, 1982, p. 347 sq. ; Pierre Daix, Picasso créateur. La vie intime et l’œuvre, Paris, Seuil, 1987, p. 262-269 ; Philippe Dagen, Picasso, Paris, Hazan, 2011, p. 211 sq.
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L’année 1937 chez Pablo Picasso est une année clé, décisive pour l’artiste et en même temps essentielle pour l’histoire de l’art du xxe siècle. 1937 est tout d’abord l’année de Guernica (Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia), peint entre le 1er mai et le 4 juin dans l’atelier de la rue des Grands-Augustins à Paris, pour répondre à une commande du gouvernement républicain espagnol destinée à son pavillon officiel à l’Exposition universelle de Paris en juin 1937. Dans cette grande toile, mal comprise au moment de sa présentation mais qui symbolise aujourd’hui la barbarie des conflits modernes, au même titre que le Tres de Mayo de Francisco de Goya (Madrid, Museo Nacional del Prado), autre icône politique, Picasso y dénonce le bombardement de la ville basque de Guernica par les nazis le 26 avril. L’année 1937 est en même temps, chez Picasso, le théâtre d’autres expérimentations. Mythologiques : avec les représentations de minotaures et de faunes. Intimes : ce dont témoignent les nombreux portraits de Marie-Thérèse et de Dora Maar, mais aussi les Femmes en pleurs qu’il peint, entre juillet et décembre1. Iconographiques : en février, l’artiste reprend le thème des baigneuses, un thème qu’il avait développé à Dinard à la fin des années 1920 avec des baigneuses sur la plage jouant au ballon (Paris, musée Picasso) (fig. 57) ou ouvrant leur cabine fermée à clé, vêtues de maillots de bain rayés, avant de le décliner dans le domaine de la sculpture, à Boisgeloup, au début des années 1930. En investissant cette thématique, Picasso se mesurait évidemment à deux grands totems de l’art moderne, qui avaient fait des baigneuses un thème sacré : Jean Auguste Dominique Ingres et Paul Cézanne. Là où auparavant les baigneuses jouaient à la balle ou sautaient dans les airs, celles de 1937 sont désormais repliées sur elles-mêmes, leurs corps étant comme pétrifiés. Ainsi ce thème des baigneuses semble-t-il venir contrebalancer les préoccupations politiques de Picasso qui avait fait précéder en janvier 1937 Guernica d’une série de gravures antifranquistes : Songe et mensonge de Franco. La série des baigneuses de 1937, il faut enfin le préciser, est placée sous le signe de Marie-Thérèse Walter, muse et
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Pages précédentes Fig.49 Pablo Picasso (1881-1973) Cruxifiction 7 octobre 1932 Encre de Chine, plume 3,4 x 5,1 cm Paris, musée Picasso, inv. mp1081 Fig. 50 Pablo Picasso (1881-1973) Tête de femme 1931 Plâtre 71,5 × 41 × 33 cm Paris, musée Picasso, inv. mp291 Fig. 51 Pablo Picasso (1881-1973) Figures au bord de la mer 12 janvier 1931 Huile sur toile 130 × 195 cm Paris, musée Picasso, inv. mp131 Ci-contre Fig. 52 Pablo Picasso (1881-1973) Baigneuse assise 1930 Huile sur toile 163,2 × 129,5 cm New York, Museum of Modern Art, 82.1950
21 Roger de Piles, Conversations sur la connaissance de la peinture et sur le jugement qu’on doit faire des tableaux, Paris, Langlois, 1677, p. 260, cité par Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, Flammarion, [1989] 1999, p. 178. 22 “Huit entretiens avec Picasso, 1952”, Mulhouse, Le Point, octobre 1952, p. 22-30, repris dans : Marie-Laure Bernadac et Androula Michael (éd.), Picasso, Propos sur l’art, Paris, Gallimard, 1998, p. 60-65, p. 64. 23 Picasso, cat. exp., Paris, musée des Arts décoratifs, 1955, no 89. Sur la Grande baigneuse au livre, voir Pierre Daix, Le Nouveau Dictionnaire Picasso, op. cit., p. 404-405. 24 Ce qu’indiquerait une étiquette sur le châssis, “Galerie Louise Leiris/ n° 6851”. Quentin Laurens, qui fut interrogé sur le sujet, n’a cependant pas trouvé trace de l’œuvre dans les archives de la galerie [lettre du 12 février 1998, dossier d’œuvre de Femme assise sur la plage (1937), documentation du musée des Beaux-Arts de Lyon]. 25 Les deux eaux-fortes figurent dans le catalogue de vente Étude Ribeyre et Baron, Collection Jacqueline Delubac. Tableaux modernes, bronzes, importants meubles et objets d’art du xviiie siècle, Paris, Drouot-Montaigne, 16 mars 1998, n° 1 et 2. La photographie d’un Portrait de femme par Picasso, datant du 7 juillet 1953 et mentionné dans les annexes, a été retrouvée dans les Archives Delubac, sans qu’il soit possible de déterminer avec certitude s’il a fait partie de sa collection.
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en peignant des baigneuses comme celle de Lyon. Dans sa critique aiguë du 159 primat du dessin sur la couleur, Roger de Piles, entendait contester l’idée commune selon laquelle la sculpture constituait la grammaire de la peinture. C’est ce qui le conduisait à dire de Poussin, dont il reconnaissait cependant le caractère admirable de son dessin, qu’il “n’a vu que de l’Antique et a donné dans la pierre21”. Picasso – qui venait d’installer son atelier au 7, quai des Grands-Augustins, là même où Honoré de Balzac situe Le Chef-d’œuvre inconnu, sa nouvelle dont Poussin est un des protagonistes – pouvait-il avoir à l’esprit ces débats du xviie siècle, affaire on pourrait le croire de quelques spécialistes ? La querelle Poussin-Rubens n’était pas chose morte, pour un esprit aussi curieux et vorace, ne craignant pas d’apporter son jugement dans de vieilles questions historiographiques. Nous avons trace de deux entretiens entre Daniel-Henry Kahnweiler et Picasso, en 1935 et en 1936, où il est question de Poussin et de Rubens. Le second avait invité le galeriste à aller voir l’exposition Rubens de 1936, organisée à l’Orangerie. À ce dernier qui confiait sa déception – “[…] c’est vous qui aviez raison. Ça m’a beaucoup déplu” –, Picasso concluait : “Bien sûr, je vous l’avais dit. Des dons, mais des dons qui servent à faire de mauvaises choses, ce n’est rien. Rien n’est raconté chez Rubens. C’est du journalisme, du film historique. Voyez Poussin, quand il peint Orphée, eh bien ! c’est raconté. Tout, la moindre feuille raconte l’histoire. Tandis que chez Rubens… Ce n’est même pas peint. Tout est pareil. Il croit peindre un sein en faisant comme ça (geste circulaire du bras), mais ce n’est pas un sein. Une draperie est comme un sein, chez lui, tout est pareil22.” Raconter, et surtout représenter comme le faisait Poussin les feuilles, les seins et plus généralement les figures : cette leçon, on pourrait en faire l’hypothèse, est au fondement des baigneuses que Picasso peint à ce moment, et même un an après cet entretien consigné par Kahnweiler, en 1937. Il s’agissait peut-être alors de donner dans la pierre, en somme faire du… Poussin extrême. Épilogue. Destin d’une œuvre La destinée de cette œuvre mérite, enfin, quelques indications. On ne sait que peu de choses à son sujet, sinon quelques lieux d’exposition où elle figura, prêtée par l’artiste. Rome et Milan en 1953 ; Munich, Cologne et Hambourg, en 1955-1956. C’est la seule des baigneuses de 1937 à figurer dans la grande rétrospective, au musée des Arts décoratifs, à Paris, en 1955, conçue par Maurice Jardot et François Mathey, alors même que l’artiste avait également gardé Grande baigneuse au livre, peinte le 18 février23. De la collection de l’artiste, qui n’hésitait pas, on le voit, à la prêter, elle semble être passée à la galerie Louise Leiris24. C’est là que Jacqueline Delubac l’aurait acquise, à une date difficile à déterminer. D’autres œuvres de Picasso figuraient dans l’extraordinaire ensemble constitué par la collectionneuse : avec le Nu aux bas rouges (Lyon, musée des Beaux-Arts) (cat. 3), acquis par son mari Myran Eknayan, une aquarelle de 1908 représentant des baigneuses (cat. 91), et deux eaux-fortes [La Visite. Deux femmes assises 1933 (cat. 92) et Repos. Deux filles nues 1971]25. Œuvre divulguée par l’artiste dans les années 1950, elle devint alors invisible, sinon pour les proches de Jacqueline Delubac, qui se refusait à l’idée de s’en séparer temporairement (fig. 58). Elle est aujourd’hui, grâce au legs fait en 1997 de l’essentiel de sa collection, un des chefs-d’œuvre du musée des Beaux-Arts de Lyon (fig. 59).
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Fig. 64
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Cat. 98 Auguste Renoir (1841-1919) Jeune fille au ruban bleu 1888 Huile sur toile 56 × 46,5 cm Ancienne collection Myran Eknayan. Legs Jacqueline Delubac, 1997. Lyon, musée des Beaux-Arts, inv. 1997-47 Fig. 64 Anonyme Le salon de l’appartement de Myran Eknayan, avenue Maurice-Barrès, Neuilly-sur-Seine Tirage argentique 29,3 × 23 cm Succession Delubac Cat. 99 Auguste Rodin (1840-1917) Femme accroupie, petit modèle 1882 Plâtre patiné 31,7 × 28,6 × 21,2 cm Paris, musée Rodin, inv. s. 496
28 L’expression est employée par Eugène Boudin dans une lettre à Ferdinand Martin datée du 12 février 1866 (Isolde Pludermacher, Eugène Boudin, Lettres à Ferdinand Martin (1861-70), t. I, Trouville-sur-Mer, 2011, p. 111). 29 Signalons qu’à la même époque (1955), John Walker, directeur de la National Gallery of Art de Washington, fait acquérir par Ailsa Mellon Bruce, pour en faire don au musée, plusieurs œuvres de la collection d’Edward Molyneux dont Bazille et Camille, étude pour le Déjeuner sur l’herbe de Monet. 30 Lettre de Germain Bazin à Michel Laclotte, 7 avril 1987, Paris, documentation du musée d’Orsay. 31 Ibid. 32 Cette indication est donnée dans un article de Pepita Dupont, “Monet : le tableau mystère”, Paris Match, no 2533, 27 mars 1987, lequel contient par ailleurs quelques imprécisions.
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possède plusieurs Rouault (à l’instar de Bührle) et un Van Dongen, Matisse 183 ne fait pas partie des artistes qu’il collectionne. En revanche, il fait l’acquisition d’un flamboyant Picasso des débuts (Nu aux bas rouges) qui avait auparavant appartenu à Paul Guillaume et possède plusieurs dessins de l’artiste dont l’un s’apparente aux Demoiselles d’Avignon. S’il est difficile de distinguer des spécificités dans le goût d’Eknayan dans la mesure où sa collection se rapproche, tant par le choix des œuvres que par les modes d’acquisition, des exemples contemporains les plus prestigieux, on peut toutefois remarquer un certain attrait pour les peintures de facture esquissée (Jeune fille dans les fleurs de Manet, Nu aux bas rouges de Picasso, Fleurs sur une cheminée aux Clayes de Vuillard), pour les œuvres aux couleurs vives (Degas, Picasso, Van Dongen, Rouault, Poliakoff…) et privilégiant les effets de lumière contrastés (paysage de neige de Monet, danseuses vivement éclairées de Degas, nature morte au miroir reflétant la lumière du jour de Vuillard). Une œuvre se distingue toutefois au sein de la collection Eknayan par son format monumental et par son importance dans l’histoire de l’art : Le Déjeuner sur l’herbe de Monet (cat. 101) dont il n’est pas inutile de rappeler ici l’historique. C’est en ayant à l’esprit les exemples de Courbet et de Manet que Monet entreprit, en 1865, son immense composition de figures dans un paysage qu’il destinait au Salon de 1866. Après avoir réalisé à Chailly, sur le motif, des études préparatoires, il se lança dans l’exécution de cette “énorme tartine28” dans son atelier parisien mais renonça finalement à l’achever sans que l’on sache précisément pour quelle raison. En 1878, Monet, qui connaissait des difficultés financières, se vit contraint de laisser le tableau en gage à son propriétaire d’Argenteuil, un menuisier du nom de Flament. Celui-ci conserva la toile roulée dans sa cave et Monet la récupéra quelques années plus tard, en 1884, endommagée par l’humidité. C’est alors qu’il la découpa et n’en conserva que trois fragments. Si la partie de droite a aujourd’hui disparu, les deux autres sont actuellement conservées au musée d’Orsay où elles ont été réunies à plusieurs années d’intervalle. C’est tout d’abord la partie gauche du tableau qui entra dans les collections publiques françaises. Acquise par Georges Wildenstein en 1931 auprès de Michel Monet, fils de l’artiste, elle est donnée en 1957 par le collectionneur et galeriste aux Musées nationaux grâce à l’entremise de Germain Bazin29, conservateur en chef des peintures au musée du Louvre30. Ce dernier entame alors des pourparlers avec Myran Eknayan31, lequel aurait acquis la partie centrale du tableau auprès de Michel Monet en 195232, afin que la toile rejoigne le Louvre à son tour. Toutefois, Germain Bazin ne parvient alors pas à convaincre le directeur des Musées de France Georges Salles de la nécessité de cette acquisition, ce dernier estimant que Monet est suffisamment représenté au Louvre. Il revoit cependant son jugement à la faveur d’un voyage en urss où il découvre avec émerveillement, au musée Pouchkine, l’esquisse du Déjeuner sur l’herbe, mais Eknayan s’est alors déjà engagé à vendre sa toile à un musée américain ne possédant aucun Monet. Bazin parvient à faire interdire la sortie de l’œuvre du territoire français malgré les efforts de persuasion de l’ambassadeur des États-Unis. Ce n’est finalement qu’une trentaine d’années plus tard, après la mort d’Eknayan, que les deux toiles sont enfin réunies sur un même mur au musée d’Orsay qui vient alors tout juste d’ouvrir ses portes. La partie centrale est en effet acceptée par l’État à titre de dation en paiement de droits de succession pour
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Crédits patrimoniaux : © Succession Delubac : cat. 1 (couverture), 2, 4, 5, 7, 8 ; fig. 43 © Succession Picasso, 2014 : fig. 52 Droits réservés : cat. 1 (couverture), 2, 4, 5, 7, 8 ; fig. 43, 64
Crédits photographiques : 2014. Digital image, The Museum of Modern Art, New York / Scala, Florence : fig. 52 Alain Basset : cat. 2, 4, 5, 7, 8 ; fig. 43, 64 Bibliothèque nationale de France : cat. 1 (couverture) Musée Rodin (Photo Christian Baraja) : cat. 99 RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda : cat. 98 / René Gabriel Ojéda, Thierry Le Mage : cat. 6
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