Extrait de "Églises de Venise"

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San Giorgio Maggiore De même que le lait bleuâtre de l’opale est empli de feux cachés, ainsi l’eau pâle et égale du grand bassin renfermait une splendeur dissimulée que révélaient les mouvements de la rame. Au-delà de la forêt rigide des vaisseaux immobiles sur leurs ancres, San Giorgio Maggiore apparaissait telle une vaste galère, la proue tournée vers la Fortune qui l’attirait du haut de sa sphère d’or. Gabriele D’Annunzio, Le Feu.

P

ropriété de la Seigneurie, l’île de San Giorgio – appelée un temps « l’île

des cyprès » – vit naître au xe siècle un monastère bénédictin. Déjà enrichi par des donations provenant de papes et de doges, il accueillit en 1109 la dépouille du protomartyr Étienne, donnant vie à une tradition, ensuite abandonnée, de triomphales processions du doge la nuit de Noël. Le complexe, reconstruit au xiiie siècle, fut restructuré et agrandi par Andrea Palladio qui projeta et réalisa, en partie, le réfectoire, les cloîtres et l’église commencée en 1566 et achevée après sa mort. L’architecte affrontait là son premier projet vénitien d’importance, après avoir dessiné seulement les façades de San Pietro in Castello et de San Francesco della Vigna. Et Simone Sorella y fit justement référence, en terminant la façade de l’église, réalisée en pierre d’Istrie avant 1610 et organisée en deux ordres distincts reflétant la distribution harmonieuse de l’intérieur. Dominée par un grand fronton, elle reprend les formes du temple classique : quatre demi-colonnes immenses, posées sur un haut piédestal, dessinent un faux pronaos. Les deux ailes latérales, délimitées par des piliers corinthiens et terminées par des tympans brisés, suggèrent une seconde façade classique à une échelle inférieure. Les niches qui flanquent le portail abritent les statues de Saint Georges et de Saint Étienne, œuvres maniéristes de Giulio Del Moro ; dans les urnes latérales se trouvent les portraits des doges Tribuno Memmo et Sebastiano Ziani1. En réalité, le projet palladien prévoyait un pronaos en saillie avec des colonnes géantes, qui aurait donné à l’église l’aspect d’un ancien temple tétrastyle : une solution assurément novatrice dans le panorama vénitien. Les propos de Palladio dans son Libro iv 2 sont, à ce sujet, révélateurs : « Les façades des temples seront bâties de sorte qu’elles s’élèvent au-dessus d’une très grande partie de la ville » (cité in Franzoi, 1976). Le haut campanile du xviiie siècle, dont la flèche est surmontée d’un ange pivotant, reproduit dans sa forme et son style celui de San Marco, et il offre une vue unique du bassin et de la lagune alentour. Le vaste intérieur en croix latine, illuminé par de grandes fenêtres inspirées des thermes romains, est composé de trois nefs avec un transept muni d’absides ouvert sous la coupole, comme le salon d’une villa. Le maître-autel, isolé et surélevé de quelques marches, se dresse dans le presbyterium, au-delà duquel s’ouvre le chœur solennel séparé par un robuste entrecolonne. L’édifice est grandiose ; la séquence de ses espaces se déploie en rythme le long de l’axe central scandé par des piliers composites. La lumière frappe les parois immaculées, exaltant les membrures, les encadrements, les

Vue intérieure depuis le portail d’entrée. La prédominance de la pierre blanche est due à Baldassare Longhena, qui fit blanchir la couleur rouge voulue par Palladio sur les piliers de l’ordre inférieur, les parastates du tambour, les fenêtres thermales et les grands arcs. Ci-contre

Façade de l’édifice, œuvre d’Andrea Palladio.

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Véronèse, Sainte famille avec des saints (1551). L’œuvre adapte avec intelligence la composition asymétrique du Retable Pesaro de Titien aux Frari au format vertical, en imaginant une scène où l’avènement du Christ, précédé par Jean Baptiste, permet la victoire du christianisme sur le paganisme (les colonnes brisées de l’architecture et celle que saint Antoine le Grand foule du pied y font allusion). Sainte Catherine de Sienne, parée de vêtements somptueux qui montrent l’habileté chromatique inégalée du peintre, est accompagnée d’un sanglier, symbole de la victoire de la chasteté sur la luxure.

1. En 1535, le doge Gritti commanda à Scarpagnino, artisan des constructions réaltines, la réalisation de sa propre résidence privée à San Francesco della Vigna, à droite de l’église, un palais à l’aspect sévère et dépouillé. « Quelque chose de profond changeait alors dans l’idée vénitienne de la Renaissance, grâce à la réappropriation de cette condamnation de la luxuria architectonique des citoyens contre laquelle s’étaient élevées maintes voix dans le monde classique, de Cicéron à Sénèque, à Pline, à Velleius Paterculus. Dans les opinions les plus répandues comme dans les lignes politiques de fond, aucun “nouveau Metellus”, aucun “nouveau César” ne devrait trouver sa place dans la République ; ni aedes ex marmore, ni operum magnificentia, ni varietas marmorum ne devaient être autorisés pour les citoyens, sauf peut-être pour la représentation des institutions » (Concina, 2006, p. 387). 2. Obéissant au principe vitruvien de la symétrie, il applique une unité de mesure à toutes les dimensions de la façade. « L’unité de base est le diamètre des petites colonnes, de 2 pieds. Le diamètre de l’ordre majeur est de 2 modules, i. e. de 4 pieds. La hauteur des petites colonnes est de 20 pieds (10 modules), celle des plus grandes de 40 pieds (20 modules). Dans les deux cas, le rapport entre diamètre et hauteur est de 1/10, et celui de l’ordre mineur avec le majeur est de 1/2 […]. Même sans reporter toutes les mesures, nous pouvons dire que des rapports simples, fondés sur le même module, régissent tout l’édifice, comme dans l’église Santa Maria Novella d’Alberti » (Wittkower, 1994, p. 94). En outre, la mystérieuse mesure de 27 modules, adoptée par Palladio pour la largeur de la partie centrale de la façade, démontrerait sa connaissance du Memorandum, écrit par le frère Zorzi, qui modifiait les rapports de proportion de l’église de Sansovino. 3. « Zorzi suggère de fixer la largeur de la nef à 9 pas, i. e. le carré de 3, “nombre premier et divin”. Selon la conception numérique pythagoricienne, le 3 est le premier nombre réel car il a un début, un milieu et une fin. En outre, il est divin, en tant que symbole de la Trinité. Selon Zorzi, la longueur de la nef doit être de 27 pas, soit 3 x 9. Le carré et le cube du nombre 3, poursuit-il, contiennent les accords cosmiques, comme Platon l’a montré dans son Timée. Il y affirme que l’ordre et l’harmonie sont entièrement contenus dans certains nombres appartenant aux deux suites géométriques 1, 2, 4, 8 et 1, 3, 9, 27. Zorzi définit en outre la proportion suggérée entre largeur et longueur de la nef (9/27) en des

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termes musicaux ; elle constitue, comme il le dit, une octave et une quinte juste. Les termes grecs qu’il emploie, diapason et diapente, signifient en effet, respectivement, octave et quinte. 9/27 constitue une octave et une quinte, s’il est vu dans la suite 9, 18, 27 ; puisque 9/18 = 1/2 = une octave, et 18/27 = 2/3 = une quinte […]. La raison pour laquelle Zorzi ne désire pas procéder au-delà du nombre 27 est claire ; de même, celle pour laquelle les rapports mesurés dans l’espace et ceux de la tonalité musicale sont synonymes pour lui […]. La “grande chapelle” à l’extrémité de la nef, à l’image de la tête du corps humain, sera longue de 9 pas et large de 6, de sorte que sa longueur répète la largeur de la nef, et que sa largeur soit en rapport avec celle de la nef, selon le rapport de 2/3, soit, en des termes musicaux, d’une quinte. En outre, le rapport de 2/3 sera valable pour la largeur et la longueur de la chapelle elle-même. Le chœur, derrière la “grande chapelle”, devrait en répéter les mesures, selon le rapport de 6/9. La longueur totale de l’église sera donc de 5 x 9. Il appelle cela une proportion quintuple, ou, en des termes musicaux, un bis diapason et une diapente. Le transept devrait avoir une largeur de 6 pas, correspondant ainsi à la largeur de la “grande chapelle”. Il suggère aussi de construire les chapelles sur chaque côté de la nef dans une largeur de 3 pas, selon ce qu’il définit comme une proportion triple par rapport à la largeur de cette même nef (3/9) ou, musicalement (3/6/9), un diapason (3/6) et une diapente (6/9 = 2/3). Le rapport entre la largeur des chapelles mineures et celle de la “grande chapelle” est de 3/6, i. e., un diapason ; et le rapport entre la largeur des chapelles du transept et celle des chapelles de la nef devrait être de 4/3, soit un diatessaron, “une proportion célébrée” » (Wittkover, 1994, p. 102-105). 4. L’hortus conclusus, qui s’inspire d’un passage du Cantique des Cantiques, 4, 12 (« Tu es un jardin fermé, ma sœur, ma fiancée ; une source fermée, une fontaine scellée »), est représenté comme le jardin d’Éden où, parmi les nombreuses plantes, se trouvent souvent figurées les fleurs symbole de la Vierge : la violette (humilité), la rose (charité), le lys (virginité). La coquille qui contient la Vierge, comme l’huître contient la perle, est aussi un symbole de pureté. Dans les bestiaires médiévaux, on racontait que l’huître, pour produire sa précieuse perle, émergeait à l’aube des profondeurs de la mer, pour recueillir en elle la rosée et les rayons du soleil ; ainsi Marie s’éleva de la maison de son père Joachim au temple de Dieu qui l’illumina à travers les paroles de l’archange Gabriel.




San Michele in Isola A

ppelée autrefois la cavana di Murano, car elle servait d’abri pour les

embarcations, la petite île périphérique de San Michele – aujourd’hui cimetière communal – tire son nom de l’église consacrée à l’archange Michel, présente sur l’île depuis le xe siècle. Considérée comme un lieu idéal pour la vie érémitique, l’île fut cédée en 1212 aux moines camaldules qui s’attelèrent à amplifier et à consacrer de nouveau le temple, en construisant entre 1436 et 1460 le petit cloître – introduit par un portail à flèche avec le groupe sculpté représentant Saint Michel et le Dragon – et le campanile, remarquable d’élégance : avec sa coupole et ses décorations en terre cuite, il constitue l’un des exemples les plus intéressants de gothique vénitien. En 1468, les moines décidèrent de reconstruire le bâtiment délabré du xiiie siècle et il confièrent le projet au jeune Mauro Codussi1 qui avait déjà exécuté les travaux pour la maison mère de Sant’Apollinare in Classe. Le Bergamasque, architecte pur, révéla son génie en adaptant le style

La façade, confiée à Mauro Codussi, est bâtie selon des principes mathématiques précis ; son harmonie et son équilibre introduisent dans la lagune le style de Leon Battista Alberti. Ci-contre

L’intérieur de l’église, pensé par Mauro Codussi, présente un plan basilical à trois nefs avec un plafond plat à caissons. Double page suivante

La chapelle Emiliani, projetée en 1530 par Guglielmo de’ Grigi, dit Bergamasco, à plan hexagonal, est remarquable pour la splendeur de ses revêtements et ornements en marbre. Elle fut commissionnée par Margherita Vitturi, veuve de Giovanni Miani (ou Emiliani).

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