Extrait "En attendnat les vautours" de Sylvère Petit

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SYLVÈRE PETIT

préface de vinciane despret postface de baptiste morizot

EN ATTENDANT LES VAUTOURS

dans les coulisses du film Vivant parmi les vivants

“MONDES SAUVAGES”

POUR UNE NOUVELLE ALLIANCE

La nation iroquoise avait l’habitude de demander, avant chaque palabre, qui, dans l’assemblée, allait parler au nom du loup.

En se réappropriant cette ancienne tradition, la collection “Mondes sauvages” souhaite offrir un lieu d’expression privilégié à tous ceux qui, aujourd’hui, mettent en place des stratégies originales pour être à l’écoute des êtres vivants. La biologie et l’éthologie du xxi e siècle atteignent désormais un degré de précision suffisant pour distinguer les individus et les envisager avec leurs personnalités et leurs histoires de vie singulières.

C’est une approche biographique du vivant. En allant à la rencontre des animaux sur leurs territoires, ces auteurs partent en “mission diplomatique” au cœur du monde sauvage.

Ils deviennent, au fil de leurs expériences et de leurs aventures, les meilleurs interprètes de tous ces peuples qui n’ont pas la parole, mais avec lesquels nous faisons monde commun . Parce que nous partageons avec eux les mêmes territoires et la même histoire, parce que notre survie en tant qu’espèce dépend de la leur, la question de la cohabitation et du vivre-ensemble devient centrale. Il nous faut créer les conditions d’un dialogue à nouveaux frais avec tous les êtres vivants, les conditions d’une nouvelle alliance

EN ATTENDANT LES VAUTOURS

Collection créée par Stéphane Durand en 2017

© ACTES SUD, 2025

ISBN 978-2-330-19667-7

SYLVÈRE PETIT

EN ATTENDANT LES VAUTOURS

dans les coulisses du film Vivant parmi les vivants

Photographies de l’auteur

Préface de Vinciane Despret

Postface de Baptiste Morizot

ACTES SUD MONDES SAUVAGES

Pour une nouvelle alliance

SOMMAIRE

Préface de Vinciane Despret – p. 8

GUÉRIR DES SOLITUDES

PREMIER JOUR – P. 16 LE TAPIS MITÉ

DEUXIÈME JOUR – P. 38

MICHAEL JACKSON

TROISIÈME JOUR – P. 66

PETIT-GÉNIE-DE-LA-RÉGLISSE

QUATRIÈME JOUR – P. 82

LE NÉMATOMORPHE

CINQUIÈME JOUR – P. 92

IL FAUT RENONCER

SIXIÈME JOUR – P. 108

ILS NE SONT PAS VENUS

SEPTIÈME JOUR – P. 126

LES POULES

Postface de Baptiste Morizot – p. 130

POUR UNE CULTURE DU VIVANT

Notes – p. 142

Annexes : le film Vivant parmi les vivants – p. 148

GUÉRIR DES SOLITUDES

Imaginez un livre qui vous raconte une histoire dont l’héroïne serait une caméra. Pas une caméra qu’il s’agirait de trouver, de posséder, de voler, d’acheter, d’essayer de vendre, d’utiliser à bon ou à mauvais escient – bref, on pourrait envisager quantité de scénarios qui mettraient la caméra au centre de péripéties, d’aventures, de désirs humains de s’approprier un objet, ou de ce que cet objet permet de faire en termes d’images, d’histoire dans l’histoire… Non, je dis “héroïne” – en cédant un peu trop facilement aux conventions sémantiques du genre épique ou romanesque ; je devrais plutôt parler de “personnage”. Ou, plus précisément encore, de “quasipersonne”, en sachant que ce monde est depuis très longtemps et un peu partout peuplé de personnes non humaines, une idée à laquelle notre tradition reste toutefois encore assez réticente1.

La caméra de Sylvère Petit reçoit donc un rôle central dans le récit qui va suivre, elle en est un personnage clé. En atteste le fait qu’elle se voit dotée par son auteur d’un prénom, par lequel il s’adresse à elle tout au long de leur collaboration. Elle s’appelle… Caméra.

En perdant l’article défini – en l’occurrence “la” –qui sanctionne usuellement une fois pour toutes l’appartenance au monde des objets, Caméra vous fait entrer dans un univers un peu étonnant. C’est toutefois toujours le nôtre, on n’est pas dans la sciencefiction. Le nôtre, mais vécu avec un léger décalage. C’est un monde dont les habitants parlent plusieurs langues, des langues à bout de mots, des langues à bout de souffle, des langues de vols et de danses et d’odeurs et de vibrations et de phéromones, des langues étrangères mais qui, toutes, obéissent à une même règle syntaxique : celle de la voix moyenne.

La voix moyenne, que vous trouverez abordée mais surtout constamment mise en œuvre dans le texte de Sylvère, c’est cette forme grammaticale particulière qui tend à faire sentir, à propos d’une action, que l’on hésite sur l’origine de cette action, sur “qui” en est le véritable acteur. Ce n’est ni la voix active, ni la voix passive. La voix moyenne se faufile entre les deux.

La voix active, dans notre tradition grammaticale, donne tout pouvoir au sujet sur le verbe : c’est bien lui, le sujet, qui le détermine et qui se désigne de ce fait comme le véritable auteur de l’action. La voix passive, en revanche, qui est généralement dévolue aux objets, aux choses (voire aux non-humains), indique que l’on subit l’action d’un autre être qui en est l’agent reconnu. La voix moyenne, quant à elle, vous dit, ou plutôt vous le fait sentir : oui, vous êtes bien l’auteur de l’action, mais il y a un autre être qui peut le revendiquer tout autant que vous, un autre être qui vous a fait agir.

Dans les exemples donnés par les grammairiens du grec ancien, on trouvera ce que l’on traduit en français par “je suis convaincu” ou “je me suis brûlé”.

Oui, bien sûr, c’est vous qui êtes persuadé, mais qu’est-ce qui vous a persuadé ? Bien entendu, c’est vous qui avez approché la flamme, mais qu’est-ce qui a causé la brûlure ? Il en ira de même avec tous les verbes comme mobiliser, séduire, convoquer, inviter, captiver, appâter… Vous en êtes bien le sujet grammatical, mais une foule d’entités diverses se pressent pour vous rappeler que ce sont elles qui vous ont séduit, mobilisé, convoqué, invité… Quantité d’êtres vous ont fait faire quelque chose que vous n’auriez pas fait sans leur intervention. La voix moyenne guérit des solitudes, et des ambitions aussi démesurées

que stupides de se penser sans attache. Avec la voix moyenne, le monde se peuple d’autres puissances d’agir. Dont celle de Caméra.

Ce que Sylvère raconte à la voix moyenne, c’est la longue histoire d’une passion. Ce terme “passion” pourrait recevoir quantité de sens dans ce récit – y compris le sens christique, évoquant bien quelques souffrances que l’on ne peut nier dans l’épreuve de la longue attente des vautours. Mais même dans ce dernier cas, les passions qui animent Sylvère rompent délibérément avec tout ce qu’une étymologie imprégnée de christianisme a charrié jusqu’à nous – allez voir du côté du dictionnaire de l’Académie, vous y trouverez, à la limite de la caricature, tout ce qui, dans la passion, effraie les Modernes que nous sommes : le fait qu’il s’agisse de subir, le fait que nous soyons dépossédés de la maîtrise de l’action (et avec une sérieuse mise en panne de la raison). Témoigne de cette frayeur le fait que pour chacune des significations du terme “passion” que donne ce noble dictionnaire, l’adjectif “violent” vient qualifier systématiquement tantôt l’inclination, tantôt le mouvement de l’âme, tantôt l’amour. Fallait-il que nous soyons à ce point fascinés par le détachement, par l’autonomie de la raison, par l’idée de ne dépendre de rien ni de personne pour avoir attribué aux passions ces accusations de désordre et de danger ?

Ce que nous raconte Sylvère trace la voie d’une tout autre histoire. Ce livre est un bouquet, un nid, un terrier, un envol de passions joyeuses et joyeusement accueillies, suscitées même, que ce soit dans les événements de vie et dans ceux, pourtant plus difficiles, de mort. Ce que disent les passions de

Sylvère demande un autre dictionnaire, qui les définirait à présent comme des mouvements de la vie qui vous traversent. Ce serait cela, une passion sylvestre. Ce serait la réponse vibrante à ce qu’il y a de vivant dans chaque être. Ce serait le signe d’un acquiescement jubilatoire et curieux à l’invitation de quantité d’êtres de vous sentir touché, affecté, ému, émerveillé par eux. Ou encore, ce dictionnaire qu’il nous reste à écrire proposerait la définition suivante : “Passions n. f. pl. Se dit de l’effet que produisent dans nos sentirs animaux les rencontres qui aboutissent à démultiplier et intensifier les capacités de sentir et de penser.”

Le philosophe William James disait des émotions qu’elles ne sont pas ce que nous sentons, mais ce qui nous fait sentir. On dira de même des passions : elles sont ce qui nous rend passionnés. La perspective bascule alors du côté de ceux qui nous offrent ce cadeau : la grâce d’un devenir passionné qui nous arrive, qui nous est donné. Le terme “compassion” connaîtrait alors un joli glissement de sens. Regardez un oiseau passionnément faire son nid, ou créer son territoire, ou répondre à l’appel de la migration : c’est le nid, le territoire ou l’appel de l’ailleurs qui le passionnent. Et nous voici à notre tour passionnés, spectateurs pris dans des attachements autres, dans une cascade qui nous fait nous sentir tous plus vivants. En somme, ce que dirait ce dictionnaire, c’est que les passions sont des puissances. Et que ces puissances, Sylvère n’a cessé de l’apprendre, n’existent qu’à répondre à l’appel des passions qui animent ceux avec qui nous partageons nos lieux de vie – souvent en ignorant complètement leur existence. Nos routines ont fini par créer une étrange forme de cécité, ou de surdité.

Voilà où Caméra entre en scène. Elle “passionne”, elle aussi, et elle le fait dans le régime de la voix moyenne. Surtout, ce qu’elle lui apprend, c’est ce qu’elle fait faire à Sylvère. Elle le meut, elle l’oblige. Les rapports usuels sujet/objet s’inversent, c’est elle qui dirige, c’est elle qui soutient l’attention, qui l’élargit, la densifie, la maintient en alerte. C’est elle qui lui fait voir des choses autrement indistinctes ou invisibles. Caméra nourrit sa passion.

Bien sûr, les rapports avec elle ne sont pas simples. Caméra n’a rien d’innocent, elle a une longue histoire que Sylvère choisit de ne pas oublier. Elle est héritière de l’exceptionnalisme humain ; en témoigne, nous apprend-il, le fait qu’elle est totalement dédiée à les filmer, eux, leurs visages, leurs rythmes et leurs gestes, comme si nous étions, et avions toujours été, les seuls acteurs intéressants. Caméra, lorsqu’il s’agit de films animaliers, porte en elle également quantité d’histoires dont il est difficile d’hériter, des histoires de colonisation, d’extractivisme, de racisme, de mort, de violence, de spécisme. Des histoires qui resurgissent au point de friction avec le projet même de Sylvère, qui est de célébrer les vivants, de les faire exister et être vus dans leurs manières propres, leurs manières à eux d’être vivants et même, vous le verrez, quand leur cœur ne bat plus mais que d’autres vies prennent le relais. Filmer, comme il le fait, ces chevaux de Przewalski n’est-il pas une manière de prolonger un geste de colon ? Caméra fait hésiter. Caméra fait penser.

C’est donc l’histoire d’un film, d’une aventure étonnante. Un récit de sept jours qui commence et s’achève dans un affût minuscule, sur le causse Méjean, dans le froid, l’attente, l’anxiété, l’inconfort,

à ne rien faire qu’attendre, en fait, et à penser – à se souvenir de comment on en est arrivé là. À attendre et à espérer ce qui était apparu, au fur et à mesure des tournages, comme pouvant être le moment le plus important de ce film, son moment de nécessité ou de vérité, quand la vie et la mort s’entremêleront : la venue des vautours.

L’affût comme “boîte à métamorphoses”, écrit Sylvère, ouvre à quantité de devenirs autres, rollier d’Europe, corneille, huppe fasciée, faucon crécerelle, cheval et peut-être un jour, s’ils répondent à l’invitation qui leur est faite, vautours.

Et s’ils ne viennent pas, sera-ce l’échec du film ? Devra-t-on jeter tout simplement tous les rushs de ce projet un peu fou de nous accompagner, Baptiste, les chevaux, la jument Stipa, Hélène, la chienne Alba et moi-même, dans nos expériences interspécifiques ? Ou pas ? Je ne vous en dis pas plus. Je laisse à Caméra le dernier mot : allez les corneilles, les pies, les geais, les renards, les blaireaux, les chevaux, Alba, les vautours, faites du bruit, on tourne !

Vinciane Despret

À Vinciane, Baptiste, Stipa et Alba, merci pour la confiance, la liberté et la joie, merci d’ouvrir ainsi les horizons !

À mes si précieuses demoiselles Doña et Anouk, aussi présentes dans mes heures de solitude que dans les lignes de ce livre.

Entre août 2020 et août 2023, le cinéaste Sylvère Petit réalise le film interespèces Vivant parmi les vivants avec, pour personnages principaux, la jument de Przewalski Stipa, la chienne Alba et les philosophes Vinciane Despret et Baptiste Morizot. Ce récit relate les sept jours d’affût passés à attendre des vautours fauves sur le causse Méjean pour une séquence charnière du film.

EN ATTENDANT LES VAUTOURS dans les coulisses du film Vivant parmi les vivants

Sept jours coincé dans un affût d’un mètre de côté, seul dans la rigueur de l’hiver du causse Méjean.

Sept jours à attendre que les vautours veuillent bien descendre sur la carcasse de Stipa, une jument sauvage de Przewalski, pour tourner la scène principale de son film, Vivant parmi les vivants.

Sept jours d’une introspection à la limite du délire, souvent drôle, toujours profonde, sur le monde et la société, nourrie des philosophies de Vinciane Despret et de Baptiste Morizot, ponctuée de considérations extrêmement prosaïques sur l’attente, le vide, le froid et la faim.

À l’heure des crises environnementales et de la séparation grandissante entre les humains et le reste du vivant, le cinéaste Sylvère Petit met en scène des penseurs d’avant-garde qui, aux côtés de la jument Stipa et de la chienne Alba, inversent la perspective sur la nature. Ce livre raconte les coulisses de ce tournage hors normes, entre philosophie du vivant et affres de l’attente indéfiniment prolongée, mais toujours avec humour et autodérision.

Sylvère Petit est photographe animalier et réalisateur. Il signe ici à la fois son premier long métrage de cinéma ( Vivant parmi les vivants comme “film interespèces”, aime-t-il à dire) et son premier livre.

ISBN : 978-2-330-19667-7

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ACTES SUD

Dép. lég. : avril 2025

XX € TTC France

www.actes-sud.fr

Ill. de couverture : Christel Fontes

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