Extrait "Mes battements" d'Albin de la Simone

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Illustrations d’Albin de la Simone © ACTES SUD, 2025

ISBN 978-2-330-20465-5

Rome le 30 septembre 2024. Il est 11h du matin. Parti à 4h30 de chez moi, j’arrive à la Villa Médicis qui me fait le beau cadeau de m’inviter en courte résidence pour finir le livre que vous tenez entre les mains. Donc à l’heure où j’écris ces lignes, ce n’est encore qu’un tas de dessins et de textes plus ou moins ordonnés. J’ai du pain sur la planche. Car un premier livre de ce type, comme un premier disque, est un peu constitué d’une vie entière, et quand on a 50 ans passés, il y a du tri à faire. À partir du deuxième, si on a bien fait son boulot dans le premier, on part d’une page blanche ou, au pire, d’une page beige. Nous verrons. Je dessine depuis toujours. Ou plutôt non. Comme tout le monde, je dessinais enfant, n’importe où, n’importe quand, allongé sur le ventre ou voûté sur une table, et puis l’adolescence venue, au lieu de passer à autre chose, j’ai décidé d’en faire ma vie, mon métier. Alors que le système éducatif conventionnel me croisait les skis, après une seconde désastreuse, je suis entré à l’Institut Saint-Luc, à Tournai (Belgique), où j’ai obtenu mon bac et un diplôme d’arts plastiques. Mais la musique se révélait parallèlement à moi comme un moyen plus facile et puissant d’exprimer mes émotions. J’ai emprunté cette voie et ne l’ai jamais regretté.

Le dessin m’a alors quitté pendant trente ans. Dessiner me frustrait, je finissais toujours par tout gâcher avec un trait de trop, une couleur moche, un œil penché, une tête trop grosse, jusqu’à l’apparition de la tablette numérique et son fabuleux stylet. J’ai enfin pu annuler mes erreurs, redresser l’œil, réduire la tête et reprendre ma couleur à l’infini jusqu’à en être heureux. J’étais en tournée, les transports occupaient le plus clair de mon temps, je dessinais continuellement et publiais au fur et à mesure mes expériences de tournée sur Instagram. J’ai repris confiance en mon trait.

Aujourd’hui, je dessine encore sur la tablette, mais aussi beaucoup à la plume, directement, sans crayonné, et j’aime cette sensation de risque, de devoir faire avec mes approximations. Après tout, je viens du jazz et dans le jazz, quand on improvise, si l’on tombe sur une “fausse” note, on la rejoue, on essaie de lui donner un sens, de voir où elle nous conduit. La boucle est bouclée.

Le parallèle avec la musique ne s’arrête pas là pour moi. Depuis vingt ans, j’écris et chante des chansons. De courtes pièces où la musique et le texte se partagent le travail d’expression. Et je publie des disques qui en sont les recueils. Ce livre est lui aussi un recueil de petites pièces dans lesquelles le dessin et le texte collaborent pour vous raconter ce qui fait vibrer et rythme ma vie. Mes battements.

Avec un nom à particule comme le mien, on est précédé par des images. Je ne sais pas ce qui vous vient… Souvent il y a un château, des couverts en argent, une église où tout le monde chante béatement, des chevaux, un clavecin, des sports mécaniques, un polo coloré et un pull noué sur les épaules, des voitures de luxe, une mélodie au hautbois peut-être ? De l’argent bien entendu, beaucoup d’argent. Et tout cela, de famille, de naissance, comme un patrimoine génétique. Nous n’avons hérité de rien de tout cela. Nous n’avons hérité de rien du tout, en fait. Néanmoins, comme s’il fallait qu’ils paraissent malgré tout, notre père, sans un centime, a réussi la prouesse de recréer de zéro la quasi-totalité de ces clichés ostentatoires, nous offrant une enfance aussi géniale qu’embarrassante. Passionné de voitures anciennes, il achetait des épaves, les retapait avec ses amis fans de cambouis et les revendait un peu plus cher. Nous avions donc toujours une voiture de collection garée devant la maison. Il s’est associé pour acheter en viager le château du village, alors restaurant de mariages et banquets. Les vendeurs ont mis vingt ans à mourir. Les associés ont été ruinés. Le restaurant a coulé. Le château est tombé à l’abandon. Il jouait de la clarinette. Été comme hiver, son orchestre animait les apéros jazz au Club Med en échange de vacances fabuleuses et gratuites pour toute la famille. La tenue de l’orchestre était pantalon blanc, polo de couleur. Pull noué sur les épaules les soirs frisquets. Il pilotait de petits avions. Piper, Cessna. Passion onéreuse (location des avions, carburant…) qu’il finançait en embarquant des photographes aériens. Il était assureur (sans passion) et musicien (avec passion).

L’un de ses frères était prêtre, un autre médecin. Notre nom était donc familier de toutes les maisons de la région. Nous avions une ponette. Mandoline. Elle vivait dans le jardin, rendait ma sœur heureuse, tondait le gazon et, un dimanche sur deux, s’évadait pour aller dévaster les potagers alentour. Notre maison était plutôt petite, et très bricolée. Nous n’avions pas un rond. Mais grâce à/à cause de la personnalité unique de mon père, j’étais le garçon au nom à particule qui avait un château, un avion, plein de Rolls et de chevaux, et qui revenait toujours de Grèce ou des sports d’hiver. Je crois que cela ne m’a pas aidé à passer inaperçu dans la cour du collège de Villers-Bocage.

La maison où j’ai grandi à Montigny-sur-l’Hallue, dans le canton de VillersBocage, était une longère en ruines quand mes parents l’ont achetée à la fin des années 60 pour y emménager avec leur fille, tout juste venue au monde. C’est donc un peu avant ma naissance qu’ils l’ont retapée pour s’y installer. L’étage a été aménagé seulement quelques années plus tard, sous la belle structure de poutres typique des maisons de ce coin. Au bout du couloir, la chambre de ma sœur me semblait géante et son aspect mansardé lui donnait des airs de maison de poupée. Je lui ai toujours connu ce papier peint aux arbres joyeux et colorés. Ma chambre à moi, plus petite, était située au rez-de-chaussée, juste sous celle de mes parents. Et le manque d’intimité a un jour commencé à s’y faire sentir. Vers l’âge de 14 ans, quand ma sœur est partie étudier à Paris, j’ai pu emménager dans sa chambre et profiter de sa surface comme de son éloignement de la chambre des parents. C’est là que j’ai commencé à lire et écrire des lettres d’amour tourmentées en écoutant des groupes punk de mon adolescence. Sex Pistols, Crass, pil, The Damned, The Stranglers, dont la musique violemment sombre tranchait curieusement avec la joie colorée du papier peint. Aujourd’hui, après avoir passé plus de cinquante ans à la lumière du jour, le papier peint a naturellement perdu de sa superbe. Près des fenêtres, il est devenu presque monochrome. J’ai ouvert les placards, j’y ai découvert des surfaces préservées. Ses couleurs m’ont sauté au visage.

Après l’avoir alternativement aimé et détesté, je suis en mesure d’affirmer, avec une objectivité incontestable, que ce papier peint est le plus beau du monde. J’ai donc entrepris de le retrouver. Mais il est introuvable. Alors je l’ai reproduit à l’identique en le dessinant sur ma tablette. Et j’en ai fait un mur de la chambre de ma fille.

J’ai toujours aimé les branches.

Ce lapin rachitique et usé, dont la structure en fil de fer a transpercé le bout des pattes et dont le poil rêche rappelle le côté vert d’une éponge, s’appelle Bubu. Vous l’avez compris, il n’a rien pour lui, Bubu. Pourtant, après quatre ans de loyaux services auprès de ma sœur, Bubu fut mon doudou. Devrais-je dire mon durdur ?

Note : Ma sœur me signale à l’instant que ce “lapin” s’appelait Topino, que c’était un rat, qu’il n’avait pas du tout les oreilles longues comme ça, et que Bubu était un adorable lapin grassouillet, bien plus doux. Pardon Bubu.

L’Ange pleureur. Il boude dans un coin sombre tout au fond de la cathédrale d’Amiens. Mon père avait coutume de me comparer à lui pour me charrier, ce qui me vexait beaucoup. Pour la peine je l’ai vite et mal dessiné, à la plume, et en frottant mes doigts sur l’encre pas encore sèche. Bien fait.

“Le mercredi, après le départ de mes parents je me lançais dans la construction de ce qui devait devenir mon look. Il fallait du brillant. Du métallique. Bagues, épingles à nourrice, bracelets, anneaux, trombones, colliers, gourmettes, tout y passait. Jusqu’à la petite chaînette de la baignoire. Tant que le bouchon restait caché dans ma poche, tout allait bien.”

www.actes-sud.fr

DÉP. LÉG. : MARS 2025 / 18 € TTC France

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