Extrait "Plonge le premier" de Julie Ackerer

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plonger le premier JULIE ACKERER

roman

PLONGER LE PREMIER

“Domaine français”

© ACTES SUD, 2025

ISBN 978-2-330-20335-1

JULIE ACKERER

Plonger le premier

roman

été

La courte lettre avait été glissée dans les dernières pages de son livre. Line l’avait trouvée en rassemblant ses affaires dans la salle d’embarquement. Elle s’était enfermée dans les toilettes de l’avion pour la lire, cramponnée d’une main à la rampe au milieu des turbulences – la graphie dodue de sa mère, les encouragements qu’il valait mieux garder à distance. Elle avait pleuré sans grande conviction, un œil sur sa montre, presque pour la forme. Une manière convenable de prendre congé. Après le décollage, elle avait sorti les boulettes de riz et l’omelette à la bonite empaquetées au fond de son sac à dos. Une pensée pour la maison de Hikifune, le cardigan qu’elle avait oublié sur la patère de sa chambre, à l’étage, dans une petite mare de soleil découpée par le cadre de la fenêtre.

Elle avait fait renouveler son passeport français à l’ambassade pour l’occasion. La photo d’identité était surexposée, ses paupières tombantes s’étalaient en deux vilaines taches d’ombre. Par contraste, le nez délicat et les lèvres plates disparaissaient, dilués dans la phosphorescence de la peau. Dans son portefeuille, elle avait glissé son amulette et la fine bande de papier sur laquelle sa grand-mère avait tracé quelques idéogrammes de son écriture vieille école, puissante,

presque indéchiffrable. Line était passée lui rendre visite avant de partir, envelopper la main étonnamment chaude du grand-père alité à domicile et sous perfusion. Des mots aseptisés, qu’elle aurait pu dire à un enfant : je m’en vais en France, je reviens bientôt te voir, tu as toujours de la force dans les mains, je le sens, c’est bien.

Sans transition, c’était ce long vol dans une atmosphère sèche, où les sons ricochaient avec un écho métallique. Son chignon frottait contre l’appuie-tête.

Ici et là, elle percevait encore des bribes de japonais. Elle s’étira, repoussa la mince couverture sortie de son emballage plastique et fit quelques allers-retours en chaussettes entre les rangées de sièges. De part et d’autre du couloir, on somnolait malgré la pression insistante dans les sinus, on grignotait les chocolats bon marché que la compagnie d’aviation distribuait à ceux qui ne dormaient pas, derrière le rideau plissé, près des toilettes.

Antoine conduisait en silence. Il avait ouvert un paquet de tuiles salées et se retournait de temps à autre, dans les bouchons qui encombraient la sortie de l’aéroport, pour lui en tendre quelques-unes du bout des doigts. Elle reconnaissait les ongles larges, d’un rose pâle qui tendait vers le blanc. Dans le rétroviseur, ses yeux bleus d’une gentillesse un peu navrée tombaient légèrement, avec au coin des paupières cette fragilité de la peau qu’elle n’arrivait pas à fixer.

L’autoroute défilait, riche de détails dans lesquels elle retrouvait l’odeur profonde du pays, son caractère identifiable entre tous, comme chez une personne sa gestuelle ou ses grains de beauté – la couleur des barrières de sécurité, les volants à gauche, jusqu’à la

démarche des piétons lorsqu’ils passèrent le périphérique pour entrer dans la ville : bras nus et cheveux libres, poussettes alignées sur le quai du tramway, poubelles vertes chauffées par l’été, éclats de voix devant la grille d’un collège.

Antoine vivait dans une ruelle du XIVe arrondissement, derrière la mairie. L’appartement était niché au dernier étage ; les deux petites chambres donnaient sur la rue, laissant s’engouffrer le vacarme du bistrot d’en face. Line croyait savoir qu’il ne l’avait pas toujours habité seul. Dans son enfance, elle avait saisi au vol des histoires de jumeaux dont il aurait perdu la garde, elle n’était sûre de rien.

Elle s’installa dans la plus étroite des deux pièces, qui formait un coude. Par le velux, elle apercevait l’étendue des toits en ardoise, les allées et venues polarisées par la boulangerie qui faisait l’angle, le fumet de beurre chaud qui se répandait sur la chaussée. Audelà, en se penchant un peu, le cimetière. La saison douce fuyait déjà, comme une voile gonflée par le vent et qui retombe – c’était à présent un long siège qui débutait, la langue française qui l’entourait maintenant comme une ennemie, cette langue contre laquelle elle avait livré tellement d’assauts, mais qui s’échappait toujours. Quelques mètres plus haut dans la rue, une petite fille accroupie, que sa mère attendait patiemment, semblait perdue dans son imaginaire d’enfant et parlait à mi-voix.

La présence d’Antoine était si transparente qu’elle avait la sensation d’être seule. Très tôt le matin, il fermait doucement la porte de sa chambre pour s’installer devant un bureau massif, face à la fenêtre. Lorsqu’elle

passait la tête par son velux en se réveillant, elle l’entendait aligner ses rames de papier en les laissant tomber sur la table à coups secs. Quelques clics sur la souris de l’ordinateur. Il avait des habitudes de célibataire, sortant de sa chambre pour déjeuner à des heures aléatoires, selon que le travail avançait ou non, disposant du comté et quelques dattes sur une assiette pour manger debout dans la cuisine. Peu à peu, elle se laissait gagner par cette lente déstructuration du temps, se sentait flotter au milieu d’après-midi silencieux. Des journées pleines, tortueuses. Par moments Antoine semblait comme pris de court, démuni de l’avoir chez lui. Line s’accommodait de leurs rares interactions. Ils dînaient en échangeant des paroles décousues et faciles. L’évocation pudique de souvenirs communs faisait sourire l’oncle. Il semblait approuver d’un long hochement de tête ce balbutiement d’intimité familiale, puis son regard bleu fuyait invariablement vers le plafond. Sa journée de travail achevée, il arpentait avec maladresse l’appartement. Line entendait grincer le parquet de l’entrée, sortait de sa chambre et le suivait dans la cage d’escalier étroite de l’immeuble, un cabas en coton épais jeté sur son épaule. Ils remontaient lentement la rue Daguerre en faisant leurs courses. Antoine allumait une cigarette et semblait content de cette chorégraphie tranquille, qu’ils entrecoupaient de brèves remarques sur la qualité des fruits.

*

Line sortit de l’amphithéâtre avec la sensation d’avoir remonté le temps jusqu’à ses années de collège – l’impression détestable de descendre dans l’arène, les bras

ballants. Elle s’était mise à transpirer avant même d’avoir franchi la porte de la grande salle, ornée d’un hublot crasseux à travers lequel on apercevait quelques étudiants déjà assis au premier rang.

Alors qu’elle quittait le campus d’un pas lent, elle sentit son téléphone vibrer. Élie demandait succinctement des nouvelles de son installation et lui proposait de boire une bière sur les quais de Seine. Élie pilotant un Optimist au milieu du port de Collioure, sanglé dans son petit gilet de sauvetage rouge vif, une éternité plus tôt – le souvenir le plus net qu’elle avait de lui. Toujours un coup de soleil sur le nez. Et puis cette mère filiforme aux longs cheveux sombres – comment pouvait-il, lui, être si blond ? – qui venait le chercher dans l’eau, cachée derrière ses immenses lunettes noires, tendant vers lui des bras blancs et minces à faire peur.

La lumière du soir reculait, oblique et violente sur le trottoir. Line contourna le Panthéon et marcha une longue demi-heure en direction des quais. Le jardin du Luxembourg laissait échapper un murmure de feuillage. Elle distingua un enfant sur un tricycle jaune, perçut le son des chaises en fer raclant le gravier.

Une foule de piétons arpentait le quai de la Tournelle à des allures diverses. Elle descendit sur les berges pavées et repéra une poignée d’étudiants assis au bord de l’eau, perdus dans la contemplation de NotreDame. Elle allait détourner le regard quand un garçon au long torse étroit et à la silhouette molle lui fit un signe de main hésitant. En s’approchant, elle crut reconnaître les iris noisette – et puis cette canine saillante lorsqu’il lui adressa un sourire, pas d’erreur. Les cheveux blonds, coupés droit sous les yeux et séparés d’une raie, avaient beaucoup foncé. Dans cette

teinte un peu sale surnageaient encore des mèches claires, probablement décolorées, qui ondulaient près des tempes. Vêtu d’un vieux jean, il était à califourchon sur le rebord de pierre, sa jambe droite pendant quelques mètres au-dessus de l’eau, et manipulait une enceinte qui diffusait du XTC.

Line ralentit à quelques mètres du groupe. Territoire hostile. On l’accueillit avec des sourires rapides et des échanges de prénoms. Elle chercha quelque chose à boire pour s’occuper les mains, accepta la bière que lui tendait Élie et s’assit à sa gauche.

Une plombe qu’on t’a pas vue plage Saint-Vincent, dis. On s’emmerde là-bas, sans toi…

Le nom de Saint-Vincent fit remonter au nez de Line l’odeur salée des maillots de bain séchant sur la terrasse, celle de l’ancienne biscuiterie derrière la place centrale, la crème oubliée au soleil. Elle avait aimé Collioure comme sa seconde maison, chaque été de son enfance. La route de la corniche, le clocher du village dont le timbre paisible semblait dilater le temps un peu plus à chaque coup, la sensation de ses tongs dérapant sur les pavés des rues en pente bordées de galeries d’art.

J’ai changé ? demanda Élie sans cesser de triturer son enceinte.

Un peu. Les cheveux.

Tu m’aurais reconnu ?

Pas sûre.

Il eut un rire bref, se contorsionna pour saisir une poignée de chips dans le paquet qui traînait entre un pot de tzatziki ouvert et une moitié de baguette de pain. Line le regarda faire avec l’impression d’assister à la scène de très loin. Il n’avait pas l’air surpris ni intrigué de la retrouver, même après dix ans. Il semblait

n’y avoir pas réfléchi. Il prenait l’apéritif au bord de la Seine avec quelques amis, il avait invité une connaissance d’enfance, elle était venue. C’était tout. Un peu troublée, elle l’observa frotter son nez en trompette du dos de la main, s’imprégna avidement de cette figure devenue exotique, les sourcils plus foncés que les cheveux, bien dessinés, le tracé arrondi des joues.

Elle finit sa bière, en accepta une deuxième. Un garçon aux boucles noires assis en tailleur face à eux, le nez un peu fort et les yeux cernés, la regardait à la dérobée. Élie lui jetait par moments quelques mots qu’elle n’entendait pas. Arthur haussait les épaules, répondait quelque chose d’indistinct. Ils parlaient ainsi presque par monosyllabes, en aparté, et quelque chose entre eux sentait la porosité de deux vies qui ont avancé ensemble, le long chemin parcouru depuis la maternelle jusqu’à cette proximité évidente.

Tu es à Paris pour combien de temps ?

Elle résuma sa situation en deux mots, l’oncle qui l’accueillait, la licence à laquelle elle s’était inscrite parce que les années qui filent, le français qui se dégrade. Le garçon à l’air maussade se joignit à la conversation par petites touches, comme on s’introduit dans une file d’attente. Élie commentait abondamment au moyen d’expressions qu’elle ne comprenait pas toujours. Elle inversait mentalement les syllabes. Parfois, ça s’éclairait, parfois non.

La moitié du groupe s’était levée, chargée du ravitaillement en boissons. Ils étaient quatre ou cinq encore assis au milieu des sacs éparpillés. Line aurait voulu prendre le temps de discuter avec Élie à part, mais elle n’osait rien livrer encore de vraiment personnel. Juste après minuit, il fit mine de partir, elle l’imita. Arthur suivit le mouvement et ils se dirigèrent

vers la fontaine Saint-Michel. Les deux garçons détachèrent leurs vélos de la grille qui bordait le trottoir, pédalèrent un instant en cercle autour d’elle, sans rien trouver à ajouter – joie tranquille d’être là, prolonger un peu le moment – puis s’éloignèrent en zigzag avec de grands gestes de la main.

Tu passes au Zeus ? demanda Arthur.

Ouais, c’est Mia qui mixe ce soir. Tu viens ? Arthur hésita. Il perdait toujours Élie en boîte, la musique l’emportait comme un mauvais courant. Quelque chose en lui se retranchait – la tête penchée comme un possédé, plus moyen de se faire comprendre, seulement cet étrange sourire éthéré quand on le touchait –, et tout à coup bien réveillé, le regard mobile, il se tournait vers quelqu’un d’autre, se faisait de nouveaux amis à qui il passait un bras autour des épaules. Son rire fusait en silence sous la couche de musique, la distance se creusait encore. Une seule fois, Arthur avait insisté pour le ramener à la réalité – “je m’emmerde, on rentre” –, mais Élie s’était contenté de lui tendre le ticket froissé du vestiaire.

Si tu tapes pas.

Jamais au Zeus, tu sais très bien. Il s’arrêta en équilibre sur son vélo, sortit un crayon de sa poche et entreprit de border ses cils d’un trait noir en s’observant dans l’écran de son téléphone. Je te raccompagnerai pas chez toi Élie, t’es prévenu.

Tranquille je te dis. Vire, je passe devant. Élie pédala puissamment à travers l’île de la Cité. Il se dressa en danseuse pour laisser le vent glisser contre ses flancs, dans ses cheveux. Il eut l’envie fugace de fermer les yeux – la vitesse, le point d’équilibre qui

se déplaçait lentement dans son ventre, le silence. Il aimait les premières heures après minuit plus qu’aucun autre moment. Passé un certain cap, il se sentait porté par leurs promesses. Il fallait se hisser un peu, comme on pousse une bonne fois sur les bras pour grimper sur un rocher ou par-dessus un muret, en soufflant fort. Et puis, quand on y était, c’était le calme et la contemplation.

Les deux vélos arrivèrent en vue de l’enseigne argentée qui marquait l’entrée du Zeus. Une queue s’était formée le long du trottoir, bloquant l’accès à l’épicerie d’à côté, dont le gérant râlait à voix haute. Les clients tenaient à la main des bouteilles en plastique au contenu coloré, un peu douteux. Deux vigiles examinaient les cartes d’identité. Élie leur adressa un signe, négocia pour faire entrer Arthur avec lui. Ils passèrent par la porte privée. Dans la loge, il repéra les affaires de Mia entassées dans un coin. Le carrelage verdâtre collait par endroits. Des relents de bière imprégnaient les murs et les bancs en bois. Ils débouchèrent derrière la scène, longèrent l’estrade pour aller se mêler à la foule.

Élie se fraya un passage en respirant ces effluves familiers de peau exposée à l’air libre, d’alcool et de sol mouillé qui ôtaient invariablement un verrou dans son esprit. Très droite, imperturbable, Mia mixait dans sa tenue habituelle – jupe courte, top noir, lunettes de soleil. Elle avait tressé sa queue-de-cheval haute et portait un casque sur les oreilles. Elle lui fit un signe du menton en le reconnaissant, avec cette attitude froide, légèrement surfaite, qu’elle endossait en boîte et à laquelle elle devait en partie son succès au Zeus – ça et ses origines chinoises, dont elle jouait un peu en passant des morceaux orientaux.

Élie s’approcha du bar et commanda une vodka, jetant un regard circulaire dans le club. Les quatre tables du fond étaient occupées. Les transitions étaient bonnes, Mia assurait sans trop en faire. Elle avait proposé plusieurs fois de lui céder le deuxième créneau de la nuit, mais il avait refusé. Il venait désormais plus souvent en tant que spectateur que pour mixer. Le gérant avait un faible pour lui : la porte restait ouverte, si l’envie le reprenait un jour.

Une fille aux cheveux bouclés le heurta à l’épaule, s’excusa d’un geste de la main. Elle portait un haut moulant à col cheminée, rouge vif, qu’il apprécia d’un regard avant de jouer des coudes pour s’approcher des enceintes, où il savait qu’Arthur l’attendait. L’obscurité devint telle qu’il était inutile de garder les yeux ouverts. Il s’en remit à son ouïe, aux pulsations qui le frappaient de plein fouet pour résonner dans sa cage thoracique, à cet engourdissement qui lui vidait la tête. La musique était répétitive, puissante, ample comme une plongée sous-marine. Il pouvait rester des heures dans cet étau, porté par le rythme lancinant. Parfois, il venait seul. L’expérience était alors plus intense, plus glauque aussi. Il avait cessé de se demander ce qu’il cherchait là. Son corps, les vibrations, c’était assez. L’aquarium prenait peu à peu des airs de manoir hanté. Il ressentait une vague frayeur, qu’il tentait de frotter au contact poisseux des autres autour de lui. Des images violentes s’immisçaient dans son esprit. Il s’imaginait se battre à la sortie de la boîte, une ruelle puante, un Vélib’ renversé dans un caniveau, des flaques de sang sur le trottoir. Il s’arrêtait lorsqu’il prenait conscience de la douleur qui irradiait de ses poings crispés. Il rouvrit les yeux, travaillé par l’envie confuse de quelque chose. Mia avait laissé sa place à un débutant,

un type à la dégaine de collégien qui passait des morceaux très sûrs. Pas d’étincelles. L’ambiance était retombée. Il avisa le bar, hésita à reprendre une consommation, vit qu’Arthur avait intercepté son regard et secouait la tête sous les lumières du stroboscope. Il sortit son téléphone qui vibrait, constata que Charlie avait essayé de le joindre plusieurs fois.

Un dernier, dit-il en posant une main sur le bras d’Arthur pour couper court à toute protestation.

Accoudé au comptoir, il attendit d’être servi, hypnotisé par les reflets ambrés que jetaient les bouteilles alignées derrière le barman. Une glace courait sur toute la longueur du mur. Il s’y reconnut entre deux goulots, légèrement déformé par les jeux d’ombre, un peu fantomatique.

Le quatrième verre acheva de dissoudre ses préoccupations, cet arrière-goût amer que lui laissait la fin des vacances. Le temps de se dire qu’il allait s’y remettre pour de bon, dès samedi prochain, le gérant ne serait pas déçu.

Va être 4 heures, s’entendit-il crier à l’oreille. On décale ?

Ses jambes commençaient à fatiguer. Il aurait pu s’écrouler quelque part, sur un siège taché de Jägerbomb, sous un abribus, et s’endormir dans l’instant. Il se laissa docilement guider vers la sortie, espérant vaguement qu’Arthur accepterait de le ramener chez lui comme il le faisait parfois, quand il n’avait plus la force d’objecter.

On rentre ensemble ?

T’es pénible. J’avais dit non. Ils enfourchèrent leurs vélos. Élie passa à nouveau en tête. La nuit avait perdu son goût de fugue, c’était l’heure où la fatigue se muait en nervosité. Il avait serré

les poings sur son guidon et clignait des yeux pour y voir clair. Les feux de signalisation formaient des taches floues sur sa rétine. Alors qu’ils approchaient de Bercy, prenant de la vitesse, il entendit un cri rauque dans son dos.

Ralentis, putain !

Il freina in extremis devant un passage piéton. La longue plainte de la roue chassant contre le goudron lui vrilla les tympans. Une jeune femme aux tempes rasées, vêtue d’un débardeur trop grand qui laissait entrevoir ses côtes et la naissance de sa poitrine, s’était immobilisée au bord du trottoir, à quelques dizaines de centimètres de lui. Le chien qu’elle promenait, énorme – impossible de retrouver le nom de la race –, lâcha un aboiement à travers sa muselière. Hébété, il eut seulement le réflexe de lever une main pour s’excuser. Elle lui lança un regard mauvais avant de traverser d’un pas lent, ses dreadlocks se balançant dans son dos. Le feu repassa au vert. Élie resta figé un moment, le pied gauche prêt à enfoncer la pédale. Arthur vint aligner son vélo au sien.

C’est quoi, ton problème ?

Je l’ai pas vue.

T’as failli rouler sur le clebs. Élie jeta les épaules en arrière avec irritation.

C’est bon je te dis, personne n’est mort. Il redémarra sans laisser à l’autre le temps de répliquer. L’inquiétude d’Arthur, qu’il balayait habituellement d’un haussement de sourcils, déteignait sur lui. Les fantasmes de violence qui avaient hanté sa soirée venaient se fondre avec cette collision évitée de justesse dans un brouillard de pensées, qui lui semblait couver quelque chose de mauvais – la fin de sa vie de lycéen, avec ses garde-fous et ses refuges, l’entrée sur

un champ de bataille d’un genre nouveau. Les sens soudain affûtés, il se mit à pédaler plus fort.

L’appartement était orienté plein sud, seule exigence de Thibaut en matière de logement. Il s’était installé sur le canapé en coude du salon-séjour pour que le soleil lui chauffe les jambes. Élie émergea de sa chambre autour de midi, en caleçon, les yeux gonflés, et se dirigea tout droit vers la cafetière filtre en progressant sur la pointe des pieds pour limiter le contact avec le carrelage froid de l’espace cuisine.

Charlie a appelé, déclara son frère en levant le regard de l’ordinateur posé en équilibre sur ses genoux. Paraît que tu fais le mort. Vous vous êtes engueulés ?

Ouais. Tu connais.

Élie avala une première tasse de café tiède, s’en versa une deuxième en fixant le vide. Il sentit plus qu’il ne vit le jet atterrir à côté, rectifia le tir tout en frottant sa paupière gauche, où il constata qu’il restait un peu de crayon noir.

Bref, elle voulait te dire que t’es quand même invité à sa fête, ce soir. Maman veut bouffer libanais juste avant, ça te va ?

Ah mais tous en chœur, quoi.

Me dis pas que t’avais oublié ?

Je vais me recoucher.

Il laissa la tasse à moitié vide dans l’évier, la flaque de café sur le plan de travail, et regagna sa chambre d’une démarche bancale. Une fois dans son lit, il en ressortit une main pour l’abattre sur la table à la recherche de son téléphone. Il jura lorsque la lampe de chevet tomba dans un vacarme infernal, agrippa enfin l’appareil et fit défiler l’écran d’un geste machinal. Grignoter un peu de répit. Dans quelques minutes, il

s’installerait sans faute à la table basse pour se mettre au travail. Il avait pris le pli d’étudier en tailleur face à cette grande surface de verre sur laquelle il pouvait s’étaler à loisir, légèrement adossé à la base du canapé. La journée était déjà bien entamée, mais s’il ne traînait pas, il pouvait espérer sauver la fin de l’après-midi pour faire son heure de course à pied, lire un chapitre de son roman et peut-être commencer à préparer un nouveau set pour le Zeus, dans cet ordre, avant le dîner. La soirée chez Charlotte serait sa récompense.

Il avait déjà lu deux fois le menu du restaurant libanais et commençait à s’inquiéter lorsqu’il avisa la silhouette de son frère au coin de la rue, sourcils froncés. Contraction dans le ventre, mauvais pressentiment. Je l’ai aperçue de loin, elle parlait avec un type habillé en vert. Et puis je l’ai perdue de vue dans la foule. Elle répond pas au téléphone, évidemment.

Élie posa une main sur ses yeux, massant ses tempes du bout des doigts.

— On se sépare, lâcha Thibaut. Surveille ton portable.

Ils partirent dans des directions opposées, scannant le visage des passants à la recherche d’une grande femme aux cheveux sombres. La tenue vestimentaire était sans doute chic, Rachel ne perdait jamais une occasion d’en mettre plein la vue à ses fils. Aucun des deux n’avait jamais vraiment compris pourquoi elle se donnait tant de mal pour eux.

Élie trottina dans les rues alentour, jouant des coudes au milieu des groupes de jeunes qui traversaient la chaussée. Il s’arrêta devant un supermarché pour reprendre son souffle. Alors il lui sembla l’apercevoir, à une trentaine de mètres, debout face à un

distributeur de billets. Il rajusta les bretelles de son sac et piqua un sprint.

Maman !

Elle l’observa approcher, l’air absent. Le maquillage était impeccable. Elle était vêtue d’une longue jupe bleu marine plissée, portait des bottines à talons et un foulard à motifs dorés.

Qu’est-ce que tu fous ? On t’a cherchée partout !

Mon chéri, j’ai voulu retirer de l’argent… un monsieur est venu m’aider à faire fonctionner le distributeur… je ne sais pas trop où il est…

Elle fit un geste vague en direction de République. Bouge, lui intima Élie en la poussant dans le dos.

Et s’il revient ?

On t’a déjà dit de pas parler à n’importe qui, surtout quand tu retires du fric. Putain, il est où, Thibaut ?

Deux types lui jetaient des regards mauvais depuis le trottoir d’en face et il sentit un malaise grandissant le gagner. Enfin, son frère apparut, les rejoignant au pas de course.

Elle s’est fait voler sa carte bleue.

Rachel sembla revenir à elle. L’inconscience laissa place à une angoisse aussi subite qu’excessive. Elle ne connaissait pas les transitions.

Vous croyez qu’il comptait me voler depuis le début ? demanda-t-elle, tout à coup très pâle.

C’est bon, coupa Élie avec impatience. Oublions le restau, de toute façon on a perdu la réservation. Il faut faire opposition avant qu’il vide ton compte.

Téléphone, dit doucement Thibaut en tendant la main.

Elle obtempéra, docile, et l’aîné s’éloigna avec. Il revint quelques minutes plus tard et lui rendit l’appareil.

Ils vont t’envoyer une nouvelle carte. Tu n’as pas été débitée. On va te trouver un taxi, et tu vas rentrer à la maison, d’accord ? Tu as toutes tes affaires ?

Elle fouilla son sac et acquiesça. Un véhicule libre s’arrêta devant eux et elle monta sur la banquette arrière, retenant d’une main les pans de sa longue jupe. Juste avant que la voiture ne démarre, elle baissa la vitre et tendit à ses fils une épaisse enveloppe avec autorité.

C’est pour vos dépenses. Vous savez, c’est important que je vous aide, même si vous n’êtes plus à la maison. J’ai écouté une émission sur France Inter, l’autre jour. Ils disent que des relations parents-enfants saines s’appuient d’abord sur un sentiment de sécurité et de confiance réciproque.

Même Thibaut, qui en avait vu d’autres, la fixa un instant comme s’il avait reçu une gifle.

Je ne comprends pas. Tu n’étais pas en train de retirer ?

J’avais déjà ça dans mon sac. Il faut toujours avoir du liquide, tu sais. Au cas où.

Maman…

Élie s’éloigna en fulminant, laissant son frère parlementer par la vitre baissée. Il s’affala sur le banc de l’arrêt de taxi et plaça sa tête dans ses mains, respirant fort. Lorsque la voiture fut partie, Thibaut revint s’accroupir devant lui et lui frotta le dos.

Elle me rend fou, putain. Chaque fois c’est pareil. J’en peux plus. Pourquoi on peut pas juste bouffer libanais ?

Je sais. Allez viens, on se casse. Tu veux qu’on se fasse des fajitas ?

Je vais passer une tête à la soirée chez Charlie, moi. Je mangerai là-bas.

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Lorsque Line quitte le Japon et vient étudier en France, c’est l’occasion pour elle de retrouver une part de l’enfance jamais oubliée, la complicité silencieuse avec l’oncle, les étés joyeux sur les plages de Collioure, les rues de Paris qui parlent une langue qui la dépasse, les visages familiers qui la rassurent. Élie, Arthur, Thibaut, Charlotte sont eux aussi à cet embranche ment singulier où la vie, la vraie, commence. Celle des choix, des doutes, des nuits blanches et des lendemains brumeux brusqués par les obligations soudaines. Coup pour coup, on change, malmené par le courant, heurté par les défaillances des adultes. On cherche surtout les mots pour fixer ces bouleversements, pour en définir les contours – difficile lorsque la langue parfois échappe.

Avec Plonger le premier, Julie Ackerer signe un premier roman nimbé d’une lumière douce et de mélancolie, habité par des personnages qui, chacun à sa manière, esquissent quelques pas de côté afin de tenter de rendre le monde plus fréquentable. Car c’est peut­être cela aussi, grandir : accepter de prendre la tangente quand l’innocence se met à vaciller.

Julie Ackerer est née à Tokyo en 1997 et vit à Paris, où elle travaille dans l’édition. Encouragée par le prix du Jeune Écrivain (2022), elle écrit des nouvelles dont beaucoup sont inspirées par ses séjours réguliers au Japon. Plonger le premier est son premier roman.

Illustration de couverture : © Yukiko Noritake / costume3pieces.com

www.actes­sud.fr

DÉP. LÉG. : MARS 2025 / 21 € TTC France

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