








“Lettres anglo-américaines”
POINT D’AUTRE LIVRE QUE LE MONDE , Christian Bourgois, 2016. DES GENS COMME NOUS , Actes Sud, 2020 ; Babel no 1991.
Titre original : To & Fro Éditeur original : Bellevue Literary Press, New York © Leah Hager Cohen, 2024
© ACTES SUD, 2025 pour la traduction française ISBN 978-2-330-20354-2
roman traduit de l’anglais (États-Unis)
par Laurence Kiefé
Commencez ici ou partez à l’envers
Là où rien n’est perdu, y a-t-il quelque chose à faire ?
Un signe, un message, une pièce de monnaie, une intuition
Un miroir pour désunir les unions…
Deux mondes ou seulement un (car les vraies recherches se fondent)
Ci-inclus : deux débuts sans aucune fin.
Il n’y a ni avant ni après dans la Torah.
Mekhilta deRabbi Ishmaël, 15:9:1
Clairon Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
La question du Capitaine a résonné dans l’air sinon calme du matin. Sa voix venait juste de l’autre côté du mur de l’écurie.
J’étais accroupie dans la dernière stalle. J’étais venue voir les chatons, qui marchaient depuis peu en chancelant sur leurs pattes écartées. Et leurs dents poussaient, en plus ; Agrippina ne les laissait plus téter que quelques instants avant de leur faire lâcher ses tétines d’un coup de pattes arrière. Puis elle s’en allait tranquillement pour être seule. Chaque fois qu’elle faisait cela, ses chatons entonnaient une lamentation miniature. Leurs miaulements me faisaient penser à une boîte à musique qu’on remonte à la manivelle : de minuscules épingles venant tinter contre un minuscule tambour métallique.
Après, je tentais de les consoler en leur racontant des histoires qui parlaient d’eux. “Il était une fois un petit chaton noir qui appelait sa mère en pleurant”, je chuchotais. “Soudain, le chaton trois-couleurs lui a grimpé sur le dos – et le noir a basculé – et là, il est tombé sur le chaton abricot.” C’était un vrai jeu, deviner ce qu’ils allaient faire ensuite. Tenter de le dire juste avant que ça n’arrive. Comme si c’était mon histoire qui inventait leurs actions.
Un clairon… là ! Vous ne l’entendez pas ?
Encore la voix du Capitaine. Un grognement pour toute réponse. Sûrement le gardien.
Non ?
Le gardien avait dû secouer la tête.
Moi non plus, je ne savais pas de quoi il parlait.
Quelques instants plus tard, le Capitaine est entré à grands pas dans l’écurie. Je me suis littéralement figée, comme si je ne devais surtout pas être vue. Je ne sais pas pourquoi. Je ne faisais rien de mal. Mais – comme si, nous aussi, on jouait – je suis restée cachée. Il est allé dans la seule stalle où il y avait encore un cheval et, après avoir salué Genoveva, qui a répondu en hennissant, il a entrepris de la seller. Brosse, couverture, selle : je pouvais suivre ses mouvements aux bruits qu’il faisait. Le contact peu mélodieux entre les poils et la laine, le cuir et le métal. Puis le silence est tombé. Genoveva ne bougeait plus.
Pendant un long moment, j’ai eu beau tendre l’oreille pour trouver un indice sur ce qu’il était en train de faire, je n’entendais rien. Que la complainte des colombes sous la corniche. J’avais envie de jeter un œil dans la stalle voisine mais je suis restée là où j’étais. À écouter le rien. À l’écouter lui qui écoutait. Entendait-il toujours le son du clairon ? J’avais idée qu’il était serein. Ou plutôt – c’est étrange à dire – heureux.
Lorsque le Capitaine a fait sortir Genoveva, je les ai suivis dans la cour, sans le moindre effort pour me cacher. En fait, maintenant, c’était tout le contraire. Qu’il n’ait pas remarqué ma présence, je trouvais ça énervant. Et je me demandais où il allait.
Lorsque, après avoir enfourché le cheval, il s’est dirigé vers le portail, j’ai trottiné derrière eux en piétinant bruyamment le gravier.
Cinq hivers s’étaient écoulés depuis que ma mère et moi avions quitté notre maison sous la neige. Cinq dégels avaient eu lieu depuis que, toute seule, j’avais perdu connaissance sur la colline qui montait vers cette cour d’écurie. Cinq ans, j’avais passé ici cinq ans, et combien de fois j’avais vu le Capitaine partir se promener à cheval. Jamais ça n’avait entraîné chez moi ce sentiment très particulier qui me tenait à présent.
Le gardien était à son poste habituel, allongé sur le siège d’une vieille charrue. Dont il ne subsistait que ce siège. Un siège que je n’avais jamais vu intégré à quoi que ce soit d’autre. Le gardien portait son chapeau bordé de fourrure. Son menton grisonnant était tourné vers le soleil. Les yeux clos, comme si la concentration l’aidait à profiter de la chaleur. La lumière de ce début de printemps était aussi diluée que les premières gouttes de lait d’une tétée.
Quand Genoveva est arrivée à la hauteur du gardien, elle a laissé échapper un gros soupir. On a pu en voir le souffle humide monter dans l’air.
Où est-ce que vous allez donc ? a demandé le gardien en ouvrant un œil.
Loin d’ici, a répondu le Capitaine. Simplement ça – loin d’ici. Toujours partir. La seule manière pour moi d’atteindre ma destination.
Ça ressemblait plus à une énigme qu’à une réponse.
Le gardien a dû penser la même chose. Il a ouvert l’autre œil.
Alors, vous savez où vous allez ? Oui. Je ne l’ai pas déjà dit ? Loin-d’Ici, telle est ma destination.
Le gardien a décroisé les bras. Il a réussi à se redresser sur le siège de tracteur et il a objecté, presque comme s’il était offusqué :
Vous n’emportez aucune provision. Je n’en ai pas besoin, a répliqué le Capitaine. Le voyage est tellement long que si je ne trouve rien en route, il ne me restera plus qu’à mourir de faim.
Ce n’était pas seulement cette déclaration qui était étrange. C’était la façon extrêmement formelle dont il l’avait faite. Comme s’il s’agissait de mots gravés dans le marbre.
Aucune provision ne peut me sauver. Car il s’agit, par bonheur, d’un voyage réellement infini.
C’était tellement absurde que j’ai cru qu’il faisait de l’humour et j’ai ri.
Il s’est enfin retourné. Il n’a paru ni surpris ni inquiet de me trouver là. Au contraire, il a soulevé son chapeau pour me saluer. J’ai eu l’impression – peut-être à tort – que son sourire exprimait un certain regret.
Le gardien, qui bougeait rarement plus rapidement qu’un bâillement, a réussi à se mettre debout.
Mais le Capitaine s’est contenté de faire claquer sa langue et Genoveva est repartie à son allure tranquille. Ils ont franchi le portail – qu’on laissait toujours ouvert – et ils se sont engagés sur la route.
Objets trouvés
Nous l’appelions “Capitaine” pour plaisanter. Il n’y avait ni mer ni bateaux. Même si certains affirmaient que la terre d’ici, autrefois, était submergée. Que ses ancêtres avaient bien été capitaines de navire. Que les poutres maîtresses de la maison avaient été un jour des mâts et des beauprés.
Son vrai nom, c’était Malachi et il ne nous commandait pas plus que nous ne le servions ou lui obéissions. C’était son domaine familial, voilà tout. Il nous y accueillait volontiers.
Lorsque j’étais plus jeune, nous étions plus nombreux, nous qui venions d’ailleurs. Certains avaient entendu parler de ce lieu où la porte était toujours ouverte et y arrivaient en connaissance de cause. D’autres, comme cela avait été mon cas, tombaient dessus par hasard.
C’était plutôt le Capitaine qui était à notre service. De bien des façons différentes. Il ne laissait jamais la cuisinière et le gardien se charger des corvées. Depuis que j’étais là, je l’avais vu tout faire : travailler le cuir, graisser les roues des chariots, aiguiser les couteaux, vider les pots de chambre. Aucune tâche n’était en dessous ou au-dessus de lui. Et il s’occupait aussi des gens. Si l’un de nous souffrait d’une infection, il le
soignait en lui apportant de l’oignon en cataplasme. Si l’un de nous avait besoin de raconter sa vie, il s’asseyait pour l’écouter des heures durant. Si quelqu’un se sentait trop mal pour s’occuper de ses enfants, il emmenait les plus petits faire la chasse aux salamandres au bord du ruisseau. Et si les enfants ne trouvaient pas la moindre salamandre, il leur en fabriquait en papier.
Les gens arrivaient, les gens repartaient. Chez la plupart, ça se voyait, il y avait quelque chose qui clochait. Je me souviens d’une fille de mon âge. Elle avait une petite voix suraiguë et un menton qui lui coulait directement dans le cou. Son bras gauche s’arrêtait au coude. Je me souviens d’un homme qui restait assis, les yeux dans le vide. Son haleine sentait la levure. Il se balançait parfois. Je me souviens d’un autre homme avec un crâne chauve couleur jus de betterave. “Pourquoi est-ce de cette couleur ?” ai-je demandé à la cuisinière. Elle a répondu que c’était parce qu’il le tartinait d’iode. “Pourquoi ?” ai-je encore demandé. Elle s’est contentée de secouer la tête en aspirant l’air entre ses dents.
Je me souviens d’une femme avec des yeux épouvantables. Les paupières supérieures étaient toujours tombantes et celles du bas pendaient sous ses globes oculaires au point qu’on distinguait l’intérieur à vif. Je me souviens d’un homme qui n’avait pas de voix – il ne pouvait faire sortir qu’une espèce d’aboiement, dont il se servait pour attirer l’attention des gens. Ce qui provoquait l’effet contraire chez tout le monde, moi y compris. Il faisait même reculer les animaux, qui évitaient de le croiser. Il n’y avait que le Capitaine pour oser l’approcher. Une fois, j’ai vu le Capitaine l’étreindre. L’homme a fermé les yeux et posé sa joue contre celle du Capitaine.
C’est quoi, cet endroit, alors ? Un hôpital ? j’ai entendu quelqu’un demander un jour. Un genre d’asile ?
Rien qu’un refuge d’étape, a répondu le Capitaine. Un bureau des objets trouvés.
Avant d’ajouter doucement, peut-être pour luimême : — Comme n’importe où sur cette terre.
Les lieux étaient simples, rien que la maison principale et quelques bâtiments annexes – écurie, cellier, fumoir, remise. En haut, au-delà du champ, on voyait les restes d’une ancienne pommeraie où on trouvait encore quelques rares fruits. Au-delà du ruisseau s’étendait une forêt de genévriers, sombre et dense.
Mais les maladies de certains n’avaient rien d’évident. Je me souviens d’une femme que j’aimais bien suivre. Ses cheveux formaient un grand halo qui brillait comme de la mousse de savon noire. Elle avait un grain de beauté parfait niché sous un œil. Elle plantait des tomates dans des bacs devant la cuisine, ainsi que des gros haricots, des courges et des amarantes. Son derrière tanguait quand elle marchait. Comme de l’eau qu’on transporte dans un seau. J’ai essayé de copier sa démarche. Je me suis entraînée jusqu’à ce que la cuisinière dise : “Mais qu’est-ce que tu as à la hanche ?”
Les gens restaient aussi longtemps qu’ils en avaient besoin, ils partaient quand ils étaient prêts. Parfois, ils débarquaient seuls, parfois en groupe. Certains arrivaient séparément et repartaient ensemble. Ou le contraire. Il y avait toujours un endroit où dormir, même si cela signifiait se retrouver à plusieurs dans une pièce, avec des paillasses étalées partout par terre. Il y avait toujours de quoi manger, même si la
cuisinière se plaignait, même si quelquefois il n’y avait rien d’autre que du pain et du chou. Il y avait toujours des tâches à accomplir. S’occuper des animaux et du jardin, aider à la cuisine, étendre le linge, frotter les sols. Certaines personnes aimaient réparer les objets cassés. D’autres, construire des objets nouveaux à partir de rien. D’autres encore avaient juste besoin de tranquillité. Rester au lit ou se promener dans les champs. Imaginer où ils allaient partir.
Mais comment peuvent-ils l’imaginer ? ai-je demandé à la cuisinière.
Ils le font, c’est tout.
Elle était en train de plumer une grouse.
Mais comment ?
Ils écoutent.
Quoi ?
Comment veux-tu que je sache ?
Alors, pourquoi tu dis ça ?
Elle a fait un petit bruit impatient tout en continuant à arracher les plumes qu’elle jetait dans la poubelle.
La plupart des gens restaient plusieurs jours, et même plusieurs semaines. Quelques-uns restaient plus longtemps, des mois ou des saisons durant. Ça faisait maintenant un bon bout de temps qu’on ne voyait plus débarquer de nouveaux arrivants. Ça faisait maintenant un bon bout de temps qu’il n’y avait plus que nous : le gardien, la cuisinière et moi.
Et le Capitaine. Malachi. Ce qui signifie “messager”. C’était la cuisinière qui me l’avait dit.
Lui, c’en est un ? avais-je demandé.
Un quoi ?
Est-ce un vrai messager ?
Pas plus que ce n’est un vrai capitaine, pour autant que je sache.
Dans l’histoire qui se joue dans ma tête, ma mère me raconte des histoires qui parlent de moi.
Il était une fois une petite fille qui s’appelait Ani, chuchote-t-elle, et qui n’aimait pas s’endormir. Le soir, elle s’étendait sur la peau de mouton et sa mère lui dessinait des phrases sur le dos ; Ani essayait de deviner ce qu’elles racontaient.
Je relève ma chemise de nuit pour sentir ce qu’elle trace sur ma peau nue. Je perçois un cercle et je devine.
Le soleil ?
Silence.
La lune.
Oui.
Je sens deux traits et je murmure :
Un chemin ?
Encore d’autres traits.
Une échelle ?
Volutes.
Oh ! Un arbre. La lune brille sur l’arbre.
Oui.
Dans l’histoire qui se joue dans ma tête, ma mère me raconte des histoires qui se réalisent.
Cette nuit-là, chuchote-t-elle, il soufflait un vent violent.
À l’extérieur de notre logement, les arbres tordaient leurs branches, froissaient leurs feuilles.
Le vent était tellement puissant, Ani le sentait alors même qu’elle était à l’intérieur.
Une brise me caresse les cheveux, aussi douce que le souffle de ma mère.
Le vent était tellement puissant, il a même réussi à souffler la bougie.
Derrière mes paupières closes, la pièce devient de plus en plus sombre.
Ce vent venait de si loin, il chantait dans une autre langue.
Et tandis que je dérive, la joue sur la peau de mouton, vient une berceuse chantée par la voix qui m’est le plus familière, dans une langue dont j’ignore tout.
Comme elle est douce, cette certitude que le monde se conduit en harmonie avec les histoires de ma mère.
Comme s’il se laissait inventer par elles.
Mal finis
Dans la maison du Capitaine, je me suis habituée aux départs sans adieu.
Les gens arrivent, les gens partent ; on n’en fait pas tout un plat. On n’organise pas de fête. Il n’y a pas de discours, pas de larmes. Personne ne reste là à agiter un mouchoir blanc.
Je ne me suis jamais posé la moindre question jusqu’au jour du départ de la belle femme. Celle qui avait le grain de beauté parfait sous l’œil. Dans le potager, ses courges pendaient lourdement mais dans la chambre où elle s’était installée, ses affaires avaient disparu, sa paillasse avait été débarrassée et roulée contre le mur.
Pourquoi ne m’a-t-elle pas dit qu’elle partait ? ai-je demandé à la cuisinière.
Elle a haussé les épaules. Elle s’affairait autour d’un bol de fleurs de courge et d’un autre d’œufs battus. Tout en faisant chauffer une poêle en fonte sur le fourneau.
Pourquoi ? ai-je répété.
J’étais essoufflée parce que j’avais dévalé l’escalier à toute vitesse et j’avais des bourdonnements dans les oreilles.
La cuisinière a commencé à tremper les fleurs de courge dans les œufs battus, l’une après l’autre.
Le bourdonnement a augmenté. La chaleur me picotait la nuque. La colère qui s’emparait de moi plus fréquemment ces derniers temps me serrait la gorge.
J’ai attrapé le bol de fleurs de courge et je l’ai balancé contre le mur. Les minces bulbes orange se sont mis à couler comme des oiseaux au long cou.
J’attendais une gifle. Elle n’est pas venue.
La cuisinière s’est essuyé les mains sur son tablier et elle a ajouté un peu de farine dans les œufs battus.
Je me suis agenouillée pour ramasser les fleurs de courge au milieu des tessons du bol, une à une.
Pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ? ai-je encore répété mais calmement cette fois.
En m’essuyant le nez sur ma manche.
On est tous atteint, d’une manière ou d’une autre, voilà ce qu’a répondu la cuisinière.
Je pensais à ce que je savais depuis belle lurette sur ces gens qui ne cessaient d’arriver et de repartir : visiblement, certains étaient mal finis. Et là, j’entrevoyais ce que je n’avais pas encore compris : les autres, eux aussi, étaient mal finis.
Je lui ai redonné les fleurs de courge. Les faisant glisser du creux de mon tablier sur la table.
En quoi je suis atteinte, moi ?
Toi ?
La cuisinière a fait un bruit comme si elle tirait sur une pipe en terre.
Tu t’en apercevras toute seule. Quand tu seras prête, a-t-elle ajouté.
Comment tu le sais ?
Ça t’arrivera ou pas.
Nous étions en train de nettoyer les fleurs de courge, côte à côte.
Et toi ? j’ai demandé.
Les fleurs étaient propres. Elle est allée jusqu’au fourneau jeter un peu d’eau dans la poêle. Ça a grésillé. En quoi tu es détraquée ? ai-je insisté.
Très vite, comme si c’était un jeu, la cuisinière a fait volte-face pour me balancer un peu d’eau.