Extrait "Le Journal d'Olga et Sasha"

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OLGA ET SASHA KUROVSKA AVEC ELISA MIGNOT

Le journal d’Olga et Sasha

UKRAINE ANNÉES 2022-2023

/ SOLIN

OLGA ET SASHA KUROVSKA AVEC ELISA MIGNOT

Le Journal  d’Olga et Sasha

UKRAINE ANNÉES 2022-2023

SOLIN

Vendredi 25 février 2022, Paris 15e. Des clients viennent d’entrer dans la cave à vin où travaille Olga. Elle me donne précipitamment son téléphone pour aller les rejoindre et je reste là, plantée dans l’arrière-boutique, son portable entre les mains. Sur l’écran, je découvre le visage fin et doux de Sasha, elle est à Kyiv. Olga m’avait déjà parlé de sa sœur cadette restée en Ukraine, mais je ne l’avais jamais vue. Sasha porte un épais sweat blanc à capuche et, par-dessus, une sorte de manteau en jean, ses longs cheveux blonds sont relevés. Elle me parle comme si elle continuait la conversation entamée avec sa sœur quelques minutes plus tôt, elle est simplement passée de l’ukrainien au français. Elle n’a pas l’air paniquée, plutôt concentrée. En tenant son téléphone à bout de bras, elle me fait visiter le sous-sol du grand parking tout neuf où ils se sont réfugiés avec Viktor son compagnon, Yana sa meilleure amie, Yanina, leur mère à elle et à Olga. Et bien sûr, Rom, son petit bouledogue roulé en boule dans un siège de camping. Hier, des bombardements ont réveillé toute l’Ukraine. La guerre est là. Ou plutôt l’“invasion à grande échelle”. C’est ainsi qu’elle va être appelée désormais pour la distinguer de la guerre dans le Donbass, en cours dans le pays depuis 2014. Une immense colonne de chars russes se trouve à quelques dizaines de kilomètres de la capitale ukrainienne, et de Sasha. Depuis la France, Olga a tout suivi, en apnée.

J’ai rencontré Olga en avril 2014 à Kyiv. À cette époque, l’immense place Maïdan est occupée depuis novembre 2013. Une révolution citoyenne y est née au nom de la liberté, des valeurs européennes, du rejet de la corruption et de l’omniprésence russe dans la vie économique et politique. Un écho à la “révolution orange” dix ans auparavant. Une

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PRÉFACE

convulsion de l’indépendance de 1991 pour ce pays fondu dans l’URSS pendant près de soixante-dix ans. Olga a alors 26 ans, elle est professeure à l’Institut français. J’en ai trois de plus, je suis reporter pour le magazine Polka et cherche une interprète pour interviewer des Ukrainiens qui étaient en première ligne lors des affrontements des 19 et 20 février 2014. Ces jours-là, sur Maïdan, une centaine de personnes –plus tard baptisée “la Centurie céleste” – ont été tuées par la police prorusse. En train et en voiture, nous partons avec Olga et le photographe Éric Bouvet à la recherche de ces citoyens qui ont risqué leur vie pour dire leur envie d’un futur plus proche de l’Ouest que de l’Est. Des héroïnes et des héros blessés, des mères qui ont perdu leur fils, des familles éplorées mais aussi des grandes tablées, de la joie, des varenyki et de la vodka. Olga traduisait, pleurait souvent et, le soir, me racontait ce pays dont je connaissais peu de choses. Plus tard, elle est venue s’installer en France. L’Hexagone était son pays de cœur et la révolution de 2014 l’avait sans doute aussi un peu déçue. Tant d’espoirs, pas assez de changements à son goût.

En janvier 2018, je lui propose de m’accompagner à nouveau en Ukraine. Je vais rencontrer des combattants engagés dans la guerre du Donbass. Dans la foulée de la révolution de Maïdan, la Russie a annexé une région ukrainienne, la Crimée, et provoqué la naissance de deux républiques séparatistes dans l’Est du pays, autour de Donetsk et de Louhansk. Une guerre de tranchées a lieu aux frontières de l’Europe. Beaucoup d’Ukrainiens volontaires rejoignent le front, par patriotisme. L’armée nationale est encore très fragile, sous-équipée, peu organisée. Olga traduit mes rencontres avec des engagés et des médecins qui font des rotations entre le front et l’arrière, les discussions avec les jeunes recrues et les gradés de l’Académie militaire de Lviv. On s’infiltre dans un hôpital pour parler à des blessés. J’interviewe même la psychologue d’Olga : elle suit des Ukrainiens qui ont été pris en otages par des Russes dans cette guerre méconnue en France. Une guerre qui, entre 2014 et 2022, fait plus de 13 000 morts.

Alors quand, ce matin du 24 février 2022, le monde apprend que la Russie a envahi l’Ukraine, je pense tout de suite à Olga. Et c’est étrange mais je pense aussi pêle-mêle au papier peint à fleurs de la cuisine de l’appartement de sa maman où l’on était passées se doucher, aux petites pièces empilées près du téléphone vert amande, à sa grand-mère, à sa

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sœur, à sa vie. À leur vie qui soudain vole en éclats. Le soir, au rassemblement organisé sur la place de la République à Paris, au milieu d’une foule qui chante l’hymne ukrainien et s’étreint, je retrouve Olga en état d’hébétude. Le lendemain, je retourne la voir à la cave à vin et je ne sais pas comment la réconforter. Elle souffre terriblement d’être loin des siens, de ne pas savoir minute par minute ce qu’ils font, ce qu’ils traversent. S’ils sont vivants. C’est comme un poison amer, le poison de la peur, de l’angoisse et de la solitude, qui va se distiller goutte à goutte à partir de maintenant et pendant des mois. Même si, évidemment, on ne le sait pas encore. Ce jour-là, par écrans interposés, on fait connaissance avec Sasha. Le soir, je leur propose d’écrire un journal de guerre à deux voix. Pour se raconter leur quotidien l’une à l’autre. Pour nous raconter ce que l’on ne peut pas comprendre quand on ne le vit pas dans sa chair. M le magazine du Monde accepte de publier la première semaine de ce journal… Il y en aura cinquante.

Les premiers jours sont une chronique des événements, entre avancée de l’armée russe, frénésie d’informations et quotidien focalisé sur les besoins vitaux. Sasha nous décrit des journées sous tension et sous adrénaline. À Paris, Olga, prise dans un continuum de panique, partage son impuissance et sa colère, décuplées par l’éloignement. Elle dépose dans le journal une sourde culpabilité impossible à faire taire, celle d’être en sécurité, loin des siens et de son pays. De mon côté, j’essaye de les guider, à vue, car moi non plus, je n’ai aucune idée de ce qu’elles sont en train de vivre au fond. On échange énormément. Des mots à toute heure de la journée, des notes vocales au milieu de la nuit. On suit les actualités heure par heure. On travaille sur tout ce qu’elles voient et ressentent. Sur leurs peurs et leurs réflexions mais aussi sur un tas de petites choses plus triviales. Dès le début, ce mélange me paraît fondamental pour que les gens les lisent et, qui sait, s’identifient à elles. C’est en tout cas ce qui m’intéresse moi : ce qu’elles pensent comme ce qu’elles mangent.

Jour après jour, dans leur journal, on apprend à les connaître par touches. Et l’on voit la guerre creuser dans leur personnalité. Olga, l’aînée, a alors 34 ans, elle est passionnée d’œnologie et de chant lyrique. Elle vit à Paris depuis sept ans, elle est en couple avec Yanis. Sasha a 33 ans, elle travaille dans la communication et le marketing. Son amoureux Viktor est architecte. Elle ne le dirait peut-être pas ainsi mais elle fait partie de la génération hipster de Kyiv. Ultra-connectée, cultivée, informée. Leur famille est très urbaine et habite la capitale depuis

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plusieurs générations. Elle n’est ni riche ni pauvre, plutôt classe moyenne. Ils ne sont pas propriétaires, n’ont pas de maison dans un village. Les filles ont fait les mêmes études que leurs parents : une fac de français. Et que leur grand-mère maternelle Valentine, professeure et grande voyageuse, décédée en 2020. “La première Française de la famille”, écrira un jour Olga avec fierté. Leurs parents sont séparés depuis des années. Elles parlent parfaitement ukrainien mais leur langue maternelle est le russe. Avant la guerre, entre elles et avec leur maman, elles n’utilisaient que cette langue. C’est terminé. Toutes les trois, nous ne communiquons qu’en français. Elles connaissent très bien notre langue, notre culture, et sont au courant de ce que nous savons de l’Ukraine : en général pas grand-chose. En linguistes de formation, l’une comme l’autre font très attention aux mots qu’elles emploient. Elles vont très vite décider d’écrire la version ukrainienne des noms propres et de ne plus mettre de majuscules à Russie, Poutine ou Moscou. Une langue est vivante, disent-elles. Elles adoptent les mots que la guerre a inventés et popularisés : rachiste (pour russes + fascistes), Poutler (pour Poutine + Hitler), “terreurrussie”… Un militantisme langagier qui dit bien à quel point cette guerre est à leurs yeux hautement culturelle.

Je me souviens du dimanche 3 avril. Ce jour-là, Olga et Sasha – et le monde avec elles – découvrent avec effroi les exactions et les crimes de guerre commis par les Russes à Boutcha, cette petite ville de la banlieue de Kyiv. Ce moment marque un tournant militaire et psychologique. L’armée de Vladimir Poutine s’éloigne et paraît renoncer à prendre la capitale, ses soldats vont se concentrer à l’Est et au Sud. Sasha comprend aussi que la guerre s’installe. Et qu’il va falloir vivre avec. S’adapter. Très vite, les filles se demandent s’il est légitime de continuer à écrire ce carnet de bord. Des gens en Ukraine vivent bien plus l’horreur de la guerre. On en discute beaucoup. Que raconter et pourquoi ? Elles sont conscientes que cette guerre est aussi une guerre d’information. Alors ce journal va être leur effort de guerre, leur modeste contribution. Une façon d’alerter sur ce conflit mais aussi de montrer que l’Ukraine a son identité propre et le droit de faire partie de la famille européenne. Notre processus d’écriture s’installe : toute la semaine, nous échangeons, le week-end, elles écrivent et développent leurs pensées. Je relis, réécris, leur pose des questions, leur demande de préciser telle réflexion, telle scène, de donner des nouvelles de leur grand-mère et de leurs amis, de retrouver les sources des informations ou des chiffres qu’elles partagent, j’insiste quand je ne comprends pas. Patiemment, même si c’est

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éprouvant, elles m’expliquent, décortiquent leurs émotions, leurs sensations et leurs souvenirs. Et le dimanche soir, un peu avant minuit, je leur envoie les textes pour relecture – ils seront ensuite revus plusieurs fois par la rédaction de M. Souvent les larmes leur viennent en découvrant la semaine de leur sœur à 2 500 kilomètres. Après quelques mois, la confiance entre nous trois est tressée. Solidement. Souvent, on se dit que cette relation est aussi étrange que précieuse. Inédite pour elles et pour moi. Leur journal n’est pas un journal intime qu’elles écrivent assises à un petit bureau, face au papier peint de leur chambre, non, il est aussi fait de notes vocales et de messages sur Messenger qui me sont adressés. Et grâce à internet et aux réseaux sociaux, ce partage est en prise directe avec leur réalité. Elles dévoilent de façon presque instantanée leur quotidien et leur intimité à des inconnus. En se confiant à moi, elles se confient à tous.

Au milieu du drame de la guerre, du siège de Marioupol, de l’occupation de Kherson, du martyre d’Izioum, on assiste chez elles à la prise de conscience douloureuse d’un sentiment national de plus en plus fort. Parfois, Olga culpabilise de ne pas avoir été plus fière de son identité ukrainienne avant la guerre, comme si elle avait intégré sans même s’en rendre compte ce mépris russe pour leur société. Ça lui fait mal rien que d’y penser. Sasha, elle, nous fait souvent part de sa passion pour le cinéma ukrainien, de son amour grandissant pour la poésie classique et contemporaine, elle décrit les pièces de théâtre qu’elle va voir, sa découverte de la danse folklorique, des traditions des campagnes. Semaine après semaine, cet amour vibrant pour leur patrie va se déployer. La fierté d’être ukrainiennes, l’admiration pour leur président Volodymyr Zelensky, la reconnaissance pour leurs compatriotes au front, tous ces sentiments très forts viennent nourrir leur patriotisme, leur nationalisme, diront peut-être certains. Comment pourrait-il en être autrement ? Leur pays est agressé par le puissant voisin qui, pendant des décennies et plus, a colonisé leurs terres et écrasé leur identité. Olga écrira un jour de décembre : “Est-ce que vous avez déjà ressenti cela ? L’impression que l’on veut vous déposséder de votre identité, la nier ?” On échange souvent toutes les trois sur ces mots : patriotisme et nationalisme. Pour elles, ils sonnent comme une affirmation, un ciment pour leur nation, pour tenir bon et reconstruire leur pays après. Même si pour nous, Français, ils résonnent différemment.

Dans leur journal, elles expriment aussi la russophobie qui les envahit, sans qu’elles parviennent à endiguer cette haine. Elles en ont peur,

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se demandent quoi en faire au présent et au futur. La guerre est sale, elle lacère les âmes et grignote les esprits, même ceux à venir. Souvent j’y pense et m’inquiète pour elles. Mais qui suis-je pour leur dire de ne pas se laisser submerger par ces idées noires ? Olga parle souvent des Français qui lui affirment qu’ils sont “pour la paix” et ne comprennent pas pourquoi elle réclame si souvent l’envoi d’armes en Ukraine. Avant tout ça, Olga et Sasha n’étaient pas des pasionarias de la guerre ou de la violence, pas du tout. Comme 43 millions d’Ukrainiens, elles se sont retrouvées plongées dans un conflit dont l’issue va déterminer l’existence de leur nation. Alors de mille façons, au fil des jours, elles nous enjoignent de nous mettre à leur place. Que ferait-on ? Que penserait-on ? Qui deviendrait-on après des dizaines de semaines engloutis dans un vertige de violences ?

Certains jours, on se donne moins de nouvelles avec les filles. Parce qu’elles sont submergées d’émotions, malades ou tout simplement très occupées. Je regarde alors sur internet où sont les villes et les villages dont elles m’ont parlé. Je lis des choses qui nous rapprochent. Dans son premier livre, La guerre n’a pas un visage de femme, la journaliste biélorusse d’opposition Svetlana Alexievitch recueillait les souvenirs d’anciennes combattantes de l’Armée rouge ayant pris part à la Seconde Guerre mondiale. La prix Nobel de littérature écrivait à propos de ces témoignages qu’ils étaient des “documents-sentiments”. Ce mot qu’elle a inventé me parle. La sincérité d’Olga et Sasha, leur fidélité même, nous imprègnent de ce qu’est une guerre. Elles nous lient à elles, à ce conflit, à l’Ukraine. Pas seulement moi, les lecteurs aussi. Elles vont d’ailleurs les interpeller de plus en plus souvent. Au creux de l’été, quand Olga demandera si quelqu’un les lit encore, beaucoup de gens répondront. Par lettres, par mails à travers le courrier des lecteurs du Monde. Il y a Stéphanie et Alexandre qui lisent le journal en famille au petit-déjeuner. Il y a Christiane qui a appris les chants traditionnels dont Olga et Sasha ont parlé, et Clara qui est allée chercher les clips de la rappeuse ukrainienne Alyona Alyona. Il y a ces dames qui, à leur cours de bridge, ont déclamé le journal à plusieurs. Il y a Anne qui raconte qu’elle fait des kilomètres dans la campagne cévenole le samedi matin pour aller chercher le magazine. Il y a Marion qui me demande des nouvelles de Sasha sans pouvoir attendre la semaine suivante et termine son message avec : “Je vous sens près de moi et pense à vous chaque jour.” Il y a Étienne Pinte, ancien député et maire de Versailles, qui partage avec elles ses souvenirs d’enfant de résistants que le

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journal a fait remonter. Il y a Pierre qui cherche par tous les moyens à envoyer un groupe électrogène à Sasha. Et Paule qui découpe chaque semaine le journal pour son petit-fils de deux ans. Plus tard, elle lui offrira pour qu’il comprenne cette guerre qui a eu lieu près de chez lui. Paule compare le journal des filles aux lettres des poilus pendant la Première Guerre mondiale. Elle dit qu’on est avec elles “au cœur de la guerre, dans son ventre”.

Réunir dans ce livre leur récit des cinquante premières semaines de l’invasion russe est né de l’envie, du besoin même, de continuer à partager. On sait depuis longtemps que raconter ne mettra pas fin à une guerre ni ne dissuadera les générations suivantes. Mais une guerre est une grenade à fragmentations, ses éclats sont visibles et invisibles. Et je crois qu’il est important de pouvoir lire, au jour le jour, comment un conflit pèse sur les individualités, comment il se glisse dans les interstices de la vie et se diffuse dans les recoins de chacun. Pour rester sensibles et conscients.

J’aurais aimé que le journal d’Olga et Sasha s’arrête avec la fin de la guerre. Mais ça n’a pas été le cas. À l’heure où l’on imprime ces pages, la guerre est encore bien là. Les morts, les violences et les destructions continuent. Les déflagrations intimes aussi. Et Olga et Sasha ont dû s’habituer à cela, comme des millions d’autres personnes en Ukraine et ailleurs. Depuis des mois, je les vois lutter pour vivre malgré tout. Je voudrais utiliser ces derniers mots pour les remercier de leur immense confiance, leur dire ma tendresse et mon admiration.

Sasha : On a été réveillés par le son de bombardements. Toute la journée, on a fait des courses et nos bagages. On imagine toutes les possibilités : rester ou partir, prendre des trucs ou les laisser, demeurer auprès des plus âgés ou se sauver nous-mêmes. Ma mère n’habite pas très loin, elle a fait ses valises et elle est venue dans l’appartement où je vis avec Viktor, mon compagnon. Papa, qui habite dans un autre quartier avec sa femme, est descendu se réfugier dans le métro. Ma grand-mère est chez elle, avec ma tante handicapée, elles ne peuvent pas descendre pour s’abriter. Avec Viktor et maman, quand on a entendu les trois sirènes, on est allés dans l’abri qui est près de chez nous. Il date de la Seconde Guerre mondiale, il est très vieux, il y avait du monde… Je n’ai pas envie d’y retourner. Mais bonne nouvelle : on a internet ! Heureusement que Poutine veut mener une guerre hybride et qu’il en a besoin. J’ai réussi à promener mon bouledogue français, en bas de l’immeuble. On va quitter l’Ukraine, on n’a pas le choix. Olga nous attend en France.

Olga : Ce matin, sur l’écran de mon téléphone, j’ai vu les yeux terrifiés de ma petite sœur. Je ne sais pas quoi faire. J’y vais ? Yanis, mon copain, qui n’est pas ukrainien, me dit que c’est ridicule, que je dois rester pour les accueillir en France. J’ai eu plusieurs fois ma mère au téléphone. Elle est persuadée que Poutine est déjà surpris de cette résistance des Ukrainiens. Elle dit que les Russes vont sortir dans la rue… Ma grand-mère de 85 ans relativise tout ce qui se passe : elle a déjà

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traversé une guerre, elle s’était déjà cachée dans un bunker quand elle avait 5 ou 6 ans. Ma grand-mère me rappelle qu’on appelait la Russie et l’Ukraine les républiques sœurs. Mais une sœur n’est pas censée te faire ça ! Et Sasha qui ne répond pas depuis une heure et demie, ça m’énerve ! Je veux savoir tout le temps ce que chacun fait, je suis plus calme si je sais. Je n’arrête pas de regarder les infos : le site de la présidence, le site de la mairie de Kiev, la chaîne indépendante en biélorusse Bielsat TV, Instagram, Facebook… Je ne vais jamais réussir à dormir.

Vendredi

Olga : Je me suis levée et j’ai pris deux Medicar, le Xanax ukrainien. Ça m’a un peu calmée. Ma mère m’a appelée, elle veut me rassurer, elle me dit que “Tout va bien à Kiev”. Quand j’arrive à mon travail, j’allume mon ordi et je vois que tout est en train de péter ! Yanis veut aller les chercher en voiture à la frontière polonaise. Avec son père, il a préparé l’itinéraire jusqu’à la Pologne. Il me dit qu’ils sont prêts à partir, qu’il n’y a plus qu’à remplir des jerricans d’essence pour faire la route. J’aimerais tellement que ma famille soit là. Mais même si elle le voulait, c’est trop dangereux de quitter Kiev. Là-bas, des amis se sont fait tirer dessus alors qu’ils étaient dans leur voiture en train de partir. Je me sens tellement impuissante. J’essaie de reposter un maximum d’informations vérifiées à mes amis français, russes, canadiens… pour qu’ils repostent eux aussi. Je fais suivre les pétitions, les cagnottes. C’est aussi une guerre de l’information. Quand je pense que l’autre nous traite de nazis et de drogués ! La bataille pour Kiev a commencé.

Sasha : Ce matin, avec maman, Viktor et le chien, on a quitté mon appartement pour aller dans l’immeuble d’une amie qui a un parking souterrain, moderne. On est presque tout seuls. Il y a des gens dans des voitures – de luxe – garées mais on ne les voit pas trop. Viktor est architecte, il dit que le parking est solide, que les monolithes de béton sont très robustes. On a installé des chaises de camping, des vivres, de l’eau. On a tout ce qu’il faut à manger mais je n’ai pu avaler qu’une pomme aujourd’hui. Je suis fatiguée, on ne dort pas beaucoup. On regarde tout le temps les nouvelles sur Rada1 et sur l’application Telegram. L’armée

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1. La chaîne du Parlement ukrainien.

nous dit de ne pas sortir car ils ne peuvent plus intervenir si tous les civils sont dehors. Viktor a amené du cognac ukrainien et des bouteilles pour fabriquer des cocktails Molotov. Mais on n’a pas tous les ingrédients. Et je ne sais pas les faire. Ça n’est pas ma façon de vivre. Ce soir, nos valises sont dans le coffre de la voiture. Finalement, on a décidé de partir hors de Kiev demain, les missiles tombent trop ici, ça n’est plus possible.

Samedi 26 février

Olga : Je suis réveillée par l’appel de ma grand-mère Raïssa à 3 h 45. Elle est très fatiguée. J’ai un sentiment immense de haine vis-à-vis de cette guerre, vis-à-vis de Poutine. Des gens en Russie, dans l’armée russe, vont-ils se rendre compte de ce qu’ils font ? Il y a encore quelques semaines, j’étais à Kiev pour Noël, à boire du champagne et manger des bons petits plats dans le salon de Sasha. Je suis allée au rassemblement place de la République à Paris, j’ai appelé ma sœur en vidéo pour lui montrer sur Messenger. On était des centaines et elle, elle était coincée dans un parking souterrain. C’est surréaliste.

Sasha : Notre routine s’organise. Dormir, manger et prendre une douche. On commence à avoir notre emploi du temps de guerre. Le matin, on fait le tour de toute notre famille, nos proches, nos amis. On prépare à manger puis on organise tout pour la nuit que l’on passe au sous-sol au cas où les sirènes retentiraient. Parfois, je monte à l’appartement. Parfois, je vais fumer une cigarette dans la cour. Dans l’immeuble au-dessus du parking, les seules lumières sont celles des cages d’escalier. Je crois qu’il n’y a plus personne. Finalement, on a changé d’avis : on ne partira pas. C’est bizarre mais je suis contente d’être à Kiev, je me sens bien, c’est ma ville. Je me sentirais mal d’être ailleurs. On espère que les forces ukrainiennes vont bien se battre… Même si tu ne peux pas souhaiter que quelqu’un se “batte bien” dans une vie normale en 2022. On est fiers de notre président : Zelensky est devenu un symbole de liberté, une légende pour tous les gens que je connais à Kiev. Qu’ils aient voté pour lui ou non. Il est avec nous, je le sens très très proche de nous.

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Le 24 février 2022, quand la Russie déclenche son blitzkrieg contre l’Ukraine, il y a d’abord un moment de totale sidération, puis une colère sourde qui monte à mesure que l’on devine –mais de si loin ! – l’horreur d’une guerre en direct et cette fois aux portes de l’Europe, l’exode de millions de personnes fuyant les bombardements, la terreur instaurée par les occupants, les massacres assumés, les tragédies annoncées.

C’est alors que la journaliste Elisa Mignot reprend contact avec une jeune femme ukrainienne qui vit maintenant à Paris. Elle s’appelle Olga et a été, en Ukraine, son interprète au cours de deux reportages : en 2014, sur la révolution du Maïdan, puis en 2018 sur des combattants ukrainiens de la guerre du Donbass. Elle “souffre terriblement d’être loin des siens, de ne pas savoir, minute par minute, ce qu’ils font, ce qu’ils traversent, s’ils sont vivants” car toute sa famille est à Kyiv, dont sa sœur, Sasha.

Toutes les deux sont francophones et Elisa Mignot leur propose d’écrire, avec son aide, leur journal de guerre “pour nous raconter ce que l’on ne peut pas comprendre quand on ne le vit pas dans sa chair”.

M le magazine du Monde publie la première semaine de ce journal. Il y en aura cinquante autres et, de même que des milliers de fidèles lecteurs, on aura bientôt le sentiment de connaître Olga et Sasha Kurovska, comme si elles étaient devenues des membres de notre famille.

“J’aurais aimé que le journal d’Olga et Sasha s’arrête avec la fin de la guerre, nous dit la journaliste dans sa préface. Mais ça n’a pas été le cas.” À l’heure où l’on imprime ces pages, la guerre continue.

Olga Kurovska, ukrainienne, est caviste à Paris et enseigne le français ; Sasha Kurovska, sa sœur, qui habite Kyiv, est professeure de français et interprète ; Elisa Mignot est journaliste indépendante et productrice de podcasts.

ISBN 978­2­330­18273­1

DÉP. LÉG. : SEPT. 2023 / 23 € TTC
France
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Photographie de couverture : © Daria Svertilova / SOLIN
www.actes­sud.fr

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