Extrait "Biotope" de Orly Castel-Bloom

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ORLY CASTELBLOOM

Biotope

roman traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech

BIOTOPE

“Lettres hébraïques” série dirigée par Rosie Pinhas-Delpuech

DE LA MÊME AUTEURE

DOLLY CITY, Actes Sud, 1993, Babel no 877.

OÙ JE SUIS ?, Actes Sud, 1995.

LA MINA LISA , Actes Sud, 1998.

LES RADICAUX LIBRES , Actes Sud, 2003.

PARCELLES HUMAINES , Actes Sud, 2004.

TEXTILE , Actes Sud, 2008.

LE ROMAN ÉGYPTIEN, Actes Sud, 2016.

Au cours de son travail sur ce livre, l’auteure a été accueillie en résidence d’écriture à la Villa La Brugère à Arromanches (villalabrugère.fr). Que son équipe en soit ici remerciée.

Titre original : Biotope

Éditeur original : HaKibbutz Hameouhad © Orly Castel-Bloom Publié avec l’accord de The Institute for the Translation of Hebrew Literature

© ACTES SUD, 2025 pour la traduction française

ISBN 978-2-330-20136-4

ORLY CASTEL-BLOOM

Biotope

roman traduit de l’hébreu par

Pour Yaël Dayan.

Deux ficus aux troncs épais, qui poussaient l’un dans l’autre depuis des dizaines d’années, avaient envahi la haie vive devant l’immeuble. Quand ils étaient taillés, ils formaient une arche à l’intérieur et des angles droits à l’extérieur. Ces arbres domestiqués sont une porte d’entrée vers l’allée rectiligne qui conduit à mon immeuble. Ils forment une séparation entre mon appartement du premier étage et la station d’autobus où s’arrêtent plus d’une douzaine de lignes des compagnies Egged, Dan, Kavim, Metropoline, qui déversent chaque matin dans la rue une foule de gens des quatre coins de la métropole et du pays.

Jour après jour, des flots humains pénètrent par cette rue dans la grande ville, en autobus, motos et voitures particulières. D’autres arrivent à pied ou en autobus de la station de train, Shalom. D’autres flots humains entrent dans la ville, courbés sur le guidon de leur vélo – électriques pour la plupart – ou bien droits sur leurs trottinettes, toutes électriques. Il n’y a qu’un mot pour décrire tout cela : Tokyo.

Depuis près de cinq ans, j’habite au premier étage, sur la façade sud d’un immeuble de quatre étages qui donne sur la rue bruyante. Moi, M. Joseph Shimel (ni “docteur”, ni “professeur”), et mon petit chien, un

pseudo-teckel que j’ai adopté après avoir été licencié de mon travail de lecteur non titulaire au département de français de l’université de Tel-Aviv.

“Ce nouveau chien me sortira de la maison au moins trois fois par jour”, ai-je dit à la jeune femme du chenil municipal du sud de la ville et je l’ai appelé Foxy, en souvenir du fox-terrier de ma défunte mère, dans son enfance en Normandie.

Ma rue s’appelle le boulevard du Roi Saül, même si personnellement je ne lui trouve aucun air de boulevard. Mon immeuble est un bâtiment ordinaire, à cinquante mètres à l’est de la rue Ibn Gvirol, et à trois immeubles ordinaires du nouveau gratte-ciel de luxe avec façade de verre noir, construit il y a quelques années à l’emplacement du parking des Juges. C’est une tour d’habitations à moitié vide une bonne partie de l’année car, selon la rumeur, ses résidents habitent ailleurs, dans d’autres appartements qui leur appartiennent, surtout aux États-Unis, au Canada et en France.

Chez moi, les lames des stores sont toujours ouvertes et laissent entrer un flot de lumière. Après tout, c’est un appartement orienté sud. Mais toute cette lumière ne procure de la joie qu’à deux plantes d’intérieur que je cultive dans le séjour. La vue de l’extérieur est masquée par des vitres opaques et rugueuses appelées “Chinchilla” (pour l’employé qui travaillait dans l’industrie du verre dans les années 1980, leur texture évoquait peut-être la fourrure de l’animal). D’autres détails de l’appartement, comme le crépi des murs intérieurs, me font penser que les derniers travaux de rénovation remontent eux aussi aux années 1980. Les jours ouvrés, j’entends, cent fois par jour à travers les Chinchilla l’annonce du bus dès l’ouverture des portes : “Ligne 82 vers le terminus Carmélite…

ligne 70 vers la gare routière… ligne 142 vers le cimetière de Bat Yam.”

Les fenêtres du séjour sont toujours fermées, tant pour me protéger du bruit effrayant de l’extérieur que de la pollution de l’air provoquée par les autobus et autres véhicules fumants. Certains jours, je sens des vapeurs d’essence dans tout l’appartement. À cause des Chinchilla, je ne peux pas m’offrir le plaisir d’être confortablement assis sur le canapé du salon pour regarder la foule et la circulation sous stéroïdes s’agiter en mode silencieux. Il m’arrive de vouloir investir dans du double vitrage qui transformerait mon extérieur en film muet, quoique colorisé mais, en ce moment, je ne suis malheureusement pas calibré pour palabrer avec des marchands de vitres et d’aluminium. En fait, j’habite au cœur d’un bouchon. J’ai l’impression d’avoir été quelqu’un qui, un jour, a tenté d’entrer dans la grande ville par l’est et, découragé par l’attente dans un embouteillage, a déniché l’appartement le plus proche de sa voiture et a abandonné cette dernière, comme ces riches Iraniens du temps du shah qui, chaque fois que la police de Téhéran mettait un sabot à leur luxueuse voiture, l’abandonnaient, verrouillée, dans la rue et s’en achetaient une autre. Je me souviens d’avoir vu dans le journal Le Monde une photo prise de haut d’un enchevêtrement de grosses cylindrées se bloquant les unes les autres, devant un centre commercial de Téhéran.

Chaque fois que je sors ma Renault Twingo du parking privé de mon immeuble aménagé pour les résidents dans les anciens jardins confisqués, je sens la densité de la population et de la circulation sur le boulevard du Roi Saül. Entre les cyclistes, les trottinettes électriques qui roulent sur les trottoirs à des vitesses inattendues,

les piétons pressés et, parmi eux, les mères avec les poussettes où repose un petit bébé sous de grosses couches, tandis qu’elles bavardent au téléphone avec ou sans oreillettes, il faut se faufiler prudemment hors du parking, centimètre par centimètre, regarder à droite et à gauche, encore à droite et à gauche, comme à un cours de gymnastique intensive ou dans un geste compulsif de refus. Même si vous êtes le plus prudent des conducteurs, allez savoir qui va se jeter sous vos roues. J’ai failli, trois fois déjà, écraser des piétons qui regardaient l’écran de leur téléphone mobile sur le trottoir entre le parking et la chaussée. Une autre fois, j’ai presque tué ou gravement blessé un cycliste non électrique qui a soudain surgi devant moi.

Depuis que j’ai été licencié, je sors peu de la maison sauf pour les besoins du chien ou pour des courses indispensables. Les commandes en ligne me conviennent bien. Le prix des appartements s’envole et je suis reconnaissant d’avoir pu acheter celui-ci, couvert de suie, avant que les prix aient largement dépassé mes moyens. Il est vrai que le visiter pendant le calme du shabbat fut une erreur, mais je suis ravi de cet investissement immobilier.

Sur le trottoir d’en face se trouve le centre commercial London Ministore, composé d’un rez-de-chaussée où s’alignent des restaurants, d’un grand immeuble d’habitations blanc et beau, et d’un étage de bureaux en location. Le centre médical Miriam et Sheldon Adelson se trouve plus à l’est, loin de l’angle du boulevard du Roi Saül et de la rue Henrietta Szold. Il est fréquenté tous les jours par plus de trois cents patients sous méthadone venant des quatre coins de la ville. Vingt à trente d’entre eux traînent autour du London Ministore, attirés par les billets de loto vendus dans le cabanon bleu

installé au milieu du trottoir. Un homme âgé, coiffé d’une grande kippa en velours foncé, tient le guichet et semble savoir se débrouiller avec ce public à cran.

Chaque jour, sauf les vendredis, samedis et jours de fête, ils reçoivent leur méthadone sous forme de breuvage consommé sur place. Le jeudi, on leur distribue deux petits flacons pour le week-end et dès le dimanche matin, premier jour de la semaine, ils se présentent devant leur centre avec leurs flacons vides. Il faut qu’ils les rendent pour pouvoir recevoir leur dose du dimanche et commencer ainsi la semaine.

L’endroit est surtout fréquenté par des hommes décharnés, qui maigrissent à vue d’œil et dont le squelette est déformé par la prise de ce substitut de drogue. Les femmes s’intéressent moins aux paris, mais deux d’entre elles sont des habituées, elles ont de particulièrement grands visages et l’air plutôt en bonne santé. Elles s’assoient sur les bancs publics disposés face à face devant le café Aroma, des hommes désœuvrés s’agglutinent autour d’elles et parlent trop lentement et trop fort. Il y a parmi eux des Russes, des gens d’autres pays slaves et des Orientaux de la deuxième génération. Apparemment, les deux femmes robustes font office de travailleuses sociales du groupe, et les deux bancs publics leur servent de bureau. Dès sept heures du matin, toute la bande est déjà là et les derniers ne partent que tard dans l’après-midi.

À onze heures du matin, quand le McDonald’s ouvre ses portes, tous ou presque émigrent là-bas parce que c’est le seul endroit où on les laisse s’asseoir sur les bancs fixes du trottoir. Les autres cafés de la rue Ibn Gvirol les ont chassés depuis longtemps et je peux comprendre les propriétaires, car la bande ne répand pas autour d’elle tranquillité et détente, mais plutôt tension et

colère. La torsion des squelettes, le parler lent et criard risquent de faire fuir les clients, et surtout les enfants.

L’un des consommateurs de méthadone a une très grosse tête. Il est plié à angle droit à partir de la taille. Lorsque j’avance vers lui, je ne vois que sa grosse tête monter et descendre, pas de corps. Ce pauvre homme que j’appelle l’Équerre exerce en marchant une forte pression sur son dos, ce qui a sans doute eu pour effet de le contracter.

Par un jour brûlant du mois d’août, l’Équerre se tenait courbé devant l’entrée de l’immeuble, à hauteur de buisson, il a saisi ma main, m’a tendu un jerricane en plastique blanc et m’a dit : “De l’eau.” Je me suis empressé d’aller lui en chercher au robinet des poubelles, mais je ne l’ai rempli qu’au tiers sachant qu’il ne pourrait pas en porter plus.

Un autre type de la bande, un grand et maigre, a une tête si petite que sa casquette flotte et sautille au moindre de ses mouvements. Je l’appelle Casquette-flottante.

Il porte des lunettes aux verres si épais que ses yeux ont l’air presque deux fois plus grands.

Un troisième que j’ai découvert récemment est tellement courbé que sa tête se trouve à cent quatre-vingts degrés de sa place d’origine. Il ne peut pas se redresser, est souvent habillé de rouge, veut mourir et refuse de se laisser conduire à l’hôpital en ambulance. Je l’appelle Cent-quatre-vingts-degrés.

La grande fenêtre du balcon de service attenant à ma cuisine donne, elle aussi, sur la chaussée et c’est là que je fume plusieurs fois par jour mes Gauloises blondes que je commande sur le site Yesmoke.com. Cette fenêtre reste toujours ouverte parce que je n’aime pas l’odeur de nicotine qui me prend au nez quand je rentre chez moi. Je déteste l’odeur de cigarette dans l’appartement, les cendriers débordant de mégots, et je vide compulsivement mon cendrier à une fréquence très élevée.

Par cette grande fenêtre, on ne voit pas la station d’autobus cachée par le ficus et quand on regarde devant on a une illusion d’air et d’espace. Un jour, tandis que j’aspirais la fumée dans mes poumons, et aspirais encore, pour dilater mon cœur en regardant le bout de ciel bleu, j’ai remarqué un mouvement suspect près des buissons mêlés au ficus de l’entrée de l’immeuble. Deux réfugiés érythréens qui semblaient ne pas se connaître ont chacun cueilli une feuille et se sont mis à la mâcher énergiquement.

À ma sortie suivante avec le chien Foxy, j’ai goûté à une feuille du buisson. Elle avait un goût neutre, inintéressant. Et même après l’avoir mastiquée pendant quelques minutes, j’ai senti une amertume et je suis remonté chez moi pour la cracher dans l’évier de

la cuisine. J’ai attendu quelques minutes une réaction psychotrope, en vain.

Quand la circulation est fluide et la chaussée relativement dégagée, on ne peut pas rester longtemps à la cuisine pour se préparer un vrai repas, car les autobus qui ne s’arrêtent pas à la station font trembler l’immeuble sur ses fondements. C’est pourquoi, lorsque je me fais à manger les jours de semaine, je me dépêche et ne prépare rien de plus compliqué qu’une omelette. Un vrai repas, un plat mijoté pour plusieurs jours, je ne peux le faire cuire que la nuit, les shabbats et jours de fête, ou quand le boulevard du Roi Saül est fermé à la circulation pour cause de manifestations, parades ou marathons. Il arrive qu’aux heures de pointe du matin ou de l’après-midi, je profite des gros bouchons pour découper des légumes frais pour une salade. Alors, les sirènes des ambulances coincées dans le bouchon avec un malade grave m’accompagnent dans la cuisine, ou les klaxons de chauffeurs énervés qui incitent ceux qui sont devant eux à brûler le feu rouge dans le sillage de l’ambulance.

C’est ainsi que je vis. Je prépare mes repas à des moments tranquilles, et il ne me reste plus qu’à les réchauffer au micro-ondes, alors j’entre dans la cuisine et j’en ressors à toute vitesse : une première fois, pour mettre le plat dans le micro-ondes et une autre, pour l’en sortir. Aux heures où la circulation est fluide, y compris quand les bus secouent la cuisine, je mange un yaourt ou une part de gâteau. J’ai pris l’habitude de manger debout et d’avaler presque sans mâcher.

Quand l’endroit est calme, surtout au petit matin, après le départ des fêtards et avant que les bus ne commencent à circuler, et les week-ends tant attendus, je m’autorise à ouvrir les vitres Chinchilla pour faire entrer

dans la maison un air relativement propre. Alors, des bribes de mots se mettent à voleter dans mon séjour, des gens qui parlent sur le trottoir d’en face, en général les derniers noctambules qui finissent par rentrer chez eux. Et bien sûr, s’il arrive qu’une femme profère des gros mots à cinq heures moins le quart du matin, je les entends aussi. Un châle rouge qui traîne par terre posé sur l’épaule, elle marche, hurlant dans l’air frais tous les jurons qui lui passent par la tête.

Et tout autant de criailleries de femmes dans leur téléphone mobile emplissent mon séjour les shabbats et jours de fête. Femmes blessées qui viennent d’être abandonnées. Cris qui n’at teignent pas toujours le seuil verbal et ressemblent aux gémissements d’un animal. Parfois, je suis au fin fond de l’appartement, dans ma chambre à coucher, les Chinchilla sont ouverts en grand et j’entends les femmes hurler dans leur mobile : “Nnnon !” ou “Pourquoi ?” Comme elles ont mal, ces femmes qui viennent d’être abandonnées, quelles injures elles profèrent ! Ce sont des moments où je suis content d’avoir gardé mes distances avec les femmes comme avec les hommes.

La nuit, j’entends des bruits de bouteilles qui s’entrechoquent et je sais : c’est l’heure des miséreux qui ramassent des bouteilles dans des sacs en plastique déchirés. Parfois je crois rêver, mais c’est toujours vrai. Au fil des années, j’ai appris à me calmer avec ce bruit agréable, désormais il me console.

Foxy est mon chiropracteur. Je lui dois le maintien d’un squelette d’homme qui se tient droit. Grâce à lui, je bouge mes os et active mes muscles. Mon bassin se meut en accord avec mes jambes, la circulation du sang s’accélère et l’oxygène envahit mon cerveau.

Foxy est petit et noir, une petite saucisse tout en muscles. Il parvient à me tirer même dans la montée de la rue des Prophètes, comme s’il était un cheval ou une bête de somme. Son existence même m’oblige à sortir au moins trois ou quatre fois par jour, à me mêler à mon environnement et à ceux qui l’habitent. Selon ses envies, je traverse la rue vers le London Ministore, ou bien tout droit vers le jardin des Juges, en général désert.

Les bancs de ce jardin sont plutôt occupés par des infortunés. C’est ici que l’on voit les sdf avec des chariots de supermarché pleins d’où dépassent deux ou trois vieux manches à balai. Dans les chariots, des sacs en plastique opaque, pleins. Dans les plus grands sacs, je distingue des dizaines de bouteilles en plastique et en verre qui valent trente centimes l’unité à la consigne. Durant le long été et les nuits d’hiver sans tempête, ils dorment sur les bancs du jardin. La municipalité entretient dans le jardin un abri antiaérien où personne ne s’abrite en temps de guerre et, même entre deux guerres, il reste verrouillé pour des raisons évidentes. Dans le jardin des Juges, qui porte ce nom à cause des Juges du peuple d’Israël du temps où il était un peuple en pays de Canaan, personne ne se donne la peine de ramasser les crottes de son chien ou de sa chienne, à moins qu’un tiers soit présent, que ce tiers ait également un chien, et qu’il lance un regard de blâme, ou même une remarque. Un habitant du pays n’a rien à faire au jardin des Juges, on n’y trouve que des rebuts. Ainsi, dès l’aube, quelque sdf couché à moitié nu, le pantalon descendu jusqu’aux chevilles. Il est dispensé du lever matinal, il y a ainsi des sdf lève-tard qui, vers dix heures, quand le soleil brûlant atteint leur banc, se lèvent et partent en poussant devant eux leur caddie

de supermarché, appuyés sur leur manche à balai qui leur procure une meilleure orientation. Et, comme si ce n’était pas assez, toute cette misère, le carrefour est visité dès le début du printemps par une femme, la soixantaine passée, de longs cheveux noirs, très maigre, avec un soutien-gorge noir, une chemise noire transparente portée à l’envers et un jean très court. À côté d’elle, un grand sac semi-transparent plein de maquillage, dans lequel elle fouille sans cesse, dont elle sort un poudrier pour se poudrer le visage encore et encore.

Pendant les mois d’avril et mai, quand le soleil n’est pas encore aussi fort qu’en été, elle s’étend sur le bout d’herbe de l’îlot giratoire, s’adosse à un des rochers d’ornement et s’applique à bronzer. À partir de juin, elle et son équipement déménagent sur le muret de pierre, à côté des poubelles de mon immeuble, ou sur le premier banc du jardin des Juges. Aux grandes chaleurs de juillet-août, elle reste au même endroit avec une bouteille d’eau qu’elle utilise à la fois pour boire, se laver les mains et les bras et pour se rafraîchir.

Au début, j’ai cru que c’était une ancienne prostituée qui revenait sur les lieux pour des raisons romantiques. Peut-être avait-elle eu un client dont elle était tombée amoureuse, ou bien son maquereau avait habité le quartier, il était mort, et elle revenait en souvenir de lui. Mais un jour, j’ai échangé quelques mots avec elle. Elle était assise sur un journal qu’elle avait posé sur le muret, à côté des poubelles de mon immeuble, j’ai aussitôt eu une illumination : quiconque est habitué à être assis dans la saleté se trimballe dans le monde avec un vieux journal dans le sac, pour le poser sous ses fesses. Je lui ai demandé : Pourquoi tu viens tout le temps ici ?

Elle m’a répondu :

Pourquoi tu penses que je viens tout le temps ici ?

Je lui ai répondu :

Je ne sais pas, dis-le-moi !

Et j’ai détaché le chien dans la cour de l’immeuble. Tu ne sais vraiment pas ?

Non, vraiment pas.

Je viens au dispensaire Adelson. Ah, j’ai dit, tout en suivant du regard Foxy pour qu’il n’aille pas se faire écraser sur la chaussée.

Puis j’ai de nouveau tourné la tête vers elle. Contrairement aux autres femmes qui fréquentaient le dispensaire Adelson, elle avait un petit visage ratatiné, sur un petit corps fragile.

Chaque semaine, je dois en acheter au marché noir. Ce qu’ils donnent ne suffit pas. Tu penses quoi…

Quand j’ai su qu’elle faisait partie de la communauté des toxicomanes, elle m’a déçu. J’ai appelé mon chien et nous avons pris l’ascenseur, même pour un seul étage.

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Un biotope est un milieu o rant “des conditions de vie homogènes”. Ajoutez-y des habitants, vous tenez un écosystème. Orly Castel-Bloom règle son microscope sur le cœur de Tel-Aviv avec ses gratte-ciels, son tra c démentiel, ses sdf amboyants, ses escrocs immobiliers et, au centre de ce carrefour encombré, un être humain démuni qui, en tête à tête avec son pseudo-teckel Foxy, tente de surnager et de juguler ses angoisses : Joseph Shimel, presque frère du Joseph de Kafka, professeur d’université recalé, témoin attentif et victime ahurie de notre modernité. Quelqu’un a dit homogène ?

Dans ce roman des marges, de la peur et de la dèche, publié en 2022 en hébreu, l’auteure revisite, avec un humour tendre, ravageur et mélancolique, son cultissime Dolly City à l’heure épileptique des métropoles contemporaines.

Née en 1960 à Tel-Aviv, Orly Castel-Bloom est unanimement célébrée en Israël comme la romancière la plus audacieuse de sa génération. En France, son œuvre est publiée par Actes Sud, notamment : Dolly City (1993), et Le Roman égyptien (2016).

Illustration de couverture : © Serenah Photography

www.actes-sud.fr

DÉP. LÉG. : JANV. 2025 / 22,50 € TTC France

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