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Bruno et Jean PAULINE VALADE
BRUNO ET JEAN
© ACTES SUD, 2024
ISBN 978‑2 330 19709 4
PAULINE VALADE
Bruno et Jean
roman
À Sylvain – pour le coin de ses yeux.
La forêt enfin se referme comme un livre : le héros est livré à la chance, son biographe à la précarité des hypothèses.
Pierre Michon, Vies minuscules, 1984.
La gifle fouetta l’air comme elle cingla la joue de l’en‑ fant. D’un geste vif et bruyant – sans appel. Recroque villé dans le coin d’une barrique, genoux contre la poitrine et les bras levés sur le front, le gamin atten‑ dait le coup double, l’œil déjà vengeur. Une claque à pleine main avait heurté son élan et l’avait renversé à terre. La menace brandie recommencerait, sans doute. L’archer frotta la toile bleue de son habit et se débarrassa des poussières ocre de la rue. Du bout de sa botte, un mouvement rageur projeta de la paille à la figure du petit. Tenté par les coups qui le déman‑ geaient encore, le soldat, les yeux chargés de colère, rencontra le regard d’un garçon cordonnier, immobile à quelques pas de lui. L’éclat brutal de la gifle avait arraché ce dernier à ses semelles de cuir et il tenait encore son couteau en l’air lorsque l’archer l’avait per‑ cuté du regard. Le militaire rajusta son épée et passa ses mains sur sa nuque, la bouche prisant nerveuse‑ ment un mauvais tabac. Un rictus sévère découvrit ses dents jaunes ; il sentait la peur du gamin, les yeux à peine ployés sous un menu courage qu’il devinait déjà. Une vermine qui avait tenté de lui voler quatre sols au creux de sa poche. L’archer mima à nouveau la gifle et rit du sursaut du gamin. Puis il se retourna
vers le cordonnier qui l’observait encore, et cracha violemment aux pieds du petit.
L’archer parti, Bruno posa enfin ses semelles et regarda longuement le jeune garçon replié dans le coin.
Sa culotte déchirée découvrait de maigres mollets sans bas, et une veste brune, trop grande pour ses épaules, était plaquée contre son corps par une ceinture de corde. La rue devint vacarme, tout à coup. Des car rosses passèrent à toute allure en soulevant la boue, dont de sombres éclats heurtaient les visages. Un por teur d’eau marchait sur les pieds des passants, trop pressé de suivre sa route ; des marchandes de vinaigre criaient, suivies de l’odeur aigre et du fraîchin d’huîtres vendues tout à côté. Une chaise à porteurs traversa et, un moment, un charron mena des chevaux au claque ment de sa langue. Le gamin gisait dans les limbes de la rue, couché presque à terre, hagard. La gifle avait déchiré la peau de son arcade, et sa lèvre, outrageuse‑ ment gonflée, semblait lui faire mal.
Bruno essuya ses mains sur son épais tablier de cuir puis se décida à traverser. L’enfant tressaillit et cher‑ cha, désorienté, une voie pour s’enfuir, mais Bruno lui saisit les épaules et le tint ainsi, immobile, malgré ses coups de pied. D’une main ferme, il lui écrasait les joues et sentait sa mâchoire abîmée entre ses doigts. Le jeune essayait de cracher, nerveusement, comme pour se laver de l’insulte de l’archer, mais du sang gicla de ses lèvres ouvertes. Bruno pressa davantage son visage et lui tira les cheveux. Il perçut ainsi le cœur battant au fond de ce regard endurci à la colère et aux coups de pied qui l’avaient sans doute élevé dans la boue de Paris. La peur au ventre, ses pupilles s’acharnaient à dire une haine qu’il ne saurait jamais mettre en mots. Bruno vit en ces deux petits points noirs un danger
mal maîtrisé, une violence sourde et palpitante qui le raccrochait à la vie et le tenait loin de l’hôpital *. Puis le gamin cessa de bouger, des larmes de douleur mon taient dans ses yeux suppliants.
Bruno bannit son air sévère et mit un doigt sur ses lèvres. Chut. Il ne devait pas crier ni courir comme un filou, bête qu’il était de sa jeunesse. Il sortit de sa poche un mouchoir de coton gris et épongea l’arcade du gamin.
Allons donc, appuie fort, dit il.
Puis il le lâcha sans un mot et repartit vers son ate‑ lier. Abruti, le garçon regarda cet homme s’éloigner. Ses jambes un peu longues heurtaient à chaque pas le long tablier de cuir noir qu’il tenait serré à la taille. Le petit attendit quelques secondes, mais il ne savait quoi. Il regarda ce mouchoir imbibé de sang qu’il ne pourrait jamais revendre, et en conçut presque de la méchanceté pour ce cordonnier imbécile. Lui donner un mouchoir ! À quoi bon s’il n’en faisait rien que de l’ensanglanter. Le gamin inspira profondément, ravala sa colère et se mit à marcher, les épaules enfoncées.
Hé ! là ! cria t on derrière son dos.
En se retournant, il chercha Bruno dans l’agitation de la rue. Un porteur d’échelles bousculait un autre, dont les seaux d’étain s’entrechoquaient. Une femme vêtue de méchantes guenilles lui souriait et, étran ‑ gement, la peur le gagna à nouveau. On le punirait sans doute d’avoir fouillé les poches de l’archer. Quel imbécile il était, il fallait attendre les réjouissances qui
* À l’époque moderne, l’hôpital est autant un lieu de soin que d’enfer mement. Il accueille des malades, des mendiants, des vagabonds, des fous, des femmes de mauvaise vie, des invalides et, dans certains cas, des vieillards et des enfants.
venaient. Ce fut alors que Bruno réapparut, les mains cherchant dans son tablier. Et avant de comprendre, le gamin saisit au vol une petite pomme. Mais quand il releva les yeux, Bruno avait déjà disparu.
Le souvenir du gamin et de son visage meurtri suivit longtemps Bruno ce jour là. Tout près de lui, le refrain strident d’un joueur de flûte maladroit lui rappelait les petits yeux méchants qui l’avaient tantôt supplié. De la rue des Cordiers où il vivait et travaillait avec son maître, un certain l’“Épître” aux moustaches généreuses, Bruno aimait à observer la vie du quartier. Les appren tis théologiens de la Sorbonne l’intriguaient, avec leur robe sévère et leurs lunettes austères. Près des jésuites qu’il croisait souvent, il jetait un œil gourmand sur leurs mollets, puis regrettait de les entendre disserter sur un Dieu qu’il ne priait guère. D’un geste machi‑ nal, il ne manquait jamais de toucher la petite croix de cuivre autour de son cou et revenait toujours d’un air raisonnable à ses souliers. L’air froid de février glis ‑ sait une bise piquante au travers des rues de Paris. Sur le pas de la porte, délesté de son épais tablier de cuir, Bruno respirait, loin des peaux tannées et de l’encre des talons. Cinq heures sonnaient à Saint Jean de Latran * lorsque son maître, pressé par une envie de cabaret, le laissa s’échapper un peu plus tôt. C’était la meilleure heure. Il aimait déambuler dans Paris, tantôt près de chez lui, devant les librairies de la rue Saint‑ Jacques où il goûtait l’odeur du papier, tantôt vers le
* Il s’agit de l’église de Saint Jean de Latran, délimitée par les rues Saint Jacques, des Noyers, Saint Jean de Beauvais et Saint Jean de Latran, proche du quartier de la Sorbonne, non loin de là où vivait Bruno.
Luxembourg où il avait appris à entrer par des portes défoncées. C’étaient alors d’étranges effluves mêlés d’arbres, de suc et d’herbes folles qui l’emplissaient, puis, lentement, de redoutables odeurs d’excréments empoisonnaient ses narines. Il se réfugiait alors der rière les allées centrales et observait la nature secrète de Paris s’exhiber sous ses yeux. Des fientes couvraient des chaises privées * que certains bourgeois dédai gnaient d’un geste de canne. Février n’incitait guère à la promenade et, las, Bruno passa ses mains noires sur son visage. Une envie d’air frais lui faisait chaque soir remonter la rive gauche vers le fleuve, ce puissant courant qui absorbait Paris et ses vices, et sur lequel il aimait par‑dessus tout s’épancher. La rue grouillait encore quand un carrosse à l’allure pressée renversa un portefaix à ses pieds. Des poules secouaient la poussière à la recherche de coquilles d’œufs et d’huîtres, tandis que le jet d’un pot de chambre les dispersa. En déam ‑ bulant sans dessein, Bruno suivait le tricorne usé d’un marchand de tisane qui, d’un pas à l’autre, secouait les clochettes de sa ceinture. “Mon bel œillet ! Qui veut voir mon bel œillet ?” criait une jeune femme qui tortillait autour de son cou une guirlande de petites fleurs rouges. Ses épaules appelaient Bruno d’un geste aguicheur, lorsqu’elle détourna la tête : deux vieilles balayeuses se disputaient des oranges dans la paille des rues. “La paix, la paix, mais qu’avons nous gagné ?” chantaient un vieillard et quelques filles autour d’un feu. Bruno d’ailleurs y songeait. Signé cinq mois plus
* Au xviiie siècle, les Bâtiments du roi autorisaient la location de chaises dans les jardins publics. Des concierges, des jardiniers ou souvent des femmes, revendeuses ou artisanes, mettaient à disposition des chaises dont la location constituait pour eux un petit revenu supplémentaire.
tôt après la guerre de Succession d’Autriche, le traité de Sa Majesté en avait ainsi décidé : des centaines de jeunes gens désabusés, un peu comme lui avant qu’il ne trouve un maître, des milliers peut‑être, étaient partis faire une guerre au roi de Prusse, dans les Provinces Unies. Beaucoup étaient revenus, d’autres non, et ils devaient être encore plus nombreux à hanter leur mère dans les impasses lugubres de Paris. La guerre avait été dure, comme toutes les autres, la vie avait manqué, taxée de toutes parts jusqu’aux bouts de chandelle et voilà, pensait encore Bruno, le traité signé avait fait de Sa Majesté une bête, comme sa paix, à tout vouloir rendre aux ennemis. Elle avait demandé de la chair, elle avait eu du sang dans les champs de Flandres et de Saxe, et qui sait ce que Louis XV en avait vraiment pensé. Bruno songeait souvent à ces morts que le roi avait exigés sans jamais remercier. La plume qui avait signé avait craché à leurs visages qui pourrissaient sous la neige, dans un charnier lointain. Il avait souvent entendu des dames de la Halle crier des injures sur cette entente nouvelle en Europe, qui ne les menait à rien, sinon au déshonneur d’avoir perdu des fils pour perdre des territoires.
Bruno sortit une pipe de sa veste et fuma lentement, l’ouïe et les songes perdus dans le chant de ce vieillard. “La paix, la paix, mais qu’avons‑nous gagné ?” Il leva alors le menton et contempla un instant une petite fenêtre ; il se souvint de cette femme au bonnet jaune qui avait hurlé de douleur quand son unique fils avait été tiré au sort par la milice. Et les supplications angois‑ sées de son gamin qui, à moitié ivre mort et soutenu par des soldats qui enrôlaient ainsi, par le hasard ou l’alcool, se faisait tirer par les bras, les talons glissant sur la paille. Sa mère avait hurlé, longtemps, suppliant
avec des demi mots de folle qu’on le lui laisse, sans quoi elle mourrait. Bruno chercha dans ses souvenirs, depuis des mois que l’on avait crié la fin de la guerre de Succession, il n’avait pas revu paraître ce fils à la porte de sa mère. Celle ci d’ailleurs ne s’était jamais plus montrée ; sa croisée était restée close et quelques coquilles d’huître avaient parfois illuminé la façade. Sans doute pensait elle à son fils quand elle les allumait les jours de victoire. Un matin, pourtant, Bruno avait trouvé son bonnet jaune à terre, et son cœur s’était serré. Où était ce fils ? Bruno avait toujours eu peine à se l’imaginer, lui qui n’avait pas été tiré au sort et qui ne s’était jamais représenté ce qu’étaient les fati gues cruelles de la guerre. Ce qu’il savait, en revanche, c’était que les uniformes brillaient un peu et que les soldats bien mis prenaient un tour joliment comba‑ tif. La guerre n’était peut‑être que ces coups de canon qui brisaient l’ouïe, de longues parties de cartes entre deux filles et des charges blessantes dont on revenait à moitié vivant.
En songeant à la guerre, Bruno marcha vers la Seine, serrant contre lui sa redingote de mauvaise laine, la pipe au coin des lèvres. Un homme hurlait un cantique devant une croix de bois, alors que des gamins, non loin, jetaient des fruits pourris sur un condamné au carcan, qui n’avait d’autre force que de baisser la tête et serrer les paupières. Bruno sentit un souffle épais lui parcourir les mollets ; un chien danois lui reniflait les reins. Il empoigna alors sa truffe, et le mena avec lui près du fleuve. La gueule chaude de l’animal atté‑ nuait les blessures du vent glacé sur ses mains. Bientôt, des beuglements le menèrent vers la place aux Veaux. Tout près, le port au charbon se transformait lente‑ ment pour les réjouissances de la Grève. Les bestiaux
s’entassaient l’un contre l’autre, meuglant de sordides échos. Bruno s’avança vers les bords de Seine, sous un ciel lourd de bourrasques prochaines. Un instant, il lâcha le danois et resserra son mouchoir de col, sa gorge le brûlait avec ces vents froids. L’hiver était donc venu, sans neige ni gelée, après les pluies conti‑ nuelles de janvier qui n’avaient eu de cesse de grossir le fleuve. La Seine semblait lourde et ses flots vifs et menaçants. Bruno s’avança sur les ponts des bachots, bientôt couverts de fournitures. Quelques blanchis seuses affrontaient le vent, frappant leur linge sale, d’autres pissaient au grand air. Un joueur de man‑ doline fredonnait avec ses compagnons un mauvais chant dont Bruno ne percevait que de vagues refrains transmis par les vents. Son attention se portait sur ces coches d’eau qui attendaient les voyageurs au manteau de fourrure, pour naviguer lentement vers l’Oise, la Marne ou l’Escaut. Depuis quand n’avait‑il pas quitté Paris ? Il ne s’en souvenait guère et n’avait cure d’un passé dont il ne gardait qu’une image sombre, lors qu’il avait quitté Douai, où il était né une vingtaine d’années auparavant. Tout près de lui, un bachot se mouvait doucement, encore amarré, plein des vagis‑ sements de nouveau‑nés emmaillotés, déposés dans des bacs en bois pour être livrés aux nourrices de pro vince. Il regarda un instant ce père éploré et ces mères qui soufflaient leur peine dans leur mouchoir de for tune. Bruno resongea à ce fils disparu à la guerre et que la paix ne ramènerait pas, et ce gamin ce matin… où pouvait‑il se cacher ? Il embrassa d’un large coup d’œil la rive gauche, ce bout de Paris qu’il habitait sans le connaître tout à fait, et ces ponts chargés de mai sons hautes aux toits pointus qui traversaient la Seine sans l’apparence d’un danger.
Tout à coup, le danois aboya. Un groupe de porte faix tiraient une forme flasque sur les bords du fleuve. Des jambes sans souliers, à peine couvertes d’une mauvaise culotte rouge, semblaient peser dans les bras des hommes sur la rive. L’un d’eux courut, sans doute pour prévenir le commissaire. On s’attroupa. C’était un noyé, un gamin dont le visage n’était pas encore rongé, à peine verdi par la fange des tréfonds. Bruno retira la pipe de sa bouche, puis recula ; l’un des passants avait lui même défroqué le noyé. On le pendit par les pieds, une femme cria. Les fesses blanches étaient couvertes d’escarres purulentes mais on s’acharna à introduire une pipe dans l’anus ; un homme souffla la fumée de toute sa force. Une jeune fille, couverte de suie, se mit à sangloter, les mains dans celles du noyé. On soufflait. La mandoline non loin avait repris la cadence. Le souffle vide ne rame‑ nait pas le petit noyé à lui et plus on soufflait, plus la gamine hurlait sa peine, pendue au visage boursou‑ flé du gamin. Un portefaix croisa le regard de Bruno et fit un bref mouvement de tête. Non, celui‑là, on ne le sauvera pas. Le commissaire arrivait et les por tefaix s’éloignèrent, quémandant un peu d’argent *. Alors, Bruno repensa à l’été dernier, lorsqu’il s’était baigné nu sur les bords de Seine. En se laissant porter sur l’eau, il avait aimé regarder de si bas les maisons hautes du pont Notre Dame, lorsque Rosine l’avait appelé en agitant les bras. Et quand il s’était retourné pour la rejoindre sur le bateau à lessive, une sensation flasque lui avait caressé les jambes. Machinalement,
* Au xviiie siècle, les règlements de police indiquent que ramener un noyé est rémunéré par la police, ce qui explique parfois que les per sonnes tombées à l’eau ne soient pas secourues.
sa main s’était portée à ses chevilles et avait ramené à la surface l’étrange tête d’un poulain à moitié dévo‑ rée par les flots, la gueule béante d’un hennissement éternel. Saisi de stupeur, Bruno n’avait plus entendu Rosine ; un frisson lui avait glacé le sang et ses yeux médusés restaient attachés à ceux, putrides, du canas‑ son dévoré. Une crinière engluée de vase, si fine qu’elle se détachait, découvrait par endroits le crâne dépoli de l’équidé, tandis qu’un menu fretin sortait de ses naseaux purulents. Le frisson grimpa son échine et le tint un moment paralysé par cette mort indifférente. Bruno rejeta dans les flots les restes putrides de ce qui n’avait pas eu le temps de vivre. Lentement il avait tourné la tête vers Rosine qui continuait ses grands gestes et, perdu dans cette vision décharnée et cadavé rique qui s’enfonçait dans l’eau, il avait regagné la rive.
Accoudé aux balustrades du bachot, Bruno son ‑ geait maintenant à cette eau sombre qui engloutissait ces milliers de morts, voguant dans l’eau et la boue plus qu’ils ne hantaient celles et ceux qu’ils avaient laissés se débattre dans cette ville affamée et toujours nerveuse. La Seine l’attirait, souvent. Pour sa fraî cheur et les pensées sombres qu’elle autorisait, loin des cris vivaces qui ponctuaient sa vie quotidienne, Bruno l’aimait. Quand il s’approchait ainsi de l’eau, surplombant la surface et devinant la fange, il s’au‑ torisait le secret de parler aux morts, à ces noyés par accident ou par volonté, à ceux que la Seine morbide avait aspirés dans ses fonds gluants de chair, de boue et de merde. Ici l’on murmure que la vie est ici-bas bien dure… mais où es-tu, toi, que par-delà je ne vois pas ? En ces instants là, par petits coups, Bruno mur murait ces vers tracés au charbon qu’il avait déchif‑ frés sur le mur d’un chantier près de la place Royale.
Oui, au fond, où êtes vous, vous que par delà l’on ne voit pas. Ce point d’interrogation l’avait longtemps préoccupé et, pour obtenir des bribes de réponse, se réfugier dans les églises aux heures vespérales ne l’y avait jamais aidé. Alors, Bruno fronçait les sourcils sur cette eau sombre et s’efforçait d’attraper le reflet de son visage. Dans le mouvement des flots, parfois dans des vapeurs hivernales, les noyés semblaient lui renvoyer une idée brève de ses traits. Il constatait alors que sa mâchoire, un peu triangulaire, lui donnait cet air si dur qui, selon Rosine, ne le quittait jamais. Si, ajoutait‑elle parfois, ses arcades tombantes qu’il dis‑ tinguait dans l’eau lui adoucissaient le regard. Le coin de ses yeux semblait en effet tomber sur ses zygoma‑ tiques, et ces clins d’œil répétés lui conféraient un air espiègle, un peu farouche. Sur la surface incertaine du fleuve, la profondeur de son regard en dessous ne lui échappait pourtant pas. Sa couleur brune assom‑ brissait souvent les railleries dont il s’enorgueillissait. Son sourire, relevé en coin, plaisait toujours à Rosine qui aimait y surprendre ses incisives entrechoquées. En relevant les yeux vers l’autre rive, Bruno sentit le poids de ce visage qu’il traînait dans cette ville sans pouvoir vraiment le démasquer. D’un coup de men‑ ton, il s’adressait encore aux morts. Alors, où êtes vous donc, vous que l’on ne voit plus. D’ailleurs lui non plus ne s’était pas vu depuis de nombreuses sai sons. Paris le grisait, comme l’odeur de sa pipe et le vin de la Courtille ; toutefois, ses baignades répétées sur les bords de Seine l’avaient trop conduit à cher cher ce qu’il ignorait encore. Faire un pas de côté et se regarder – vraiment, au delà des reflets infidèles de la Seine. Rosine, peut‑être, avait compris pourquoi leur promesse de ne pas se marier lui tenait tant à cœur.
Bruno cherchait encore quel était ce vide qu’il pei nait à combler. Il aimait cet air qui lui emplissait le cœur et les poumons ; l’odeur de sa pipe le grisait un peu. Le danois avait disparu, parti sans doute flairer les charognes du quartier des tanneurs. Tout près des morts, sur ces bachots qu’il aimait enjamber, il goû‑ tait Paris grouiller ainsi, dans ces rues tracées dans la pierre et la boue, avec ces cris répétés qui éveillaient, au fond de tous ses quartiers, la gaieté comme la peur des guenilles apprêtées pour attirer l’œil et la monnaie.
Dans le vent froid de février, la lumière déclinait un peu. Il percevait les coups secs des marteaux sur le port au charbon, devant la Grève. Du parapet à la rivière, des charpentiers finissaient de dresser un large plancher où l’on danserait quand viendrait le temps de la joie. Le vent portait les cris des ouvriers affairés sur la place. Le feu avançait, les échafaudages grim‑ paient, couverts de tapis rouges. Bruno lança un regard dans la Seine et lorsqu’il revint sur la terre ferme, il vit que la jeune fille qui pleurait le noyé était revenue sur les bords de l’eau. Agenouillée devant la place où le gamin avait été repêché, elle pleurait son malheur.
Décidément, lui qui cherchait les fantômes, celui‑là était quand même un peu revenu d’entre les morts de la Seine. Bruno la regarda un instant, puis s’en détourna : la Grève l’attirait.
Là, au bord de cette place étroite et laide, les canons avaient succédé aux bachots ; la promesse d’un effroi détonant garantirait l’élan de tout un peuple, la per‑ mission de boire et de danser pour Sa Majesté. Le clapotement désordonné du quotidien était réduit au silence, maintenu à distance par des architectures qui rappelaient à chacun le droit du roi de disposer de leurs corps abîmés. La joie du roi s’invitait. Cette paix,
il fallait la fêter. Bruno respirait l’odeur de la poudre à plein nez, les canons de la Bastille seraient bientôt tirés et alors toute cette agitation laborieuse devien drait forcément joyeuse, comme un sourire contraint, un bal masqué d’acteurs tristes menés sur la grande scène des réjouissances de la couronne. Il observait les gagne‑deniers et leur mise rebutante tourner en rond, appuyés tantôt contre les rambardes des canons, cher chant l’ouvrage ou l’aumône. Des tas de bois mena‑ çaient de s’effondrer sous les jeux d’enfants déguenillés quand, non loin de là, un maître de la ville criait ses ordres à des tapissiers maladroits, perchés en haut de tentures mal épinglées. La place de la Grève vivait de cette foule de passants en tabliers, de curieux bien mis à la canne bourgeoise, de tous ces pauvres cou rant vers un peu d’horizon. Des jeunes gens grim‑ paient sur des échelles, d’autres allumaient des feux pour prévenir les prochaines illuminations, quand l’incandescence royale brûlerait sur les murs, dans ce bois et ces couleurs, et consumerait les rétines et les cœurs. Les flammes s’allumaient, bientôt le feu pren ‑ drait. Alors que Bruno marchait au milieu de cette presse gaillarde, engloutie dans la tâche et le rire de la joie prochaine, lui pensait encore à ses morts, à ce gosse écorché tantôt, et à ce fils qui décidément ne reviendrait pas. On le poussa ; des forts des Halles, coiffés de leur large chapeau, cognaient ceux qui s’en approchaient. Ils couraient en meute vers des fontaines de vin à l’architecture délicatement ornée par un pin‑ ceau rococo et ils sifflaient, moqueurs, les musiciens qui s’asseyaient déjà sur l’estrade de leur orchestre. Le vin ne coulait pas encore, mais Bruno sentait déjà le frémissement qui gagnait chaque fois les veines des Parisiens pressés de se réjouir un peu.
En avançant doucement, Bruno levait le menton vers les décorations en bois du feu d’artifice. Bien haut d’une douzaine de pieds, celui ci racontait, du moins le croyait‑il, la gloire d’un roi dans un temple inconnu dont il ignorait les mystères. Bruno regardait les détails de ce bâtiment éphémère, érigé si haut dans le ciel, ses contours chantournés, ses couleurs fades qui croyaient sans doute imiter le marbre. Il avait beau maugréer contre la paix, un sentiment gênant de peti‑ tesse le gagna devant cet étrange décor, si haut et si beau. Mais lorsqu’il se retourna, il ne put s’empêcher de voir cette place et les limonadiers qui la bordaient plus loin, cet Hôtel de Ville crépi de blanc et de gris qui, au nom du roi, gardait la ville entre ses mains. Son beffroi, minuscule, et sa cloche ridicule qui son nait six heures étaient entourés d’ouvriers qui ornaient les corniches de flammèches et de poix. Soudain, une charrette pleine de bois traversa la place et des garçons menuisiers le bousculèrent. Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber sur les échafaudages et pres saient le labeur. À grands coups de cris, l’on s’activait de toutes parts ; il n’était pas un coin de sol inoccupé ; l’on buvait déjà à la paix, on chantait pour bientôt, en glissant de mauvais mots contre un traité que l’on ne voulait pas. On riait de méchants murmures quand, au‑dessus du feu, le vent rudoyait les rayons d’artifice d’un soleil tournant où un pinceau docile avait soi gneusement inscrit les lettres d’or d’un Vive le roi qui, le vin aidant, serait assurément répété. Certes, soucieux de récolter des manifestations de joie dans la capitale, Louis XV avait cru bon, en son Conseil, de supprimer des impôts à charge de tous. Dans ces têtes, pourtant, qui raisonnaient en chantant, la cire, le cuivre et les chandelles ne ramèneraient rien des territoires conquis
puis rendus dans l’outrage. La poudre des perruques, le papier des mots et les cartes n’y pourraient rien *. Tant pis, disait on, on boirait et on aurait un brillant spec tacle. Malgré tout, l’amertume était là, dans les yeux et les moues dégoûtées de ce peuple qui traînait sur cette place et gênait les ouvriers pressés. Ceux‑là, d’ailleurs, ne manquaient pas de répondre que la guerre coûtait cher mais que la paix leur rapportait. Alors on s’invecti vait, du haut des échelles, on cloutait et peignait de plus belle sous l’œil rageur des perdants, réduits à écouter le bruit des canons de la Grève. Un ferblantier s’activait sur les façades, d’autres cognaient déjà leurs poings sur les fontaines à vin. Mais au fond, personne ne songeait à acclamer. Louis XV était loin, il était pourri de cette Poisson qui lui semait des fleurs blanches et déshono rait tout un royaume **. Loin était le temps du Bien‑ Aimé, racontait‑on en grignotant des os de poulet, il avait adoré les femmes sans toujours les aimer, et elles l’avaient injurié de leur bassesse. La Dauphine qui était grosse, avec ça, avait fait mourir son petit. On fêtait la couronne sans autre descendant, quelle triste desti‑ née, s’exclamait un charpentier bossu ; allez donc ! lui répondait‑on, allez, le Dauphin était très puissant et vivement qu’il la sorte ! Et ils riaient, mimant de l’avant‑ bras les attributs d’un Dauphin que l’on disait bien por tant. Tout à coup, l’un d’eux chuta d’une échelle et se brisa la jambe. Vite, allons ! Des perruques passèrent
* Peu de jours avant les réjouissances, Louis XV avait décidé en son Conseil de supprimer certains impôts sur des biens courants, comme la cire, le cuivre, la poudre à perruque, les chandelles et les cartes à jouer.
** Les fleurs blanches de la Poisson étaient une métaphore souvent re prise par les chansons de cette année là pour signifier, d’une manière bien gaillarde, une maladie vénérienne dans les pertes menstruelles de la marquise.
aux abords de la place et furent bousculées par la foule autour des décorations du feu d’artifice. Bruno vit l’un d’eux s’arrêter. Brusquement, sa perruque dispa rut, volée par deux filous qui la lui avaient fait glisser. Rouge de colère, il touchait son crâne laid, couvert de verrues. Les chants cessèrent à l’entour. On rit d’éclats unanimes, mimant sa fuite, et on tapait des pieds.
Un sourire en coin, Bruno observait ces couleurs tendres et ces âmes patientes d’une joie que tous réprouvaient pourtant. On chargeait les ministres et leurs filles, à mots doux, couverts et badins. Le roi, dans tout cela, serait aimé finalement, car on l’ai ‑ merait forcément encore, même en colère. Partout où Bruno regardait la place, quelque chose l’enva‑ hissait au souvenir de cette fille agenouillée, là où le noyé s’était arraché à son espoir. Il baissa son men‑ ton, les yeux sur ses bottes à la tige fatiguée. Sous ses pieds, la terre battue de la Grève gardait en mémoire des folies joyeuses hurlées au son des “Vive le roi !” les plus pieux, arrachés à la gorge de ceux là mêmes qui, sur leurs échelles, n’osaient tout à fait dire leur dégoût. Mais la Grève, songeait Bruno, c’était aussi la peur qui faisait tressaillir les gorges et les mentons, les paupières crispées pour voir un peu, de loin, entendre surtout la peine hurlée de ceux que l’on condamnait. Bruno regarda le beffroi, gardien d’un temps morose et indifférent aux horreurs des joies indécentes. Punir là où il fallait réjouir, mêler les intensités, brouiller les affects pour craindre et aimer celui qui les distribuait. Bruno sentit un malaise grandir au creux de ses entrailles. L’écho des discours le fatiguait, les gestes pénibles des travaux et de sa foule de curieux l’oppres saient. Soudain, un coup de canon fit bondir autour de lui et lui arracha un sursaut. Des gens couraient
à la Seine, tout allait bien, disait on, le canon tirait bien. Tout serait prêt. Bruno se détourna alors vers les bords du fleuve et fut frappé par un groupe d’hommes artistement débraillés, s’appuyant nonchalamment sur le parapet. Ils riaient, frôlant de leur mise les attributs des folles qu’il avait déjà croisées au Palais‑Royal. On le regardait. Pas dans les yeux, étrangement. Leur regard courait sur son mouchoir de col et s’arrêtait, exacte ment, sous son nez *. L’un d’eux attira ses yeux. Il sem‑ blait immense, pauvre avec ses mauvais souliers, ses cheveux longs, un peu crépus tenus en catogan. Son visage était fort, sa mâchoire carrée et ses traits sévères. Il n’avait qu’un œil, d’un bleu grisé, un bandeau noir et épais sur l’œil droit mais son air était doux et altier à la fois. On riait autour de lui, il semblait pourtant ne pas entendre, comme affairé du regard vers ce gar‑ çon aux airs mélancoliques qui l’observait.
La nuit tombait et Jean, puisque c’était son nom, leva la tête vers les lanterniers au coin de la Grève.
Doucement, la place se vidait des carrosses et les cris s’engouffraient peu à peu dans les cabarets. En face de lui, le garçon n’avait pas bougé. Son visage, étrange ment triste avec ses arcades tombantes, le distinguait un peu du commun.
Bruno détourna alors brièvement le regard, troublé par cet homme borgne avec qui pourtant, en un tour d’horloge, il venait de partager un silence.
* Pour se reconnaître, l’un des codes des chevaliers de la Manchette était de se regarder entre la lèvre supérieure et le nez.
LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS
Paris, 6 juillet 1750. Bruno Lenoir et Jean Diot périssent étranglés puis brûlés en place de Grève. Ils seront les derniers condamnés à mort pour homosexualité en France. Outre quelques archives policières et les traces d’un procès particulièrement expédié, rien ne subsiste de ces amants, si ce n’est une plaque commémorative inaugurée en 2014 dans la rue
Montorgueil à Paris, non loin de l’endroit où ils furent arrêtés. Plonger dans les documents judiciaires qui ont mené à leur exécution permet de reconstituer les années 1750 et le milieu homosexuel, tenu secret malgré sa banalité. C’est aussi le moyen de forger une existence à ces deux hommes ordinaires promis au bûcher. Partant de la réalité historique de leur condamnation, l’autrice prend le parti d’imaginer leur vie intime, en immergeant le lecteur dans le Paris populaire de l’époque et dans le milieu “gay”, qui ne dit pas encore son nom. Entre réalité et fiction, ce roman donne corps à ces deux hommes, dont l’histoire tragique reflète autant les errements judiciaires d’une société complexe que l’intemporel combat pour la tolérance.
Pauline Valade est historienne, professeur agrégée et docteur en histoire moderne. Elle a publié l’essai Le Goût de la joie aux éditions Champ Vallon, issu de sa thèse sur les réjouissances monarchiques à Paris au xviii e siècle, qui a reçu le prix Eugène Colas de l’Académie française.
www.actes-sud.fr Illustration de couverture : Alexandre Hesse, Hommage funèbre au Titien mort à Venise pendant la peste de 1576 (détail), 1833. © RMN - Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec
DÉP. LÉG. : OCT. 2024 / 22,50 € TTC France