Des milliers de ronds dans l’eau Claro
DES MILLIERS DE RONDS DANS L’EAU
“Domaine français”
DU MÊME AUTEUR
EZZELINA , Arléa, 1986 ; Arléa-poche no 139.
INSULA BATAVORUM , Arléa, 1989.
LE MASSACRE DE PANTIN OU L’AFFAIRE TROPPMANN, Fleuve noir, 1994.
ÉLOGE DE LA VACHE FOLLE , Fleuve noir, 1996 ; rééd. sous le titre LES
SOUFFRANCES DU JEUNE VER DE TERRE , Babel noir no 100.
LIVRE XIX , Verticales, 1997.
ENFILADES , Verticales, 1998.
TOUT SON SANG BRÛLANT, La Pionnière, 2000.
CHAIR ÉLECTRIQUE , Verticales, 2003.
BUNKER ANATOMIE , Verticales, 2004.
BLACK BOX BEATLES , Naïve, 2007.
MADMAN BOVARY, Verticales, 2008 ; Babel no 1048.
LE CLAVIER CANNIBALE , Inculte, 2009.
MILLE MILLIARDS DE MILIEUX , Le Bec en l’air (avec des photos de Michel Denancé), 2010.
COSMOZ , Actes Sud, 2010 ; Babel no 1202.
PLONGER LES MAINS DANS L’ACIDE , Inculte, 2011.
TOUS LES DIAMANTS DU CIEL , Actes Sud, 2012 ; Babel no 1333.
CANNIBALE LECTEUR , Inculte, 2014.
DANS LA QUEUE LE VENIN, L’Arbre vengeur, 2015.
CRASH-TEST, Actes Sud, 2015.
COMMENT RESTER IMMOBILE QUAND ON EST EN FEU, L’Ogre, 2016.
HORS DU CHARNIER NATAL , Inculte, 2017.
SUBSTANCE , Actes Sud, 2019.
LA MAISON INDIGÈNE, Actes Sud, 2020.
SOUS D’AUTRES FORMES NOUS REVIENDRONS , Seuil, 2022.
ABATTRE SON JEU, L’Arbre vengeur, 2022.
AMOUR LAINE , Les Petites Allées, 2022.
TOUT AUTRE CHOSE , NOUS, 2023.
ANIMAL ERRANT, RETOUR D’ABATTOIR :::, Flammarion, 2023.
L’ÉCHEC, COMMENT ÉCHOUER MIEUX , Autrement, 2024.
UNE SEULE LETTRE VOUS MANQUE , L’Œil ébloui, 2024.
© ACTES SUD, 2025
ISBN 978-2-330-20135-7
Des milliers de ronds dans l’eau
pour marion ::: es el momento !
(…) j’étais enfermé dans le présent, comme les héros, comme les ivrognes.
Irons-nous toujours là où les tempêtes dépassent leur propre vitesse, et serons-nous les témoins des explosions de lumière de nos âmes désincarnées ?
Etel Adnan
I APRÈS LA TEMPÊTE (1999-2000)
SOUDAIN, EN PLEIN HIVER, un hiver qu’on aurait dit celui de la dernière saison, tandis que des vents nés au large de Terre-Neuve s’élançaient à l’assaut de l’Europe, nos corps priés de détaler sous une grêle d’ardoises et de tuiles, tous nos sens étourdis par cette tempête qu’en France il nous fut donné d’essuyer fin 1999 pendant trois longues journées, une tempête qui semblait vouloir nous préparer avec douze mois d’avance à l’on ne sait quelle vaine bifurcation de siècle ou de millénaire ; alors que les trains ne circulaient plus ou mal et que d’incessantes rafales ébranlaient portes, stores et volets, il advint ceci : les choses me devinrent transparentes – les choses dites matérielles, supposées tangibles, les choses banales, raides, usinées, à portée de main et de casse ; il avait suffi que deux cyclones, baptisés imprudemment Lothar et Martin par le Centre national des ouragans, s’abattent sur ce pays toujours prompt à se barricader pour que, brutalement, je distingue l’intérieur des choses et perçoive comme on perce ce que d’ordinaire elles cachent ; cette transparence me permettait de voir les choses derrière les choses – un peu comme l’intelligence pourtant vive d’un homme n’empêche pas de distinguer, nettement détourées, sa veulerie ou sa naïveté ; oui, désormais,
l’arbre ne cachait plus la forêt : l’arbre était la forêt et il ne tenait qu’à moi d’accommoder ma vision afin d’ajuster la portée de mon regard ; n’étant plus intimidé par le monde matériel, lequel ne m’opposait plus de résistance, j’allais et venais dans l’immédiateté des choses sans me heurter à leur banal mystère ; derrière les motifs bleu pâle d’un vase en céramique, je voyais, dans l’eau à peine trouble, mais déjà jaunies, les tiges raides des fleurs, et dans ces tiges les déambulations de la sève au sein des faisceaux charriant xylème et phloème ; je voyais également, derrière le tube des tiges, nette bien qu’en retrait, la paroi intérieure du vase, grise et concave, le grain mat du grès cérame ; et derrière le vase je voyais la lampe verte qui trônait sur le bureau, le bois teint de son support, le cordon blanc dans le fût de ce dernier, la gaine enchâssant les fils, le cuivre comprimé, les électrons en libre panique, et ainsi de suite ; c’était sans fin ; cette acuité optique, qui me permettait d’avoir une vision à la fois dégagée et encombrée du monde dit réel, j’aurais bien aimé qu’elle s’applique également aux choses mentales, à tout le bataclan des émotions ainsi qu’au fourre-tout des pensées, mais je dois admettre que, de ce côté-là, j’étais plus proche de la taupe que du milan ::: on ne se refait pas ;
MA MÈRE VENAIT DE MOURIR quelques semaines plus tôt en fin de Toussaint, et un expert en choses mortuaires nous avait invités, mes sœurs et moi, à répandre ses cendres à défaut de nos larmes, retenues quelque part en lieu sûr ; debout devant son cercueil disposé commodément à hauteur de hanches tel un billard naguère électrique, mes doigts crispés sur un trousseau de clefs imaginaire, dans l’attente de flammes censées réduire à sa juste mesure l’amour dit maternel, ne ressentant au fond de moi aucun émoi particulier, juste un malaise lié au fait de me trouver en un lieu inconnu, impersonnel, je m’étais mis en quête d’émotions – même factices, même empruntées –, des émotions susceptibles de m’aider à traverser cet adieu sans trop piétiner dans la gêne – hélas, même en raclant dans l’arsenal de mon for intérieur, je n’avais rien exhumé de bien convaincant ; je sentais derrière moi les regards inachevés de mes sœurs, leurs respirations qui déjà tricotaient des soupirs, et au lieu de convoquer patiemment qui sait quels souvenirs, quelles anecdotes adaptées à la situation, telles qu’aurait dû en favoriser la situation, je n’entendais que le son blanc de la salle carrelée où nous étions réunis – mixture de froissements retenus et de crissements contrariés, tous
au diapason de mon esprit vacant ; la rumeur d’un climatiseur encastré quelque part dans un coin de la salle ajoutait à mon ankylose ; on nous avait en outre invités à signaler notre présence auprès du mort – de la morte – par un geste ou une parole, une pensée de circonstance, quelques émois triés sur le volet puis chuchotés à l’oreille du cercueil, que personne n’aurait entendus, bien sûr, sinon nous, une poignée de mots porcelaine jetés en vrac à même le corps invisible de la mère ; ça ou bien juste une main, posée paume à plat sur le bois du cercueil à l’endroit approximatif du cœur, une main dont les nerfs étaient censés diffuser d’apaisantes vibrations – avons-nous assez navigué dans une onde mauvaise à boire, voilà ce qu’en vérité je pensais alors, plus préoccupé de poésie que d’éplorement –, à tout le moins une bienveillante moiteur ; je choisis sans trop réfléchir l’imposition, et ce faisant eus l’impression d’être un enfant buté qui fait fi des avertissements des adultes et tend les doigts vers la couronne bleutée du brûleur de la gazinière – le froid du bois me surprit, c’était un froid d’ossements, de pauvre solitude, ma main arrivait trop tard, le lien était rompu, l’heure des effleurements depuis longtemps passée ; je devais bien pourtant avoir quelque chose à confier
ou reprocher à ma mère, le fait est qu’il aurait dû être aisé de lui décortiquer mon cœur, de lui refiler en contrebande quelques vérités astringentes, à vrai dire c’était le moment ou jamais ; rien de plus commode que de soliloquer à l’aplomb d’un cadavre, les rapports de force sont agréablement inégaux, les représailles heureusement impossibles, libre à nous d’égrener nos griefs sans avoir à redouter la moindre riposte ; je pouvais à ma guise insulter, railler, cajoler, inventer, avouer, renier, déformer des pans entiers du passé, réciter un poème comme au pied d’un sapin branlant, débiter des fadaises, émietter mes rancœurs, vider mon petit sac aigri, bombarder de questions ironiques la pauvre, l’impotente, la sourde gisante que des employés indifférents allaient livrer aux caprices de la crémation – au lieu de ça, je me contentai de décocher un souvenir ::: qui jamais n’atteindrait sa cible ;
LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS
Se jouant des codes de l’auto ction, l’auteur enquête sur les sources de sa vocation d’écrivain comme d’autres traqueraient le mobile du péché originel. Des couloirs de l’enfance aux labyrinthes du deuil, du passé algérien du père aux violences politiques, en passant par la découverte de Georges Alexandre, poète hongrois maudit et gure potentiellement tutélaire, il replonge malgré lui dans une histoire familiale à la abilité fragile.
Doté d’une mémoire qui semble fonctionner comme une machine à remonter le temps détraquée, Claro nous entraîne à travers événements intimes et souvenirs collectifs avec un sens aigu du rythme et un humour chaviré. Contaminé par une fascination pour les puissances de la chute et les vertiges de l’alcool, entre fête et déroute, le lecteur épouse cette aventure du langage avec la sensation troublante d’habiter ce livre, et la légère ivresse qu’il procure.
Né en 1962, Claro est écrivain, traducteur de l’anglais et éditeur. Des milliers de ronds dans l’eau prolonge, après La Maison indigène (Actes Sud, 2020), son exploration des origines.
www.actes-sud.fr Photographie de couverture : © Robert Norbury / Millennium Images
DÉP. LÉG. : JANV. 2025 / 19 € TTC France