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ACTES SUD
49 € TTC France Dépôt légal : novembre 2023 www.actes-sud.fr
L’ILLUSTRATION JEUNESSE RUSSE
Une histo ire g rap h
iq u e (1917-1934 )
ACTES SUD
978-2-330-18364-6
À la suite de la révolution bolchévique et de la guerre civile, la Russie devient soviétique. Une politique d’alphabétisation et de scolarisation des enfants s’organise. Le pays devient alors un gigantesque atelier d’expérimentation, notamment graphique. Des pédagogies nouvelles sont mises en avant dans les nombreux livres jeunesse qui voient le jour. Tous ont une intention commune : éduquer et conforter la foi dans l’avenir radieux du communisme. Si, au départ, ce mouvement est spontané et indépendant des convictions politiques des artistes, la tutelle du régime s’impose rapidement. La propagande prend le pas sur la liberté de ton et de pensée, la masse sur l’individualité et la norme sur l’explosion créatrice. Cette histoire graphique s’adresse autant aux amateurs d’art qu’aux curieux d’histoire et aux dénicheurs de pépites littéraires et visuelles.
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DORENA CAROLI
DORENA CAROLI
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collection « arts du livre » sous la direction de
OLIVIER DELOIGNON
doubles pages précédentes : Elena V. Safonova, Reka. Knijka-kartinka [Le Fleuve. Album illustré], Moscou, Gosizdat, 1930. © Actes Sud, 2023 actes-sud.fr isbn : 978-2-330-18364-6
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Tout le monde sait qu’en Russie les enfants sont les seuls « profiteurs de la Révolution », les seuls. Tout leur appartient, le pays, les villes, les trains, les avions, l’avenir… Ne serait-il pas temps de demander aux petits enfants russes de nous faire voir leurs beaux livres d’images, de nous apprendre à lire, à nous, grandes personnes déraisonnables de l’Occident1 ? Blaise Cendrars
L’
avant-garde russe (néoprimitivisme,
cézannisme fauve, cubo-futurisme, non-figuration, abstraction… et tant d’autres mouvements éphémères) est connue en Russie sous le nom d’« art de gauche2 », qui avant la révolution de 1917 recouvre des mouvements progressistes hétérogènes. Issus de la révolution de 1905, ils sont souvent apolitiques et fermement opposés à la tradition classique. Le constructivisme et le Front de gauche des arts (lef) se développent dans les années 1920. Il s’agit pour tous d’inventer un art de la liberté totale en rupture avec l’académisme et la société bourgeoise : « Il ne s’agissait pas de répétition, il s’agissait d’un art nouveau, d’un art créé par des hommes nouveaux3 ». De son côté, l’État soviétique est désireux de rééduquer le peuple en transformant radicalement sa conception du monde : le faire passer d’esclave à acteur, conscient de la société nouvelle. Pour cela, sont créées, dès 1918, des institutions pour fédérer, enseigner, diffuser et contrôler les expressions artistiques : « Le vieil art est en train de mourir. L’art neuf est en train de naître des nouvelles formes de notre réalité sociale. Nous devons et nous allons créer4. » À cet effet, les artistes de gauche privilégient les arts du multiple (photographie, illustration, typographie, poésie, littérature…) à même de participer activement à la définition et la construction de la nouvelle société. Tous les arts se retrouvent ainsi sur un pied d’égalité, à l’encontre d’une tradition qui donnait la primauté aux beaux-arts, à présent considérés comme activité égoïste, esthétisante, privée et élitiste. L’art pour tous doit être produit
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collectivement, par des artistes ingénieurs, son contenu, sa diffusion comme son expression sont publics et authentiquement révolutionnaires : le livre en devient un vecteur essentiel. Les frontières entre artiste et artisan, art et technique, arts majeurs et arts appliqués sont balayées dans la réorganisation des grandes écoles d’art en ateliers libres d’État (Vkhoutemas) qui ont vocation à identifier et mettre en œuvre ce qui est utile aux travailleurs. Comme l’écrit Nicolas Taraboukine en mars 1922, il s’agit de remplacer « les formes typiques de l’art par des formes conditionnées par les besoins du mode de vie, formes pratiques et nécessaires d’un art qui ne reproduit pas le monde extérieur, ne l’affuble pas d’accessoires décoratifs, mais qui construit notre mode de vie et lui donne la forme qui lui convient5 ». Les ateliers libres prônent un apprentissage de la création fondé sur le processus de fabrication. Le livre jeunesse, création globale, fait partie des exercices obligatoires. Il a pour fonction de forger une culture spécifiquement prolétarienne pour l’avenir de la révolution : les enfants (leurs parents étant considérés comme plus ou moins perdus pour la cause). Les avant-gardes s’interrogent sur le rapport des enfants au langage (parlé mais aussi dessiné) et s’approprient leur liberté d’expression dans les créations livresques qui leur sont destinés. Les revues servent de viatique vers ces livres expérimentaux. À la fin de la guerre civile (1918-1920), l’instauration de la Nouvelle Politique économique (nep, 1921-1927) libéralise l’économie et permet de se préoccuper davantage de pédagogie.
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De nombreuses commissions destinées à structurer la création, réfléchir à la diffusion de la littérature jeunesse et lutter contre l’analphabétisme sont créées. Fabriqué avec des éléments pauvres, attrayant, peu onéreux, largement diffusé par les éditions privées puis d’État, le livre jeunesse participe activement à l’alphabétisation des masses et à la formation de citoyens prolétaires et à l’éducation politique, culturelle et idéologique. Les sujets abordés, loin des contes de fées traditionnels, sont ceux du quotidien, de la technique, des ressources, de l’hygiène, de l’éducation, de la morale, de l’éthique, des sciences ou encore de l’égalité entre les gens et les peuples, les héros de papier reflétant le pluriethnisme de l’urss sont des travailleurs aux vertus individuelles et collectives remarquables – leur antagoniste : le bourgeois antisocial. Par ces récits didactiques et idéologiques, il s’agit d’éduquer les jeunes communistes destinés à bâtir et encadrer le monde nouveau et de vanter un avenir radieux. La forme plastique de ces livres reflète les multiples tendances des avant-gardistes qui les composent. « À l’ancien dressage, pratiqué dans la société bourgeoise contre la volonté de la majorité, nous substituerons la discipline consciente des ouvriers et des paysans, qui allient à la haine de l’ancienne société la détermination, la capacité et le désir d’unir et d’organiser leurs forces pour cette lutte qui, avec la volonté de millions et de dizaines de millions d’hommes, isolés, divisés, dispersés sur le territoire d’un immense pays, doit forger une volonté unique, sans laquelle nous serions inévitablement battus6 », rappelle Lénine en 1920. Les avant-gardes pensent trouver dans le système politique un allié. Mais c’est un hiatus. Si État et artistes veulent changer le monde en créant un être original pétri des idées nouvelles, les uns pensent que c’est en renouvelant et en contrôlant les conditions sociales, économiques et politiques, tandis que les autres imaginent que le livre, en retrouvant son caractère expérimental
et libre, permettra de réconcilier l’humain avec ses aspirations. Le pouvoir, après 1917, contraint d’abord d’accompagner les ruptures esthétiques pour s’attirer les sympathies de l’intelligentsia artistique, très hostile, adhère sans enthousiasme aux expérimentations radicales des avant-gardes, seules favorables à la révolution. Si les masses sont au cœur du discours, c’est bien le Parti qui s’érige, seul, en arbitre et censeur de ce qui est bon pour elles : une expression plastique utile et politiquement intelligible, sans aspérités. Il soutient d’ailleurs de manière de plus en plus marquée la figuration simplifiée, lisse, donc aisée à comprendre, à rebours des constructivistes et autres abstraits. L’art sans objet prôné par les suprématistes est rapidement relégué au profit du retour au réalisme porté par la société des Quatre arts, la Société des artistes de chevalet (ost), les Ambulants ou encore l’Association des artistes de la Russie (AKhRR). Favorisée par la commande publique, la figuration s’impose comme traduction plastique de la nouvelle classe « dirigeante », le prolétariat. Les petits ouvrages pour enfants, esthétiquement révolutionnaires, aux qualités littéraires et graphiques exceptionnelles sont alors produits en masse pour les enfants soviétiques. Ils attirent les regards éberlués des amateurs du monde entier : « Tous les voyageurs du beau monde revenant d’urss ont rapporté des livres d’enfants. […] On leur consacre des expositions ou des articles un peu partout en Europe7. » Engouement qui intrigue jusque dans les rangs bolcheviques ; ainsi un rapport sur le pavillon soviétique de l’Exposition internationale des Arts décoratifs de Paris indique-t-il : « Quand notre livre pour enfants arriva à Paris en [19]25 avec une conception tout à fait originale, il souleva tant d’intérêt qu’il finit par éclipser toutes nos autres productions éditoriales8. » Pourtant, qu’il s’agisse d’inscrire la nouvelle réalité dans l’héritage et la tradition pluriséculaire
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ou d’exprimer esthétiquement l’utopie du régime afin de la voir se concrétiser, les thématiques soviétiques s’imposent dans les livres jeunesse comme partout ailleurs. La réalité n’étant pas en phase avec les ambitions du Parti unique, la propagande, dont l’emprise va croissant à partir de 1926, s’applique à valoriser les conquêtes du communisme en faisant table rase du passé ou en organisant une comparaison toujours favorable à la modernité, voire au futur éclatant
(qui semble pourtant encore bien lointain). La censure préventive et la pression sur les créateurs deviennent habituelles. Poètes et artistes qui n’ont pas émigré se réfugient encore davantage dans le livre pour enfants, dernier archipel de liberté en sursis. La période d’expérimentation radicale se termine. Varlam Chalamov précise que la suite n’a été pour les artistes qu’une adaptation longue et tourmentée aux exigences de la propagande et au pouvoir. Olivier Deloignon
1. Blaise Cendrars, « Le livre d’enfant en urss », in Le Livre d’enfant en urss (cat. exp. 27 avril-22 mai 1929), Paris, Éditions Bonaparte, 1929. Cité par Françoise Lévèque et Serge Plantureux (dir.), Dictionnaire des illustrateurs de livres d’enfants russes 1917-1945, Paris, Agence culturelle de Paris, 1997, p. V. 2. Jean-Claude Marcadé, L’Avant-garde russe 19071927, Paris, Flammarion, 1995. 3. Varlam Chalamov, Les Années vingt, trad. de Christiane Loré, Paris, Verdier, 1997, p. 36. 4. David P. Chterenberg, « Nacha zadatcha », Khoudojestvennaïa jizn, n° 1-2, janvier-février 1920, p. 5-6. Cité par John Milner, « Art, guerre et révolution », in L’Avant-garde russe. Chefs d’œuvre des musées de Russie, 1905-1925, Paris, Réunion des musées nationaux, 1993, p. 19-37.
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5. Nicolas Taraboukine, « Du chevalet à la machine », cité par Gérard Conio (dir.), Dépassements constructivistes. Taraboukine, Axionov, Eisenstein, Lausanne, L’Âge d’homme, 2011, p. 169. 6. Vladimir I. Lénine, « Les tâches des unions de la jeunesse », discours prononcé au 3e Congrès de l’Union de la jeunesse communiste de Russie, 2 octobre 1920, in Lénine, Œuvres complètes, t. 31, Moscou, Éditions du Progrès, 1976, p. 292-324. 7. Brice Parain, « Les livres d’enfants en Russie », Monde, 21 mars 1931, p. 13. 8. Rapport du 10 mars 1927, archives nationales de la fédération de Russie, cité par Béatrice Michielsen, « Mise en perspective d’une exposition », Promesas de futuro. Blaise Cendrars y el libro para niños en la urss. 19261929, Valence, Pentagraf, 2010, p. 386 sq.
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LES MOUVEMENTS ARTISTIQUES
L’
art russe des deux premières décennies du xxe siècle se caractérise par deux tendances distinctes et parfois violemment antagonistes. Le réalisme issu de la tradition académique comprend différents mouvements parfois rivaux tels que le romantisme, les Ambulants, le néoprimitivisme, le Monde de l’art, les réalistes de l’AKhRR puis AKhR, Quatre arts, l’ost… Les plus importants sont dans la lignée des symbolistes russes (fin xixe siècle). Ils puisent également dans la culture populaire (loubok, loubki) et enfantine, et sont aussi inspirés par les avant-gardes figuratives françaises (Retour à l’ordre), italiennes (Novecento) et allemandes (Nouvelle Objectivité). Le réalisme, tendance héroïque de l’AKhRR antithétique du constructivisme, est rapidement promu par le Parti qui réclame en 1925 un art compréhensible et proche des travailleurs comme l’expression achevée de la vision du Nouveau Monde soviétique. Il s’impose définitivement à partir de 1934 sous l’appellation « réalisme socialiste » comme seule expression artistique autorisée. L’autre tendance est celle du constructivisme (19191932). Issu du cubo-futurisme (1913-1915), du rayonnisme (1912-1915), du suprématisme (1915-1920) et des recherches de
Vladimir E. Tatline, il relève davantage d’un projet intellectuel que d’une esthétique propre, même s’il possède certains traits caractéristiques. Les constructivistes privilégient les arts reproductibles : affiches, typographie, photomontage, textile, design… Ils trouvent naturellement un lieu d’expression privilégié dans le livre jeunesse, l’artiste étant considéré comme un acteur à part entière de la transformation de la vie quotidienne. Les constructivistes proclament la mort de l’art, le passage de la composition à la construction, la suppression du tableau de chevalet, bourgeois. Après 1922, ils évoluent vers le productivisme, mouvement qui s’épanouit aux Vkhoutemas puis aux Vkhoutein. L’artiste devient un producteur d’objets dont la forme est adaptée à la fonction et utilisant la technologie industrielle afin de façonner un mode de vie spécifiquement soviétique. Ce rôle social donné à l’art et aux artistes vaut au constructivisme les faveurs passagères du régime et un véritable engouement à l’étranger. En 1928, Staline se tourne vers le réalisme pour étayer visuellement son récit du progrès et le constructivisme tombe en disgrâce ; il disparaît en 1932 lors de la suppression de toutes les organisations artistiques.
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PICTOGRAMMES
RÉALISME
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RÉALISME SOCIALISTE ✸ ROMANTISME ✽ NATURALISME ▼ SYMBOLISME ✪ FUTURISME ▲ EXPRESSIONNISME
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NÉO-PRIMITIVISME ◗ CONSTRUCTIVISME ★
CUBO-FUTURISME ●
PRODUCTIVISME ✤ SUPRÉMATISME ◆ NOUVELLE OBJECTIVITÉ ❢
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CHAPITRE
1
AUX ORIGINES DU LIVRE SOVIÉTIQUE POUR ENFANTS AUX DÉBUTS, PETROGRAD - 21 LES LIVRES FUTURISTES DE MAÏAKOVSKI - 24 LES OUVRAGES DU GROUPE AUJOURD’HUI - 27 EL LISSITZKY ET LE LIVRE JEUNESSE YIDDISH - 33
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L
e livre pour enfants connaît, en Russie soviétique, une efflorescence extraordinaire dans les années suivant la révolution bolchevique de 1917. Son développement s’inscrit dans un contexte historique et politique inédit. Deux raisons expliquent ce phénomène : les avantgardes artistiques et littéraires, en rupture profonde avec la tradition, ont déjà montré leur originalité lorsque les bolcheviks prennent le pouvoir à Saint-Pétersbourg1 ; elles ont aussi dévoilé le rôle nouveau que les artistes et les écrivains peuvent jouer dans la vie publique. À cette époque, art et littérature sont plus que jamais indissociables et ont pour ambition de constituer des instruments de lutte politique. Pourtant, à l’inverse de Vladimir V. Maïakovski, figure de proue du futurisme russe, qui publie dès 1918-1919 des ouvrages lithographiés, avec des textes courts pétris de propagande, tous les auteurs ne sont pas des thuriféraires graphiques et idéologiques du nouveau régime. Ainsi, les initiateurs de la littérature jeunesse russe sont l’écrivain réaliste Maxime Gorki et le poète Korneï I. Tchoukovski2. C’est pourquoi les premiers livres pour enfants de l’époque soviétique s’inscrivent dans les courants artistiques et littéraires de l’Art nouveau autant que des
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avant-gardes, auxquels la révolution offre des perspectives inédites. Les écrivains, poètes et « artistes de gauche », que l’on nomme avant-gardes, accueillent avec enthousiasme la révolution, car celle-ci renverse le régime tsariste et promet justice sociale, bien-être et modernité. Ils s’engagent alors dans la recherche d’une forme nouvelle du livre pour les lecteurs de tous âges et transforment leurs livres illustrés en laboratoires de genres littéraires et graphiques. Ces ouvrages, dans lesquels les images prédominent, ont pour vocation d’aider les enfants à grandir, agir, s’éduquer tout seuls, pendant que les adultes sont occupés à bâtir la société nouvelle. Le nouveau régime s’évertue à offrir éducation, institutions dédiées et produits culturels à la jeune génération, bien que la publication de nouveaux livres pour enfants ne soit alors pas encore le fruit de la politique éditoriale centralisée de l’État bolchevique. La réforme scolaire de septembre 1918 vise à soutenir l’alphabétisation de masse et la diffusion de la lecture dans toutes les couches sociales. Dans un premier temps, il ne s’agit pas de décréter la création de maisons d’édition chargées de publier des ouvrages « conformes » pour la jeunesse, mais simplement de relancer les
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publications en littérature classique russe affectées par la guerre3. Au cours de la période postrévolutionnaire (1917-1920), les livres pour enfants sont d’abord réalisés par des artistes du mouvement du Monde de l’art (Mir Iskousstva) – proches de l’art postimpressionniste européen, notamment de l’Art nouveau et du symbolisme – qui avaient fait preuve d’une activité débordante dans l’album, mais qui visaient exclusivement les lecteurs aisés, au début du siècle. L’autre tendance est portée par les milieux futuristes et avant-gardistes (cubistes, cubo-futuristes, constructivistes, suprématistes…) : Vladimir Maïakovski, Piotr V. Mitouritch et le groupe Aujourd’hui (Segodnia) dirigé par Vera M. Ermolaïeva ou encore El Lissitzky offrent des exemples spectaculaires de livres pour enfants expérimentaux dès cette époque. Tous posent les jalons de l’important renouvellement des années 1920, alors que de nouvelles réformes concernant l’éducation et la protection sociale des travailleurs sont en préparation. Écrivains et poètes favorables au nouveau régime, choyés par l’État soviétique, suivis de nombre d’artistes expérimentés, désœuvrés et moins politisés, se mettent au service de la propagande par le livre4. Il s’agit pour beaucoup d’éditeurs privés de proposer aux enfants et aux adultes des livres permettant d’abord de dépasser le traumatisme des années de guerre et de révolutions, mais aussi de donner une vision positive de la vie quotidienne soviétique, et enfin de proposer aux adultes analphabètes ou
faiblement alphabétisés des livres expliquant le rôle du prolétariat et les idéaux du nouveau régime5. Adultes et enfants deviennent protagonistes d’une réalité révolutionnaire forgée à coups de messages politiques et de propagande, alors qu’entre juin 1918 et septembre 1920, le pays est divisé par une guerre civile entre l’Armée rouge, bolchevique, et l’armée blanche, monarchique, dont les conséquences s’additionneront à celles de la Première Guerre mondiale et auront un impact désastreux sur la population enfantine6. Après la victoire des rouges, un projet de transformation culturelle d’envergure se met en place pour soviétiser la société, en commençant par les enfants. L’alphabétisation et le développement de l’instruction massive, portés par l’État, font du livre un des principaux vecteurs de transmission des messages politiques, d’abord bolcheviques puis, au nom du marxisme et sous l’impulsion de Lénine, communistes. La nouvelle politique culturelle est radicale : « Elle se donne pour moyens la saturation de l’espace public, la disqualification de toute idéologie concurrente et le soutien durable à la création en échange de l’étatisation7. » La propagande politique est accompagnée par la diffusion de nouveaux principes pédagogiques valorisant l’expérience concrète dans le processus de l’apprentissage, rendant l’enfant autonome et l’affranchissant de la famille, dont les conceptions révolutionnaires proclament la destruction au nom de l’éducation collective. En vertu de ces principes – éduquer, endoctriner –, le livre
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présente des contenus appropriés à chaque âge, compensant le faible niveau d’alphabétisation par l’usage d’illustrations simples et de volumineuses capitales, souvent sans empattements. Proche de l’imagerie populaire (loubok), le contenu graphique est facile à décoder aussi bien par des enfants privés d’éducation primaire par les affres de la guerre et de la révolution que par des adultes analphabètes mais avides de comprendre les changements en cours et d‘y prendre part. À la mort de Lénine, en 1924, Staline transforme progressivement le système de gouvernement de l’État en une dictature moderne fondée sur l’oppression violente et la répression systématique. L’idéologie communiste subit une évolution importante dont les méfaits sont totalement occultés par la propagande devenue omniprésente, y compris dans la littérature jeunesse. AUX DÉBUTS, PETROGRAD
Juste après la révolution, à Petrograd (la ville change plusieurs fois de nom, SaintPétersbourg jusqu’en 1914, puis Petrograd jusqu’en 1924, Leningrad jusqu’en 1991, aujourd’hui Saint-Pétersbourg), des imprimeries en liaison avec les organes du nouveau gouvernement local se lancent dans la confection d’ouvrages destinés à la jeunesse. Des éditeurs tels que La Voile (Parus, fondé en 1915) puis L’Époque (Epokha, en 1921) suivent le mouvement et contribuent à la coexistence des anciens et des nouveaux styles graphiques, caractéristiques de toute la production livresque jusqu’en
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1924, notamment celle destinée aux enfants. Aleksandr N. Benois et Korneï I. Tchoukovski publient le tout premier livre jeunesse de l’ère soviétique, Le Sapin (Elka) chez La Voile à la veille du Nouvel an 19188. À une époque où la misère caractérise la vie quotidienne de la majeure partie de la population, ce recueil de courtes histoires a pour but de distraire les enfants de la dure réalité. Le livre pour enfants est alors un ensemble composite9 de textes illustrés parmi lesquels on retrouve des auteurs russes célèbres tels que Maxime Gorki, Léon Tolstoï et Sacha Tcherny. La couverture avec des animaux anthropomorphes est réalisée par le jeune Vladimir V. Lebedev et plonge les enfants dans les contes de la tradition russe. L’image présente Ded Moroz (Grand-père Gel) – l’équivalent du père Noël – et des animaux entourant un sapin dans la forêt décorée de jouets. Lebedev utilise un style néoprimitiviste pour dépeindre une scène de manière expressive et simplifiée ; le dessin des lettres du titre (Elka) imite du bois orné de touffes d’aiguilles et de pommes de pin. -1Dans les pages qui suivent, Le Samovar (Samovar) de Maxime Gorki conte l’histoire d’un samovar qui se vante auprès d’une théière que la lune est amoureuse de lui. Leur discussion animée réveille les pièces du service qui protestent à cause du bruit, jusqu’à ce que la vapeur fasse sauter le couvercle mal ajusté de la théière… La vanité fait oublier les petites choses pourtant importantes. L’illustration, proche du dessin d’enfant, de
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1- Aleksandr N. Benois et Korneï I. Tchoukovski, Elka. Kniga dlïa malenkikh deteï
[Le Sapin. Livre pour jeunes enfants], Saint-Pétersbourg, Parus, 1917, 64 pages, 22 × 29 cm. Couverture : Vladimir V. Lebedev.
◗
Iouri P. Annenkov répond au titre en écriture d‘écolier. Elle marque l’apparition d’objets anthropomorphes dans la littérature jeunesse soviétique. Parmi les autres textes de l’ouvrage, Comment le lièvre a sauté (Kaz zayats prygnoul) de Natan P. Vengrov, directeur des éditions pour enfants Guiz (Otdel detskoï literatoury Gosizdata) et l’un des pères de la littérature jeunesse, engagé dans la rédaction des périodiques jeunesse Le Hérisson (Ej) et Mourzilka
(Mourzilka) au cours des années 1930. Illustré par Lebedev, le poème raconte comment un lièvre bondissant par une fenêtre sur les genoux d’une vieille paysanne et s’échappant en renversant tout finit dans la gueule du loup. L’enchaînement de sauts de l’animal encercle les vers. Dans les contours du corps qui s’allonge pour bondir sans arrêt, apparaît le style des premiers ouvrages de Lebedev : le lièvre est montré en même temps sous divers angles dans la technique du simultanéisme chère aux futuristes italiens qui tentent d’unifier le temps et l’espace dans leurs images. Dans ce livre, on trouve aussi des illustrations en pleine page comme dans les récits Les Bêtes pour les bons enfants et Les Bêtes pour les mauvais enfants (Zveri dlïa horochih deteï et Zveri dlïa nehorochih deteï) illustrés par Alekseï A. Radakov, qui se sert des animaux pour contraster les comportements des enfants tantôt obéissants, tantôt odieux. La prédilection de la société russe puis soviétique pour la poésie pour enfants, courte à lire, facile à mémoriser, se conjugue parfaitement avec le format qui va désormais se diffuser largement comme support privilégié de la littérature jeunesse. L’ouvrage contient aussi des jeux (charades, mots croisés, etc.) qui deviendront très populaires au cours de la décennie suivante
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2- Nikolaï N. Pounine, Skaz gramotnym detiam [Conte pour les enfants lettrés], Saint-Pétersbourg,
Izdanie Narkomprosa, 1919, 12 pages, 22 × 23,4 cm. Illustration : Piotr V. Mitouritch.
dans les périodiques à destination de la jeunesse pour lesquels les artistes du Monde de l‘art travailleront ensuite sous la bannière rouge. Certains artistes et écrivains de ce premier ouvrage contribueront au développement de la littérature jeunesse et de ses canons esthétiques, d’autres emprunteront des chemins différents : hors de la vie artistique ou en fuyant le nouveau régime pour contribuer au renouveau de la littérature jeunesse ailleurs en Europe, en exportant les formes d’avant-garde développées au pays des Soviets.
L’année suivante, Piotr V. Mitouritch, actif auprès des éditions de l’izo dans les années suivant la révolution et critique d’art dans la section de Petrograd, illustre le Conte pour les enfants lettrés (Skaz gramotnym detiam, 1919) de Nikolaï N. Pounine10. Il s’agit d’un livre lithographié avec une encre dorée, publié à un moment de grave crise économique. Le conte traite de Noël (qui, en Russie, se fête le 7 janvier). C’est l’occasion d’une rêverie. Le style futuriste de Mitouritch, ignorant l’horizontalité, s’exprime sur la couverture dans la mise en page du titre dont les
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mots semblent zébrer l’espace. L’illustration délaisse le naturalisme au profit de formes esquissées qui rappellent le dodelinement du visage rond des enfants lors de la lecture. Sur la page illustrant Le Sapin, Grandpère Gel (Ded Moroz) se tient devant le petit arbre imprimé en couleur dorée. Le vieillard chenu donne la main aux enfants alignés de part et d’autre dans une pièce éclairée par l’étoile de Bethléem dont les rais de lumière illuminent le ciel visible par une fenêtre. L’histoire conte l’attente de Noël par Petit-Georges et se termine lorsque l’enfant s’endort. À la dernière page, le texte qui accompagne la vignette précise que l’enfant a apporté à la maison un sapin et que c’est probablement l’un des habitants du village qui s’est déguisé en Ded Moroz tandis que l’original serait entre-temps devenu un très bon ouvrier dans la commune où ils habitent. Une manière comme une autre de bolcheviser un symbole bourgeois. -2LES LIVRES FUTURISTES DE MAÏAKOVSKI
L’organisation de la culture prolétarienne (Proletkoult) alimente les débats idéologiques sur l’art prolétaire et la recherche d’une nouvelle esthétique marxiste jusqu’aux années 1930. Malgré la pluralité de tendances artistiques représentées, dans cette section, le groupe des futuristes est non seulement majoritaire mais aussi vindicatif, en conflit avec les membres de l’organisation de la culture prolétarienne, aussi bien qu’avec les artistes plus traditionnels du Monde de l’art11, considérés comme conservateurs sur
les plans esthétique et politique. Ils ont une approche visuelle du monde basée sur la réalité perçue comme rétrograde et passéiste, et attendent des images qu’elles stimulent les idées des lecteurs12. Les premiers, orientés vers le futur, privilégient une approche sensuelle de l’image qui doit matérialiser les idées nouvelles et accusent les seconds de vouloir monopoliser l’art. Le nouveau langage expressif du futurisme traduit la tourmente existentielle issue de la modernité. Ses nouveaux codes plastiques reflètent aussi bien la fragmentation sociale que la dynamique et l’évolution de la réalité politique. Le futurisme russe désigne, à partir de 1913, un mouvement au sein duquel des poètes deviennent peintres comme David D. Bourliouk, le père du futurisme russe, ou Vladimir Maïakovski et constitue la première d’un ensemble de révolutions artistiques définies comme l‘avant-garde russe13. L’avant-garde comprend, outre le futurisme, le suprématisme, mais aussi le cubo-futurisme qui combine les « principes plastiques et iconographiques du cubisme (reconstruction de l’espace pictural à partir de la déconstruction de l’objet, géométrisation des éléments figuratifs) avec ceux du futurisme (représentation du mouvement, thématique urbaine et industrielle) » en se greffant sur une pratique formelle et thématique néoprimitiviste (mouvement apparu en 1907) dont l’inspiration puise autant dans l’art populaire russe (enseignes, icônes, loubki) que dans les dessins d’enfant. Enfin, le constructivisme de Tatline et Rodtchenko est lié à l’architecture
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d’avant-garde et à l’art non figuratif qui s’exprime par des constructions géométriques rigoureuses et rationalistes. Le futurisme exalte la vitesse, tandis que le constructivisme devient un symbole de la modernité à la portée de tous. À partir de 1918, les livres futuristes constituent un chapitre exceptionnel dans l’histoire du livre jeunesse. Ce sont de véritables objets d’art au service de l’intelligentsia prolétaire. Ils bouleversent le canon du livre aussi bien par le contenu que par la forme, pour en faire un objet refusant tout compromis avec la tradition et capable d’offrir aux lecteurs une expérience esthétique intense et inédite. Maïakovski produit deux véritables instruments de lutte politique. Le poète incarne l’esprit de la révolution en partageant les idéaux de Lénine, mais sa poésie est aussi « un cri de désespoir et de haine adressée à la société et à l’humanité14 ». Ses livres sont des exemples significatifs des bouleversements typographiques futuristes : Octobre 1917-1918. Héros et victimes de la révolution (Oktiabr 1917-1918. Geroi i jertvy Revolioutsii, 1918) – en lithographie noire et rouge pour la page de titre – présente une galerie de portraits de prolétaires et travailleurs ; il est publié au cours de l’automne 1918 par la Section des arts plastiques (Otdel Izobrazitelnykh iskousstv, izo) du commissariat du peuple à l’Éducation (Narodnyi komissariat narodnogo prosvechtchenïa, Narkompros) pour défendre une vision de l’art autonome de celle du Proletkoult, qui veut le transformer
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en simple outil au service de la lutte des classes. En effet, les organisations locales de la culture prolétarienne sont nées quelques mois avant la révolution pour nourrir le prolétariat des valeurs culturelles marxistes et les détourner de celles de la bourgeoisie. L’ouvrage contient les illustrations des principaux artistes futuristes de l’époque tels que Ksenia L. Bogouslavskaïa, Vladimir I. Kozlinski, Sergueï N. Makletsov et Ivan A. Pouni. Il est probablement destiné aux adultes analphabètes, mais se prête également à une utilisation avec les enfants. Il est le premier d’une série qui présente les métiers des ouvriers soucieux de leur travail quotidien, éduquant aux nouveaux dogmes, apprenant à honnir le passé tsariste. Il montre une galerie de protagonistes de la révolution, soit deux strates opposées de la société, bourgeoisie et prolétariat, pour dévoiler l’exploitation par la première de la seconde, qui s’en est finalement libérée. Le choix graphique qui oppose texte et image symbolise le changement de perspective produit par le souffle révolutionnaire. Les noms des héros et des réprouvés sont listés dans un index sur la première page avec des majuscules de caractères différents et, dans les pages suivantes, le nom des héros de la nouvelle société, travailleurs et travailleuses, est disposé en haut à gauche, avec un texte court en bas de la diagonale, à droite. Leur figure est placée au premier plan au centre, avec en arrière-plan une image symbolique du métier qu’ils exercent. -3- Le travailleur est
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3- Vladimir V. Maïakovski, Oktiabr 1917-1918. Geroi i jertvy Revolioutsii [Octobre 1917-1918. Héros
et victimes de la révolution], Saint-Pétersbourg, Izdanie Narkomprosa, 1918, 20 pages, 24 × 32 cm. Illustration : Ksenia L. Bogouslavskaïa, Vladimir I. Kozlinski, Sergueï N. Makletsov et Ivan A. Pouni.
4- Vladimir V. Maïakovski, Sovetskaïa azbouka [L’Abécédaire soviétique], 1919, 32 pages, 25 × 19 cm.
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particulièrement représentatif des choix graphiques. Il est dépeint de manière hiératique ; le style néoprimitiviste des personnages diffère peu, le choix graphique les singularise plus fortement, notamment les portraits caricaturaux des bourgeois veules, fainéants et profiteurs. A contrario, Maïakovski est exemplaire d’une vision du marxisme qui entraîne dans la lutte des classes toutes les catégories sociales, et plus seulement le prolétariat15. Il réalise L’Abécédaire soviétique (Sovetskaïa azbouka, 1919) lithographié par lui-même, puis coloré à l’aquarelle16. Sur chaque page, les lettres tracées avec des caractères différents sont accompagnées de slogans révolutionnaires en vers, satire du tsarisme ou du capitalisme tels que « Frappez le fer pendant qu’il est chaud. Regretter le passé est une affaire de crevettes ». Le dessin à la ligne claire semble transformer les personnages en automates d’un ballet mécanique. -4- La lettre de l’alphabet, iconophorique17, sous forme de petites figures (humains ou objets) stylisées, imite l’initiale du mot référent. La matérialité « artisanale » donnée à l’ouvrage renvoie aux loubki bien que la combinaison des images et des mots porte l’empreinte de l’avant-garde. Ce livre était probablement destiné aux soldats de l’Armée rouge.
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Ces livrets, tout comme les affiches de Maïakovski, visent à l’éducation politique des masses prolétariennes : les formes des personnages, les silhouettes colorées, stylisées doivent enflammer l’imagination des adultes et des enfants dans une perspective idéologique, mais aussi dans l’espoir de capter les commandes officielles liées aux célébrations et monuments révolutionnaires18. À la suite des débats qui agitent les différents courants futuristes de l’izo, ses sections sont réorganisées, puis supprimées en 1922. LES OUVRAGES DU GROUPE AUJOURD’HUI
À Petrograd, le groupe d’artistes du mouvement Aujourd’hui, lié à la coopérative éditoriale homonyme, produit une quinzaine de livres futuristes pour enfants dans les mois qui suivent la révolution d’Octobre (de la fin de février 1918 jusqu’en 1919). L’atelier coopératif regroupe dans une brigade les artistes influencés par le futurisme, le cubo-futurisme et le suprématisme : Natan I. Altman, Iouri Annekov, Nikolaï F. Lapchine, Nadejda Lioubavina et Elena Tourova. Dirigés par
Vera M. Ermolaïeva, ils créent des œuvres d’art totales pour les enfants, dont les thèmes sont liés aux animaux, à la mythologie slave et à la symbolique orthodoxe. L’atelier s’interrompt au second semestre 1919. Ermolaïeva s’installe à Vitebsk, où avec le suprématiste Kazimir S. Malevitch elle fonde un groupe d’artistes, les Partisans du nouvel art (Utverditeli novogo iskousstva, unovis), actif jusqu’en 192619. Les liens d’Altman et Annekov avec la Section des arts plastiques du commissariat du peuple à l’Éducation (izo)20 expliquent non seulement l’apport très tangible du futurisme à leur production plastique, mais aussi la présence de conceptions didactiques définies comme « futurisme pédagogique21 ». En effet, bien que marxiste, le système scolaire soviétique développe des expérimentations s’inspirant des principes de l’éducation nouvelle qui, au niveau international, tente de renouveler la pédagogie, de l’orienter vers l’action en stimulant les compétences manuelles ainsi qu’une lecture active22. Par « futurisme pédagogique », on désigne l’introduction, en Russie d’abord et en Union
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soviétique ensuite, des principes du philosophe américain John Dewey dont le livre École et société (School and Society, 1899) est connu grâce à la traduction réalisée en 1907 par Pavel A. Boulanger, un éditeur appartenant au mouvement de l’éducation libre né autour de la maison d’édition créée par Léon Tolstoï23. On peut ajouter les préceptes de Maria Montessori, qui se diffusent dès 1912 (interdits en 1926)24. Ils accordent une place importante aux « matériaux scientifiques », ces formes géométriques à emboîter que l’enfant doit utiliser pour apprendre à se corriger tout seul afin de gagner en autonomie et en indépendance. Ils favorisent le développement cognitif et l’éducation motrice, obligent à la réflexion et à l’enchaînement des connaissances25. Leurs méthodes actives influencent ensuite la réforme de l’école soviétique (octobre 1918). Le programme de l’école primaire de 1921 (à partir de 7 ans, et qui dure quatre ans) vise ainsi à former le futur glazomer (du russe glaz, « œil », et mer, « mesure »), à rendre l’homme à nouveau capable de mesurer à l’œil, compétence majeure pour les futurs ouvriers et artisans ; il est « très important […] que les écoliers comprennent les mesures et leur sens réel. Par exemple, un homme peut-il mesurer 3 mètres ? Un cheval de labour peut-il peser 100 kilogrammes ? Une pièce d’habitation peut-elle avoir une surface de 300 mètres carrés ? En outre, il faut développer les capacités de l’œil dans l’estimation des
dimensions, hauteurs, poids et volumes26. » En 1922, le commissaire à l’Éducation Anatoli V. Lounatcharski insiste sur ce point : « On doit définir de façon ferme et inébranlable l’îlot intouchable des nécessités principales de l’État en ce qui concerne l’éducation des enfants27 », poussant les instituteurs à innover28. Mais ce n’est pas tâche aisée : ils se plaignent dans la presse, on leur suggère des livres29. Les livrets illustrés par le groupe Aujourd’hui sont sur un papier gris texturé et gravés sur linoléum puis coloriés à la main par les artistes eux-mêmes. C’est la seule technique possible à une époque où l’on ne peut trouver le matériel nécessaire à l’impression en série. Imprimés et distribués rapidement, ils ont des tirages limités à environ 125 exemplaires. À de rares exceptions près, ils ne font que quelques pages (certains seulement quatre). À première vue, on est frappé par la récurrence de personnages issus de la culture populaire et ethnologique. Les traits expressionnistes, combinés avec les motifs tirés des loubki, sont caractéristiques du néoprimitivisme30. Les sujets portent sur des animaux ; la mise en page des illustrations et du texte produit un effet typique de la synthèse futuriste. La simplicité du style, la qualité graphique, l’expression formelle laconique et angulaire introduisent une rupture avec le récit illustré traditionnel. Les diagonales prennent le dessus sur les lignes habituellement horizontales et verticales, reflet d’une vision constructiviste du
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monde en lutte contre l’existence statique et la gravité inerte31. Pionniers (Pionery, 1918) est inspiré de l’ode Pionniers ! Oh, pionniers ! du poète américain Walt Whitman (1865). Le texte rappelle aux colons qu’il faut aller vers l’avenir, exalte les sacrifices des jeunes qui ont conquis l’Ouest américain, métaphore du futur radieux soviétique qui passe par la conquête de l’Extrême-Orient russe. Les illustrations en linogravure d’Ermolaïeva parviennent à faire des pionniers, dont l’organisation sera fondée en 1922, une métaphore de la conquête idéologique, mais aussi géographique de la civilisation soviétique. -5Ermolaïeva est aussi l’autrice du Petit lièvre (Zaïtchik, 1923). Il présente un léporidé sorti se promener seul et parvenant à échapper avec malice à un chasseur représenté comme un bandit redoutablement armé. Le lièvre pacifique et sans défense est poursuivi par ce méchant belliqueux. Cette mise en scène évoque les luttes du prolétariat avec les nantis. -6- Le récit, basé sur un conte repris de la littérature populaire du loubok, repose sur le principe du monde sens dessus dessous. Il s’agit d’un système narratif qui permet de renverser les situations désespérées pour instaurer la justice et rappeler des principes moraux essentiels. D’une artiste ayant fait l’expérience du suprématisme, on s’attendrait à une expression plastique abstraite, mais le livre est exempt de géométrisation des formes : simplement, dans l’édition de 1923, une colorisation artisanale souligne le dessin en le complétant.
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Ensuite, le livre Bestioles (Zverouchki, 1923) reprend les poèmes de Natan P. Vengrov illustrés par l’ensemble d‘Aujourd’hui. C’est le dernier ouvrage du groupe, le plus rare. Il contient des poèmes sans intention morale qui apprennent à observer le monde au travers de courtes histoires amusantes grâce à des actions insolites. Le titre fait référence aux animaux et insectes connus des enfants : petite souris, lièvre, coq, puce et cafard. La représentation expressionniste des animaux est très proche de l’imagerie populaire. Sur la couverture, le titre est en lettres rouges sans empattements et forme un dais au-dessus d’un petit lièvre sûr de lui, campé sur ses pattes et appuyé à un pommier, accompagné d’un hérisson toutes épines déployées. -7Au fil des pages, les animaux sont schématisés : dans certains cas ils sont traités comme un motif et parfois des lignes diagonales structurent l’espace. Parmi les autres illustrations, celle de Natan I. Altman pour le poème Lièvre solaire (Pro zaïku solnetchnogo) reproduit la célérité du lièvre. Altman s’inspire de ce reflet particulier qu’on appelle en russe « le lièvre solaire » (solnetchnyï zaïk) pour indiquer une tache de lumière apparaissant à la surface d’un objet et qui se réfléchit autour. Dans la scène, ce sont les sauts rapides du lièvre qui expriment la métaphore de la lumière et sa réverbération en tous sens. La diffraction de la lumière résulte d’un jeu de plans qui, telles des fenêtres ou des arêtes réfléchissantes, divisent les rayons du soleil, au
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5- Walt Whitman, Pionery [Pionniers], trad. Samouil Ia. Marchak, Saint-Pétersbourg, Segodnia, 1918, 8 pages, 15 × 20 cm. Illustration : Vera M. Ermolaïeva. 6- Vera M. Ermolaïeva, Zaïtchik. Detskaïa
skazka [Le Petit Lièvre. Conte de fées pour enfants], Saint-Pétersbourg, S. Ia. Chtraïkh, 1923, 16 pages, 23 × 28,5 cm.
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loin. Mais tous les rais ne conduisent pas à la liberté insouciante symbolisée par le lièvre, ils peuvent aussi conduire dans la gueule du loup… En avril 1919, à la suite du départ d’Ermolaïeva, le groupe Aujourd’hui est dissous pour devenir l’Institut des arts plastiques de Vitebsk (actuelle Biélorussie). Son héritage artistique est important du point de vue des genres et des thèmes traités, mais surtout de celui du style. Certains des artistes ayant participé à l’aventure entreprennent alors de mûrir la grande expérimentation des formes avant-gardistes. Avec la révolution futuriste russe, le livre
a changé de matérialité et, surtout, le livre jeunesse a adopté un nouveau canon littéraire et visuel grâce à des procédés graphiques qui puisent leurs racines dans l’art populaire, réévalué par les artistes à l’aune du néoprimitivisme. Il symbolise désormais une culture instinctive et régénérante en adéquation avec les aspirations révolutionnaires. Les livres, jadis réservés à l’élite, deviennent soviétiques jusque dans la simplicité des formes et des couleurs accessibles aux lecteurs de la classe prolétarienne, à la portée d’enfants destinés à vivre une enfance différente de celle de leurs parents et grands-parents32.
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L’ILLUSTRATION JEUNESSE RUSSE
Une histo ire g rap h
iq u e (1917-1934 )
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À la suite de la révolution bolchévique et de la guerre civile, la Russie devient soviétique. Une politique d’alphabétisation et de scolarisation des enfants s’organise. Le pays devient alors un gigantesque atelier d’expérimentation, notamment graphique. Des pédagogies nouvelles sont mises en avant dans les nombreux livres jeunesse qui voient le jour. Tous ont une intention commune : éduquer et conforter la foi dans l’avenir radieux du communisme. Si, au départ, ce mouvement est spontané et indépendant des convictions politiques des artistes, la tutelle du régime s’impose rapidement. La propagande prend le pas sur la liberté de ton et de pensée, la masse sur l’individualité et la norme sur l’explosion créatrice. Cette histoire graphique s’adresse autant aux amateurs d’art qu’aux curieux d’histoire et aux dénicheurs de pépites littéraires et visuelles.
L’ILLUSTRATION JEUNESSE RUSSE
DORENA CAROLI
DORENA CAROLI
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