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DIANE DUPRÉ LA TOUR
Comme à la maison récit
COMME À LA MAISON
Page 9, la citation est tirée de Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, trad. de l’allemand par Bernard Grasset et Rainer Biemel, Grasset, coll. “Les Cahiers rouges”, Paris, 1937, p. 75-76.
© ACTES SUD, 2024
ISBN 978-2-330-19252-5
DIANE DUPRÉ LA TOUR
Comme à la maison récit
Aux convives.
À Camille, Félix, Blanche et Esteban.
Ainsi pour celui qui aime, l’amour n’est longtemps, et jusqu’au large de la vie, que solitude, solitude toujours plus intense et plus profonde. L’amour ce n’est pas dès l’abord se donner, s’unir à un autre. (Que serait l’union de deux êtres encore imprécis, inachevés, dépendants ?) L’amour, c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé. C’est une haute exigence, une ambition sans limite, qui fait de celui qui aime un élu qu’appelle le large.
Rainer Maria RilkeAVANT-PROPOS
Ce livre est le récit d’un accident de la vie. Pas juste d’un accident de voiture, mais de tout cet incroyable accident que constitue la vie elle-même, du début à la fin.
On se représente la vie comme un cycle, qui se poursuit et se répète quoi qu’il arrive. Je l’ai trouvée au contraire dans tout ce qui m’arrive de manière imprévue, en bien ou en mal. Comme en musique. Un dièse ou un bémol, qui vient élever ou abaisser la note qu’on pensait écrite à l’avance. Il en résulte une mélodie que l’on jouait jusqu’ici pour soi mais qui résonne à l’oreille de chacun, parce qu’aussitôt interprétée, elle se met à résonner pour tous. Elle nous est propre sans que nous n’ayons le pouvoir de la posséder ni de la tenir captive.
Ce livre est un récit de l’accident de la vie.
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ARCHIMÈDE
Il m’a fallu la mort de Nathanaël pour réaliser dans quel état d’isolement j’étais. Cet isolement était passé tout à fait inaperçu. J’étais comme un de ces tabliers qui tournent par dizaines dans les lavelinges des restaurants participatifs dont je m’occupe aujourd’hui. Lorsqu’on fourre ces tabliers dans la machine après le repas, ils sentent le curry, l’huile d’olive, le mijoté de bœuf ou le chocolat. Mais quand vient le moment d’extraire du tambour encore chaud les tabliers propres et secs, ils ont perdu toute odeur singulière, leur couleur est délavée et leurs lanières entrelacées forment ensemble un paquet de nœuds compacts et indémêlables. C’est exactement l’état dans lequel j’étais à sa mort. Ce restaurant m’a remise debout. Paradoxalement, je me rends compte que les petites servitudes des tâches quotidiennes, comme faire de la pâte à tarte ou la vaisselle à la main, ont sur moi un effet bénéfique. Elles me ressourcent et me libèrent le cœur. Désormais, chaque matin, je démêle les nœuds des tabliers et les suspends soigneusement les uns à côté des autres avant l’arrivée des convives. Je suis satisfaite de leur usure, des taches, de la poche ventrale qui bâille un peu ; elle est prête à accueillir un
torchon, une liste de courses, une paire de lunettes oubliée, une nouvelle histoire.
J’ai mis du temps à m’approprier ma propre trajectoire, à accepter qu’elle fût mienne, loin des projets que je m’étais forgés plus jeune. Je n’en retenais que les échecs ; je ne comprenais pas en quoi son récit pouvait servir à d’autres. J’y voyais même quelque chose de malsain. À quoi bon se replonger dans le passé, au risque de tourner en boucle sur soi-même ? La mémoire est un sépulcre qu’on blanchit à la chaux pour éviter d’avoir à trop regarder ce qu’il recouvre. Ou bien elle est un aiguillon qui nous force à renaître continûment pour aller de l’avant et écrire l’avenir. L’accumulation des mots ne sert que si autre chose se crée en retour. Elle nous fait descendre par l’infinie délicatesse de la relation car pour raconter une histoire, il faut être au moins deux, celui qui raconte et celui qui écoute. Aucune des deux ne peut être forcée : ni l’attention de celui qui découvre les mots, ni la parole de celui qui s’y dévoile. Raconter ouvre donc un espace de liberté infini. C’est une main tendue par-delà les saisons de la vie. Votre conte d’été pour illuminer mon automne, ma chanson de printemps pour vous aider à traverser l’hiver.
Aujourd’hui je suis responsable d’un restaurant participatif à but non lucratif. À but de création de valeur relationnelle. Ici, ce sont les habitants qui cuisinent ensemble et préparent le repas pour d’autres habitants du quartier. À midi ou le soir se mélangent à table des travailleurs, des étudiants, des retraités, des parents au foyer, des migrants ou des célébrités, des élus ou des grands dirigeants, des
jeunes en décrochage, des personnes en situation de handicap ou encore des accompagnants. Si je voulais jouer avec l’étymologie, je dirais que c’est un restaurant à but fiduciaire. Le Larousse note que fiduciaire “se dit des valeurs fondées seulement sur la confiance accordée à celui qui les émet”. Cependant j’évite d’ouvrir trop souvent le dictionnaire. Je préfère prendre simplement ma place au milieu des convives, et résoudre par l’expérience l’énigme du sens de la vie. C’est toujours la même musique, la même histoire qui nous relie et dont le liquide s’écoule dans des vases plus ou moins petits, plus ou moins grands. Est-ce qu’on peut jamais complètement séparer le lien intime du lien social ni du lien au monde ? Je goûte les conversations, les présences, les silences. Chacun ayant le loisir dans ce restaurant de mettre la main à la pâte s’il le souhaite, je profite de l’hyperactivité de certains, de l’émotion contenue ou déversée au fil des rencontres, qui se mêle aux effluves sortant du four, aux carreaux rouges de la nappe en tissu, et aux bruits de la vaisselle entrechoquée. Le couvert est disposé avec soin : la fourchette à gauche de l’assiette dents vers la table, le couteau à sa droite lame tournée vers l’assiette et la petite cuillère face creuse contre la nappe, juste en dessous du verre. Peu importe l’élégance de ce verre, qu’il soit teinté d’un vermeil vieillot, aux couleurs de super-héros ou monté à l’alsacienne sur un pied vert sapin ; une fois lavé, rincé et essuyé, il retournera sagement avec les autres dans son tabernacle, un vaisselier qui a traversé les âges et siège désormais au centre de la pièce comme un aïeul taiseux et fidèle, heureux de se sentir utile encore. Les casseroles, les dessous-de-plat, les couverts, les torchons : tout
est cadeau du voisinage. C’est peut-être ce qui fait qu’on s’y sent accueilli – ces morceaux de chez-soi, ces objets qui retrouvent une seconde vie. Quand il fait très froid dehors, il y a un peu de buée sur les vitres. C’est le signe qu’à l’intérieur, il fait tout chaud. Ici, personne ou presque ne se connaît. Du moins le jour où l’on passe la porte pour la première fois. Ensuite, il faut quelques minutes à peine pour s’accrocher à un sourire, déposer sa veste et son téléphone au vestiaire, observer un peu les autres, se laver consciencieusement les mains et trouver une place à table parmi eux.
Le restaurant compte tout juste une trentaine de places assises, des plans de travail en inox alimentaire, deux fours, un bac pour laver les fruits et les légumes, deux éviers pour la plonge. Après le repas, certains convives restent pour passer le balai en musique. Ils s’approprient l’espace quand le gros des troupes est parti. Faire le ménage n’a pas pour unique finalité de remettre le lieu au propre. Même les plus petits gestes du quotidien contiennent en eux une valeur relationnelle, pour peu qu’on y accorde de l’attention. Ici, les convives se fichent pas mal du mépris social qui relègue les tâches ménagères à des fonctions subalternes. Loin du regard de l’autre, avec leur bactéricide et leur serpillière, ils ouvrent une porte à deux battants sur un petit royaume où il fait bon vivre. Ils élargissent le soin des autres à l’espace de vie. Ils tissent autour d’eux quelque chose de vivant. Avec eux, je découvre l’hygiène avec un grand H, comme hospitalité. Hospitalité du dehors, hospitalité du dedans. Les éviers sont disposés non pas face au mur mais à sa perpendiculaire, ainsi l’équipe vaisselle du jour
peut discuter face à face tout en faisant mousser les assiettes. Les mains dans l’eau tiède, la connexion se fait d’elle-même. C’est à cause de ces minuscules détails qui n’en sont pas que le repas partagé – et tout ce qui l’accompagne – est l’un des moyens les plus simples et les plus puissants que j’ai rencontrés pour recréer de la confiance dans le quartier.
À combien est le menu du jour ? Nous avons décidé qu’il serait à prix libre, ce qui permet à chacun d’être en position de donner et que son don soit reconnu. Pour un, deux, quatre, dix, quinze, vingt ou encore quarante euros, chaque convive peut s’offrir le restaurant. Du moins en théorie. Car, dans la pratique, de part et d’autre de la caisse, c’est loin d’être un choix confortable. Il n’y a rien de plus stressant ni de plus contre-intuitif que d’être derrière la caisse d’un restaurant à prix libre. De fait, cette stratégie tarifaire a la particularité de n’offrir à celui qui la pratique aucune garantie. Je sais ce que je donne, je ne sais pas ce que je recevrai. Au début, comme je craignais les abus, lorsque les nouveaux convives me demandaient combien coûtait un repas, je répondais “c’est à prix libre”, mais il ne fallait pas qu’ils se sentent trop libres non plus : disons que c’était à chacun de se placer face à sa “responsabilité sociale”, de payer “en conscience”. Certains d’entre eux, les moins fortunés, avaient honte de ne pas pouvoir donner assez. Malgré tous nos efforts pour les retenir, j’en voyais même qui décidaient de venir moins souvent pour n’avoir pas à rougir d’avoir moins de moyens que d’autres, question de dignité. Voilà comment une bonne idée mal appliquée peut devenir contre-productive.
Comme à la maison
“Ce livre est le récit d’un accident de la vie. Pas juste d’un accident de voiture, mais de tout cet incroyable accident que constitue la vie ellemême, du début à la fin.”
Ébranlée par la mort de l’homme avec lequel elle partage sa vie, Diane Dupré la Tour décide de changer les règles du jeu qui régissent son existence. Elle cofonde, en 2016, Les Petites Cantines, des restaurants participatifs où vient cuisiner qui veut et vient manger qui veut, pour un prix libre. Le but n’est pas d’en tirer profit, mais de relier les gens les uns aux autres.
Dans ce récit qui tisse ensemble l’intime et l’universel, elle raconte son chemin personnel de retour à la vie et la naissance d’un projet qui redonne à d’autres l’appétit de vivre.
Diane Dupré la Tour, née en 1981, a débuté comme journaliste dans la presse économique. En 2020, elle a reçu la distinction internationale de Fellow Ashoka, qui soutient et accompagne des entrepreneurs sociaux visionnaires, capables de transformer en profondeur le fonctionnement de notre société. Comme à la maison est son premier ouvrage.
www.actes-sud.fr
DÉP. LÉG. : MAI 2024 / 16,50 € TTC France
ISBN 978-2-330-19252-5