Parallèlement à son travail théâtral, Patrice Chéreau se lance très tôt dans la mise en scène d’opéra. Après des débuts remarqués au Festival de Spolète et à l’Opéra de Paris, il s’impose sur la scène internationale à l’occasion du centenaire du Festival de Bayreuth en 1976, avec une production historique de la Tétralogie de Richard Wagner, L’Anneau du Nibelung. À travers une centaine de documents issus des collections de la BnF, de l’IMEC et de collections privées (manuscrits, correspondance, dessins, maquettes, photographies, etc.), l’exposition interroge la spécificité du travail mené par Patrice Chéreau pour la scène lyrique. Dans ce catalogue, les témoignages de ceux avec qui il a travaillé croisent des regards nouveaux, nourris des souvenirs de ses plus proches collaborateurs et des archives foisonnantes qu’il a laissées. Tous relèvent l’extrême sensibilité du metteur en scène, mais aussi l’ambiguïté de ses rapports avec l’opéra : entre défiance et passion. Avec des textes de Sarah Barbedette, Daniel Barenboim, Augustin Besnier, Pierre Boulez, Bertrand Couderc, Pénélope Driant, Laurence Engel, Evelyn Herlitzius, Clément Hervieu-Léger, Vincent Huguet, Stéphane Lissner, Waltraud Meier et Esa-Pekka Salonen.
ISBN : 978-2-330-08411-0
39 € TTC France Dépôt légal : novembre 2017 www.actes-sud.fr
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Une autre musique
WA LT R AU D M E I E R En 1976, j’ai gagné un concours de chant à Bayreuth, dont la récompense était de pouvoir assister aux représentations du Ring. Je n’avais alors jamais vraiment écouté Wagner et dans le train, en lisant le livret, je me demandais bien où toutes ces histoires invraisemblables pouvaient mener, mais dès que le rideau s’est ouvert, j’ai été absolument prise par le spectacle, cela a été une révélation totale, d’autant plus que j’avais alors vingt ans et que je n’étais pas encore certaine de vouloir consacrer ma vie au chant. Je me suis dit : “Si c’est l’opéra, cela doit être comme ça !” Dans la salle, c’était la guerre, les gens étaient furieux, hurlaient, ce qui a même fait qu’il y a toute une scène du Crépuscule des dieux que j’ai à peine entendue. J’ai donc découvert Patrice et Wagner en même temps, et deux ans plus tard, je chantais mon premier rôle wagnérien : Erda à Mannheim. Ce n’est que bien plus tard que je l’ai rencontré, en 1992, pour Wozzeck au Théâtre du Châtelet. Les premiers jours des répétitions, j’ai été troublée car il changeait systématiquement tout ce que nous avions fait la veille ; au début, je ne comprenais pas, mais j’ai vite saisi qu’il changeait toujours pour du meilleur et j’ai commencé à avoir une confiance totale en lui, je me suis sentie libre de m’abandonner complètement. J’ai compris aussi, en le voyant
travailler avec tant de précision les lumières, notamment, qu’il cherchait la perfection, que chaque détail avait une signification, une importance capitale et que, comme pour une horloge, chaque dent de l’engrenage est nécessaire pour enclencher autre chose, ouvrir quelque chose de nouveau, au-dessus de tout ça. […] Quand je l’ai rejoint pour Tristan et Isolde, à la Scala, en 2007, j’ai retrouvé cette façon de travailler très exigeante, y compris mentalement, comme par exemple pour la scène du philtre du premier acte, dont nous avons fait au moins trente versions ! Pour moi, il est comme Beethoven, car en fait, pour être plus claire et plus exacte, il enlève des choses : au début, on fait beaucoup, et à la fin, presque rien, mais il faut absolument en passer par là, comme avec un outil dont on n’a plus besoin à la fin parce qu’on en a compris l’essence. Son exigence ne s’arrêtait jamais et je me souviens par exemple qu’après la première de Tristan, où tout avait été filmé, photographié, etc., il m’a appelée pour me demander de venir un peu plus tôt avant la seconde représentation. L’opéra est déjà si long que je n’étais pas ravie et, en plus, je me demandais bien ce qu’il avait encore à ajouter après la première… Quand je suis arrivée à la Scala, il avait déjà tout préparé, et il m’attendait pour me montrer un extrait de La Leçon de piano (Jane Campion, 1993), la scène où Ada (Holly
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Hunter), à qui son mari vient de couper un doigt, s’enfuit dans la forêt et tombe. Elle se remet debout puis tombe à nouveau et Patrice m’a demandé : “Est-ce que tu crois que tu peux faire ça aujourd’hui ?” Je l’ai fait tout de suite, et il était tellement content, et moi aussi, bien sûr ! Je lui ai quand même dit après qu’à la différence de Holly Hunter, qui tombait sur la terre meuble de la forêt, moi je tombais sur la surface bien dure de la scène… Mes genoux en remercient encore Patrice ! […] Ses idées travaillaient dans ma tête et se développaient, je lui posais des questions parfois terribles, comme pour la fin de l’acte II de Tristan : “Que se passerait-il entre Tristan et Isolde si à ce moment-là, Marke ne venait pas ?” Il m’a répondu : “Tu m’énerves !”, car c’est précisément le genre de questions que lui-même posait. J’avais besoin de penser à ça pour faire la scène, car il était important que je la joue sans en connaître l’issue. Aucun autre metteur en scène n’a su ensuite me convaincre de chanter, de penser Isolde autrement ; j’ai conservé l’essence du personnage que nous avons construit ensemble, cette sérénité, surtout dans le premier acte, cette sincérité sur le fait qu’elle veut vraiment se suicider, qu’elle est au bout de tout ce qui est la vie. Ça se joue dans le corps, qui est battu, rompu. Quand il m’a parlé d’Elektra, il était pour moi nécessaire qu’il fasse ce spectacle ; j’avais toujours pensé que Klytämnestra devait être jouée différemment, qu’il y avait quelque chose qui n’était pas juste dans les spectacles que j’avais vus. Le travail a été passionnant et serein, on a beaucoup ri, aussi, avec légèreté, ouverture, confiance.
Sa mise en scène ne se contentait pas d’accompagner la musique, c’était en elle-même une autre musique. Ses mouvements, la façon dont les chanteurs se déplaçaient, tout était toujours musical et venait de l’intérieur, alors que nous, chanteurs d’opéra, ne sommes pas du tout musicaux dans notre façon de nous déplacer, d’arriver sur scène – de façon absolument pas naturelle. Je me souviens qu’au moment de Wozzeck, nous avions plaisanté à ce sujet avec une amie, sur le fait qu’un chanteur entre en scène, marche et s’arrête, planté, pour chanter. Avec Patrice, j’ai compris qu’il fallait toujours faire un ou deux pas de plus, prolonger le mouvement, ralentir, hésiter, se retourner… nous avions baptisé ça “le pas de Patrice” ! Propos recueillis par Vincent Huguet, Milan, mai 2014, publiés dans Patrice Chéreau. Opéra et mise en scène, Avant-Scène Opéra, no 281, juillet-août 2014.
Il était un maître, un maître de la chorégraphie, du tempo. Il a fait de la musique !
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Page 132 Wozzeck, note de Patrice Chéreau adressée aux chanteurs avant une représentation au Staatsoper Unter den Linden, Berlin, 1994. IMEC, Fonds Patrice Chéreau.
En haut Raymond Depardon Naples, hôpital psychiatrique de Frullone, 1980. Plusieurs photographies de cette série figurent dans la documentation de Patrice Chéreau pour Wozzeck.
En bas Wozzeck au Théâtre du Châtelet, 3 juin 1992. Waltraud Meier dans le rôle de Marie. Photographie de Daniel Cande. BnF, département des Arts du spectacle.
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Wozzeck au Théâtre du Châtelet, juin 1992. Waltraud Meier dans le rôle de Marie et Arnaud Sourisseau dans celui de l’Enfant. Photographie de Ros Ribas.
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Wozzeck au Théâtre du Châtelet, 3 juin 1992. Franz Grundheber dans le rôle de Wozzeck et Graham Clark dans celui du Capitaine. Photographie de Daniel Cande. BnF, département des Arts du spectacle.
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E V E LY N H E R L I T Z I U S C’est à Amsterdam que j’ai rencontré Patrice Chéreau : il était venu m’écouter chanter Elektra et à l’issue de la représentation, il est venu avec Vincent Huguet me dire que je serai leur Elektra ! Nous avons commencé à travailler à Berlin en avril 2013, une dizaine de jours. Ce moment était très important pour lui, car il voulait vérifier cette intuition fantastique qu’il avait au sujet de la relation entre Elektra et Klytämnestra – ces deux femmes qui ne sont pas devenues étrangères l’une à l’autre, séparées par la haine, et qui se soutiennent malgré tout, au fond d’elles-mêmes. Il m’a donc demandé que nous ayons cette période de travail en amont des répétitions, pour entrer dans la pièce. Nous avons lu le texte, parlé de la pièce, d’Hofmannsthal, de Strauss, du personnage d’Elektra. Ses idées, mes idées. La première fois nous avons seulement discuté des personnages, de ce que nous pensions de l’opéra. Nous avons parlé du conflit que vit Elektra, de sa solitude, de son incapacité à faire, à agir. La deuxième fois nous avons commencé à travailler. Il n’était pas très sûr de la danse, à la fin du monologue. Que faire avec ? Il m’a suggéré d’improviser, et de lui montrer quelque chose. C’était impressionnant… J’ai improvisé et il a approuvé : “Très bien, faisons comme cela !” Mais je n’avais aucun repère ! Je lui ai demandé de répéter, de prendre des marques pour pouvoir retenir. Et nous avons commencé à fixer certains éléments. Il y a des moments suspendus dans le monologue, des sortes d’arrêts. Après “stürzen”, (“in einem geschwollnen Bach wird ihres Lebens Leben aus ihnen stürzen”), il y a une pause, puis le monologue reprend. Certains passages
semblent entrer en contradiction avec le début. Comment comprendre ce ”break“ ? Comment saisir le bloc de ce monologue ? On en a parlé pendant des heures. Patrice m’a dit : “Si tu sens cela, il faut le faire. Si tu sens une coupure là, il faut la faire.” Bien entendu, cela devait être en phase avec la musique. Ce n’était pas quelque chose de cérébral, mais une analyse extrêmement “pratique”. À la toute fin de l’opéra, Elektra est tellement épuisée qu’elle est simplement capable de lever le pied, elle essaie de revenir au rythme – ce rythme ternaire de danse qui demande à être “attrapé”. Mais elle a perdu toute forme d’énergie. Elle est vidée. Il ne reste rien. Comme la flamme vacillante d’une lumière qui s’éteint sans rémission possible. C’est une autre danse bien différente : la lumière est tombée. Nous discutions longuement du sens d’un mot, une ou deux heures pour un unique mot et les sens très différents qu’il pouvait recouvrir. Patrice parlait à chacun très personnellement, d’une façon très directe. Bien sûr, en tant que metteur en scène, il était très attentif à avoir une vision d’ensemble, à saisir la totalité des choses. Je l’ai vu diriger les cinq servantes : il les rendait folles, il ajustait chaque centimètre comme pour parfaire la composition d’un tableau ! Mais toute parole, tout conseil s’adressait à un être particulier, à chaque chanteur comme être singulier. Parfois il demandait que la répétition reprenne dix minutes plus tard en sorte de pouvoir parler individuellement avec l’un d’entre nous. Il concevait le travail comme un “partenariat” entre le metteur en scène et le chanteur : c’était un dialogue, un vrai dialogue, ce que j’ai énormément apprécié. Bien sûr il lui arrivait de poser des interdictions formelles, comme celle de chanter à la face : il était
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totalement intransigeant sur ce point, et il en jouait, nous en riions. J’ai essayé de “négocier” certains emplacements. Il ne m’en a concédé que deux, pour lesquels ce jeu face au public était vraiment utile. Et il avait raison ! Je crois que Patrice aimait profondément cet opéra. Il y en a certains qu’il détestait visiblement, d’autres qu’il adorait. Sa grande droiture était de ne jamais “détruire” ni les pièces ni les personnages dans sa façon d’aborder l’œuvre. D’une certaine façon il y a là quelque chose de traditionnel : simplement s’attacher à ce qui est écrit. Mais chercher profondément ce qu’il y a derrière. C’est pourquoi nous jouons avec tant d’intensité : chaque mot a été fouillé, interrogé. C’est réellement fascinant. Et cette profondeur était aussi nourrie par son humour généreux, car il était plein d’humour ! C’est aussi une joie d’y songer... Propos recueillis par Sarah Barbedette, Paris, 28 janvier 2017.
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Elektra au Festival d’Aix-en-Provence, 2013. Entre extase et folie, Elektra (Evelyn Herlitzius) danse sous le regard du précepteur d’Orest (Franz Mazura) avant de s’effondrer : la vengeance tant rêvée s’est accomplie sans elle. Photographie de Pascal Victor.
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Pieter Brueghel l’Ancien La Parabole des aveugles, 1568. Détrempe sur toile. Museo di Capodimonte, Naples. Patrice Chéreau et Richard Peduzzi ont beaucoup regardé l’œuvre de Brueghel. Si La Parabole des aveugles constitue une sorte de “paradigme” de la chaîne que l’on retrouve dans les mises en scène de Chéreau, c’est toute l’œuvre du peintre qui a attiré de longue date le regard du metteur en scène. On trouve par exemple, dans une note de travail pour Lucio Silla, une référence à Jeux d’enfants conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne (IMEC, Fonds Patrice Chéreau).
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En haut De la maison des morts au Theater an der Wien, 2007. Acte II. La pièce sur Kedril et Dom Juan. Photographie de Ros Ribas.
En bas Così fan tutte au Festival d’Aix-en-Provence, 2005. Quintette de l’acte I, scène 5. Elīna Garanča (Dorabella), Shawn Mathey (Ferrando), Stéphane Degout (Guglielmo), Ruggero Raimondi (Don Alfonso) et Erin Wall (Fiordiligi). Photographie de Ros Ribas.
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Parallèlement à son travail théâtral, Patrice Chéreau se lance très tôt dans la mise en scène d’opéra. Après des débuts remarqués au Festival de Spolète et à l’Opéra de Paris, il s’impose sur la scène internationale à l’occasion du centenaire du Festival de Bayreuth en 1976, avec une production historique de la Tétralogie de Richard Wagner, L’Anneau du Nibelung. À travers une centaine de documents issus des collections de la BnF, de l’IMEC et de collections privées (manuscrits, correspondance, dessins, maquettes, photographies, etc.), l’exposition interroge la spécificité du travail mené par Patrice Chéreau pour la scène lyrique. Dans ce catalogue, les témoignages de ceux avec qui il a travaillé croisent des regards nouveaux, nourris des souvenirs de ses plus proches collaborateurs et des archives foisonnantes qu’il a laissées. Tous relèvent l’extrême sensibilité du metteur en scène, mais aussi l’ambiguïté de ses rapports avec l’opéra : entre défiance et passion. Avec des textes de Sarah Barbedette, Daniel Barenboim, Augustin Besnier, Pierre Boulez, Bertrand Couderc, Pénélope Driant, Laurence Engel, Evelyn Herlitzius, Clément Hervieu-Léger, Vincent Huguet, Stéphane Lissner, Waltraud Meier et Esa-Pekka Salonen.
ISBN : 978-2-330-08411-0
39 € TTC France Dépôt légal : novembre 2017 www.actes-sud.fr
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