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Thucydide le croyant et ses commentateurs athées Arthur Jubinville UdeM

Thucydide le croyant

Arthur Jubinville, Université de Montréal

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Abstract

Après plus d'un siècle d'une historiographie ayant érigée Thucydide en

figure de l'historien obéissant aux seules lois de la raison, il est d'une utilité

primordiale de démentir cette épithète dont on l'affuble, celle d'être atheos. En

effet, depuis la biographie de Thucydide réalisée par un certain Marcellinus au

cinquième siècle avant notre ère et qui fut collationnée à celle de l'historien, les

historiens modernes eurent la voie libre pour le qualifier de toutes sortes de

choses. De l'agnostique à l'athée, en passant par le rationaliste pur et le sceptique

chevronné, tous les historiens modernes ont tenté de voir dans sa méthode, après

celle jugée d'ethnographique chez Hérodote, les premiers pas de

l'affranchissement du cadre théologique dont devrait témoigner tout bon

historien. Afin d'accomplir une critique de ses commentateurs modernes digne de

réfuter leurs mauvaises conceptions des croyances de l'auteur, quelques mots sur

la divination sont requis. Nous retenons les remarques suivantes : (i) lorsqu'une

consultation oraculaire a lieu, il y a questionnement précis sur un sujet l'est tout

autant ainsi qu'une réponse d'une égale netteté (ii) la question posée est presque

toujours d'ordre privé : demander conseil à la divinité en vue de partir en guerre

est un topos littéraire. La réception de La Guerre du Péloponnèse ne va pas sans

analyser les passages où Thucydide s'adresse au lecteur en définissant sa

méthodologie. Ainsi, chacun des extraits ayant pu servir à justifier sa position face

au divin devra être scruté à l'aune de ce qui a été écrit dans l'incipit afin de saisir

en quoi les arguments des commentateurs modernes sont erronés. Il sera proposé

de se pencher sur cinq types de passages où il est question des oracles : les oracles

historiques, quasi-historiques et légendaires, ainsi que ceux où la divinité est

décrite comme garante d'un certain ordre cosmique et ceux où il y a des « diseurs

d'oracles ».

Introduction

Thucydide aurait eu un regard sceptique face aux oracles et aux prémonitions rendues

par ceux-ci, au point de rejeter leurs prophéties comme forme de superstition intolérable à

l'égard de toute la décente rationalité dont doit être pourvu un historien 84 . Cela est difficilement

concevable dès que l'on se penche sur ce qui en était de la pratique divinatoire oraculaire dans les

textes littéraires et dans la mentalité des Grecs de l'époque.

Sur la divination

Tout d'abord, la divination par les oracles mérite de se voir donner une définition plus

juste que celle simplifiée, réductrice et biaisée qui est communément admise. Elle ne consiste pas

qu'en une prescience absolue des évènements futurs : il s'agit pour les Grecs de l'époque de poser

une question précise à un oracle afin d'obtenir une réponse tout aussi précise aiguillant une

décision, généralement de l'ordre du privé et plus rarement de l'ordre du politique. Lorsqu'il s'agit

84 Cf. Nanno Marinatos, « Thucydides and Oracles », The Journal of Hellenic Studies, Londre, London University, Vol. 101, 1981, pp. 138, note 2 pour un recensement des ouvrages dans lesquels se trouve cette conception. Certainement que dès l'instant où il est proposé de le comparer à son prédécesseur historiographe, Hérodote, duquel l'oeuvre regorge d'oracles et de prédictions en tout genre, Thucydide ne peut que paraître moins investi de ferventes croyances.

de questions politiques, si l'on met de côté les exemples issus de la littérature et que l'on observe

le matériel archéologique, par exemple, du site de Dodone, l'oracle n'est jamais consulté afin de

savoir si une guerre doit être menée ou comment elle doit être menée.

En revanche, dans les sources littéraires, ce type de questions est abondant 85 : il relève en

fait d'un topos ayant plusieurs aboutissants, dont une progression narrative où l'accord divin est

fourni aux acteurs du récit. Dans la littérature, la plupart du temps, en plus de répondre à une

question dont nous n'avons aucune indication qu’elle ait été réellement posée, une réponse

énigmatique, pleine d'ambiguïtés, donnera à coup sûr lieu à interprétation et à débat 86 ce qui,

encore une fois, peut servir un objectif littéraire 87 .

Les visées de l'œuvre telles qu'énoncées par l'auteur

La vie de Thucydide se dévoile à nous dans deux œuvres douteuses quant à leur contenu

88 , qu'il vaut mieux ignorer afin de conserver ce qu'il nous est possible de savoir en lisant l' Histoire

de la guerre du Péloponnèse . Il est possible d'imputer la paternité de cette fausse conception de

l'athéisme de Thucydide à la biographie écrite par Marcellinos. Ce dernier serait né entre 460 et

454 av. n. è. 89 , ayant au début du conflit en 431 l'âge de la maturité (I.1.1 et V.26.5) et l'âge d'être

85 Pierre Bonnechere, « Divination », dans Daniel Ogden (dir.), A companion to Greek religion, Malden, Massachusetts, Blackwell Publications, 2007, p. 147-150 : l'ambiguïté des oracles provient du fait qu'il y a toujours une part d'interprétation et qu'en tant qu'humain, l'interprétation ne saurait s'affranchir de toute possibilité d'erreurs. 86 Puisque les dieux ne mentent pas, leurs ruses ne sont pas fourbes, mais toujours des stratagèmes afin de contrer les fourbes voulant les berner. 87 Pierre Amandry, « Oracles, littérature et politique », Revue des Études Anciennes, Bordeaux, France, Université Bordeaux Montaigne, Tome 61, 1959, n°3-4, pp. 400-401. 88 Une biographie anonyme ainsi qu'une autre signée « Marcellinos » nous sont parvenues. Pour une étude des problèmes que pose l'établissement de la biographie de l'auteur : Luciano Canfora, « Biographical Obscurities and Problems of Composition », In Brill's Companion to Thucydides, 2006, p. 1-31. 89 Par économie d'espace les prochaines dates mentionnées ne seront plus suivies de av. n. è., à moins que la date soit ap. n. è.

stratège en 424 (IV.104.4) 90 . Il baigna donc probablement dans l'effervescence rationaliste

d'Athènes 91 , où la politique occupait une place de premier rang avec ce qu'elle implique de débats

et d'argumentations 92 . Parmi les traits marquant un attachement à la quête de la raison que

Thucydide présente dans son écrit, il est à noter son souci de trouver les causes réelles des

évènements rapportés (I.1.1 à I.23.4), de suivre une rigoureuse chronologie.

Nombreux sont les passages dans l'œuvre de Thucydide où il est fait mention d'une

consultation oraculaire ou de prophéties. Il peut s'agir d'une consultation qu'il est possible de

qualifier d'historique (I.25.1, 28.2-3, 118.3; II.47-54; III.92.5; V.16.2, 32.1), de quasi historique

(I.103.2, 126.4, 134.3; II.17.1), de légendaire (II.102.5; III.96). Il y a aussi les passages où il est fait

mention du divin comme garant d'un certain ordre (I.132.2; III.82; V.18.1; VI.3.1.). Dans d'autres

cas, lorsqu'il s'agit de croyances populaires, de rumeurs ou de presciences sans émetteur

d'autorité, l'auteur les juge plus sévèrement (II.8.2, 21.3, 54.2, 77.6; V.26.3-4; VIII.1.1.).

Deux passages sur sa méthode sont particulièrement révélateurs. En I.22.4, il dit vouloir

écarter les témoignages contenant du merveilleux, parce qu'ainsi il est possible « de voir clair

dans les évènements passés » : ce dépouillement de la réalité permet au lecteur d'y voir des

similitudes et des analogies avec d'autres moments de l'histoire. Il y a chez l'auteur un désir de

faire en sorte que son écriture puisse être lue par n'importe quel type de public - contrairement à

90 Jacqueline de Romilly, Histoire et raison chez Thucydide, Paris, Les Belles Lettres, Coll. « Études anciennes », 1956, p. VII. 91 Pierre Ponchon, dans Thucydide philosophe : la raison tragique dans l'histoire, élabore sur cette rationalité. Il évite les écueils où plusieurs tombent : jamais il ne définit cette raison comme comparable à celle que l'on connait aujourd'hui; elle ne s'oppose pas, à l'époque, au sentiment religieux. 92 Périclès aurait été formé par Anaxagore (Plutarque, Vie de Périclès, 6; 35.) ce qui l'aurait rendu apte à voir, au contraire de ses contemporains les moins éduqués, dans une éclipse ou un animal mal formé, un acte de la nature seule et non un signe divin. Alors que dans le même temps, Hippocrate de Cos faisait connaître sa médecine basée sur l'empirisme par l'observation des phénomènes et l'élaborations de celles-ci de lois naturelles.

Hérodote qui écrivait probablement en vue de lectures publiques à Athènes 93 . En 3.82, l'auteur

ouvre une parenthèse sur la cruauté de la guerre. Dans celle-ci, il dit que l'humain répète les

atrocités qu'il vit en temps de guerre et qu'il se rend responsable du cercle vicieux de son propre

malheur. À partir de ce passage, on ne peut se permettre de dire qu'il fait manque de croyance

envers le divin : il est à interpréter comme l'exemplification de la méthode qu'il a mentionnée

dans le passage plus haut. De plus, il mentionne que la guerre écarte les hommes de leurs devoirs

envers les étrangers, de leurs engagements mutuels entre citoyens, et érode même les liens de

parenté. Ces trois traditions font partie de ce qui fait d'un Grec un Grec, qui le distingue d'un

barbare. Ces façons de faire ancestrales sont héritées des dieux et le jugement que pose

Thucydide est une critique de leur piété, puisque ne pas respecter les us et coutumes chers aux

dieux relève d'un manque de respect envers eux.

Analyse des oracles

Le premier oracle 94 figurant dans le texte concerne les gens d'Épidame 95 qui ne pouvant

trouver de protection auprès de Corcyre demandèrent à l'Apollon de Delphes 96 : « s'ils devaient

remettre leur ville aux mains des Corinthiens, tenus pour fondateurs, et s'efforcer d'obtenir leur

aide ». Ceci survient après qu'ils aient tenté par la diplomatie de se voir offrir du soutien de

Corcyre, leur métropole immédiate. Thucydide rapporte strictement la situation, sans ambages : «

93 Hérodote, Histoires, texte établi et traduit par Philippe Ernest Legrand, Paris, Les Belles Lettres, Coll. « universités de France », tome « Introduction », 2018 [1966], p. 25 sq. 94 Fontenrose, The Delphic oracle, 1978, p. 246, H4. 95 I.25.1-2. L'affaire d'Épidamne (débutant à I.24 fait partie aux yeux de l'auteur de trois causes menant à la guerre avec celle de Potidée et de Mégare. 96 Arnold Wycombe Gomme, A historical commentary on Thucydides, Oxford, The Clarendon Press, 1966, p. 159, analyse « o d'autois aneile paradounai » comme l'expression de l'implication de l'oracle dans le déclenchement de la guerre. Le premier volume de Simon Hornblower, A commentary on Thucydides, Oxford, Clarendon Press, 2008 [1991] est manquant en bibliothèque, disparu inexplicablement. Les chercheurs qualifiant habituellement Thucydide de non-croyant ne semble pas discuter ce passage. En effet, il est difficile de voir comment ils le pourraient mais rien n'est impossible pour eux, en ce qu'ils discutent, comme nous le verrons plus loin, des passages où rien ne confirme l'impiété de l'historien.

La réponse fut de le faire et de prendre ceux-ci pour chefs » 97 . Plus loin, il donne les causes de ce

choix pour les Corinthiens en disant qu'ils le font en vertu du droit et de leur hostilité envers

Corcyre. En effet, selon Thucydide et son analyse des griefs, ces derniers ne rendaient pas

l'honneur d'assister aux fêtes communes aux colonies de la métropole et de pratiquer les

prémices du sacrifice, parce qu'ils se sentaient supérieurs grâce à leur économie bien portante qui

leur assurait une grande puissance militaire et navale. Cet oracle est très fort probablement

historique : il s'agit de questionner la divinité afin qu'elle sanctionne une décision ayant une

double alternative, question que le style indirect de l'auteur ne donne pas mot-à-mot, mais dont il

est possible de croire qu'elle débutait par « Est-il meilleur et plus avantageux pour nous de ... ».

La question ainsi que la réponse sont des plus claires, sans aucune imprécision. Le sujet de leur

requête est la relation entre leur cité et une autre : nous voyons un cas similaire sur l'échantillon

des lamelles de plomb du sanctuaire de Dodone où une des questions concerne une possible

synpoliteia avec les Molosses 98 . De plus, Thucydide était en âge de raison au moment des

évènements. Il peut y avoir eu des témoignages qu'il aurait jugé si fiables qu'il n'aurait pas adjoint

à ses phrases de syntagmes rappelant qu'il n'avait pas été témoin lui-même.

Le second passage oraculaire de l'œuvre, I.103.2 99 , jugé quasi historique par Fontenrose 100

, va comme suit : « Il y avait, du reste, un oracle pythique, connu à Sparte auparavant, et qui disait

de laisser aller le suppliant de Zeus de l'Ithome ». Thucydide le mentionne après avoir énoncé les

97 Plus loin au livre premier 28.2, il est de nouveau question dans cette affaire de consulter l'oracle de Delphes, ce qui est présenté comme une alternative que l'on considère afin de mettre un terme au litige. Il ne sera pas consulté de nouveau. 98 Lhôte Éric, Les lamelles oraculaires de Dodone, Genève, Droz, 2006, 454 p. 99 Le même oracle se retrouve chez Pausanias 3.11.8 et 4.24.7. Selon lui, le prophète Theisamenos a avertit les Spartiates de les laisser partir indemnes. Il n'aurait fait que répéter un ancien oracle dont il avait connaissance. Chez Pausanias les négociations et la difficulté à prendre ce mont par la force sont des facteurs dissuasifs pour les Spartiates qui viennent avant la mention de l'oracle. 100 Op. cit., p. 375, Q175.

résultats des négociations entre les Spartiates et les gens de l'Ithome : ils devaient quitter et ne

plus jamais remettre les pieds dans le Péloponnèse sous peine d'asservissement.

Le troisième oracle (I.118.3) est encore un facteur menant à la guerre. En effet, il prend

place au moment du récit où les Athéniens firent le pas de trop en s'attaquant à des alliés de

Spartes et que cette dernière craignait la montée en puissance de son ennemie. Cet oracle est jugé

par Fontenrose comme historique 101 . La traduction de Jacqueline de Romilly ne rend pas compte

ici du plein sens du passage. Se substituera à la sienne celle de Richard Crawley.

And though the Lacedaemonians had made up their own minds on the fact of the breach of the treaty and the guilt of the Athenians, yet they sent to Delphi and inquired of the god whether it would be well with them if they went to war; and, as it is reported 102 , received from him the answer that if they put their whole strength into the war, victory would be theirs, and the promise that he himself would be with them, whether invoked or uninvoked.

La question, même si elle garde une formulation attestée par l'épigraphie en commençant

par « est-il plus avantageux pour nous de ... », n'a que peu de chances d'avoir été réellement

posée, puisqu’un oracle à propos de la guerre n’est jamais sorti des lamelles de plomb de Dodone

103 . Il serait plus prudent de le considérer comme un oracle quasi historique, même si Thucydide

fut contemporain des faits. De plus, que le dieu prenne parti dans le conflit semble improbable,

104 la réponse qu'il donne étant vague. L'énigmatique du segment final de sa réponse où il dit qu'il

101 Op. cit., p. 246, H5. 102 Stewart Irvin Oost, « Thucydides and the Irrational : Sundry Passages », Classical Philology, Chicago, University of Chicago Press, Vol. 70, Nᵒ . 3, 1975, pp. 188, interprète ce « ôs legetai » comme une forme de scepticisme de la part de l'auteur quant à la véracité de l'oracle rendu. 103 Lhôte, Éric. Les lamelles oraculaires de Dodone. Genève: Droz, 2006. 104 À ce propos, Gomme, op. cit., p. 413, précise qu'Athènes à cette époque avait perdu son influence sur Delphes (I.112.5) après la défaite de Coronée en 447 av. n. è. il interprète le « ôs legetai » comme une note de Thucydide marquant qu'il s'agit ici de la version de l'oracle telle que donnée par les Spartiates.

donnera son aide qu'il soit invoqué ou non est sans précédent dans l'épigraphie. Il s'agirait ici

d'un topos littéraire.

Le quatrième oracle 105 (I.126.4) est lui aussi un topos littéraire. Il intervient dans l'histoire

de Cylon, histoire qui a pour but de montrer comment cet ancêtre de la famille Alcméonide, par

son sacrilège, a entaché toute sa lignée. La question n'est pas donnée, il n'y a que la réponse de

l'oracle qui est une énigme comme on peut en retrouver chez Hérodote : Cylon doit occuper

l'acropole d'Athènes pendant la fête la plus importante existant en l'honneur de Zeus. Son

intention est de prendre la tyrannie, d'où son échec à bien interpréter l'oracle comme cela se

déroule à chaque fois que quelqu'un dans un texte littéraire approche d'un oracle avec de

mauvaises intentions. Il discute l'interprétation de Cylon, puisqu'elle s'avérera fausse; il périra, lui

et ses complices 106 .

Le cinquième oracle 107 (I.134.3-4) concerne les dispositions à prendre en ce qui a trait à la

mort de Pausanias. La souillure endossée par les Lacédémoniens en le tuant dans le sanctuaire

doit être lavée, dit l'oracle, en donnant une sépulture à proximité et en offrant deux corps en

contrepartie de celui du mort, ce qui résultera par l'édification de deux statues de bronze.

L'auteur ne montre par aucun signe qu'il n'y croit pas.

105 Gomme ne le commente pas. Il se trouve chez Fontenrose, op. cit., p. 68 et 289, Q64. Malgré le rapprochement qu'il fait entre cet oracle et les contes et les légendes, il tient à le considérer comme quasi-historique. 106 Nanno Marinatos, « Thucydides and Oracles », The Journal of Hellenic Studies, Londre, London University, Vol. 101, 1981, pp. 139, note 7 et 8 sur l'opinion d'autres historiens. 107 Fontenrose, op. cit., p. 325, Q174, considère cet oracle comme quasi-historique parce qu'il n'y a pas de question posée, seulement un ordre rendu par la divinité et qu'il fut rendu avant la naissance de Thucydide, ce qui en ferait un oracle post-eventum. L'auteur donne une analyse de cet évènement en comparant les mots de Thucydide à ceux d'autres auteurs concernant la tombe de Pausanias à la page 129-131. Il y dit aussi que les historiens modernes ne débattent pas de son athéisme en se référent à ce passage.

Sur le langage employé

Sur sa façon de traiter les oracles, quand il s'agit d'un véritable oracle qu'il soit historique

ou légendaire, il rapporte ses paroles en usant toujours de ces mots : « es Delphous ton theon epèronto

ei ... » 108 . Il dit toujours que c'est le dieu qui s'adresse par l'entremise de l'oracle, comme la

croyance le veut. En revanche, dans les passages employés pour faire valoir sa supposée impiété,

il n'emploie pas les mêmes termes.

Lorsque les historiens modernes disent qu'il remet en doute un oracle, il traite en fait de

chresmoi ou chresmologoi . Ces mots, selon le Bailly, peuvent avoir le sens de « déclaration certaine »

et « qui interprète des oracles ». Puisque dans les passages où ils sont employés, les verbes

introduisant les déclaration de ces diseurs d'oracles sont aidô et ischuridzomai qui peuvent signifier

au delà de leurs sens premiers « chanter comme un refrain, avoir toujours à la bouche » et «

soutenir une opinion, prétendre quelque chose, avoir de l'assurance ». Il faut comprendre que

Thucydide critique les simples hommes et les devins qui en temps de guerre trouvent par le

chaos ambiant un public effrayé voulant bien entendre les ritournelles qu'ils ont à la bouche.

Ainsi, nous avons (II.8.2) 109 un passage où l'auteur mentionne qu'« il y avait bien des

prédictions ( logia ) répétées, bien des oracles ( chrèsmologoi ) rendus ( èdon ), soit dans les villes qui

allaient entrer en guerre, soit dans les autres. » Il enchaine avec le tremblement de terre à Delos

108 En I.103.2, il use de chrèstèrion qui désigne l'oracle ou le lieu où réside l'oracle. Ce mot ne peut pas avoir la connotation négative qu'il donne à chrèsmoi et chrèsmologoi. Il est un parfait synonyme de manteion. 109 Anton Powell, « Thucydides and divination », Bulletin of the Institute of Classical Studies, Londre, University of London Press, Vol. XXVI, 1979, pp. 45, dit que Thucydide aurait entendu tellement d'oracle ne se réalisant pas qu'il en serait venu à ne plus croire en la divination. Pourtant, le passage sur la peste (II.54) nous prouve le contraire en ce que l'auteur fait un parallèle entre la peste et l'oracle rendu aux Spartiates (I.25). De plus, il fait mention à la toute fin du passage que la peste n'a jamais pénétré dans le Péloponnèse.

qui « ne s'était jamais vu de mémoire grecque ». Bien qu'il critique ici le fait que les hommes

cherchent à voir dans des signes naturels les reflets de leur perdition ou d'une colère divine, il n'y

a pas d'impiété, que ceux qui prétendent se faire l'écho d'une sanction divine sont même plus

impies, ce qui voudrait dire que Thucydide est plus « orthodoxe » que ceux qu'il critique. Il y a le

même phénomène en II.21.3 lorsqu'il dit « des devins ( chrèsmologoi ) émettaient des oracles divers

( chrèsmous pantoious ), que chacun brûlait d'entendre ».

Un autre passage servant à défendre la croyance selon laquelle Thucydide fut athée : en

II.77.6, à la suite de l'incendie de Platée, un orage éclate et éteint le brasier. Thucydide, en

précisant que ce qu'il rapporte est « d'après les récits », aura laissé croire aux historiens modernes

qu'il fut impie, alors qu'il ne faisait que préciser qu'il s'agissait de faits rapportés, dont il ne fut pas

le témoin oculaire. Lorsque Jacqueline de Romilly a l'audace de commenter : « Thucydide semble

trouver cette aide du ciel un peu trop belle pour être vrai. », elle manque de rigueur. À ce

moment de son récit, il avait déjà été dit qu'il souhaitait écarter les témoignages merveilleux :

même si l'on peut sous toute réserve croire qu'il trouvait cela « un peu trop beau pour être vrai »,

il le rapporte néanmoins. Il faudrait conclure que l'auteur incluait un fait lorsqu'il recevait

suffisamment de témoignages corroborant un fait.

Conclusions

En somme, s'il faut hors de tout doute affirmer quelle était l'attitude de Thucydide à

l'égard des dieux, lui attribuer absolument une étiquette, passons en revue les différents mots qui

ont été employés pour décrire son sentiment face au divin.

Certains comme Dover 110 le disent athée 111 . Bien que ce terme existe depuis l'antiquité, il

a aujourd'hui un sens courant différent. Marcellinos dans sa biographie de Thucydide, considérée

par tous les chercheurs de bon entendement comme peu digne de foi, fut le premier à dire de ce

dernier qu'il était athée. On retrouve le terme chez Platon ( Les lois , 908cs-909c, 967c; Phèdre ,

229c) afin de désigner des personnes faisant preuve, de manière générale, d'impiété ou ne croyant

pas aux dieux reconnus. Il est dit de ces personnes, qui sont des présocratiques, qu'elles furent

taxées d'athéisme par les plus fervents de leurs contemporains en raison de leurs méthodes qui

cherchaient à expliquer la nature par des causes naturelles plutôt que divines. Parmi ces

personnes figure Anaxagore qui, nous dit Macellinos ( Vie de Thucydide , 22), fut l'enseignant de

Thucydide. Le terme chez Platon est critiqué indirectement par le propos qui souligne que les

personnes désignées par ce terme ne faisaient pas preuve d'impiété et, malgré leur méthode,

plaçaient leur foi sur l'Olympe.

D'autres, comme Oost 112 , le disent agnostique 113 . Celui-ci, en disant que Thucydide «

enquête sur les signes divins afin de déterminer s'ils sont véridiques ou non » pour prouver son

agnosticisme, explicite une méthode que l'on peut qualifier de sceptique. Le scepticisme pourrait

conditionner les croyances de Thucydide, mais seulement ses croyances envers les hommes. En

110 Cf. tous les passages de son œuvre concernant Thucydide. 111 Le mot n'a pas fondamentalement changé de sens, mais les contextes et les connotations ont changé, surtout depuis le recul des croyances au XIXe s. En prenant le sens littéral, on voit mal comment Thucydide pourrait faire preuve d'un « refus des croyances religieuses, par cécité de l'intelligence relativement à l'existence de Dieu ». Selon le sens sociologique, politique, il ne nie pas non plus « Dieu dans la pratique de l'action sociale ou politique ». 112 Cf. Stewart Irvin Oost, op. cit., 1975, pp. 195. 113 Ici, en se penchant sur la définition du mot, la tentative ne paraît que folie « doctrine ou attitude philosophique qui considère l'absolu inaccessible à l'intelligence humaine ». Même, comme nous l'avons vu, en analysant la quasi-totalité des passages de son œuvre qui mentionne la divination, donc une branche de « ce que les hommes font à l'égard des dieux » critiquée plus tard par Cicéron dans De la divination sans que cela lui vaille d'être taxé de non-croyant, pas une fois l'auteur ne passe près de prononcer une phrase pouvant mener à cette conclusion. De plus, ce terme a vu le jour chez Saint-Paul qui désignait l'autel des dieux inconnus à Athènes. Même s'il s'agit d'un terme antique, il n'a jamais eu la définition qu'Oost lui prête.

effet, il n'émet pas de réserves quant au divin, il doute de ce que les hommes lui rapportent de

prime abord, disant lui-même se soucier d'obtenir les témoignages les plus fiables.

Thucydide, comme les présocratiques, Hippocrates de Cos ou d'autres penseurs de son

temps, n'était pas moins croyant qu'un autre du fait que sa méthode consistait à user de la raison

- raison qu'il faut désigner par la périphrase « eis alegchon tinos logous didômi » ou par le mot mis en

italique afin de ne pas entacher la perception que nous avons de lui avec tout le sens moderne qui

englobe le terme.

Dans ce que l'on considère comme la seconde œuvre d'histoire, il y a plus de passages

parlant des dieux, de la divination, du merveilleux et des oracles que de recréations de discours

historiques. Même si le divin intervient considérablement moins que chez Hérodote et que sa

méthode est plus proche de celle des historiens modernes que celle qu'avait son prédécesseur,

Thucydide n'est pas un moderne : il croyait probablement aux dieux comme ses contemporains.

Sa méthode est raisonnable, mais en aucun cas une méthode raisonnable ne donne quelque

indice sur les croyances : aujourd'hui un physicien explorant les confins de la galaxie, aussi

raisonnable soit-il, peut croire en Dieu. Ainsi, qu'est-ce que cela apporte à la compréhension de

son œuvre et de l'histoire de conclure qu'il est athée? Rien. Cette conclusion des historiens

modernes ne sert aucun postulat : elle sert plutôt à essentialiser l'évolution de la pensée humaine

et elle offre une vision tronquée du passé.

Bibliographie

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