26 minute read
2022, année sur le fi l
from AM 423-424
by afmag
2022 ANNÉE perspectives SUR LE FIL Pandémie, instabilité politique, insécurité, croissance économique au ralenti… Les indicateurs ont de quoi inquiéter le continent. Et pourtant, avec ses fortes potentialités, l’avenir lui appartient. par Zyad Limam
Au moment où ces lignes sont écrites, début décembre 2021, le monde paraît au bord de la crise de nerfs. Deux ans après le début de la pandémie de Covid-19, un nouveau variant est apparu, détecté en Afrique du Sud, Omicron (15e lettre de l’alphabet grec, précédée par Xi et suivi par Pi…). Le virus aurait muté de manière spectaculaire, serait devenu plus transmissible, peut-être plus dangereux que ses versions précédentes, dont le fameux Delta qui, lui, pousse la 5e vague de contamination en Europe et aux États-Unis. Trois milliards de personnes dans le monde (très largement dans les pays riches) sont vaccinées, et pourtant les infections se poursuivent, même si elles sont moins meurtrières. La dépression guette les citoyens. Personne ne connaît vraiment les capacités néfastes d’Omicron, mais les États se barricadent, les frontières se hérissent de murs infranchissables. Le Maroc a fermé ses portes à l’entrée et à la sortie, enchaînant quasiment deux années blanches pour le tourisme. L’Afrique australe a été mise au ban des nations avec la fermeture massive des lignes aériennes. La reprise économique qui semblait bien engagée risque le coup d’arrêt, impactant bien plus encore les pays émergents et les pays pauvres qui n’ont pas les moyens budgétaires de doper leur croissance… Au-delà du Covid, de l’Omicron et du Delta, ce qui n’est pas rien, la situation générale n’est guère brillante. Iran, Ukraine, Taïwan, Palestine, les lignes de fronts sont nombreuses. Un peu
À Harare, au Zimbabwe, des personnes âgées ou prioritaires font la queue pour le vaccin Sinopharm.
partout, les démocraties sont menacées par des modèles autoritaires et centralisateurs. En Afrique, le coup d’État est de nouveau un mode d’accession au(x) pouvoir(s). En Europe et aux États-Unis, les droites extrêmes, populistes, identitaires, le trumpisme gagnent chaque jour du terrain. La COP26, à Glasgow (Écosse), aura souligné la quasi-impossibilité sémantique pour l’humanité de se confronter à la question, pourtant existentielle, du changement climatique et du développement durable. Dans cette ambiance sombre, on cherche des points d’appui, de rebonds, pour y croire, pour se lancer dans cette nouvelle année 2022 (et les suivantes) avec un peu plus d’optimisme.
Pour l’Afrique et son 1,2 milliard d’habitants (à peu de chose près l’équivalent de l’Inde, et un peu moins que la Chine), l’objectif premier reste la vaccination de masse contre le Covid et ses variants potentiels ou existants, pour protéger le maximum de personnes, hommes, femmes, enfants. On ne pourra certainement pas « immuniser » totalement le continent, mais il faut atteindre un point critique, construire des digues sanitaires (en attendant l’épuisement du virus…). Début décembre 2021, les chiffres restent scandaleusement insuffisants. Un peu plus de 155 millions d’Africains ont reçu leur première dose, contre plus de 4 milliards à l’échelle du monde. Ainsi, un an après l’apparition des vaccins, seulement 11 % de la population du continent a pu bénéficier d’une première injection, et uniquement 7,5 % des Africains sont considérés comme entièrement vaccinés (ourworldindata.org). Parmi les géants, la République démocratique du Congo est à moins de 1 %, l’Égypte à 15 % et l’Algérie à 12 %. En Côte d’Ivoire, au Ghana et au Sénégal, la couverture vaccinale se situe aux alentours de 10 %. Les rares bons élèves comme le Maroc sont à 61 %, ou la Tunisie à 43 %. Cette vaccination profite souvent aux élites, soucieuses de protection et du sésame pour voyager. La relative immunité collective apparaît encore loin. Cas d’école, l’Afrique du Sud, pays à économie intermédiaire – structurellement immunodéprimée par l’impact de la pandémie de VIH –, plafonne à 25 % de personnes vaccinées.
L’ÉGOÏSME DES PAYS RICHES
Ces chiffres ne sont plus acceptables. On peut souligner la méfiance d’une grande partie des populations, mais cette méfiance existe aussi dans le monde riche où l’on vaccine à tour de bras, en multipliant les incitations et les coercitions (pass sanitaire, etc.). On peut également souligner le manque de volonté de certains États, pour qui le Covid-19 n’est pas la première des urgences par rapport à l’immensité des besoins économiques, sociaux ou sécuritaires. On peut aussi estimer qu’à ce jour, l’Afrique, ce continent jeune, à la densité de population clairsemée, ne s’en tire pas si mal, pour ce qui est des contaminations et des victimes. Peut-être, aussi, faudrait-il une nouvelle génération de vaccins « classiques », facilement transportables, adaptés aux climats de l’hémisphère sud. On peut surtout souligner l’inconscience et l’égoïsme des pays riches, peu soucieux, au-delà des discours, de financer cet immense effort de vaccination vis-à-vis du continent. Une approche à courte vue. Comme le souligne Stella Kyriakides, commissaire européenne à la Santé : « Nobody will be safe, until everyone is safe» (« Personne n’est en sécurité, tant que tout le monde ne l’est pas »). La circulation intense du virus entraîne la naissance de nouveaux variants dont on ne peut pas prédire la nocivité. C’est le cas du Delta, probablement né en Inde lors du pic ravageur du printemps dernier. Et c’est le cas du désormais tristement célèbre Omicron, né probablement quelque part en Afrique australe.
L’INDISPENSABLE PLAN DE RELANCE
On demande beaucoup à l’Afrique en matière de modernisation, de lutte contre les criminalités, de stabilité sociale et institutionnelle, de démocratisation. Elle peut s’engager plus encore activement sur ces dossiers, tout en demandant au monde un véritable effort collectif sur le financement des vaccins, tant sur le plan du produit lui-même que de la logistique d’injections aux quatre coins du continent. Cet investissement de la communauté internationale aura un impact bénéfique pour l’humanité par la maîtrise des variants. Mais aussi pour éviter que la machine économique globale ne cale… Le Fonds monétaire international estime qu’il faudrait un peu plus de 50 milliards de dollars pour vacciner 60 % de la population mondiale d’ici à 2022. Une goutte d’eau comparée aux pertes boursières générées par l’apparition d’Omicron. Une goutte d’eau pour les États-Unis – à peu près 3 % du plan de rénovation des infrastructures porté par le président Biden, le Build Back Better. Un effort largement à la mesure de l’Europe et de l’Union européenne aussi, dont le destin est définitivement lié à celui de l’Afrique pour les décennies à venir : migration, sécurité, croissance, changements climatiques, ressources agricoles…
La situation n’est pas loin d’être ubuesque. Les pays du G7 ont commandé ou précommandé près de 3 milliards de doses supplémentaires, en trop par rapport à leurs besoins… Dans ce contexte, l’Afrique est en droit d’exiger un véritable effort en sa faveur, sur les vaccins, sur la logistique de vaccination, mais aussi sur la relance économique. Quant à la croissance, le continent a déjoué les scénarios catastrophistes et mieux résisté que prévu aux impacts du Covid. Les gouvernements ont investi et dépensé pour amortir le choc, mais le coup de frein est bien réel. On est passé de taux de croissance au-delà des 6, 7 et 8 % par an à des performances juste au niveau de zéro, et parfois négatives. Pour les pays tributaires du tourisme et des échanges, la facture est particulièrement lourde. Ce décalage de richesse a un impact direct avec des conséquences immédiates sur l’emploi, les revenus, la pauvreté, la capacité d’investir dans le social, la santé, l’éducation, les infrastructures… L’écart entre l’Afrique et le reste du monde va s’accroître.
Pour reprendre pied, pour mieux lutter contre la pandémie tout en investissant dans son futur, l’Afrique a besoin d’un grand plan de relance. Elle a besoin de pouvoir accéder à des moyens financiers adaptés à l’immensité du défi. Les montants sont
Au Sénégal, dans la région de Ferlo, on bouture, sème et élève des arbres destinés à reverdir le Sahel.
chiffrés. Et ils restent modestes par rapport à ce qui se fait dans les pays riches. L’Afrique aurait besoin d’au moins 500 milliards de dollars sur les trois ans qui viennent. L’objectif n’est pas que de renflouer les trésors publics, de boucher des trous budgétaires. L’objectif, c’est surtout de favoriser un kick-start (démarrage rapide) de l’investissement, de pousser des projets structurants (en particulier dans le domaine des infrastructures), de favoriser le développement du secteur privé, des entreprises locales, et donc de l’emploi. Tous les chantiers sont ouverts : agro-industrie, alimentation, pharmacie, textiles, bâtiments, énergie, télécoms, nouvelles technologies de l’information et de la communication, eau, pêche, tourisme, services, banques, assurances…
LA GRANDE MURAILLE VERTE
Les potentialités sont là, le cadre juridique doit être amélioré, la sécurité aussi, la communication et la séduction externe également, mais l’Afrique est réellement le continent de l’avenir. Et ses élites doivent le marteler aux quatre coins du monde. Un grand industriel français confiait récemment en aparté : « J’ai vu la Chine sortir de la pauvreté, changer en quelques décennies. Je connais l’Afrique. Et l’Afrique, c’est la Chine de demain, le processus est en marche… » Pour cette émergence africaine, l’une des clés sera l’investissement du continent dans la transition énergétique et le développement durable. À la fois pour protéger son patrimoine et limiter les effets du changement climatique, mais aussi pour générer des entreprises, des projets, de la recherche, des financements. Malgré la pression démographique, l’Afrique peut être le continent vert du XXIe siècle. Outre l’or ou le pétrole, c’est le continent de l’eau, du soleil et du vent (deux énergies possibles). C’est un continent maritime ouvert sur deux océans (Atlantique et Indien) et une mer (Méditerranée), avec un formidable potentiel d’économie bleue. Avec 60 % de terres arables, l’Afrique pourrait se nourrir elle-même et nourrir le monde. L’Afrique enfin, c’est aussi le continent des forêts. L’Afrique centrale constitue le deuxième massif de forêt dense et tropicale au monde. La protection et la valorisation de ce massif sont d’autant plus primordiales que le bassin de l’Amazone se dégrade chaque jour. Et que, sans forêts, la vie sur Terre va inéluctablement se compliquer… Dans cet ordre d’idées, la reforestation du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest est tout aussi prioritaire pour stopper l’avancée du désert, fixer les populations, offrir des perspectives, lutter contre les tentations terroristes… Symbole de cette grande ambition africaine, le projet Grande muraille verte : l’objectif initial était la mise en place d’une barrière végétale qui traverserait l’Afrique d’ouest en est sur 8 000 kilomètres, du Sénégal à Djibouti. Le plan directeur a évolué vers la création d’écosystèmes locaux connectés les uns aux autres. Objectif affiché d’ici à 2030 : remettre en état 100 millions d’hectares de terres dégradées, séquestrer 250 millions de tonnes de carbone et créer 10 millions d’emplois verts. Les défis sont multiples, chaque pays sur le « tracé » doit faire face à d’immenses difficultés, y compris sécuritaires, mais ce projet pharaonique est porteur. Lors du sommet One Planet en janvier 2021, à Paris, a été adoptée l’idée d’un « accélérateur » de la muraille verte, doté de 19 milliards de dollars. Et aux ÉtatsUnis, pays du capitalisme roi, la restauration des terres apparaît comme un excellent business, moralement utile et commercialement rentable. Voilà, l’avenir n’est pas écrit, il est à inventer. Allons-y franchement ! ■
Le président français lors de la cérémonie d'entrée de Joséphine Baker au Panthéon, à Paris, le 30 novembre 2021.
En France, Macron cherche son second souffle
C’était il y a presque cinq ans. En mai 2017, un jeune homme ambitieux, un Rastignac brillant et opportuniste, prenait de vitesse tout le système politique français et se faisait élire président de la République (à 38 ans, le plus jeune de l’histoire moderne gauloise), au nez et à la barbe des partis politiques traditionnels. Son mandat devait être celui d’une profonde modernisation du pays, d’une mise à niveau radicale qui dépasserait les antagonismes du passé. Celui d’un « reset » aussi sur le plan international, en particulier avec l’Afrique, en se débarrassant du poids et des ombres du colonialisme, des fantasmes du pré carré. De la coupe aux lèvres, la distance peut parfois se révéler presque insurmontable. Les années Macron auront été marquées par l’amateurisme du début, par la révolte brutale des Gilets jaunes, reflet de la colère de « l’autre » France. Et par la pandémie de Covid-19, avec son cortège de victimes, de contraintes et de confinements. À quelques mois de l’élection présidentielle d’avril prochain, le pays apparaît mentalement au bout du rouleau, et le débat est dominé par les angoisses identitaires, la peur surréaliste d’un grand remplacement, l’angoisse d’une immigration débridée… Pourtant, la France est vaccinée à 80 %, la croissance est de retour. Et finalement, Emmanuel Macron reste au centre du jeu, face à une gauche dévastée, une droite en recherche d’un début de programme enthousiasmant, et une extrême droite (normalement) inéligible au second tour. Emmanuel Macron, aujourd’hui 43 ans, s’avance à pas presque confiants. Mais comme le disait un proche du précédent président François Hollande, bien placé pour le savoir : « Rien ne se passe jamais comme prévu. » ■ Z.L.
En Tunisie, le scénario de tous les possibles
Depuis le 25 juillet 2021, et la prise en main de tous les pouvoirs par Kaïs Saïed, la Tunisie, pays phare des révolutions arabes, récompensée par un prix Nobel de la paix en 2015, a changé de trajectoire et vit une expérience politique inconnue. Sur un terrain économique et social particulièrement fragilisé, le chef de l’État veut imposer sa solution globale, transformatrice et durable. Une métamorphose qui passe par des réformes de fond et qui doivent générer l’adhésion. Encore faudra-il s’accorder sur le modèle à suivre. Kaïs Saïed a déjà fait son choix : une démocratie directe, pour recueillir les demandes du peuple, et un pouvoir fort au sommet pour la mise en œuvre. Cette approche révolutionnaire sera certainement soumise à un référendum populaire, sans passer, semble-t-il, par un débat avec les corps intermédiaires que le président occulte. Quant aux problèmes économiques urgents, ils seront résolus par une reddition des comptes des opérateurs économiques largement soupçonnés de ne pas payer leur dû à la société. Le schéma séduit une partie de l’opinion, lassée par les dysfonctionnements graves de la décennie 2010-2020 et par la brutalité des inégalités sociales. Mais le plan se heurte à la société civile et à une partie de la classe politique, opposée au retour d’un raïs, soucieuse de défendre les acquis de la révolution, en particulier sur le plan des libertés et des institutions. Et en économie, le principe de réalité reste particulièrement puissant. L’année 2022 sera donc celle de tous les possibles ; celle d’un nouveau départ ou d’une implosion interne. ■ Frida Dahmani
Le chef de l’État Kaïs Saïed au palais de Carthage, le 17 août 2020. Quelques jours plus tôt, il s’était prononcé contre l’égalité dans l’héritage, s’attirant les foudres des militantes féministes.
KENZO TRIBOUILLARD/AFP
Les forces armées maliennes patrouillent entre Gao et Kidal, dans le nord du pays.
Le Sahel, au cœur des enjeux
Dans un Mali affaibli par deux coups d’État consécutifs en moins d’un an, où le colonel Assimi Goïta, 38 ans, chef autoproclamé de la transition, vient de reporter sine die le scrutin présidentiel démocratique prévu en février prochain, 2022 sera l’année de tous les dangers. La présence islamiste dans le nord, puis au centre, gagne du terrain. La force française Barkhane se redéploie (« abandonne le pays », selon le pouvoir malien) et cédait l’emprise de Kidal aux forces armées du pays, le 13 novembre dernier. Non loin de là, les mêmes groupuscules terroristes, affiliés à Al-Qaïda, frappent régulièrement un autre pays, le Burkina Faso. Une partie de la population est descendue dans la rue, fin novembre dernier, pour exiger le départ du président Roch Kaboré, qui semble débordé par l’actualité. Un convoi militaire français a été bloqué à Kaya, sous des slogans hostiles à la présence de la puissance hexagonale dans la région. Pouvoirs locaux affaiblis, transitions qui s’éternisent, persistance islamiste qui gagne du terrain sur fond de pauvreté et de luttes ethniques, armées en débâcle et sentiment antifrançais qui gronde… C’est le Sahel tout entier qui risque de basculer demain et de se transformer en une véritable poudrière. Les autres pays d’Afrique de l’Ouest s’inquiètent, surveillent leurs frontières nord et renforcent la sécurité en général. La paix au Sahel sera probablement l’un des enjeux géopolitiques majeurs en 2022, sans réel scénario optimiste qui se dessine
à ce jour. ■ Emmanuelle Pontié
Chine-Afrique : un nouveau contrat après vingt ans de mariage ?
par Cédric Gouverneur
Fin novembre 2021, à Dakar, s’est tenu le Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC) qui, depuis 2000, réuni tous les trois ans Pékin et ses 53 pays partenaires sur le continent – (tous, à l’exception du Swaziland, le tout dernier apôtre de Taïwan !). Une huitième édition en forme de réajustement réciproque, car derrière les chiffres pharaoniques (des échanges commerciaux multipliés par 20 en vingt ans ; 1 million de Chinois sur le continent, où un projet sur trois est chinois !), la réalité s’impose : au terme de vingt ans de mariage, la Chine et l’Afrique s’avèrent toutes les deux quelque peu désillusionnées… La première, parce qu’elle se rend notamment compte que dépenser de l’argent ne suffit pas pour susciter du développement. La seconde, parce qu’elle s’endette, parfois lourdement, vis-à-vis de Pékin, et parce que le made in China – si bon marché et si accessible aux consommateurs – tue dans l’œuf la production africaine, moins compétitive. L’autarcie forcée, conséquente à la pandémie, a douloureusement rappelé la réalité de cette dépendance et de l’inégalité des échanges, incitant à, enfin, produire africain pour son propre marché. Certes, les habitants du continent conservent, dans leur majorité, une bonne image de la Chine, de ses ponts, de ses routes, de ses instituts culturels Confucius et de ses bourses universitaires. Mais ils se montrent désormais plus exigeants, attendant de la deuxième puissance mondiale – sur le point de dépasser les États-Unis d’ici ont la réputation de ne pas tergiverser et d’être efficaces : ces méga-projets s’avèrent indispensables afin de désenclaver la masse continentale et de connecter le marché unique africain. Ainsi, le corridor Addis-Abeba-Djibouti a permis à l’Éthiopie, deuxième pays le plus peuplé du continent, de retrouver son accès à la mer Rouge, perdu lors la sécession de l’Érythrée, en 1993. « La Chine a fait de gros efforts pour financer les travaux d’infrastructures, mais s’est aperçue qu’elle n’avait pas toujours mené de façon correcte les études de faisabilité et de rentabilité », précise néanmoins Thierry Pairault, socio-économiste et sinologue, à nos confrères de France 5. Qu’importe, les Chinois ont besoin de construire en Afrique, débouché alternatif à un marché asiatique en voie de saturation : l’empire du Milieu est littéralement hérissé de gratte-ciel – on n’y compte plus les « villes fantômes » ultramodernes mais lugubres faute d’habitants ! Au risque de créer une bulle immobilière explosive, symbolisée par les menaces de faillite pesant depuis des mois sur le promoteur Evergrande… L’amitié entre l’État communiste et l’Afrique est donc scellée dans le béton.
le prochain FOCAC en 2025 – qu’elle traduise davantage les paroles en actes, elle qui ne cesse de clamer son refus de l’« ingérence » et de l’« impérialisme ». Signe des temps, le président Xi Jinping ne s’est pas déplacé à Dakar, mais il a promis, en visioconférence, « 300 milliards d’exportations africaines agricoles d’ici à 2025 », et « 1 milliard de doses de vaccins », dont 600 millions « offertes » et 400 millions en production conjointe…
Bcomme Béton Qui s’en souvient ? C’est sous la forme d’enceintes sportives que la Chine a commencé à redessiner l’architecture du continent : stade de l’Amitié à Dakar (Sénégal) en 1985 (60 000 places), stade du Général-Seyni-Kountché, à Niamey (Niger) en 1989 (35 000 places)… Un mouvement amorcé en 1970 à Zanzibar et qui, désormais, se poursuit d’une Coupe d’Afrique des nations à l’autre… Mais Pékin a aussi diversifié ses ouvrages : parmi ses grands projets les plus emblématiques de ces vingt dernières années, citons le chemin de fer kényan NairobiMombasa (4 milliards de dollars), celui entre Addis-Abeba (Éthiopie) et Djibouti (3 milliards), le nouveau siège de l’Union africaine à AddisAbeba, le boulevard périphérique, toujours dans la capitale éthiopienne, la route gabonaise entre Port-Gentil et Libreville (600 millions de dollars)… « Un contrat qu’il faudrait cinq années pour discuter, négocier et signer avec la Banque mondiale prend trois mois avec les autorités chinoises », a résumé en 2008, le président sénégalais d’alors, Abdoulaye Wade. Les Chinois D comme Diaspora Un million de Chinois vivent désormais sur le continent africain, contre environ 130 000 il y a quinze ans. Ce sont des ouvriers et des cadres qui travaillent sur des projets d’infrastructures, ou des petits entrepreneurs venus investir (supérettes, restaurants asiatiques, etc.). Au début des années 2010, des commerçants, au Nigeria et au Ghana, ont protesté contre l’arrivée de ces concurrents. Un peu partout, les réflexions xénophobes envers cette communauté se sont multipliées dans les rues ou sur les réseaux sociaux. Il leur est souvent reproché de « vivre entre eux » et de « ne pas chercher à s’intégrer ». Pourtant, les couples mixtes – quoique encore rares – existent.
COOPER INVEEN/REUTERS Xi Jinping (en visioconférence) lors de son discours au FOCAC, qui s’est tenu à Dakar fin novembre.
Chaque parcours est différent, et les immigrés provenant d’un même pays ne sauraient se réduire à des stéréotypes. Aussi, le chiffre brut de 1 million de Chinois sur le continent doit être relativisé par rapport à l’importance globale de leur diaspora, de 80 à 100 millions d’individus à travers le monde. Selon l’École de guerre économique (EGE), un institut proche du ministère de la Défense français (et donc peu soupçonnable de complaisance envers Pékin), les 4 000 à 8 000 entreprises chinoises présentes ont permis la création de 1,6 million d’emplois indirects et plus de 100 000 autres directs. « La participation croissante des investissements privés chinois en Afrique est fortement positive pour les économies locales : création d’emplois, développement de compétences, transfert de connaissances, financement et développement d’infrastructures », souligne l’EGE dans un rapport de 2020. Au Sénégal, alors que les commerçants locaux manifestaient contre cette concurrence jugée déloyale, une association de consommateurs applaudissait la démocratisation de la consommation et le soutien au pouvoir d’achat qu’apportait le made in China, moins cher. C’est bien le hic : « Les activités commerciales chinoises freinent l’éclosion véritable des entités économiques locales », poursuit l’EGE. La solution ? Produire davantage de made in Africa !
Icomme Image Depuis plusieurs années, Afrobaromètre mesure l’image de la Chine à travers le continent. Celle-ci demeure globalement positive, au-dessus de 60 % d’opinions favorables. En 2016, l’étude constatait, en sondant les citoyens de 36 États africains, que ceux-ci avaient une bonne opinion de ce pays asiatique, en raison des projets de développement et la réalisation d’infrastructures – même s’ils déploraient la piètre qualité du made in China et le nombre relativement faible de créations d’emploi. Cinq ans plus tard, et malgré l’interminable pandémie apparue à Wuhan, le constat est quasiment identique. Mieux, son image a progressé dans les pays où ont continué de s’ériger des projets d’infrastructures. Malgré les sporadiques poussées antichinoises (alimentées par les scandales de corruption, le sentiment d’étranglement face à la dette – notamment en Zambie –, ou la concurrence des petits commerçants issus de la diaspora), l’image du grand empire communiste demeure donc solide, en comparaison de celle des anciennes puissances coloniales (France, Grande-Bretagne) ou des États-Unis, perçus comme « impérialistes » ou « néocolonialistes » au Mali, au Burkina Faso et – depuis quelques semaines – en Éthiopie. Surtout, alors que l’obtention de visas pour l’Europe est de plus en plus ardue, la Chine offre à la jeunesse africaine de belles opportunités : ses universités n’accueillent pas moins de 80 000 étudiants africains (contre à peine 2 000 il y a vingt ans). Des jeunes gens logés gratuitement sur les campus, bénéficiant d’une bourse et exonérés de frais de scolarité ! Pékin entend ainsi étendre son soft power, en formant les élites africaines de demain et en leur vantant au passage, non les mérites du pluralisme démocratique, mais ceux de l’État fort et de la « pensée Xi Jinping » !
Mcomme Mines Historiquement, la Chine a noué des relations avec les pays africains dont les richesses du sous-sol l’intéressaient : l’Angola et son pétrole, la Zambie et son cuivre… Comme toute grande puissance, elle se devait de sécuriser ses accès aux matières premières indispensables à son développement. Le souci est que le secteur minier prête facilement le flanc aux dérives : conditions de travail éprouvantes, impacts environnementaux inévitables (« une mine propre n’existe pas » a, un jour, avoué un haut responsable minier européen !), réseaux de corruption facilités par la grande valeur ajoutée des produits d’extraction et la fluctuation de leurs cours. Sans surprise, la présence chinoise dans les activités minières du continent est émaillée d’incidents : en 2013, par exemple, les autorités zambiennes ont dû saisir une mine de charbon où les ouvriers s’étaient révoltés. Le coup de grisou final est survenu en octobre 2021, en République démocratique du Congo : la ministre des Mines Antoinette N’Samba Kalambayi estime que le « contrat du siècle », signé en 2008, entre la présidence Kabila et Pékin doit être « revu de fond en comble », celui-ci n’ayant pas tenu ses engagements dans l’exploitation du cuivre et du cobalt. L’accord portait sur un montant de plus de 6 milliards de dollars. Selon l’enquête collaborative Congo hold-up, réalisée notamment par RFI, Bloomberg et Mediapart – à partir de fuite de documents bancaires –, un vaste réseau de corruption, portant sur des dizaines de millions de dollars, s’est mis en place entre des responsables congolais et des sociétés chinoises. L’Initiative pour la transparence des industries extractives (ITIE) parle d’un « préjudice sans précédent dans l’histoire du Congo », qui en a pourtant connu d’autres… Un mal pour un bien ? L’ampleur de cet indéniable scandale pourrait être l’occasion de refonder l’exploitation minière chinoise en Afrique sur des bases plus transparentes.
Pcomme Piège (de la dette) Au FOCAC 2021 de Dakar, Pékin a promis à l’Afrique un total de 40 milliards – contre pas moins de 60 au précédent sommet en 2018 – sous forme de droits de tirages spéciaux, d’investissements et… de prêts. Cette frénésie de prêts chinois inquiète, car elle fait repartir à la hausse un endettement du continent qui
avait, jusque-là, tendance à diminuer : souvent équivalent à 100 % du produit intérieur brut dans les années 1980 et 1990, il n’était plus que de 28 % en 2008… avant de remonter à 30 % en 2013, puis à 56 % en 2019, selon les chiffres de la Banque mondiale. Et il caracole jusqu’à 80 % en Angola et en Zambie ! « La Chine est devenue le premier créancier d’Afrique subsaharienne, détenant 62,1 % de sa dette externe bilatérale en 2020, contre 3,1 % en 2000 », a calculé le Trésor français. Selon le programme Initiative de recherche Chine-Afrique de l’École des hautes études internationales de l’université américaine Johns-Hopkins, à Baltimore (Maryland), la Chine a prêté, au total, 153 milliards de dollars au continent en vingt ans – surtout entre 2010 et 2016. Les prêts ont diminué avec la baisse du cours des matières premières. L’économiste sénégalais et enseignant-chercheur Mor Gassama estime que Pékin s’avère « moins regardant que les Européens en matière de transparence ». Il soupçonne qu’il existerait « des dettes secrètes des pays africains » envers l’empire du Milieu. Pour le remboursement, le prêteur privilégie le rééchelonnement avec – en théorie – la saisie d’actifs : au Kenya, la Chine pourrait ainsi prendre le contrôle du port de Mombasa dans le cas où Nairobi serait incapable de rembourser. En Zambie, c’est le distributeur national d’électricité, Zambia Electricity Supply Corporation Limited (ZESCO), qui risquerait de tomber sous sa coupe. Une atteinte à la souveraineté nationale dont les opinions publiques africaines commencent à s’agacer, notamment en Zambie, pourtant l’un des plus vieux partenaires de Pékin sur le continent – Mao Zedong y avait envoyé des techniciens pour bâtir le chemin de fer jusqu’en Tanzanie. Conscient de ces inquiétudes, Xi Jinping a, lors du FOCAC, promis d’annuler les dettes des pays les moins avancés. « En prêtant à l’Afrique, la Chine s’est constitué une clientèle
Le président sénégalais Macky Sall avec son homologue chinois, en visite officielle à Dakar, en 2018.
politique », a indiqué Thierry Vircoulon, chercheur à l’Institut français des relations internationales, à nos confrères de TV5 Monde. Aux Nations unies, les délégués africains votent pour les candidats chinois lors des nominations aux directions des agences onusiennes, comme pour l’Organisation pour l’agriculture et alimentation. Soulignons cependant que, si la Chine est le premier créancier de l’Afrique en tant que pays, le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et les investisseurs privés détenteurs d’obligations la surclassent largement !
Ucomme Uniforme En août 2017 s’est ouverte à Djibouti la première base en Afrique de l’Armée populaire de libération, le nom officiel de l’armée nationale de la République populaire de Chine. Une base navale « apte à accueillir un porte-avions », souligne le général américain Stephen J. Townsend dans un rapport de 2020. Les Américains remarquent que Pékin a également approché la Namibie, l’Angola et la Mauritanie afin de pouvoir disposer d’une deuxième base navale sur le continent, mais cette fois-ci sur la côte atlantique. Le gouvernement de la Grande Muraille fournit aussi un contingent croissant de Casques bleus aux missions de maintien de la paix des Nations unies en Afrique, estimé à environ 1 900 hommes. Plusieurs de ces militaires ont d’ailleurs perdu la vie ces dernières années, au Soudan du Sud et au Mali. Les États-Unis voient en ces soldats onusiens chinois un prétexte pour déployer des troupes sur le continent… La Chine ne fait pourtant que sécuriser militairement ses intérêts sur un continent où elle se fournit en pétrole et en métaux, et où ne vivent pas moins de 1 million de ses citoyens. Après tout, les anciennes puissances coloniales qui, depuis les indépendances, ont multiplié les interventions armées, fomenté des coups d’État ou encouragé des tentatives de sécessions (Biafra, Katanga), se trouvent fort mal placées pour donner des leçons à Xi Jinping ! L’Afrique, elle-même, est parfois demandeuse : lors du FOCAC, le président sénégalais Macky Sall a demandé à Pékin de s’investir davantage dans la sécurité au Sahel, région meurtrie par les djihadistes depuis une décennie – plus précisément, depuis la chute du régime de Kadhafi, renversé en 2011 par une intervention militaire franco-américano-britannique. Mais le fond du débat dépasse les questions sécuritaires et renvoie à un renouvellement du lien Chine-Afrique. Pour les Africains, il s’agit de sortir d’une relation créancier-fournisseur, marquée par un endettement croissant et le financement des méga structures. De part et d’autre, on joue la prudence, la maîtrise des dépenses, tout en cherchant à afficher un nouveau partenariat, nettement moins asymétrique. Lors du FOCAC, la Chine s’est engagée sur la question vaccinale en annonçant la mise à disposition de 1 milliard de vaccins, en soulignant son « appui déterminé » dans la lutte contre le réchauffement climatique, et en promettant de mobiliser son secteur privé. À suivre… ■