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Éthiopie Le géant à terre

ÉTHIOPIE décryptage LE GEANT A TERRE

Fier de sa croissance, le pays espérait devenir une nouvelle puissance sur laquelle le monde devrait bientôt compter. Le rêve s’est fracassé sur l’écueil d’impitoyables et interminables confl its ethniques. Alors… jusqu’où

ira sa chute ? par Cédric Gouverneur

Des soldats de l’armée éthiopienne capturés lors de combats contre les Forces de défense du Tigré marchent à Mekele, le 2 juillet 2021.

Debretsion Gebremichael, le leader du FLPT, fait un discours dans la capitale du Tigré, le 29 juin 2021.

Deux ans. Il n’aura fallu que deux ans pour que fanent les espoirs et que tourne au cauchemar le rêve. Souvenons-nous. En octobre 2019, Abiy Ahmed, Premier ministre depuis peu, est sacré prix Nobel de la paix. Un trophée destiné à faire advenir une espérance, comme le fut celui de 1994 décerné aux artisans du défunt processus de paix israélo-palestinien : Yasser Arafat, Yitzhak Rabin et Shimon Peres. Les sages d’Oslo entendent ainsi encourager le plus jeune chef de gouvernement du continent à poursuivre sa politique de libéralisation tous azimuts : l’homme vient de pacifier ses rapports avec l’ennemi d’hier, l’Érythrée de l’autocrate Issayas Afeworki. De lever l’état d’urgence. De libérer des milliers d’opposants. De supprimer la censure. Après des décennies d’autoritarisme, le géant endormi d’Afrique de l’Est – 110 millions d’habitants, deuxième pays le plus peuplé du continent – se réveille et est en passe d’exprimer enfin tout son potentiel, sous la férule d’un dirigeant moderne : oromo musulman par son père, amhara orthodoxe par sa mère, pentecôtiste par choix. Un jeune cadre dynamique, cultivé, au look décontracté, qui paraît apte à secouer les apparatchiks du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE), la coalition au pouvoir depuis la chute, en 1991, du Gouvernement militaire provisoire de l’Éthiopie socialiste (DERG), prosoviétique. Un quadra anglophone capable de mettre fin au « centralisme démocratique » du politburo et d’installer un authentique multipartisme. Un militaire, vétéran de la lutte contre le DERG, puis du conflit contre l’Érythrée (1999-2000), apte à réconcilier avec elle-même cette mosaïque de peuples qu’est l’Éthiopie, ancien empire centralisé et seul État africain à avoir échappé au joug colonial. Un ex-ministre des Sciences et des Technologies susceptible d’amplifier la vigoureuse industrialisation engagée depuis les années 2010 avec, notamment, l’aide de la Chine : création d’usines textiles, chemin de fer reliant Addis-Abeba à Djibouti… Un libéral prêt à ouvrir au monde cette économie dirigiste, dont le capital du fleuron national Ethiopian Airlines et de l’opérateur public Ethio Telecom. En juillet 2020, Abiy Ahmed fait fi des menaces de l’Égypte et commence le remplissage du bien nommé « grand barrage de la Renaissance » : un pharaonique ouvrage hydroélectrique sur le Nil, financé grâce à une souscription populaire nationale, qui devra consacrer l’indépendance énergétique du pays et signifier à l’Afrique – et au monde – qu’une nouvelle puissance industrielle émergera sur les bords du rift. Et qu’il faudra compter avec elle.

« Il n’y a pas de retour en arrière possible sans victoire », certifie le Premier ministre Abiy Ahmed.

UN INQUIÉTANT MESSIANISME GUERRIER

Pour concrétiser ce rêve africain, le prix Nobel de la paix a juste un dernier détail à régler : écarter des arcanes du pouvoir le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) qui, derrière le paravent de la constitution fédérale, phagocyte depuis trois décennies la vie politique économique ainsi que l’appareil sécuritaire. Amharas (un quart des Éthiopiens) et Oromos (un tiers) sont exaspérés par l’hégémonie de ce parti, issu de la petite minorité tigréenne (5 à 6 % de la population). Entre 2015 et 2018, les Oromos s’étaient soulevés contre le pouvoir des Woyane, les pontes du FLPT. Des officiers amharas avaient, eux, tenté un coup d’État en juin 2019. Abiy Ahmed entreprend donc de mettre à l’écart les membres de ce parti. Ces derniers se replient dans leur fief, le Tigré, province de 6 millions d’habitants au nord-ouest du pays. Mais en novembre 2020, le FLPT organise un semblant d’élection régionale, sans l’aval d’Addis-Abeba. La provocation de trop : le Premier ministre envoie l’armée. Et pour l’emporter face à la féroce combativité adverse, il autorise les soldats de l’Érythrée à franchir la frontière et à prendre à revers les rebelles ! Transformer l’ennemi d’hier en allié envahissant (on trouve des soldats érythréens jusqu’à l’aéroport international de la capitale nationale !) est non seulement risqué, mais sape tout espoir de réconciliation : cette alliance avec leur pire ennemi, les Tigréens ne sont pas près de l’oublier !

Une poignée de semaines plus tard, Abiy Ahmed déclare officiellement la fin des « opérations de rétablissement de l’ordre ». Mais déjà, plusieurs spécialistes – que nous avions interviewés alors – pronostiquent un conflit de longue durée, soulignant l’expertise du FLPT en guérilla. En outre, les exactions de soldats fédéraux érythréens et de miliciens amharas servent, pourrait-on dire, de « sergents recruteurs » à l’ennemi. Car face à la terreur exercée par les vainqueurs, beaucoup de Tigréens ont opté pour le maquis. C’est un mécanisme aussi vieux que la guérilla et la contre-insurrection, un engrenage dont a su profiter l’Armée républicaine irlandaise en 1916 ou les Tigres tamouls du Sri Lanka en 1983 : la répression aveugle fabrique du ressentiment et gonfle les rangs des insurgés. Abiy Ahmed lui-même, lorsqu’il était adolescent, avait rejoint les rebelles afin d’échapper à la « terreur rouge » du DERG. Il faut constater que la réalité semble glisser sur l’ex-prix Nobel de la paix, désormais adepte d’un inquiétant messianisme guerrier.

Ainsi, en juin 2021, les Forces de défense du Tigré (FDT) contre-attaquent et reprennent leur capitale régionale, Mekele. En octobre, ils remontent vers la région de l’Afar et mènent – en vain – une douzaine d’assauts contre Mille, une ville dont la prise aurait sectionné l’axe d’approvisionnement Addis-Abeba- Djibouti. Fin novembre, les insurgés se trouvent à Shewa Robit, à environ 220 kilomètres au nord de la capitale, et à Debre Sina, à 190 kilomètres. Alliés de circonstance des FDT, les hommes de l’Armée de libération oromo (OLA) rôdent, eux, autour d’ Addis-Abeba, et coupent déjà certaines routes. Mais à partir du 1er décembre, les rebelles tigréens se replient vers le nord-ouest, confrontés à une contre-offensive coordonnée de la part de l’armée fédérale et des milices amharas et afars, et appuyée par les drones chinois Wing Loong (fournis en masse par les Émirats arabes unis). Tout un symbole : les forces progouvernementales ont reconquis la ville de Lalibela, célèbre pour ses églises monolithiques, que les FDT avaient prise en août. Abiy Ahmed ne devrait cependant pas crier victoire trop vite : ces derniers s’étaient de toute façon avancés trop loin de leur fief historique du Tigré. Les rebelles se sont repliés avant de courir le risque de voir leur chaîne d’approvisionnement logistique interrompue et leur tête de pont encerclée. Un diplomate occidental anonyme glissait au Monde le 4 décembre que les capacités militaires des insurgés tigréens ne sont « pas tellement diminuées ». La guerre est donc loin d’être terminée…

VAINES TENTATIVES DE CONCILIATION

Les tentatives de médiation, menées en novembre 2021, par l’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo – représentant de l’Union africaine (dont le siège est à Addis-Abeba) – et Jeffrey Feltman – envoyé spécial des États-Unis dans la Corne de l’Afrique – échouent. « Les fragiles progrès ont été balayés par les développements alarmants sur le terrain », déplore alors ce dernier. Il estime que le conflit menace la stabilité régionale ainsi que l’unité de l’Éthiopie, et aurait déjà fait « plusieurs centaines de milliers de morts ». Le 24 novembre, le secrétaire

Symbole de l’émergence économique, Addis-Abeba compte environ 5 millions d’habitants.

général des Nations unies, António Guterres, demande « un cessez-le-feu inconditionnel et immédiat pour sauver le pays ». En guise de réponse, Abiy Ahmed promet, trois jours plus tard, sur Twitter, de « détruire les rebelles ». « Il n’y a pas de retour en arrière possible sans victoire », insiste le Premier ministre. Le conflit s’étend même au-delà des frontières. Fin novembre, des affrontements meurtriers opposent l’armée soudanaise à la fédérale et à des milices éthiopiennes, le long de la zone frontalière disputée d’Al-Fashaga.

Chacun croit pouvoir l’emporter : la coalition FDT-OLA mise sur l’effondrement de l’armée fédérale, Addis-Abeba parie sur ses alliés érythréens, sur le recours aux drones émiratis et turcs… mais également sur un sursaut national, aux nauséabonds relents génocidaires. Le 2 novembre, Abiy Ahmed a rétabli l’état d’urgence, qui autorise d’enrôler tout citoyen en âge de porter une arme et de rappeler les réservistes. Plus inquiétant : cette mesure offre la possibilité d’arrêter, sur un « soupçon raisonnable », les personnes « suspectées d’apporter un soutien direct ou indirect, moral ou matériel aux organisations terroristes ». Une définition large et vague permettant d’embastiller tout individu portant un nom tigréen. Noé Hochet-Bodin, correspondant du quotidien Le Monde et de RFI à Addis-Abeba, a recueilli des témoignages, anonymes et glaçants, de résidents originaires de cette région du nord : des barrages de l’armée stoppent des autobus pour que les militaires vérifient leurs papiers et les fassent

Les rebelles se sont repliés avant de courir le risque de voir leur chaîne d’approvisionnement logistique interrompue.

descendre… Idem à l’aéroport, où les Tigréens sont refoulés, parfois même ceux qui sont titulaires d’un passeport étranger. Des jeunes gens sont arrêtés dans la rue après avoir discuté dans leur langue… Les propriétaires doivent décliner l’identité de leurs locataires, et des rafles auraient lieu dans le quartier de Haya Hulet, où se trouvent de nombreux Tigréens. Des milliers de volontaires patrouillent la ville à leur recherche et les livrent

ensuite à la police. Tous ceux qui ont auparavant vécu dans leur région du Tigré seraient particulièrement ciblés. Dans un rapport, Amnesty International parle de « centaines, voire de milliers de détentions à motivation ethnique ». Les plus aisés sont relâchés contre de copieux dessous de table. Toujours selon l’organisme international, un ancien entrepôt industriel à Gelan, au sud de la capitale, servirait de centre de détention. Nul n’est à l’abri : 22 employés éthiopiens des Nations unies et 37 prêtres orthodoxes ont été interpellés. Le porte-parole du gouvernement, Legesse Tulu, a justifié l’arrestation des employés onusiens « à cause de leurs méfaits et de leurs actes de terreur ».

Afin d’éviter d’être amalgamés aux insurgés, des Tigréens de la région de l’Afar ont pris les devants et organisé une manifestation contre le FLPT. Au Kenya, un homme d’affaires tigréen a été kidnappé en plein jour dans une banlieue de Nairobi – les autorités soupçonnent une opération des services secrets éthiopiens. Les réseaux sociaux paraissent dépassés par les événements, incapables de superviser et de contrôler les messages haineux à caractère ethnique. Facebook a même supprimé un post, jugé trop violent… d’Abiy Ahmed en personne ! Le 15 novembre, cinq chercheurs ont publié une tribune dans Le Monde où ils dénoncent la tiédeur des réactions internationales face aux appels à la « haine ethniquement ciblée » et au « discours génocidaire » des dirigeants éthiopiens, accusés de jeter de l’huile sur le feu [voir interview d’Éloi Ficquet, ci-contre]. « MONTER AU FRONT » POUR MENER LA CONTRE-OFFENSIVE

L’heure est donc à la délation, mais aussi à la mobilisation générale. Le 24 novembre, les médias éthiopiens ont annoncé le recrutement de 18 000 volontaires au sein de « forces d’autodéfense ». Le lendemain, Abiy Ahmed – qui avait quitté l’armée avec le grade de lieutenant-colonel – a annoncé « monter au front » pour mener la « contre-offensive », en invitant la population en âge de se battre à l’y rejoindre. Dans ce pays où les coureurs de fond monopolisent les podiums internationaux, des sportifs donnent l’exemple : le vétéran des stades Haile Gebreselassie, double médaillé d’or olympique et huit fois champion du monde, s’est dit prêt à lutter « jusqu’à la mort ». Même le jeune athlète irrévérencieux Feyisa Lilesa, qui aux Jeux olympiques de Rio de 2016 avait montré au public ses poignets croisés en signe de soutien aux opposants, appelle à s’engager « pour sauver le pays ». « Clairement, beaucoup de gens voient la menace militaire du FLPT comme une menace existentielle pour l’Éthiopie », commente Andrew Harding, le correspondant régional de la BBC. A contrario, les personnalités qui appellent

au calme sont dénigrées. Tariku Gankisi l’a appris à ses dépens. Ce chanteur populaire, auteur du récent tube « Dishta Gina », était invité début novembre à se produire dans la capitale, lors d’une manifestation de soutien aux forces armées, place Meksel. Agacé par l’ambiance belliciste, il a improvisé un discours pacifiste : « Assez, le sang ne nous a jamais rien appris ! » a-t-il lancé à la foule, en direct à la télévision. Insulté et menacé, il a dû se cacher pendant quelques jours, avant de faire amende honorable lors d’une interview télévisée, s’excusant en pleurs d’avoir « offensé les Éthiopiens », dans ce qui évoque une contrition forcée. WASHINGTON DEMANDE D’ÉVITER L’AÉROPORT Dans ce climat délétère, les Occidentaux prennent le large : la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis ont appelé, en novembre dernier, leurs ressortissants à partir sans délai. Le lycée français a fermé. Israël a donné son feu vert à l’immigration de 3 000 juifs éthioDans ce climat piens – les Falachas, qui sont l’un des symboles de la diversité de délétère, des pays occidentaux l’ancienne Abyssinie. Washington suggère même d’éviter l’aéroport d’Addis-Abeba-Bole ! Qu’il soit risqué de se rendre à l’un des principaux « hub » internationaux – clef ont appelé leurs des échanges entre l’Afrique, l’Europe et le Moyen-Orient – en dit ressortissants long sur l’ampleur de la descente aux enfers éthiopienne… Le à partir sans délai. symbole est terrible ! « Il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne », disaient les Romains. Il s’agit de cette falaise d’où étaient précipités certains condamnés à mort, et qui se situe tout près du Capitole, siège du pouvoir. De l’envol d’une puissance en expansion au fracas de la guerre civile et de la haine interethnique, il ne s’est déroulé que quelques mois pour le géant de la Corne de l’Afrique. L’Éthiopie s’est élancée dans l’industrialisation et l’essor économique sans avoir résolu sa sempiternelle contradiction : la recherche d’une articulation, acceptable par toutes ses composantes, entre autorité de l’État central et respect des identités régionales. Le centralisme amhara s’est effondré avec le négus, puis le DERG. À son tour, le fédéralisme ethnique a sombré face à la question tigréenne. Il ne s’est écoulé que deux petites années pour Abiy Ahmed entre son obtention du prix Nobel de la paix et la guerre totale dans son pays. Le dirigeant ressemble à un coureur de fond qui, parvenu tout près du sommet, serait tombé dans un précipice. Un détail : en 1995, lorsqu’il était jeune officier dans l’armée, il a servi comme Casque bleu au Rwanda… juste après le génocide ! ■

Éloi Ficquet interview « Le scénario de l’enlisement s’impose »

Spécialiste de la Corne de l’Afrique à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Éloi Ficquet est le cosignataire, avec d’autres chercheurs, d’une tribune publiée en novembre 2021 dans Le Monde, qui dénonce le risque de génocide. Il est l’auteur, avec Gérard Prunier, de l’ouvrage Understanding Contemporary Ethiopia. Et ne cache pas son pessimisme…

AM : Séduits par Abiy Ahmed, prix Nobel de la paix, les Occidentaux et les États africains ont-ils refusé de voir la réalité en face ? Éloi Ficquet : Même si Abiy Ahmed n’avait pas reçu le prix Nobel, les partenaires internationaux auraient tergiversé. Sa stratégie de communication était séductrice : il se présentait comme un jeune dirigeant souriant et dynamique, cochant toutes les cases de la vertu économique libérale et des bons sentiments. Et aux yeux des partenaires internationaux, tout régime en place – quelle que soit la façon dont cette place est prise et occupée, pourvu qu’elle soit stabilisée – bénéficie d’une légitimité. Le prix Nobel n’est pas la cause de l’aveuglement, mais l’expression d’une politique consentie d’aveuglement ! La première erreur a été de considérer qu’Abiy Ahmed incarnait un nouveau régime. Mais lorsqu’il a été investi au pouvoir en avril 2018, ce n’est pas en tant que figure de proue d’une opposition qui aurait milité depuis des années pour le changement : son accession résultait de calculs politiques internes au parti dominant, afin de garder la main sur l’appareil d’État, tout en répartissant autrement l’assiette des responsabilités. Par un tour de passe-passe communicationnel très habile, Abiy Ahmed a détourné, à son profit, une situation de transition pour apparaître comme l’homme providentiel, capable de fonder un nouveau régime sur la base de slogans inspirés des prêches si lisses en surface que toute critique glissait dessus. Dans une précédente interview, en mai 2021, vous expliquiez comment le ressentiment des Éthiopiens envers les élites du FLPT s’est généralisé à l’ensemble des Tigréens, souvent perçus, à tort, comme favorisés. Le risque de génocide est-il réel ?

Le seuil du risque est largement franchi : des actions à caractère génocidaire ont été perpétrées dès le début du conflit, derrière une opacité informationnelle totale, renforcée par des démentis systématiques des autorités. Après quelques mois, les massacres et les crimes sexuels ont commencé à être révélés, et l’arrêt de ces violences a fait l’objet de pressions internationales. À partir de la reprise de contrôle du Tigré par les Forces de défense tigréennes (FDT) en juin 2021, le projet génocidaire a pris plusieurs formes. D’abord, à la suite du retrait des troupes fédérales et de leurs alliés érythréens, un embargo sur l’acheminement de l’aide humanitaire visait à affamer et à asphyxier le territoire du Tigré. La situation humanitaire reste grave et sans réponse. Ensuite, il y a eu une inflation de discours de haine, accusant tous les Tigréens de conspirer contre l’unité nationale, les comparant à des insectes, selon des formules typiques des engrenages génocidaires. Enfin, face au déploiement des forces tigréennes hors de leurs positions pour faire cesser l’embargo, les Tigréens résidant hors de leur région ont été suspectés de former une « cinquième colonne » et ont fait l’objet d’arrestations, d’appels à la délation, de détentions arbitraires. Alors que la crise s’aggrave, ces populations détenues dans les camps sont directement menacées par des opérations de représailles. Le récent rapport du Haut-commissariat des Nations unies aux droits

Understanding de l’homme (corédigé avec la Commission éthio-

Contemporary Ethiopia : Monarchyn, Revolution pienne des droits de l’homme) a rendu compte and the Legacy of Meles de ces exactions. Mais de façon imprécise, peu Zenawi, éditions Hurst, 2015. chiffrée et peu contextualisée, de manière conciliante avec le discours gouvernemental, sous une forme consistant à lister des grandes catégories de méfaits imputables à tous les belligérants, de manière à noyer les responsabilités dans les horreurs de la guerre… Abiy Ahmed a libéralisé l’Éthiopie en 2018. Désormais, il incite à la violence contre une partie de ses citoyens. Comment comprendre son changement d’attitude ? On ne peut que faire des suppositions sur la base de différentes informations biographiques. Son accession au sommet en 2018 n’est pas l’effet du hasard. Elle résulte de l’émergence d’une génération de jeunes politiciens réformistes au sein de

la précédente coalition au pouvoir. Abiy Ahmed s’est inscrit dans ce sillage, tout en œuvrant au cœur de l’appareil d’État à l’organisation du système de renseignements et de contrôle de l’information. Occupant une position clé au cœur du régime, il a dû acquérir une analyse détaillée du système et de ses acteurs, ainsi que certains leviers d’action. De son côté, son identité est mixte sur les plans culturel (oromo, amhara) et religieux (chrétien évangélique, orthodoxe, musulman). Comme beaucoup d’Éthiopiens, sa personnalité est un alliage représentatif de la diversité de ce pays : cela a pu lui inspirer le sentiment d’être appelé à exercer un destin dépassant les clivages. Son ascension discrète a nourri une ambition, qui s’était exprimée par des textes (publiés sous pseudonyme) appelant à l’exercice vertueux du pouvoir. Il semble avoir vécu sa propulsion soudaine comme une élection dictée par la volonté divine. Il a évoqué, à plusieurs reprises, les prophéties faites par sa mère dans son enfance, disant qu’il deviendrait le « septième négus », dans la continuité avec l’ancienne monarchie. Ces croyances s’articulent aussi, chez lui, à une conversion au protestantisme évangélique charismatique, lequel associe salvation spirituelle et promesse de prospérité économique. Ces éléments ont contribué à l’énoncé d’une doctrine de la « réconciliation heureuse » entre tous les peuples. Dans l’ordre du discours, ces idées ont exercé une certaine séduction, mais dans la pratique, elles se sont traduites par la reprise en main d’un appareil d’État autoritaire livré au jeu destructeur des clientélismes locaux. Il y a une dimension d’illusionnisme dans les discours et l’exercice du pouvoir d’Abiy Ahmed, qui cherche à produire une réalité fictive, associant les mythes de grandeur du passé et les promesses d’un avenir enchanté. Comment expliquer le brusque retournement de la situation militaire ?

Au début du conflit, l’armée fédérale était certainement affaiblie par la purge de ses effectifs originaires du Tigré, notamment dans l’état-major. Elle était mal organisée et mal préparée à combattre. Pourtant, une victoire rapide lui était promise, mais la réalité l’a confrontée à des combattants tigréens aguerris, disciplinés, capables de se déplacer rapidement et discrètement en terrains escarpés, et déterminés à défendre leur territoire. Les défaites accumulées par les troupes fédérales semblent avoir amplifié leur désorganisation. De plus, l’alliance passée avec l’armée érythréenne et les forces spéciales et milices de la région Amhara a poussé les militaires à agir hors de la guerre conventionnelle en les associant à des

opérations de nettoyage ethnique, pillages, destructions de récoltes, violences sexuelles… Cette stratégie de recours aux violences extrêmes contre les populations a provoqué des tensions dans la chaîne de commandement et nourri un sentiment de découragement parmi les soldats de métier. Comment connaître précisément ce qu’il se passe sur le terrain ? Ces éléments d’explication sont des hypothèses s’appuyant sur quelques témoignages qui demanderaient à être étayés. Il a été très difficile aux journalistes d’accéder aux terrains des hostilités et de faire un travail de documentation objective. Et c’est désormais impossible : les médias occidentaux sont accusés d’avoir comploté à la défaite. La désinformation est une dimension importante de ce conflit. De part et d’autre, les belligérants ont produit des versions diamétralement opposées, sans que des observateurs puissent constater les faits. Dans une politique d’illusionnisme, qui confond « L’armée fédérale la guerre et le spectacle de la guerre, chercher à décrire et a été confrontée à des combattants élucider la vérité des combats est délictueux. Malgré tout, chaque récit contient ses propres dynamiques et produit ses contradictions, qui permettent de retracer aguerris. Capables en creux ce qu’il a pu se produire. L’une des principales raisons du de se déplacer recul de l’armée éthiopienne est d’avoir été désorientée par une rapidement et discrètement. » politique du mensonge, tant dans les objectifs de la guerre que dans la façon de la conduire. Les belligérants ont tous trouvé des alliés : le FLPT avec l’Armée de libération oromo (OLA), Abiy Ahmed avec les Érythréens, les Amharas et les Afars. Ces deux coalitions vous paraissent-elles équivalentes sur le plan militaire ? Avant le conflit, les rivalités étaient de plus en plus vives entre chacun de ces groupes, et avec d’autres comme les Somalis. Je considérais alors que ces querelles et altercations entre groupes régionaux formaient un jeu à somme nulle, qui s’équilibrait par défaut, aucun n’étant en mesure de durablement s’imposer. Le niveau de tension était élevé, mais pouvait être contenu et négocié localement, sans se généraliser. C’est cet équilibre instable que le gouvernement d’Abiy Ahmed a voulu reprendre en main, en prônant officiellement le rétablissement de l’unité nationale au nom de l’amour entre les peuples, mais en pratiquant concrètement une politique inverse consistant à s’associer aux réseaux locaux de clientélisme, sous couvert de libéralisation économique, et à renforcer les forces armées régionales ainsi que les milices locales. De plus, toujours sous couvert d’une politique de réconciliation, c’est en fait une

Un milicien afar sur les plaines salines de la dépression de Danakil, au nord.

alliance militaire qui a été construite en sous-main avec l’Érythrée. Cette recomposition des rapports de force a permis de contester l’hégémonie militaire acquise les années précédentes par les Tigréens, mais n’a pas suffi à imposer une supériorité de substitution. Le conflit, par une mathématique macabre qui se solde en dizaines de milliers de victimes directes ou indirectes, montre que ces forces s’annulent les unes les autres, sans qu’aucune ne puisse l’emporter. Le conflit pourrait donc s’enliser ?

Face à l’impasse actuelle, les positions divergent. Les acteurs de la coalition dite fédéraliste entre Tigré et Oromo appellent à sortir du conflit par l’ouverture de négociations politiques, qui impliqueraient, de la part de toutes les parties, de renoncer à la vision d’un pouvoir hégémonique et de mettre en place une répartition nouvelle des pouvoirs régionaux pour restaurer un équilibre, avec des mécanismes de prévention des conflits. Ce scénario est idéaliste. Dans les faits, il implique un renversement du pouvoir en place en un processus de transition qui resterait très instable. Face à l’impossibilité d’une sortie politique, c’est donc le scénario de l’enlisement qui s’impose, chaque armée cherchant à fixer des fronts, tout en essayant des manœuvres de contournement pour déstabiliser l’adversaire, trouver des failles, atteindre les cercles dirigeants… Jusqu’à ce que l’épuisement des forces armées et des ressources pousse l’un des camps à céder et à reconnaître une défaite, dont l’issue politique aboutirait à l’imposition de l’hégémonie du vainqueur. ■

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