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La paix, seconde indépendance
Pour engager la lutte pour le développement, il faut tout d’abord créer les conditions de l’unité intérieure. C’est la mission d’Ismaïl Omar Guelleh, à partir des années 1990.
En 1977, le président Hassan Gouled, à droite, et son Premier ministre, Ahmed Dini, à gauche. Au second plan (en chemise blanche), Idriss Omar Guelleh, le frère aîné d’IOG. L ’indépendance de Djibouti ne s’accomplit pas dans un esprit de pacification des esprits. Sept mois après la proclamation de l’indépendance, le binôme Gouled-
Dini implose. Le second refuse de dénoncer publiquement les agissements du Mouvement populaire de libération (MPL), un groupuscule marxiste-léniniste animé par de jeunes
Afars. Il est limogé de son poste de Premier ministre, alors qu’Hassan Gouled s’apprête à vivre un mandat compliqué, rythmé par les conflits interethniques, l’instabilité régionale et les besoins immenses en développement. La Corne de l’Afrique est en proie à des tensions constantes. Ce qui participe à la déstabilisation de Djibouti. Les conflits successifs entre les deux grands voisins, l’Éthiopie et la Somalie, mettent à mal la neutralité que s’est imposée la jeune
République et bouleversent son fragile équilibre. En Éthiopie, la révolution renverse la monarchie et met fin à l’empire en 1974.
Face à ces convulsions internes, le président somalien Siad Barré décide d’envahir l’Ogaden, région de l’est de l’Éthiopie, en 1977. Lorsque l’armée somalienne occupe Diré Dawa la même année, elle empêche le trafic du chemin de fer relié au port, coupant ainsi une grande partie des revenus de l’État djiboutien. En effet, le port de Djibouti, principale source de revenus du pays, a pour unique client l’Éthiopie. En 1991, la Somalie s’effondre à la suite du renversement de son président. Les conséquences pour
Djibouti sont avant tout humaines : les réfugiés représentent désormais le quart de la population, soit environ 200 000 personnes.
Guerre civile,
tensions régionales, pauvreté persistante marquent les premières années. Il faut d’urgence rétablir l’unité pour enclencher un cercle vertueux.
Car les Somaliens en exil rejoignent une population d’expatriés yéménites qui, à la suite du conflit inter-yéménite en 1979, a trouvé refuge à Djibouti.
Sur le plan interne, la situation du pays devient irrespirable. Créé en 1991 par Mohamed Adoyta Youssouf et dirigé par l’ancien Premier ministre Ahmed Dini, le Front pour la restauration de l’unité et la démocratie (FRUD) prend les armes contre la République. L’offensive lancée le 12 novembre 1991 inflige des pertes considérables à la modeste armée nationale (2 500 hommes, soutenus par la milice afar Ougougoumo, composée de 18 000 hommes). Une guerre civile longue de près de dix ans débute. Ses effets sont catastrophiques pour le jeune État, qui voit le chômage s’aggraver, l’extrême pauvreté se généraliser et les perspectives de développement s’éloigner. L’avancée du FRUD coupe le pays en deux, et la défense représente plus de la moitié de son budget. La dernière décennie du XXe siècle est éprouvante pour le président Hassan Gouled et pour son pays. Malgré l’apport de fonds saoudiens et koweïtiens, l’économie locale reste très fragile. La situation géopolitique incertaine et les tensions ethniques exacerbées font de l’élection présidentielle d’avril 1999 un enjeu de taille.
L’apaisement
Au sein du clan d’Hassan Gouled, un homme se démarque : Ismaïl Omar Guelleh. Ancien policier et inspecteur adjoint de la sûreté du territoire sous l’autorité française, IOG s’engage auprès de la LPAI d’Hassan Gouled après sa radiation de la police, en 1974 – l’administration coloniale n’appréciant guère l’activisme indépendantiste de sa famille. Lorsqu’il prend la direction de la rédaction de l’organe central de la LPAI, Djibouti aujourd’hui, IOG s’approprie une place fondamentale. Grâce à ses compétences dans la sécurité, le renseignement et la communication, il devient rapidement indispensable au président, qu’il accompagne à Paris lors des négociations pour l’indépendance. Nommé chef de cabinet, chargé de la sécurité et de la communication, il gère des dossiers complexes et épineux. Notamment celui de la rébellion afar aux côtés du Premier ministre Barkat Gourad Hamadou. Ils réussissent à inverser le rapport de force dans ce conflit à partir de 1993. Cependant, les revers militaires subis par le FRUD ne tendent pas à renforcer la cohésion nationale. Au contraire, un conflit larvé pourrait avoir des conséquences irréversibles sur la coexistence communautaire. Pour IOG et le Premier ministre, il faut négocier avec les rebelles, les convaincre de déposer les armes.
Dans la plus grande discrétion, le duo entame de longues discussions avec Ougoureh Kifleh Ahmed, chef de l’aile militaire du FRUD. La proposition finale, à l’initiative d’IOG, va dans le sens de l’apaisement et de la pacification. Elle a pour but de transformer la rébellion en parti politique et d’associer ses dirigeants à la gestion des affaires publiques. Cette manœuvre a un double objectif : permettre au FRUD de sortir la tête haute du conflit, et l’empêcher de spéculer sur la chute du régime en place. Le 26 décembre 1994, le gouvernement et le FRUD signent l’accord de paix d’Aba’a. Accompagnée d’une centaine d’hommes, une partie de la direction politique du FRUD, dont Ahmed Dini, décide de poursuivre la lutte à travers le FRUD-armé. Mais l’impact de ce dernier sur l’opinion nationale est relativement faible.
En 1998, Hassan Gouled, dont l’âge officiel est de 82 ans, est diminué par la maladie. Il est persuadé que son chef de cabinet a l’étoffe d’un président. Il décide de se retirer et de laisser le champ libre à Ismaïl Omar Guelleh, qui est investi par le Rassemblement populaire pour le progrès (RPP) dans le cadre de l’élection présidentielle d’avril 1999. Issu des Mamassans, un clan de la tribu Eleye’ chez les Issas, IOG succède au père de la nation en obtenant près de 75 % des suffrages. Président de la République, il se concentre sur sa première mission : aboutir à une paix véritable, condition indispensable pour le développement. En négociant un
Ismaïl Omar Guelleh dépose son bulletin dans l’urne, le jour de son élection, le 9 avril 1999.
Ahmed Dini abandonne
la lutte armée en février 2001. Le multipartisme est instauré l’année suivante. Le pays peut se tourner alors vers une politique ambitieuse de développement.
nouvel accord avec Ahmed Dini, qui signe l’abandon de la lutte armée en février 2001, le président IOG concrétise son engagement : « La paix d’abord. »
Au sortir de la guerre civile, en 2001, Djibouti est un pays pauvre, dont 75 % de la population active est au chômage. Les salaires de la fonction publique comptent six mois d’arriérés, et 60 % du budget de l’État dépend de l’aide internationale. Vingt ans plus tard, c’est devenu un pays émergent doté d’une infrastructure logistique et portuaire de pointe. L’émergence économique du pays est le résultat de la stratégie d’IOG, qui a fait de l’unité nationale et de la paix intérieure la base du projet national de développement. Le président va inventer un modèle djiboutien, qui se traduit rapidement par des actions sur les plans économique et diplomatique. En 2002, il abroge une limitation constitutionnelle, instaurant le multipartisme intégral et faisant du pluralisme politique une réalité. En nommant une femme dans son premier gouvernement, en réformant la loi électorale, qui impose désormais une présence féminine dans les listes législatives, il adopte une vision progressiste pour améliorer le statut des femmes. Et poursuit cette démarche en faisant voter, en janvier 2002, la Stratégie nationale pour l’intégration de la femme (SNIF), qui impose un quota dans les fonctions électives. Grâce à plusieurs réformes, IOG réussit à améliorer la compétitivité du pays, et les investissements directs à l’étranger (IDE) passent de 5 millions de dollars en 2000 à 234 millions en 2005. Les bienfaits de la stratégie de développement économique commencent à porter leurs fruits lors de son deuxième mandat (2005-2011), avec une croissance se situant entre 4,5 % et 5 %. Avec son projet de développement Vision 2035, IOG mène le pays vers une croissance durable et inclusive. L’activité logistique et portuaire se développe, et Djibouti devient un hub régional. Le travail autour des infrastructures portuaires est immense. La mise sur pied du terminal pétrolier Horizon, en 2006, est suivie de l’ouverture du terminal à conteneurs de Doraleh, en 2008. En 2017, trois nouveaux terminaux sont inaugurés : deux terminaux minéraliers et le port polyvalent de Doraleh (DMP), symbole de croissance et de développement.
Sur le plan international, la politique menée par IOG marque une rupture avec la neutralité passive de son prédécesseur. Il adopte une position de neutralité active, cherchant à garantir la stabilité et la sécurité du pays ainsi que son indépendance d’action. De par sa position géostratégique, Djibouti maintient l’équilibre entre les grandes puissances régionales, en proie à une instabilité chronique depuis la seconde moitié du XXe siècle. Le chef de l’État participe à d’importantes médiations internationales. En janvier 2000, IOG réunit les différentes parties en conflit en Somalie. À huis clos, pendant huit mois, d’intenses négociations débouchent sur la conférence de paix d’Arta et sur l’élection d’un président et d’un gouvernement de transition, en août 2000. Dans le cadre de sa diplomatie militaire, Djibouti accueille également différentes bases étrangères sur son territoire. En 2017, la Chine y inaugure sa première base logistique militaire à l’étranger. Depuis 2018, elle dispose également d’une base militaire navale à Doraleh. Elle a ainsi rejoint la France, les États-Unis ou encore l’Italie dans la liste des puissances étrangères disposant de contingents à Djibouti. L’action diplomatique menée par IOG et son gouvernement ont fait du pays un interlocuteur privilégié auquel on reconnaît le rôle de médiateur de conflits.
Dépourvu de richesses naturelles et économiquement dévasté au début du XXe siècle, Djibouti a su tirer parti de sa situation géostratégique pour concrétiser son ambition de développement. ■