GÉRARD GAROUSTE Correspondances
Gérard Garouste • Marc-Alain Ouaknin
B
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PARIS | RU E DU GRE NIE R SAINT-L A ZA R E
25 mars – 22 mai 2021
GÉRARD GAROUSTE Correspondances
Gérard Garouste • Marc-Alain Ouaknin
2
Avant-propos
–
Foreword
3
Note au lecteur
—U
n peintre et un philosophe partagent depuis plu-
réflexion sur la puissance des mythes, l’oubli et leur résurgence
sieurs années la même passion de l’étude de la Bible, du Talmud, de
irrépressible.
la Kabbale, de la philosophie et de l’œuvre de Franz Kafka. De leurs rendez-vous hebdomadaires ont surgi des réflexions sur « Correspondances » est l’histoire de leur rencontre.
le Alt-Neu (ancien-nouveau), une façon de rappeler comment la pensée comme la pratique artistique se nourrissent, grâce au lan-
L’exposition présente un ensemble de toiles de Gérard Garouste,
gage et aux images, d’un aller-retour permanent entre l’ancien et le
dans lesquelles réalisme et fantastique se côtoient avec naturel, où
moderne, un Alt-Neu-Kunst qui suit parfois des chemins inattendus
la juxtaposition audacieuse et inédite d’époques et de symboles,
et longtemps restés inaperçus.
de silhouettes et de paysages ambigus laisse présager mille récits et filiations secrètes.
Ainsi, chacun à sa manière, mais ensemble, ils nous invitent à repen-
Des personnages, des situations, des objets inattendus et des
ser la langue et les images, les représentations qu’elles véhiculent
créatures étonnantes se mettent à vivre sous le pinceau, profond
au cœur d’une « pensée trajective » chère à Augustin Berque, leurs
et vigoureux, joueur et éblouissant de Gérard
CHAQUE DÉTAIL QUESTIONNE LE REGARD, INVITE LA PENSÉE VERS D'AUTRES HAUTEURS
liens à l’histoire et l’inconscient, la légende et le sacré.
Garouste, dont chaque détail questionne le regard, invite la pensée vers d’autres hauteurs.
Apparaissent alors, sous une pluie de confettis, la Samaritaine du
Au-delà du classicisme revendiqué d’une pein-
Nouveau Testament en dialogue avec une belette, heureuses de
ture virtuose, Gérard Garouste interpelle le
faire le tour du monde dans un ballon dirigeable, accompagnées
spectateur contemporain sur son rapport à l’art,
par Martin Buber et Walter Benjamin, Tintoret, un écureuil et les
à l’image et à l’avant-garde.
trois sœurs de Kafka, des chiens volants et la reine Esther, et tout un aréopage dont un étrange chat en est le fil conducteur…
Ce qui est privilégié ici est le dialogue du peintre avec le philosophe, qui souligne la
En complément de l’exposition un film* réalisé par Olivier Garouste,
complicité de leur étude jubilatoire et montre
documente l’interaction entre les deux hommes et offre un éclai-
comment l’œuvre de Gérard Garouste, à l’instar d’une correspon-
rage passionnant sur leurs « correspondances » en insistant sur la
dance qui se déploie au fil du temps, répond à la lecture que fait
méthodologie de leur étude et de la transmission des savoirs, sur
Marc-Alain Ouaknin de Franz Kafka.
le geste du peintre et la démarche herméneutique du philosophe. Au rythme d’une traversée de Paris, avec ses ponts et ses grands
Lecture qui, avec tout le sérieux ludique des kabbalistes, invite à
magasins, à l’ombre du château des rois de France en pays drouais,
décortiquer les mots et leurs sens, à explorer les jeux de langage
le film est accompagné par de riches réflexions sur l’art, proposées
de la tradition hébraïque et à en pointer la présence extraordi-
par Olivier Kaeppelin.
nairement forte dans l’univers de Kafka. Dans l’intimité de l’atelier du peintre et de la bibliothèque-bureau Kafka, que Gershom Scholem considérait comme la meilleure
du philosophe, dans les pages tournées des livres et dans le mou-
Le banquet (détail), 2021
introduction à l’étude de la Kabbale, devient ainsi l’héritier et le
vement éternel d’une toupie joyeuse, explose la magie du festival
Triptyque/Triptych Huile sur toile, 300 x 811,5 cm Oil on canvas, 118 1/8 x 319 1/2 in. Chaque panneau : 300 x 270,5 cm Each panel: 118 1/8 x 106 1/2 in.
passeur particulièrement fécond d’une tradition ancestrale, tout
des langues et du carnaval des mots.
en incarnant une certaine modernité littéraire qui catalyse une
*www.altneufilm.com
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6
To the reader
—F
or several years now a painter and a philosopher
From their weekly meetings came reflections on the “Alt-Neu”
have shared a passion for the study of the Bible, the Talmud, the
(the old-new), a way of recalling how, thanks to language and
Kabbalah, philosophy and the work of Franz Kafka.
images, both thought and artistic practice draw on a permanent to-and-fro between ancient and modern, an “Alt-Neu-Kunst” that
“Correspondances” is the story of their encounter.
can follow unexpected and long unobserved paths.
The exhibition presents an ensemble of canvases by Gérard
And so, each in his own way, but both together, they invite us
Garouste in which realism and fantasy fit naturally together,
to rethink language and images, the representations they carry
where the bold and novel juxtaposition of epochs and symbols,
at the heart of the “trajective thought” analysed by Augustin
of ambiguous figures and landscapes hints at the presence of
Berque, their connections to history and the unconscious,
a thousand stories and secret connections.
legend and the sacred.
Characters, situations, unexpected objects and astonishing creatures come alive, arising from the searching and
And so, under a shower of confetti, there appears a New
vigorous, playful and dazzling brush of Gérard Garouste,
Testament Samaritan in dialogue with a weasel,
in which each detail questions the gaze, calls up thought to
happy to sail around the world in a balloon in the
other heights. Gérard Garouste is an unabashed classicist and
company of M artin Buber and Walter Benjamin,
a virtuoso painter, but his work also questions contemporary
Tintoretto, a squirrel and Kafka’s three sisters,
viewers about their relation to art, to the image and to the
flying dogs and Queen Esther, and a whole
avant-garde.
cohort whose unifying element is a strange cat.
The emphasis here is on the dialogue between the painter
Complementing the exhibition a film*, made
and the philosopher, which underscores the fellow feeling in
by Olivier Garouste documents the interaction
their joyful studies and shows how Garouste’s art, like a set of
between the two men and offers a fascinating
correspondences unfolding over time, answers Marc-Alain
perspective on their “correspondences” by
Ouaknin’s reading of Franz Kafka.
emphasising the methodology of their study and the transmission of knowledge, the
EACH DETAIL QUESTIONS THE GAZE, CALLS UP THOUGHT TO OTHER HEIGHTS
A reading that, with all the playful seriousness of the Kabbalists,
painter’s act and the philosopher’s hermeneutic approach.
invites us to unpick words and their meanings, to explore the
To the rhythm of a walk across Paris, with its bridges and
language games of the Hebrew tradition and to point up its
department stores, in the shadow of the castle of the Kings of
extraordinarily powerful presence in Kafka’s world.
France in the Drouais region, the film is accompanied by rich reflections on art by Olivier Kaeppelin.
Kafka, whom Gershom Scholem considered the best introduction to study the Kabbalah, thus becomes an heir and specially fertile
In the privacy of the painter’s studio and philosopher’s study-
Le banquet (détail), 2021
intermediary of an ancestral tradition while at the same time
cum-library, in the turned pages of books and in the eternal
Triptyque/Triptych Huile sur toile, 300 x 811,5 cm Oil on canvas, 118 1/8 x 319 1/2 in. Chaque panneau : 300 x 270,5 cm Each panel: 118 1/8 x 106 1/2 in.
embodying a certain literary modernity, catalysing reflection
movement of a joyous spinning top, the magic of the festival of
on the power of myths, their forgetting and their irrepressible
languages and of the carnival explodes onto the scene.
resurgence.
*www.altneufilm.com
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Œuvres exposées exposées Œuvres exposées Œuvres
–
– –
Exhibited works Exhibited works works Exhibited
L'autre et le toréador, 2019 Huile sur toile, 260 × 215 cm Oil on canvas, 102 3/8 x 84 5/8 in.
11
Correspondance, 2020 Huile sur toile, 81 x 130 cm Oil on canvas, 31 7/8 x 51 1/6 in.
13
La martre et la toupie , 2020 Huile sur toile, 81,5 x 54 cm Oil on canvas, 32 1/8 x 21 1/4 in.
14
Le puits et la belette, 2020 Huile sur toile, 162 × 130 cm Oil on canvas, 63 3/4 × 51 1/8 in.
15
La martre sur la corniche , 2020 Huile sur toile, 146 × 114 cm Oil on canvas, 57 1/2 × 44 7/8 in.
16
La noyée quatrième état , 2020 Huile sur toile, 146 x 114 cm Oil on canvas, 57 1/2 x 44 7/8 in.
17
Milena , 2020 Huile sur toile, 81,5 x 54 cm Oil on canvas, 32 1/8 x 21 1/4 in.
18
Dora Diamant , 2020 Huile sur toile, 81,5 x 54 cm Oil on canvas, 32 1/8 x 21 1/4 in.
19
La mort de l'auteur , 2019 Huile sur toile, 130 × 89 cm Oil on canvas, 51 1/8 × 35 in.
21
Alt-Neu-Shul sur le Pont-Neuf , 2020 Huile sur toile, 160 x 220 cm Oil on canvas, 63 x 86 5/8 in.
23
Le caroubier, le nid d'oiseau, les ânesses , 2019 Huile sur toile, 160 x 220 cm Oil on canvas, 63 x 86 5/8 in.
25
Portrait de Gershom Scholem, 2020 Huile sur toile, 73 x 60 cm Oil on canvas, 28 3/4 x 23 5/8 in.
26
Kafka et l'écureuil, 2019 Huile sur toile, 73 × 54 cm Oil on canvas, 28 3/4 × 21 1/4 in.
27
La martre et l'écureuil (Portraits de Kafka et Chouchani) , 2019 Huile sur toile, 160 x 195 cm Oil on canvas, 63 x 76 3/4 in.
29
Coriandolo , 2020 Huile sur toile, 195,5 x 114 cm Oil on canvas, 77 x 44 7/8 in
31
H'avrouta (la martre et Pinocchio) , 2019 Huile sur toile, 160 × 130 cm Oil on canvas, 63 × 51 1/8 in.
33
La martre, la Samaritaine et Jésus , 2020 Huile sur toile, 220 x 160 cm Oil on canvas, 86 5/8 × 63 in.
35
La branche brisée et les deux pies , 2019 Huile sur toile, 92 x 60 cm Oil on canvas, 36 1/4 × 23 5/8 in.
36
Le talmudiste et l'oie grasse , 2020 Huile sur toile, 81 × 65 cm Oil on canvas, 31 7/8 × 25 5/8 in.
37
Le sac et la canne du cueilleur de caroubes , 2020 Huile sur toile, 81 × 65 cm Oil on canvas, 31 7/8 × 25 5/8 in.
38
Les recherches d'un chien , 2020 Huile sur toile, 73 x 60,5 cm Oil on canvas, 28 3/4 × 23 7/8 in.
39
Le combat des mains, 2020 Huile sur toile, 60,5 x 73 cm Oil on canvas, 23 7/8 x 28 3/4 in.
41
L'ânesse et les oies grasses, 2020 Huile sur toile, 65 x 81 cm Oil on canvas, 25 5/8 x 31 7/8 in.
42
Le JE de l'AUTRE , 2020 Huile sur toile, 81 × 65 cm Oil on canvas, 31 7/8 × 25 5/8 in.
43
La Samaritaine et Jésus , 2020 Huile sur toile, 200 × 160 cm Oil on canvas, 78 3/4 × 63 in.
45
Le banquet , 2021 Triptyque/Triptych Huile sur toile, 300 x 811,5 cm Oil on canvas, 118 1/8 x 319 1/2 in. Chaque panneau : 300 x 270,5 cm Each panel: 118 1/8 x 106 1/2 in.
Œuvres sur papier
–
Works on paper
49
Le sourire jaune , 2021 Technique mixte sur papier, 50 × 41 cm Mixed media on paper, 19 5/8 × 16 1/8 in.
50
Aboulafia, 2021 Technique mixte sur papier, 70 x 79 cm Mixed media on paper, 27 1/2 x 31 1/8 in.
51
Chouchani et le livre, 2021 Mine de plomb et fusain sur papier, 90 x 63 cm Graphite and charcoal on paper, 35 3/8 x 24 3/4 in.
52
Édouard et le puits , 2021 Mine de plomb sur papier, 125 × 85 cm Graphite on paper, 49 1/4 x 33 1/2 in.
53
La lecture , 2021 Mine de plomb et fusain sur papier, 90 x 63 cm Graphite and charcoal on paper, 35 3/8 x 24 3/4 in.
54
Le puits et la belette , 2021 Mine de plomb et fusain sur papier, 65 x 50 cm Graphite and charcoal on paper, 25 5/8 x 19 5/8 in.
55
Gershom Scholem , 2021 Pastel et mine de plomb sur papier, 45 x 35 cm Pastel and graphite on paper, 17 3/4 x 13 3/4 in.
Chouchani, 2021 Pastel sur papier, 45 x 35 cm Pastel on paper, 17 3/4 x 13 3/4 in.
56
Kafka à la triste figure , 2021 Craie et fusain sur papier, 76 × 57 cm Chalk and charcoal on paper, 29 7/8 x 22 1/2 in.
57
Walter Benjamin , 2021
Dora Diamant , 2021
Pastel et mine de plomb sur papier, 45 x 35 cm Pastel and graphite on paper, 17 3/4 x 13 3/4 in.
Pastel sur papier, 45 x 35 cm Pastel on paper, 17 3/4 x 13 3/4 in.
58
Milena et Kafka , 2021 Gouache sur papier, 63 x 91 cm Gouache on paper, 24 3/4 x 35 7/8 in.
59
Kafka arpenteur , 2021 Mine de plomb sur papier, 76 x 57 cm Graphite on paper, 29 7/8 x 22 1/2 in.
60
Le vieux Pont-Neuf , 2021 Mine de plomb sur papier, 75 x 107 cm Graphite on paper, 29 1/2 x 42 1/8 in.
61
La Samaritaine près du pont à l’envers, 2021 Pastel et mine de plomb sur papier, 106 × 75 cm Pastel and graphite on paper, 41 3/4 x 29 1/2 in.
62
Les trois maisons , 2021 Pastel et mine de plomb sur papier, 91 x 121 cm Pastel and graphite on paper, 35 7/8 x 47 5/8 in.
63
Combat des mains, 2021 Technique mixte sur papier, 63 x 90 cm Mixed media on paper, 24 3/4 x 35 3/8 in.
65
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Autres œuvres récentes
–
Other recent works
67
Le sablier ou l'haqueda d'Yitzhak , 2019 Huile sur toile, 195 × 97 cm Oil on canvas, 76 3/4 × 38 1/4 in.
69
Lumière : L'auguste : Yei Or , 2019 Diptyque/Diptych Huile sur toile, 136,5 x 101 cm chacun Oil on canvas, 53 3/4 x 39 3/4 in. each
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La cueillette des caroubes , 2020 Huile sur toile, 116 x 89 cm Oil on canvas, 45 5/8 × 35 in.
73
La branche brisée , 2019 Huile sur toile, 92 x 60 cm Oil on canvas, 36 1/4 x 23 5/8 in.
74
H'oni et les ânesses , 2019 Huile sur toile, 80 x 65 cm Oil on canvas, 31 1/2 × 25 5/8 in.
75
Reflet dans la mare , 2019 Huile sur toile, 92 x 60 cm Oil on canvas, 36 1/4 x 23 5/8 in.
77
La noyée troisième état , 2020 Huile sur toile, 146 x 114 cm Oil on canvas, 57 1/2 x 44 7/8 in.
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Philosophe, professeur des universités, Marc-Alain Ouaknin est l'auteur de nombreux ouvrages traduits en plus de vingt langues, notamment Le Livre brûlé (1993), Lire aux éclats (1994), Zeugma, mémoire biblique et déluges contemporains (2008 et 2013) aux éditions du Seuil. Dans le cadre du Projet Targoum (IRETS), il poursuit une nouvelle traduction de la Bible hébraïque, dont le premier tome est sorti en octobre 2019 sous le titre La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction, de la création du monde à la tour de Babel aux éditions Diane de Selliers. Depuis 2013, il produit avec Françoise-Anne Ménager l'émission « Talmudiques » sur France Culture.
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Marc-Alain Ouaknin
Une petite boîte à épices en argent Une lecture de Franz Kafka
Lento « […] Mon livre et moi, nous sommes tous deux des amis du lento. On n’a pas été philologue en vain, on l’est peut-être encore, ce qui veut dire professeur de lente lecture : finalement on écrit aussi lentement. […] La philologie, effectivement, est cet art vénérable qui exige avant tout de son admirateur une chose : se tenir à l’écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent – comme un art, une connaissance d’orfèvre appliquée au mot, un art qui n’a à exécuter que du travail subtil et précautionneux et n’arrive à rien s’il n’y arrive lento. […] C’est en cela précisément que la philologie est aujourd’hui plus nécessaire que jamais, c’est par là qu’elle nous attire et nous charme le plus fortement au sein d’un âge de travail , autrement dit : de hâte, de précipitation indécente et suante qui veut tout de suite en avoir fini avec tout, sans excepter l’ensemble des livres anciens et modernes (auch mit jedem alten und neuen Buche). La philologie n’en a pas si aisément fini avec quoi que ce soit, elle enseigne à bien lire, c’est-à-dire lentement, profondément, en regardant prudemment derrière et devant soi, avec des arrière-pensées, avec des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux subtils… Ô, mes amis patients, ce livre souhaite seulement des lecteurs et des philologues parfaits, apprenez à bien me lire ! » Friedrich Nietzsche1
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UNE PETITE BOÎTE À ÉPICES EN ARGENT
Fragments d’une théologie murmurée
le commentaire où « chaque commentaire des Écritures révélées engendre un autre commentaire en une chaîne ininterrompue, une exfoliation de discours secondaire et tertiaire4 ». Kafka est kabbaliste, selon ses propres termes, ou encore « toute mon œuvre est une nouvelle doctrine secrète, une nouvelle Kabbale, et il y a des indices pour cela5 », car Kafka reprend et approfondit « cet esprit mystérieux, la délicatesse de l’exploration, la finesse des commentaires talmudiques, midrashiques, mishnaïques, et la subtile inventivité des actes de lecture par les maîtres orthodoxes et kabbalistes de la textualité. »6 Comme chez les grands maîtres du Talmud, du Midrash et de la Kabbale, la technique de Kafka est celle du commentaire, tout simplement parce que « c’est la sagesse qui, quand elle réfléchit, commente plutôt qu’elle ne perçoit7 ».
Note introductive à la notion de Alt-Neu-Kunst « Von meinem Vater erbte ich nur eine kleine silberne Gewürzbüchse. » « De mon père je n’ai hérité qu’une petite boîte à épices en argent. » Franz Kafka 2
D
ans sa correspondance avec Gershom Scholem, Walter Benjamin parle, à propos de Kafka, d’une « sorte de journal théologique murmuré ».
—
—
On comprend dans cet esprit la force de la formule radicale de Levinas, lui qui est toujours très sobre et très précis dans son jugement : « Kafka, cette Bible du xxe siècle8. » Certes, « formellement, on n’a rien ajouté aux écritures sacrées du canon juif. Mais cette parabole dans la cathédrale de Prague a bel et bien été lue et commentée dans des contextes liturgiques. Elle revêt la force primitive d’une vérité impondérable9 ». Pour Scholem, écrit Stéphane Mosès10, les motifs anciens de la Kabbale se retrouvent dans les romans de Kafka sous une forme nouvelle, non pas comme des idées explicitement présentes dans le texte, mais plutôt comme des constantes thématiques qui sous-tendent en permanence l’édifice de la fiction. C’est ainsi qu’il faut sans doute comprendre la formule que Scholem aimait à répéter à ses étudiants : « Aujourd’hui, pour comprendre la Kabbale, il faut lire les livres de Kafka, et avant tout Le Procès11. »
Oui, il y a chez Kafka un murmure théologique, un bruissement de transcendance, car Kafka est l’héritier de cette méthodologie et épistémologie du commentaire, de l’analyse interminable, selon l’expression de Freud. « Ses paraboles, ses fables, ses contes et romans toujours inachevés sont des commentaires en acte, en un sens talmudique matériel, mais aussi plus diffus. Les techniques consistant à taquiner l’abîme, à encercler l’ineffable, à entremêler le sens, à tâcher de rendre le langage entièrement transparent à la lumière qui consume ce qu’elle traverse ont leurs antécédents et leur validation dans les débats deux fois millénaires du judaïsme avec lui-même. Le Procès n’est pas seulement autoréflexif comme presque toute forme esthétique mûre. Il intègre les techniques particulières du commentaire exégétique et de l’herméneutique rabbinique3. »
— « La grande œuvre, écrit George Steiner, est celle qui, toujours et de façon mystérieuse, dit à la fin de la lecture : Il faut recommencer. Première tentative. Essayons de nouveau. C’est Beckett, Beckett qui arrive à tout dire – on devient fou d’envie devant Beckett –, qui écrit : Il faut faillir mieux (fail better). À chaque nouvel essai, la prochaine fois, je rate mieux. C’est ce que j’ai
La théologie murmurée de Kafka est cette façon de prendre soin de l’infini et de la transcendance, de vivre la responsabilité du Tiqoun, de la réparation du monde. Kafka sait que le judaïsme a rejeté l’image. La révélation n’est pas « image de Dieu », mais « Livre ». Son genre d’élection, c’est
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MARC-ALAIN OUAKNIN
toujours dit à mes élèves : Essayons à la prochaine lecture de rater mieux12. » « Les meilleurs actes de lecture, ajoute Steiner, sont des actes d’inachèvement, des actes d’intuition fragmentaire, de ce qui refuse la paraphrase, la métaphrase ; qui finissent par dire : Le plus intéressant, dans tout cela, je n’ai pas été capable de l’effleurer. Mais loin d’être une défaite humiliante ou une forme de mysticisme, cette incapacité devient une sorte de joyeuse invitation à relire13. »
Beau destin de tous les grands textes de la littérature qui sont universels par leur singularité. C’est à l’enracinement dans cette très longue tradition, articulée à la plus moderne des modernités, avec la lucidité des chances et des dangers qu’elle comporte, en particulier en ce qui concerne la question de la technique, que j’ai choisi de donner à cette articulation dialectique, pour la questionner, le nom de Alt-Neu-Kunst, une expression certes inventée, mais non sans fondement, car comme nos études avec Gérard l’ont confirmé au fil du temps, c’est au cœur de cette dialectique du « nouveau » et de l’« ancien » que se déploient les champs de force de toute l’œuvre de Kafka.
— C’est cette « théologie murmurée » que, semaine après semaine et pendant plusieurs années, lors de rencontres d’étude d’une grande intensité, j’ai partagée avec Gérard Garouste, lui faisant connaître cette lecture de Kafka si passionnante que j’avais enseignée lors de mes cours à l’université de Bar-Ilan, en Israël, pendant plus d’une vingtaine d’années.
Alt-Neu-Kunst, une expression qui nous est suggérée par le nom de la synagogue de Prague appelée Alt-Neu, « ancienne-nouvelle », une énigme qui reste à déchiffrer ! Un nom qui inspire, puisque Herzl lui-même écrit dans son journal qu’alors qu’il était dans l’omnibus, c’est en pensant à la Alt-Neu-Synagogue de Prague qu’il trouva le titre de son roman Alt-Neu-Land dont l’utopie allait bouleverser l’histoire et la géographie des générations à venir15.
Enseigner Kafka en hébreu est une expérience extraordinaire. Véritable festival de langues qui chantent les ponts infinis entre l’allemand, le yiddish, l’hébreu, le tchèque, l’anglais et l’italien, où se découvrent des liens inattendus et étonnants, et ouvrent à la fabrication de mots dont le secret est dans le mélange même des langues et du jeu de permutations éblouissant des lettres qui en composent les vocables, dans une anagrammatologie fondamentale, dont l’art reste encore à explorer.
— En relisant et en étudiant avec Gérard Garouste, à nouveau frais, certains commentateurs de Kafka, et en particulier Walter Benjamin et Gershom Scholem, le Alt-Neu-Kunst s’est révélé proche de l’image dialectique développée par Benjamin et de ses thèses sur la philosophie de l’histoire, qui doivent autant à la Kabbale développée et enseignée par son ami Gershom Scholem qu’au matérialisme historique dont il était très proche.
C’est cette lecture, qui souligne et approfondit les relations entre l’œuvre de Kafka et la Kabbale, que j’ai poursuivie avec mes étudiants et les auditeurs de mes conférences au fil de ces dernières années14, et de manière privilégiée avec Gérard Garouste qui, à son tour, s’est pris au jeu de ces jeux de mots, dansant autour d’eux et avec eux, créant une convivialité studieusement complice dans laquelle nous avons lu et relu les textes de Kafka comme on le ferait du texte biblique ou talmudique. Avec l’intuition que ce texte de Kafka appartenait déjà, de manière presque évidente, à la longue chaîne des textes de la tradition juive et hébraïque, et en particulier kabbaliste, sans toutefois s’y réduire, car son universalité y est présente au cœur même de la singularité de chaque voyelle et de chaque consonne.
Comme l’écrit Stéphane Mosès dans son beau livre L’Ange de l’histoire : « Ce va-et-vient constant entre Kafka et la mystique juive rappelle plutôt ces images dialectiques » dont, à la même époque, Walter Benjamin parle dans son livre sur les passages de Paris, ces images « où le passé entre en résonance, le temps d’un éclair, avec le présent pour former avec lui une constellation16 ». Le Alt-Neu-Kunst n’est donc pas un concept affirmatif, mais un questionnement permanent du lien, certes classique et déjà
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UNE PETITE BOÎTE À ÉPICES EN ARGENT
beaucoup travaillé dans l’histoire de la pensée et, en particulier, dans l’histoire de l’art, entre l’Ancien et le Nouveau. Questionnement qui cherche les temps, les êtres et les choses, ainsi que les pensées, oubliés, perdus, effacés, souvent égarés dans les nappes phréatiques de l’histoire, qui resurgissent bien plus tard, porteurs de leurs oublis, qui sculptent en même temps leur singulière mémoire, ou la mémoire singulière que l’on a d’eux.
Le Alt-Neu-Kunst, entre le bredouillement et le bruissement, comme la littérature et la philosophie, comme la Bible et le Talmud, et la Kabbale, n’est pas le lieu d’une parole péremptoire mais exploratoire.
Le Alt-Neu-Kunst requiert des vertus qui sont celles du philologue, de l’archéologue et de l’historien : patience et prudence, mais aussi audace de proposer des hypothèses qui peuvent faire sourire par leur originalité, voire leur incongruité, mais qui se révèlent souvent d’une fécondité riche et inattendue.
Le Alt-Neu-Kunst est une archéologie du savoir. Archéologie dynamique qui va du présent au passé mais qui revient vers le futur ensemencée de nouvelles forces originaires.
Le Alt-Neu-Kunst est un univers « où seul celui qui ne répond pas à la question a réussi l’examen18. »
Le Alt-Neu-Kunst est une pensée qui voit la vie en « ose » comme aimait à le dire Marcel Duchamp19.
—
Le Alt-Neu-Kunst est un art divin du divan.
Le Alt-Neu-Kunst est un concept généalogique. « Tout ce qui est long est difficile à voir, à embrasser du regard. Voilà pourtant ce qui s’est passé », écrit Nietzsche dans la Généalogie de la morale (I, 8).
Le Alt-Neu-Kunst aime cet « également » trop souvent oublié. Il souligne le paradoxe d’une écoute, à la fois attentionnée et libre, une écoute « où est suspendu de la manière la plus complète que possible, tout ce qui focalise habituellement l’attention : inclination personnelle, préjugés, présupposés théoriques mêmes les mieux fondés20 ». Naissance d’une « troisième oreille » pour communiquer/communier d’inconscient à inconscient, de rêve à rêve.
Le Alt-Neu-Kunst est une attitude face au temps de la recherche et du savoir. Attitude généalogique qui cherche dans les profondeurs du passé les origines des choses, des pensées et des êtres, et leurs parcours à travers le temps, leurs écarts, leurs biffures, leurs rencontres, leur oublis, leurs retrouvailles.
Le Alt-Neu-Kunst aime « l’attention (également) flottante », où la pensée se fait hypertexte, passerelle et, d’image en image, de mot en mot, d’idée en idée, se fait embarcation impromptue qui nous emmène dans un grand voyage où l’escale est une des grandes joies du périple.
Le Alt-Neu-Kunst est la patience du temps ! Aucun blé n’a jamais poussé sans la patience nécessaire entre le labour, les semailles et la récolte. La culture c’est du travail, plus du temps. Et ce temps de l’attente se dit en hébreu mehaké, quatre lettres qui écrivent le mot Hokhma, c’est-à-dire « la sagesse ». L’intelligence c’est du travail plus du temps.
— Le Alt-Neu-Kunst est à la fois « divan » et « fauteuil ». À l’attention (également) flottante du « fauteuil » fait écho la règle fondamentale du « divan ».
Le Alt-Neu-Kunst aime cet aphorisme célèbre de Kafka : « Il y a deux péchés capitaux humains d’où tous les autres dérivent : l’impatience et la paresse. Ils ont été chassés du paradis à cause de leur impatience, ils n’y rentrent pas à cause de leur paresse. Mais peut-être n’y a-t-il qu’un péché capital : l’impatience. Ils ont été chassés à cause de leur impatience, à cause de leur impatience ils n’y rentrent pas17. »
— La Samaritaine arrive et s’allonge…
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Je me suis trompé, mais j’ai essayé. Et en chemin, j’ai rencontré non seulement la fille du coupeur de paille, mais aussi mille personnages et mille idées, plus riches que celles que j’avais pensé trouver si l’hypothèse avait été confirmée.
Elle s’appelle Photine. Elle parle du puits de Jacob et de sa rencontre avec un homme de lumière, elle parle de son voyage à Carthage, la ville nouvelle, et de ses quatre sœurs, Phota, Photide, Parascève et Cyriaquie, et ses deux fils José et Victor.
— Elle aime le nom de sa sœur Parascève, un prénom d’origine grecque Παρασκευή, Paraskevi, qui veut dire littéralement « préparation » ainsi que « vendredi », car jour, dans la tradition biblique et hébraïque, dévolu à la préparation du chabbat.
« Je voulais faire un champ avec un oiseau, écrit Bacon, qui le survole et j’avais placé tout un tas de repères sur la toile pour cela, et puis d’un coup, les formes que l’on voit sur cette toile ont commencé d’apparaître, elles se sont imposées à moi. Ce n’était pas ce que je comptais faire, loin de là. C’est arrivé comme cela et j’étais plutôt étonné de cette apparition. […] C’est arrivé de façon inattendue, comme un accident. Il était prévu quelque chose, et puis, d’une façon tout à fait étonnante, quelque chose d’autre est arrivé. C’est à la fois accidentel et en même temps complètement évident21. »
Elle pense bien sûr à Robinson Crusoé, mais surtout, elle se souvient du désert et de la manne qui tombait chaque matin dans un écrin de rosée. La manne ramassée en double part le vendredi en prévision du chabbat où la manne ne tombait pas. Repos divin oblige ! Elle se souvient de la manne qui avait un goût de gâteau au miel et dont l’aspect était celui des graines de coriandre.
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Elle se souvient qu’à son retour de Carthage, en passant par Rome pour repartir à Samarie, elle apprit que la coriandre se disait coriandolo en italien, tout comme le latin dont cette langue est issue.
Avec le Alt-Neu-Kunst, un voyage intérieur commence, un voyage qui invite à accepter toutes les idées qui passent par la tête, par le corps, l’émotion, et aussi par la raison. Voyage dans lequel le Alt-Neu-Kunstler s’abandonne à leur divagation désordonnée, dans lequel les idées savent faire l’école buissonnière.
Elle se souvient qu’en l’honneur de son départ, ses amis romains lui jetèrent des milliers de graines de coriandre recouvertes de sucre de mille couleurs. Fruits confits que ses amis appelaient en leur langue confetti.
Ici, toutes les idées ont une place égale, Elles peuvent toutes être énoncées. Les plus infimes. Les plus insensées. Ne pas craindre le détour par le détail, la banalité et l’anodin. Voyage où se dit le diurne et le nocturne de l’âme, l’avouable et l’inavouable des passions.
Elle se souvient de son retour en « vaisseau des airs », que ses amis allemands nommaient Zeppelin, et qu’arrivés au-dessus du rivage de la Terre sainte, ils jetèrent des sacs pleins de ces fruits confits, confetti, de ces coriandoli, qui tombèrent sur une foule en liesse qui dansait et chantait sur la Colline du printemps.
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Le Alt-Neu-Kunst comme « attention (également) flottante » :
Le Alt-Neu-Kunst est une pensée qui ose l’hypothèse, qui ose le détour, la biffure, le buisson ardent, l’errance et l’erreur et la nécessité de revenir sur ses pas en disant avec humilité : « Je me suis trompé. »
c’est penser, parler, écouter, écrire,
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5. Journal, 16 janvier 1922.
noter sans juger et lentement, laisser au sens, le temps de sa maturation…
6. Ibid. 7. Gershom Scholem, Correspondance avec Walter Benjamin, cité par Steiner, op. cit., p. 64. 8. Emmanuel Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, 1982. 9. G. Steiner, ibid., p. 65. 10. L’Ange de l’histoire : Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Le Seuil, 1992, p. 215.
C’est suivre une pensée qui se métamorphose au rythme des associations d’idées, des homophonies et des homographies, des lectures et des commentaires, des réactions des auditeurs et des éditeurs, c’est risquer une illisibilité et ainsi un livre qui pourrait ne pas devenir livre.
11. G. Scholem, Walter Benjamin, Histoire d’une amitié, Calmann-Lévy, 1981, p. 146. 12. Laure Adler, George Steiner, Un long samedi. Entretiens, Flammarion, 2014, p. 87. À propos de l’échec, Gérard Garouste dit : « Il y a toujours, dans la mise en œuvre d’un tableau ou d’une sculpture, une force qui dépasse l’artiste. L’esprit, la volonté formulent une idée ou un but, et le geste part ailleurs dans une autre direction. Le résultat n’est jamais ce qui était prévu. C’est ce que j’appelle l’échec. » Conversation avec Hortense Lyon, in Contes ineffables, éd. Galerie Daniel Templon, 2014.
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13. In Les Logocrates, dans le chapitre intitulé « L’art de la critique », entretien avec Ronald A. Sharp, L’Herne, 2003, p. 113. 14. En 2019-2020 et en 2020-2021, à la synagogue de la rue Copernic, à Paris, j’ai donné un cycle de conférences mensuelles, intitulé « Kafka et la Kabbale » organisé dans le cadre de l’association DEFI. De nombreux développements concernant ces recherches sur « Kafka et la Kabbale » et « Kafka et l’hébreu » ont aussi été présentés dans le cadre de mes séminaires à l’Atelier Targoum/IRETS, entre 2008 et 2021 à Paris, Marseille et Aix-en-Provence. L’occasion ici de remercier très chaleureusement et très amicalement Hélène Attali (DEFI), Françoise-Anne Ménager, Jean-Jacques Krief, Emmanuel Dyan, et Laurent Picard (Targoum/IRETS), ainsi que tous les étudiants qui ont participé à ces études.
« Je me suis foulé le pied, écrit Kafka. Douleurs. J’ai chargé du fourrage. Après-midi promenade avec un tout jeune homme, professeur au collège de Nauheim ; il ira peut-être l’année prochaine à Wickersdorf. Éducation mixte, médecine naturelle, Cohen, Freud. Histoire de l’excursion qu’il a organisée et où garçons et filles étaient mêlés. Orage, tout le monde est trempé et doit se déshabiller complètement dans une seule pièce à l’auberge la plus proche. Dans la nuit mon pied enfle et me donne la fièvre. Le tapage des lapins qui courent devant la cabane. Je me lève dans la nuit et je vois quelques-uns de ces lapins assis devant ma porte. Je rêve que j’entends Goethe déclamer avec une liberté et un arbitraire infini22. »
15. « Le 2 juillet 1899, dans le train entre Paris et Francfort, Théodore Herzl griffonne sur ses genoux les premières lignes d’un récit qu’il veut alors intituler La Nouvelle Sion. Le 30 août, dans l’omnibus, il se souvient du nom de la synagogue de Prague, Altneuschule : c’est décidé, son roman s’appellera Altneuland – Terre ancienne, terre nouvelle. », in Raymond Trousson, Théodore Herzl et l’utopie d’Israël, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 1992. 16. Livre des Passages, p. 478, cité par Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire, op. cit., p. 216. 17. « Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin», in Préparatifs de noces à la campagne, Gallimard, 1957, p. 37.
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18. Franz Kafka, L’Examen, Œuvres complètes, la Pléiade, tome II, pp. 587 et 588. 19. Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Flammarion, 2013. 20. Ibid.
Vous en connaissez beaucoup, vous, des personnes qui rêvent de Goethe déclamant de la poésie par une nuit pleine de lapins assis au clair de lune ?
21. Francis Bacon, Entretiens avec Michel Archimbaud, Gallimard, 2012. 22. Franz Kafka, Journal, traduction Marthe Robert, collection Biblio-essais, p. 642.
Marc-Alain Ouaknin Dreux Pourim 5781 1. Friedrich Nietzsche, Aurore, pensées sur les préjugés moraux, avant-propos, 1881, traduction Julien Hervier, Idées/Gallimard, 1980, pp. 20-22. 2. Franz Kafka, Fragmente aus Heften und losen Blättern. Traduction Marthe Robert in Préparatifs de noces à la campagne, Gallimard, 1957, p. 255. 3. G. Steiner, De la Bible à Kafka, Bayard, 2002, p. 52. 4. Ibid., p. 51.
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1. Le mystère de Prague
c’est-à-dire précisément la présence simultanée dans une œuvre, permet de signifier la ville de Prague, même si la ville dont il est question n’est pas Prague ». Et Stéphane Gailly de citer, par exemple, en s’appuyant sur sa lecture du roman de Gustav Meyrink, intitulé Le Golem, quatre critères de l’imaginaire pragois, donc de sa « praguéité » : la nuit, le mystère, la figure du mannequin d’argile et le quartier juif, auxquels il ajoutera ensuite la figure du labyrinthe que fournit l’œuvre de Kafka, et les rues en pente qui donnent une place privilégiée au château, symbole de point dominant et de hauteur, comme dans cette notation de Chateaubriand, que rapporte Gailly, rejoignant le roi Charles X qui résida au château entre 1832 et 1836 :
« Prague ne nous lâchera pas. Ni l’un ni l’autre. Cette petite mère a des griffes. Il faut se soumettre, ou bien… Nous devrions mettre le feu au Vyšehrad et au Hradschin, alors peut-être pourrions-nous partir. Peut-être songes-y d’ici au Carnaval. » Franz Kafka1
P
rague. À propos de cette ville que Kafka aima tant et de laquelle cependant il chercha à s’échapper2, j’ai constaté la récurrence remarquable des adjectifs allemands alt et neu, qui signifient respectivement « ancien » et « nouveau ». Récurrence qui fonctionne comme une « répétition », un mot cher à Kierkegaard, l’un des auteurs qu’aimait particulièrement Kafka3.
« Je gravis des rues silencieuses, sombres, sans réverbères, jusqu’au pied de la haute colline que couronne l’immense château des rois de Bohême. L’édifice dessinait sa masse noire sur le ciel ; aucune lumière ne sortait des fenêtres : il y avait là quelque chose de la solitude, du site de la grandeur du Vatican, ou du Temple de Jérusalem vu de la vallée de Josaphat. On n’entendait que le retentissement de mes pas et de ceux de mon guide ; j’étais obligé de m’arrêter par intervalles sur les plates-formes des pavés échelonnés, tant la pente était rapide. À mesure que je montais, je découvrais la ville au-dessous6. »
« La répétition est au principe de l’art. Nous reconnaissons l’artiste à sa “patte”. Notre oreille reconnaît Mozart ou Bach à la qualité et à la nature du son qu’elle perçoit. Nous ne confondons pas un Picasso avec un Matisse ou un Gauguin, Zola avec Hugo. “Le style, c’est l’homme” : cet homme est, et naît des répétitions, comme le sentier surgit des pas qui s’accumulent. Le style (stulon, en grec), c’est la marque , et la répétition transforme la marque en re-marque. Répéter, c’est marquer, re-marquer et, par conséquent, démarquer. C’est en faisant la différence que la répétition promeut l’identité4. »
Bien sûr, ces éléments de « praguéité » se déclinent en de multiples variations, selon différentes intensités. Pour prendre un seul exemple, la « nuit », c’est le nocturne et la faible intensité de la lumière que l’on retrouve presque à chaque page de l’œuvre de Kafka. Comme le souligne si justement Stéphane Gailly :
« Le style, c’est l’homme », et dans le style de Kafka, il y a répétition du alt et du neu.
« La lumière n’y est jamais franche, ni éblouissante. C’est dans une atmosphère de clair-obscur qu’évoluent les personnages du Procès et du Château. Les éclairages sont toujours faibles, qu’ils soient à gaz dans le cas d’éclairages publics ou bien, dans le cas des intérieurs, assurés par des bougies. En ce qui concerne les extérieurs, c’est souvent la brume ou le brouillard qui confèrent à la lumière un aspect blafard, fantomatique, motifs pragois s’il en est… Ainsi, dans Le Château, dès l’arrivée de l’Arpenteur dans le village, c’est précisément le brouillard et la nuit qui empêchent de distinguer la silhouette du château : “La colline était cachée
— Mais comme je vais le montrer, cette répétition est peut-être née d’une matrice plus générale, qui constitue une tonalité majeure de la ville de Prague, tonalité que l’on peut nommer « praguéité ». En effet, je crois, à la suite de Stéphane Gailly5, que l’on peut parler de « praguéité » si l’on désigne par ce néologisme « l’existence de caractéristiques multiples dont la combinaison,
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Ainsi, tout, à Prague, est « ancien » et « nouveau ». La ville, divisée en quartiers, comporte, outre le quartier juif Josefstadt, un quartier appelé la Vieille Ville et un autre appelé la Nouvelle Ville. Ainsi, les premières cartes urbanistiques de Prague notent à chaque fois très clairement « Die Altstadt » et « Die Neustadt », l’« ancienne ville » et la « nouvelle ville ». Cette double appellation offre à la ville une pulsation permanente qui transforme le centre-ville en « cœur de ville ». Systole-diastole, alt-neu, systole-diastole : alt-neu ! Le cœur de Prague bat au rythme de cette dialectique du altneu qui imprègne l’âme de la ville et tous ses habitants qui, consciemment ou inconsciemment, vivent à ce rythme-là ! On ne sera pas étonné, dès lors, qu’un architecte contemporain natif de Prague, Miroslav Šik, alors qu’il était déjà installé depuis de très nombreuses années à Zurich, en Suisse, ait créé un courant architectural portant le nom de Altneu Architektur2. Et l’on peut comprendre que les piétons de Prague qui, depuis plusieurs siècles déjà, passent d’une partie de la ville à l’autre, soient non seulement le trait d’union entre les deux vocables alt et neu, mais aussi le sang même de la ville ; passant parfois du alt au neu et du neu au alt, des dizaines de fois par jour. Ce qui fut précisément le cas de Kafka qui habitait sur la place de la Vieille Ville, Der Altstädter Ring, mais qui travaillait dans la Nouvelle Ville, Wenzelsplatz, place Venceslas. Chaque jour, son corps traçait un lien entre le alt et le neu, trajectivité existentielle irréfragable qui, sans doute, contribua à inverser les rapports de l’homme et de la ville. Ce n’était plus seulement l’homme qui était dans la ville, mais la ville dans l’homme. Ce que souligne ce texte de Gustav Janouch que je découvre avec une grande joie et dans lequel chante délicieusement toute la praguéité évoquée plus haut :
par la brume et par la nuit, nul rayon de lumière n’indiquait le grand Château.” Dans Le Procès, on retrouve cette opacité due au brouillard lorsque Joseph K. se retrouve dans l’appartement du peintre Titorelli : “La fenêtre était derrière K. mais le brouillard empêchait de voir plus loin que le toit de la maison d’en face qui était recouvert de neige7.” » 1. Lettre à Oskar Pollak datée de 1902. 2. Voir la citation en exergue de ce chapitre. 3. Florence Bancaud-Maenen, Kafka et Kierkegaard : frères de sang ou penseurs contraires ?, Germanica, 26 | 2000, pp. 101-113. 4. Nelly Dessy, La Répétition, lecture et enjeux dans la pensée kierkegardienne, construction de la subjectivité, Philosophie. Université de Lorraine, 2016. 5. Stéphane Gailly, Le Mythe de Prague dans les littératures européennes, Honoré Champion, 2007. 6. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Le Livre de poche, tome IV, 1998, p. 258, cité par Stéphane Gailly, op. cit. 7. Stéphane Gailly, op. cit.
2. L’homme et la ville « La première nuit que j’ai passée à Prague, toute la nuit je crois (le sommeil s’accrochait à ce rêve comme un échafaudage à un bâtiment parisien en construction), j’ai rêvé, donc, que j’avais un gîte pour la nuit dans un grand immeuble constitué uniquement par des fiacres, des automobiles et des omnibus parisiens dont l’unique raison d’être consistait à rouler les uns contre, sur, et sous les autres, et où tout ce qu’on disait et pensait concernait uniquement les tarifs, correspondances, pourboires, direction Pereire, fausse monnaie, etc. Bien que ce rêve m’empêchait de dormir, mais comme je me retrouvais mal dans les questions nécessaires, je ne supportais le rêve lui-même qu’au prix des plus grands efforts. » Franz Kafka1
« Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Le Golem de Gustav Meyrink fut le roman allemand qui connut le plus grand succès. Franz Kafka me parla de ce livre : “L’atmosphère de la vieille ville juive de Prague y est merveilleusement rendue. — Vous vous rappelez encore le vieux quartier juif ? — À vrai dire, il était déjà en train de disparaître, mais…” Kafka fit de la main gauche un geste qui voulait dire :
A
ux différents éléments de la constellation toujours en mouvement qui construisent la praguéité, il faut ajouter un élément temporel essentiel qui articule les temps anciens et les temps nouveaux, et que les adjectifs alt et neu soulignent en permanence en offrant à la ville de Prague un clignotement singulier. Clair-obscur temporel qui jette sur la ville une luminosité tout à fait particulière.
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“Qu’est-ce que ça a changé ?” Et son sourire répondait : “Rien.” Puis il reprit : “En nous continuent de vivre les recoins obscurs, les passages mystérieux, les fenêtres aveugles, les cours sales, les tavernes bruyantes et les restaurants bien clos. Nous allons par les larges rues des quartiers neufs. Mais nos pas et nos regards sont hésitants. Au-dedans de nous-mêmes, nous tremblons encore comme dans les vieilles ruelles de la misère. Notre cœur n’est pas encore au fait de ces travaux d’assainissement. La vieille ville juive insalubre que nous portons en nous est beaucoup plus réelle que la ville nouvelle et hygiénique qui nous entoure. Tout éveillés, nous marchons dans un rêve et nous ne sommes nous-mêmes qu’un spectre de temps révolus.”3 »
« Où se trouve donc la tombe de Franz Kafka ? » Et le gardien de répondre avec un sourire amusé, témoignant sans doute que c’était la mille et unième fois qu’on lui posait la question : — Mais Monsieur ! Kafka, c’est dans le nouveau cimetière juif ! Ici, vous êtes dans l’ancien ! Et de fait, l’écrivain découvrit l’existence du « Alte jüdische Friedhof » de Prague, là où il venait d’errer pendant plusieurs heures, et du « Neue jüdische Friedhof », là où il devait se rendre. Mais le dialogue ne s’arrêta pas là, car l’écrivain demanda étonné : « C’est drôle, car je viens déjà de “l’ancien cimetière juif” qui jouxte la synagogue Pinkas. Et on m’a effectivement dit que Kafka était enterré dans le nouveau cimetière juif ; j’ai donc pensé que c’était ici ! — Je vous comprends Monsieur, mais c’est un peu compliqué. Et, prenant sa voix de guide professionnel, il ajouta : « Il y a en fait, aujourd’hui, trois cimetières juifs. Tout d’abord, celui qui jouxte la synagogue Pinkas, qui date du xve siècle, où se trouve la plus ancienne tombe juive de Prague, celle de Rabbi Avigdor Kara (1439), ainsi que la tombe du célèbre Maharal de Prague, le créateur du Golem selon la légende (1609). Ce cimetière se situe donc dans Josefstadt, le quartier juif de la Vieille Ville de Prague, la Altstadt. Au début, il portait tout simplement le nom de “cimetière juif”. Quand, en 1680, on construisit un nouveau cimetière juif dans le petit village de Žižkov, attenant à la ville de Prague, le cimetière de Josefstadt devint l’“ancien cimetière juif” et le nouveau cimetière prit alors tout simplement le nom de “cimetière juif” de Žižkov. Mais, quand on construisit encore un nouveau cimetière juif à Žižkov, en 1890, ce dernier prit le nom de “nouveau cimetière juif”, sous-entendu de Žižkov, et le premier cimetière de Žižkov prit le nom d’“ancien cimetière juif”, sous-entendu de Žižkov. Quand le village de Žižkov fut intégré à la ville de Prague vers 1920, on se retrouva donc avec deux “anciens cimetières” et deux “alte jüdische Friedhöfe” : celui de Josefstadt et celui de Žižkov. Vous comprenez ? »
1. Carte postale adressée à Max et Otto Brod, datée du 20 octobre 1910, lors de son retour de Paris, la Pléiade, tome III, p. 655. 2. Je remercie Théa Chevalin qui m’a mis sur la piste de cet architecte. 3. Gustav Janouch, Conversations avec Kafka, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Maurice Nadeau, 1978, p. 105.
3. Excusez-moi, je cherche la tombe de Franz Kafka Kafka évoquait le souvenir de Franz Werfel. — Mais vous êtes triste, dis-je. Kafka sourit comme pour s’excuser et dit : — Les beaux souvenirs sont bien plus doux quand ils sont mêlés de tristesse. Je ne suis donc pas triste. Je ne fais qu’augmenter mon plaisir ! Gustav Janouch1
L
a ville de Prague est double, mais tout dans la ville se redouble de l’ancien et du nouveau. Je me souviens de cet écrivain qui cherchait la tombe de Kafka et qui ne la trouva pas, bien qu’il ait arpenté cent fois toutes les allées du cimetière juif de Prague. À sa sortie du cimetière, pour s’assurer encore une fois de ne pas avoir raté le pèlerinage qu’il était venu faire, il demanda au gardien :
L’écrivain, qui n’avait pas tout compris, fit cependant un grand sourire en guise de remerciement et pour marquer aussi sa joie de bientôt se retrouver devant la tombe de Franz Kafka. 1. Op. cit., p. 181.
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4. Une tombe qui n’est pas muette
mais aussi à découvrir comment bat le cœur de Prague. Il nous a conduits également devant la tombe de Kafka qui, maintenant nous le savons, est bien, dans le Neue jüdische Friedhof de Žižkov et non dans le Alte jüdische Friedhof de Žižkov, comme le découvrent in fine chaque année des milliers d’admirateurs passionnés. Ainsi, même dans sa « demeure éternelle », Kafka est là au cœur d’un jeu d’opposition et d’articulation du alt et du neu.
« Quand je naquis, écrit-il, il vint à l’esprit de mes parents que, peut-être, je pourrais devenir écrivain. Il serait bon, alors, que tout le monde ne remarque pas d’emblée que je suis juif. C’est pourquoi en plus de mon prénom usuel, ils m’en donnèrent deux autres, inusités, qui ne laissaient pas voir qu’un Juif les portait, ou qu’ils lui appartenaient comme prénoms. Un couple de parents, il y a quarante ans, ne pouvait pas se montrer plus clairvoyant. Ce qu’ils tenaient pour lointainement possible s’est produit. » Walter Benjamin1
— La tombe de Kafka, comme souvent les tombes et contrairement au proverbe, est très bavarde. Outre sur Franz, elle nous renseigne sur toute la famille : le père Hermann, la mère Julie et les trois sœurs, Elli, Valli et Ottla. C’est donc un caveau familial, mais pas tout à fait, car les trois sœurs sont mortes sans sépulture. Comme beaucoup d’autres Juifs de Prague, Ottla et ses sœurs furent déportées pendant la Seconde Guerre mondiale par les nazis. Elli et Valli furent envoyées avec leur famille dans le ghetto de Łódź. Il n’y eut aucun survivant parmi les membres de ces familles. Ottla était seule, sans famille, ayant divorcé peu de temps auparavant. Elle fut envoyée au camp de concentration de Theresienstadt, Terezín en tchèque, à 53 km au nord-ouest de Prague.
L’
histoire vraie de cet écrivain perdu dans les dédales des cimetières pragois se termine bien, car il eut la chance, comme je viens d’en faire le récit, de tomber sur le bon guide. Un bon guide est toujours très important. Je me souviens de l’un des tout premiers textes de Kafka que j’ai enseigné, qui se trouve dans Préparatifs de noce à la campagne2, dans l’édition et la traduction de Marthe Robert, chez Gallimard, en 1957 : « Sommes-nous sur le bon chemin ? demandai-je à notre guide, un Juif grec. À la lueur de la torche, je le vis tourner vers moi son visage triste, blême et doux. Que nous fussions ou non sur le bon chemin, cela semblait lui être parfaitement égal. D’ailleurs, comment étions-nous tombés sur ce guide qui, au lieu de nous conduire dans les catacombes de Rome, s’était contenté jusque-là de nous suivre partout où nous allions ? Je m’arrêtai et attendis que tout notre petit groupe fût bien rassemblé. Je demandai s’il ne manquait personne ; aucune absence n’avait été remarquée, je dus me contenter de cette affirmation, car moi-même je ne connaissais personne parmi eux ; perdus dans la foule, étrangers les uns aux autres, nous étions descendus dans les catacombes en suivant le guide, c’est seulement maintenant que j’essayais d’avoir une espèce de commerce avec eux3. »
— Le camp de Terezín possède une histoire très singulière.
— Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Gestapo transforma Theresienstadt en camp de transit pour les Juifs tchécoslovaques et en ghetto pour les Juifs allemands et autrichiens. Environ 144 000 Juifs y furent déportés. En 1943, à la suite du transfert à Terezín de 500 Juifs danois, le gouvernement danois insista pour que la Croix-Rouge puisse accéder au site. Les nazis mirent alors en place une véritable mise en scène de propagande, destinée à faire passer le camp de concentration de Terezín pour un camp modèle : faux magasins, faux cafés, théâtre et bibliothèques y furent
— Le alt-neu nous a conduits non seulement au cœur de Prague,
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5. Kafka aimait les épinards
construits. Dans le même temps, les transferts vers le camp d’Auschwitz-Birkenau furent accélérés afin de réduire la surpopulation. Les prisonniers visités par la Croix-Rouge furent installés dans des pièces fraîchement repeintes et un opéra pour enfants fut même créé. Ce fut un grand succès pour les nazis, car la Croix-Rouge présenta ce camp comme un « camp modèle ». Un film y fut même tourné, dont les acteurs et le réalisateur furent ensuite déportés à Auschwitz.
« Ma terrible fatigue et ma joie, comment l’histoire se déroulait sous mes yeux, j’avançais en fendant les eaux. À plusieurs reprises durant cette nuit j’ai porté le poids de mon corps sur mon dos. Tout peut être dit, toutes les idées, si insolites soient-elles, sont attendues par un grand feu dans lequel elles s’anéantissent et renaissent. Comment tout devint bleu devant ma fenêtre. Une voiture passa. Deux hommes marchèrent sur le pont. À deux heures je regardai ma montre pour la dernière fois. Quand la bonne a traversé le vestibule, j’écrivis la dernière phrase. La lampe éteinte, clarté du jour. » Franz Kafka1
En fait, 33 000 déportés périrent dans ce « camp modèle » (faim, angoisse, maladies, épidémie de typhus à la fin de la guerre) et 88 000 furent déportés à Auschwitz et dans d’autres camps de concentration. À la fin de la guerre, il y avait seulement 19 000 survivants. Le poète français Robert Desnos, déporté comme communiste, y est mort du typhus le 8 juin 1945. Ce fut lors de la construction du « camp modèle » et de la « réduction » de sa population pour « aérer » le camp que, le 5 octobre 1943, Ottla décida d’accompagner volontairement un groupe d’enfants envoyés à Auschwitz où ils furent tous assassinés deux jours plus tard.
L
a nounou des trois sœurs, Anna Pouzarova, qui avait deux ans de plus que Franz, 21 ans donc en 1902, nous apprend que Franz aimait les épinards et les mazze locks, « une sorte de pudding », selon ses mots2.
Ainsi, au pied de la tombe de Kafka, un monument en forme de cristal hexagonal, œuvre de l’architecte Leopold Ehrmann (1886-1951), est posée une plaque en marbre avec une inscription en tchèque à la mémoire des trois sœurs : Gabriela, Valerie et Ottilie. La plaque fut apposée bien longtemps après la réalisation de la tombe elle-même, avec la mention des trois dates de naissance, 1889, 1890 et 1892, avec leur nom de famille respectif, en langue tchèque (Hermannova, Pollakova, Davidova).
— La nounou raconte encore un épisode qui souligne la très grande complicité et proximité entre Franz et ses sœurs : « Une autre fois, Ottla ramena de je ne sais où un petit canari jaune devant lequel Franz fut tout autant en admiration que sa sœur cadette. Il lui donna un petit nom – Karabontara –, un nom assez compliqué pour que les jeunes filles aient à s’exercer pour le prononcer, et sans que « leur langue ne fourche », comme le demanda Franz. Il fallut peu de temps au petit volatile pour s’habituer à l’appellation choisie par Franz. Le matin, lorsque nous nettoyions sa cage, le canari voletait dans le grand salon où on allait rarement. Puis la récréation touchait à sa fin, Valerie venait dans le salon, tendait sa main et criait : Karabontara ! Le canari rappliquait à tire-d’aile, se posait sur la main de Valérie et se laissait ramener dans la cage. Franz avait dû le dresser durant ses moments de détente. »
1. Cité par Gershom Scholem dans Benjamin et son Ange, Rivages, 1995. 2. Hochzeitsvorbereitungen auf dem Lande. 3. Préparatifs de noce à la campagne, Gallimard, 1957, pp. 304 et 305.
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Peu après le canari, un autre animal devint membre de la famille, lorsque les jeunes filles ramenèrent un petit chiot – un fox-terrier.
carte, il y en a pour une petite heure de promenade à pied et sans doute un quart d’heure à vélo. En un mot, « la porte d’à côté » pour Franz et son vélo, dont j’ai l’intuition qu’il serait important d’en découvrir la marque et le modèle. Disons, pour l’instant, que le vélo se dit Fahrrad en allemand et jízdní kolo en tchèque, des mots dont les lettres et les sonorités seront sans doute importantes pour comprendre le secret de tel ou tel texte, tel ou tel mot.
« Mais qui donnera à manger au petit chien, lorsque nous serons à l’école ? La demoiselle, bien entendu ! Mais, dans un premier temps, il nous fallut éduquer le petit chien, incapable encore de se nourrir tout seul, et nous dûmes lui apprendre à boire le lait versé dans la soucoupe. »
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—
Chose importante à noter. En hébreu moderne, vélo se dit ofanayim, la reprise du mot ofanim, qui est une catégorie d’anges bien connue qui se déplacent si vite et si loin qu’ils sont appelés « roues » (ofanim, ofan au singulier) dans le livre d’Ézéchiel, lors de la description qu’il fait du Char céleste (merkava en hébreu).
Kafka possédait un vélo, nous raconte aussi la nounou : « Il arrivait à M. Franz de revenir assez tôt, mais parfois, il ne rentrait qu’à midi. Sa chambre, qui était aménagée très simplement, était à gauche de la salle à manger. La porte de sa chambre était constamment ouverte. À côté de la porte se trouvait son bureau, sur lequel il y avait le Droit romain en deux volumes. De l’autre côté, près de la fenêtre, il y avait une grande caisse contre laquelle était rangé un vélo, puis venait le lit, à côté, une table de nuit, et près de la porte, une bibliothèque et un lavabo. »
En langue tchèque, bicyclette se dit jízdní kolo (kola au pluriel).
— J’ai découvert le secret de ce vélo…
Et un peu plus loin, Anna Pouzarova raconte :
1. Journal, 23 septembre 1912. 2. J’ai été la gouvernante de Kafka, paru dans un recueil en français chez Solin/Actes Sud, intitulé J’ai connu Kafka, Témoignages, réunis par Hans-Gerd Koch, et traduit de l’allemand par François Guillaume Lorrain.
« Franz Kafka avait aussi à Troja un cousin qui y possédait une grande cave à vin. Un jour, j’ai fait le chemin avec les jeunes filles jusqu’à Troja. Franz était déjà parti devant nous à vélo, en compagnie de ses amis Félix E. Pribram et Camill Gibian, ils attendaient dans la cave. Les jeunes filles allèrent jouer dans le jardin, mais moi je fus invitée par Franz à le rejoindre dans la cave où il versa du vin dans les verres et porta un toast à notre santé. Par politesse, j’ai d’abord avalé une ou deux gorgées, puis j’ai refusé de continuer à boire. Mais Franz insista et finalement j’ai vidé à peu près trois verres. Puis je me suis retirée, malgré l’insistance de ces trois jeunes hommes, et, j’ai couru rejoindre les jeunes filles. » Troja est, semble-t-il, une banlieue chic de Prague, au nordouest de la ville, avec des vignes, le jardin botanique et ses éléphants, et un très beau château baroque. J’ai vérifié sur la
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6. Un nom hébraïque
Et selon la tradition très germanique, il est aussi précisé que le défunt était docteur. Non pas médecin, mais « Doctor ». Docteur en droit ! Tradition qui a donné lieu à certaines blagues juives. Ainsi, après la venue des Juifs allemands en Palestine mandataire, au début du xxe siècle, on entendait sur les chantiers de construction les ouvriers se passer les briques les uns aux autres au rythme de « Bitte schön Herr Doctor », « Danke schön Herr Doctor » !
« J’étais avec Kafka à une exposition de peintre français dans la salle d’exposition du Graben. Il y avait des toiles de Picasso : des natures mortes cubistes et des femmes roses avec des pieds gigantesques. — Voilà quelqu’un qui déforme à plaisir, dis-je.
—
— Je ne crois pas, dit Kafka. Il ne fait que noter les difformités qui ne sont pas encore parvenues jusqu’à notre conscience. L’art est un miroir qui “avance” comme une horloge. Parfois. » Gustav Janouch1
S
Le texte hébreu précise que le docteur Franz Kafka mourut le jour de la nouvelle lune (Roch ‘Hodèch) du mois de Sivane (juin), et que son nom en hébreu était Anschel, אנשיל. Un nom auquel tenait particulièrement Kafka, comme on le comprend de la notation du Journal du 25 décembre 1911 :
ur la tombe elle-même, trois inscriptions. Le fils, le père et la mère : Franz, Hermann et Julie.
« Je m’appelle Anschel en hébreu comme le grand-père de ma mère du côté maternel, resté dans le souvenir de ma mère comme un homme très pieux et très savant portant une longue barbe blanche, elle avait 6 ans quand il est mort. Elle se souvient d’avoir dû tenir les orteils du cadavre en demandant pardon pour de possibles fautes qu’elle aurait commises envers le grand-père. Elle se souvient aussi des nombreux livres du grand-père qui couvraient les murs. Il se baignait chaque jour dans le fleuve, aussi en hiver, il faisait alors un trou dans la glace pour se baigner. La mère de ma mère mourut prématurément du typhus. Du jour de cette mort, la grand-mère devint morose, refusa de manger, ne parla plus avec personne, un jour, un an après la mort de sa fille, elle partit se promener et ne revint plus, on retira son corps de l’Elbe. L’arrière-grand-père de ma mère était un homme encore plus savant que le grand-père, il jouissait de la même considération chez les chrétiens et les Juifs, lors d’un incendie sa piété provoqua un miracle : le feu sauta par-dessus sa maison et l’épargna, alors que les maisons tout autour brûlèrent. Il avait 4 fils, l’un d’eux se convertit au christianisme et devint médecin. Tous excepté le grandpère de ma mère moururent jeunes. Celui-ci avait un fils, ma mère l’a connu comme Nathan l’oncle fou, et une fille, la mère de ma mère précisément. »
Dr Franz Kafka 1883-1924
Le troisième jour (mardi), premier jour du mois de Sivane de l'an 5684 de la création du monde selon le comput hébraïque, est décédé le « jeune homme » (célibataire), notre maître Rabbi Anschel, que la paix soit sur lui, fils du très considéré Hénikh Kafka, que sa lumière nous éclaire. Et le nom de sa mère Yitel. Que son âme soit enveloppée dans l'enveloppe de la vie.
L’inscription commence par celle de Franz : sept lignes courtes dans lesquelles nous découvrons deux langues, deux écritures, des dates, des nombres et des chiffres. Toute une généalogie. Deux langues : allemand et hébreu. Deux écritures : lettres latines et lettres hébraïques. Des nombres et des chiffres : en caractères latins et en caractères hébraïques.
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Non pas un « nom juif », mais un « nom hébraïque » ! Un nom hébraïque fortement symbolique. Celui que l’enfant reçoit à la circoncision et avec lequel il est appelé à la Tora, le jour de sa bar-mitsva, pour la première fois et toutes les autres fois qu’il sera ainsi honoré à « monter à la Tora », comme on dit. Un nom hébraïque qui sera aussi écrit sur sa tombe. Une façon de souligner un rapport essentiel entre la « lecture » et la « nomination », car l’hébreu use du même verbe pour les deux. « Je m’appelle » se dit en hébreu « on me lit », on fait de moi une lecture. Comme si chaque homme était un livre. Et « je lis » signifie aussi « j’appelle », c’est-à-dire, peut-être, j’appelle les lettres, voyelles et consonnes à me parler, à me dire quelque chose, à me raconter une histoire. Sans cet appel, les livres resteraient muets !
voyelles chanter en les accompagnant comme des nègres d’exposition2. » Le côté jazz et gospel de cette notation pourrait faire sourire, si ce n’est le sentiment tragique que l’on ressent en lisant ces quelques lignes.
— Terminons la lecture de cette tombe. Y sont inscrits aussi le nom du père et de la mère de Franz, et celui de leurs parents respectifs, donnant à la pierre minérale un petit air végétal : miracle de la généalogie.
Hermann Kafka 1854-1931
— Je m’appelle, on me lit, on continue, on continuera à me lire. Telle fut la prophétie inconsciente de Kafka. Même si elle n’est pas, déjà, dans la tonalité positive que lui réserva la postérité, mais avec cette conscience claire, cependant, que la tombe est une écriture, avec le jeu des voyelles et des consonnes qui ne s’entendent pas toujours pour réussir à faire des mots. Nous rappelant, en creux, cette belle formule de Rabbi Nahman de Braslav : « Un mot est une histoire d’amour entre les voyelles et les consonnes. »
Hénikh, fils du regretté Jacob Kafka, mourut le Chabbat 21 Sivane 5691 selon le comput hébraïque et le nom de sa mère Friedel. Que son âme soit enveloppée dans l'enveloppe de la vie.
« Je ne puis tout bonnement pas croire aux conclusions que je tire de mon état actuel, qui dure depuis déjà presque un an, il est trop grave pour cela. Je ne sais même pas si je puis dire que c’est là un état nouveau. Voici ce que je pense en réalité : cet état est nouveau, j’en ai connu d’analogues, je n’en ai pas connu d’identiques. Car je suis de pierre, je suis comme ma propre pierre tombale, il n’y a là aucune faille possible pour le doute ou pour la foi, pour l’amour ou la répulsion, pour le courage ou pour l’angoisse en particulier ou en général, seul vit un vague espoir, mais pas mieux que ne vivent les inscriptions sur les tombes. Pas un mot – ou presque – écrit par moi ne s’accorde à l’autre, j’entends les consonnes grincer les unes contre les autres avec un bruit de ferraille et les
Julie Kafka 1856-1934
Yital, fille de monsieur Jacob Segal Löwy, est décédée le jeudi 18 Tichri 5695 selon le comput hébraïque et le nom de sa mère Guta. Que son âme soit enveloppée dans l'enveloppe de la vie.
1. Ibid., p. 191. 2. Franz Kafka, Journal, 15 décembre 1910, traduction Marthe Robert, la Pléiade, Gallimard, 1984, tome III, p. 11.
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7. La Alt-Neu-Synagogue
Toutes les encyclopédies nous expliquent que c’est actuellement la plus ancienne bâtisse du quartier juif de Prague et, actuellement, la plus ancienne synagogue préservée d’Europe. Il faut faire attention au mot « actuellement » car, sinon, on ne comprend pas vraiment toutes les subtilités du propos. De facture gothique, cette synagogue fut achevée en 1270. Vous me direz que si c’est la plus ancienne aujourd’hui, pourquoi porte-t-elle aussi la dénomination de « nouvelle » ? En fait, lors de sa construction au xiiie siècle, il existait déjà une autre synagogue plus ancienne, datant, elle, du xiie siècle. Celle du xiiie siècle était donc une nouvelle synagogue, et elle prit le nom de « Nouvelle Synagogue », Neu-Shul ou Neue Schule. Dans le même temps, la plus ancienne prit le nom d’« Ancienne Synagogue », Alt-Shul ou Alte Schule. Mais, à la fin du xvie siècle, il y eut la création de nouvelles synagogues, notamment la synagogue Pinkas dont parle Kafka dans son Journal. Cette synagogue Pinkas, la plus nouvelle de l’époque, se trouve juste à côté du « Vieux cimetière juif ». Et selon la petite explication que l’on trouve à l’entrée de cette synagogue, elle fut édifiée en 1535 par Aaron Meshulam Zalman Horowitz, de la grande lignée des Horowitz, pour sa propre famille.
L’énigme d’un nom
« C’est pour cela que l’on aime les libellules. » Franz Kafka1
V
ieille ville, nouvelle ville, vieux cimetière, nouveau cimetière, Prague déploie toutes les subtilités de sa praguéité en incluant comme l’un de ses éléments les plus importants, pour nous, comme nous le soulignons depuis le début, la dialectique du alt-neu. Celle-ci trouve sa cristallisation dans le nom que porte l’une des plus anciennes synagogues de Prague, qui est l’un des lieux privilégiés du tourisme mondial et, en particulier, des lecteurs de Kafka. Il s’agit de la « Synagogue vieille-nouvelle » du quartier juif de Josefov à Prague, aussi connue sous les noms de Alt-Neu-Shul en yiddish, Altneuschule, AltneuSynagogue ou Alt-Neu-Synagogue en allemand et Staronová synagoga en tchèque, que les caractères hébraïques transcrivent de la façon suivante :
Dès lors, c’est-à-dire en 1535, la « Nouvelle Synagogue » devint l’ancienne « Nouvelle Synagogue », notre Altneuschul, par opposition à la nouvelle « Nouvelle Synagogue ». Avec le temps, un déplacement des guillemets et l’ajout ou pas de traits d’union, elle prit le nom d’« Ancienne-Nouvelle-Synagogue » : Alt-Neu-Shul ou Alt-Neu-Shule, c’est-à-dire, précisément, « celle qui un jour fut la Nouvelle Synagogue », mais qui est maintenant l’ancienne « Nouvelle Synagogue ». Pendant ce temps, l’« Ancienne Synagogue », c’est-à-dire l’ancienne-ancienne, la Alt-Shul, existait toujours. Elle fut détruite en 1867 et remplacée par une synagogue de style néo-mauresque, qui prit le nom de « Synagogue espagnole » ! Et si vous me dites que vous y perdez votre latin et votre hébreu, je vous crois sur parole : on les perdrait à moins !
אלטנוישולou אלט נייא שול La « Schul/e », que certains Juifs polonais prononcent « shil », c’est la synagogue. C’est ainsi, du moins, que je disais dans mon enfance de fils de rabbin : « Je vais à la Schul », « À quelle heure est la Schul ? », « Où est papa ? — Il est à la Schul ! », etc. Il fallut que j’attende la classe de sixième pour apprendre, en cours d’allemand, que le mot signifiait aussi et d’abord « école ». C’est en passant par le yiddish alsacien et le yiddish d’Europe de l’Est que cette « école » en est venue à désigner la synagogue, témoignant sans doute que les premières synagogues furent d’abord des lieux d’enseignement. Et le rabbin, d’abord un maître d’école ! On remarquera que l’orthographe est ici un peu aléatoire, étant donné que tous ces mots yiddish, comme tous les mots du yiddish, étaient écrits en caractères hébraïques.
1. Paperoles, extraits des feuillets de conversation, la Pléiade, tome III, p. 1109. Note des Éditions Gallimard : « Les éditions ont coutume de publier les “paperoles” par le moyen desquelles Kafka, devenu presque aphone à la suite de la laryngite tuberculeuse qui l’avait atteint et pour économiser sa voix, comme le lui conseillaient ses médecins, communiquait avec ses proches. Ces feuillets étaient restés en la possession de Robert Klopstock ; les éditions n’en ont publié que quelques-uns, à titre d’exemples. »
— Quel est le secret de ce nom ?
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8. Alt-Neu ou Al Tnay
Ou encore « Pologne », dit parfois « Polanya » et transcrit en hébreu de la façon suivante : po lan yah, qui signifie « ici Dieu a séjourné ». On imagine l’importance des enjeux politiques de ces jeux de mots qui orientent des choix d’installation, d’intégration ou de déplacement de populations acceptant et investissant un lieu avec plaisir et désir ou, le cas échéant, le fuyant, car offrant un imaginaire à l’inverse négatif, négativité portée par l’homophonie d’un terme ou d’un nom. On retrouve le même style de jeux de mots avec le nom « Italia », lu par les Juifs italiens i tal yah, c’est-à-dire « l’île de la rosée de Dieu ». Cette idée d’entendre un même mot en deux langues différentes est très précieuse et très féconde. Je pense à un exemple qui revient comme un leitmotiv dans l’œuvre de Kafka ou, du moins, dans la lecture que l’on peut en faire. Il s’agit du mot Tier qui signifie « animal », que l’on trouve dans un très grand nombre de ses récits. Comme dans le texte suivant :
« À condition… » « L’ombre d’une langue sous l’autre diffuse toujours sa lumière par-dedans : un verbe est sous un verbe, agissant ; un récit sous un récit, l’hébreu sous le grec, le grec sous le latin, le latin sous notre langue ; la Septante, la Vulgate, les Massorètes se complètent et se répondent – c’est ce contrepoint profondément tissé qui donne auditivement sa profondeur à la Bible, toute sa perspective, qui ouvre son spectre temporel et qui fait qu’elle va très vite et très loin en plusieurs sens, comme la musique fuguée et comme le paysage de montagne où l’espace s’approfondit, fuit, se renouvelle à chaque pas de marcheur et de celui qui écoute. » Valère Novarina1
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ais il existe une autre explication du nom de cette synagogue. Il dériverait de l’hébreu ( ﬠַ ל ְתּנַאיal tnay), qui signifie « à condition », une expression homophone au yiddish alt-neu : « ancien-nouveau ». une légende, angesמגמות apportèrent pierres du Temple ("תש"ה )"השואה-ובגזרות ת"שSelon המלחמות בין שתיles רעיוניות : פוליןdes חסידות de Jérusalem pour construire la synagogue de Prague, « à condition » que ces pierres soientטיר rendues, quand le Messie מאך צו די viendra, c’est-à-dire quand le Temple de Jérusalem pourra être reconstruit et que les pierres seront nécessaires à sa reconstruction. Très belle légende qui inscrit la pierre dans le temps de l’histoire, entre le passé et le futur, entre l’ancien et le nouveau à venir2. Ces deux explications, « ancien-nouveau » et « à condition », alt-neu et alt nay se conjuguent pour offrir l’idée de jeux de mots et de passerelles possibles entre les langues, par le biais de l’homophonie. Ainsi, il n’est pas rare de voir que certains mots hébreux consonnent avec le yiddish, mais aussi avec d’autres langues comme le russe, le polonais, et même avec l’italien et l’espagnol chez les kabbalistes comme Aboulafia3. Je pense par exemple au nom de la « Pologne » qui, en hébreu, se transcrit « Poline » et que certains maîtres kabbalistes de la mouvance hassidique lisent Po line, « là où tu dois t’installer », justifiant par là l’importance de ce pays ou des différents pays regroupés sous ce terme, pour les Juifs, depuis de très nombreux siècles4.
Der Ort hieß Thamüll. Es war dort sehr feucht. In der Thamühler Synagogue lebt ein Tier von der Größe und Gestalt etwa eines Marders. « La localité s’appelait Thamühl. Il y faisait très humide. Dans la synagogue de Thamühl vit un animal à peu près de la taille et de l’aspect d’une martre5. » Or, ce mot Tier, mot allemand, s’entend aussi en yiddish (tir), où il signifie « porte ». Par exemple, « Ferme la porte » se dit « Makh tsu di tir6 ». Cette homophonie bilingue est particulièrement intéressante, car elle met en place des aiguillages de la pensée inattendus pour celui qui sait entendre ou pour celui dont l’inconscient est à l’écoute. Le nombre de portes qui s’ouvrent ainsi dans les textes de Kafka est démultiplié, dans une œuvre où le mot « porte », Tür, est déjà l’un des mots les plus récurrents. Et parfois, l’animal mis en scène devient la porte par laquelle quelque chose peut s’ouvrir, mais aussi se fermer.
— Dans le passage d’une langue à l’autre se produit dès lors un sentiment d’hybridation linguistique, qui se double d’une hybridation culturelle extrêmement importante et riche qui
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9. Passion yiddish
va se retrouver au cœur de l’œuvre de Kafka, tant au niveau de son ressenti identitaire personnel que de la mise en scène dans les personnages de ses récits et des jeux de mots dont il va user, et souvent de manière discrète et ludique, tout au long de son œuvre. Je pense par exemple à cette petite carte postale du 7 octobre 1916, adressée à Felice Bauer, dans laquelle se trouve posée cette rencontre de deux identités, qui peuvent parfois se vivre sous forme de tension, du moins de questionnement, et parfois d’ouverture :
« Interpréter un texte, ce n’est pas lui donner un sens (plus ou moins fondé, plus ou moins libre), mais au contraire apprécier de quel pluriel il est fait. » Roland Barthes1
L
a légende du voyage des pierres de la Alt-Neu-Shul souligne avec force cette dimension à la fois de l’exil et du retour, mais justement dans un jeu de langues extraordinairement subtil. Car si l’allemand est la langue dans laquelle se dit le nom de la synagogue actuelle, cette langue fait aussi entendre l’hébreu d’origine qui respire dans chaque pierre en provenance du Temple de Jérusalem. Mais, en même temps, selon la légende, quand le Messie sera venu, s’il vient un jour, ces pierres de retour au sein de l’édifice du temple reconstruit raconteront qu’elles furent un jour les pierres d’une synagogue de Prague, appelée en allemand « Alt-Neu ».
« […] L’article de Max : “Nos écrivains et la communauté” va paraître dans le prochain numéro de Der Jude. Du reste pourrais-tu me dire aussi ce que je suis en fait. Dans le dernier numéro de Die Neue Rundschau, on parle de La Métamorphose, on la récuse pour des raisons sensées et on dit à peu près : “L’art de K. comme conteur a quelque chose de foncièrement allemand.” En revanche, dans l’article de Max : “Les récits de K. font partie des documents les plus juifs de notre temps.” Un cas difficile. Suis-je un écuyer de cirque monté sur deux chevaux ? Malheureusement, je n’ai rien d’un écuyer, je gis par terre. » Franz
— La Alt-Neu-Shul/Alt Tnay-Schul dit un mélange d’hébreu et d’allemand qui crée une équation culturelle et linguistique d’une importance considérable pour l’histoire juive et l’histoire de la culture européenne en général.
1. Devant la parole, P.O.L., 1999, p. 108. Voir Jean Starobinski, Les Mots sous les mots, les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Gallimard, 1971. 2. Cette expression al tnay se trouve dans le Talmud à propos de la vente d’une synagogue que l’on ne peut vendre qu’« à condition » que l’acheteur s’engage à ne pas en faire un lieu de bains, une tannerie, un bain rituel ou des toilettes publiques, car, dans ce cas, il porterait atteinte à la sainteté du lieu. Cf. Talmud Meguila 27b. Cf. aussi Choulhan AroukhOrah Hayim 153, 9.
Allemand + hébreu = yiddish
3. Rabbi Abraham Aboulafia, Lumière de l’intellect, Or hasékhèl, Éditions de l’Éclat, 2021, texte établi, traduit et annoté par Michaël Sebban. ﬠַ ל ְתּנַאי 4. Voir Mendel Piekarz, Le Mouvement hassidique polonais entre les deux guerres et pendant la Shoah, Éditions Mossad Bialik, 1990, p. 227 (en hébreu) ל ְתּנַאי:ַ חסידות פולין ﬠ. Le jeu de ("תש"ה )"השואה-מגמות רעיוניות בין שתי המלחמות ובגזרות ת"ש mots se trouve aussi chez Rabbi Nahman de Braslav, sous la plume de son biographe מאך צו די טיר Rabbi Nathan de Nemirov. ("תש"ה )"השואה- מגמות רעיוניות בין שתי המלחמות ובגזרות ת"ש: חסידות פולין 5. La Pléiade, tome II, p. 661.
Le yiddish qui va fasciner Kafka n’est pas seulement une langue, mais une culture, toutes deux énonçant ce fait essentiel : être juif et être homme, c’est toujours être au cœur d’une coalition de cultures, double ouverture permanente, double réveil et éveil, où chaque partie donne force et énergie à l’autre pour empêcher toute situation de fermeture et d’enfermement sur soi !
6. Le yiddish s’écrit avec des lettres hébraïques : מאך צו די טיר.
— Il est important de comprendre que Kafka, comme tous les Pragois de sa génération, et en particulier les Juifs de Prague, vit dans une tour de Babel, une multiplicité des langues au cœur de laquelle il se situe de manière exceptionnelle. Il parle et écrit
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l’allemand, apprend l’hébreu, rêve de parler yiddish, et l’on sait qu’il parlait aussi le français et l’anglais, et que ses études lui avaient donné de solides éléments de grec et de latin. Et, bien sûr, en tant que Tchèque, il parlait et écrivait cette langue, comme en témoignent les lettres à Milena et ses conversations avec Gustav Janouch.
Dès lors, le jeu entre ces différentes langues fait partie de son écriture et de sa manière de transmettre ses pensées, des idées et des réflexions, sous une forme plus secrète, essentiellement des jeux de mots, dont certains, je suis sûr, sont passés inaperçus et que l’avenir révélera sans aucun doute, pour notre plus grand plaisir.
nelle talmudique), de milieu hassidique (mouvement mystique, où la prière est joyeuse, mêlée de chants et de danses) ; à 18 ans, il est à Paris, où il joue en yiddish avec une troupe d’amateurs, en même temps qu’il est ouvrier dans une fabrique de casquettes. Kafka l’interroge, l’écoute parler de religion, de littérature yiddish, de la vie du shtetl. Ils échangeront même une correspondance et Kafka envisage, un temps, d’écrire la biographie d’Isaac Löwy3. Signalons, et sans doute cela a son importance, que Löwy est le nom de jeune fille de sa mère. Le théâtre yiddish et Löwy, c’est la découverte de cette langue qui va le fasciner au point qu’il va rédiger le célèbre discours sur la langue yiddish qu’il prononcera le 18 février 1912, en ouverture d’une récitation de poèmes yiddish que donnait ce soir-là son ami Isaac Löwy.
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En octobre 1911, Max Brod emmène Kafka à une représentation de comédiens juifs jouant des pièces populaires yiddish, venus de Lemberg, en Galicie. Ils se produisent dans un cabaret de Prague, le Savoy. Kafka est séduit par le théâtre yiddish, véritable révélation et révélateur de lui-même. Il y découvre l’âme juive. Plus de cent pages de son Journal sont consacrées à des comptes-rendus et des commentaires des spectacles auxquels il assistait, parfois plusieurs fois, ainsi qu’à la vie des acteurs qu’il se mit à fréquenter assidûment. Ce que son père voyait d’un très mauvais œil et qu’il lui reprocha en une formule qui a toute son importance comme on le verra par la suite : « À fréquenter des chiens, on attrape des puces2. » Certains personnages de ce théâtre yiddish influenceront durablement son œuvre. Comme les aides de K. dans Le Château, les deux gardiens qui viennent arrêter Joseph K. dans Le Procès sont inspirés de couples de bouffons, de clowns de ce théâtre populaire. Surtout, il se lie plus particulièrement avec l’un des acteurs, Isaac Löwy, et la rencontre est décisive. Il écrit dans son journal du 14 octobre 1911 :
Le yiddish est, selon une formule de Kafka, « la plus jeune des langues européennes4 ». Il n’a que cinq cents ans. « Le yiddish tout entier, écrit encore Kafka, ne consiste qu’en dialectes5. » Langue arlequin, faite essentiellement d’allemand d’abord, d’hébreu ensuite, d’araméen talmudique aussi, de français, de slave varié, de roumain et de hollandais, et même de latin, étonné de se trouver là ! Les spécialistes ont même découvert une langue judéotchèque, le knaanique, dont certains disent qu’il aurait précédé le yiddish lui-même et en aurait même été le socle premier ! Les mots étranges et étrangers du yiddish, écrit Kafka, « ne sont pas immobiles au sein de la langue, ils conservent la vivacité et la hâte avec lesquelles ils furent empruntés. Des migrations de peuples traversent le yiddish de bout en bout6. »
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— Le yiddish est une langue du juste moment et aussi celle de l’humour. Langue du juste moment comme dans cette histoire racontée par Freud dans son petit livre sur le Witz7.
« À la fin de la représentation, nous restons encore pour voir l’acteur Löwy, que je serais prêt à admirer à genoux dans la poussière. »
« Le médecin auquel on a demandé d’assister madame la baronne lorsqu’elle va accoucher, déclare que le moment n’est pas encore venu et propose au baron d’attendre en faisant une partie de cartes dans la pièce voisine. Au bout d’un
Isaac Löwy est un ancien étudiant de yechiva (école tradition-
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10. La comptine du chat et de l’agneau
certain temps, une plainte de madame la baronne en français parvient aux oreilles des deux hommes : « Ah mon Dieu, que je souffre ! » L’époux bondit de son siège, mais le médecin lui fait signe de rester assis : « Ce n’est rien, dit-il ; continuons à jouer. » Peu après, on entend de nouveau la parturiente crier, cette fois en allemand : « Mein Gott, mein Gott, was für Schmerzen ! [Mon Dieu, mon Dieu, que je souffre !] – « Vous ne voulez pas entrer voir, monsieur le professeur ?, demande le baron. « Non, non, le moment n’est pas encore venu. » Enfin, de la chambre d’à côté, s’échappe une incontestable plainte, cette fois en yiddish : « Oï waïh, Oï waïh ! » Alors le médecin jette ses cartes et dit : « C’est le moment ! »
« Il peut arriver qu’un mot, un seul, caché dans le corps d’un livre ou d’une œuvre en soit comme le sceau mystérieux. On dirait alors que le secret, dont chaque page du livre ou de l’œuvre, expose un fragment à la fois lumineux et obscur, réside, concentré à l’extrême, dans la musique et le dessin des quelques syllabes de ce mot. » Jean-Louis Jacques1
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e sentiment d’hybridation culturelle et linguistique ne doit pas se comprendre sur le mode d’un métissage où les aspects singuliers de chaque culture seraient noyés et effacés. Il s’agit plutôt d’une culture qui fait entendre son dialogisme intérieur, qui permet à chaque membre de cette culture d’en comprendre précisément les différents éléments. Un vrai savoir qui seul fait naître des interlocuteurs valables, car comme dit Paul Ricœur : « Pour avoir en face de soi un autre que soi, il faut avoir un soi ! » C’est ce que Kafka reproche précisément à son père dans la Lettre au père, dans laquelle il pose la question « Mais que m’as-tu transmis en fait de judaïsme ? » et argumente pourquoi il pense que la transmission n’a pas eu lieu, car, d’une certaine façon, le père n’avait rien à lui transmettre. Dans un texte célèbre intitulé Eine Kreuzung, « un croisement » en français, Kafka reprend cette question de manière littéraire en imaginant un héritage de son père, un héritage idéal, qui n’est pas un judaïsme judéo-juif ou germano-germanique, mais une forme d’équilibre qu’il fut important de formuler par métaphore plus que par concept, car la métaphore ici invite à l’interprétation et à ce qui constitue toute interprétation, son incertitude, c’est-à-dire ce qui l’empêche de devenir vérité dogmatique qui donne plus à penser :
Le yiddish est une langue du voyage et de l’intimité. Comme dans cette histoire juive où deux enfants, un frère et sa petite sœur, jouent au papa et à la maman. « La petite sœur demande comment on fait pour jouer au papa et à la maman. Et le frère dit qu’il faut aller dans la chambre des parents. Et après ? demande la petite sœur. Après, dit le grand frère, on se déshabille ! Et après ? demande la petite sœur. Après, dit le grand frère, on se met sous les couvertures. Et après ? demande la petite sœur. Après, dit le grand frère, on éteint la lumière. Et après ? demande encore la petite sœur. Après, dit le grand frère, après… on parle yiddish ! » 1. Roland Barthes, S/Z, Le Seuil, 1970, p. 11. Ce pluriel n’est pas un catalogue, une liste de sens que l’on peut compter, décompter, calculer, exposer ; c’est une vie, un réseau de sens, un tissage de mots, un complexe d’idées, un « bruissement » du langage dans lequel le texte vit de ses commentaires infinis. 2. Lettre au père, ibid. 3. Sur le théâtre yiddish, la Pléiade, tome IV, Gallimard, 1989, p. 1145. 4. Kafka, Discours sur la langue yiddish, Œuvres complètes, la Pléiade, tome IV, Gallimard, p. 1141. 5. Ibid., p. 1143. 6. Ibid.
« Je possède un curieux animal, moitié chaton, moitié agneau. Il fait partie des biens de mon père dont j’ai hérité. Mais c’est surtout auprès de moi qu’il s’est développé, jadis il était bien plus agneau que chaton. Maintenant il a autant de l’un que de l’autre. Du chat la tête et les griffes, de l’agneau la taille et la forme ; des deux, les yeux qui sont
7. Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, Gallimard, 1988, p. 87.
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fuyants et sauvages, les poils qui sont doux et courts, les mouvements, autant des bonds que des pas furtifs. Au soleil, sur le rebord de la fenêtre, il se love et ronronne, dans les champs il court comme un fou et on a du mal à l’attraper. Il fuit devant les chats et il attaquerait bien les agneaux. Au clair de lune, la gouttière est sa voie de prédilection. Il ne sait pas miauler et il a horreur des rats. Il peut rester pendant des heures aux aguets devant le poulailler, mais il n’a encore jamais saisi une occasion pour tuer. Je le nourris avec du lait sucré, c’est ce qui lui convient le mieux. Il le lape à grandes lampées en le faisant passer sur ses dents de carnassier. C’est naturellement un grand spectacle pour les enfants. Le dimanche matin, c’est l’heure de la visite. J’ai le petit animal sur les genoux et tous les enfants du voisinage sont regroupés autour de lui.
merciales et tout ce qui en dépend, et que je ne parvenais pas à trouver une solution – ce qui peut arriver à tout le monde – au point de vouloir tout laisser tomber, j’étais assis dans un rocking-chair avec l’animal sur les genoux, et je vis, en baissant les yeux par hasard, des larmes couler de ses gigantesques moustaches. – Étaient-ce les miennes, étaient-ce les siennes ? – Est-ce que le chat à l’âme d’agneau avait aussi une ambition humaine ? – De mon père je n’ai pas hérité grand-chose, mais ce dont j’ai hérité là, je puis en être fier. Il a les deux espèces de nervosité en lui, celle du chat et celle de l’agneau, si différentes soient-elles. C’est pourquoi il se trouve à l’étroit dans sa peau. – Il saute parfois à côté de moi sur le fauteuil, s’appuie avec ses pattes de devant contre mes épaules, et colle son museau contre mon oreille. On dirait alors qu’il me parle, et en effet il se penche ensuite vers moi et me regarde dans les yeux pour observer l’impression que son message a faite sur moi. Et moi, pour être aimable, je fais comme si j’avais compris quelque chose et je hoche la tête. – Alors il saute par terre et sautille de ci, de là. Peut-être le couteau du boucher serait-il une délivrance pour l’animal, mais puisqu’il s’agit d’un héritage je dois lui refuser. Il lui faut donc attendre le moment où il cessera lui-même de respirer, même s’il me regarde parfois avec des yeux humains doués de raison qui m’exhortent à agir de manière raisonnable2. »
Ils posent les questions les plus merveilleuses, questions auxquelles aucun homme ne saurait répondre. Pourquoi n’y a-t-il qu’un seul animal de cette espèce ? Pourquoi estce justement moi qui le possède ? Un animal de cette espèce a-t-il existé avant lui et que se passera-t-il après sa mort ? Se sent-il seul ? Pourquoi n’a-t-il pas de petits ? Je ne me donne pas la peine de répondre et me contente de montrer ce que j’ai, sans autre explication. Parfois, les enfants apportent des chats avec eux, une fois ils ont même amené deux agneaux. Mais, contrairement à ce qu’ils attendaient, il ne s’est produit aucune scène de reconnaissance. Les animaux se sont regardés calmement de leurs yeux d’animaux, considérant visiblement leur existence réciproque comme une donnée divine. Sur mes genoux, l’animal ne connaît ni la peur ni l’envie d’attaquer. C’est quand il est serré contre moi qu’il se sent le plus à l’aise. Il se sent lié à la famille qui l’a élevé. Il ne s’agit pas là d’une fidélité extraordinaire, mais du véritable instinct d’un animal qui a certes sur terre des parents innombrables, mais n’a peut-être aucun semblable du même sang, et pour lequel, par conséquent, la protection qu’il a trouvée chez nous est sacrée. Je ne peux m’empêcher de rire quand il me tourne autour en me flairant, quand il se faufile entre mes jambes et que je n’arrive pas à m’en séparer. Cela ne lui suffit pas d’être agneau et chat, on dirait qu’il veut être aussi un chien. – Un jour, alors que j’étais occupé par mes affaires com-
Ce texte parle de lui-même, mais la symbolique est cependant intéressante à approfondir, car elle n’est pas univoque. Qui est le chat, qui est l’agneau, qui est le chien, qui est le boucher ? Chat, agneau, chien… C’est tout d’abord un héritage, ein Erbstück, un héritage du père ! On reconnaît dans les personnages de ce petit conte les « héros » du chant traditionnel qui clôture la soirée pascale, la soirée du Séder, qui fête la délivrance et la sortie d’Égypte. Ce chant s’appelle en araméen had gadya, c’est-à-dire « un agneau ». Agneau que le père a acheté « pour deux sous ».
— Et s’il est chanté lors de la fête qui commémore l’Exode, il rappelle de facto ce moment fait de longues années d’exil où le
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peuple juif fut à la fois égyptien et hébreu, matrice identitaire qui accompagnera le peuple juif dans toute son histoire, dans tous ses exils et même sur la terre retrouvée. Ainsi, l’exil n’est pas un accident de l’histoire juive, mais une vocation ontologique, car il signifie cette hybridité culturelle à laquelle Kafka a été si sensible et qu’il ne remet pas en question, mais qu’au contraire, il salue comme étant l’objet même de l’héritage. Le couteau du boucher qui les séparerait serait peut-être une délivrance, une solution, mais l’héritage qu’il faut transmettre à son tour, c’est le « chat et agneau ».
La première date du 1er octobre 1911. On y sent à la fois un intérêt ethnologique pour ce qui s’y passe et une distance certaine que souligne la conclusion du passage où il fait allusion à une autre synagogue, la synagogue Pinkas, où il se sent mieux. Kafka n’utilise aucun mot hébraïque. Il décrit tout simplement : « 1er octobre 1911. Hier Alt-Neu-Synagogue. Kol Nidré. Murmure étouffé comme à la Bourse. Dans le vestibule boîte avec l’inscription : “Les dons charitables faits en silence apaisent l’indignation.” Intérieur pareil à celui d’une église. Trois hommes pieux visiblement des Juifs de l’Est. En chaussettes. Penchés sur le livre de prières, le manteau de prière rabattu sur la tête, devenus aussi petits que possible. Deux pleurent, émus seulement par le jour de fête ? L’un a peut-être simplement mal aux yeux, sur lesquels il applique rapidement son mouchoir encore plié pour pouvoir rapprocher aussitôt son visage du texte. Ce n’est pas véritablement ou principalement le mot qui est chanté, mais à sa suite on file des arabesques à partir du mot fin comme un cheveu. Le petit garçon qui, sans la moindre idée de tout ce qu’il y a autour et sans aucune possibilité de s’orienter, le bruit dans les oreilles, se pousse parmi les gens et est poussé. Celui qui semble être un commis se secoue rapidement en priant, ce qui ne peut être vu que comme une tentative d’accentuation aussi forte que possible, même si elle est incompréhensible, de chaque mot, grâce à quoi il ménage sa voix qui, d’ailleurs, dans tout ce bruit, ne pourrait produire une accentuation claire et prononcée. La famille du tenancier de bordel. À la synagogue de Pinkas j’étais saisi d’une façon incomparablement plus forte par le judaïsme2. »
— Tout est dans le « et ». 1. Préface à La Déchirure de Henry Bauchau, Labor, 1986. 2. La Pléiade, tome II, p. 498. J’utilise ici la traduction de Laurent Margantin (oeuvresouvertes.net).
11. Kafka à la Alt-NeuSynagogue « […] Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache qui brise la mer gelée qui est en nous. Voilà ce que je crois. » Franz Kafka1
Le deuxième passage se trouve plus loin dans le journal et possède une tonalité totalement différente. On est le 19 novembre 1915, donc quatre années plus tard. J’ai vérifié la date dans un calendrier perpétuel. Le 19 novembre 1915 est un vendredi. Il est possible que Kafka soit allé vendredi soir à la synagogue, mais le vendredi soir on étudie rarement la Mischna. Il s’agit donc sans doute, et Kafka ne l’a pas noté, du samedi 20 novembre après-midi. Kafka écrit :
L
e nom de la synagogue Alt-Neu apparaît au moins deux fois explicitement dans le Journal de Kaf ka. Dans ces deux occurrences, Kafka écrit Alt-Neu-Synagogue.
« À la synagogue Alt-Neu, assisté à la lecture de la Mischna. Rentré avec le Dr Jeiteles. Vif intérêt pour certains points de controverse. »
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12. La mélodie du Talmud
Robert Kahn traduit différemment que Marthe Robert : « À la synagogue Alt-Neu pour la lecture de la Mischna. Rentré à la maison avec le Dr Jeiteles. Beaucoup d’intérêt pour certaines questions controversées3. »
« Mes deux mains commencèrent le combat. Le livre que j’étais en train de lire, elles le fermèrent et le mirent à l’écart afin de n’être pas gênées par lui. Moi, elles me saluèrent et me nommèrent arbitre. Et déjà elles entrelaçaient leurs doigts, déjà elles se poursuivaient sur le bord de la table, tantôt à droite, tantôt à gauche, selon que la pression de l’une ou de l’autre dominait. Je ne les lâchais pas des yeux. » Franz Kafka1
L’original allemand donne : « In der Alt-Neu-Synagogue beim Mischna-Vortrag. Mit Dr. Jeiteles nach Hause. Großes Interesse an einzelnen Streitfragen. »
K
afka semble particulièrement intéressé par les Streitfragen, c’est-à-dire les problèmes sous forme de controverses, la forme typique de la pensée talmudique. Ce que l’on nomme la mahloquèt, la dimension dialogique de ces textes où dès qu’un maître propose un commentaire, il y en a toujours un autre pour dire le contraire ou proposer un commentaire complètement différent. Dans le Talmud, la mahloquèt se présente sous la forme suivante : « Certains disent…, mais d’autres disent… », en hébreu : « Yèch omrim… veyèch omrim ». Ces discussions sont accompagnées d’une danse des mains, des paumes et des doigts. Danse des mains caractéristique, qui est accompagnée d’une mélodie tout aussi caractéristique que Kafka avait notée depuis bien longtemps, puisque l’on lit dans le Journal à la date du 5 octobre 1911, c’est-à-dire quelques jours à peine après la première référence à la « Alt-Neu-Synagogue », mais surtout après avoir fait la connaissance du monde hassidique avec son ami Jiří Langer et Isaac Löwy, acteur du théâtre yiddish. Une grande année pour Kafka dans la découverte du judaïsme, du Talmud et du hassidisme :
Dans les notes du tome III de la Pléiade, Claude David précise, d’après une note de Max Brod : « Il s’agit d’un savant talmudiste, qui appartenait à une famille d’illustres docteurs de la Loi, très anciennement installée à Prague. Celui dont il est question ici est apparemment Berthold Jeiteles (1875-1958). Il fut déporté à Theresienstadt, puis revint à Prague avant d’émigrer à New York, où il mourut. » Je retrouve sa trace comme auteur d’une Concordance talmudique en deux volumes. Son prénom hébreu semble être Yissakhar Ber. Selon la biographie de Kafka, Franz Kafka : Der ewige Sohn de Peter-André Alt – coïncidence étrange, mais c’est bien le nom de cet auteur ! –, parue en 2005, il s’agirait du Dr Isidore Jeiteles, le frère de Berthold, lui aussi déporté à Theresienstadt, mais qui y serait mort en 1943. Dans les deux cas, nous avons affaire à d’éminents talmudistes qui ont pu éclairer Kafka sur de nombreux points de la Mischna, et de son commentaire que l’on appelle la Guemara, les deux constituant, avec les commentaires de Rachi et des tossafistes, ce que l’on nomme le Talmud. 1. Lettre à Oskar Pollak du 27 janvier 1904, la Pléiade, tome III, p. 574. 2. Traduction Laurent Margantin, avec de petits changements (oeuvresouvertes.net). 3. Kafka, Journaux, première traduction intégrale par Robert Kahn, Éditions Nous, p. 668.
« Mélodie talmudique des questions, des conjurations et explications précises : l’air passe dans un tuyau qu’il emporte avec lui ; en revanche, du fond de lointains et infimes débuts, une grande vis, fière dans l’ensemble, humble dans ses spirales, tourne à la rencontre de l’interrogé2. » Kafka écrit ces lignes après avoir vu la veille une pièce de Laitener donnée par la troupe du théâtre yiddish intitulée
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13. Le drapeau de la Alt-Neu-Synagogue
Der Meshumed (L’Apostat), où se mêlent personnages en caftan, danses et chants. Il est frappé par les gestes des mains et des bras qu’il décrit avec beaucoup de minutie. « Les mélodies sont longues, le corps se confie volontiers à elles. En raison de leur longueur qui se déroule en ligne droite, c’est en balançant les hanches, en écartant les bras, en les levant et en les baissant au rythme d’une respiration calme, en approchant les paumes des tempes tout en évitant soigneusement de les toucher, que les acteurs expriment le mieux leur caractère3. »
« J’ai enfoui ma raison dans la main, je garde la tête bien droite, joyeusement, mais ma main pend, fatiguée, ma raison l’attire vers la terre. Vois donc cette petite main avec ses cinq doigts, dure de peau, traversée de veines saillantes, déchirée de rides, comme il est bon que j’aie pu sauver ma raison en la dissimulant dans ce réceptacle qui n’a l’air de rien ! Il est particulièrement avantageux que j’aie deux mains. Je demande comme par jeu : “Dans quelle main est ma raison ?” Personne ne peut le deviner, car en joignant les mains je peux en un rien de temps faire passer ma raison d’une main dans l’autre. » Franz Kafka1
Ainsi, le lendemain, Kafka note, à propos de la même pièce : « Les deux vieillards à la longue table […] il ne s’accoude que du bras gauche, le bras droit est courbé en l’air pour mieux jouir de la mélodie qu’il accompagne de la pointe des pieds et à laquelle cède faiblement la petite pipe qu’il tient de la main droite. “Tateleben, chante donc avec nous”, crie la femme tantôt au premier, tantôt au second, en se penchant un peu et en tendant les bras en avant pour les stimuler4. »
M
ais revenons à cette talmudische Melodie. Kafka va s’en imprégner au point qu’elle va marquer son style, du moins devenir l’un des paradigmes de sa manière de penser, très cinématographique en champ et en contrechamp. « Les uns disent…, mais les autres disent… » Ce que l’on retrouve dans un célèbre texte intitulé Le Souci du père de famille :
Chez Kafka, la musique est corps et danse et mains et bras et pieds, comme il le dit avec poésie dans la suite de cette même notation du 6 octobre :
« Les uns disent que le mot Odradek a des origines slaves et cherchent à expliquer sa formation à l’aide de cette hypothèse. D’autres prétendent qu’il provient de l’allemand et n’a été qu’influencé par un dialecte slave. Mais l’incertitude de ces interprétations autorise à conclure à bon droit qu’elles se trompent toutes deux, d’autant plus qu’aucune ne permet de trouver un sens au mot…2 »
« Les mélodies sont aptes à saisir au vol tout être humain bondissant et, sans se rompre, à envelopper entièrement son enthousiasme, si même on ne veut pas croire que ce sont elles qui le lui donnent. Car les deux personnages en caftan surtout volent vers le chant, comme si de chanter étirait leur corps dans le sens de son besoin le plus spécifique, et le claquement de leurs mains, tandis qu’ils chantent, traduit de façon manifeste la plus grande santé de l’être humain dans l’acteur. »
Ce texte est l’un des plus importants de l’œuvre de Kafka par sa créativité et son énigmaticité. Mais pour en comprendre la saveur, il faut s’attarder encore dans la Alt-Neu-Synagogue. Nous avons vu comment Kafka décrit cette synagogue. Mais il s’attarde sur les personnages qu’il rencontre, leur position, leurs poses, mais il ne parle pas réellement de son architecture. Sauf peut-être dans une des conversations que rapporte Gustav Janouch, où Kafka parle de la synagogue en contrebas du niveau de la rue. Mais Kafka aurait pu aussi décrire l’intérieur avec ses inscrip-
1. La Pléiade, tome II, p. 505. 2. La Pléiade, tome III, p. 95. 3. Ibid., p. 94. 4. Ibid.
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tions sur les murs, dont il a dû se demander quelle en était la signification. Elles forment une frise, thème que l’on retrouvera dans le célèbre texte Dans notre synagogue3.
l’empereur. En contrepartie, les Juifs durent germaniser leur nom. Il leur fut aussi interdit de parler hébreu et yiddish en dehors des synagogues. Par la suite, des travaux d’assainissement furent mis en chantier face à l’insalubrité qui régnait dans le ghetto. L’histoire des Juifs de Prague se termina au xxe siècle avec le nazisme qui, sans détruire la ville, les déporta – seulement 6 000 Juifs pragois sur 40 000 survécurent4.
Mais ce à quoi il n’a pas pu ne pas être insensible est la présence d’un drapeau qui a une longue histoire et que tout Juif pragois devait connaître de près ou de loin. Les représentations iconographiques que nous avons de l’intérieur de la Alt-Neu-Synagogue témoignent de sa présence de longue date, et en tout cas au moment où Kafka fréquenta ce lieu, comme l’atteste une photographie publiée dans la Jewish Encyclopedia de 1901-1906. Ce drapeau se retrouve dans des gravures et des livres d’histoire à travers les siècles.
— En 1354, Charles IV, empereur germanique et roi de Bohême, octroya aux Juifs de Prague une bannière de couleur rouge portant une étoile à six branches qui fut appelée plus tard Maguen David (bouclier de David).
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En 1592, Mordekhaï Maizel, notable juif de la ville, fut autorisé à hisser sur sa synagogue une bannière du roi David.
Au Moyen Âge, la République tchèque est résolument chrétienne. Prague possède cependant, comme toutes les grandes villes d’Europe de ce temps, une population juive assez importante. Exerçant principalement le métier de prêteur, ils ne peuvent cependant se mêler à la population chrétienne et sont isolés dans quelques rues au nord de la Vieille Ville, dans ce que l’on peut considérer comme un ghetto. On gardera en mémoire la date de 1389, qui vit le massacre des Juifs par des chrétiens enflammés par les sermons des représentants de l’Église. Les siècles se succédèrent en offrant de manière cyclique aux Juifs de Prague des périodes d’apaisement suivies de tensions. Ainsi, face à l’expansion de la ville, Ferdinand Ier décida de les expulser avant de leur faire porter un cercle jaune à partir de 1551. Rodolphe II (1576-1612) opta pour la politique de protection. En 1648, les Juifs aidèrent à la défense du pont Charles contre les Suédois, dans le cadre de la guerre de Trente Ans. Ils en furent remerciés par Ferdinand III qui leur fit don d’une bannière aujourd’hui exposée dans l’une des synagogues de la ville. Accusés de collaboration avec l’envahisseur prussien, les Juifs furent expulsés en 1744. Finalement, un édit de tolérance est promulgué par Joseph II, en 1781, qui abolit presque toutes les anciennes lois restrictives envers la communauté juive. Ils peuvent désormais se vêtir comme ils le désirent et exercer la profession de leur foi. C’est pourquoi le quartier juif s’appelle Josefov, en l’honneur de
En 1648, les Juifs de Prague obtinrent de nouveau une bannière, en reconnaissance de leur contribution à la défense de la ville contre les envahisseurs suédois.
— Le secret de ce drapeau est lié à celui du vélo de Kafka… 1. Franz Kafka, Nouvelles et récits, Gallimard, la Pléiade, traduction Jean-Pierre Lefèvre (direction), 2018, p. 918. 2. La Pléiade, tome II, Gallimard, 1980, p. 523, traduction Alexandre Vialatte. 3. Ibid., p. 662. 4. Voir, entre autres, M. Popper, Les Juifs de Prague pendant la guerre de Trente Ans, Revue des études juives, année 1895, tome 30, n° 59, pp. 79-93.
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14. La poussière de la légende
Elle était dure, et même quand ils la pressaient fortement, c’est à peine si les doigts prenaient sa couleur ; son goût – il fallut que les curieux y allassent aussi de la langue –, son goût était amer. Ce que voulait faire le Rabbi en la conservant dans ce baquet était incompréhensible. »
« Nous ne sommes pas seulement en état de péché parce que nous avons mangé de l’arbre de la connaissance, mais parce que nous n’avons pas encore mangé de l’arbre de Vie. L’état dans lequel nous nous trouvons est celui du péché indépendamment de la faute. » Franz Kafka1
« Amer, amer, voilà le mot essentiel. Comment puis-je espérer souder des morceaux pour en faire une histoire vibrante ? »
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Golem II « Les manches retroussées comme une blanchisseuse, le Rabbi était devant le baquet et pétrissait l’argile qui présentait déjà les grossiers contours d’une forme humaine. Même quand il ne travaillait qu’à un petit détail, à une phalange par exemple, il embrassait du regard la figure dans son entier. Bien qu’elle parût réussir à vue d’œil sous le rapport de la ressemblance humaine, le Rabbi se conduisait comme un enragé, sa mâchoire inférieure se lançait sans cesse en avant, ses lèvres passaient continuellement l’une sur l’autre, et quand il trempait les mains dans la bassine préparée à cet usage, il les y plongeait avec une telle violence que l’eau éclaboussait le plafond de la cave aux murs nus. »
ais pourquoi la synagogue Alt-Neu fascine tellement ? Certes, il y a la magie du nom et l’idée dont il est porteur, nous y reviendrons. Mais je crois qu’il y a aussi, consciemment ou inconsciemment, la magie du mythe qui l’accompagne. La Alt-Neu-Shul est associée à la légende du Golem, cette créature d’argile que fabriqua le Maharal de Prague, célèbre rabbin du xvie siècle (1512-1609), une sorte d’automate qui fonctionnait avec un logiciel très particulier, dirions-nous aujourd’hui. Un parchemin, sur lequel étaient écrits des noms de Dieu, avait été mis par le Maharal dans une petite cache à l’intérieur du front de la créature, qui portait gravé en hébreu le mot émèt, c’est-à-dire « vérité ». Légende importante que reprend Kafka, à sa façon, en 1916, dans deux textes que j’intitule, pour des raisons de clarté, Golem I et Golem II.
Ces deux textes courts appartiennent au Journal et datent de 1916. Ils donnent vie à la légende et reprennent, en lui apportant une touche toute personnelle, quelques-uns des éléments essentiels des textes de la tradition juive.
Nous voici ainsi à Prague, en 1916. Kafka consacre deux textes de son journal à la fabrication d’un Golem2.
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Golem I « Naturellement, on ne tarda pas à savoir que le Rabbi travaillait à une figure d’argile. Sa maison, où les portes de toutes les pièces étaient ouvertes jour et nuit, ne contenait rien de visible qui ne fût aussitôt connu de tous. Il y avait toujours plusieurs personnes, élèves, voisins ou étrangers, qui allaient et venaient dans l’escalier, jetaient un coup d’œil dans chaque pièce et, s’ils ne rencontraient pas le Rabbi lui-même quelque part, entraient partout où bon leur semblait. Et un jour, ils trouvèrent une grosse motte d’argile rougeâtre dans un baquet. La liberté que le Rabbi leur accordait dans sa maison les avait si bien gâtés qu’ils ne craignirent pas de tâter l’argile.
Mais, dans la légende, un jour, la créature s’emballa et produisit de nombreux dégâts qui obligèrent le Maharal à retirer le parchemin et à effacer le mot gravé sur le front. La créature s’effondra et redevint poussière. Selon la légende, la poussière et les débris du Golem furent entreposés et cachés dans le grenier de la Alt-Neu-Shul. La légende est tenace ! En témoigne ce texte qui conclut l’ouvrage de Moshé Idel intitulé Le Golem, paru aux Éditions du Cerf, avec une préface importante d’Henri Atlan : « Le Golem n’a pas disparu et même pendant la guerre, il
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15. « Un homme de lettres »
sortit de sa cachette pour protéger la synagogue. Lorsque les Allemands occupèrent Prague, ils décidèrent de détruire la Alt-Neu-Shul. Ils étaient sur le point de le faire, lorsque soudain, dans le silence de la synagogue, on entendit les pas d’un géant marchant sur le toit. Ils virent l’ombre d’une main gigantesque qui tombait de la fenêtre au parquet […] Terrifiés, les Allemands jetèrent leurs outils et s’enfuirent dans la panique. Je sais que toute chose peut être expliquée rationnellement : la synagogue est ancienne et le moindre choc produit un écho qui se répercute à plusieurs reprises, comme des pas ou un coup de tonnerre. Et puis les vitres des fenêtres sont vieilles, les carreaux des fenêtres sont déformés et ils déforment les ombres, ce qui produit d’étranges ombres sur le parquet. Une patte d’oiseau peut former l’ombre d’une main gigantesque sur le parquet… et pourtant… il y a quelque chose3. »
« Le penchant de Benjamin pour les anagrammes l’accompagna tout au long de sa vie. C’était un de ses divertissements principaux d’en composer. Dans plusieurs de ses essais, il utilisa par exemple, au lieu de son nom Benjamin l’anagramme Anna M. Bie. Dans le fonds posthume de Francfort se trouve toute une feuille manuscrite d’anagrammes de sa fabrication. » Gershom Scholem1
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omprendre l’importance de la Alt-Neu-Shul, et son importance pour Kafka et pour la culture pragoise, c’est approfondir le sens de la légende du Golem qui y est attachée. Il existe différentes versions, dont celle-ci, que j’ai retrouvée dans un vieux manuscrit de la bibliothèque de Gershom Scholem, à Jérusalem.
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« D’après la position de la lune, il devait être presque minuit, l’heure que nous attendions… À l’endroit où nous nous trouvions, le fleuve coulait plus lentement, la berge était large et descendait en pente douce. Sous la lumière de la lune, parfaitement ronde en ce quinzième jour du premier mois de printemps, je voyais distinctement mon maître, assis, se balançant les yeux fermés, en direction de l’orient. Il avait passé tout le début de la soirée en méditations, prières et immersions. Il m’avait aussi demandé de me préparer. La nuit était froide. Aux premiers cris des chiens, il se leva tranquillement, avec quelque solennité. L’ombre de sa haute stature se profila sur la terre. Par endroits, la neige était encore épaisse. Avec sa canne, il commença à tracer un dessin sur le sol. Peu à peu, apparut la forme d’un homme. Il avait commencé par la tête, puis le cou, les bras… Arrivé à mi-chemin entre la tête et les pieds, à hauteur du nombril, il s’arrêta. Il me tendit deux grands seaux et me dit : “Va vers le fleuve. Dans le seau qui se trouve dans ta main droite, tu rempliras 248 mesures avec le gobelet que voici. Dans le seau de ta main gauche, tu rempliras 365 mesures.”
La légende du Golem attachée à la Alt-Neu-Shul donne à cette synagogue un prestige particulier, un mystère qui ne fut donc pas étranger à Kafka lui-même. La Alt-Neu-Shul est une synagogue où tous les touristes du monde entier viennent traîner leurs pieds pour emporter sous leurs semelles quelques grains de poussière du Golem, quelques poussières de la légende. 1. Aphorisme 83, Préparatifs de noces à la campagne, Gallimard, p. 35. 2. Ces deux textes apparaissent dans le Journal à la date du 20 avril 1916. Cf. Le Journal, traduit et présenté par Marthe Robert, Grasset, 1954, Le Livre de poche, biblio, 1982, pp. 463 et 464. Ces textes se retrouvent aussi dans les courts récits, la Pléiade, Gallimard, tome II des œuvres complètes, pp. 388 et 389, avec notes en fin d’ouvrage de Claude David. Il est étonnant et remarquable que les Éditions Gallimard aient supprimé ces textes du Journal pour les publier dans les courts textes du tome II, décontextualisant leur sens, oubliant que le contexte est toujours important dans l’œuvre de Kafka. 3. Moshé Idel, Le Golem, Éditions du Cerf, 1992, préface Henri Atlan, traduction Cyril Aslanof.
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ments fondamentaux qui ont présidé à la création du monde à travers les secrets d’une combinatoire de lettres. En effet, la permutation des lettres de l’alphabet hébraïque constitue non seulement le procédé, mais aussi la matière première de la Création. Ces lettres établissent une véritable matrice universelle, de sorte qu’en examinant les combinaisons du système consonantique de l’hébreu, on scrute en fait les éléments constitutifs de l’ordre du monde2. »
Quand je revins avec mes 613 mesures, mon maître achevait de dessiner minutieusement les pieds. Il me prit le récipient de la main droite et fit couler l’eau sur chaque membre de l’homme de terre qu’il avait façonné. Il répéta l’opération de la main gauche. Puis, il me demanda de me tenir debout aux pieds de la forme. Il se plaça en face, derrière la tête et alluma une bougie. Il me demanda de répéter scrupuleusement toutes les paroles, voire tous les sons qu’il prononcerait, même si je n’en comprenais pas le sens, et de me concentrer sur les vibrations des mots qui sortiraient de ma bouche. Il prononça différentes variations vocaliques du Nom divin et les deux cent trente et une combinaisons alphabétiques telles qu’elles sont décrites dans le Séphèr yetsira, le Livre de la Création, que je répétai après lui. Il combina la lettre aleph avec toutes les autres, la lettre bèt avec toutes les autres, etc. Puis, il fit sept fois le tour de la forme humaine qu’il avait dessinée et recommença la même procédure, après en avoir retourné la terre. Quand il eut fini le dernier tour du deuxième cycle, la terre se mit à trembler. Mon maître recouvrit la terre avec le châle de prière qu’il avait revêtu pendant toute la durée de l’opération et il me fit signe de m’éloigner. Je reculai de quelques pas et je vis une créature possédant une forme humaine émerger de la terre… Saisi par une irrésistible angoisse, je tombai sur le sol, inanimé. »
« Deux pierres bâtissent deux maisons. Trois pierres bâtissent six maisons. Quatre pierres bâtissent vingt-quatre maisons. Cinq pierres bâtissent cent vingt maisons. Six pierres bâtissent sept cent vingt maisons. Sept pierres bâtissent cinq mille quarante maisons. À partir de là et pour ce qui suit, va et médite ce que la bouche ne peut exprimer et ce que l’oreille ne peut entendre. » Ce texte énonce en fait une règle que les mathématiciens appelleront plus tard la « factorielle d’un nombre », notée3 avec un point d’exclamation : n! N! est le nombre de permutations que l’on peut faire avec un certain nombre d’éléments, que ce soient des lettres, des nombres ou des pierres, comme dans le texte du Livre de la Création. Avec 1 élément, le nombre de permutations est égal à 0 Avec 2 éléments, le nombre de permutations est égal à 2=2x1 Avec 3 éléments, le nombre de permutations est égal à 6=3x2x1 Avec 4 éléments, le nombre de permutations est égal à 24 = 4 x 3 x 2 x 1 Avec 5 éléments, le nombre de permutations est égal à 120 = 5 x 4 x 3 x 2 x 1 etc.
— Que dit ce récit ? En quoi est-il particulièrement important pour comprendre les secrets de la Alt-Neu-Shul et la nature de « la poussière de légende » que les touristes du monde entier viennent chercher dans ce lieu obscur et mystérieux ?
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Le nombre de permutations augmente très rapidement puisqu’avec « 10! », par exemple, il existe déjà 3 628 800 permutations et avec « 20! », 2 432 902 008 176 640 000 permutations, un nombre que l’on ne sait même pas vraiment prononcer !
Les fondements de cette légende résident dans un passage du Livre de la Création, le Séphèr yetsira, qui enseigne que « le monde fut créé par trois catégories fondamentales et fondatrices : séfer (le livre), sefar (le nombre) et sipour (le récit). « L’objet du Livre de la Création consiste à présenter les élé-
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Ainsi, par la richesse infinie du message qu’il peut créer, l’alphabet constitue à lui seul le Nom divin, mais également le nom des créatures issues de la combinatoire des quatre lettres du Tétragramme :
3. Cette notation a été introduite en 1808 par Christian Kramp. 4. Séphèr yetsira, chap. II, sections 2, 4 et 5. in Moshé Idel, in Le Golem, Paris, Éditions du Cerf, 1992, pp. 60 et 61, traduction française Cyril Aslanof. 5. Ibid., p. 66. Cité par Grégory Katz-Bénichou, Revue Pardès, art. cit. p. 114. 6. Gershom Scholem, Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage, Éditions Allia, 2018, p. 42.
« Vingt-deux lettres, il les grava et les fit ressortir en les sculptant, il les pesa et en inversa la disposition. Par elles, il créa l’âme de toute formation (yitsour) et l’âme de tous discours (dibbour) destinés à être créés à l’avenir. […] Vingt-deux lettres fondamentales, fixées sur une roue comportant 231 portails. Et la roue tourne vers l’avant et l’arrière. […] Comment les pesa-t-il et les inversa-t-il ? – Le aleph fut associé à toutes les autres lettres et toutes les autres lettres furent associées au aleph. Le beth fut associé à toutes les autres lettres et toutes les autres lettres furent associées au beth. Et ainsi la roue tourne encore et encore. L’ensemble de la formation et l’ensemble du discours est issu de ce Nom unique4. »
16. Au cœur du laboratoire de la vie Alt-Neu-Wissenschaft « Tandis que l’on travaille dans une certaine direction, on essaye d’aller plus loin dans cette direction, et c’est alors qu’on détruit l’image que l’on avait faite et que l’on ne retrouvera plus jamais. C’est alors aussi que surgit quelque chose qu’on n’attendait pas et qui arrive inopinément. […] Le plus étonnant, c’est que ce quelque chose qui est apparu comme malgré soi est parfois meilleur que ce que l’on était en train de faire. » Francis Bacon1
Comme le note Moshé Idel dans son Golem : « L’alphabet constitue à lui seul un Nom divin et correspond à la structure du corps humain5. »
L
e rapport entre la vie et l’alphabet, si prégnant dans la légende du Golem, le Livre de la Création et les jeux herméneutiques savants et populaires que l’on peut rencontrer dans les commentaires des textes hébraïques, a beaucoup inspiré les scientifiques, qui ont usé de l’image et du nom du Golem, en particulier dans le domaine de la cybernétique et les sciences de l’informatique. En témoignent le célèbre livre de Norbert Wiener, God & Golem Inc., Sur quelques points de collisions entre cybernétiques et religion 2, et le texte de l’allocution de Gershom Scholem à l’occasion de l’inauguration d’un nouvel ordinateur à l’Institut Weitzman de Rehovot, intitulé Le Golem de Prague et le Golem de Rehovot3. Mais cette rencontre entre sciences et Golem peut se poursuivre de manière plus précise encore en suivant les découvertes, tout au long du xxe siècle, des mécanismes de l’hérédité et du fonctionnement du code génétique. Je renvoie ici à toute la littérature spécialisée sur ces questions, mais j’en retiendrai une particulièrement intéressante, celle du génome4.
Nous découvrons ainsi un rapport entre le corps et les lettres qu’affine le chapitre IV du Livre de la Création, en soulignant qu’il existe une correspondance entre les combinaisons bilitères et les différents membres de l’anatomie humaine. « L’auteur du Livre de la Création considère que toute réalité créée possède une essence linguistique, une essence qui consiste en une certaine association de ces lettres fondamentales6. » Ces réflexions vont encore ouvrir des pistes inouïes et inédites, et vont nous faire découvrir des liens inattendus entre la Kabbale et la science, qui vont conforter le sens de l’intérêt porté à la Alt-Neu-Shul et à la légende dont elle est l’écrin.
1. Gershom Scholem, Benjamin et son Ange, Rivage, 1995. 2. Je renvoie à l’excellent article de Grégory Katz-Bénichou, Genèse et génétique, Sur la biologie de la Kabbale, Pardès 2001/2 (n° 31), pp. 105-119, ainsi qu’à son livre Le Chiffre de la vie, Le Seuil, 2002.
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Cette rencontre interdisciplinaire entre la mystique juive et la génétique passe par une autre rencontre qui eut lieu au début des années 1970 entre la génétique et la linguistique, une rencontre dont l’intuition remonte à l’année 1943. Comme l’écrit Pierre-Maxime Schuhl5 :
Les linguistes se passionnèrent pour ces découvertes et l’un d’eux, Roman Jakobson, se risqua à formuler une hypothèse audacieuse : « Le code verbal pourrait se révéler l’héritier lointain du code génétique, dont les fondements syntaxiques lui servirent de modèle. La structure profonde de la langue dériverait d’un ancêtre lointain inscrit dans la cellule vivante. La phylogenèse du code verbal pourrait, à la source, se confondre avec celle du code génétique, l’un ayant modelé l’autre au gré d’une longue histoire évolutive. En réalité, la langue biochimique tiendrait lieu de protolangage. Inspiré par les travaux de Jakobson, Lévi-Strauss défend à son tour l’idée d’une langue universelle inscrite dans le génome. D’après lui, le code génétique tient lieu de “prototype absolu dont, à un autre niveau, le langage articulé répercute le modèle7”. L’hypothèse selon laquelle le code génétique serait la première des langues vivantes a bien de quoi susciter l’étonnement, d’autant qu’elle renverse le débat sur l’usage des métaphores linguistiques en biologie. Alors que certains généticiens pourfendent l’idée d’une langue moléculaire, les sciences humaines, de leur côté, la confirment par une justification généalogique. Le renversement paraît tout à fait insolite : non seulement l’idée de langage génétique ne serait pas une métaphore, mais, de surcroît, l’ADN représenterait le premier de tous les langages, la matrice originelle de toutes les formes de codes verbaux. On a toujours pris la langue pour un produit de la culture, mais elle pourrait être finalement issue de la nature. Ainsi le langage aurait créé l’homme, plutôt que l’homme le langage. En un sens, on découvre dans le code génétique la trace d’un message primordial antérieur à toute conscience humaine8. »
« Année pendant laquelle Schrödinger publie un petit article intitulé : What is Life? Examinant “les molécules qui, dans les chromosomes, constituent le support physique de l’hérédité”, il écrit : “The chromosomes… contain in some kind of code script the entire pattern of the individual’s future development and of his functioning in the mature state.” Ainsi s’introduit en biologie le vocabulaire de la linguistique, qui allait rapidement s’imposer : “En quelques années, l’hérédité est devenue information, messages et codes”, “message écrit, non pas avec les structures moléculaires complexes, comme on l’avait longtemps pensé, mais par la combinatoire de quatre radicaux chimiques”… Chaque unité protéique correspond à un “triplet”, c’est-à-dire à une combinaison particulière de trois parmi les quatre unités nucléiques. Comme il existe soixante-quatre combinaisons possibles de trois unités nucléiques, le Dictionnaire génétique comprend soixantequatre “mots”. À son tour, le linguiste Roman Jakobson souligna l’étonnante analogie de structure qui existe entre le code génétique et le code verbal6. »
— L’intuition de Schrödinger est fondamentale, car elle souligne un lien intuitif entre la logique du vivant et la logique du langage écrit. Cette intuition sera vérifiée plus tard par les travaux de Jacob, Monod et Lwoff. Mais on peut se dire que cette intuition elle-même fut précédée par d’autres intuitions préscientifiques, comme celles formulées dans le Livre de la Création et les différents textes qui concernent la légende du Golem. Et je pense que l’on peut ici parler de Alt-Neu-Wissenschaft, de « Science Alt-Neu », dans laquelle la science très ancienne rencontre, par des détours infinis et souvent inconscients, les découvertes scientifiques les plus modernes.
Je pense profondément que les auteurs du Livre de la Création ont eu une grande et précieuse intuition de cette structure du vivant. Et l’on comprend dès lors pourquoi la légende du Golem, cette créature fabriquée avec l’art de la permutation des lettres, est si fascinante et attire d’année en année des millions de visiteurs dans le clair-obscur de la Alt-Neu-Shul : une étrange intuition d’entrer dans le laboratoire même de la fabrication de la vie !
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17. Trois maisons
1. Francis Bacon, op. cit., pp. 66 et 67. 2. Norbert Wiener, God & Golem Inc., Sur quelques points de collisions entre cybernétiques et religion, Éditions de l’Éclat, 2000, traduction française Christophe Romana et Patricia Farazzi. Accompagné d’une préface de Charles Mopsik. Le texte original de Wiener parut en 1964 aux MIT Press.
« Avec Ottla. Suis allé la chercher chez la professeure d’anglais. Sur le quai, Pont de pierre, court trajet par la Kleinseite, Pont neuf, à la maison, Statues de saints émouvantes sur le mont Charles. L’étonnante lumière du crépuscule d’été sur le vide du pont nocturne. » Franz Kafka1
3. Le texte de Scholem parut dans la revue Commentary, 41, 1, 1966, pp. 62-65, et en traduction française dans Le Messianisme juif, Essais sur la spiritualité du judaïsme, aux Éditions Calmann-Lévy, Paris, 1974, pp. 471-478, traduit par Bernard Dupuis et repris en guise de postface du texte de Wiener aux Éditions de l’Éclat. L’allocution était précédée de la note suivante : « Lorsque Gershom Scholem apprit que l’Institut Weizmann de Rehovot avait terminé la construction d’un nouvel ordinateur, il fit savoir au père de cet ordinateur, le docteur Haïm Pekeris, que le nom qu’il conviendrait de lui donner était à son avis Golem n° 1 (Golem )א. Le docteur Pekeris donna son accord, à condition que Gershom Scholem prononce le discours d’inauguration de l’ordinateur et explique pourquoi celui-ci porterait ce nom. Cette allocution a été prononcée le 17 juin 1965 à Rehovot. » L’éditeur de L’Éclat précise : « Il nous a semblé utile de la faire figurer ici, dans la mesure où elle paraît être une “réponse”, fûtelle simplement allusive, au livre de Wiener, publié un an auparavant. »
«E C’est la question, chers lecteurs, que vous vous posez t Kafka dans tout ça ? »
depuis plusieurs pages, qui vous taraude malgré l’intérêt incontestable, en tout cas je l’espère, de ce que je viens d’exposer.
4. Le mot « génome » est la combinaison des mots « gène » et « chromosome ». Génome : Ensemble de l’information génétique d’un organisme contenu dans chacune de ses cellules sous la forme de chromosomes. Le support matériel du génome est l’ADN, sauf chez certains virus où il s’agit d’ARN. Gène : Fragment d’ADN contenant toutes les informations nécessaires pour produire un ARN ou, le plus souvent, une protéine. Un gène correspond à une instruction à effectuer par la cellule. Chromosome : Élément constitutif du génome, composé d’une longue molécule d’ADN. Le génome humain est constitué de 46 chromosomes (23 paires).
Le caractère exploratoire de ces dernières remarques, que nous ne cherchons pas à valider d’un point de vue de la « véracité », mais seulement du point de vue de l’imaginaire qu’elles produisent, souligne pourtant un aspect fondamental de la pensée hébraïque qui suit des chemins, dont la littérature, la poésie et la psychanalyse partagent parfois l’expérience avec confiance.
5. Pierre-Maxime Schuhl, Le Modèle linguistique en biologie selon François Jacob, in Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 164, n° 2, Morale et religion au xviiie siècle (avril-juin 1974), pp. 257-259. Voir aussi R. Jakobson, Essai de linguistique générale, Paris, Minuit, 1973 ; Vie et langage, trad. P. Jacob, in Dialectiques, 7, Paris, Puf, 1974 ; Vivre et parler, débat avec F. Jacob, in Les Lettres françaises, Paris, B.N., 1221, 14-20 février 1968.
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6. « Les travaux de Jakobson l’ont amené à faire correspondre à la base azotée la lettre, au codon le mot, et au gène la phrase. En poursuivant cette correspondance, on découvre de nombreuses homologies entre les hiérarchies verbale et génétique : lettre/nucléotide, syllabe/codon, mot/exon, phrase/gène, texte/génome. Les modèles linguistique et génétique partagent une hiérarchie structurale commune », Grégory KatzBénichou, Le Chiffre de la vie, Le Seuil, 2002, p. 38. C’est moi qui souligne.
Quand on apprend l’hébreu dans les allées du Talmud ou du Midrash, on prend conscience à quel point les lettres et les mots sont des créatures malicieuses, de jeunes écoliers qui n’attendent que l’heure de la récréation. Longtemps, je les ai suivis sous les platanes de la cour de l’école pour découvrir les règles de leurs jeux. Très vite, j’ai compris qu’un mot formé de trois lettres constitue une « racine ». Un petit clin d’œil aux forêts des contes de l’enfance ! Quand je les vis courir en une farandole et poursuivre leur course effrénée en changeant l’ordre de leur place dans la file, m’est apparu que ces racines étaient vivantes, toujours en mouvement : ABC devenant ACB, BAC, BCA, CAB, CBA. Trois lettres : six autres mots possibles. Quelle joie, quelle explosion de liberté, mais quel capharnaüm ! Ce n’est que bien plus tard que le mot « factoriel » est entré dans mon lexique. Plus tard encore, j’appris que cette danse des lettres porte un nom, le tsérouf, que les Allemands notent zeruf, qui, avec le temps, est devenu l’un de mes jeux favoris et l’une des méthodes
7. Claude Lévi-Strauss, L’Homme nu, Plon, 1971, p. 613. 8. Grégory Katz-Bénichou, Le Chiffre de la vie, Le Seuil, 2002, p. 41.
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à ce jeu d’anagrammes dont nous parlons. Et pour être sûr que ce droit à la créativité n’échappe pas à ses lecteurs, Rabbi Nahman écrivit un jour dans les Sihot haran n° 267 : « Il y a des maîtres rabbiniques réputés pour leurs connaissances de la Tora. Ils possèdent une ample connaissance des textes et des interprétations données par leurs devanciers. Mais, précisément, de ce fait, ils sont dans l’impossibilité d’innover [lehadèch] dans la Tora car ils sont trop savants. Lorsqu’un de ces maîtres va innover quelque chose, aussitôt son savoir gigantesque le trouble, l’enferme ; il commence à formuler de nombreux préliminaires et à faire le résumé de la synthèse de ses connaissances sur le sujet et, de ce fait, ses propres paroles s’embrouillent et il ne peut prononcer aucune parole nouvelle intéressante. Lorsque quelqu’un désire innover des paroles nouvelles (des sens nouveaux), il doit restreindre son savoir (littéralement : faire le tsimtsoum en son esprit), c’est-à-dire faire le vide, ne pas se précipiter dans des considérations préliminaires connues qui embrouillent son esprit et qui ne sont pas nécessaires à l’innovation. Il doit faire comme quelqu’un qui ne sait pas et, seulement alors, il peut innover des sens nouveaux progressivement en ordre. Celui qui veut innover des sens dans la Tora, il lui est permis d’innover et d’interpréter tout ce qu’il veut, tout ce qu’il aura la chance d’innover par son esprit, à condition qu’il n’innove pas de nouvelles lois. Et il est même permis d’innover dans le domaine de la Kabbale de Rabbi Isaac Louria selon ses possibilités, tant qu’on n’innove pas de nouvelles lois. »
de recherche les plus fécondes, conforté, si cela fut encore nécessaire, par un texte fondamental de Rabbi Nahman de Braslav qui place l’art du zeruf au cœur de la liberté du lecteur : « Même un homme simple, s’il prend le temps de lire, s’il regarde les lettres de la Tora, il pourra voir de nouvelles choses, de nouveaux sens ; c’est-à-dire que, par un regard intensif sur les lettres, celles-ci commenceront à “faire de la lumière”, à se mélanger, à se combiner2 et il pourra voir de nouveaux arrangements de lettres, de nouveaux mots, et il pourra voir dans le livre des choses auxquelles l’auteur n’a pas du tout pensé. Et tout ceci est possible même pour l’homme simple, sans efforts… Mais il ne faut pas s’essayer volontairement à cette expérience, car il se peut que, précisément, il ne voie rien, bien que tout ceci concerne aussi l’homme simple3. »
4. Kafka, la Pléiade, tome II, p. 389, traduction Marthe Robert.
18. Illusion ou pas illusion ?
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Éthique de l’anagrammatologie
Le 3 juillet 1916, alors qu’il est à Marienbad avec Felice, Kafka écrit un texte qui semble être passé inaperçu de ses innombrables commentateurs et qui entre en résonance de manière extraordinaire avec toutes les réflexions que je viens de présenter dans les chapitres précédents :
« Les mots agissent aussi par quiproquo, en résonnant dans le sous-sol verbal ; ils ont leurs tremblements, leur chassé-croisé phonique, leurs jeux souterrains, leur vie équivoque ; il y a sous les mots des rivières qui agissent par voisinage et leur donnent une profondeur ombrée. » Valère Novarina1
« Trois maisons se heurtaient et formaient une petite cour. Cette cour contenait encore deux ateliers installés dans des remises, et un grand tas de petites caisses dressé dans un coin. Une nuit de tempête extrêmement violente – le vent chassait brutalement les trombes d’eau dans la cour par-dessus la plus basse des maisons –, un étudiant qui veillait encore dans une mansarde, penché sur ses livres, entendit distinctement un son plaintif venant de la cour. Il tressaillit et écouta, mais tout restait silencieux, indéfiniment silencieux. “C’est sans doute une erreur”, se dit l’étudiant, et il se remit à lire. “Pas d’erreur”, dirent les lettres au bout d’un instant en composant littéralement la phrase dans le livre. “Erreur”, répéta-t-il, et, les guidant de l’index, il vint en aide aux lignes qui commençaient à s’agiter4. »
Voici l’original allemand : Drei Häuser stießen aneinander und bildeten einen kleinen Hof. In diesem Hof waren in Schuppen noch zwei Werkstätten untergebracht, und in einer Ecke stand ein hoher Haufen kleiner Kisten. In einer äußerst stürmischen Nacht —der Wind trieb die Regenmassen über das niedrigste der Häuser scharf in den Hof hinein - hörte ein Student, der in einerDachkammer noch über seinen Büchern saß, einen lauten Klageton aus dem Hof. Er fuhr auf und horchte, es blieb aber still, dauernd still. « Eine Täuschung wohl », sagte sich der Student und begann wieder zu lesen. « Keine Täuschung », sosetzten sich nach einem Weilchen die Buchstaben im Buch förmlich zusammen. « Täuschung », wiederholte er und
1. Journal, 19 juin 1916, traduction Robert Kahn, Éditions Nous, 2020, p. 681. 2. Cf. Traité talmudique Yoma, 73b. 3. Liqouté Moharan, I, 281. Les expressions « se mélanger » et « se combiner » renvoient
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half den unruhig werdenden Zeilen mit seinem Zeigefinger nach, den er entlangführte.
illusion répéta-t-il et il aida les lettres qui commençaient à s’agiter avec son index, qu’il faisait courir sur la page3. »
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—
Jean-Pierre Lefèvre traduit le texte des Trois maisons un peu différemment :
Voilà un texte paradigmatique de l’écriture de Kafka. Il nous dit, selon la belle expression du Midrash, darshéni, c’est-à-dire « interprète-moi ». D’abord, les « maisons ». C’est un mot banal en soi, mais qui prend tout son relief pour l’oreille prévenue par d’autres lectures et d’autres contextes. Ainsi, le lecteur qui vient de faire connaissance avec le sefer yetsira, le Livre de la Création ou Livre de la Formation, se souvient des formules :
« Trois maisons étaient accolées les unes aux autres et formaient une petite cour. Dans cette cour, deux ateliers étaient également hébergés dans des appentis, et dans un coin était empilé un grand tas de petites caisses. Une nuit de tempête extrême – le vent poussait violemment les paquets de pluie à l’intérieur de la cour, au-dessus de la plus basse des maisons –, un étudiant, encore attablé devant ses livres dans une mansarde, entendit une plainte résonner fortement dans la cour. Il sursauta et prêta l’oreille, mais tout resta silencieux, durablement silencieux. “Une illusion sans doute”, se dit l’étudiant, et il se remit à lire. “Pas une illusion” : les lettres de ces mots se formèrent littéralement dans son livre au bout d’un petit moment. “Une illusion”, répéta-t-il, et il accompagna les lignes qui commençaient à s’agiter, en les suivant de son index2. »
« Deux pierres bâtissent deux maisons. Trois pierres bâtissent six maisons. Quatre pierres bâtissent vingt-quatre maisons, etc. » Un parallèle naît entre les pierres, les maisons, les rues, les quartiers, les villes et les lettres, les mots, les lignes, les phrases, les livres. Cette relation entre le livre et la ville est au fondement même du judaïsme moderne, passage du judaïsme de la pierre au judaïsme du livre, passage du temple de pierre au temple de papier, « l’édifice invisible », selon une belle formule de Freud.
— Robert Kahn se rapproche de Lefèvre et traduit aussi Täuschung par « illusion », et non par « erreur » comme Marthe Robert.
— Ce texte de Kafka met en scène de façon originale et d’une force extraordinaire le mouvement anagrammatique du langage qui fait qu’avec une « poule », on peut aussi avoir une « loupe » et qu’un « chien » porte toujours sa maison dans ses lettres qui écrivent la « niche ». J’ai montré plus haut que, au-delà de l’aspect purement ludique, ces questions de permutations touchaient à l’essence même du vivant.
« Trois maisons étaient mitoyennes et formaient une petite cour. Dans cette cour étaient aussi installés deux ateliers dans des remises et il y avait dans un coin un grand tas de vieilles caisses. Par une nuit de très forte tempête – le vent poussa avec force les paquets de pluie au-dessus de la maison la plus basse jusque dans la cour – un étudiant qui était encore assis devant ses livres dans une soupente entendit une plainte très distincte qui venait de la cour. Il se leva et tendit l’oreille, mais cela restait silencieux, un silence durable. L’étudiant se dit qu’il s’agissait d’une illusion et il recommença à lire. “Pas une illusion” les lettres dans le livre se formèrent littéralement ainsi après un petit moment. Une
1. Valère Novarina, Devant la parole, POL, 1999, pp. 125 et 126. 2. Franz Kafka, Nouvelles et récits, la Pléiade, Gallimard, 2018, p. 422. 3. Franz Kafka, Journaux, première traduction intégrale par Robert Kahn, Éditions Nous, 2020, p. 683.
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19. L’appel et la lecture
pour les kabbalistes qui aiment jouer. Et je crois que tous les kabbalistes aiment jouer. Les chiffres 3, 2, 1 écrivent le nombre 321 qui, en hébreu, correspond, entre autres, à la valeur numérique du vocable מקפקא, mikafka, c’est-à-dire littéralement « de Kafka », comme dans l’expression « Cette chose, je l’ai apprise de Kafka ». Mais ajoutons au plaisir de cette découverte que 321 est aussi la valeur numérique du vocable הקריאה, qui signifie « l’appel » ou « la lecture », tous deux présents dans notre texte. En effet, l’étudiant entend un son plaintif, comme un appel, comme un pleur, mais c’est une illusion ; en tout cas, c’est ce qu’il pense d’abord, et il continue la lecture. Mais c’est précisément sa lecture qui ensuite l’appelle et l’interpelle, en donnant aux lettres une liberté anagrammatique qui les invite à se combiner pour créer d’autres mots !
« Un philosophe promenait toujours ses pas là où les enfants étaient en train de jouer. Et quand il voyait un jeune garçon qui avait une toupie, il était aux aguets. Et dès que la toupie se mettait à tourner, le philosophe se mettait à courir derrière pour l’attraper. Il faisait peu de cas des cris que faisaient les enfants qui essayaient de l’éloigner de leur jouet. S’il pouvait attraper la toupie pendant qu’elle tournait, il était heureux. Mais cela ne durait qu’un instant. Il la rejetait ensuite sur le sol et s’en allait. Il croyait en effet, que la connaissance d’une chose aussi mineure que par exemple la rotation d’une toupie, suffisait pour la connaissance générale. C’est pourquoi, il ne s’occupait jamais des grands problèmes, cela lui paraissait une méthode peu économique. Si l’on parvenait vraiment à comprendre l’objet le plus minime, on connaissait le tout. C’est la raison pour laquelle, il s’occupait exclusivement de la rotation de la toupie… » Franz Kafka1
— Il est aussi d’ailleurs intéressant de se demander à quelles lettres hébraïques correspondent les nombres 3, 2, 1 et quels sont les mots qui peuvent être écrits avec ces lettres. Ces trois lettres sont guimel = 3, bèt = 2 et aleph = 1. Trois lettres qui écrivent le mot גבא, dont le sens est « cueillir », « recueillir », « récolter », « choisir », « sélectionner », « élire ».
R
elisons encore une fois pour souligner quelques points qui permettent d’approfondir ce texte des Trois maisons, qui est vraiment pour moi l’un des textes clés de l’œuvre de Kafka, et sur sa manière et son rapport très particulier à l’écriture.
Illusion, le mot-clé de ce texte. Les traducteurs ne sont pas tous d’accord. Lefèvre et Kahn choisissent « illusion », alors que Marthe Robert préfère « erreur ». Le mot allemand est Täuschung, que le dictionnaire Larousse traduit par « tromperie, duperie, mystification », mais aussi par « erreur » et « illusion ». Comme dans l’expression Optische Täuschung, « illusion d’optique ». On croit voir, mais on a mal vu. On croit entendre, mais on a mal entendu : illusion sonore donc.
L’esprit de suite. Le texte met en scène de façon originale des nombres qui apparaissent dans les deux premières phrases : Trois maisons Deux appentis Un tas de caisses Trois, deux, un, ou 3, 2, 1, c’est exactement la formule de la factorielle des mots de trois lettres qui constituent les racines trilittères des mots hébreux. Comme nous l’avons montré, en effet, chaque mot de trois lettres possède six permutations possibles.
La plainte bruyante et très distincte, et non un son plaintif comme le propose Marthe Robert, est sans doute le bruit du vent qui, mélangé à celui de la pluie, fait grincer les tôles, les portes, les tuiles, les petites ou vieilles caisses, selon la traduction de Robert Kahn. Choix de traduction bizarre, car il est clairement écrit Kleine Kisten, « petites caisses », et non alte Kisten, « vieilles caisses ».
3! = 3 x 2 x 1 Mais on peut ajouter une interprétation qui appartient spécifiquement à ce texte et à son auteur, une hypothèse audacieuse
Quoiqu’il en soit, les lettres du livre se révoltent. Nenni !
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Quatre-vingt-sept milliards cent soixante-dix-huit millions deux cent quatre-vingt-onze mille deux cents
disent-elles. Ce n’est pas du tout une illusion sonore, ce n’est pas une erreur, il y a bien une plainte qui est venue de l’extérieur, tu as bien entendu ! En un mot, nous, les lettres de ton livre, nous te disons de ne pas te remettre à lire comme si de rien n’était, mais à te préoccuper du monde hors du livre, de la réalité, de cette plainte réelle qui vient peut-être d’un homme ou d’une femme en détresse dans la nuit tempétueuse. Donc, lève-toi et sors dehors pour vérifier, sois responsable, ne te cache pas dans ton livre, dans ta « lecture » et ta bonne conscience que tout va bien, car tout ne va pas bien. Le monde t’appelle. Tu es convoqué par « l’appel ».
Nous nous contenterons d’un mot de 12 lettres qui est intéressant dans notre contexte, car il est à la fois une permutation de Keine Täuschung, mais invite à une éthique du regard qui se conjugue avec l’éthique de l’écoute du monde extérieur à qui il faut venir en aide ! C’est le verbe hinausgucken ou hinausgucken qui veut dire « regarder à l’extérieur ». Et avec 11 lettres, on trouve l’impératif hinaus gucke, « regarde à l’extérieur », un verbe très usité en yiddish, d’abord dans sa forme impérative « regarde ! », ( געקוקטgékoukt) ou « regarde dehors ! », ( קוק ַארויסkouk aroÿs). Dans ce cas-là, si l’étudiant aide les lignes à retrouver le (ou les) mot(s) d’origine de la permutation, et que ce mot soit hinausgucken, le hors-champ de l’histoire sera peut-être.
Mais l’étudiant continue à hésiter. Qui est-il cet étudiant ? L’écrivain, le lecteur, l’artiste, l’intellectuel, celui qui veut apprendre et se demande quel est le sens de ses études ? Le texte dit en allemand : « Ein Student, der in einer Dachkammer noch über seinen Büchern saß. » L’expression signifie littéralement « Un étudiant qui était encore assis sur ses livres », ce que rendent différemment la traduction de Marthe Robert, « penché sur ses livres », ou celle de Jean-Pierre Lefèvre qui propose « attablé devant ses livres », ou encore celle de Robert Kahn, « assis devant ses livres ».
— Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car il y a aussi la leçon du dictionnaire.
L’allemand, et le yiddish aussi, car on retrouve souvent l’expression chez des auteurs yiddishophones, nous invitent à maintenir la traduction « sur le livre ». Le participe « assis » se retrouve en hébreu dans le nom de l’académie talmudique, la yechiva, c’est-à-dire le lieu où on est assis « sur » les livres, c’està-dire « au-dessus », c’est-à-dire que le lecteur garde encore une forme de maîtrise et de supériorité, voire d’extériorité. Il peut donc décider d’entendre la plainte du monde et de faire quelque chose : s’engager ! Ou pas, c’est sa liberté !
Je raconte souvent que je me promène dans les allées des dictionnaires, chemins forestiers où les mots plongent leurs racines dans les profondeurs d’une histoire voyageuse multiséculaire. Je rêve et flâne d’un mot à l’autre, d’une racine à l’autre, je les respire, les rapproche, les compare, les combine, les conjugue, les sépare, les oppose, les fraternise, les cousine aussi. S’ils vivent ensemble sur la même page, sans doute ne sont-ils pas si étrangers les uns avec les autres ! Et voici que dans le dictionnaire Larousse, français-allemand/ allemand-français, sur les quelques lignes qui précèdent le mot Täuschung, deux verbes quasiment identiques se suivent sur la colonne interne de la page 1313. Seuls deux petits points en marquent la différence, deux petits points sur le « ä » :
Et, à ce moment-là, « il vient en aide aux lignes qui commençaient à s’agiter ». Mais comment leur vient-il en aide ? En leur permettant de retrouver la phrase qu’elles écrivaient avant d’avoir permuté pour écrire « pas d’erreur ! » : Keine Täuschung.
tauschen et täuschen Mais quelle pouvait être cette phrase, ou cette expression ou simplement ce mot ? Les hypothèses sont nombreuses, car nous sommes en présence de 14 lettres, c’est-à-dire pas moins de 87 178 291 200 permutations2, c’est-à-dire :
Surprenante proximité homographique qui intrigue et invite à y regarder de plus près. Et c’est là qu’apparaît plus qu’une surprise, une véritable révélation, un savoir lexical que Kafka ne
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soit, Kafka met en jeu une anagrammatologie tout en finesse, qui met en scène une méthodologie très ancienne proposée par la Kabbale au cœur d’un texte littéraire qui se veut l’expression de la littérature dans ce qu’elle a de plus nouveau, l’avant-garde même de la littérature allemande de ce début de xxe siècle, selon certains critiques. Un texte Alt-Neu, si l’on peut dire, dont il faut maintenant souligner quelques points de sa construction et les quelques indices que Kafka, comme le Petit Poucet, a égrené tout le long de son texte. En un mot, je vous invite maintenant à entrer dans l’atelier de l’écrivain, si ce n’est dans l’atelier du kabbaliste. Car c’est précisément l’enjeu de ce texte d’en être peut-être la clé. La clé de l’atelier. La clé du laboratoire si l’on peut dire. Et j’aime, en écrivant ces phrases, me souvenir que Kafka, pendant quelque temps, habita dans cette célèbre rue de Prague qui porte le nom de rue des Alchimistes ou de ruelle d’Or. Mais parler de la Kabbale pourrait paraître un peu forcé. Kafka aurait-il été d’accord avec ces rapprochements ? On pourrait répondre que cela n’est pas la question, car une œuvre se dépasse toujours elle-même dans des univers qu’elle n’a même pas soupçonnés, c’est d’ailleurs ce qui en fait une grande œuvre. Mais en ce qui concerne Kafka, comme nous allons le voir, c’est lui-même qui nous invite à tout ce travail. Il écrit dans son journal, à la date du 16 janvier 1922, et c’est l’une des références les plus importantes de son œuvre et, pour moi, de sa place au cœur même de la pensée du Alt-Neu :
devait certainement pas ignorer et avec lequel il a sans doute joué, dans ce texte des Trois maisons, avec délicatesse. Car si täuschen, verbe corollaire du substantif Täuschung, signifie bien tromper, duper, abuser et induire en erreur, tauschen, son homographe, signifie « faire un échange », « prendre la place de », « permuter » ! Verbe tauschen qui possède un substantif Der Tausch, qui signifie « échange » et, en mathématiques, une permutation, qui se traduit en hébreu tout simplement par zeruf !
— À bon entendeur Shalom ! 1. Œuvres complètes, la Pléiade, Gallimard, tome II, p. 604. 2. Si toutes les lettres étaient différentes.
20. Les clés du château Une nouvelle doctrine secrète « Le disciple demande au maître : – C’est encore loin ? – Une page et demie, répondit le maître ! » Le Talmud1
« Toute cette littérature est assaut contre les frontières, et si le sionisme n’était intervenu, elle aurait pu aisément aboutir à une nouvelle doctrine secrète, à une kabbale2. »
«E
t Kafka dans tout ça ? » Chers lecteurs, ai-je répondu à la question que vous vous posiez ? Je l’espère, car en lisant ce texte des Trois maisons, on sent immédiatement que nous avons là, de la part de Kafka, la mise en scène du zeruf, l’art combinatoire des lettres si cher à la Kabbale, transposé dans un texte littéraire.
Robert Kahn traduit différemment : « Toute cette littérature est un assaut contre la frontière et elle aurait pu facilement, si le sionisme ne s’en était pas mêlé, se développer en une nouvelle doctrine secrète, une cabale3. »
—
Parlait-il de son œuvre ? De la littérature hébraïque qu’il découvre à cette époque ? De la littérature en général ? Les opinions divergent et nous font ainsi le cadeau de cette « sagesse de l’incertitude » dont parle Kundera dans L’Art du roman4. Cependant, je pense qu’il fait bien allusion à sa propre écriture5, dont
Kafka en eut-il l’intuition ou en reçut-il le savoir par l’intermédiaire de ses lectures sur l’histoire de la Kabbale et ses conversations avec ses amis Isaac Löwy et Jiří Langer ? Les deux hypothèses sont possibles et complémentaires. Quoiqu’il en
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il parle dans les pages précédentes du journal. Il parle de fin et d’étouffement. On le sent très malheureux, pris dans un temps intérieur extrêmement rapide, qui détonne avec le temps extérieur toujours fidèle à lui-même : tic-tac, tic-tac. Il sent son œuvre comme un assaut contre les frontières du monde, de la terre et du ciel, contre les frontières qui sont limites et limitations, et qui empêchent de sentir et s’élancer dans l’infini. La littérature peut faire cette brèche dans la finitude et ouvrir à une transcendance, à un ailleurs où l’on se sent bien chez soi, Heimlich dit la langue allemande. At home, disent les Anglais, dans une expression anglo-saxonne très proche. C’est cette dimension du chez-soi et en même temps de l’ailleurs qu’offre la littérature qui est une forme de « leçon secrète », de Geheimlehre, une façon pour lui de souligner que le secret, le caché, est en lien avec l’intime de la maison, Heim, et qu’en tout cas, ils participent de la même racine lexicale et c’est beaucoup pour lui. Assaut contre les frontières qui étouffent le corps et l’esprit, la Kabbale lui donne ce sentiment d’être chez lui, dans une chaude et protectrice intimité qui lui donne la force de respirer amplement, paisiblement. Qui donne de l’amplitude et des horizons à la respiration physique et psychique. Respiration si importante au moment où il sent les effets de sa maladie se refermer sur lui comme un étau dont il traduit le sentiment par quelques notations qui précèdent cette réflexion sur la Kabbale :
Et, pour lui, la Kabbale, c’est ce souffle de l’écriture, ce souffle de la vie. Et Scholem, comme je l’ai déjà précisé dans la note introductive, ne se trompait pas lorsqu’il disait à ses élèves qui lui demandaient quelle était d’après lui la meilleure introduction à la Kabbale : « Aujourd’hui pour comprendre la Kabbale, il faut lire les livres de Kafka, et avant tout Le Procès8. » Une phrase que l’on peut comprendre de différentes façons. Scholem en fait une lecture que je compléterai par quelques remarques : « L’exégèse mystique apparaît essentiellement comme un déchiffrement. La nouvelle révélation qui échoit au mystique se présente comme une clé de la Révélation. Bien plus même lorsque la clé elle-même a été perdue, il reste encore le désir infini de la rechercher. Telle est la situation qu’évoquent les œuvres de Kafka, où les impulsions mystiques, ramenées à ce degré zéro où elles semblent sur le point de disparaître, n’en continuent pas moins à se manifester avec une efficacité Infinie. Mais telle avait déjà été, il y a mille sept cents la situation vécue par certains talmudistes mystiques, situation que l’un d’entre eux, dont nous ignorons le nom, résume admirablement et de manière quasi clandestine. Origène rapporte en effet dans son commentaire des Psaumes qu’un savant “hébraïque” (sans doute un membre de l’Académie rabbinique de Césarée) lui aurait raconté l’apologue suivant : “Les Saintes Écritures ressemblent à une vaste maison aux ‘chambres innombrables ; devant chaque chambre il y a une clé, mais ce n’est pas la bonne. Toutes les clés ont été mélangées, et notre tâche, difficile et grandiose à la fois, consiste à découvrir, pour chaque chambre, la clé qui lui convient’.” Cet apologue, qui semble évoquer par avance, au sein de la tradition talmudique à l’époque de son apogée, une situation kafkaïenne par excellence, sans lui conférer pour autant la moindre connotation négative, nous montre en même temps à quel point le monde de Kafka appartient, en dernier ressort, à la généalogie de la mystique juive9. »
« Deux enfants, seuls dans l’appartement, grimpèrent dans une grande malle, le couvercle retomba, ils ne purent l’ouvrir et étouffèrent6. » Et quelques lignes plus loin : « C’est un certain bonheur, indéniablement, que de pouvoir tranquillement écrire : “S’étouffer est une horreur inconcevable.” Inconcevable, certes, donc de nouveau rien n’aurait été écrit7. » Réflexion un peu dialectique qui semble dire que c’est un bonheur de pouvoir écrire la phrase « S’étouffer est une horreur inconcevable », car déjà le fait de pouvoir l’écrire est une forme de vie et une respiration formidable.
—
Ce que commente admirablement Stéphane Mosès :
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« 3 juillet 1916 : Première journée à Marienbad avec Felice. Porte à porte, clé des deux côtés11. »
« Ce passage est caractéristique de la conception de la vérité que Scholem attribue à Kafka, et qu’il décèle déjà à l’origine de l’histoire de la mystique juive. Il s’agit ici, comme dans sa théorie du “néant de la Révélation”, d’un cas limite de la connaissance, où la vérité, douée d’une plasticité presque illimitée, n’en continue pas moins à former l’horizon idéal de tout savoir. Certes, toutes les clés ont été mélangées ; mais, ce qui est plus décisif, il existe encore des clés, et l’espoir utopique de voir un jour chaque clé s’adapter à la serrure qui lui correspond définit encore le terme idéal de nos efforts. Il n’en reste pas moins vrai que, dans notre réalité vécue, cette recherche de la vérité ne connaît pas de terme. C’est peut-être pourquoi les textes de Kafka, qui mettent en scène une poursuite obsessive du sens, s’offrent à leur tour à un travail d’interprétation sans fin. Comme si Kafka avait fait de ce processus de recherche infinie le principe formel de sa propre œuvre ; comme si ses textes eux-mêmes reflétaient le processus toujours repris de leur propre interprétation10. »
Dans la situation existentielle compliquée dans laquelle il se trouve, Kafka écrit pour respirer, et sa respiration il va la trouver dans la plasticité combinatoire du zeruf salvateur. 1. Talmud de Babylone, traité Guittin 58a. Amar : kama merahéqna midoukhta plané ? Inguad pousta oupalga. 2. La Pléiade, tome III, p. 520, traduction Marthe Robert. 3. Franz Kafka, Journaux, Première traduction intégrale par Robert Kahn, Éditions Nous, 2020, pp. 764 et 765. Le texte allemand dit : « Diese ganze Literatur ist Ansturm gegen die Grenze, und sie hätte sich, wenn nicht der Zionismus dazwischengekommen wäre, leicht zu einer neuen Geheimlehre, einer Kabbala, entwickeln können. Ansätze dazu bestehen. » 4. Milan Kundera, L’Art du roman, Gallimard, 1986. 5. Maurice Blanchot suit aussi cette hypothèse, voir Maurice Blanchot, « Kafka et l’exigence de l’œuvre », in L’Espace littéraire, collection Folio, Gallimard, 1988. 6. Journal, le 6 décembre 1921, traduction Robert Kahn, op. cit., p. 762. 7. Ibid., p. 763. 8. Gershom Scholem, Walter Benjamin, histoire d’une amitié, traduction Paul Kessler, Calmann-Lévy, 1981, p. 146. Cité et commenté par Stéphane Mosès dans L’Ange de l’histoire, sous-titré Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Le Seuil, 1992, p. 215.
Oui ! Il existe encore des clés. Et parmi celles-ci, il semble que l’une des plus importantes est celle que l’on découvre au cœur de la Alt-Neu-Shul, et qui donne naissance au Golem et à la mémoire inconsciente et infinie dont il est porteur : la source même de la vie dans le jeu infini des permutations des lettres aux fondements de la matière de la vie, et que la sagesse du zeruf perpétue de génération en génération. Et il est fort possible que dans l’apologue du rabbin de l’Académie de Césarée qui parle des clés mélangées, il soit aussi question en filigrane de ce grand mouvement de permutation que nous évoquons tout au long de ces pages. Et il est important, je crois, de souligner que le texte des Trois maisons qui fait l’objet de la présente réflexion est écrit, comme je l’ai déjà dit, lors du séjour de Kafka avec Felice à Marienbad. Séjour important qui cherche à « vérifier » la plausibilité d’un mariage et d’une vie commune. Mais, à l’hôtel où ils sont descendus, chacun possède sa chambre. Deux chambres séparées, mais contiguës, accolées l’une à l’autre, comme les Trois maisons qui se heurtent de notre texte. En allemand, « chambres contiguës » et « chambres qui se heurtent » se disent de la même façon ! Et juste avant le texte des Trois maisons, sur la même page du journal, Kafka écrit :
9. Gershom Scholem, La Kabbale et sa symbolique, traduction Jean Boesse, Paris, Payot, 1980, p. 20, cité par Stéphane Mosès, op. cit., p. 237. 10. Stéphane Mosès, op. cit., p. 237. 11. Journaux, traduction Robert Kahn, op. cit., p. 683.
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21. Kafka et l’hébreu
Cet hébreu littéraire va suivre une évolution intéressante : « Alors qu’au départ l’hébreu moderne était très proche de l’hébreu biblique et donc se présentait avec un lexique, une syntaxe et souvent des thèmes très traditionnels, “il évolua en y intégrant toutes les couches de la langue hébraïque, l’hébreu rabbinique, médiéval, celui de la Renaissance ainsi que les rénovations modernes et les emprunts aux langues étrangères comme le yiddish et le russe. Ce constat est pertinent pour les grands classiques nés en Europe et pour lesquels l’hébreu moderne était encore une langue acquise, tels H. N. Bialik (1873-1934) ou S. Tshernichovsky (18751943) qui a beaucoup travaillé le personnage du roi Saül pour la poésie, et Y. H. Brenner (1881-1921) ou plus encore S. Y. Agnon (1888-1970) pour la prose. Ce sont eux qui ont libéré la langue littéraire du modèle uniquement biblique typique de l’époque de la Haskala3.” »
« Ma sœur a un secret pour moi. Elle a un petit calendrier que pour une part, même, elle n’a eu qu’à cause de moi, car le monsieur qui a donné à chacun un calendrier de ce genre, je le connais depuis plus longtemps qu’elle et c’est pour me faire plaisir qu’il a apporté les calendriers. Donc, c’est dans ce calendrier qu’elle a noté ou déposé son secret, mais le calendrier lui-même, elle l’a mis dans un plumier qui ferme à clé, et la clé… » Franz Kafka1
K
afka parlait allemand, tchèque, s’éprit du yiddish, mais, à partir de 1917, se mit à l’hébreu. Une langue déjà abordée, effleurée, faudrait-il dire, de manière balbutiante dès 1896, à l’occasion de sa bar-mitsva, qui eut lieu le 13 juin 1896 à la Zigeuner-Synagogue. Ce jour-là, il lut dans la Tora un passage qu’il avait appris par cœur, selon son propre témoignage que l’on trouve dans La lettre au père2.
C’est cet hébreu que va rencontrer Kafka, hébreu comme langue vivante et moderne, puisant ses racines dans l’ancienne langue de la Bible et de ses commentaires. Hébreu moderne que le sionisme remit à l’honneur comme langue du futur « État juif », selon les termes de Herzl ou d’Erets Israël, le pays d’Israël, comme on disait à l’époque.
L’hébreu est une langue très importante pour lui, car elle va le ramener au plus proche d’une identité solide dont il sent qu’il a besoin, au moment même où la maladie l’affaiblit considérablement.
1. La Pléiade, tome II, p. 398. 2. Les archives Kafka ont conservé le carton d’invitation de la bar-mitsva de Franz Kafka, écrit uniquement en allemand, signé Hermann Kafka et donnant l’adresse où les Kafka habitaient à l’époque : Zeltnergasse 8. D’après le calendrier perpétuel à notre disposition, le 13 juin 1896, 2 Tamouz 5656, était le samedi de la péricope qorah, c’està-dire que le texte lu ce jour-là à la synagogue était le passage du Livre des Nombres 16, 1 à 18, 32. Le titre de ce passage, qorah, est le nom d’un opposant à Moïse qui tenta de se révolter et de faire sécession. L’affaire se termina mal. Le mot qorah est intéressant, car il signifie « chauve » et « glace ». La glace est un mot important dans l’œuvre de Kafka. Voir la lettre à Oskar Pollak du 27 janvier 1904 : « Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée qui est en nous. Voilà ce que je crois. »
L’hébreu va lui permettre de renouer avec une filiation lointaine, avec des ancêtres et une tradition qui donnent un poids nouveau à sa vie. Sans doute, le fait que l’hébreu et, à sa suite, le yiddish s’écrivent de droite à gauche, à l’inverse des langues latines, comme si donc elles retournaient en arrière, n’est pas étranger à la fascination de Kafka pour ces langues. Et je pense à cette horloge de l’hôtel de ville juif de Prague qui jouxte la Alt-Neu-Shul dont les chiffres sont des lettres hébraïques et qui tourne dans le sens inverse des aiguille d’une montre « classique ».
3. Masha Itzhaki, La Littérature hébraïque contemporaine dialogue avec la Bible. G. Ayoub & A. Guetta. La Langue et le Sacré, Geuthner, pp. 381-400, 2017. Voir aussi Gershom Scholem, Samuel-Joseph Agnon : le dernier classique hébraïque, in Fidélité et Utopie. Essai sur le judaïsme contemporain, Calmann-Lévy, 1978, p. 187.
Dès le milieu du xixe siècle, les écrivains reviennent à l’hébreu comme langue littéraire, alors que nombre d’entre eux écrivaient alors spécifiquement en yiddish, la langue que parlait et comprenait la plus grande majorité du peuple juif de cette Europe de l’Est.
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Ses professeurs d’hébreu furent, pour les plus connus, Isaac Löwy, Jiří Langer, Karl Tieberger et Puah Ben Tovim2. Le livre : celui de Moses Rath, le Lehrbuch der hebräischen Sprache für Schul- und Selbstunterricht, mit Schlussel und Worterverzeichnis, un livre édité en 1917 et qui aura un grand succès et plusieurs éditions. En bon élève, Kafka recopiait les leçons dans des cahiers, qui constituent ce que l’on nomme aujourd’hui Les Cahiers d’hébreu de Franz Kafka et qui sont une mine pour le chercheur. Il est intéressant de noter, pour celui qui douterait que c’est bien dans le livre de Rath que Kafka a appris l’hébreu, que la manière qu’il a d’écrire les lettres guimel et qouf en écriture cursive, très caractéristique chez Rath, se retrouve à l’identique chez Kafka ! Kafka recopiait très scrupuleusement les leçons de vocabulaire sur deux colonnes par page, hébreu-allemand. Le nombre de mots que Kafka acquit ainsi est impressionnant et permet de découvrir si quelques jeux de mots surprenants et inédits ne se cacheraient pas au détour de telle ou telle image, de telle ou telle expression, reprises dans l’un de ses textes courts, dans son journal, dans ses récits, romans ou dans sa correspondance. Par exemple, je note juste que, sur une même page, nous avons les mots péchèr et paroch qui signifient « commentaire » et « expliquer », deux mots anagrammes l’un de l’autre. Anagrammes, dont nous avons vu à quel point elles ont une importance fondamentale dans l’œuvre de Kafka. On peut y lire aussi le mot gaon qui signifie « génie », un mot qui revient souvent sous sa plume et en particulier dans le passage si fondamental du Journal en date du 16 janvier 1922, où il parle de son rapport à la Kabbale et à la doctrine secrète que pourrait constituer son écriture.
—
Manuel d’hébreu (Lehrbuch) de Moses Rath dans lequel Kafka apprit l’hébreu en autodidacte. Ici, l’édition de 1920. Kafka a sans doute utilisé la première édition de 1917.
22. Le Lehrbuch de Moses Rath « On nous apporta une petite armoire ancienne. Le voisin l’avait héritée d’un lointain parent qui lui avait laissé cet unique legs, il avait essayé de l’ouvrir par tous moyens et comme il n’y était par parvenu, il l’avait apporté à mon patron. Ce n’était pas une tâche facile. Non seulement il n’y avait pas de clé, mais encore on ne trouvait pas de serrure. Ou bien il y avait quelque part un mécanisme secret dont seul un homme très expérimenté dans ces sortes de choses aurait pu trouver le déclenchement, ou bien l’armoire ne s’ouvrait pas du tout et il n’y avait qu’à la forcer, ce qui, assurément était très facile à faire. » Franz Kafka1
1. La Pléiade, tome II, p. 409. 2. Sur cette question de Kafka et de l’hébreu, je renvoie au livre de Jacqueline SudakaBénazéraf, Les Cahiers d’hébreu de Franz Kafka, Éditions Retour à la Lettre, 2004.
C
omment Kafka a-t-il appris l’hébreu ?
Il va l’apprendre avec différents professeurs, mais aussi dans un livre.
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23. L’énigme de l’écureuil
« Das Klettern ְס ָנִאיתEs war ein Eichhörnchen, es war ein Eichhörnchen, eine wilde Nuß-Aufknackerin, Springerin, Kletterin und […] »
« Tu es debout devant le miroitement d’une flaque, tu n’es ni fatigué, ni triste, ni songeur, tu es simplement là dans toute ta pesanteur terrestre et tu attends quelqu’un. Et voilà que tu entends une voix dont le son te fait sourire avant même que les paroles te parviennent : Viens avec moi , dit la voix. Mais il n’y a personne à l’entour avec qui tu pourrais aller […] » Franz Kafka1
Une note de bas de page ou à la fin de l’ouvrage, à ce momentlà, aurait transcrit et traduit ce mot pour éclairer le lecteur sur l’étrange incursion de ces lettres dans le texte de Kafka. Par exemple : « Le troisième mot de ce texte est écrit en hébreu dans le manuscrit original, il se lit Senaït , et est la transcription du mot hébreu ְס ָנִאיתqui signifie écureuil . »
À
propos de l’hébreu chez Kafka, je voudrais m’arrêter sur un mot hébreu, le seul de toute son œuvre qui est écrit en hébreu, en caractères hébraïques cursifs. Le récit se trouve à l’intérieur même du texte allemand, dans un court récit du Cahier petit in-quarto noir qui date, selon les éditeurs, de l’automne 1923. Il s’agit du mot « écureuil ». Sur une même page, on trouve quatre textes : une phrase et trois passages, dont l’un est inachevé. Les liens entre les quatre textes vont se dévoiler au fur et à mesure de l’analyse.
Soit, en allemand : Das dritte Wort dieses Textes ist im Originalmanuskript auf Hebräisch geschrieben, es lautet’ Senaït und ist die Transkription des hebräischen Wortes ְס ָנ ִאית, welches « Eichhörnchen » bedeutet.
—
—
Mais remercions les éditeurs allemands – et je pense bien sûr à Max Brod qui dut en être le premier transcripteur – de ne pas avoir adopté ce choix, car la recherche serait peut-être passée à côté de quelque chose d’important. En tout cas, c’est ce que je vais montrer, en insistant sur les deux traductions, notes et commentaires proposés dans les éditions françaises.
Les premiers transcripteurs du manuscrit de Kafka ont transcrit le mot hébreu en caractères latins, ne permettant plus sa réelle prononciation pour le lecteur non averti, ni d’ailleurs pour le lecteur averti qui ne peut identifier immédiatement qu’il s’agit d’un mot en hébreu. Faites-en vous-même l’expérience.
—
Das Klettern Senait Es war ein Eichhörnchen, es war ein Eichhörnchen, eine wilde Nuß-Aufknackerin, Springerin, Kletterin und ihr buschiger Schwanz war berühmt in den Wäldern. Dieses Eichhörnchen, dieses Eichhörnchen war immer auf der Reise, immer auf der Suche, es konnte nichts darüber sagen, nicht weil ihm die Rede fehlte, aber es hatte nicht die allergeringste Zeit.
Marthe Robert, dès 1957, traduit ce texte et le fait figurer dans le recueil Préparatifs de noces à la campagne2 : Le grimper. Senait(a). C’était un écureuil, c’était un écureuil, un farouche casseur de noix, sauteur, grimpeur, et sa queue broussailleuse était célèbre dans les bois. Cet écureuil, cet écureuil était toujours en voyage, toujours en quête, il ne pouvait rien dire là-dessus, non que la parole lui manquât, mais il n’avait pas le moindre petit instant.
Si l’on montre ce texte à un lecteur allemand, il notera qu’il y a un mot qu’il ne comprend pas, mais à aucun moment il ne pourra imaginer que c’est de l’hébreu. Et pourtant !
Dans la nouvelle traduction de la Pléiade de 2018, sous la direction de Jean-Pierre Lefèvre, on découvre la traduction suivante :
Le texte aurait dû être publié ainsi :
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24. Une faute d’orthographe ?
L’escalade – Senait – C’était un écureuil, un écureuil femelle, une petite créature sauvage qui croquait des noix, sautait, escaladait, et sa queue touffue était célèbre dans les bois. Cet écureuil, cet écureuil était toujours en voyage, toujours en quête, il ne pouvait rien en dire, non que la parole lui manquât, mais il n’avait pas le temps pour cela, pas la moindre seconde.
Fenêtre sur rue « Qui vit dans l’abandon et souhaiterait pourtant, ici ou là, quelque part, établir un lien, qui désire, compte tenu des changements de l’heure, du temps, des conditions de travail, et autres, apercevoir simplement un bras quelconque, n’importe lequel, où il puisse se tenir – celui-là ne pourra longtemps se passer d’une fenêtre sur rue. Et s’il en est à ne rien chercher du tout et à s’approcher seulement du rebord de la fenêtre, en homme las, les yeux tantôt levés tantôt baissés, entre public et ciel, et il ne veut pas, et il a légèrement penché la tête en arrière, alors malgré tout, les chevaux, en bas, l’emportent dans leur cortège de voitures et de vacarme pour l’entraîner finalement dans le concert des hommes. » Franz Kafka1
Très proches, mais très différents en plusieurs points essentiels. Dans l’édition et la traduction de Marthe Robert, le texte était accompagné d’une note en bas de page signalée par un (a) : (a) Senait ; écureuil en hébreu. Le mot est écrit en caractères hébraïques dans le manuscrit. 1. La Pléiade, tome II, p. 611. 2. Franz Kafka, Préparatifs de noces à la campagne, Gallimard, 1957, collection du Monde entier, p. 224. Dans la partie « Cahiers divers et feuilles volantes », que l’on retrouve dans l’édition de la Pléiade, tome II, p. 792. Dans les notes, Marthe Robert hésite sur la date de l’écriture de ce texte et reste prudente en suggérant 1917. Sans doute avait-elle bien fait puisque la critique plus récente les date de 1923, mais toujours avec un point d’interrogation. Je ne suis pas opposé à la date de 1917, car c’est la date à laquelle Kafka commence à apprendre l’hébreu et découvre sans doute à cette occasion le livre de Rath dans sa première édition.
M
ais voici la note et le commentaire de l’édition de JeanPierre Lefèvre que l’on trouve en fin de volume de la Pléiade, à la page 1273 : s [l’escalade — senait… (Das Klettern Senait…). – Senait est la transcription (conforme à celle que donnent tous les éditeurs depuis Brod) du mot que Kafka a écrit dans l’hébreu manuscrit qui servait à écrire le yiddish et dont les caractères diffèrent de l’alphabet hébraïque moderne d’imprimerie.
Petite précision : il ne s’agit pas « de l’hébreu manuscrit qui servait à écrire le yiddish et dont les caractères diffèrent de l’alphabet hébraïque moderne d’imprimerie », mais tout simplement de l’écriture cursive que tout élève et toute personne écrivant à la main utilisait, et utilise encore aujourd’hui, pour écrire l’hébreu. La distinction hébreu/yiddish n’entre pas ici en ligne de compte. Et il faut préciser encore que ces caractères cursifs existent aussi comme caractères modernes d’imprimerie à côté des caractères dits « carrés », et là encore, écrivant indifféremment l’hébreu et le yiddish.
— La note poursuit : « Senait correspond au mot « écureuil », semble-t-il fautive-
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ment, car il n’y a pas de lettre finale ayant la consonance du t dans le mot hébreu 2 . Mais peut-être s’agit-il d’une variante yiddish ou d’un diminutif ? »
« Georg a le même nombre de lettres que Franz. Dans Bendemann, « mann » n’est qu’un renforcement de « Bende » proposé pour toutes les possibilités du récit que je ne connais pas encore. Mais Bende a le même nombre de lettres que Kafka et la voyelle e s’y répète à la même place que la voyelle a dans Kafka. Frieda a le même nombre de lettres que F. et la même initiale, Brandenfeld a la même initiale que B. et aussi un certain rapport de sens avec B. par le mot « feld ». Il se peut que la pensée de Berlin n’ait pas été sans m’influencer et que le souvenir de la marche de Brandebourg ait également joué un rôle. »
— Mais si, comme je viens de le suggérer, Kafka était attentif à la moindre lettre, à la moindre voyelle, à leur place dans le mot et aux initiales, donc aussi aux majuscules, pourquoi écrit-il ְס ָנ ִאית/« senaït » avec un « tav » final ? Pourquoi, à l’évidence, semble-t-il faire une faute d’orthographe, comme le suggère Jean-Pierre Lefèvre ?
—
1. Franz Kafka, Contemplation, traduit de l’allemand par Corinna Gepner, édition présentée par Bettina Augustin, Le Castor Astral, 1995, p. 75.
Page manuscrite de Kafka où se trouve le mot senaït, « écureuil » écrit en hébreu cursif.
2. C’est moi qui souligne. 3. Voir par exemple le Larousse, p. 499. Dictionnaires Klein et Jastrow.
Surprenante remarque ! En écrivant le mot senaït en hébreu, ְס ָנ ִאית, dont la transcription éditoriale officielle est Senait, Kafka aurait fait une faute d’orthographe, ou aurait utilisé une variante yiddish, ou un diminutif. Affirmation étonnante, mais appuyée par une remarque qui ne laisse aucun doute car, précise la note du traducteur, « il n’y a pas de lettre finale ayant la consonance du t dans le mot hébreu ». Et la vérification du mot dans les différents dictionnaires, hébreux ou araméens, le confirme immédiatement : l’écureuil se dit ְס ָנ ִאיet se transcrit Snaï ou Senaï, au pluriel ְס ָנ ִאים, Snaïm ou Snaïn3.
25. Au bonheur des index « De tous les jeunes gens, tu es le seul à qui j’aie vraiment parlé, et s’il m’arrivait de parler à d’autres, ce n’était qu’en passant, ou à cause de toi, ou par ton intermédiaire, ou en fonction de toi. Entre beaucoup d’autres choses, tu étais aussi pour moi une fenêtre à travers laquelle je pouvais regarder la rue. » Franz Kafka1
Kafka aurait-il fait une erreur si grossière ? Ses cahiers d’hébreu témoignent d’un apprentissage méticuleux, attentif à la grammaire et à la moindre lettre, comme il l’était aussi en ce qui concerne l’allemand. En effet, dans un texte du Journal daté du 11 février 1913, Kafka explique pourquoi, dans Le Verdict, il a donné à son héros le nom de Georg Bendemann. Kafka écrit :
I
l y a des jours où ce n’est pas seulement le soleil qui éclaire le monde, mais aussi certaines pensées qui surgissent souvent « tout à coup », plötzlich dit l’allemand, pitom dit l’hébreu. Intuitions fulgurantes qui effleurent l’esprit, et qu’avec l’expérience on sait, on sent qu’il est important de prendre au sérieux.
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L’intuition était simple. Kafka n’avait pas pu faire une faute d’orthographe ! Il ne faisait que transmettre un savoir qu’il avait reçu. Mais d’où et de qui ? Jiří Langer ? Isaac Löwy ? Karl Tieberger ? Puah Ben Tovim ? Un des grands talmudistes rencontrés à la synagogue Alt-Neu ? Comment trouver cet écureuil toujours en voyage ? Dans quelle forêt se cachait-il ? Dans quel arbre, sur quelle branche et sous quelle feuille ?
Je le reçus en quelques jours, la poste sait faire des miracles. Je dois dire que lorsque j’ouvris le petit colis, dont les timbres indiquaient la provenance – New York, USA –, je ressentis une joie très profonde, comme si, pour la première fois, après tant d’années consacrées à l’œuvre de Kafka, ce n’était plus seulement un livre que j’allais rencontrer, mais un peu de la personne de l’écrivain. Émotion rare du chercheur qui se trouve devant un document exceptionnel. Un sentiment que j’avais ressenti, mais différemment, quand au début des années 1990, j’avais eu la chance d’accéder au manuscrit de La Métamorphose que j’avais pu photocopier intégralement et sous haute surveillance dans les sous-sols de la Bibliothèque nationale d’Israël, à l’Université de Givat-Ram, à Jérusalem. Comme si je tenais dans les mains le même exemplaire que Kafka avait possédé dans sa bibliothèque. Un livre qu’il avait vu, lu et touché ! Qui sait ?
— Mais si c’était lors d’une de ses leçons d’hébreu qu’il avait rencontré ce mot et cette petite créature à la « queue buissonnante », selon sa formule ? Mais comment vérifier ? Oui ! Si c’était tout simplement un mot qu’il avait rencontré lors de l’une de ses leçons apprises dans le Lehrbuch de Moses Rath, ce livre pour les autodidactes dont tous les témoignages s’accordent que Kafka les suivait scrupuleusement, recopiant les listes de mots, faisant les exercices de grammaire, les thèmes et les versions proposés par cet ouvrage ?
— Mais comment retrouver cet écureuil dans les 376 pages et un peu plus du livre ? En feuilletant le Lehrbuch, on s’aperçoit tout de suite que sa structure est très particulière. Il est composé de deux parties de 188 pages chacune. L’une, qu’on appellera « allemande », se lit de gauche à droite comme un livre en allemand, et l’autre, qu’on appellera « hébraïque », se lit de droite à gauche comme un livre en hébreu. 150 leçons structurent chacune des parties. Théorie, grammaire et lexique hébreu-allemand dans la partie « allemande » ; divers exercices pratiques, versions et textes de lecture dans la partie « hébraïque ». Et, exactement au milieu du livre, on trouve un index des mots présents dans le livre. Double index, en fait. Un index des mots hébreux et un index des mots allemands. Ce genre d’index que l’on consulte avec hésitation de peur de ne pas trouver ce que l’on cherchait. Angoisse de la déception du chercheur.
Hypothèse simple, évidente. Il suffisait de vérifier… Mais comment vérifier cette hypothèse ?
— Le Lehrbuch de Moses Rath ne fait pas partie des livres que je possède dans ma bibliothèque. Mais j’ai eu la chance, il y a quelques années, d’avoir fait la connaissance d’un antiquaire de livres hébraïques à New York. Il répondit immédiatement à mon mail m’annonçant, heureux, qu’il avait, bien qu’il soit relativement rare, plusieurs exemplaires de cet ouvrage, et qu’il m’enverrait le plus beau et le mieux conservé. Il opta pour la cinquième édition de 1920, accompagnée d’un petit fascicule intitulé Schlüssel zum Lehrbuch der hebraïsche Sprache, « Clés ». Les feuilles avaient jauni, couleurs d’automne, me précisa l’antiquaire, dont certaines étaient cassantes. Donc, à manipuler « avec délicatesse et amour », avait-il ajouté, formule dite avec sérieux par cet amoureux et protecteur des livres.
— Mais ici, le chercheur ne fut pas déçu et, très rapidement, je découvris la cachette du petit écureuil ! Quelle joie de découvrir le mot ְס ָנ ִאית/Senaït à la page 184 de la partie « hébraïque » et, dans l’index des mots hébreux, le mot s’écri-
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Dans la forêt Après le repas de midi, notre père dit : « Aujourd’hui, nous allons nous promener dans la forêt. » Nous voulons y aller aussi, me suis-je écrié, ainsi que mon frère Salomon. D’accord, répondit papa, mais avez-vous terminé vos devoirs ? Oui, nous avons étudié et nous les savons très bien, avonsnous répondu d’une seule voix. Nous voici tous à l’extérieur. Maman a mis dans le panier un délicieux goûter et l’a donné à notre gouvernante. La gouvernante a pris le panier et le porte en marchant derrière nous. Mon frère et moi chantons un chant en hébreu tout en sautant de joie. Papa et maman marchent lentement derrière nous. Nous voici arrivés dans la forêt, le soleil brille d’une chaleur agréable, les feuilles sur les branches ne bougent pas, les oiseaux chantent ici et là, un lièvre court non loin de nous, et sur une branche est assis un petit écureuil qui lèche la paume de sa main. Notre mère étend la nappe sur le sol, sur laquelle nous nous asseyons pour nous reposer de la fatigue du chemin, car nous sommes tous fatigués. Tout à coup, un vent léger commence à souffler. Les feuilles, comme si elles se réveillaient de leur sommeil, se mettent à bouger et les arbres à bruire. Après quelques instants, nous voyons un petit nuage dans le ciel et le nuage va en grandissant, le vent devient fort et bruyant. Alors nous nous levons et nous décidons de retourner à la maison. Mais à peine avons-nous fait quelques pas que la pluie commence à tomber. Papa et maman ont oublié de prendre un parapluie et, en quelques instants nous sommes entièrement trempés. Nous courons rapidement à la maison !
vant avec un « t » final, exactement selon l’orthographe du mot présent dans le texte de Kafka ! 1. Franz Kafka, lettre à Oskar Pollak du 9 novembre 1903, la Pléiade, tome III, p. 567. Cité par Gérard Wajcman in Fenêtre, Chronique du regard et de l’intime, Verdier, 2004.
26. La leçon n° 63 « J’aimerais surtout m’occuper des pivoines, parce qu’elles sont si fragiles. … Un oiseau est entré dans la chambre … » Franz Kafka1
L’
élève Kafka n’a donc pas fait de faute d’orthographe ! À la leçon n° 63 indiquée par l’index, nous découvrons une leçon comme toutes les leçons de ce livre, qui se dédouble en une leçon de vocabulaire dans la partie « allemande » et une leçon de grammaire et d’exercices, une version par exemple, dans la partie « hébraïque ». Dans le vocabulaire, à la page 85, on trouve donc le mot ְס ָנִאית avec sa traduction Eichhörnchen. Sur la colonne de gauche, on trouve aussi, par exemple, le mot batsir, traduit Herbst et Weinlese, « automne » ou « vendanges ». Je le note, car cela va avoir une importance pour la suite de la démonstration. Je note aussi la présence du mot Plöztlich que j’ai utilisé plus haut pour dire la fulgurance de l’intuition. On verra qu’un lien souterrain et inattendu relie la traduction en hébreu de ce terme à celle de Eichhörnchen, c’est-à-dire notre mot Senaït.
— Si j’ai tenu à donner la traduction complète de ce petit texte, c’est qu’il permet de comprendre comment Kafka le métamorphose en texte littéraire dans la page que nous avons retrouvée de son manuscrit, avec le mot Senaït/ ְס ָנ ִאיתen hébreu. On y retrouve le mot « écureuil », bien sûr, mais aussi « arbre », « sauter », « maison », « feuille », « forêt », « vent », « se redresser », « réveiller » et « heureux2 ».
— On y trouve une version, un texte hébreu à traduire en allemand, dont je propose ici la traduction française. Il faut imaginer un texte de niveau de sixième, avec le côté un peu naïf que comporte cet exercice dont le but est de vérifier l’acquisition du lexique, de la grammaire et des expressions idiomatiques.
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Le voyage, je ne sais pas
Kletterer le « grimpeur ». Son féminin est die Kletterin.
Elle dort. Je ne la réveille pas. Pourquoi ne la réveilles-tu pas ? C’est mon malheur et c’est mon bonheur. Je suis malheureux de ne pouvoir la réveiller, de ne pouvoir poser le pied sur le seuil ardent de sa demeure, de ne pas connaître le chemin qui mène à sa demeure, de ne pas connaître la direction dans laquelle se trouve ce chemin, de m’éloigner de plus en plus d’elle, aussi faible que la feuille morte qui dans le vent d’automne s’éloigne de son arbre, et qui plus est : jamais je ne fus attaché à cet arbre, je suis une feuille morte dans le vent d’automne3, mais une feuille qui ne vient pas d’un arbre. Je suis heureux4 de ne pouvoir la réveiller. Que ferais-je si elle se redressait, si elle se levait de sa couche, si je me levais de ma couche, si le lion se levait de sa couche, et si mon rugissement retentissait à mes oreilles anxieuses.
Puis vient le terme de Senait/Senaït/ ְס ָנִאיתque Kafka, en bon élève, a identifié comme nom féminin. Dès la leçon 11 du Lehrbuch9, on apprend en effet que tous les substantifs se terminant en « it », en dehors de nombreuses exceptions, sont féminins10. Mais si le mot seul, en dehors d’une phrase, peut laisser douter sur son genre, lorsqu’il est accompagné d’un adjectif, le doute tombe immédiatement, ce qui est le cas pour notre petit écureuil qui, dans la version de la leçon n° 63, est décrit comme un senaït qetana, c’est-à-dire, sans ambiguïté, « une petite écureuil femelle ». L’adjectif hébreu se terminant en « a » est toujours féminin, comme la plupart des substantifs et des verbes. La phrase complète de la version souligne avec force le caractère féminin de cette petite écureuil, en écrivant ve’al ‘anaf yasheva senaït qetana velaqeqa èt kapa : « sur une branche était assise (yasheva) une petite écureuil (senaït) qui léchait (laqeqa) la paume de sa main (kapa) ». Il n’en fallait pas tant pour définitivement faire de cet animal une petite grimpeuse.
Je demandai à un promeneur que je rencontrai sur la route de campagne si derrière les sept mers se trouvaient les sept déserts et derrière eux les sept montagnes, et sur la septième montagne le château et en h(aut)5.
L’allemand dit das Eichhörnchen. C’est un mot neutre, avec deux synonymes, neutres aussi : das Eichhorn et das Eichkätzchen. La racine commune est die Eich, le « chêne » ; Horn signifie « corne » et Hörnchen, « petit corne » – une allusion, sans doute, à la forme des oreilles de l’animal – ; Kätzchen est le petit chat. L’écureuil serait ainsi un petit chat des chênes. Belle revanche pour un animal qui est souvent pris pour une souris à grande queue ! L’écureuil ou quand le chat devient souris11 !
L’escalade – Senait –, c’était un écureuil, un écureuil femelle, une petite créature sauvage qui croquait des noix, sautait, escaladait, et sa queue touffue était célèbre dans les bois. Cet écureuil, cet écureuil était toujours en voyage, toujours en quête, il ne pouvait rien en dire, non que la parole lui manquât, mais il n’avait pas le temps pour cela, pas la moindre seconde6. Dans cette transformation, la « promenade » devient « voyage », l’histoire familiale avec papa-maman disparaît et devient moins précise, la réalité des personnages s’estompe à part l’écureuil, ce qui le met particulièrement en valeur. Technique cinématographique de l’image claire au premier plan et floue derrière et autour.
Mais pourquoi le féminin est-il si important dans ce texte pour Kafka ? Il semble que cela lui permette d’écrire Kletterin plutôt que Klettern et lui permette ainsi un jeu de mots fondamental, au cœur même du projet de toute son œuvre, à savoir se découvrir lui-même, savoir qui il est. Qui est Franz ? Qui est Kafka ? Qui est celui qui signe ses lettres « Dr Franz Kafka », ou « Franz », ou simplement « K ». Il est heureux que ce soit Kletterin. Car ce mot peut se transformer, se permuter et se métamorphoser en In Letter K, c’est-àdire littéralement en « Dans la lettre K ».
L’écureuil apparaît dans le troisième texte qui commence avec un titre7. Das Klettern, un mot autour duquel se développe toute une constellation sémantique, que Marthe Robert traduit par un infinitif substantivé : « Le grimper ». En allemand, le verbe klettern signifie bien le fait de « grimper », que le dictionnaire Larousse traduit par la « varappe », un mot désuet8 synonyme de la « grimpe » ou de « l’escalade », qui est le choix de traduction de Jean-Pierre Lefèvre. Die Kletterei est « l’action de grimper » et der
KLETTERIN = IN LETTER K
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13. On peut repérer plus de huit mots identiques dans la page de Kafka sur l’écureuil et le texte biblique du buisson ardent, dans la traduction de Luther par exemple, mais pas seulement.
Art de la permutation des lettres, technique du zeruf, qui va devenir, comme je l’ai montré, un des aspects majeurs de l’œuvre de Kafka.
14. Klein et Jastrow. Il est à noter que le dictionnaire Jastrow publié en 1904 pouvait avoir été consulté par Kafka ou l’un de ses professeurs d’hébreu
Mais ce n’est pas tout ! Car si Kafka a pu écrire cette formule énigmatique : « Seul l’Ancien Testament voit, n’en rien dire encore12 », c’est que la lecture de l’Ancien Testament lui tenait à cœur et il le montre par de nombreuses notations dans son journal. C’est dans cet horizon que je propose la remarque suivante : tout le texte de Kafka est construit en une intertextualité magistrale avec l’épisode biblique du buisson ardent13. Les dictionnaires14 nous mettent sur cette piste en nous expliquant que le mot senaï est dérivé de l’expression houldat -hasenaïm, חולדת הסנאים, c’est-à-dire littéralement « la belette des buisson » et que senaï, סנאי, l’« écureuil » est donc dérivé directement du mot sené, סנה, le « buisson » du chapitre 3 de l’Exode. Ainsi, pour Kafka, Moïse n’aurait pas vu un buisson qui brûle, mais un écureuil dans un buisson dont la queue buissonnante couleur de feu lui aurait fait croire à un incendie du petit arbuste.
27. Une petite boîte à épices en argent « Il venait de terminer une lettre à un ami de jeunesse qui habitait l’étranger ; il commença par la fermer avec lenteur, puis le coude appuyé sur la table, se mit à regarder par la fenêtre la rivière, le pont et les ondulations de terrain de l’autre rive, recouvertes d’un vert léger. » Franz Kafka1
C
ette petite boîte à épices en argent que Kafka dit être la seule chose qu’il a héritée de son père questionne. Quelle fiction se cache derrière ces paroles ? Cette petite boîte à épices contient un mystère. Elle est le point de croisement de mille bobines de fil, qui viennent chacune de très loin et de lieux toujours inattendus. L’écureuil est passé par là. Le samedi soir, pendant la cérémonie de la Havdala, qui marque la séparation entre la sainteté du chabbat et le temps profane de la semaine, quatre éléments sont invités dans le rituel : le vin, le parfum, la lumière et la séparation.
Dès lors, pour Kafka, l’écureuil est la mémoire vivante et pérenne de l’expérience métaphysique de la rencontre de Dieu avec Moïse, expérience à chaque fois renouvelée par la vision d’un écureuil se promenant dans les bois. Expérience la plus Alt-Neu s’il en fut ! 1. Paperoles, extraits des feuillets de conversation, la Pléiade, tome III, pp. 1304 et 1305. 2. « Joie », simha en hébreu ; racine smh. C’est avec cette racine que l’on traduirait la phrase dans le texte de Kafka : « Je suis heureux de ne pouvoir la réveiller. » Ani saméah chééni yakhol leha’ir ota, ou chéani lo yakol leha’ir ota. 3. Comme je l’ai noté, le mot « automne », Batsir/Herbst, fait partie du lexique de la leçon n° 63.
Sur un plateau, attendent une bougie tressée, un verre de vin et une petite boîte à épices. Le maître de maison, devant la bougie allumée dans le noir, un verre de vin à la main, prononce la bénédiction sur le vin. Puis il prend la petite boîte à épices et prononce la bénédiction sur les parfums et, approchant ses ongles devant la bougie pour que les flammes s’y reflètent, il prononce la bénédiction sur la lumière, puis la bénédiction de la séparation du sacré et du profane.
4. Voir note 2. 5. En allemand, il y a juste la lettre « o ». 6. La Pléiade, Nouvelles et récits, traduction Jean-Pierre Lefèvre, pp. 932 et 933. 7. Bien que ce ne soit pas si clair que cela dans le manuscrit. 8. « Emploi comme nom commun de Varappe, nom d’un couloir rocheux du mont Salève, près de Genève. » (CNRTL) 9. Lehrbuch, op. cit. 10. Lehrbuch, op. cit. 11. L’écureuil est en fait un sciuridé, une famille de mammifères rongeurs dont le nom vient du latin scurius, dérivé du grec σκίουρος composé de σκιά, skiá, (« ombre ») et οὐρά, ourá (« queue »), cet animal étant capable de (se) faire de l’ombre avec la queue. (CNRTL).
La petite boîte à épices accompagne la mélancolie provoquée par le départ de l’âme supplémentaire que toute personne reçoit le vendredi soir à l’entrée du chabbat. Une légende mys-
12. Journal, 6 juillet 1916, la Pléiade, tome II, p. 417.
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Et dès lors, ne peut-on pas poser l’hypothèse que Le Château, son célèbre roman, serait « la métamorphose » littéraire de cette petite tour en forme de château ?
tique à laquelle Kafka fait allusion dans son journal. Le parfum redonne des forces. La tradition aschkénaze à laquelle appartient Kafka, et en particulier à Prague, utilise pour cette petite boîte à épices des petites tours en argent sous forme de maisons et de petits châteaux qui sont pour la majorité inspirés de la forme des toits de la ville de Prague, notamment ceux du château, le Hradschin2 ! Et dans ces petites tours à parfum, la tradition a choisi de mettre des clous de girofle, ziporèn (tsiporèn) en hébreu, dont le parfum est peu volatil et donc, reste fortement présent de semaine en semaine, sans perdre de sa fragrance. Bien évidemment, Kafka n’y fut pas insensible. Il connaissait bien ce rituel pour l’avoir vu à la synagogue de la Alt-Neu-Shul ou encore lors de ses visites aux rabbis hassidiques avec Langer, comme nous le savons par les différents récits qui sont relatés dans le journal.
— Anagrammatologie subtile qui nous invite peut-être à découvrir un ultime secret de l’œuvre de Kafka, celui de la Métamorphose ! Car j’ai insisté en passant sur le fait que le mot « génie », en allemand Genie, était l’un des mots qui fait à la fois partie du lexique de ses cahiers d’hébreu, mais aussi de la notation du 16 janvier 1922 sur la Kabbale, c’est parce il m’est devenu clair que cette littérature, « qui aurait pu devenir une nouvelle doctrine secrète, une nouvelle Kabbale », s’enracinait à la fois dans les temps anciens, mais aussi dans les temps nouveaux, Alt et Neu, c’est-à-dire qu’elle offrait cette expérience des mots en mouvement qui produisent des images du monde à chaque fois renouvelées par la permutation des lettres des mots, par le « génie du zeruf ».
Mais le long voyage que nous venons de faire nous a appris que Kafka construisait sa pensée avec des jeux de mots dont l’anagramme fut et est restée la reine. Dès lors, comment ne pas danser de joie quand nous découvrons que le mot ziporèn en hébreu est l’exacte anagramme en hébreu du mot zerafane, qui veut dire « qui les a permutées » ? Nous trouvons ces mots dans le Livre de la Création, déjà évoqué plus haut, qui enseigne que la création du monde fut réalisée avec les 22 lettres de l’alphabet, gravées, pesées et permutées (zerafane), littéralement qui en fait le zeruf !
— Dès lors, on appréciera la découverte de ce jeu de mots, d’une formidable et génialissime résonance dans toute l’œuvre de Kafka qui, consciemment ou inconsciemment, au cœur d’une rencontre des langues, allemande et hébraïque, nous fait comprendre pourquoi ce « génie du zeruf », en allemand Zeruf Genie, « en se réveillant un matin après des rêves agités, se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux Ungeziefer » !
( צפרןziporèn) ( צרפןzerafane)
ZERUFGENIE UNGEZIEFER
Mais comment, alors, ne pas continuer à danser quand on s’aperçoit que si l’on accueille cette invitation à permuter les lettres, celles-ci deviennent à leur tour un autre mot qui n’est ni plus ni moins Franz, le propre prénom de Kafka, écrit en hébreu ?
1. Le Verdict, in la Pléiade, tome II, p. 180. 2. Ce mot est d’une importance extraordinaire dans l’ensemble des recherches que nous présentons ici car Hradschin peut s’écrire en hébreu de la façon suivante :
( צפרןziporèn) ( פרנץFranz)
ִשׁין-ַח ְד ְשׁ avec un redoublement de la lettre schin. Un mot qui se prononce Hadschin et qui est une anagramme possible de yaschan-hadasch :
Ainsi, « De mon père je n’ai reçu qu’une petite boîte à épices en argent ! » est un héritage immense, car dans cette petite tour en argent, dans cette petite boîte à épices en argent, c’est luimême qu’il rencontre !
חדָ שׁ-ן ָ ָי ָשׁ littéralement « Alt-Neu » !
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ALT-NEU-KUNST
Biographie
–
Biography
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GÉRARD GAROUSTE
Expositions personnelles (sélection) / Solo Exhibitions (Selection) Gérard Garouste, Musée national
2022 d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris, France.
Correspondances. Gérard Garouste ∙
2021 Marc-Alain Ouaknin, Galerie Templon, Paris, France. Gérard Garouste – The Other Side,
2020 National Gallery of Modern Art, New Delhi, India.
Gérard Garouste Né à Paris en 1946. Vit et travaille en Normandie et à Paris.
Gérard Garouste, Center of Art,
2019 Aicha Fahmy Palace, Cairo, Egypt Gérard Garouste et l’École des Prophètes, Espace des droits de l’homme, Mairie du Chambon-sur-Lignon, Le Chambon-sur-Lignon, France Diane et Actéon, musée de la Chasse
2018 et de la Nature, Paris, France
Zeugma, le grand œuvre drolatique, Beaux-Arts de Paris, Paris, France Zeugma, Galerie Templon, Paris, France Les Garouste, complot de famille,
2017 Palais idéal du Facteur Cheval, château de Hauterives, France
À la croisée des chemins, BAM,
2016 Mons, Belgium
Born in Paris, 1946. Lives and works in Normandy and Paris.
Sèvres Outdoor, Cité de la céramique, Sèvres, France En chemin, Fondation Maeght,
2015 Saint-Paul-de-Vence, France
Obsession, maison particulière, Brussels, Belgium Contes ineffables, Galerie
2014 Daniel Templon, Paris, France
130
GÉRARD GAROUSTE
Walpurgisnachtstraum (Songe d’une
Kezive la ville mensonge, Galerie
2011 nuit de Walpurgis), Galerie Daniel
2002 Daniel Templon, Paris, France
Templon, Paris, France Gérard Garouste + La Source, Carré Sainte-Anne et Galerie Saint-Ravy, Montpellier, France
Gérard Garouste, La Dive Bacbuc, Festival de Saint-Denis, chapelle des Carmélites, musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis, Saint-Denis, France Gérard Garouste, château de Sédières, Clergoux, France
Gérard Garouste et les enfants
2010 de La Source, musée de Louviers, Louviers, France Rétrospective Gérard Garouste, Villa Médicis, Académie de France, Roma, Italy La Dive Bacbuc et Don Quichotte,
2009 médiathèque, Argentan, France
Le Murex et l’Araignée, hôtel de ville, Aubusson, France Dans l’œil du critique – Bernard LamarcheVadel et les artistes, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Paris, France Microspective Gérard Garouste,
2008 mairie de Lille, Lille, France
La Bourgogne, la Famille et l’Eau tiède, Galerie Daniel Templon, Paris, France L’Ânesse et la Figue,
Gérard Garouste, La Haggada et
2001 œuvres gravées, musée d’Art et
d’Histoire du judaïsme, Paris, France Gérard Garouste, musée des Beaux-Arts de Pau, Pau, France Gérard Garouste, musée d’Évreux, ancien évêché, Évreux, France Gérard Garouste, musée des Beaux-Arts de Tourcoing, Tourcoing, France Gérard Garouste, musée de l’Hospice Saint-Roch, Issoudun, France Ellipse, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, France Gérard Garouste, Rétrospective 1979–1991, Galerie Liliane & Michel Durand-Dessert, Paris, France
2000 chez La Fontaine, musée Jean-de-
Les Libraires aveugles, Fondation Mudima, Milano, Italy
La-Fontaine, Château-Thierry, France Don Quichotte, Correspondances : Coypel, Natoire, Garouste, Musée national du château de Compiègne, Compiègne, France
Saintes Ellipses, Panthéon,
Vitré ; Centre culturel Jacques Duhamel, Vitré, France La Dive Bacbuc, fondation d’entreprise Coprim, Paris, France Gérard Garouste, Peintures et gravures, Galerie de l’Ancien Collège, Châtellerault, France Don Quichotte, Gouaches, musée d’Ixelles, Brussels, Belgium
Cervantès, Don Quichotte, Garouste
2006 Galerie Daniel Templon, Paris, France
2005 Paris, France
L’Œuvre gravée de Gérard Garouste,
1998 galerie de l’artothèque de Vitré,
Gravures 1989–1996, Centre d’art
Quixote apocrifo, Galerie Liliane &
Portraits, Galerie Daniel Templon, 2004 Paris, France Saintes Ellipses, Festival d’automne,
2003 chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, Paris, France
1999 Michel Durand-Dessert, Paris, France
1997 contemporain/Passages, Troyes,
Lo clásico y las Indianas, Museo Nacional de Bellas Artes, Santiago, Chili Lo clásico y las Indianas, Centro Cultural Recoleta, Buenos Aires, Argentina Quixote apocrif, Le Rectangle, Lyon, France
France ; Espace Rachi, Paris, France ; salle de la Dragonne, Saint-JuireChampgillon, France Indiennes & œuvres récentes, salle SaintPierre & salle de la Fabrique, Avallon, France L’Œuvre gravée de Gérard Garouste, château prieural, Monsempron, France Tal la Rosée, Museo de Bellas Artes de Valencia, Valencia, Spain Gérard Garouste, schilderijen, werken op papier, Museum Commanderie van Sint-Jan, Nijmegen, The Netherlands
131
Le banquet (détail), 2021 Triptyque/Triptych
GÉRARD GAROUSTE
Abbaye Saint-André (avec Élisabeth
1989 Kunsthalle, Düsseldorf, Germany
France Couvent des Cordeliers, La Cassine, France Tal la Rosée, Galerie Liliane & Michel DurandDessert, Paris, France Nouvelles lithographies et gravures originales, Galerie Fall, Paris, France
Neue Bilder, Galerie Rudolf Zwirner, Köln, Germany Les Indiennes 1987–1989, Galerie Rudolf Zwirner, Köln, Germany Gérard Garouste, Stedelijk Museum, Amsterdam, The Netherlands
Galerie Raab, Berlin, Germany
1995 Galerie Raab, London, UK
Galerie Patrick Martin, Lyon, France Centre d’Art Moderne, Espace Mira
1994 Phalaina, Montreuil, France
Maison des Arts et Loisirs, Laon, France Œuvres récentes, Musée Mandet, Riom, France Galerie Liliane & Michel Durand-Dessert, Paris, France Le Qohelet (Gravures), Art, Culture
1993 et Foi, Saint-Séverin / Saint-Nicolas, Paris, France Galerie Zachęta, Warsaw, Poland
1992 Neue Arbeiten 1987–1991, Kunstverein Hannover, Hannover, Germany Œuvres récentes, Ernst Museum, Budapest, Hungary Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig, Vienna, Austria L’Ecclésiaste et Isaïe, série sur l’Ancien
1991 Testament (gouaches), Espace
des arts, Chalon-sur-Saône, France Galerie Liliane & Michel Durand-Dessert, Paris, France Recent Works, Belvedere, château de Prague, Prague, Czech Republic Gérard Garouste, Les Indiennes,
Le banquet (détail), 2021
1990 Touko Museum of Contemporary Art,
Triptyque/Triptych
Tokyo, Japan Gérard Garouste, Les Indiennes, Santa Monica Museum of Art, Los Angeles, USA
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Malerei-Zeichnung, Städtisches
1996 Garouste et Mattia Bonetti), Meymac,
Les Indiennes, Fondation Cartier
1988 pour l’art contemporain, Jouy-
en-Josas, France Gérard Garouste, Musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, Paris, France Musée Goya, Castres, France Obalne Galerije, Piran, Yougoslavia Leo Castelli Gallery, New York, USA Tableaux, encres, gouaches, Indiennes, Palais des Beaux-Arts, Charleroi, Belgium Hors du calme, Galerie Liliane &
1987 Michel Durand-Dessert, Paris, France Peintures de 1985 à 1987, CAPC-Musée d’Art contemporain, Bordeaux, France Le Débat du cœur et du corps,
1986 Galerie Liliane & Michel DurandDessert, Paris, France Musée d’Art contemporain, Montréal, Canada Leo Castelli Gallery,
1985 New York, USA
Galerie Hans Strelow, Düsseldorf,
1984 Germany
Galerie Cleto Polcina (en collaboration avec Gian Enzo Sperone), Roma, Italy La Cinquième Saison, Musée municipal de Bourbon-Lancy, Bourbon-Lancy, France Nature contre-nature, Galerie Liliane & Michel Durand-Dessert, Paris, France
GÉRARD GAROUSTE
Paintings and Drawings, Leo Castelli
1983 Gallery, New York, USA
Paintings and Drawings, Sperone Westwater Gallery, New York, USA Dall’enigma del canis major, Museo
1982 Civico d’Arte Contemporanea,
Gibellina, Italy L’Indien « héroïque ou idiot », Galerie Liliane & Michel Durand-Dessert, Paris, France Gérard Garouste, Études 1974–1981,
1981 Palazzo Ducezio, Noto, Italy
Cerbère et le Masque ou la Neuvième
1980 Combinaison, Galerie Liliane
& Michel Durand-Dessert, Paris, France La Règle du « je », Vereniging voor het Museum van Hedendaagse Kunst, Ghent, Belgium Comédie policière, Galerie Travers,
1979 Paris, France
La Règle du « je », Studio d’arte Cannaviello, Milan, Italy Dessins monumentaux, Galerie Zunini,
1969 Paris, France
Collections (sélection) / Collections (Selection) Berardo Museum, Lisbon, Portugal Bibliothèque nationale de France, Paris, France Carré d’art, Nîmes, France Hôtel de ville, Mons, Belgium Centre national des arts plastiques, France Église Notre-Dame, Talant, France Collection Institut d’art contemporain, Rhône-Alpes, France Domaine national de Saint-Cloud, Saint-Cloud, France Cathédrale d’Évry, France Fondation Cartier pour l’art contemporain Paris, France Fonds municipal d’art contemporain de la Ville de Paris, France Frac Aquitaine, France Frac-artothèque du Limousin, France Frac Champagne-Ardenne, France Frac des Pays de la Loire, France Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, France Jardins du Palais-Royal, Paris, France LaM - Lille Métropole musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut Villeneuved’Ascq, France Ludwig Museum im Deutschherrenhaus, Koblenz, Germany Ludwig Museum – Museum of Contemporary Art, Budapest, Hungary Musée d’Art moderne et contemporain, Strasbourg, France Musée d’Art moderne et contemporain Saint-Étienne Métropole, France Musée départemental d’Art contemporain de Rochechouart, France Musée national d’Art moderne – Centre Pompidou, France Musée de Valence, Valence, France Museum Het Valkhof, Nijmegen, The Netherlands Museum of Modern Art (MoMA) New York, USA
Namur Royal Theater, Namur, Belgium National Museum of Modern Art Tokyo (MOMAT), Tokyo, Japan Palais de justice de Lyon, France Appartement présidentiel du palais de l’Élysée, Paris, France Société Générale Art Collection, Paris, France Terrae Motus, Caserta, Italy Théâtre du Châtelet, Paris, France
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Le rabbin et le nid d'oiseaux , 2013 Huile sur toile, 162 x 130 cm Oil on canvas, 63 3/4 x 51 1/8 in.
GÉRARD GAROUSTE
Documentaires / Documentaries Le carnaval des confettis. 2021 L’Alt-Neu-Kunst de Marc-Alain Ouaknin réalisé par Olivier Garouste, produit par CinéAstre Gérard Garouste, En Chemin, écrit
2018 par Stéphane Miquel, réalisé par
Vivien Desouches, produit par André Djaoui, Tikkun Productions Gérard Garouste, Retour aux sources,
2013 réalisé par Joël Calmettes, Chloé Productions, Collection Empreintes, France 5
Commandes / Projects and Commissions Sculpture Le Défi du soleil, Domaine 2013 national de Saint-Cloud, 1984-2013, France Carnaval , 2021 Mine de plomb et fusain sur papier, 57 x 76 cm Graphite and charcoal on paper, 22 3/7 x 29 7/8 in.
Théâtre / Shows
Installation de peinture et fer forgé
1996 pour la Bibliothèque nationale de France, Paris, France
Vitraux de l’église Notre-Dame
1995 de Talant, Bourgogne, France
Sculpture Vierge à l’Enfant pour la cathédrale d’Évry, France Céramiques et sculpture
1994 monumentales pour le Palais de justice de Lyon, France Rideau de scène du Théâtre
1989 du Châtelet, Paris, France
Sculpture Le Défi du soleil, jardins
1984 du Palais-Royal, Paris, France
Plafond d’une pièce de l’appartement
1983 présidentiel au palais de l’Élysée, Paris, France
Ensemble de sculptures
2010 monumentales en bronze et de fresques en céramique, pour la réhabilitation du 23 rue de l’Université, Paris VII, France
Le Classique et l’Indien, spectacle de
2008 Gérard Garouste et Joël Calmettes ; avec Gérard Garouste et Denis Lavant, Théâtre du Rond-Point, Paris, France
Tapisserie Le Murex et l’Araignée,
2006 Aubusson, France
Sculptures à l’Hôtel de ville de Mons, Mons, Belgium
Le Classique et l’Indien, spectacle
1978 de Gérard Garouste, Festival
Transthéâtre Libération, Paris, France Frise dans la salle des mariages
2000 de l’hôtel de ville de Mons, Mons, Belgique, Belgium Plafond du foyer du Théâtre royal
1999 de Namur, Belgique
Le banquet (détail), 2021 Triptyque/Triptych
134
ALT-NEU-KUNST
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Catalogue édité à l'occasion de l’exposition Catalogue published for the exhibition
GÉRARD GAROUSTE Correspondances
Gérard Garouste · Marc-Alain Ouaknin Du 25 mars au 22 mai 2021 From March 25 to May 22, 2021
Gérard Garouste remercie vivement les collectionneurs qui ont permis, par leurs prêts amicaux, la réalisation de cette exposition.
28 RUE DU GRENIER SAINT-LAZARE 75003 PARIS | +33 (0)1 85 76 55 55
info@templon.com | www.templon.com Édition/Editor : Théa Chevalin Photos : Bertrand Huet-Tutti sauf/except p. 81 © Pierre Bergé & associés, grande tour à épices en argent, Allemagne, xviiie siècle, H. 27,5 cm ; p. 119 et p. 122 © DR Traduction/Translation : Charles Penwarden
Création, édition : Agence Communic'Art 23 rue du Renard – 75004 Paris Tél. : +33 1 43 20 10 49 www.communicart.fr Directeur de la création/Creative director: François Blanc Design : Georges Baur Coordination : Pascale Guerre Imprimé en Belgique/Printed in Belgium © Galerie Templon ISBN : 978-2-917515-40-2
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G
H
info@templon.com | www.templon.com
ISBN 978-2-917515-40-2 25€
30 RUE BEAUBOURG 75003 PARIS | +33 (0)1 42 72 14 10