



Paris | 23 mars - 13 mai 2023
Paris | 23 mars - 13 mai 2023
Ses tableaux n’exhibent pas des corps : ils sont corps. Corps de peinture traversés par des tensions contradictoires, dans un espace où s’affrontent les forces du sensible et de l’intime. His paintings do not exhibit bodies: they are bodies. Bodies of painting crossed by contradictory tensions, in a space where the forces of the sensitive and the intimate confront each other.
Agnès Fabre
Agnès Fabre a été pendant dix ans responsable de l’enseignement des arts plastiques et du cinéma dans l’académie de Créteil.
Elle est l’auteure de François Rouan. Biographie, paru en 2022 aux Éditions Galilée.
For ten years Agnès Fabre was responsible for the teaching of visual arts and cinema in the academy of Créteil.
She is the author of François Rouan. Biographie, released in 2022 (Galilée editions).
François Rouan s’est toujours plu à brouiller les pistes. Parce qu’au début des années 1960, il a fendu des papiers – cahiers d’écolier, macules de ronéo – qu’il a ensuite tressés avant de les abandonner au profit de la toile –modestes lanières souvent découpées dans des draps usagés –, on l’a associé au groupe Supports/ Surfaces, auquel il n’a pourtant jamais voulu appartenir. L’appartenance n’est pas son fait. La seule autorité qu’il reconnaisse, c’est celle du tableau : il s’y confronte depuis près de cinquante ans.
Le voilà donc qui natte de plus en plus haut et large. Puis qui imite le tressage en construisant des grilles où le regard se perd dans l’entrelacs des dessus/dessous d’une trame produite seulement par la peinture. Il va décider ensuite de revenir au papier, léger cette fois, japonais – une gaze, une quasi-absence – qu’il découpe, superpose, maçonne à la cire et au kaolin pour produire, à partir du disparate, une surface étonnamment lisse, souple et solide. La peinture, élaborée à partir de débris et de lambeaux, ne se soutient plus que d’elle-même. Souvenez-vous, c’était à la fin des années 1980, l’époque des Stücke : une foisonnante série nommée par Rouan en référence au mot dont les nazis se servaient pour désigner la matière humaine des camps, pures pièces interchangeables d’une mécanique de mort. Collision violente pour l’artiste entre le tragique de l’Histoire et son nouveau désir de travailler à partir de fragments. On pensait alors que Rouan en avait fini avec la tresse.
Mais c’était sans compter avec ce besoin chez lui de ne rien abandonner en chemin, d’avancer en tenant serrés
François Rouan has always liked to cover his tracks.
In the early 1960s he used to slice up bits of paper – school notebooks, blotched Roneosheets– and braid them, then continued with modest strips of canvas often cut from used sheets, and consequently people associated him with the Supports/Surfaces group, to which he never wanted to belong. Belonging is not his thing. The only authority he recognises is that of the picture object, with which he has been engaging for almost fifty years.
So, on he went, braiding ever higher and wider. He imitated weaving by constructing grids that disorient the eye in the intertwining of tops and bottoms in a mesh produced solely by paint. Then he decided to go back to paper – lighter this time, Japanese; a gauze, a quasi-absence – which he cut, superimposed, and cemented with wax and kaolin, turning the disparate into a surprisingly smooth, supple and solid surface. The painting, created from debris and shreds, was now purely self-sustained.
This, we recall, was at the end of the 1980s, the time of the Stücke : a profuse series named by Rouan in reference to the word used by the Nazis
Rouan construit des appariements impossibles, imposant au regard un voyage erratique, parfois inquiet.
tous les brins de l’écheveau qui a construit sa pratique. Il a donc repris ciseaux, toiles et bandes, s’autorisant de nouveau à tresser tout en construisant dans le même temps des œuvres feuilletées. Tresser, feuilleter… Deux gestes qui traduisent le même attrait pour les enfouissements d’indices dans l’endessous, pour les faire ressurgir un peu plus loin, décalés, souvent disloqués et tiraillés en surface par le roulis sous-jacent. Ce sont le plus souvent signes de corps féminins, empreintes de seins, buste, fesses ou sexe qui se dérobent à la vue dans un jeu de déplacements et de rebonds continus.
Quand la figure advient, ce n’est jamais pour illustrer. Rouan est définitivement un peintre abstrait. Ses tableaux n’exhibent pas des corps : ils sont corps. Corps de peinture traversés par des tensions contradictoires, dans un espace où s’affrontent les forces du sensible et de l’intime. Ce dedans, dont il faut accueillir les poussées parfois extravagantes et bouleversées, se voit dans un même mouvement halé vers le dehors. L’artiste doit donc refroidir, contraindre, empêcher d’éventuels débordements en jugulant tout risque de pathos ou trop-plein d’expressivité. C’est ainsi que, depuis ses débuts, Rouan associe ce qui se repousse. C’est ainsi qu’il construit des appariements impossibles, imposant au regard un voyage erratique, parfois inquiet. On ne trouve le repos qu’en butant sur la limite imposée par ce qui fait cadre : les bords du tableau.
La peinture de Rouan est, en effet, une peinture bordée, tenue. Elle excède rarement les dimensions d’un format que l’artiste s’est imposé très tôt : un rectangle de 200 x 170 cm auquel il ne va que rarement déroger. Ces dimensions, qui dépassent à peine la taille d’un être humain moyen, sont cependant suffisamment imposantes pour affirmer la paroi. Non pas une muraille qui empêcherait toute traversée pour le regard mais une butée, un devant soi qui vous oblige. Rien n’est offert, gratuit, livré dans l’instant. Rouan contraint le regardeur à
to designate the human matter of the camps, the interchangeable parts of death’s machinery. A violent collision for the artist between the tragedy of History and his new desire to work with fragments.
They thought that Rouan had done with braiding.
But they forgot his need not to abandon anything along the way, to move forward with a tight grip of all the strands in the skein that has built his practice. So back he went to his scissors, canvases and tapes, letting himself weave again while at the same time constructing laminated works.
Braiding, layering, these are two gestures that hold the same appeal in terms of burying clues in what is underneath, then having them surface a little further on, shifted, often dislocated and pulled upward by the underlying churn. Usually, these are signs of the female body, imprints of breasts, bust, buttocks or the sex that are hidden from view in on an ongoing play of displacement and ricochet.
When the figure appears, it is never to illustrate. Rouan is definitely an abstract painter. His paintings do not exhibit bodies: they are bodies. Bodies of painting crossed by contradictory tensions, in a space where the forces of the sensitive and the intimate confront each other. This interior, whose sometimes extravagant and upset thrusts must be accommodated, appears in the same movement to be hauled outwards. The artist must therefore cool, constrain, and prevent possible outbursts by curbing any risk of pathos or overflow of expressiveness. Which is why, right from the beginning, Rouan has always joined what is disjunctive. This is how he constructs impossible pairings, imposing on the eye an erratic, sometimes anxious journey. Rest can be found only by coming up against
Rouan constructs impossible pairings, imposing on the eye an erratic, sometimes anxious journey.
Une forme de mélancolie sensuelle qui feuillette les sédiments de la mémoire en peinture tout en énonçant la ferme volonté de ne rien lâcher.
traverser le miroir et l’invite à y abandonner quelque chose, à y déposer à son tour un fragment d’intériorité. Il faut accéder lentement à cette zone de l’intime que peut-être la peinture seule permet de partager dans un face-à-face silencieux, par-delà les mots.
Les mots revêtent pourtant une importance considérable pour François Rouan. Non pas les mots d’une glose apparemment savante qu’il juge souvent stérile, mais ceux qui le soutiennent dans son travail, dans
the limit imposed by the frame: the edges of the painting.
Rouan’s painting is, in fact, a bounded, held painting. It rarely exceeds the dimensions of a format that the artist set himself very early on: a rectangle of 200 x 170 cm. From this he rarely deviates. These dimensions, which barely exceed the size of an average human being, are nevertheless sufficiently imposing to have a wall-like presence. Not a wall that would prevent the eye from passing through, but an abutment, a front that forces you. Nothing is offered, free, delivered in the moment. Rouan forces the viewer to cross the mirror and invites them to leave something there, to deposit a fragment of interiority. It is necessary to access this zone of intimacy slowly, a zone that perhaps only painting allows us to share in a silent face to face, beyond words.
Words are nevertheless of considerable importance to François Rouan. Not the words of an apparently learned exegesis that he often deems sterile, but those that support him in his work, in his thinking and that, in particular, serve to inaugurate a series. Words that evoke both dazzled encounters and horrified observations in the face of History’s disasters. Rouan likes to say that he is “a history painter,” in the sense that past and present are intimately linked in a chain of survivals and echoes. There is nothing nostalgic, however, in this resurgence of the past: rather, a form of sensual melancholy that layers through the sediments of memory in painting, while at the same time expressing a firm determination to let nothing go.
It is because he foregoes none of his desires or what he calls “my crushes” that Rouan creates a sense of sedimentation in the picture plane by interlacing coloured layers where the elements of a mental cartography intertwine: traces of bodies, marbles, architecture, landscapes. This is the case with the Chambres and Chambres Siena, in which memories of Tuscany are combined with images dreamt of in this place where, as he recalls, “one rests, where one takes pleasure, where one would like to die and
Fizel/Grigio/Stücke — 1989
Peinture à la cire et collage sur toile | 151 × 110,5 cm Wax painting and collage on canvas | 59 1/2 × 43 1/2 in.
sa pensée et qui, en particulier, lui servent à inaugurer une série. Des mots qui évoquent aussi bien des rencontres éblouies que des constats horrifiés devant les catastrophes de l’Histoire. Rouan se plaît à dire qu’il est « un peintre d’histoire », au sens où passé et présent se lient intimement chez lui dans une chaîne de survivances et d’échos. Rien de nostalgique, pourtant, dans ce resurgissement de l’avant : plutôt une forme de mélancolie sensuelle qui feuillette les sédiments de la mémoire en peinture tout en énonçant la ferme volonté de ne rien lâcher.
C’est parce qu’il ne lâche rien sur ses désirs ni sur ce qu’il appelle « ses béguins » que Rouan sédimente le plan du tableau par l’entrelacs de nappes colorées où s’entrecroisent les éléments d’une cartographie mentale : traces de corps, marbres, architectures, paysages. Ainsi des Chambres et des Chambres Siena, où des souvenirs de Toscane s’agrègent aux images rêvées dans ce lieu « où l’on se repose, rappelle-t-il, où l’on jouit, où l’on voudrait mourir et parfois où l’on est né ». L’artiste conjugue avec la vie la mort, dont il accepte l’ombre portée sans renoncer à la pulsation têtue du désir.
sometimes where one was born.” The artist combines death with life, whose shadow he accepts without giving up on the dogged pulse of desire.
Rouan drew the sign of this chiasmus very early on: two oblique bars that intersect at a point, or rather a blind hole, like the wings of the Anges de l’Histoire that he would paint some forty years later. The entire series is based on a watercolour by Klee, an Angelus Novus with wide eyes, open mouth, and outstretched wings, which Walter Benjamin saw as a harbinger of the evils to come: “The angel would like to stay, awaken the dead, |
A form of sensual melancholy that layers through the sediments of memory in painting, while at the same time expressing a firm determination to let nothing go.
L’artiste conjugue avec la vie la mort, dont il accepte l’ombre portée sans renoncer à la pulsation têtue du désir.
Ce chiasme, Rouan en a dessiné le signe très tôt : deux barres obliques qui se croisent en un point ou plutôt en un trou aveugle, à l’image des ailes des Anges de l’Histoire qu’il peindra quelque quarante années plus tard. La série tout entière est issue d’une aquarelle de Klee, un Angelus novus aux yeux écarquillés, à la bouche ouverte, aux ailes déployées que Walter Benjamin voyait comme l’annonciateur des malheurs à venir : « Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du Paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. »1 Les anges de Rouan supportent cette même inquiétude et enchâssent, au centre du format oblong où ils déploient leurs ailes, une fissure, deux lèvres qui dessinent dans le miroir une fente impossible à suturer. Par cette blessure s’acheminent aussi bien le désir que l’effroi.
On retrouve cette paradoxale alliance avec la série des Odalisques Flandres, qui nouent un dialogue avec Matisse tout en ramenant la courbe des corps fragmentés par la tresse vers les terres d’un Nord meurtri par les guerres. Rouan inscrit sa « couleur odalisque » au creux des sillons humides d’une « route des Flandres » empruntée régulièrement depuis qu’il a jeté l’ancre en Picardie, il y a quarante ans. Il en aime les paysages, témoins encore parfois de survivances ancestrales. Ainsi, de ces arbres à la lisière des villages, auxquels sont accrochés rubans et guenilles, qu’on nomme « arbres à chiffons » ou « arbres à loques ». En lien, sans doute, avec un culte ancien à fonction apotropaïque, cette dénomination étrange l’interpelle. Il s’en saisit pour élaborer les Arbres à loques qui tressent cette mémoire populaire au motif al andalus découvert autrefois à l’Alhambra. S’appareillent ici le loqueteux et l’élégant, le bas et le haut dans un nouage où Rouan se fait le héraut paradoxal de ce qu’il nomme « la beauté dégueulasse ». Improbable alliance entre le trivial et le sacré dont il avait déjà rencontré la fulgurance chez Vernant et
and make whole what has been smashed. But a storm is blowing from Paradise and it has got caught in his wings so strong that the angel can no longer close them.”1 Rouan’s angels bear this same anxiety and set, in the centre of the oblong format where they spread their wings, a crack, two lips which draw in the mirror a fissure that cannot be sutured. Through this wound, both desire and fear are conveyed.
This paradoxical alliance is found in the series of Odalisques Flandres, which engage in a dialogue with Matisse while taking the curve of the bodies fragmented by the braid back to the lands of a North scarred by wars. Rouan inscribes his “odalisque colour” in the humid furrows of a “Flanders road” taken many times since he dropped anchor in Picardy forty years ago.
He loves its landscapes that sometimes still speak of ancestral survivals. Such as these trees, on the edge of villages, from which ribbons and rags are hung, which are called “rag trees” or “tatters trees.” No doubt linked to an ancient cult with an apotropaic function, this strange name appealed to him. He used it to create the Arbres à loques , which interweave this popular memory with the Al Andalus motif seen in the Alhambra. The ragged and the elegant, the low and the high, are interwoven in a knotting that makes Rouan the paradoxical herald of what he calls “disgusting beauty.” An improbable alliance between the coarse and the sacred, the fulgurating effect of which he had already seen in the work of Vernant and Devereux on the ogress Baubo and her mythical vulva represented as a face.
The first work in the Pavanes series plays this difficult score in its own way. This time, it is under the sign of a feminine eros mirroring thanatos . Created for an exhibition at the Palais de
The artist combines death with life, whose shadow he accepts without giving up on the dogged pulse of desire.
S’appareillent ici le loqueteux et l’élégant, le bas et le haut dans un nouage où Rouan se fait le héraut paradoxal de ce qu’il nomme « la beauté dégueulasse ».
Devereux avec l’ogresse Baubô et sa vulve mythique travestie en visage.
La première œuvre de la série des Pavanes rejoue à sa manière cette difficile partition. C’est sous le signe, cette fois, de l’éros féminin en miroir avec thanatos. Élaborée pour une exposition au palais de Compiègne, elle vibre d’éclats rouges et bleus sur ses pourtours tandis qu’en son centre glisse le souvenir voilé de celles et ceux qui, comme Desnos, partirent du camp de Royallieu tout proche, sans espoir de retour.
Les Transis, tout droit dressés dans l’atelier, sont quant à eux l’écho d’un séjour récent à Fontevraud. Le titre de la série draine avec lui le souvenir des danses macabres du dernier Moyen Âge qui invitent les vivants à regarder en face la mort au travail. Rouan traduit ce memento mori par des couleurs chaudes et vives dans un rythme presque joyeux. Aucun pathétique expressionniste, cependant. Plutôt la vivacité acidulée de la flûte qui accompagne la Sardane : un grand diptyque peint en 2016 dont la tresse vibrante de rouges et d’orangés expose à sa façon ce que résister veut dire en peinture.
Compiègne, it vibrates with red and blue flashes around its edges, while in its centre he slips the veiled memory of those who, like Desnos, left the nearby camp at Royallieu with no hope of return.
The Transis , standing straight up in the studio, are the echo of a recent stay in Fontevraud. The title of the series brings with it the memory of the danses macabres of the late Middle Ages, which invite the living to look the workings of death in the face. Rouan translates this memento mori into warm, vivid colours and an almost joyful rhythm. No expressionist pathos, but rather the acidic vivacity of the flute that accompanies the Sardane : a large diptych painted in 2016 whose vibrant braid of reds and oranges announces in its own way the meaning of resistance in painting.
1.Walter Benjamin, Œuvres III, éd. Gallimard, Paris, 2000, p. 434, trad. légèrement modifiée.
1. Walter Benjamin, Selected Writings, vol.4, 1938-1940, Harvard University Press, 2006.
The ragged and the elegant, the low and the high, are interwoven in a knotting that makes Rouan the paradoxical herald of what he calls “disgusting beauty.”
Catalogue édité à l’occasion de l’exposition Catalogue published for the exhibition
23 mars – 13 mai 2023
23 March – 13 May 2023
28 rue du Grenier-Saint-Lazare 75003 Paris +33 (0)1 85 76 55 55
paris@templon.com | www.templon.com
Coordination éditoriale/Editorial coordination Théa Chevalin, assistée de Juliette Trillot
Traduction du français vers l’anglais
Translation from French into English: Charles Penwarden
Crédits photographiques/Photo credits: Laurent Edeline sauf/except:
Laurent Lecat : p.7, p.11, p.29-31, p.55
Jim Purcell : p.8-9
Guillaume Philippe : p.12, p.69
Couverture/Cover: Odalisque Flandres XII, 2010
Quatrième de couverture/Back cover: Pavane 2017-2018
Page 2: Odalisque Flandres VI, 2009-2010
Création, édition : Agence Communic’Art
23 rue du Renard – 75004 Paris
Tél. : +33 (0)1 43 20 10 49 www.communicart.fr
Directeur de la création/Creative director
François Blanc
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ISBN : 978-2-917515-49-5