Le Pas d'Âne
La borne B.-P. n° 105 et le Pas d'âne
Meule ronde : Vue supérieure du Pas d'âne diamètre de 105 cm et d'épaisseur proche de 25 cm
1.La pierre du Pas d’âne par Serge Fontaine Par un beau et chaud après-midi de juillet dernier, la balade m'avait conduit par les monts et les vaux du pays d'Ennal aux confins des communes de Wanne et de Grand-Halleux. j'y ai suivi les méandres capricieux du ru d'Ennal (ru de Mon-le-Soie ou ru de Tigeonville) en goûtant la fraîcheur du vallon à l’ombre des aulnes qui croissent sur ses rives; ce ru d'Ennal qu'on nommait « alse na » du temps de saint Remacle, ce ru dont le radical « al » n'est probablement qu'une altération du vieux germanique « els » = aulne, même déterminant qu'Elsen-born et que les nombreux Els-bach de langue allemande. Alsena, la rivière des aulnes qui semble survivre dans Ennal, « è-n-âl » Puis mes pas se sont un peu perdus en longeant un petit affluent de la rive droite, un mince filet d'eau, né peut-être d'un fossé et que les gens du cru appellent encore : « lu ru inte deûs payis » parce que sous l'ancien régime il prétendait délimiter dans ce secteur le territoire abbatial de Stavelot-Malmedy d'avec le Comté de Salm. En rêvant au destin mémorable qui fut le sien pendant plus de mille ans, la promenade s'orienta d'elle-même à travers le Clair-Fa vers le site du Pas d'âne. Une certaine nostalgie du passé hante ce coin faîtier à vocation forestière où se croisaient au moins deux grands chemins très anciens : - le grand chemin ou Chemin de Stavelot à Luxembourg, portion d'une voie ancienne vers Liège et Tongres d'une part et vers Trèves ou Luxembourg d'autre part, – le Chemin de Vielsalm à Malmedy sur l'axe Saint-Hubert/ Aix-la-Chapelle (axe de pèlerinage), 1
Mais le site du Pas d'âne fut toujours un point frontalier intangible. On ne peut mieux définir l'endroit que par le mot du bûcheron âgé qui œuvrait non loin de là : « c' èsteût vrêmint l'inte-deûs dès payis » - Point tri frontière de l'ancien régime entre l'Abbaye de Stavelot, le Comté de Salm et la Seigneurie de Thommen. - Point limite immémorial des communes de Wanne (actuellement Trois-Ponts), de Grand-Halleux (Vielsalm) et de Recht (Saint-Vith), - Limite de justice de paix dans le département d'Ourte sous le régime français. - Limite d'Etats: Pays-Bas - Prusse en 1815 (avec un poteau en bois portant le n° 105) et Belgique - Prusse après 1830 (borne hexagonale en pierre taillée, marquée B-P 105, plantée vers 1840). - Limite provinciale entre Liège et Luxembourg. - Limite tri-diocésaine de 1843 à 1921. Wanne au diocèse de Liège, GrandHalleux au diocèse de Namur et Recht à l'archi-diocèse de Cologne (cf. Guillaume. Le chemin des frontières. Folk. Stav.-Malm. 1946, p. 38). - Et enfin limite linguistique entre les parlers romans et tudesques. Depuis des temps hors mémoire une pierre gisait sur cette croupe, une pierre qu'on avait posée là pour tenir le rôle de borne (one masse ou mèsse) vers laquelle s'alignaient toutes les limites, une pierre dont le joli nom de Pas d'âne ou Pas de l'âne engendrait rapidement le toponyme : Au Pas d'âne. Le nom de Pas d'âne est attesté dès la fin du 18e siècle. En l'an X (1803), les délimitateurs français dressaient le procès-verbal des limites des communes de Wanne et de Recht; ils écrivaient: « ... d'une grosse pierre nommée Pas d'âne, en passant entre la fange dite la fange de la Spèche et celle dite quartier du devant du bois ... » (d'après J. de Walque, la Démarcation du Fief de Salm. Ardenne et Famenne 1962-2 p. 83). Il figure aussi en 1815 dans une lettre du maire de Wanne au sous-intendant de la province de Liège: « ... jusqu'à une masse de pierre appelée Pas d'âne ...) (J.de Walque, op. cit.). Et également le 17-2-1819 dans le procès-verbal de délimitation de la commune de Wanne : « De ce poteau 106 ... sur le poteau portant le n° 105 situé contre la pierre appelée le Pas d'âne …» (Arch. Cad. Liège, communication de F. Robert, Vieux Liège). Mais elle est beaucoup plus ancienne que ces citations. On suppute qu'elle fut posée là il y a fort longtemps, probablement à l'occasion d'un litige frontalier entre l'Abbaye de Stavelot, le Comté de Salm et la Seigneurie de Thommen. Une pierre qui fut apportée car ce type de roche n'est pas natif du Clair-Fa, une pierre grosse et lourde pour qu'on ne puisse la déplacer facilement, une pierre aux formes artificielles pour qu'on ne doute jamais du rôle qu'on lui attribuait. Certains la supposent plus vieille encore, contemporaine de saint Remacle. (C. Guillaume op. cit. p. 35) pensait qu'on la nommait le Pas d'âne parce qu'elle aurait porté la trace d'un des sabots du baudet de saint Remacle ... 2
Toutefois la légende fait remonter le Pas d'âne à une plus haute ancienneté. On raconte que lorsque la Sainte Famille s'enfuit en Egypte, elle fut emportée par l'âne de Joseph qui filait comme l'éclair, galopant de colline en colline. L'âne serait passé par ici où il aurait marché sur la pierre du Clair-Fa en y imprimant l'empreinte de son sabot , puis d'un pas de géant il aurait de la même manière marqué la pierre du Pas Bayard sur les hauts de Monthouet-Stoumont (1). Parfois - rarement - un conteur fait intervenir le cheval Bayard, ce coursier légendaire des Quatre Fils Aymon, qui semait également ses empreintes au gré des roches qu'il piétinait. Et la superstition ne pouvait que s'emparer de cette pierre auréolée par la légende. Car la pierre du Pas d'âne possédait une merveilleuse vertu procréatrice : les femmes qui aspiraient aux joies de la maternité ou qui voulaient mettre fin à une trop longue stérilité se rendaient auprès d'elle et plaçaient un pied sur l'empreinte du pas (c. Guillaume, op. cit. p.36) ou s'asseyaient un long moment à même la pierre pour bénéficier de son action bienfaisante. Pour bénéficier - inconsciemment certes - des ondes vivifiantes de la terre captées par certaines pierres idéalement placées sur les courants telluriques. Croyance aux vertus curatives du contact corps-roche. Réminiscence de pratiques très anciennes et largement répandues dans le monde. D'autre part, le fait que le trou creusé dans la pierre restait constamment plein d'eau, été comme hiver, relevait déjà de la croyance au surnaturel (c. Guillaume, op. cit. p. 36). Malgré son ancienneté, ou à cause d'elle, le Pas d'âne disparut un jour ; il ne restait plus que les souvenirs pour savoir comment elle était : plate, ronde, trouée... ressemblant vaguement à une meule de moulin usée ... Et où était-elle ? Beaucoup n'en savaient rien. J. de Walque qui, en 1963, étudiait les limites abbatiales originelles la chercha en vain; sa curiosité le poussa « ... au Musée de Stavelot où son enquête se heurta au silence... » (Hautes Fagnes 1963, 2:80). H, Grandjean, passionné des mêmes problèmes, avouait son ignorance (Annonce. Stavelot, 22-3-1964). Par contre d'autres personnes étaient bien informées du destin du Pas d'âne, ainsi que l'écrivait C. Guillaume (op. cit.. p. 36). Le Pas d'âne fut enlevé vers 1930 sur l'ordre de J-F. Massange propriétaire des bois voisins, qui récoltait des vestiges du passé pour le musée de Stavelot en création; il fut exposé un temps contre un mur dans la cour de l'hôtel de ville puis il échoua bientôt dans un parc à l'ombre d'une haute muraille .. triste et dépaysé ... et l'oubli vint. Bref! Aujourd'hui, adossé au tronc rugueux d'un épicéa du Clair-Fa, je refais en rêve l'historique du Pas d'âne ... Mais que vois-je soudain ? Mes yeux sont-ils victimes du mirage qui guette celui qui pense trop à une chose ? Surprise! La pierre est là, couchée sur le sol comme jadis près de la grande borne B-P 105, figée dans sa garde des marches stavelotaines. Par quel subterfuge est-elle revenue et gît-elle à nouveau à l'endroit qu'elle n’aurait jamais dû quitter ? Mon enquête d'historien se heurte à un front de silence aussi « hermétique que celui que rencontra J. de Walque il y a 20 ans. 3
« Dumandéz-I à Sint R'mâk n m'a-t-on répondu malicieusement n ... c'èsteût s'marote du k'pwèrtér lès pÎres ... do djâle ... èt dès-ôtes ». Doit-on donc le retour du Pas d'âne à l'intervention surnaturelle de saint Remacle qui, ayant constaté la disparition de la pierre lors d'une inspection de routine de ses anciennes frontières, serait venu la remettre en place d'un coup de baguette magique ou aidé de son loup bâté ? Ou le doit-on plus simplement à une bande de joyeux saints Joseph dévoués à la cause du respect de l'environnement et qui passant par là sur les traces de la Sainte Famille du folklore, auraient subrepticement rétabli ce vestige ? Peut-être vaut-il mieux n'en pas trop savoir. Il importe peu finalement de connaître le qui .... le quoi .... le comment. .. , seul le retour du Pas d'âne sur son lit originel du Clair-Fa compte vraiment. Remercions-en les auteurs discrets.(*) Et ajoutons que la pierre revenue a été formellement identifiée comment étant l'authentique Pas d'âne ancien. La pierre repose donc à sa place originelle. Ou presque. Avant 1930, elle gisait tout contre la borne hexagonale Belgique-Prusse n° 105. Aujourd'hui, elle en est éloignée d'un bon mètre du côté sud à cause de grosses racines d'épicéa qui ont bombé le sol de sa niche. C'est une pierre taillée dont la forme et les dimensions la désignent comme une ancienne meule à grain du type des meules gallo-romaines qui gisent encore en quantité sur le sol de certaines régions de l'Ardenne où affleurent les bancs d'arkose du Gédinien, notamment dans une zone qui s'étend des environs de Salmchâteau par Bêche et Burtonville (G. Remacle. Les meules en arkose de la région de Salm. Ardenne et Famenne 1960, 1: 11-17) jusqu'au pays de Waimes, à Ondenval et Thirimont, où on les nomme des « pires du sotê ». Les meules retrouvées sont toujours partiellement taillées, c'est-à-dire que l'artisan qui les façonnait sur place il y a 2.000 ans (?) les abandonna - à peine ébauchées ou quasi achevées - pour une défectuosité quelconque de la roche. Malgré la perte de deux gros morceaux latéraux, la pierre du Pas d'âne reste typiquement une meule ronde dont le diamètre de 105 cm et l'épaisseur proche de 25 cm sont des caractères formels pour ce type de meule. La face visible (face de mouture?) est déjà correctement aplanie tandis que le dos grossièrement bombé reste - et restera toujours - à tailler. Un trou parfaitement cylindrique de 12 cm de diamètre est creusé en son centre sur une profondeur d'environ 15 cm ; c'est un début de perçage de la pierre. C'est ce trou qui a induit la croyance légendaire dans l'empreinte du sabot d'un âne et de là serait née l'appellation actuelle de Pas d'âne. La pierre porte aussi le nom très rarement utilisé - de « pîd d'Sint R'mâke » = pied de saint Remacle. Toutefois, il est permis de douter de l'étymologie populaire, logique certes, mais un peu trop facile. N'y aurait-il pas lieu d'envisager que le trou central aurait pu, à l'origine, contenir un jalon, un pieu ou poteau, en wallon : « on pâ » ? Nonobstant la petite difficulté d'évolution phonétique entre « pâ » et « pas » on ne peut exclure une origine du nom basée sur : « one pÎre â pâ » = une pierre au pieu, devenant beaucoup plus tard un pas d'âne lorsque le souvenir du pieu frontière disparu aurait été perdu et qu'on aurait voulu qualifier la pierre par le creux qu'on y voyait; 4
ou : « on pâ d'Sint R'mâke » = un poteau frontière de saint Remacle, et comme les poteaux et les bornes sont ordinairement plantés pour ceux qui ont la mémoire courte, autrement dit: « po lès âgnes », il serait devenu ironiquement « on pâ d'âgne » , puis un Pas d'âne. Cette hypothèse se rapproche du point de vue de H. Grandjean (Annonce, Stavelot, 22-3-1964) qui pensait que la pierre du Pas d'âne était contemporaine de saint Remacle et que son nom évoque un entêtement: il serait venu du fait - supposé - qu'un seigneur d'Ennal aurait pu un jour « .. poser altièrement le pied sur ce bloc d'arkose qui marquait la limite de son fief, soulignant ainsi sa volonté formelle de ne reconnaître à personne le droit de franchir cette limite » . Geste prétentieux d'un homme aussi têtu qu'un âne, d'où : le Pas de l'âne. H. Grandjean rappelle d'ailleurs que cet entêtement laissa son souvenir dans le vocabulaire régional car ne disait-on pas d'un homme obstiné que c'était: « on bâdèt d'Ennal » (H. Grandjean. La Terre de Saint Remacle, 1980, p. 85). On pourrait développer une autre hypothèse étymologique en inversant le raisonnement et en supposant le nom de lieu Au Pas d'âne plus ancien que le nom de la pierre. « Pas » ayant le sens de « passage ». On peut finalement penser ce qu’on veut de ces hypothèses de recherche, ou s'inventer une explication tout aussi jolie. Ce qui est certain, par contre, c'est que la pierre fut apportée à cet endroit car, à ma connaissance, l' arkose n'est pas natif du Clair-Fa, ni comme bloc erratique, ni autrement. La plus proche limite du Gedinien et de ses bancs d'arkose se situe à l'est de Burtonville à environ 3.500 mètres à vol d'oiseau. Le Pas d'âne fut donc intentionnellement amené et posé là pour y fixer la limite. Un vieil adage ardennais affirme qu'il faut laisser la pierre où Charlemagne (sous entendu: l'Autorité) l'a mise. Laissons donc celle de Remacle, qui fut une autre grande autorité du passé, à sa place. Par marque de respect pour ce qui fut et qu'il faut conserver car aujourd'hui la pierre du Pas d'âne doit être considérée comme un monument historique, propriété des trois communes qu'elle abornait. Fontaine Serge (1) Le Pas Bayard sur les hauts de Monthouet-Stoumont présente des analogies troublantes avec le Pas d'âne. Il est marqué par le sabot d'un cheval, selon la légende. Il se situe également sur les limites primitives supposées de l'abbaye de Stavelot-Malmedy et sur un site tri-frontière: Stavelot, Sougné-Remouchamps (Luxembourg) et Franchimont (Liège). C'est un petit bloc de quartzite revinien percé anormalement sur son sommet d'un trou conique à ouverture ovale d'environ 25 X 15 cm de section et profond d'environ 30 cm. Il s'agit vraisemblablement d'un trou naturel d'origine géologique. Certains ont prétendu que ce bloc a servi comme polissoir (affûtage d'outils et d'armes) à l'époque préhistorique. C'est possible mais douteux parce que la roche revinienne très dure et irrégulière ne convient guère pour cet usage. En tout état de cause, il semble exclu que le trou en lui-même soit le fait de l'homme.. 5
(2) Serait-il possible qu'on ait aussi placé cette pierre là, comme repère frontalier, au même titre que son opposée Le Pas d'âne? (Extrait du journal « Échos de Malmédy», 7 octobre 1982).(2)
Au cours du mois d'août 1982, Monsieur Jules HURDEBISE et des amis eurent la bonne idée d'enlever la pierre du Pas d' Ane qui gisait au pied de la tour de l'abbaye de Stavelot , lieu tout à fait incongru, pour la replacer là où elle aurait toujours du rester. Nous le félicitons pour cette heureuse initiative. Nous espérons que désormais,le "pas d'âne" restera immuable pour les siècles à venir 2.Le «Pas d’âne»: pierre historique ? par H. Grandjean ans son intéressant article sur “ La pierre du Pas d'âne ”, publié en octobre dernier par les “ Echos ” de Stavelot et de Malmédy et reproduit dans le n° 4 (1982) de la revue “ Hautes Fagnes ”, Serge Fontaine apportait une bonne nouvelle à tous ceux que notre histoire locale ne laisse pas Indifférents : après un demi-siècle d'exil, la pierre dite “Pas d'âne ” vient de regagner le site du rôle mémorable qui fut le sien, jadis. Je voudrais rappeler ce que je disais d'elle il y a peu de temps (1), alors qu'on la croyait à tout jamais perdue " elle était un précieux mémorial la claire évocation des oppositions irréductibles auxquelles se virent heurtées, parfois, les légitimes ambitions du vaillant apôtre de l'Ardenne et de ses dignes successeurs ”. C'était mon opinion... Ce l'est, toujours. Une opinion ne s'impose pas, mais elle peut se défendre, justifier sa vraisemblance. Ces lignes ne prétendent à rien plus. Le terme “Pas d’âne ” désigne non seulement "la pierre " mais aussi l'endroit où elle gît. L'on concevrait bien difficilement la priorité d'existence du toponyme.
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Autre remarque préliminaire. Il existe dans la région une autre pierre remarquable, le “ Faix du Diable ”. Or, on ne peut rapprocher les expressions “ Pas d'âne ” et “ Faix du Diable ” sans être frappé par la différence particulière de leur signification : “ Faix du Diable ” est le nom, purement légendaire, d'un curieux rocher dont l'aspect et la situation résultent uniquement de phénomènes naturels, tandis que “ Pas d'âne ” a été appliqué à un monolithe qui ne se trouve manifestement pas à son lieu d'origine et dont la main de l'homme a modifié la forme. De toute évidence, le “ Pas d'âne ” fut un signe. Pierre d'abornement ?... Signe d'une interdiction ?... C'eût été une borne parfaite avec son trou central donnant la précision. mais pour quelle délimitation ? Et comment se fait-il qu'elle soit unique en son genre ? Une borne frontière en appelle de semblables. Où sont-elles ? L'on en trouve bien l'une ou l'autre dont la situation résulte d'un déplacement, mais cela ne prouve rien : il en est encore de jamais employées sur les hauts qui dominent la vieille Salm au sud est (2). Dans du “ Pas d'âne ”, le groupe des bornes Belgique Prusse est encore à peu près au complet; celui des bornes du Fief de Salm, qui fut constitué dans la région de Recht, l'est aussi. Le “ Pas d'âne ”, lui, ne fait partie d'aucun groupe et Il ne peut prétendre au titre de borne frontière que du seul fait de sa présence sur une ancienne limite, où il se trouve adossé à une borne authentique marquée BP et numérotée 105. Il ne porte ni marque d'identité, ni numéro permettant de le considérer à coup sûr comme une borne. On lui a donné un nom. C'est un nom mal défini, en contraste flagrant avec le précis “ Faix du Diable ”. Si le “ Pas d'âne ” fut une borne ce n'était pas une borne comme les autres. Cette pierre mystérieuse, il me semble l'avoir entrevue à diverses reprises en suivant les sentiers de notre histoire locale. Elle est d'apparence analogue à celle de ces meules inachevées dont parle Gaston Remacle à la page 20 de son tant ouvrage sur “ Vielsalm et ses environs ” et, avec détails, dans le n° 1 de la revue « Ardenne et Gaume ». Toutes ont été, logiquement d'ailleurs, travaillées sur place. C'est à Tinseu Bois que le banc d'arkose qui les a produites est le plus proche du lieu-dit “ Pas d'âne ”. La similitude des rebuts de cette sorte qui s'éparpillent dans la forêt sur une ligne de hauteurs parallèle au ruisseau de Petit -Thier inclut dans une période assez brève le travail dont ils furent l'objet; et leur multiplicité témoigne d'une activité intense corrélative à une agriculture en plein développement. L'aspect même de ces blocs dénote une fabrication qui doit remonter assez loin dans le passé. il semble bien qu'on puisse situer celle-ci aux environs de l'an 300, à cette époque où les Romains, avec l'aide de Francs bien décidés et grâce au travail forcé de nombreux prisonniers capturés dans des raids ou dans des combats, ouvraient dans le nord de la forêt d'Ardenne, cette vaste clairière qui fut la forte ébauche des actuels herbages du bassin de l'Amblève. En ce temps-là, se créèrent sur le sol de notre région des domaines plus ou moins étendus. ils eurent à subir les coups terribles des invasions du Ve siècle. La plupart s'en relevèrent comme Ils le purent, sous l'administration mérovingienne. Ce fut le cas pour Unalia. D'autres, comme Audast VIllare, furent laissés à l'abandon. 7
Si je mentionne ici ces deux domaines d'alors, c'est parce que le« Pas d'âne» se situe à proximité de leur point de contact et qu'à mon humble avis le hasard n'y est pour rien. Audast villare. Un vieux diplôme très clair le situe incontestablement sur le Mafat, entre Recht et Logbiermé. Ce domaine fut conçu pour contribuer à la défense de l'Empire: en bordure d'une grande voie venant du nord et conduisant jusqu'aux abords de Trèves sur une hauteur bien dégagée culminant entre 500 et 600 mètres d'altitude. C’était l'endroit tout indiqué pour y installer une garnison en vue de freiner tout au moins un éventuel passage d'envahisseurs. Ce fait-là, je le sais n'est consigné nulle part, mais les lieux mêmes. par les traces qu'ils en ont conservées, le disent aussi bien qu'un ancien papyrus: il y a le toponyme « so l'Wâr", qui suscite l'idée d'un donjon, d'un poste de guet; il y a surtout ce grand redan que marquent aujourd'hui, par des raisons que j'ai indiquées ailleurs (3l et qu'il serait trop long de reprendre ici, les bornes BP 107,108 et 109 et dont chacun des points saillants est encore relié par un chemin distinct, apparemment ancien, au vieux « burg Il de Recht. Les tragiques événements que l'on sait firent perdre à ce domaine jusqu'à sa raison d'être. Plus personne n'en voulut. Seuls quelques manants que ne décourageaient ni la pauvreté du sol, ni la rigueur du climat des hauteurs, continuèrent à y chercher une aléatoire subsistance. Unalia le mot a un air de parenté avec le nom de localité "Ennal". L'on verra ciaprès que cette parenté est réelle et très étroite. De très vieux manuscrits autorisent à penser que le domaine d'Unalia comprenait deux sections: Tofino et Silvestrivilla et qu'il se circonscrivait probablement de la façon suivante: l'Alsena (ce qu'en représentent le ruisseau d'Ennal. le ruisseau de Mont-le-Soie et le « ru int' deüs payis ), un segment de la vieille voie susdite (voie du Luxembourg), le ruisseau de Cierreux, le Glanis (actuellement la Salme jusqu'à son confluent avec le ruisseau d'Ennal cette délimitation correspond en tous points aux coutumes anciennes. Tofino était un grand hallier (il est devenu Grand-Halleux dissimulant aux regards indiscrets et protégeant le manoir du seigneur d'Unalia. ce manoir et les défrichements qui s'y firent aux alentours sont à l'origine du hameau d'Enna!. MIanoir et hallier constituèrent apparemment la propriété privée, la retraite du chef d·Unalia. . Silvestrivilla était le secteur économique. la partie exploitée d'Unalla. La terre alluviale. bien exposée et abritée des bords de la vieille Salm (ruisseau de Petit-Thier), la présence d'un long banc d'arkose, matériau convenant parfaitement pour le broyage du grain, la proximité même de l'inépuisable forêt de Tofino. tout engageait. ici, aux défrichements et à l'agriculture. Silvestrlla. aurait-on pu trouver un nom plus beau et plus juste pour cette exploitation dont le cœur battait à l'orée même du grand hallier. Mué en "Villedu-Bois" ce nom a conservé toute sa clarté première. ' Cette esquisse sommaire du visage que les Romains donnèrent à une partie de notre région et dont la plupart des traits fondamentaux subsistèrent jusqu'a la fin de la période mérovingienne, 8
suffit pour localiser certains faits de notre histoire ancienne d'une façon qui doit être assez correcte, car Ils s'en trouvent singulièrement éclairés. Voici ces faits, en bref. En 648 Sigebert III autorise le moine bénédictin Remacle a fonder les monastères de Stavelot et de Malmedy et le proclame maître absolu d'un territoire dont les limites n'étaient pas encore bien définies, mais qui risquaient d'englober entièrement Unalia. L'on a de bonnes raisons de considérer comme certain que l'abbé Remacle prit immédiatement possession d'Audast Villare. Il le pouvait sans autre formalité: l'on vient d'en dire la raison. Au manoir d'Unalia s'en accrut l'inquiétude, Il devenait urgent de réagir: un signe non équivoque, bien visible, permanent, allait montrer au moine entreprenant qu’il n'avait pas à s'aventurer plus loin vers le sud. C est a ce moment-là que je vois débuter le rôle historique du « Pas d'âne ,.. Le "signe" fut trouvé dans le bois de Tinseu. . Placé comme il le fut, à la lisière même d'une "media foresta" ,. (4), tout contre la limite sud d' Audast villlare et non loin d'Unalia à quelques mètres seulement du vieux chemin fréquenté qu’il traversait successivement, en diagonale, ces deux domaines (5), le bizarre bloc d'arkose fut remarqué et compris: la délimitation de 670 en tint compte, rigoureusement Celle-ci fut certainement précédée de pourparlers entre l’abbé de Stavelot Malmedy et le chef d'Unalia. la pierre significative était le lieu tout indiqué. pour .de telles rencontres: s'y voyaient respectées a la fois la dignité du prince Abbé et l'inviolabilité de sa terre sacrée; et sur cette pierre posée en terre neutre, le sire d'Unalia était aussi chez lui, car elle provenait de son propre domaine. Disons ici en passant qu'il existe dans les Hautes Fagnes une « Pierre à trois coins» qui peut avoir joué un rôle très analogue, rassemblant autour d'elle le prince Abbé susdit et les ducs de Limbourg et de Luxembourg, chacun restant sur son propre domaine. Coutume depuis longtemps perdue? Je ne sais pas. J'y vois plutôt une marque de ce respect quasi superstitieux qu'inspiraient en ces temps de fol vive les apôtres du Christ. Si, en 670, revint la quiétude au manoir d'Unalia, ce ne fut pas pour longtemps; une trentaine d'années plus tard, le maire du Palais Pépin d'Herstal léguait aux monastères de Stavelot et de Malmedy sa villa de Lierneux avec ses dépendances. Un document ultérieur nous apprend que parmi celles-ci se trouvait Unalia. Comme il était d'usage en pareille circonstance, un contrat de précaire fut signé: Rotgisius, alors seigneur d'Unalia, garderait jusqu'à sa mort l'usufruit de son bien. Ce contrat fut bien fait: Unalia s'y trouve mentionné par les noms de ses deux composants, Tofino et Silvestrivilla. Ainsi le prudent abbé Papolène chassait-il l'équivoque et évitait-il une éventuelle restriction de sens. A la mort de Rotgisius, ses héritiers refusèrent d'exécuter les clauses du contrat. 9
Ce différend fut soumis en 72 à Charles Martel, qui donna gain de cause à l'abbaye. Cette sentence ne reçut aucune suite. En 747, nouveau testament, signé par Carloman. Il ne fut pas plus respecté que le précédent. Ainsi disparaissait pour les moines de Stavelot Malmedy un espoir caressé pendant juste cent ans. De combien d'entrevues, hélas! toujours stériles, la pierre dépaysée ne fut-elle pas témoin au cours de ces cent ans et même, sans doute, après? La foulèrent tant de fois des pieds récalcitrants qu'elle prit, pour les moines, figure d'un pas d'âne: de là lui vint son nom. C'est un nom bien français: il ne vient pas du peuple. Celui-ci l'adopta tel quel, sans savoir, dirait-on, que l'âne ici visé n'était autre que celui de la métaphore « bâdet d'Ennal » que les mêmes événements lui avaient inspirée. Oui, c'est bien ici qu'apparaissent l'origine et le sens de cette expression: que pourrait-elle signifier d'autre? Par les gens du commun, «Pas d'âne»·fut accueilli un peu comme un mystère: l'on n'osa même pas l'employer en wallon. C'est de ce mystère-là qu'est née la légende, de laquelle sortit une superstition. Le « Pas d'âne,. est rentré dans son site historique. Qu'il y reste à jamais! Car c'est la seule place où il rappelle clairement le rôle qu'il joua dans le choix des limites du Pays de saint Remacle et dans la destinée de la région salmienne. H. Grandjean paru dans :
l' Annonce, Stavelot, 22-3-1964
•(1) Dans « La Terre de saint Remacle », note 6, p. 84. •(2) « Salm » est l'ancien nom du ruisseau de Petit-Thier. •(3) H. Grandjean - OP. cit., pp. 80 et 81 ; note 9, p. 85 ; note 13, p. 86. •(4) Cette « media foresta » est signalée dans la charte de 670 : « per ipsam mediam forestem usque" • (5) Voir la carte des vieux chemins dressée par Gaston Remacle dans « Vielsalm et ses environs », p. 23, ainsi que celle qui couvre les pages 72 et 73 de mon livre « La Terre de saint Remacle ». Une confusion de chemins m'y a fait figurer le « Pas d'âne» au bord de la Voie de Luxembourg. Sa vraie place est à la borne BP 105, là-même où il vient d'être remis.
Source : http://www.lefournil.net/pasane.html
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