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Léontina Arditi ou le salut par les livres

Aviya de ser… los Sefardim

Léontina Arditi ou le salut par les livres

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Léontina Arditi 1 est une légende du théâtre bulgare. Disposant d’un registre de jeu très étendu, elle a interprété des dizaines de pièces comiques ou tragiques et a été parmi les premières à se produire dans des spectacles en solo avant que le genre ne devienne très populaire. Sa vie se confond avec celle de la Bulgarie et des Juifs bulgares au XX e siècle, entre communisme et sionisme, amour de la culture bulgare et fidélité au peuple juif. Léontina Arditi fait aussi partie de la grande famille sépharade des Canetti-Arditi qui compte parmi ses membres les plus illustres le prix Nobel de littérature Elias Canetti et le comédien Pierre Arditi. Ce goût familial pour les arts a non seulement résisté aux revers de fortune et aux tragédies de l’histoire, mais il a aidé à les surmonter. Les livres et en particulier la littérature française ont joué un rôle essentiel dans le développement de sa sensibilité artistique. Elle devait y revenir à la fin de sa vie en publiant une remarquable autobiographie 2 centrée sur la période de la Seconde Guerre mondiale et les persécutions qui l’ont touchée de près.

Léontina Arditi alors collégienne en 1943 à Sofia avant son internement à Haskovo et à Dupnitsa.

1. Léontina Samuilova Stovanova née Arditi. Elle avait gardé son nom de jeune fille pour sa carrière d’actrice et dans son autobiographie. 2. En bulgare, Săchraneni broenici (Chapelets bien gardés) Izdat. Centăr Šalom. 1995 ; traduction en allemand In meinem ende steht mein anfang (Dans ma fin est mon commencement) Milena Verlag. 2002.

3. Roussé en français ou Rusçuk en turc.

Mazal Uziel, grand-mère maternelle de Léontina Arditi. Sofia 1943.

Nissim Uziel, grand-père maternel de Léontina Arditi sur le front de la Première Guerre mondiale. Il fut décoré pour sa bravoure. La légende se lit ainsi: « Voici mon père, un bel homme. »

Ma famille paternelle est d’origine sépharade et, après un passage en Italie, elle s’est établie dans l’Empire ottoman à Ruse 3 . Ils avaient tous un solide sens de l’humour, chantaient des chansons italiennes et s’exprimaient en judéoespagnol. À Ruse, à la suite d’une dispute, la famille Arditi s’est divisée en deux branches. Une partie s’est installée à Pazardzhik alors que l’autre est restée à Ruse. L’écrivain Elias Canetti, cousin de mon père est de la branche de Ruse et je suis de celle de Pazardzhik.

Mes grands-parents

Ma grand-mère maternelle, Mazal Uziel avait presque toujours la tête couverte. Elle parlait judéo-espagnol – spaniol ainsi que nous disions – comme presque tout le monde dans le quartier juif de Sofia. C’était un quartier pauvre où les kortijos, les cours intérieures avec leurs fontaines évoquaient l’Espagne. Les Juifs du quartier parlaient aussi le turc et ils avaient une étrange façon de parler bulgare ; les Juifs plus évolués parlaient français. Je ne sais pas en revanche si mes grands-parents parlaient l’hébreu. Je n’ai jamais vu une femme juive porter une perruque en Bulgarie pas plus que je n’ai vu un Juif bulgare porter une kippa ou un chapeau noir dans la rue. Les kippot étaient réservées à la synagogue.

Ma grand-mère paternelle Beya Arditi (née Tadzher) s’était remariée à un Juif très riche, le banquier Aron Arav. Ils possédaient plusieurs grandes maisons luxueusement meublées et disposaient d’une servante et d’une cuisinière à domicile. La famille parlait le français, ce qui était considéré comme une marque de distinction au début du XX e siècle. Ma mère qui était d’ori- gine très modeste se sentait humiliée quand cette langue était employée devant elle.

Je ne sais pas très bien comment mes grandsparents ont traversé les guerres. J’ai appris que lors des guerres balkaniques mon grand-père mater- nel, Nissim Uziel, avait sauvé la vie d’un homme alors qu’il était lui-même blessé. Le frère de ma

Photographie de gauche: Léontina Arditi et sa grandmère paternelle Beya Arditi née Tadzher. Sofia 1941. Le nom Tadzher est celui d'une famille ashkénaze réfugiée en Bulgarie après un pogrom en Bavière en 1492.

À droite: Samuil Moisey Arditi. Sofia années 1940.

grand-mère paternelle Beya était le colonel Avram Tadzher, un homme particulièrement courageux et intelligent, connu pour être un tireur de d’élite et qui avait ses entrées au palais. Il a combattu dans l’armée bulgare pendant la Première Guerre mondiale et a été décoré pour ses exploits.

Mon père Samuil Arditi

Mon père Samuil Moisey Arditi était un homme intelligent, d’une grande douceur et doté d’une riche vie intérieure. Il est né en 1902 à Belogradchik et s’est installé à Sofia après son mariage. Il m’a bien éduquée et m’a appris à ne jamais m’emporter contre quiconque. Il a été jusqu’à vendre son alliance pour pouvoir m’acheter un violon, car il pensait que j’avais une bonne oreille pour la musique ; je n’avais alors que quatre ans. Nos voisins le lui ont reproché en lui disant que les musiciens ne gagnaient pas leur vie et à plus forte raison les femmes.

Mon père lisait beaucoup de livres. Anatole France était son écrivain préféré. Il m’a fait découvrir et aimer Edmond Rostand et sa pièce Cyrano de Bergerac. Même s’il était d’ascendance italienne, il n’avait aucune disposition pour la musique. Il m’a un jour montré un document où il était écrit: « Sa Majesté le roi Boris III déclare que le citoyen italien Samuil Moisey Arditi est naturalisé bulgare. » Il l’a été avant ma naissance pour pouvoir se marier en Bulgarie.

Mon père a beaucoup souffert toute sa vie, mais c’était un homme très digne. Il a grandi pratiquement orphelin, car sa mère Beya s’était remariée à un riche banquier qui ne pouvait souffrir la vue de son beau-fils. Seule Berta, la cuisinière, prenait soin de lui et il était consigné au sous-sol. Mon père finit par émigrer en France dans un wagon de marchandises. Pour survivre, il travailla avec des ferblantiers tziganes avant d’être admis à la faculté de droit de Toulouse ou de Montpellier. Il faisait du nettoyage dans une cathédrale tout en étudiant. Quelqu’un de malveillant l’a dénoncé au

Photographie de la cathédrale Sainte Nédélia de Sofia après l’attentat. L’action s’est déroulée pendant les funérailles du général Konstantin Georgiev, assassiné deux jours plus tôt par des bolcheviks. Le dôme principal de la cathédrale a explosé et s’est abattu sur l’assistance.

4. L’attentat de la cathédrale Sainte-Nédélia de Sofia perpétré le 16 avril 1925 qui fit 150 morts et de très nombreux blessés. La ligue militaire, mouvement d’extrêmedroite organisa une vague d’exécutions illégales dans les semaines qui suivent dont le journaliste Yosif Herbst fut victime.

5. Le mot turc pour désigner les femmes mariées.

prêtre comme un Juif dont la présence profanait l’église; il fut renvoyé sur-le-champ. Il travailla alors comme gardien dans un bar.

Je me souviens d’une anecdote à ce propos. Ma mère n’aimait pas beaucoup ma grand-mère paternelle qui avait abandonné son fils. Quand elle était en colère, elle prenait mon père en pitié: « Ce fils en or qui a dû travailler comme portier au milieu des courants d’air! » Et ma mère quand elle s’en prenait à mon père criait: « Comment veux-tu que je sois ta préférée quand tu as vu tellement de femmes nues dans ton cabaret! » Mon père rétablissait toujours la vérité: « Je n’étais même pas autorisé à rentrer! »

Mon père était antifasciste, mais il n’était pas communiste. Il disait que l’idéal communiste est merveilleux, car chacun aspire à vivre dans l’égalité et la fraternité; que c’est très beau, mais utopique, car l’homme est imparfait et corrompt tout ce qui est bon. Quand il rentra de France en 1925, Yosif Herbst, un journaliste célèbre, fondateur de l’Agence de presse bulgare, le recommanda comme sténographe au parlement. Peu de temps après, Herbst fut assassiné en représailles à un attentat commis par une cellule du parti communiste bulgare 4 . Quelqu’un remarqua que mon père avait été recommandé par Herbst et il fut inclus dans une liste de Juifs suspects de sympathies gauchistes. Ils furent tous déportés au camp de travail forcé de Lovech.

Ma mère Mariika Arditi (née Uziel)

Ma mère Mariika Samuil Arditi est née en 1906 à Sofia. Son père venait du village de Kalishte, dans la région de Radomir. Bien qu’elle n’ait fréquenté que l’école primaire, elle avait l’esprit très vif. Elle était fière d’être juive et nous disait que les Juifs étaient intelligents et que nous devions nous montrer à la hauteur. Elle était tolérante à l’égard de tous les autres peuples. Une femme tzigane était son amie; notre maison était toujours pleine de kaden 5 . Je pense que les

Balkans ont abrité les plus grandes civilisations et que c’est une chance que tant de peuples se soient trouvés au même endroit.

Ma mère était une femme exceptionnellement belle. Elle a commencé à travailler comme vendeuse dans une parfumerie à l’âge de quatorze ans. Un jour, on lui a demandé de tenir un étal devant la boutique. Mon père qui passait par là acheta de la crème à raser. C’est ainsi qu’ils firent connaissance en 1927. Il pleuvait le jour de leur premier rendez-vous. Il l’attendait en face du centre commercial Halite et ma mère se pressait tellement avec son parapluie qu’elle a fini par tomber et par déchirer ses bas résille. Quand plus tard ils se disputaient, elle avait l’habitude de lui dire: « Ne crois pas que je sois folle de toi! » et il répondait calmement: « Ne dis pas ça! Tu es presque morte pour moi, rappelle-toi les bas résille ! » Ils se sont mariés la même année à la grande synagogue de Sofia.

Je ne sais pas beaucoup de choses concernant les frères et sœurs de mes parents. J’ai toutefois plus de liens avec les parents de ma mère, en particulier avec ma tante Liza. Son mari s’appelait Bentzion Bar David. Il était originaire de Kyustendil et était ferblantier. Cela peut sembler étrange, mais sa boutique là-bas s’appelait « Le silence ». Ils ont émigré en Israël comme leur fille Zelma. Elle s’est installée à Rehovot où elle a épousé un Juif polonais. Ma mère avait deux frères, Benjamin ( oncle Buco) et Rahamim (oncle Raho). Ils sont partis vivre à Haïfa où ils ont travaillé comme dockers, puis à Jaffa toujours comme débardeurs avant d’ouvrir une épicerie. Lorsque j’ai été pour la première fois en Israël en 1964, leur situation était un peu meilleure. Ils disposaient chacun d’un espace de vente de 5 m² et vivaient dans des maisons arabes délabrées, sans réfrigérateur ni air conditionné.

Naissance à Sofia

Je suis née à Sofia en 1929. Ma mère a eu du mal à avoir des enfants. Je suis née avant terme

Mariika Samuil Arditi née Uziel. Sofia années 1940.

au 7 e mois et ils en ont beaucoup souffert. Ils auraient voulu avoir d’autres d’enfants comme les autres familles juives. Mes parents s’habillaient très à la mode, dans le style européen, soigné et élégant. Les Juifs en Bulgarie, bien que parfois plongés dans la misère noire, mettaient un point d’honneur à rester présentables. Les maisons reluisaient de propreté même si des poules déambulaient à proximité.

À Sofia, la situation financière de notre famille était très mauvaise. Mes parents avaient construit une maison sur un terrain acheté avec la dot de maman. Ils avaient embauché une Tzigane pour leur porter chance comme c’était la coutume à l’époque. Le terrain était très argileux. Mes parents aidés par la Tzigane ont façonné des briques d’argile, les ont cuites et ont construit leur

Photographie de gauche: La maison où habitaient les parents de Léontina Arditi et leur fille à Koniovitsa, le quartier juif de Sofia. Photographie prise dans les années 1940.

À droite: Mariika Samuil Arditi née Uziel portant Léontina Arditi dans ses bras devant la maternité. Sofia 1929.

maison c’est-à-dire une chambre, une cuisine et un foyer. Ils achetèrent quelques meubles et prirent du mobilier chez ma grand-mère paternelle, la riche ; nous avions même un fauteuil tapissé ! Pour l’eau courante et les toilettes, il fallait aller dans la cour. Nous avions des poules, des lapins et des chats. Mon père creusa une mare afin que nous élevions des canards. Nous chauffions la maison en ramassant des pommes de pin et du petit-bois.

Koniovitsa, le quartier juif de Sofia

Les Juifs de Sofia étaient principalement de petits commerçants ou des artisans. Certains étaient cordonniers, marchands de kebab; d’autres vendaient sur les marchés des aiguilles, du fil, des primeurs. Il n’y avait pas de taverniers juifs, car les Juifs ne buvaient pas. Ils avaient en revanche de petites épiceries. Le quartier de Koniovitsa a servi un temps de ghetto pendant la guerre. Il n’y avait ni eau courante ni électricité. Il n’y avait qu’une seule radio pour les habitants de trois rues et nous allions tous l’écouter. Encore aujourd’hui je

perçois la misère quand je passe par là. Mais il faut souligner que l’antisémitisme était pratiquement absent. À six ou sept ans, un garçon m’a dit: « Tu es juive » et je lui ai répondu: « Ça veut dire quoi? »

Les marchés d’autrefois étaient merveilleux: une symphonie de couleurs et de langues. J’avais pris l’habitude de chiper des fruits, car je n’avais pas d’argent pour en acheter. Un ami de la famille, un policier bulgare venait souvent au marché; on l’appelait oncle Doncho. Il avait l’habitude de dire à mon père : « Aujourd’hui je vais remplir mon sac grâce à vos Juifs ! » Il poursuivait ceux qui ne payaient pas leurs taxes. Le soir, mon père lui demandait: « Alors qu’estce qui leur est arrivé à mes Juifs ? » Et son ami policier lui répondait: « J’ai pris ce que j’ai pu. Voilà trois choux et trois kilos de gaufres. » On les lui donnait pour éviter l’amende. Est-ce que l’on peut appeler cela de l’antisémitisme?

Un jour, papa a dit à ma mère : « Venez tous avec moi ce shabbat. Je vous emmène au restaurant. » Il travaillait comme dactylo en centreville. Il a ajouté: « Mais vous devez venir à pied. » Le restaurant était en fait une cantine. Nous y sommes allés et il nous a dit : « Aujourd’hui

personne ne m’a donné de travaux d’écriture, mais c’est égal! » Nous avons pris une soupe, des keftés et mon père a demandé qu’on porte la note sur son compte. Nous mangions à crédit; voilà à quoi nous en étions réduits!

L’amour des livres

Malgré tout, en dépit de leur pauvreté, mes parents m’achetaient régulièrement des livres pour enfants, car à la maison nous lisions beaucoup. Les deux tiers des livres étaient en français, tous achetés par mon père. Il lisait régulièrement les journaux de gauche comme Zora (L’Aurore), Zaria (L’Aube), Utro (Le Matin). Maman ne lisait pas la presse, mais elle aimait les œuvres d’Anatole France, Balzac, Zola. Papa me recommandait la lecture de Jules Verne, Karl May et Stefan Zweig et un jour il m’a apporté Martin Eden de Jack London. Il m’avait inscrite comme lectrice dans deux bibliothèques de la ville. Mes parents aimaient lire à voix haute à la maison. C’est ainsi qu’ils ont lu Madame Bovary. Ma mère avait beaucoup de peine pour elle. Quand nous avons été internés pendant la guerre, ma mère a vendu beaucoup de choses, mais nous avons apporté les livres à mon professeur de violon Kamen Popdimitrov. Il les a rangés dans son grenier et lorsque nous sommes revenus, il les a rendus à mon père qui s’est exclamé: « Maintenant je peux être heureux! »

Un judaïsme bulgare

Mes parents n’étaient pas très religieux en particulier mon père qui était athée. Il se disait juif, mais il ajoutait: « Je suis d’abord un Bulgare juif. » Nous célébrions la venue du shabbat les vendredis soirs en prenant un verre de mastika 6 , en mangeant des spécialités juives et signe de l’influence italienne, des spaghettis froids avec du poivre et du vinaigre faute de citron.

Notre observance relevait plus de la tradition que de la foi. Ma mère préparait la matzah et

du tarhana 7 pour Pessah, mais nous mangions du porc à la maison ; c’était d’ailleurs un sujet de blagues entre mes parents. Nous observions toujours Rosh Hashanah. Ce jour-là, mon père n’allait pas travailler; nous mettions des vêtements neufs et nous rendions visite aux gens. À Pourim, nous nous retrouvions avec mes parents maternels et je portais un masque avec les autres enfants. Mon père respectait toutes les religions. Il m’a parlé pendant des heures des catholiques, de Jeanne d’Arc et de l’histoire de France.

Aucun de mes parents ne m’a jamais emmenée dans une synagogue. J’ai visité celle de Sofia à l’occasion de sa restauration, mais c’est tout. Je n’ai pas non plus étudié l’hébreu, mais par leur comportement mes parents m’ont inculqué des règles dont je leur suis reconnaissante. Un jour où je m’étais mal conduite, ma mère m’a appelée en me disant: las djudyas son onoradas [les femmes juives sont honnêtes]. Je n’ai jamais assisté à des querelles domestiques. Mon père était cependant très jaloux d’autant qu’un garde russe était tombé amoureux de maman.

Papa participait régulièrement aux réunions du Bet Am 8 surtout après 1944, mais pas ma mère. Je me souviens qu’il rentrait à la maison et que ma mère demandait: « Alors quoi de neuf là-bas ? » et papa répondait : djudios, djudios, djudios,

Léontina Arditi (deuxième depuis la droite) avec ses amies juives portant l’étoile jaune lors d’un camp d’été à Dupnitsa en 1944.

6. Boisson à l’anis comparable à l’ouzo en Grèce ou au yeni rakı en Turquie.

7. Spécialité orientale: fines galettes à base de bulgur et de yogurt.

8. Le centre communautaire juif.

Photo d’une fête carnavalesque lors d’un camp d’été juif de l’Hashomer Hatzaïr en 1943. Léontina Arditi est à l’extrême gauche de l’image.

9. Le 24 mai 1943 un groupe de députés mené par le vice-président de l’Assemblée Dimitar Peshev et soutenu par les dignitaires de l’Église orthodoxe organisa une manifestation de masse contre la déportation des Juifs bulgares. Cette démonstration publique joua un rôle important dans le sauvetage des Juifs bulgares.

muntchos djudios [des Juifs, des Juifs, des Juifs, beaucoup de Juifs].

J’étais encore jeune, mais je me rappelle confusément de la manifestation du 24 mai 1943 9 contre l’expulsion des Juifs. Le 24 mai, où l’on célébrait Saint-Cyril et Saint-Méthode était ma fête préférée. Je me souviens avoir revêtu ma blouse rouge. Soudain, les manifestants se sont mis à courir, car la police montée les chargeait. Je jouais dans la rue et maman m’a ramenée à la maison en me disant: « Enlève vite cette blouse rouge! Tu as choisi un mauvais moment pour la mettre! » C’est le premier jour où j’ai entendu le mot antisémite en entendant quelqu’un s’exclamer: « Les antisémites battent à mort les Juifs ! » Je n’en comprenais pas la signification. Nous étions six élèves juifs dans mon école bulgare et personne ne nous dérangeait ou ne nous maltraitait.

Les enfants juifs furent envoyés dans un camp d’été en 1943 avant que nous soyons forcés de quitter Sofia. Nous étions nourris, nos têtes étaient épouillées et nous ne traînions pas dans la rue. Je jouais du violon lors de ces colonies. Nous étions encadrés par des adolescents de l’Hashomer Hatzaïr et l’un d’entre eux était le futur écrivain et folkloriste Albert Dekalo. Il n’avait alors que dix-neuf ans et j’en avais douze ou treize. Je n’étais pas membre de l’Hashomer Hatzaïr, mais Zelma, la fille de ma tante Liza en faisait partie. Elle avait un ou deux ans de moins que moi. Elle a réussi à partir clandestinement en Israël en 1944 par ce canal.

Grandir à la campagne

J’ai passé une bonne partie de mon enfance à Mezdra, une bourgade de seulement 2 000 ou 3 000 habitants où nous étions les seuls Juifs. C’était une enfance heureuse. Mon père travaillait chez un meunier et ma mère était au foyer tout en s’occupant de notre basse-cour. Elle donnait du maïs aux oies pour les engraisser. Sa mère lui avait montré comment faire. Ma pauvre grand-mère Mazal avait été surnommée « la courtisane », car elle connaissait bien le cuisinier du roi Boris III. Un jour, son ami cuisinier lui a dit: « Mazalika, si tu peux m’apporter quatre oies par mois, tu gagneras beaucoup d’argent. » Ma grand-mère n’a jamais gagné beaucoup d’argent, mais elle a lui a apporté les quatre oies qu’elle gavait de maïs.

Le soir, à Mezdra, les femmes prenaient leur homme par le bras, les enfants suivant derrière, et tous se rendaient à la gare pour voir l’arrivée du train de Sofia. Ma mère prenait une tranche de pain et m’achetait un kebab là-bas. Un jour, j’ai contracté la diphtérie et on m’a fourré dans un train pour Sofia pour y être soignée. À mon retour, j’ai pris de l’ascendant sur les autres enfants qui n’avaient jamais eu l’occasion de prendre le train.

J’ai eu mon premier amoureux quand j’avais sept ans: Geshko Lishkov, un petit Tzigane. Son père possédait le manège près de la gare. Nous avions décidé de nous marier, Geshko et moi. Il m’avait promis de me laisser aller dans le manège…

Années de guerre

Un beau jour, mon père est rentré du travail à une heure inhabituelle avec des badges et une

Camp de travailleurs forcés juifs de Shiroka Poliana en 1942.

pancarte en carton. Ma mère lui a demandé : « Qu’est-ce que c’est que tous ces badges jaunes? » Il a répondu: « Ce sont des étoiles et elles doivent être cousues sur tous les vêtements » « Et cette pancarte ? » « Maison juive ». Maman a placé à notre porte la pancarte. Peu après une voisine bulgare, la tante Mika, est venue nous demander du sel ou du vinaigre. Elle s’est exclamée: « Mon Dieu! C’est quoi cette horreur! Jetez-moi ça vite! »

Notre déportation fut très traumatisante. Nous vivions alors dans une masure qui appartenait aux parents de ma mère, rue Pernik, dans le quartier juif de Koniovitsa. Nous avons dû vendre tout ce qui nous appartenait. Papa a transité par quatre camps de travail forcé: le premier était au village d’Izvorche dans la région de Lovech, le second à Shiroka Polina dans la région de Batak, le troisième à Dupnitsa et j’ignore où se trouvait le quatrième. La dernière fois que mon père est revenu, son dos était couvert de stries violettes, séquelles des coups qu’il avait reçus. Il ne nous a jamais dit pourquoi on l’avait battu. Il est arrivé par le train à 3 heures du matin, mais il ne s’est pas manifesté avant 6 heures pour ne pas nous réveiller. Il était couvert de poux. Maman l’a déshabillé dans la cour, a allumé un grand feu et a fait bouillir ses vêtements. Elle l’a ensuite enveloppé dans un drap de lit; il neigeait dehors!

Ma mère a rencontré le commissaire aux questions juives Alexandar Belev en 1943. Le commissariat avait été créé dans la foulée de la loi de protection de la nation 10 promulguée en janvier 1941. Maman voulait nous éviter d’être expulsés de notre maison. La rencontre a été organisée par le biais d’une amie de mon père, Julia de Genese. C’était une femme bien sous tous rapports et qui m’a appris le français sans jamais rien demander en contrepartie. Bien que cette rencontre ait été vaine, elle mérite d’être rapportée. J’accompagnais ma mère et Belev m’est apparu comme un homme sinistre, avec un visage jaunâtre, pâle comme la mort. Ma mère est entrée et elle est aussitôt ressortie en disant: « Impossible! » Cela signifiait que nous devions

10. Législation antisémite destinée à écarter les Juifs du reste de la population et à préparer leur déportation.

Camp d’été juif de l’Hashomer Hatzaïr. 1943. Léontina Arditi figure avec son violon au centre de l’image.

11. Ivan Vazov (1850-1921) homme politique et écrivain considéré comme le père de la littérature bulgare moderne. Son roman Sous le joug inspiré de la vie du révolutionnaire Vasil Levski est son œuvre la plus connue.

quitter notre maison. Je me rappelle clairement d’une femme balayant devant de jeunes soldats allemands assis en uniforme qui fumaient. Elle les maudissait ouvertement : « Que Dieu les châtie ! Je dois encore nettoyer leurs ordures ! Qui les a amenés ici? » Un homme l’a entendue et lui a dit: « Qu’est-ce qui te prend de dire ça? Ils vont t’entendre! » Elle lui a répondu : « Taistoi! Ils ne parlent pas bulgare et encore moins le dialecte shopski ».

La pauvre Julia de Genese a eu un destin tragique. Elle était amoureuse d’un soldat allemand auquel elle se fiança, mais qui fut tué peu après sur le front de l’Est. Elle souffrit beaucoup ; elle était enceinte et maman l’aida à avorter. Julia vivait en donnant des cours de français et d’italien. Après le 9 septembre 1944, elle disparut. Elle avait été dénoncée et envoyée dans un camp. Mon père et ma mère ont fait des recherches pour la retrouver. On leur a répondu qu’elle était morte.

Rescapée des mathématiques

Avant notre départ, j’étudiais dans une école bulgare. Je détestais la géométrie et le professeur le plus odieux était justement notre professeur de mathématiques, Madame Yankova. Quand j’avais une note correcte, maman me préparait un gâteau et en donnait aussi à ses voisines. Mes parents ont même embauché un professeur particulier sans succès. J’aimais beaucoup la géographie, la littérature et le bulgare. Je connaissais par cœur la moitié de L’Épopée des Disparus d’Ivan Vazov 11 et j’adorais mon professeur de littérature, Madame Kateva.

Des militants de l’organisation de la jeunesse fasciste Brannik sont venus une fois recruter dans notre école. Nous avions un garçon particulièrement stupide dans la classe qui s’appelait Haïm. Je me disputais souvent avec lui. Il a levé la main pour donner son nom. On lui a dit: « On n’accepte pas les Juifs ici. » Quelques plaisanteries ont fusé: « Les Juifs sont ceci, sont cela ». Madame Kateva a

vu rouge et a dit: « Je ne tolérerai jamais cela dans ma classe! »

À part les leçons de mathématiques et les merveilleuses leçons de français avec Julia, je suivais des cours de violon gratuitement. Mon professeur était oncle Kamen, le célèbre violoniste Kamen Popdimitrov, que mon père avait connu en France. Alors que nous devions être internés et que j’étais en troisième année de collège, j’ai reçu une note éliminatoire en géométrie. Nous avons été forcés de quitter Sofia avant que je puisse passer le rattrapage. On nous a d’abord assignés à résidence à Haskovo, puis à Dupnitsa où je n’ai pas été prise au lycée, car il me manquait mon examen de passage. Que faire? Maman a écrit une lettre à l’oncle Kamen. En réponse, il m’a envoyé un relevé de notes attestant du passage en classe supérieure. Mon professeur de mathématiques, Madame Yankova était mon cauchemar; je l’aurais étranglée si j’avais pu, et, à ma grande surprise, je découvris que j’avais obtenu deux excellentes notes en mathématiques et en géométrie. Qu’avait bien pu faire cet homme pour convaincre Madame Yankova? Je n’en sais rien. Ce qui importe c’est que deux Bulgares ont tout tenté pour donner à une petite Juive une chance de poursuivre ses études.

J’étais quelqu’un d’extrêmement sociable. J’avais des amis partout: dans les villages où j’ai grandi, à l’école primaire, au lycée, à l’école d’art dramatique, au conservatoire et dans les théâtres où j’ai débuté. Je n’ai jamais souffert de l’antisémitisme de la part des Bulgares. Au contraire, je me souviens qu’un jour, à Dupnitsa, le grand-père de l’une de mes amies de classe est venu trouver ma mère. Il est descendu tout spécialement de son village pour nous dire: « Si vous avez besoin de vous sauver, si vous devez quitter le pays, j’ai des hommes dans la montagne qui peuvent vous sauver. » Je suis presque entrée chez les partisans, car ce vieil homme qui voulait nous cacher était sans doute l’un des leurs.

À Dupnitsa nous n’avions droit qu’à deux ou trois bols de soupe à midi. À Haskovo, il y avait une rumeur selon laquelle un officier mettait de

Léontina Arditi jouant du violon à Sofia en 1943 avec son premier amoureux Niso [Nissim] Benbasat.

la naphtaline dans la soupe pour empêcher les Juifs de se nourrir. Je me souviens d’un incident antisémite à Dupnitsa. L’une de mes camarades portant l’uniforme des jeunesses fascistes, Lida Zhadrovska s’est emparée de mon réchaud et a commencé à donner des coups de pied dedans en criant: « Nous n’allons pas en plus nourrir ces chifuti [youpins] ! »

La mort du roi Boris III m’a beaucoup marquée; ma famille avait un grand respect pour lui. Il est mort le 28 août 1943, mais les funérailles n’ont eu lieu que le 1 er ou le 2 septembre au monastère de Rila. Le cortège funèbre devait traverser Dupnitsa. Avec tous les autres enfants, je me suis placée sur le passage du train. Nous avons attendu et soudain le train est apparu avec un wagon ouvert transportant le corps du roi et quatre gardes debout qui le veillaient. Le train avançait très lentement et nous pouvions voir le cercueil couvert d’un tissu lie-devin. Tous les petits garçons ont découvert leur tête. Une vieille femme nous a apporté un pain et l’a partagé en disant: « Même si vous êtes d’une autre religion, c’était aussi votre roi! »

Léontina Arditi dans le spectacle en solo Pizho et Pendo d’Elin Pelin au Théâtre des Armées à Sofia. Années 1960.

12. Jour de la prise de pouvoir par les communistes bulgares.

13. Ivan Krylov (1769-1844) célèbre fabuliste russe dans la lignée d’Ésope et de La Fontaine.

Des inconnues dans la maison

Après le 9 septembre 1944 12 , nous sommes rentrés à Sofia et nous avons retrouvé la petite maison construite par mes parents et la Tzigane. Notre logement a été réquisitionné pour loger deux jeunes soldates, dont l’une s’est révélée être juive. La nuit ces deux femmes disparaissaient et ne revenaient qu’au petit matin. Elles se déshabillaient alors et allaient se laver à la pompe, leurs poitrines nues, sous les yeux réprobateurs de tous les voisins. Bien sûr, les rumeurs allaient bon train: « Ce sont des putains. La nuit elles vont avec les soldats et ensuite elles viennent se laver ici. Mariika le démon est entré dans ta maison! » Un matin, elles ne sont pas revenues. Le sergentmajor Derepchiisky qui les avait placées chez nous et était aussi juif est revenu en larmes. Leurs lits ont été enlevés et ce n’est qu’à ce moment-là que nous avons su que ces deux filles menaient des missions de bombardement nocturne au-dessus de Belgrade. Elles avaient été tuées en service. Je me suis mise à aimer ces deux inconnues qui nous avaient laissé leurs livres et leurs armes. Elles m’avaient offert une paire de chaussures, car je marchais alors pieds nus par grand froid. Je n’avais rien à me mettre.

Un peu plus tard mon père et le sergent Derepchiisky se rendirent à la synagogue ensemble. Le sort de ce sergent était aussi tragique. Il était originaire de Vinitsa. Sa femme était également juive et ils avaient une fille, Ezdra. Derepchiisky disait toujours : « Tu étudieras avec Ezdra », car sa fille jouait aussi du violon. Un soir, mon père lui offrit de la vodka et il se saoula. Il nous dit qu’il était retourné à Vinitsa lors d’une permission et qu’à l’emplacement de sa maison, il n’y avait plus qu’un cratère rempli d’eau. Ni sa fille ni sa femme n’avait survécu. Il nous montra une photographie dont je me souviens très clairement. On y voyait sa femme les cheveux tenus par une natte.

Après-guerre

Après la libération, j’ai rejoint les Jeunesses communistes révolutionnaires par gratitude. J’ai ensuite adhéré au parti communiste en pensant qu’il m’apporterait une protection. J’ai pu étudier gratuitement. Lorsque l’art est devenu la préoccupation majeure de ma vie, j’ai quitté le parti même si je suis restée de gauche jusqu’à aujourd’hui.

J’ai commencé à m’intéresser plus sérieusement aux arts à la fin de mes études. Je fréquentais l’école de commerce de Sofia et je jouais en même temps du violon au sein de l’orchestre symphonique du Bet Am sous la direction du merveilleux Mario Menashe Brontsa. Je prenais aussi des leçons d’art dramatique avec le metteur en scène Doyan Danovsky qui avait créé une section théâtrale au cercle littéraire juif. La première pièce qu’il nous a demandé de jouer était À déjeuner à la table de l’ours, une célèbre fable de Krylov 13 . Cela devait se passer en 1945-1946, car l’année suivante j’ai été admise à l’École supérieure d’art dramatique de Sofia et au Conservatoire de musique.

Je ne me souviens pas exactement des autres élèves de la classe de Danovsky, mais je me

rappelle d’une représentation exceptionnelle en 1944 au centre communautaire Bet Am avec le metteur en scène Grisha Ostrovsky qui à l’époque était aussi acteur, le célèbre violoniste Yosko Rozanov et Viza Kalcheva qui s’est noyée l’année suivante. J’avais quinze ans et ce spectacle a décidé de la suite de ma carrière.

L’école de théâtre où j’ai étudié offrait un cursus en deux ans. En 1947, après avoir achevé la deuxième année, on nous a proposé soit de nous donner notre diplôme soit de continuer nos études deux années supplémentaires dans la nouvelle école d’art dramatique qui venait d’être créée. Certains ont choisi de quitter l’école, d’autres comme moi ont préféré poursuivre nos études.

En troisième et quatrième année, j’ai commencé à enregistrer pour la radio. Puis j’ai rencontré un premier grand auteur contempo- rain, Elin Pelin. J’ai interprété Choheno Kontoshche avec une gloire du théâtre national Konstantin Kisimov. J’étais émue au point d’en perdre la tête. En sortant, on m’a présenté Elin Pelin et il m’a demandé: « Où avez-vous donc appris à parler notre dialecte ? » Je lui ai répondu que j’avais grandi à la campagne. Il m’a alors proposé d’inter- préter d’autres pièces qu’il avait écrites. Cela m’a donné des ailes pour la suite. J’ai interprété Pizho et Pend en solo et la pièce est entrée au répertoire du Théâtre des Armées à Sofia.

J’ai reçu mon diplôme en 1950. Je devais passer une année probatoire au Théâtre national. Pendant ce temps, le Théâtre des Armées organi- sait le recrutement de sa troupe. J’ai postulé et j’ai été acceptée. La même année, je me suis mariée. Mon premier jour de travail coïncidait avec le jour des noces, le 11 septembre 1951. Je ne suis pas allée travailler, mais j’ai épousé mon mari, Dilo Dikov Stoyanov qui était d’origine bulgare. J’ai donné naissance à ma fille Tatyana en 1952 et j'ai interprété mon premier rôle cette même année avec Chant du peuple de la Mer Noire de Lavrenev.

La première personne à avoir tenté un spectacle en solo en Bulgarie est l’actrice Slavka Slavona

Léontina Arditi interprétant une mère de la ville d’Hiroshima dans un spectacle en solo au Théâtre de poche 199 à Sofia dans les années 1960. Le spectacle d’avant-garde comprend des textes pacifistes de Pablo Neruda, Jean-Paul Sartre, Vanda Vasilevska et d’autres auteurs. Mise en scène: Léontina Arditi. Photographie de Dimitar Sibirski.

Léontina Arditi dans la pièce Le Démon de Lermontov dans les années 1960 présenté au Théâtre des Armées à Sofia. Il s’agit de la première pièce dont elle a assuré la mise en scène.

Léontina Arditi interprétant la femme-fleur dans la pièce de Nikola Roussev, Waouh! Combien de coquelicots! au Théâtre des Armées de Sofia. Mise en scène: Sasho Stoyanov. Années 1960.

dans une pièce de Maxime Gorki. Les suivantes furent les actrices Spas Dzhonev dans le Cantique des cantiques et Tanya Masalitinova dans Anna Karenine. J’ai été la quatrième personne à le faire en interprétant Le Démon de Lermontov.

Plus d’une dizaine de mes spectacles ont été interdits durant la période communiste. Les raisons variaient : « snobisme et influence occidentale pernicieuse », « cosmopolitisme », « éclectisme ». Cela a notamment été le cas pour mes interprétations dans Vanity Fair adapté de Thackeray, Crime et châtiment de Dostoïevsky et Vingt-quatre heures de la vie d’une femme adaptée de Stefan Zweig. Le Chercheur ou Don Quichote combattant de Vadim Karastilev a été interdite pour des raisons politiques. Même motif, même punition pour Terre, attends. On ne m’a pas expliqué pourquoi Au soleil et à l’ombre a été refusée. La commission m’a juste notifié son refus. Je pense que les motifs n’étaient ni politique ni antisémite. C’est la jalousie entre collègues du théâtre qui justifiait tout.

J’ai rencontré mon mari Dilo par hasard. J’étais étudiante en troisième année lorsque j’ai été victime d’une paralysie faciale. Elle a disparu, mais les médecins m’ont recommandé d’aller travailler dans une brigade pour profiter des bains de soleil. C’est ainsi que je me suis retrouvée dans un camp au bord de la Mer Noire. Mon futur mari s’y trouvait pour soigner une affection aux jambes; il étudiait pour devenir ingénieur en hydraulique. Je jouais sans arrêt du violon, car je préparais un examen au Conservatoire. Il venait souvent m’écouter. C’est ainsi que nous nous sommes rencontrés.

Mes filles

Notre fille Tanya a eu une enfance difficile; elle souffrait d’une malformation cardiaque. Nous avions souvent des répétiteurs à la maison, car elle n’était pas en mesure d’aller à l’école. Elle a pu être opérée à vingt-sept ans. Tanya voulait être peintre, mais elle a d’abord achevé ses études à l’Institut des techniques chimiques avant d’y enseigner à son tour. Elle a gagné plusieurs prix internationaux pour les marionnettes qu’elle a créées. En 1996, elle a émigré en Israël avec ses deux filles. Elle y a fait une belle carrière de créatrice de marionnettes.

Mes deux petites-filles, Léontina et Maria sont nées le 13 octobre 1982. J’ai aidé à les élever jusqu’à ce qu’elles aient quatorze ans. Elles ont achevé l’école primaire juive à Sofia et ont été acceptées au lycée des langues et civilisations antiques pour Léontina et au lycée espagnol pour Maria. Quelques mois plus tard, elles faisaient leur alya. À Tel Aviv, Léontina a été admise dans un lycée d’État prestigieux et Maria a été diplômée d’une école d’art. Léontina a étudié le violon dans une école dirigée par des professeurs russes, mais elle n’a pas voulu continuer dans cette voie, car en Israël on trouve un bon violoniste à tous les coins de rue. Son caractère l’a poussée à incorporer une unité combattante. Elle est devenue officier et commande un bataillon de trente soldats. Encore maintenant, elle est toujours sur la brèche.

Léontina Arditi posant avec sa fille Tatyana Dilova Dikova et ses deux petitesfilles Léontina et Maria à Bat Yam en Israël en 2003.

Je suis allée pour la première fois en Israël en 1964. La seconde fois juste avant 1989 pour une représentation de Vingt-quatre heures de la vie d’une femme. Je suis allée plusieurs fois rendre visite à ma fille et à mes petites-filles. C’est un très beau pays auquel je suis attachée, mais je ne m’y suis jamais sentie à l’aise en partie à cause du mode de pensée des gens.

J’ai été heureuse à la chute du régime le 10 novembre 1989, mais j’ai progressivement réalisé que nous étions passés d’un type de mensonge à un autre. J’ai une certaine nostalgie pour la période communiste, car on pouvait tout faire malgré les immenses difficultés que j’ai dû affronter. Aujourd’hui il suffit d’avoir de l’argent et d’être une brute sans scrupule pour faire son chemin dans la vie. Bien sûr, ce genre de personne existait avant, mais ceux qui avaient l’intelligence et la ténacité arrivaient à faire leur chemin. La période actuelle est perverse et corruptrice en particulier pour la jeunesse.

Texte traduit et adapté d’un entretien avec Patricia Nikolova réalisé en mars 2004 à Sofia pour l’Institut Centropa de Vienne.

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