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J. Nehama Notre grand- père, nos souvenirs
Elena Saporta Maria Saporta
Joseph Nehama Notre grand-père, nos souvenirs
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Notre grand-père avait l’habitude de raconter que seuls 4 % de la population juive de Salonique avaient survécu à la Seconde Guerre mondiale. Nous nous demandions alors et essayons d’imaginer aujourd’hui ce que cela avait dû être pour nos grands-parents, Joseph et Mery Nehama, de revenir dans leur ville bien-aimée après une année d’emprisonnement à Bergen-Belsen. Avant la guerre, ils habitaient une jolie maison de ville de trois étages dans un quartier élégant de la fin de l’époque victorienne, juste à l’est de la ville. Après la guerre, ils ont passé le reste de leur vie dans des appartements plus exigus situés au centre de Salonique.
Notre mère, Nora Nehama (Saporta), était l’unique enfant de Joseph et Mery (Ezratty) Nehama. Avant son mariage avec notre grandpère, notre grand-mère s’était installée à Paris où elle avait épousé un dentiste et lui avait donné un fils, Henri Bourla. Ce mariage s’est avéré malheu-
De gauche à droite: Nora Saporta, Elena Saporta, Joseph Nehama. Parc de la Tour Blanche, Salonique (1954).
reux et Mery est retournée à Salonique pour se rapprocher de sa famille. Là, elle et Joseph Nehama se sont rencontrés et sont tombés amoureux, ma grand-mère se lamentant sur le fait qu’elle et mon grand-père ne pouvaient pas se marier, car elle était mariée. « Que ton problème devienne mon problème », lui a dit Joseph. Il a réussi à lui obtenir un divorce, ce qui était très inhabituel dans la Salonique du début des années 1900.
Nos grands-parents sont restés très amoureux, bien qu’ils aient semblé former un couple extrêmement improbable. Grandpapa qui souffrait d’arthrite rhumatoïde depuis la fin de son adolescence était voûté et marchait avec hésitation à l’aide de deux cannes. Sa vie était centrée sur ses recherches et ses écrits. Nona, en revanche, était pleine de vie. Mesurant près de 1,80 m, elle était athlétique et sociable et avait un rire contagieux, un rire dont ses deux enfants ont hérité. Une grande chauve-souris en fonte était suspendue au-dessus du lit conjugal de nos grands-parents. Seul un amour aussi fort que le leur pouvait résister à cette présence nocturne sur le point de surgir. Grandpapa était un père également très dévoué à
son enfant unique, notre mère, qu’il a personnellement instruite à la maison jusqu’au début de son adolescence.
Grandpapa avait l’habitude de garder un carnet sur sa table de nuit. Chaque nuit, des proverbes en judéo-espagnol lui revenaient en mémoire. Chaque matin, il inscrivait dans son carnet trois ou quatre proverbes dont il se souvenait. Ces proverbes, ainsi que ceux fournis par des membres de la communauté juive de Salonique, ont été intégrés dans le Dictionnaire du Judéo Espagnol. En plus du judéo-espagnol et du français, Joseph Nehama écrivait en 13 langues ! Son bureau, situé dans un coin de l’appartement où vivaient nos grands-parents, servait de centre culturel et intellectuel pour Salonique. Nous avons entendu notre grand-père décrit comme le maire officieux de la communauté juive de Salonique. Il a écrit un ouvrage en sept volumes, L’Histoire des Israélites de Salonique et d’innombrables autres ouvrages importants, dont le dictionnaire judéo-espagnol-français. Parmi ses autres réalisations : il fut banquier de la communauté juive et directeur de l’Alliance israélite universelle de Salonique.
De fin 1959 à début 1960, nous avons accompagné notre mère à Salonique où nous avons passé six mois exceptionnellement formateurs chez nos grands-parents. Nous étions jeunes. Maria avait 4 ans, puis elle a fêté son cinquième anniversaire à Salonique et Elena avait 8 ans. Pendant ce séjour prolongé, la famille commençait généralement la matinée avec du pain grillé, de la confiture d’abricots que nous trempions dans nos cafés au lait. Après le petit-déjeuner, Grandpapa se retirait dans son bureau où il était accueilli par ses secrétaires dévouées et très coquettes, Mery et Popi. Sur le bord avant du bureau de Grandpapa, les visiteurs étaient accueillis par un écriteau en bronze où l’on pouvait lire : « L’exactitude est la Politesse des Rois ». Une autre phrase souvent prononcée par Grandpapa était « Fais bien tout ce que tu fais ». Cette phrase est restée gravée dans notre mémoire jusqu’à aujourd’hui !
Pendant que Grandpapa passait la matinée à travailler, notre mère nous emmenait souvent prendre un bateau pour se rendre à la plage de Remvi ou sinon, nous nous rendions à Agia Triada − alias « la Plage » (prononcée « Plaz » en grec). Nous revenions pour un copieux déjeuner avec mes grands-parents. Une sieste de deux heures nous permettait de laisser passer le moment le plus chaud de la journée. Vers 4 heures de l’après-midi, une brise marine rafraîchissante nous attirait de nouveau à l’extérieur. Nous nous promenions le long du Paralia, la promenade du bord de mer de Salonique, en mangeant des pepitas (graines de citrouille grillées) et des koulouria, un pain grillé agrémenté de sésame en forme de grand anneau. Nous terminions la soirée sur la Platia Aristotelous la grande place centrale de Salonique, où les enfants couraient et jouaient au ballon pendant que les adultes discutaient dans l’un des nombreux cafés qui entourent la place. De retour à l’appartement, Nona préparait à Grandpapa un petit bol de soupe au poulet avec de petites nouilles, un rituel quotidien.
Le dimanche, mes grands-parents louaient un taxi pour nous emmener tous à la campagne pour un somptueux déjeuner composé de plusieurs plats. À la fin du repas, mon grand-père commandait toujours une bouteille de « Souroti », la marque d’eau gazeuse caractéristique de la Grèce, qu’il buvait pour faciliter sa digestion. Ma sœur et moi étions totalement amoureuses de notre chauffeur de taxi habituel, Giordano, que nous surnommions « Mustafa ». Mustafa avait l’habitude de nous faire plaisir en jouant des 45 tours sur le petit tourne-disques qu’il avait installé sous le tableau de bord. Notre chanson préférée était le grand succès européen du début des années soixante, «Ya Mustafa »,que nous avons dû écouter des centaines de fois. Ces sorties dominicales étaient spéciales, car elles donnaient à Grandpapa l’occasion de s’éloigner de ses multiples obligations et de passer du temps en compagnie de sa famille et de ses amis.
La famille Saporta est retournée à Salonique en 1965, puis en 1967. Ce sont les moments que
De gauche à droite: Nora Saporta, Joseph Nehama, Maria Saporta, Mery Nehama, Elena Saporta. Sortie du dimanche à Aretsou, plage près de Salonique (1960).
nous, les deux sœurs, avons pu passer ensemble en présence physique de notre grand-père. Cependant, malgré les quelque 9 000 km qui nous séparaient, Grandpapa a toujours occupé une place importante dans nos vies. Récemment, nous sommes tombées sur une grande boîte contenant des centaines de lettres que Grandpapa nous avait écrites au cours de notre enfance.
Après le décès de notre grand-père en 1971, notre mère a pris l’initiative de faire publier certains de ses écrits. Le Dictionnaire du JudéoEspagnol, est sorti en 1977. Maman a également passé des années à travailler avec la communauté juive de Salonique pour faire publier un catalogue de l’Histoire de Salonique en sept volumes, afin que les chercheurs puissent mieux assimiler la richesse des connaissances présentes dans ses écrits.
Devin Naar, titulaire de la chaire Isaac Alhadeff d’études sépharades au Stroum Center for Jewish Studies de l’université de Washington, a repris le flambeau. En écrivant Jewish Salonica : Between the Ottoman Empire and Modern Greece, Salonique juive : entre l’Empire ottoman et la Grèce moderne (publié en 2016), le professeur Naar a fini par bien connaître Grandpapa, nous confiant : « Je vis avec votre grand-père depuis deux ans », Il a relaté comment le fait d’être immergé dans le monde de Joseph Nehama et du Dictionnaire du judéo-espagnol l’a aidé à apprendre à parler judéo-espagnol. C’est à ce moment-là que nous avons réalisé que Grandpapa et ses œuvres étaient toujours vivants. Tous les ouvrages consacrés aux Juifs de Salonique citent les livres et les enseignements de notre grand-père. Nous sommes ravies de la réédition de son dictionnaire, qui passe cette fois du français au judéo-espagnol. C’est un autre exemple de l’héritage durable de Joseph Nehama, qui sera toujours pour nous « Grandpapa ».
Elena Saporta (Cambridge, MA) et Maria Saporta (Atlanta, GA), 28 avril 2021