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J. Nehama le Mentor

Michel Azaria

Joseph Nehama, le Mentor

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(1881-1971)

Joseph Nehama est né à Salonique le 17 mars 1881. Il souffrait d’une cyphose (il était voûté) et devait se déplacer avec une canne. Son infirmité faisait partie intégrante de sa personnalité et « expliquait en partie son caractère de fer, la puissance de sa volonté, à laquelle rien ne résistait. » a La même source dira de lui : « Ce que j’en peux dire avec certitude, c’est qu’il s’est agi d’un homme qui se place très loin hors du commun. »a

Joseph Nehama appartient à l’illustre famille Nehama de Salonique dont un des membres, le savant rabbi Juda Nehama, fut l’un des précurseurs de la Haskala hébraïque en Turquie.

Après avoir terminé ses études primaires hébraïques, il entra à l’école de l’Alliance israélite universelle en septembre 1890 et fut envoyé à Paris (première promotion 1901) pour terminer ses études secondaires à l’École normale israélite orientale. À Paris, il a bénéficié d’un « enseignement spécial dispensé soit en Sorbonne, soit dans l’établissement de l’École normale même par des professeurs du Collège de France et de la Sorbonne. » b

En 1897 (âgé de 16 ans !) il fonda l’Association des anciens élèves de l’Alliance qui servit de modèle aux groupes similaires qui ont été créés par la suite.

Revenu comme professeur à l’école de l’Alliance de Salonique, il est nommé directeur de l’école (1910), puis directeur général du groupe. En 1920, il est nommé membre du comité central de l’A.I.U. « C’est le seul professeur du cadre de la Société qui ait été honoré de cette distinction. »b

Son éducation fera de lui un francophone francophile ardent pendant toute sa vie. Nehama faisait référence (avec un peu d’exagération, certes) à l’éducation intrinsèquement française des Juifs saloniciens qui pensent « dans la langue de Racine. » b Maurice Benusiglio, son disciple et ami, réfugié en 1940 comme la famille Nehama à Athènes raconte: « Voir maman, parler français, m’entretenir avec lui, c’était comme si les Allemands cessaient à ces moments-là d’exister »a .

Le couple Joseph et Mery Nehama née Ezratty avait eu : « une fille unique (née le 18 août 1915), Nora, d’une extraordinaire beauté. Blonde comme sa mère, très indépendante, frôlant sans cesse le scandale, très intelligente et cultivée. Après la Libération, elle s’est mariée à un architecte, Isaac Saporta, résistant juif pendant la guerre, et ils sont partis aux États-Unis. » a Nora Saporta, dans les pas de son père, fonda en 1963 l’Alliance française d’Atlanta.

Joseph Nehama est généralement présenté d’abord comme un éducateur. Comme le dit Maurice Benusiglio: « Il était né éducateur. Sa voix chaude et vibrante de baryton, les traits forts de son visage et ses yeux pénétrants faisaient qu’on ne pouvait oublier ce qu’il avait dit. » a Ses très nombreux élèves lui furent très reconnaissants. II compte « une légion innombrable d’anciens élèves dans la Diaspora juive mondiale éparpillés un peu partout aux États-Unis d’Amérique et en France. »b

Il croyait en l’élite et estimait que, quel que soit le régime, c’est une élite qui, réellement, conduit la marche des affaires. Mais il voulait une élite cultivée et éduquée et il était anxieux de la rechercher et de la former. « Il vaut mieux être du côté du manche, répétait-il sans cesse en citant les mots de Talleyrand et de Morny » a confie Maurice Benusiglio.

Difficile de le classer, car il est beaucoup plus qu’un éducateur. Écrivain, savant, conférencier, journaliste, dirigeant politique, financier, membre influent du Comité central de l’Alliance israélite universelle, Vénérable de la loge du Grand-Orient. Il fut un homme d’action dans tous les domaines en même temps qu’un grand penseur. Et l’on peut ajouter un troubadour, car « il instillait dans la connaissance du monde des Juifs de Salonique une dimension poétique » c .

Parallèlement à ses activités professionnelles, il publia deux livres intitulés : Las Leyes del comercio et Los usos del comercio, un recueil de biographies des hommes célèbres destinées aux écoles, La Salud (publié à 10 000 exemplaires en 1908), sur l’hygiène mise à la portée des familles, une adaptation en judéo-espagnol de l’Avare de Molière sous le titre de Han Binyamín. Il publia des centaines d’articles sous le pseudonyme de Yachar (tout droit en hébreu), dans les périodiques La Epoca et El Liberal en judéo-espagnol, et dans Le Progrès de Salonique et L’Indépendant en français et fit des centaines de conférences au Club des anciens élèves de l’A.I.U. à Salonique. Il fut même publié au Mercure de France à Paris.

Pour faire vivre sa famille, il mena une double existence de financier et d’intellectuel. Il fut d’ailleurs un redoutable homme d’affaires. Homme aux multiples facettes, il est décrit comme dur en affaires, mais aussi comme un être plein de tendresse, altruiste et protecteur pour ses familiers et ses disciples. Fondateur de la Banque Union de Salonique en 1926, Joseph Nehama invita immédiatement un Chrétien orthodoxe à siéger au Conseil d’Administration. Il agit très tôt en mécène et finance ainsi des travaux de recherche qu’il a confiés à Michaël Molho notamment sur les pierres tombales des cimetières de Salonique aujourd’hui hélas disparues. Dans une liste des rescapés de Bergen Belsen établie

par David Benbassat-Benby et publiée dans un journal turc en 1945, il est présenté comme « le banquier Nehama ».

Dans les périodes très difficiles, il connut des revers. Ainsi, après l’invasion de Salonique par les Allemands, il perdit tout ce qu’il avait apporté avec lui en espèces: cent mille livres sterling et alors que l’inflation prenait un caractère surréaliste, « Joseph, sur les conseils et assurances d’une personne haut placée au ministère des Finances, convertit le tout en drachmes » a . Après la Libération, à son retour de Bergen-Belsen, ruiné, il se remit avec acharnement au travail et retrouva la prospérité.

C’est un notable juif. Entre les années 1920 et 1930, il mène une campagne publique à fort retentissement contre (déjà !) l’appropriation du cimetière juif par la municipalité de Salonique qui estimait que les restes des corps représentaient un matériau intéressant pour des recherches sur l’agriculture dans le cadre de l’expansion de l’université Aristotee .

Joseph Nehama est avant tout un citoyen éclairé et un leader communautaire de la grande cité de Salonique. Déjà en 1913, il avait fait une déclaration intense dans un français très alerte à sa ville en publiant à Paris La Ville convoitée sous le pseudonyme de P. Risal (Paris Salonique). Il puise sa force dans ses racines profondes dans sa ville. Dans sa préface à son œuvre monumentale (qualifiée de « Opus Magnum » par El Maleh b) en sept volumes (dont quatre apparaîtront entre 1935 et 1937 et le 5e en 1959 avec l’aide de la Claims Conference), Histoire des Israélites de Salonique, il parle de sa ville natale « comme une mère patrie » c et d’un travail qui est le reflet de son amour pour cette collectivité juive.

Aujourd’hui, pour Devin Naar, lui-même un jeune historien américain prometteur, Joseph Nehama, « le Mentor parmi tous les historiens de cette ville, est l’historien de référence. » c C’est lui qui définit les contours de la discipline. Contrairement aux autres, Il est né et mort à Salonique. Il a une autre particularité très intéressante : il est le seul des illustres historiens de la communauté à ne pas avoir eu de formation rabbinique ou à avoir fréquenté les séminaires rabbiniques de Salonique. « Tous les autres historiens, sauf Mercado Covo, ont été professeurs d’hébreu pour la communauté. » c Cette caractéristique pourrait être considérée comme un inconvénient, car cela l’a peut-être empêché d’accéder plus complètement à certains textes. En effet, toutes les sources historiques (décrets, statuts, inscriptions sur les pierres tombales) pour construire un récit historique de Salonique (fraguar en judéo-espagnol) étaient en hébreu. D’ailleurs, on retrouvera cette difficulté beaucoup plus tard lors de l’élaboration de son dictionnaire. En revanche, cela a dû renforcer sa perspective franc-maçonne et son dynamisme pour favoriser l’ouverture au monde moderne.

On mentionnera, en incidente, une idée qui interpelle dans l’Histoire des Israélites de Salonique: selon lui, les premiers Dönmes qui ont voulu s’émanciper des rabbins rétrogrades ont été de fait pour leurs générations suivantes des vecteurs de progrès. C’est une idée assez répandue qu’ils pourraient avoir été à l’origine de la chute de l’Empire ottoman ou, comment une minorité ayant successivement connu deux systèmes oppressants aspirait naturellement au progrès. Ce n’est pas sans rappeler l’opinion émise par Benzion Netanyahu sur les marranes.

Cependant, un des objectifs sous-jacents majeurs de cette œuvre (nous nous situons très peu avant la Deuxième Guerre mondiale), vise à un « rapprochement cordial » avec les Grecs et plus généralement d’une réflexion sur l’assimilation. Il s’agit là d’un thème clé pour Nehama qui cherche à démontrer une Histoire et des intérêts communs entre populations et donc un rapprochement possible alors qu’un mouvement similaire avec la société ottomane trop fermée était impossible. Il garde une opinion certes nuancée, mais qui reste à cette époque de sa vie assimilationniste, au carrefour de différents courants (Histoire des Israélites de Salonique, p. 806 – 807) : « Pour le Juif, c’est un devoir et une nécessité de

concilier sa fidélité envers sa tradition religieuse − son honneur devant l’Histoire − avec l’assimilation morale la plus complète à ses concitoyens d’autres cultes […] Assimilation n’est pas identification. L’union morale peut s’établir sans qu’il y ait fusion complète. »

Il lui fallut, après-guerre, revisiter le thème de l’assimilation compte tenu de ce qui s’était passé à Salonique pendant la chasse aux Juifs, mais également en réaction à la situation de fait des communautés juives non-judéo-espagnoles présentées au début, par ruse, par les Allemands, comme épargnées parce que parlant grec.

Après la deuxième guerre mondiale, Joseph Nehama publiera en 1947 un Hommage aux victimes juives des nazis en Grèce en deux tomes et intitulé In memoriam avec Michaël Molho, rabbin de la communauté israélite de Salonique. Les auteurs y affirment : « que les communautés romaniotes de Grèce avaient une confiance excessive dans l’idée que leur grécité les sauverait. Cet orgueil amena les Romaniotes à se suicider en se constituant une proie facile pour les Allemands. » d

Malgré le désir exprimé de rapprochement avec les Grecs, il opta finalement, au moment clé, pour la citoyenneté espagnole confortant ainsi son fort sentiment d’appartenance au peuple espagnol comme le témoignent ses échanges antérieurs avec le sénateur Pulido à qui il doit l’insertion du vocable sépharade dans son vocabulaire c. Cette décision sur sa citoyenneté lui sauva la vie ainsi que celle de sa femme et de sa fille.

Les Nehama (Joseph, Mery et Nora, leur fille) faisaient partie d’un second convoi des Juifs de nationalité espagnole, mais, entre-temps, le débarquement des Alliés en Normandie et les bombardements intensifs du territoire allemand s’étaient produits et le convoi s’arrêta en pleine Allemagne. Ces déportés ‘privilégiés’ furent internés au camp de Bergen-Belsen, dans des conditions relativement supportables : ils recevaient un peu de nourriture et ne risquaient pas, comme les déportés à Auschwitz, la mort quasi-certaine. À BergenBelsen, Joseph Nehama a mené sa lutte contre le laisser-aller, l’attente sans activité. Il donna des conférences, structura le groupe en organisant des cours et des conférences sur le judaïsme, l’Histoire universelle et même sur le dessin industriel. Il a relevé le moral de ses codétenus.

Les nazis mirent la main sur la grande et riche bibliothèque de Joseph Nehama où il avait accumulé des trésors inestimables au service de son savoir encyclopédique prodigieux. Après qu’il eut appris que toute sa bibliothèque, restée à Salonique, avait été emportée par les Allemands, il en avait les larmes aux yeux. Ida Benusiglio, mère de Maurice, rapporte son chagrin : « Et surtout, Ida, plus que tout, ça me fait mal d’avoir perdu un certain calendrier perpétuel que j’avais fignolé, amélioré, enrichi. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre sur la fortune perdue, sur son ‘séjour’au camp. Mais je l’ai souvent entendu revenir sur la perte de ce calendrier » a .

En 1961, à l’âge de 80 ans, il visite Israël pour la première fois. Face au grand miracle de résurrection de l’ancienne patrie juive et de tout ce que ses coreligionnaires y ont accompli en un laps de temps relativement court et à l’héroïsme de la jeunesse d’Israël, il doit revisiter son désintérêt pour le sionisme pendant l’entre-deux-guerres quand il répliquait par exemple en 1919 : « De quelle Palestine, me parlez-vous ? La Palestine, c’est ici (Salonique). » c

Après la guerre, avec un travail démarré probablement bien avant, les quinze dernières années de sa vie furent consacrées en grande partie à la rédaction de ce dictionnaire judéo-espagnol/ français. C’est le type de travail auquel on s’attelle à la fin de sa vie entre 75 et 90 ans parce que l’on considère qu’il est absolument indispensable. Il écrira : « Si moi, presque un ancêtre, je ne me résous pas à collectionner le patrimoine verbal évanescent et même mourant, le judéo-espagnol ne laissera pas un tableau d’ensemble suffisant. » f Il s’agit du travail d’un octogénaire qui reconstitue une langue encore très vivante du temps de sa jeunesse. « Cette œuvre sort presque uniquement de mon souvenir. » Il s’y plonge, comme à

son habitude, avec une énergie exemplaire. « Je consacre une grande partie de mes loisirs à noter les expressions et les vocables que ma mère et ma grand-mère avaient coutume d’employer dans leur langage de tous les jours […] Je repêche dans ma mémoire ces expressions et vocables qui y flottent encore et qui risquent de s’évanouir complètement. » Il prendra même contact avec des Saloniciens immigrés au Mexique pour vérifier certaines expressions.

Le dictionnaire de Joseph Nehama est en réalité une encyclopédie. Edmond Cohen expliquera en judéo-espagnol à ses auditeurs qu’en effet : « l’auteur s’arrête sur un mot, puis à partir de ce mot, c’est l’histoire de Salonique qui apparait. La vie comme elle était avant. Avant que la Shoah ne la fasse disparaitre. » g

Il laissa une œuvre inachevée. L’Institut Arias Montano de Madrid prit le relai grâce aux contacts noués auparavant et coopérait déjà sur ce travail. Arnald Steiger directeur de l’Institut puis, à sa mort, Jesús Cantera ont mis en forme et finalisé le travail effectué. Le dictionnaire parait pour la première fois en 1977, six ans après le décès de son auteur.

Le dictionnaire qualifié de saut quantique (quantum leap) par le grand linguiste contemporain David Bunis qui souligne, une fois de plus, est-on tenté d’écrire pour Joseph Nehama, qu’il agit en précurseur: « le dictionnaire est un modèle pour sa discipline par sa conformité aux exigences fondamentales de la lexicographie moderne […] Innovation facilitée par la collaboration avec Steiger et Cantera. » h

Le résultat n’est certes pas en tous points parfait. Un avertissement écrit de façon diplomatique et confraternelle prévient le lecteur en introduction. Le reproche principal porte sur les nécessaires améliorations qu’il faudrait apporter du point de vue linguistique, notamment, pour tout ce qui concerne les langues non-hispaniques.

Il reste que pour les séfarades judesmophones comme les appelle Jesús Cantera, ce dictionnaire reste, à jamais, un trésor inestimable.

Joseph Nehama s’éteint le 29 octobre 1971. Il est enterré au nouveau cimetière de Salonique.

Michel Azaria, Docteur ès lettres Président de l’association Judéo-espagnol à Auschwitz

Sources principales: a. Benusiglio, Maurice, A Tribute to Joseph Nehama. Salonique – Raconte-nous tes histoires par Jacques Aelion. Gémenos: collection L’Échelle de Jacob, Cousins de Salonique éditeurs, 1998.

Son père D. Peppo Benusiglio directeur de la Banque de

Salonique était très proche de Joseph Nehama.

Il avait été son élève à l’Alliance et était également francmaçon. b. Elmaleh, Abraham, Un serviteur fidèle de l’Alliance et des lettres: Joseph Nehama, éducateur, écrivain, historien et homme d’action, Mahberet (תרבחמ) n°21, 1er avril 1965, supplément au volume 14, n°118-120, pages 518-521: www.bibliotheque-numerique-aiu.org/idurl/1/2455 c. Naar, Devin, Jewish Salonica: Between the Ottoman Empire and Modern Greece, Stanford Studies in Jewish History and

Culture – September 7, 2016. d. Fleming, Katherine E., Greece, A Jewish History, Princeton

University Press, 2008. e. Stein Sarah Abrevaya, Family Papers, A Sephardic Journey

Through the Twentieth Century, 19 novembre 2019. f. Cantera, Jesús, Consejo Superior de Investigaciones

Científicas, Instituto Benito Arias Montano, 1977.

g. Cohen Edmond, Joseph Nehama, Emisyon Muestra lingua,

Radio J, 21 avril 2016.

h. Bunis, David M, Judezmo Glossaries and Dictionaries by

Native Speakers and the Language Ideologies behind Them, www.academia.eu 3 mars 2021.

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