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Hommage à Norma Anav
Norma Anav, une femme libre
C’est une image fugitive déposée au fond de ma mémoire. La mort de Norma l’a fait remonter à la surface. Vivace, polychrome, avec des couleurs très vives. En revanche, il m’est difficile de la dater : entre la fin des années cinquante et le début des années soixante du XXe siècle. Les années Hollywood, Dean Martin, chewing-gum, talons aiguille et jupe étroite. Nous sommes à Istanbul, sur le pont du bateau qui va aux îles des Princes et c’est là que je la vois, appuyée au bastingage, presque comme dans un film. Elle est avec Klara Perahya 1 qui la présente à ma mère. « Je te présente Norma Anav, ma grande amie, elle travaille à New York, elle est venue en vacances. »
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Pour ceux qui l’ont bien connue, Norma a peu changé au fil du temps, son visage est à l’époque comme il était jusqu’à il n’y a pas longtemps. Nez en trompette, lèvres charnues peintes en rouge vif, cheveux courts au vent. Mais le style et la silhouette portent la marque de l’Amérique qui a gagné la guerre : un corsage au grand décolleté V devant et dans le dos, jupe moulante, sandales, un petit carré gavroche autour du cou et surtout l’allure, un brin rebelle, un brin je suis comme je suis, je suis faite comme ça. Dans l’Istanbul de ces années-là, pas une seule femme qui lui ressemble. Elle fait penser aux jeunes femmes américaines émancipées des années cinquante-soixante, dans le magazine Vogue de l’époque. C’est la raison pour laquelle l’image s’est gravée en moi, une image d’Amérique, de liberté, d’indépendance. Travaille-t-elle à l’ONU ou à l’OTAN, je ne me souviens plus, mais elle gagne sa vie en dollars et vit seule à New York. Quelle audace. Du haut de mes dix à douze ans, je suis fascinée, subjuguée par le surgissement de ce personnage moderne, célibataire, décomplexé, si différent des mères replètes de la bourgeoisie juive stambouliote.
Environ vingt-cinq ans plus tard, 1984. Mes parents sont installés à Paris, Norma aussi. Ils se voient de temps en temps. Elle a fait une belle carrière dans ce qu’on appellerait dans le jargon d’aujourd’hui, « l’événementiel » dans les instances internationales. Elle sait organiser des congrès de grande envergure, de haut vol. Elle a pris sa retraite de Framatome et se consacre désormais à plein temps à des activités communautaires : B’nei Brith, Coopération féminine, Unesco. Elle sait y faire. Elle aurait pu se perdre dans les arcanes des institutions internationales,
1. Cf. L’hommage à Klara Perahya « Une grande dame dans une petite robe noire » Kaminando i Avlando n° 25 janvier 2018.
Klara Angel (à gauche) et Norma Anav (à droite) avec David et Lina, les enfants de David et Elsa Perahya. Taksim. Istanbul. 1948.
Archives : familles Perahya et Beckman.
mais elle n’a pas perdu le nord. Et le nord, c’était son père, un homme pratiquant, professeur d’hébreu pour jeunes adolescents qu’il préparait à la bar-mitzvah. Et c’était aussi, par grande proximité amicale, le judaïsme communautaire de Klara et Eli Perahya dont elle accompagne le parcours. Les deux femmes, Norma et Klara, incarnent sur des plans différents des femmes juives qui pensent et agissent dans leur pays et en Europe. Elles sont nombreuses et encore anonymes, ces femmes qui se sont données à fond à la promotion d’un judaïsme ouvert sur le monde, multiple, comme l’était celui d’Istanbul d’où elles venaient, d’où je viens.
En 1984, de retour d’Israël à Paris, la communauté juive m’était étrangère, je n’y connaissais personne. Norma m’a prise par la main et m’y a introduite. Elle a été ma marraine à la B’nei Brith, une tradition familiale. C’est une dette dont je la remercie ici en saluant sa mémoire. J’ai découvert à Paris une femme d’action infatigable. Organisatrice, tenace, soucieuse en permanence de promouvoir, de faire se rencontrer, de faire réfléchir en mettant ensemble des gens de bonne volonté.
Norma a évolué dans un monde bourgeois et privilégié, au milieu de couples de notables. Je ne connais pas de femme célibataire de son époque qui ait assumé aussi pleinement son choix de solitude active, avec élégance et une touche d’insolence, de provocation.
Devant son cercueil, nous avons appris par la bouche de David Perahya, fils de Klara, qu’elle a été pour lui une marraine, une mère. David a fait ses études à Lyon, puis à Paris. C’était des années difficiles pour nous tous, seuls dans des chambres, loin de nos parents, avec un budget limité et un pays pas toujours très accueillant pour les étrangers, fussent-ils étudiants. Norma faisait la cuisine pour David tous les dimanches. Elle le nourrissait dans tous les sens du terme. Proche des jeunes avec aisance et facilité.
Norma Anav, femme, juive, libre, indépendante. Bénie soit sa mémoire.
Rosie Pinhas-Delpuech
Paris, août 2021