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Hommage à Daniel Farhi
C’est avec beaucoup d’émotion et de tristesse que nous avons appris le décès du rabbin Daniel Farhi. Pour beaucoup d’entre nous, il était simplement Daniel, l’un des nôtres, l’un de ceux dont nous étions à la fois fiers et proches, ce qui va de pair avec la simplicité et l’affection qu’il affichait à l’égard de chacun.
Daniel était né le 18 novembre 1941 au sein d’une famille judéo-espagnole originaire d’Izmir en Turquie. Son père Samuel Farhi était arrivé en 1922 à Paris et sa mère, Estreya, une dizaine d’années plus tard. Ils se sont mariés peu après leur rencontre en 1932. Comme beaucoup d’émigrés sépharades, Samuel Farhi travaillait dans le Sentier comme représentant en textile. Un travail qui rapportait peu et exigeait beaucoup de sacrifices.
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Durant la Seconde Guerre mondiale, Daniel Farhi, âgé de deux ans, et sa petite sœur, âgée de sept mois, ont été recueillis et protégés par une famille protestante de Besançon, les Allenbach avec qui les liens persisteront bien au-delà de la guerre. Deux sœurs aînées seront pour leur part placées dans une ferme à Champigny-sur-Yonne. Leur père échappera de peu à la déportation, en s’enfuyant par un escalier de service. Lors de la course-poursuite avec les miliciens venus l’arrêter, il sera atteint de deux balles à la cuisse.
Comme beaucoup de familles marquées par les épreuves, celle de Daniel Farhi optera aprèsguerre pour le silence et la discrétion sans pour autant renoncer aux rituels juifs. Bien qu’il ait fréquenté lors des fêtes, la synagogue sépharade de la rue Saint-Lazare, c’est au talmud-torah de la rue Copernic qu’il prépare sa bar-mitzvah et découvre dans les années 1950, le judaïsme réformé. Il y rencontre deux personnalités d’une grande élévation : le rabbin André Zaoui et le hazan Émile Kaçmann qui présideront à sa vocation. Reprenons ici ce qu’il en disait dans l’une de ses lettres hebdomadaires : « J’aimais particulièrement les offices du shabbath auxquels je participais assidûment. […] ces prières étaient magnifiques et provoquaient mon enthousiasme. J’y prenais ma part en chantant de tout mon cœur avec l’assemblée. Le sermon du rabbin était un grand moment d’élévation et d’inspiration qui se terminait par la bénédiction sacerdotale qu’il nous transmettait les bras étendus tenant son taleth comme pour nous protéger. »
Il reçoit la smikha, l’ordination rabbinique, en 1966 à l’âge de vingt-cinq ans. De 1967 à 1977, il sera le rabbin de l’Union libérale israélite de France (ULIF), succédant ainsi au rabbin André
Haim Vidal Sephiha et le rabbin Farhi. Paris. 1984.
Photothèque sépharade Enrico Isacco. Coll. H. V. Sephiha.
Zaoui. Il aurait pu se contenter de ce rôle à la tête d’une synagogue fort ancienne et prestigieuse. Mais Daniel Farhi était aussi le fils d’une communauté marquée par l’épreuve des déportations. La rencontre avec Serge et Beate Klarsfeld sera déterminante dans son parcours. Un sentiment de révolte les anime devant la négation des responsabilités et le confort de l’oubli. Le rabbin se double alors d’un militant de la mémoire dont l’engagement sans réserve ne sera pas du goût de tous.
En 1977, il quitte l’ULIF et avec Roger Benarrosh, Colette Kessler et une poignée de fidèles, il crée le Mouvement juif libéral de France (MJLF). Cette communauté prend véritablement son essor avec l’inauguration de son centre communautaire à Beaugrenelle en juin 1981. Daniel Farhi en devient naturellement le premier rabbin et il fonde la même année, une revue appelée à un grand avenir: « Tenou’a – le Mouvement ».
Lorsque Serge Klarsfeld publie en 1978 la première édition de son Mémorial de la déportation des Juifs de France, Daniel aura l’idée d’une lecture publique et continue des noms des déportés durant 24 heures. La lecture débute dans la rue, à proximité du Vel d’Hiv, dans des conditions proches de l’anonymat, avant de connaître un grand retentissement. Il en fait le récit dans les pages qui suivent.
Les dernières années de sa vie auront été marquées par des épreuves, mais aussi par des retrouvailles intenses avec le monde judéoespagnol. Il y pratique avec plaisir la langue de ses parents et grands-parents et surtout y est entouré par des amis fidèles. Le 1er janvier 2012, il est promu officier de la Légion d’honneur, un titre qu’il accueille avec une légitime fierté et dont les insignes lui seront remis par Serge Klarsfeld au cours d’une cérémonie au Mémorial de la Shoah. Un signe que le combat entamé dans les années 1970 dans l’indifférence, si ce n’est l’opprobre, était enfin reconnu.
Mais de Daniel nous voudrons peut-être garder en mémoire une présence plus intime, plus personnelle. Celle qu’évoque son fils Gabriel, également rabbin, lors des obsèques de son père. Enfin la voix de Daniel lui-même, nous confiant l’histoire de Maria, l’une des lumières de son enfance, avant que son destin se mue en chagrin.
Que sa mémoire nous accompagne encore longtemps. Mallahim ke le akompanyen.
Rabbin Gabriel Farhi
Élégie du rabbin Gabriel Farhi
Mon papa, notre papa,
Depuis quelques mois en accompagnant, souvent en ce lieu des familles dans le deuil, je redoutais le moment où je me tiendrai devant ton cercueil. Mais il me faut parler, au nom de tes trois enfants. David t’a écrit une lettre poignante le 11 août alors qu’il était de retour aux États-Unis après avoir passé plusieurs jours à tes côtés et pour entourer notre chère maman. Déborah s’en est faite la lectrice émue. Déborah que vous aviez rejointe à Nice depuis plusieurs années pour vous y installer voyant avec satisfaction l’avancement de la construction de votre appartement. Jusqu’à il y a quelques jours, tu étais profondément dans la vie, convaincu que tu marcherais de nouveau, refusant certains plats ou collations en dehors des repas pour perdre un peu de poids, nous disaistu, et pouvoir être plus efficace dans tes séances de kinésithérapie. Nous savions que cet espoir était au-dessus de tes forces et de tes capacités, mais nous feignions face à toi de l’ignorer. Nous n’avons rien dit non plus il y a trois semaines, je crois, lorsque tu nous as affirmé, en notre absence, t’être levé de ton lit et avoir pris le bus. Cela ne pouvait être, car maman et Déborah ont veillé constamment sur toi ne te laissant pas seul un instant depuis que tu étais revenu dans cet appartement de l’avenue Borriglione. Nous étions impuissants face à ton état qui se dégradait un peu plus chaque jour. Ô oui, il y a eu des petits moments magiques durant lesquels tu ouvrais grands tes yeux pour fixer avec amour ton interlocuteur en distillant quelques paroles lorsque tu le pouvais encore. Je me souviens, la veille de ton départ, shabbath dernier, de ton sourire furtif lorsque j’évoquais des moments qui nous avaient tant faire rire jadis. Et puis ton regard subitement fixait le plafond alors que tu étais face à la mer dont on distinguait à peine la séparation d’avec le ciel tout aussi bleu. Je collais alors mon visage contre le tien pour regarder dans la même direction et je ne voyais qu’une dalle de ce faux-plafond d’une chambre d’hôpital. Tu nous as offert ta présence physique pendant quelques jours encore, mais tes yeux si clairs semblaient regarder ailleurs. Dimanche matin il m’a fallu rentrer à Paris, je savais que je ne te reverrais plus. Tu as entrouvert les yeux, je t’ai glissé un mot à l’oreille et tu as refermé les yeux. Maman et Déborah m’ont dit qu’ils ne se sont pas rouverts. Tu as attendu que Déborah
rejoigne maman et Dieu a repris ce souffle qu’Il avait insufflé en toi il y a près de 80 ans. Tu ne t’es jamais plaint sur ton lit de souffrance, seules tes mâchoires qui se serraient trahissaient ce que tu voulais nous épargner.
Pourquoi ce récit impudique aujourd’hui ? Parce qu’il reflète ce que tu as toujours su représenter pour nous. Un père et un mari protecteur. Une volonté à toute épreuve. J’emploie ce mot d’« épreuve » à dessin. Ces dernières années vous les avez traversées maman et toi avec un courage exemplaire. Ton honneur, un temps piétiné et bafoué laisse place aujourd’hui à ces justes témoignages unanimes que j’aurais tant voulu que tu entendes ces dix dernières années. Il faut honorer les vivants plutôt que de réserver des hommages posthumes. Le seul souci de maman était que tu partes en paix. Tu as pu voir ces deux derniers mois ceux qui comptaient dans ta vie. Nous ne remercierons jamais assez le docteur Jacques Wrobel de son expertise qui le disputait avec son épouse Josée à son amitié indéfectible. Je veux rendre hommage au rabbin David Touboul qui fut présent à tes côtés et dont tu as écouté tout en ouvrant grands les yeux, ces selihot que nous chantions alternativement lui et moi et que tu aimais tant, c’était à la sortie de ce dernier shabbath. J’aimerais, au nom des miens, exprimer notre profonde reconnaissance envers le grand rabbin de France Haïm Korsia qui s’est enquis de ta santé si régulièrement jusqu’à se rendre à Nice quelques instants après ton départ pour dire des psaumes et apporter du réconfort à notre maman. Haïm Korsia m’a dit quelque chose que je veux partager avec vous. Je l’avais alerté huit jours avant ton départ de la fin imminente annoncée. Nous nous sommes parlé constamment et tu étais toujours là. Finalement il m’a dit: « Ton père s’est tellement attaché aux Hommes et au Monde qu’il ne parvient pas à s’en détacher ».
Dans notre tradition l’attachement c’est la devékout et cela caractérise habituellement le lien fort entre l’Homme et Dieu. Cette devékout tu l’as appliqué autant aux hommes qu’à Dieu. Tu nous as appris que l’on ne peut aimer et servir Dieu sans aimer son prochain. Tu as parfois placé ta confiance dans des personnes qui ne la méritaient pas, tu n’avais pourtant envers eux aucune haine, mais une sorte de tristesse.
Papa, quelle fierté d’être tes enfants. Ton inspiration est telle que j’ai suivi ton chemin. Et pourtant je sais que je demeurerai toujours « le fils de » et cela me va très bien. Peut-être un jour dirat-on que je suis « le digne fils de mon père », un jour peut-être…
Une dernière chose Papa, très anodine en apparence. Durant cet été j’ai pu passer du temps à tes côtés. Il y avait un rituel, je te préparais ton petit-déjeuner alors que maman allait se reposer d’une nuit sans sommeil à veiller sur toi. J’allais à la première heure à la boulangerie acheter du pain frais et en t’en proposant tu me répétais inlassablement « Ah, un morceau de pain ça ne se refuse pas ». Je préparais ton café au lait avec trois canderel, trouvant pour ma part que c’était excessif, ajoutais un peu de beurre sur le pain et te le donnais. Il y a un peu plus d’un mois encore tu le portais seul en bouche puis il fallait t’aider et finalement te le donner. Tu le mangeais avec appétit. Et puis un jour tu n’en as plus voulu, c’était trop dangereux me disais-tu après quelques expériences de fausse route. C’est presque une allégorie de ton existence. Une extrême simplicité comprenant les choses essentielles et un appétit de la vie qui t’a quitté.
Mon papa, notre papa, tu peux partir en paix rejoindre les êtres aimés qui t’ont devancé. Tu es tout proche de notre chère Annie Gutmann, non loin de Barbara aussi, du grand rabbin Jacob Kaplan, mais surtout nous avons fait place dans nos cœurs meurtris pour que tu y apportes un baume de douceur et que tu y résides.
Cimetière parisien de Bagneux, le 25 août 2021