Mexico. ciudad desmesurada 2.

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UN PRINTEMPS MEXICAIN

CHAPITRE II

LE CŒUR SECRET DE MEXICO Alberto Ruy Sanchez, photos Alinka Echeverria pour Le Monde Magazine

Pour la deuxième de nos quatre balades avec un écrivain mexicain, nous arpentons le Zócalo, son marché, ses palais, sous lesquels gît la cité aztèque.

ATTRACTION. Devant la masse impressionnante de la cathédrale (ci-dessus), des Indiens grimés en pseudo-Aztèques exécutent une danse pour le plaisir des touristes et des badauds.

isiter le centre de la ville de Mexico, c’est plonger dans un fleuve humain saisissant dont les courants vous emportent, dans l’énorme creuset de la diversité sociale du pays et de tous ses mélanges,qui va du banal à l’insolite. Quelle que soit la rue par laquelle on arrive sur la place démesurée qui porte le nom de Zócalo, l’effervescence règne. Une bouche de métro dégorge sans arrêt des milliers de personnes. Mais la cohue métallique n’estpas moindre. Quatre millions de véhicules circulent en ville, le cinquième de ce qu’en compte le pays entier. Un trafic ininterrompu de métal fumant entoure la place, telle une rivière sans merci. C’est près de la sortie du métro que j’ai rendez-vous avec Elodie et Louis Santamaría ; lui est un diplomate américain à la retraite, elle est française, et ils ont décidé de s’installer à Mexico après plusieurs années passées à l’étranger. Leur vision, leur curiosité m’offrent un regard nouveau sur ma ville. Je leur demande ce qui les a frappés, lors de leurs séjours précédents au Mexique. Ils ont gardé une image forte de la puissance du monde perdu des Aztèques, malgré tous les efforts déployés au cours des siècles pour l’enfouir à jamais. «Il suffit de regarder pour le découvrir»,me dit

V

Elodie. Nous décidons d’aller explorer ensemble les strates historiques de la ville, autrement dit son écriture secrète. A peine avons-nous fait deux pas que nous longeons une succession d’éventaires : marchands de christs, de vierges et d’anges en plâtre ;d’ongles artificiels aux mille couleurs ; de tissus artisanaux de diverses régions, parmi lesquels ne manquent pas les méticuleuses imitations chinoises ; herboristes affairés, guérisseurs improvisés, clients fidèles aussi bien des soupes populaires que des cantines plus traditionnelles ; marchands de gâteaux au miel et aux graines de sésame, de beignets de maïs frits dans des huiles sombres ; vendeurs de poignées de mains électriques ; mariachis cherchant à placer leurs sérénades et cireurs de chaussures, diseurs de bonne aventure et danseurs déguisés en Apaches d’opérette qui voudraient se faire passer pour des Aztèques. Tous les petits métiers de la ville se succèdent devant nos yeux, du joueur d’orgue de Barbarie avec son chimpanzé qui tend la sébile à l’écrivain public de courrier administratif ou de lettres d’amour,selon les besoins. C’est un carrousel fascinant, dont l’attrait est inépuisable. Il y a maintenant une cinquantaine d’années, le plus grand narrateur mexicain, Juan Rulfo, a écrit pour un réalisateur ex-

périmental l’histoire d’un oiseau qui pénètre dans le cœur de Mexico et parcourt la ville entière. Dans le film qui en a résulté, intitulé La Formule secrète, la caméra adopte l’angle de vision supposé d’un aigle qui tournerait, affolé, autour du Zócalo. On voit son ombre, ailes déployées, quand il s’approche du sol. Puis il reprend de la hauteur et continue de tourner, faisant ainsi de toutes les constructions qui entourent la place, pour le regard du spectateur, un mur continu, circulaire, de motifs baroques délirants et de pierre volcanique. C’est à cette pierre rougeâtre, le tezontle, présente dans presque tous les édifices anciens de la ville, que pensait Octavio Paz quand, dans un poème sur la ville de son enfance, il en évoquait les «murscouleur de sang caillé». Sous ces auspices, nous pénétrons nous aussi dans le cœur et les artères de la ville. «Le cœur de Mexico» : c’est justement le nom que l’on donne à la vaste place rectangulaire d’environ deux cents mètres sur deux cent cinquante, au centre le plus souvent désert, autour de laquelle le monde s’organise, et qui peut brusquement se remplir de manifestants protestataires, de spectateurs d’une attraction populaire, de marées humaines venues assister aux k L’AUTEUR Alberto Ruy Sanchez est né en 1951 à Mexico. Romancier et poète, il porte un regard empreint de curiosité sur le monde et sur son propre pays, dont témoigne à chaque numéro la revue Artes de Mexico, qu’il dirige depuis 1988.

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DANNY LEHMAN / CORBIS

TRÉSORS. Au Musée du Templo Mayor, Tlaloc, le dieu de la pluie des Aztèques.

fêtes nationales. Elle pourrait accueillir cent quatre-vingt mille personnes debout mais, normalement, seul son périmètre est fréquenté. C’est une île de ciment au milieu de laquelle ondoie un drapeau gigantesque (vingt-cinq mètres sur cinquante). Les armoiries de ce drapeau représentent un aigle qui, perché sur un nopal sortant d’un îlot, dévore un serpent. L’imageillustre une légende aztèque sur la fondation de la ville : elle serait le signe prophétique qui aurait indiqué à la population nomade originelle l’endroit où s’établir.

GRANDEUR DÉCADENTE La ville de Mexico a effectivement été fondée sur un îlot vers 1325. Puis elle a été détruite par les conquistadors en 1521, et reconstruite, à l’endroit où nous nous trouvons, à peu près telle que nous la voyons aujourd’hui. Quand nous traversons cette grande place, nous foulons l’îlot originel, vieille cicatrice toujours à vif. On sait que ces parages marécageux ont servi de refuge à des déshérités, des vaincus chassés de la terre ferme et condamnés à un semi-nomadisme, humiliation dont a surgi l’empire guerrier qui a dominé toute la mésoamérique. L’île est alors devenue le centre de l’empire et du cosmos aztèques ; symboliquement, l’axe surnaturel de l’inframonde et du supramonde, à partir duquel allait s’ériger et s’étendre la ville actuelle. Lacs et marais ont été comblés et apparemment asséchés à plusieurs reprises par les Espagnols et, plus tard, par tous les

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gouvernements qui se sont succédé, mais ils gisent, sous terre, génies des eaux qui engloutissent peu à peu les édifices les plus lourds posés sur eux. Voilà pourquoi il n’est pas rare de voir à Mexico des maisons, des immeubles très penchés, et d’autres dont les portes, vers lesquelles on montait, jadis ou naguère, sont maintenant accessibles en descendant quelques marches.Ces génies se manifestent encore lors des inondations cycliques et des tremblements de terre. Pour mieux voir le Zócalo dans son ensemble, il faut monter au sixième étage, sur la terrasse de l’hôtel Majestic, le point le plus élevé au-dessus de la place – même s’il n’arriverait qu’aux deux tiers de la hauteur du Templo Mayor aztèque, découvert et détruit par les Espagnols. Louis et Elodie, qui connaissent bien le continent américain, me disent que si l’on compare le centre historique de Mexico avec celui des autres capitales de l’Amérique latine, on comprend pourquoi ce fleuron de la Nouvelle-Espagne a été appelé «la ville des palais». Tous ses édifices anciens dépassent par leurs dimensions et leur facture ceux de Bogota ou de Lima, de LaHavane ou de Buenos Aires.

SOUS LA MÉTROPOLE ACTUELLE, IL Y A TOUTE UNE VILLE ANCIENNE QUI REFAIT SANS CESSE SURFACE.

ÉTALS. Les vendeurs du Zócalo proposent tou tes sortes de souvenirs typiques aux touristes.

Mais cette grandeur est décadente. Il y a quelques années, comme je me promenais dans le coin avec Octavio Paz, je lui ai demandé quelle impression lui faisait désormais le quartier historique qu’il connaissait depuis son enfance, et il m’a parlé de la perception du déclin qu’il avait déjà alors : «Du Mexico des années 1930 et 1940, on peut dire que c’était une ville empreinte de grandeur déchue. De grandeur et de misère. De grandeur morte et de mélancolie. » Nous sommes face au Palacio Nacional. C’est le siège officiel du pouvoir présidentiel ; c’est ainsi que ce palais a été réservé aux cérémonies officielles et aux protestataires,parce que sous ses balcons viennent vitupérer tous les mouvements sociaux qui investissent occasionnellement la place. C’est là que se trouvaient le palais de Montezuma et la maison de Cortés. Actuellement, le palais abrite plusieurs cours intérieures, un musée, un jardin de cactus etson plus grand attrait :les peintures murales de Diego Rivera, qui donnent de l’histoire du Mexique une version très manichéenne, devenue depuis les années 1920 l’histoire officielle. Toutefois, les murales les plus intéressants de Mexico ne sont pas là, mais dans deux édifices proches, le musée de San Ildefonso et les bureaux du ministère de l’éducation, que l’on peut apercevoir de la terrasse, à peu de distance du palais, du côté gauche. Le pouvoir de la vice-royauté espagnole se heurtait souvent à celui des autorités municipales créoles (c’est-à-dire locales),

qui siégeaient dans l’édifice du Gobierno de la Ciudad, que l’on voit sur la droite, de la terrasse de l’hôtel. Ces deux pouvoirs se sont souvent affrontés, comme à présent le pouvoir fédéral et l’autorité municipale quand ils sont aux mains de partis opposés. Le symbole du troisième pouvoir du pays s’érige, en face de la terrasse, sur la gauche : c’est la Catedral Metropolitana, énorme édifice majestueux dont l’extérieur est néoclassique et l’intérieur largement baroque, avec ses quatorze chapelles qui abritent une des plus importantes collections d’art mexicain. Ses autels dorés dont les colonnes aux bases fuselées et aux larges chapiteaux croulant sous les volutes semblent pointer vers celui qui les regarde déploient les pouvoirs dramatiques enveloppants d’un art qui prétendait toucher tous les sens. Accotée au flanc droit de la cathédrale, une église plus petite, la Capilla del Sagrario, construite au XVIIIe siècle, a une façade plus attrayante, de style «hyper baroque », autrement dit churrigueresque.

UTOPIE DE LA RENAISSANCE Quant au quatrième côté de la place, celui où nous nous trouvons, le commerce s’y est établi sous les arcades. A notre droite, regardant lui aussi le Zócalo, il y a le grand hôtel de la Ciudad de México, qui abrite de magnifiques spécimens de ferronnerie et des vitraux Art nouveau de la fin du e XIX siècle. Cet agencement de l’espace autour de la place est une mise en œuvre d’une utopie de la Renaissance, qui concevait la

FOI. Autour de la cathédrale, les boutiques d’articles religieux rivalisent de kitsch.

ville comme un équilibre des pouvoirs civils etreligieux, auxquels il convient d’ajouter le pouvoir occasionnel des citadins. Par exemple, en 2007, Spencer Tunick a pris à Mexico l’une de ses photographies de nus de masse, etil a rempli le Zócalo de 18 000 personnes dans leur plus simple appareil. Bon nombre d’entre elles se sont ensuite dirigées vers la cathédrale pour conspuer l’archevêque de Mexico qui, après avoir couvert plusieurs prêtres poursuivis en justice pour viols de mineurs, avait condamné l’exhibition, reprochant aux participants leur immoralité. L’immense cathédrale venait alors d’être réparée, parce que les déplacements de terrain l’avaient brisée en deux comme une simple coquille d’œuf, plus précisément à la suite de la découverte, moins de trente ans auparavant, des vestiges du Templo Mayor de Mexico-Tenochtitlan ; pour les mettre au jour, on avait pratiqué des excavations profondes à quelques mètres à peine derrière la cathédrale, ce qui avait entraîné une dénivellation du sol sur lequel elle repose. Au fond de l’immense trou voisin, le Musée du Templo Mayor permet de se faire une idée de ce qu’était l’ancienne ville aztèque, dont les ruines pointent hardiment chaque fois que l’on entreprend la construction d’un nouvel édifice, comme si le passé cherchait à se venger. Le cas le plus récent, survenu il y a tout juste un peu plus d’un an, s’est produit quand on a voulu construire un immeuble de verre aberrant à l’arrière de la cathédrale,

projet qui devait entraîner la démolition d’un bâtiment doté d’une des plus belles façades du centre-ville, avec ses motifs géométriques arabes appelés ajaracas, et qui héberge actuellement le remarquable musée Archivo de la Fotografía. Tout ce qui avait été construit de cet immeuble de verre s’est effondré, et du sol a surgi la plus grande pierre taillée aztèque jamais découverte : une représentation de la déesse de la terre. On peut la contempler aujourd’hui à l’entrée du musée du Templo Mayor.De nombreuses pierres des temples aztèques ont été utilisées dans l’architecture hispanique, et elles attirent toujours plus l’attention. Sous la métropole actuelle, il y a toute une ville ancienne qui refait sans cesse surface. Tout comme le lac prétendument asséché qui se rappelle périodiquement à la mémoire des hommes et resurgit, autre témoin de l’ancien monde. Le cœur de Mexico bat entre les sons extrêmes de grelots récemment exhumés etd’appels incessants de téléphones portables qui n’ont rien à envier à ceux des autres grands centres urbains de l’ère de la mondialisation. Un de ces appels nous dirige vers un autre quartier de la ville, où nous allons déjeuner. Un quartier qui est l’une des premières extensions de la ville hors de l’immuable île fantôme, autre facette de Mexico que nous allons découvrir ensemble. ∆ Traduit de l’espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli LA SEMAINE PROCHAINE : MEXICO, VILLE DES MENUS PLAISIRS

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