MExico ciudad desmesurada3. Los pequeños placeres.

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ABONDANCE. Le marché de San Juan témoigne de la vitalité de l’art culinaire mexicain, l’un des derniers remparts à l’américanisation.

UN PRINTEMPS MEXICAIN

CHAPITRE III

MEXICO, VILLE DES MENUS PLAISIRS Alberto Ruy Sanchez, photos Alinka Echeverria pour Le Monde Magazine

Pour la troisième de nos quatre balades avec un écrivain mexicain, nous plongeons dans un tourbillon d’odeurs, de couleurs et de saveurs au marché de San Juan, souvenir d’une ville autrefois baroque. 42 20 août 2011 Le Monde Magazine

PROFUSION. On trouve de sur les étals du marché de San Juan : de la viande de corcodile, des œufs de fourmis mais aussi des fromages français ou des épices venues d’Inde.

a ville de Mexico a mille visages et nombre d’entre eux fascinent d’emblée ceux qui ont l’occasion de les découvrir. Quand on passe au pas de promenade du vieux centre à une autre partie de la ville, la physionomie urbaine dévoile insensiblement son sourire de Joconde. Cette fascination ne manque pas d’être empreinte d’étrangeté. Il y a quelques années, comme je traversais un grand marché de victuailles en compagnie du couple d’écrivains américains Siri Hustvedt et Paul Auster, ils m’ont fait part de leur impression d’être confrontés à une réalité radicalement différente de la leur, à une autre civilisation, un autre monde. La plupart des gens qui s’y activent, presque tout ce qu’y vend, s’y achète et s’y mange révèlent un mode de vie antérieur à l’industrialisation des denrées alimentaires, au commerce dépendant de la congélation et de la réfrigération. Dans d’autres grandes villes du

L

monde, même celles de pays tropicaux, le traitement des aliments et leur distribution à l’américaine rendent presque impossible de trouver un jus de fruit naturel, alors qu’à Mexico, on presse et on croque des fruits frais à tous les coins de rue. C’est un des traits qui contribuent à faire dela ville un décor d’autre monde, et il n’est pas sans incidence sur la qualité de la vie des citadins et des visiteurs. On a vu que dans les chroniques des conquistadors les marchés indigènes suscitaient autant d’intérêt que d’étonnement. Les populations du Mexique faisaient et font toujours leur régal d’insectes et de fleurs, de même que les Français se délectent de champignons etd’escargots.Et les habitants de l’ancienne cité lacustre de Mexico-Tenochtitlan avaient créé des îles flottantes artificielles qui leur permettaient d’améliorer le rendement de leurs cultures. Nombre d’entre elles existent encore au sud du Valle de Mexico, à vingt kilomètres du Zócalo, sur

le lac de Xochimilco. A la fin du XIXe siècle, entre ces deux endroits, un système de canaux pluviaux permettait encore à des centaines de barques d’approvisionner en primeurs les marchés du centre de la ville. L’art culinaire est un des derniers foyers de résistance au désir de modernisation à l’américaine qui s’est emparé des grandes villes. C’est pourquoi les marchés de certaines de ces villes sont indissociables de leur caractère. Avec Louis, Elodie et Nick Gilman, un ami anglophone spécialiste de la cuisine mexicaine, nous traversons l’un k L’AUTEUR Alberto Ruy Sanchez est né en 1951 à Mexico. Romancier et poète, il porte un regard empreint de curiosité sur le monde et sur son propre pays, dont témoigne à chaque numéro la revue Artes de Mexico, qu’il dirige depuis 1988.

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M E X I C O, L A V I L L E D E S M E N U S P L A I S I R S

ESTATE GISÈLE FREUND / IMEC IMAGES - ADAGP - COLLECTION CENTRE POMPIDOU / RMN.GP

IL NE RESTE PLUS DE CE VISAGE BAROQUE QUE DES VESTIGES ÉPARS, MUTILÉS, DISSOCIÉS…

ART. Diego Rivera devant sa fresque L’Histoire du monde, en 1951, à Mexico.

des plus spectaculaires marchés populaires du centre de la ville, le marché de San Juan. Nous sommes aussitôt plongés dans un monde d’odeurs etde couleurs qui sont autant d’incitations aux plaisirs de la table. On trouve dans ce marché une variété de poissons et de fruits de mer impressionnante, mais qui ne peut pour mes compagnons éclipser en extravagance les étalages de chapulines (sauterelles) d’Oaxaca, d’escamoles (œufs de fourmi), de gusanos de maguey(vers d’agave), ou de viande de crocodile, de tatou et même… de puma. Mais ce n’est pas tout. On y trouve aussi des fromages français, des épices venues de l’Inde, des fleurs, des graines. Du plus banal au plus extravagant, tout attire l’attention. Y compris la clientèle. C’est un des endroits où les chefs des grands restaurants viennent quotidiennement faire un tour. Dans les marchés mexicains on trouve toujours des restaurants qui ne paient pas de mine et dont les prix sont modérés, et il en est un, ici, où la cuisine est particulièrement bonne. Nous ne pouvons résister à l’appel de son mole, plat de poulet pour lequel se combinent en une sauce épaisse et sombre graines, piments et cacao. La ville se définit aussi par ses saveurs. Nous continuons de nous éloigner du centre en dessinant une spirale qui permet

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àmes compagnons de découvrir certaines façades baroques qui ont résisté aux fureurs de l’homme et de la nature et, comme ils viennent de quitter le marché, ils font aussitôt un rapprochement entre le baroque extrême de la cuisine et celui des rues, et ils voient juste. Les plus anciens livres de recettes mexicaines ont été conçus pour des fêtes communautaires au cours desquelles il fallait nourrir au minimum cinq cents convives pendant plusieurs jours d’affilée. L’originalité de la nourriture et des plats est indissociable des fêtes de l’époque baroque. Le mole, qui fut créé pour une célébration à laquelle participait toute la ville de Puebla, assez proche de la capitale, est rapidement devenu l’un des principaux plats nationaux, un symbole de plus du métissage mexicain.

UN VASTE DÉCOR URBAIN Un palais, que fit construire quelqu’un venu de Puebla comme par hasard, attire particulièrement l’attention de mes amis, et semble justifier leur rapprochement entre nourriture et ville baroque : la Casa de los Azulejos.De deux étages sur rez-dechaussée, il est entièrement couvert de carreaux de céramique vernissée d’origine perse, dont l’Espagne a emprunté le nom, azulejo,àl’arabe zelije.Al’époque où le pa-

PALAIS. La façade baroque ornée de carreaux de

lais a été construit, on employait ces carreaux pour couvrir entièrement les murs des cuisines dans les couvents. Cette construction semble vouloir faire de la ville une luxueuse cuisine baroque. En observant les façades des maisons, les places, on peut parfaitement imaginer que cette ville a été conçue comme un vaste décor urbain, et l’on comprend pourquoi les fêtes et les rues impressionnaient tant les voyageurs qui visitaient la métropole de la Nouvelle-Espagne au XVIIIe siècle. L’idée utopique apparue à la Renaissance de la ville tracée à angles droits pour faciliter les processions et les grands rassemblements ne pouvait être mise en œuvre dans les vieilles agglomérations d’Europe souvent labyrinthiques,mais elle a été menée à bien en Amérique. L’étendue, immense pour l’époque, de ce que nous appelons le centre historique, était alors, aux yeux du monde, une réalisation exemplaire sans précédent. Au dessin aussi régulier qu’une grille est venue s’ajouter une autre idée utopique d’une nature différente :réaliser l’unité nationale grâce à un projet complexe mais inflexible de métissage. En sus d’encourager les unions intercommunautaires légales et illégales, on organisait de grandes fêtes qui réunissaient tous les milieux et favorisaient la création de nouveaux liens,profonds,de

faïence de la Casa de los Azulejos.

nouveaux réseaux sociaux. Sous l’empire de l’excès baroque, les rues étaient le décor de cérémonies fastueuses incessantes qui favorisaient l’apparition d’un nouveau tissu social et son renouvellement. On a appelé baroque ce nouveau monde de rites et de formes,qui était un mode de vie plus qu’un style et, plus encore, un projet de nation fondée sur l’intégration. C’est ce qui a donné un visage à la ville de Mexico. Mais il ne reste plus de ce visagebaroque que des vestiges épars, mutilés, dissociés, parce que ce projetaété brutalement relégué par un désir de modernité qui, dès la fin du XVIIIe siècle et jusqu’au XIXe,s’est dit néoclassique. Un néoclassicisme qui a détruit beaucoup plus qu’il n’a construit. Vers le milieu du XXe siècle, ce même désir a continué de plus belle au nom d’une autre modernité, de style nord-américain. De grandes destructions en grandes constructions, la ville est devenue ce qu’elle est : multiple, active, parfois arrogante. Une ville qui grandit encore entre ostentation et ruine. « On a l’impression d’être devant une bonne douzaine de villes agglutinées, qui se mêlent et se démêlent sans trop savoir ce qu’elles veulent», dit Elodie tandis que nous nous éloignons du centre. Nous passons devant le Palacio de Bellas Artes, joyau monumental dont le style évoque le XIXe siècle,

bien que construit au XXe, qui héberge des œuvres de grands muralistes : Rivera, Orozco, Siqueiros, González Camarena, Rodríguez Lozano, Montenegro et même Tamayo. Presque en face de nous se dresse un gratte-ciel élancé des années 1950 : la tour Latino-Américaine. Ce sont deux bâtiments emblématiques d’époques où la soif de modernité a rasé une partie de la vieille ville, mais construit des édifices dignes de ce nom. Acôté du Palacio de Bellas Artes, il reste un très ancien jardin public : la Alameda, dont le mobilier urbain que l’on voit de nos jours est du XIXe siècle, mais qui demeure un bel emblème d’un passé plus lointain et un cadre de promenade dominicale apprécié. On y trouve un musée construit pour abriter un immense mural de Diego Rivera, dont le sujetest : «Rêve d’un après-midi dominical dans le jardin de la Alameda », défilé d’une trentaine de figures populaires.

VIE DE QUARTIER Aquelques mètres de là se trouve le Paseo de la Reforma, une des deux plus grandes artères de la ville. C’est l’empereur Maximilien qui décida de sa construction, en 1864, pour faciliter la circulation sur les six kilomètres qui séparent le château de Chapultepec, où il résidait, du palais du gouvernement, sur le Zócalo.On a d’abord appelé cette avenue Paseo de la Emperadora. Elle est l’œuvre d’un ingénieur autrichien, Luis Bolland Kuhmackl, qui reçut l’ordre de la construire sur le modèle des Grands Boulevards parisiens etde l’avenue Louise, àBruxelles, mais en plus grand. Elle est trois fois plus longue et plus large d’un ou deux mètres, sur certains tronçons, que les Champs-Elysées. Quand, au début du XXe siècle, la ville a commencé à s’étendre hors du centre historique, elle l’afait résolument des deux côtés de cette avenue. Au quatrième rondpoint du Paseo de la Reforma, Porfirio Díaz a fait construire en 1902 un monument à l’Indépendance, inauguré pour le premier centenaire de celle-ci, en 1910. Il est l’œuvre d’un célèbre architecte, Antonio Rivas Mer-

cado, dont la fille s’est suicidée à Paris, devant l’autel latéral de Notre-Dame consacré à la très brune Vierge de Guadalupe, autre emblème mexicain. Ce monument à l’Indépendance est une colonne dont le chapiteau porte un ange. Erigé sur une zone rocheuse, il est un des rares édifices de Mexico qui ne s’enfoncent pas dans le sol, quand tout le reste de la ville semble s’affaisser inexorablement. En suivant le Paseo de la Reforma, on arrive dans le secteur des musées, dont le monumental Museo de Antropología, construit dans les années 1960. Dans le prolongement de cette avenue, au cours des années fastes que le Mexique a connues vers le milieu du XXe siècle, la bourgeoisie a conçu deux contextes urbains à l’image du bien-être à l’américaine, Polanco d’un côté du parc de Chapultepec, et Las Lomas, sur une colline. On y trouveles résidences des ambassades, il n’y a pour ainsi dire aucun commerce de proximité, et il faut beaucoup d’argent pour y vivre et au moins une voiture pour la moindre sortie. Ces deux endroits sont ceux que connaissent le mieux les étrangers qui viennent vivre à Mexico, mais ils ne sont nullement ceux où la vie est la plus attrayante. Un peu plus loin, dans le prolongement du Paseo de la Reforma en direction du sudouest, on trouve deux secteurs – ou colonias – Condesa et Roma, qui font encore partie d’un Mexico où il est agréable de se promener dans les rues ou les parcs, vivre parmi des gens de diverses classes sociales, ou encore acheter au magasin du coin ce dont on peut avoir besoin, et où se mêlent anciens et nouveaux habitants. On y trouve encore quelques librairies et des centres culturels. C’est le printemps, et les avenues y sont flanquées de jacarandas en fleurs. L’une d’entre elles, circulaire, s’appelle l’avenue Amsterdam, et elle épouse le tracé d’un ancien hippodrome. Ces deux colonias ont vu s’ouvrir de nombreux petits restaurants où les jeunes se retrouvent, et on peut y profiter des menus plaisirs de la ville, y compris celui des rencontres inattendues. Notre prochaine étape nous conduira au sud de la ville, à son autre et heureuse étrangeté. ∆ Traduit de l’espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli LA SEMAINE PROCHAINE : MEXICO, TOUJOURS PLUS AU SUD

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