Du texte clos à la menace infinie
UGO PANDOLFI est, tel son héros de polar, amoureux de la langue et grand pourfendeur de criminels. Il traverse les siècles avec bonheur pour nous offrir, après La vendetta de Sherlock Holmes (Albiana, 2010), son deuxième roman policier. .
UGO PANDOLFI
L
a menace terroriste – infinie – est un genre crimino-littéraire en soi qui possède ses experts assermentés qui traquent les indices au cœur des textes, tout comme le font les légistes sur le corps des victimes. Antoine Desanti est l’un des meilleurs spécialistes en analyse sémantique. Il vit seul, dans sa campagne corse, avec Virgule sa chienne. Loin de tout, un brin misanthrope, un soupçon épicurien, son ordinateur est son unique lien avec le monde du travail. De là, il participe à la traque… de là, il rêve aussi à son jardin et à ses amours. Mais le crime a aussi l’odeur du sang chaud. Son ami, le commissaire Clément Rossetti l’invite à enquêter avec lui sur le meurtre très réel d’un expert-comptable au cadavre atrocement mutilé. De la Corse à la Nouvelle-Calédonie, il faudra aussi remonter les fils de l’Histoire. Celle des rébellions et des combats indépendantistes… du texte à la réalité. De la mort à la vie…
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12 € ISBN : 978-2-84698-341-9
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Prologue Nouvelle-Calédonie (1975-1988) En septembre 1975, Petit Wallés n’avait pas encore dix ans. Son anniversaire était encore loin, en décembre, à la saison chaude. Il eut pourtant droit à un magnifique cadeau : son père l’emmena en l’an 2000. Pour Petit Wallés, le futur se produisit très exactement le 6 septembre 1975, près de Nouméa, sur une large esplanade qui dominait les routes goudronnées, les immeubles en béton et les lampadaires électriques de la ville blanche et de ses quartiers neufs. Durant quatre jours, un festival peu ordinaire eut lieu à Nouméa, entre le 3 et le 7 septembre. Près de deux mille Canaques, venus de toutes les tribus de la Grande Terre et de l’archipel des îles Loyauté en étaient les acteurs. Mélanésia 2000, le premier festival des arts mélanésiens de NouvelleCalédonie attira un nombre considérable de spectateurs. Près de cinquante mille personnes participèrent à cet événement où pour la première fois de manière publique s’exprimait la revendication de l’identité culturelle kanake. Petit Wallés assista à la fête sans jamais lâcher la main de son père. Il n’avait jamais vu autant de monde. Il n’imaginait même pas qu’il puisse y avoir tant d’hommes, de femmes et d’enfants sur cette terre. Il y avait des gens du Nord et les gens du Sud. Ceux de
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Canala, lui expliqua son père, offrirent une case qu’ils avaient construite pour les gens du Sud. Petit Wallés découvrit également que son père connaissait beaucoup de personnes. Le père de Petit Wallés salua de nombreux hommes avec lesquels il s’entretenait longuement. Son père, à plusieurs reprises, parla même dans une langue à laquelle le petit Wallés ne comprenait rien. Originaire de la minuscule île de Tiga, le père de Wallés était un militant de l’Union calédonienne, le mouvement de Jean-Marie Tjibaou. Il était très proche de cet homme qui était l’un des grands artisans de cette gigantesque et très belle fête. Petit Wallés fut du reste très fier lorsque son père l’entraîna avec lui sur une estrade où tout le monde fut félicité et applaudi. Les yeux éblouis par tant d’animations et de couleurs, la tête pleine d’images, de chants, de coutumes et de palabres, Petit Wallès revint du futur avec une belle collection de brochures illustrées. Il en ignorait le contenu précis, mais ces brochures bien imprimées lui plaisaient et son père lui avait dit d’en prendre plusieurs, en souvenir, pour la mémoire, pour ne jamais oublier les instants qu’il venait de vivre. Pour notre histoire, avait dit son père. Petit Wallés n’oublia jamais. Il n’oublia pas non plus sa déception, dix ans plus tard, lorsque, en 1985, l’exposition « Musée imaginaire des Arts de l’Océanie » ne put avoir lieu à Nouméa. Pour des questions de sécurité, ce beau projet à la Malraux rassemblant des œuvres traditionnelles des sociétés du Pacifique dispersées dans différents grands musées internationaux fut uniquement présenté dans le douzième arrondissement de la ville de Paris, au musée
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de la Porte Dorée. Petit Wallés n’en connut que le mince catalogue édité par le musée des Arts africains et océaniens, l’ancien musée des Colonies, « le palais des poissons rouges » comme l’appelait André Malraux. Petit Wallés conserva précieusement ce catalogue qui vint s’ajouter à sa collection des imprimés, brochures, livres, polycopiés qu’il accumulait. « Pour notre histoire » pensait-il désormais. Petit Wallés n’oubliait rien. Il n’oublia pas non plus sa colère lorsque, en 1986, quelques mois après la nomination, par le Premier ministre Jacques Chirac, de Bernard Pons au ministère des Départements et Territoires d’outre-mer, il assista impuissant à une cérémonie digne de l’Inquisition : une grossière opération de police après une manifestation ayant dégénéré. Les forces de l’ordre avaient envahi le local où s’étaient réfugiés les manifestants, puis les gardes mobiles avaient jeté par les fenêtres toutes les brochures et les documents qui se trouvaient là, parmi lesquels un grand stock d’imprimés qui restaient du festival de 1975. Les militaires durent avoir recours à un bulldozer. Ils firent un gros tas avec les belles brochures et les brûlèrent. Petit Wallés eut ce jour-là la révélation de ce qu’était un acte de foi, un autoda-fé. Il comprit également que Blaise Cendrars avait raison : ce n’est pas la barbarie qui détruit les capitales et qui brûle les écrits. L’autodafé des livres dans les temps historiques est le produit de l’officialité, de l’intolérance, de l’intransigeance, du fanatisme, quel que soit le régime ou l’idéologie de l’État moderne qui veut ça…
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Bien d’autres événements dramatiques marquèrent ensuite la vie de la Grande Terre et des îles Loyauté. Tous les médias en parlèrent longuement. Wallés, lui, ne donna même plus de nouvelles à ses parents ou amis les plus proches. Un jour, au tout début de l’année 1988, son père apprit simplement que son fils était parti pour la France. Ensuite plus personne, jamais, n’eut de nouvelles de Petit Wallés.
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1 Île de Corse – Juillet 2005 Le texte était court. Cent une lignes sur deux pages. Mille cent soixante-seize mots. Antoine Desanti l’avait reçu comme d’habitude par courrier électronique. Le message provenait d’un des magistrats chargés des dossiers de terrorisme. Le courriel du juge d’instruction contenait deux fichiers joints : l’un fournissant l’image du document à analyser, le second contenant le texte retranscrit dans un fichier en « . text ». Desanti exigeait des enquêteurs le respect de ce protocole afin d’avoir la possibilité de comparer le texte à analyser avec la copie de l’original. Un mot oublié, un mot de trop, la moindre erreur de saisie et l’analyse du corpus était faussée. Inadmissible pour Desanti. Intolérable. La définition d’un corpus est la base fondamentale sur laquelle repose le travail de l’analyste sémantique. Dans le petit monde des meilleurs spécialistes internationaux de l’analyse textuelle, Antoine Desanti avait la réputation d’être le plus tatillon des experts francophones. Sa méthodologie ne supportait aucune approximation. Dès réception du courriel du juge, Desanti examina attentivement le contenu des deux fichiers en attachement. Ensuite, sa vérification achevée, il entra un nouveau corpus sur le serveur du département de linguistique de l’université de Montréal par un simple
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copier-coller. Le traitement de cette nouvelle menace n’avait rien d’urgent. Antoine Desanti s’était déconnecté. Il avait sommeil. La sélection des mots pleins et l’élimination des mots vides pouvaient bien attendre une nuit. Avant d’aller se coucher, il sortit promener son chien dans le jardin. Il était 23 heures. Il n’y avait pas de lune ce soir-là. Le ciel sans aucun nuage était rempli d’étoiles. Le triangle d’été formé par Altaïr, Deneb et Vega était parfaitement visible. Loin, sur la mer, à l’horizon, les lumières de l’île d’Elbe semblaient proches. Tiou… Tiou… Tiou… Dans la nuit, Antoine Desanti écouta un long moment le petit duc qui fréquentait ses châtaigniers. Quand il eut froid, il appela : « Virgule, on rentre. Viens ! » La chienne d’une dizaine d’années, qui avait quelques rares ressemblances avec un labrador, s’endormit bien avant son maître. Il était plus de minuit lorsque Antoine Desanti referma Le Traité du jardin de Ji Cheng qu’il relisait souvent. Comme d’habitude, le lendemain, il fut réveillé par le rituel matinal de Virgule. Tous les matins, la chienne avait coutume de se manifester entre cinq et six heures. Elle commençait par de nombreuses allées et venues autour du lit de son maître. Quand le bruit de ses griffes sur les lames du parquet ne parvenait pas à sortir Desanti de sa torpeur, Virgule se sentait dans l’obligation de donner quelques coups de museau dans le matelas. Souvent, dans ces cas-là, elle glissait sa truffe humide et froide sous la couette jusqu’à ce qu’elle trouve le contact avec son maître endormi. Virgule avait très rarement besoin d’aboyer. Elle n’uti-
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lisait cet extrême recours que lorsque Antoine Desanti s’était couché fort tard et que le soleil prenait une hauteur inquiétante au-dessus des îles d’Elbe et de Pianosa. Le 23 juillet, Desanti s’éveilla avant l’impact de la truffe humide de sa chienne. Il lui ouvrit la porte, se prépara un café stretto à l’italienne, une tartine de pain beurré, un verre de jus de pamplemousse, une tasse de yaourt liquide et retrouva son lit avec son plateau. Une fois le petit-déjeuner savouré, calé confortablement dans ses oreillers, il mit ses lunettes et s’accorda une bonne demi-heure de lecture. Ce matin-là il relut à nouveau le passage du Traité du jardin sur lequel il s’était endormi la veille. Yuanye, écrit par le peintre et poète chinois Ji Cheng était un ouvrage unique, publié en 1634, exclusivement consacré à l’art du jardin. Cette œuvre du maître jardinier, redécouverte dans les années 1930 grâce à des copies japonaises du XVIIIe siècle, était pour Antoine Desanti une source infinie de bonheur. Sans doute – pensait-il souvent – parce qu’au-delà de l’art de dresser les pierres et de composer les jardins, les écrits de Ji Cheng contenaient une dimension poétique, une plage sereine, sans laquelle Desanti était incapable de vivre. Et puis, comme lui, à l’âge mûr, après de nombreux voyages, Ji Cheng n’était-il pas retourné s’installer là où sont les montagnes magnifiques et les rivières ? Antoine Desanti aimait Ji Cheng parce qu’il aimait voluptueusement le calme, l’harmonie et la paix. Ses lectures du Traité du jardin lui étaient indispensables parce qu’il passait sa vie à traiter des textes de menaces, de violences et de mort.
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2 Lorsque le téléphone sonna, Desanti était sous la douche. Il écouta en se séchant le message que le répondeur avait enregistré. « Bonjour mon paresseux. J’imagine que la Virgule ne t’a pas encore réveillé. Je t’embrasse. La chaleur à Paris est épouvantable. Bisous. Rappelle-moi… » Desanti s’habilla, se prépara un nouveau café stretto, prit le téléphone et s’installa dans un coin du jardin d’où jaillissait une source, à l’ombre d’un vieil oranger. Il appela un numéro mémorisé. « Madame Clotilde, I présume ? demanda-t-il en déformant sa voix. Vous avez demandé un peu de fraîcheur… – Antoine… On se réveille… C’est pas trop tôt pour toi ? – Écoute ! Écoute ! Les fontaines te disent bonjour… répondit-il en plaçant le téléphone au niveau de la source. Ce service de rafraîchissement vous sera facturé au prix de 34 centimes d’euros la minute ! reprit-il. – T’es un monstre sadique ! répondit Clotilde en riant. C’est infernal ici. Depuis une semaine, je t’assure, c’est hard… – Dans le Cap aussi il y a eu une alerte à l’ozone… À Ajaccio, les pics ont contraint EDF à réduire…
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– Je t’en prie, arrête ! On change quand tu veux… Tu prends le métro et, moi, je prends les attentats… À propos, ça a sauté grave à Saint-Florent… – Je ne suis pas au courant. Qu’est-ce qu’il y a eu ? – Une bâtisse du XVIIIe siècle. De gros dégâts. Tout a brûlé. Elle était classée. La photo était dans Libé hier. C’est vrai que tu lis pas les journaux, toi… – Je m’épargne les yeux et le cerveau. Tu sais à mon âge… – T’es surtout un drôle de Corse, mon Antoine. Je t’embrasse… – Je t’embrasse très tendrement jeune fille… mais je trouve que tu as un parfum bizarre. C’est quoi ? Oxyde de carbone de chez Lutens ? C’est nouveau ? – C’est ça, oui ! Exactement ! Fous-toi de moi… Tu as eu la confirmation du ministère pour Montréal ? – Oui ! Pas de problème. Faut que je leur réponde, c’est tout… – Génial ! Ne tarde pas ! Moi, je m’occupe de nos billets. Je te laisse, j’ai une réunion. Je t’embrasse… – Bisous… – Bisous, mon Antoine… Ciao ! » * Corpus = \\œuvre\sato-data\usagers\desanti\que_fr * Session INTERNET IP = 80.13.52.164 * Répertoire réseau = \\œuvre\sato-data\usagers\desanti\ * Répertoire de travail = c :\sato\sessions\desanti
Pour Antoine Desanti, expert près la cour d’appel de Paris, titulaire de l’agrément l’habilitant à procéder à des missions d’analyses sémantiques, la suite de la jour-
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née se passa quasiment devant son écran d’ordinateur. Mise à part la courte sieste qu’il s’accorda entre le moment où le clocher du village sonna les deux heures de l’après-midi et celui où, vers les seize heures, l’un de ses voisins eut la malencontreuse idée de tondre son jardin, Desanti s’appliqua à jouer en ligne avec la merveilleuse boîte à outils du Centre d’analyse de textes par ordinateur de l’université du Québec à Montréal. LEXIQUE AFFICHER $*freqtot > 30 TRI freqtot 496 vide de 407 vide le 328 vide la 289 vide que 287 vide du
SATO1, dont le projet avait été initié au tout début des années soixante-dix par un professeur de philosophie de l’UQAM, était en passe de devenir un système expert, une sorte de véritable laboratoire à partir duquel les chercheurs allaient pouvoir modéliser des lectures selon différents environnements de travail. Pour les missions qui lui incombaient, ce système informatisé d’analyse de textes mettait à la disposition d’Antoine Desanti une véritable baguette magique dont les pouvoirs le fascinaient chaque jour davantage. Au travail avec une telle fée, en ligne, Desanti transformait le clavier de l’ordinateur. Il était aux commandes
1. Tous les sigles cités sont commentés dans un glossaire en fin d’ouvrage. Voir ATO.
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d’un tableau de bord. Il cheminait dans le texte. Il le décrivait. Il l’exploitait. Le texte devenait un gisement. Le lecteur de fond en extirpait le minerai. 95 vide ne 84 vide n’ 81 plein nation 80 plein peuple 78 vide par 64 plein gouvernement 61 vide cette
L’arrivée en fin d’après-midi du commissaire Clément Rossetti sortit Antoine de sa mine. C’était l’heure de l’apéritif. « Salut Antoine ! Les affaires reprennent. La météo des morphèmes confirme les ruptures de trêve ? – Quel flair ces flics ! répondit Desanti en accueillant son ami policier. Tu sais quand même que la statistique des morphèmes est relativement insensible au contenu d’un message. Il n’y a pas de très grandes différences entre un communiqué qui annonce la trêve des attentats et celui qui la rompt. Tu peux comprendre ça ? – Je veux, la grenouille ! C’est facile. C’est comme dans la vie ! s’esclaffa Rossetti en s’installant confortablement sur le canapé du salon. Trêve ou pas trêve, y’a toujours autant d’attentats ! Alors, tu sais, tes analyses linguistiques… – Champagne ? interrogea Desanti en jetant à son ami un regard désolé.
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– On fête quoi ? On t’a offert un nouvel ordinateur ? – Mieux que ça, commandant ! répliqua Desanti en se dirigeant vers sa cuisine. – Laisse-moi deviner… Tu as un ticket gagnant avec une magistrate au Parquet de Paris ? » Muet, Antoine Desanti revint avec deux coupes dans une main, un bol d’olives noires dans l’autre et une bouteille de champagne rosé sous le bras. Il partit à nouveau chercher deux saucisses sèches, une boule de pain, un couteau et une planche à découper en châtaignier. Il s’assit enfin en face du policier et déboucha lentement la bouteille. « Allez ! Raconte ! Qu’est-ce qu’on fête ? – Goûte mes olives ! répondit simplement Desanti en remplissant les coupes. Elles sont du jardin, celleslà. – Accouche ! C’est quoi l’événement ? – Je pars au Québec ! dit Desanti en levant sa coupe pour trinquer. – Tu déconnes ? Pour longtemps ? Tu retournes bosser là-bas ? – Mais non ! Je pars une vingtaine de jours. Je fais quatre conférences à l’université de Montréal. – Et tu pars tout seul avec ton chien ! Les pauvres, comme c’est triste ! ironisa Rossetti en imitant l’accent de la belle province. Tous les deux, tsé, perdus au milieu des orignaux et des belles rousses, tsé. Comme j’te plains, mon pauv’ Antoine. Tsa va être dur, tsé, ces vacances… Avec toutes ces étudiantes et leurs taches de rousseur, bon sang…
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– Non, justement ! Je ne pars pas tout seul. Clotilde m’accompagne. On se prend un peu de vacances. Mon problème, c’est Virgule. Il faut que quelqu’un la garde, ces deux semaines ! » dit Desanti en remplissant à nouveau la coupe de Rossetti. En entendant son nom, la chienne, somnolant à leurs pieds, redressa les oreilles, regarda son maître, puis tourna son museau vers Clément Rossetti. Celui-ci lui donna une tranche de saucisson qu’elle avala d’un coup. « Il t’abandonne, ma Virgule ! renchérit-il en caressant affectueusement l’animal. T’inquiète. Je t’engage comme chien policier pendant que ton pépère tombe en amour. Pas de problème ! – Tu feras gaffe à son régime, elle est gourmande. Pas trop riche. Un seul repas par jour. Elle n’est plus toute jeune, tu sais… – T’inquiète pas, Antoine. Ce n’est pas la première fois ! On a l’habitude. Tu sais que Monique et les filles l’adorent. Elles vont s’en occuper… – Je sais. Je sais ! opina Desanti. Mais ta femme est trop gentille avec elle. Elle ne sait pas lui dire non. Tes filles non plus. Virgule c’est une mendiante professionnelle. Regarde-la ! Elle est très forte dans le genre : “T’as pas cent balles” ! » Il commençait à faire nuit lorsque Clément Rossetti décida de s’en aller. Le commissaire était déjà au volant de sa voiture et s’apprêtait à manœuvrer lorsque Desanti l’interrogea. « Dis-moi, à propos des attentats de la semaine, c’est quoi l’histoire de Saint-Florent ?
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– La bâtisse ? Tu t’intéresses à l’actualité, maintenant, toi ? C’est nouveau ? – Clotilde m’en a parlé… Elle a lu un truc dans Libé… – C’est la résidence d’un avoué, un Parisien. Il est connu. Un grand collectionneur. Très fortuné. Grosse famille… La bâtisse était superbe. Inscrite au patrimoine… Je n’en sais guère plus… – C’est pour la gendarmerie, j’imagine ? – Plus maintenant. L’affaire a été confiée à la DNAT. – Embrasse ton épouse. Dis-lui que Virgule se fait une joie de passer quelques jours avec elle… – Fais la bise à Clotilde ! Ciao ! » Après le départ de son ami, Antoine Desanti resta un moment dans le jardin à jouer avec la chienne. Il rentra ensuite lui préparer sa gamelle, puis il se confectionna trois sandwichs au concombre, trois sandwichs aux œufs durs et à la mayonnaise et un grand thermos de thé. Il alla enfin s’installer devant son ordinateur. Il établit la connexion avec le serveur de l’université du Québec à Montréal et appela Clotilde avant de se mettre au travail. Desanti aimait bien travailler la nuit parce qu’il avait le sentiment de disposer d’une durée sans limite, d’une plage temporelle ouverte. Les transmissions de données, elles aussi, préféraient se mettre au travail quand les humains dormaient. L’électricité elle-même était souvent de meilleure qualité durant la nuit. Enfin presque souvent…
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3 Depuis qu’à la mort de sa mère, Antoine Desanti avait décidé de s’installer en Corse, il n’avait jamais regretté ce choix de l’insularité. Après Montréal et Paris, la vie pour laquelle il avait opté lui convenait parfaitement. Les deux inconvénients majeurs de l’île contre lesquels il avait appris à ne pas enrager, tenaient à la mauvaise qualité de l’électricité et à la très grande faiblesse des réseaux de transmission de données. À l’usage, avec le temps, Desanti était devenu philosophe. Il avait accepté de racheter un four à micro-ondes tous les deux ou trois ans parce que les baisses de tension les fusillaient avec autant d’efficacité qu’un porte-flingue élimine une balance ou un témoin gênant. Antoine Desanti acceptait aussi de porter le deuil de son meilleur ordinateur, victime de sauvages délestages, lorsque, durant la cinquième année du vingt et unième siècle, toute la Corse fut privée d’électricité pendant une bonne quinzaine de jours. Pour habiter à plus de onze kilomètres de Bastia, il avait également accepté de voir l’ADSL arriver dans son village bien avant le réseau d’assainissement des eaux usées. Il s’était résigné aussi à attendre parfois dix ou douze jours les réparateurs de France Télécom lorsque la synchronisation du signal Internet foutait le camp.
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Dans une vie antérieure, ces aléas de la postmodernité l’auraient exaspéré. À présent lorsque quelque chose tombait en panne ou lorsque le temps de la réparation ou d’une commande se comptait en mois plutôt qu’en semaines, Antoine Desanti s’en amusait. Il repensait chaque fois à cette blague racontée par le commissaire Rossetti, un jour où ils régataient ensemble à la pointe du Cap Corse à bord du voilier de Gérard, le toubib, leur ami commun. « C’est l’histoire du continental qui arrive en enfer, avait raconté Clément Rossetti, l’air grave. Saint Pierre était de permanence ce jour-là. Il le regarde et le prévient : « Vous devez choisir entre l’enfer normal et l’enfer corse. – Ah, bon ! s’étonne le pinzutu. On peut choisir son enfer ? C’est quoi la différence ? Qu’est-ce que vous me conseillez, vous ? – Il n’y a pas de différence en enfer, répondit saint Pierre. Il y a des diables qui vous jettent dans un chaudron plein d’huile bouillante, qui alimentent le feu sous le chaudron et qui vous piquent avec des fourches pour l’éternité. Mais, moi, à votre place, je choisirais plutôt l’enfer corse. – Et pourquoi, saint Pierre ? Si c’est pareil… – C’est pareil mais parfois c’est mieux ! poursuivit Rossetti en commençant à rire avec des soubresauts de plus en plus rapides. Parce que dans l’enfer corse souvent il manque les bûches pour alimenter le feu ou il n’y a plus d’huile ou il faut réparer le chaudron ou alors les diables n’ont plus de fourches pour travailler ou alors parfois, aussi, ils sont en grève ! »
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Le commissaire Clément Rossetti riait tellement qu’il en avait eu les larmes aux yeux. De ce jour-là datait le début de leur amitié. Les deux hommes avaient pris l’habitude de se retrouver chaque fois que leurs activités leur laissaient un peu de temps libre. À la différence d’Antoine qui travaillait chez lui et disposait à sa guise de son emploi du temps, le commissaire Rossetti, lui, était toujours à la bourre, surbooké entre deux rendez-vous, trois urgences, quatre commissions rogatoires. Et c’est le policier qui prenait la plupart des fois l’initiative de ces moments de détente commune. Clément passait à l’improviste chez Antoine. Ils s’installaient dans le jardin ou devant la cheminée selon la saison, partageaient une bière bien fraîche ou un café à l’italienne et un vieux marc. Ils discutaient de tout, très rarement des affaires de leur métier. Le policier avait toujours besoin de décompresser et d’oublier les affaires courantes. Desanti, lui, savait pertinemment que le niveau d’abstraction de ses analyses sémantiques ferait toujours poliment sourire un flic de terrain, fût-il l’un de ses meilleurs amis. De surcroît, Rossetti qui savait depuis longtemps que son ami Desanti travaillait essentiellement sur des dossiers relevant des enquêtes de la Direction nationale antiterroriste, ne tenait nullement à mélanger les genres. L’amitié qu’il avait pour Antoine était trop grande pour que les griefs fréquents qui opposaient la PJ locale aux enquêteurs de la DNAT interviennent dans leur relation. Desanti n’ignorait rien de ces querelles des polices, il avait pour règle de ne jamais parler des dossiers sur lesquels il travaillait. Simplement, quel-
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quefois, et pour faire plaisir à son ami policier, faisait-il allusion à la démesure de certaines opérations ordonnées par Paris. Mais c’était, entre eux, plus un signe de reconnaissance amicale qu’un véritable échange professionnel. Il était plus d’une heure du matin. Desanti patientait depuis un long moment devant son écran. Le téléchargement du traitement qu’il avait sollicité sur le serveur canadien était un peu lent. Il buvait une dernière tasse de thé lorsqu’une alerte de son ordinateur l’informa qu’il venait de recevoir un courriel. Bonne nuit ou bonjour. Je t’embrasse. A+ PS : N’oublie pas d’écrire au ministère pour confirmer ! Bisous Clo
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ISBN : 978-2-84698-341-9 Maquette et mise en page : Graphite Albiana – 4, rue Emmanuel-Arène – 20000 Ajaccio Tél. : 04 95 50 03 00 – Fax : 04 95 50 03 01 www.albiana.fr E-mail : contact@albiana.fr Dépôt légal : juillet 2011 Imprimé en France © Albiana 2010 – Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
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