Histoire linguistique Archéologie Ethnologie Géographie humaine Linguistique Archéologie Ethnologie Géographie humaine Histoire Archéologie Ethnologie Géographie humaine Histoire Linguistique Histoire Linguistique Archéologie Ethnologie Géographie Humaine Linguistique Archéologie Ethnologie Géographie humaine Histoire Archéologie Ethnologie Géographie humaine Histoire Linguistique
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N° 71
N° 71
D é c e m b r e 2010 Ange Rovere
Honoré Jourdan du Var, préfet de la Corse sous la monarchie de Juillet, à travers des lettres inédites (1831-1846)
N ° 71
Mathieu Buttafoco ou l’histoire recomposée
Jean Canavaggio
Deux continentaux apprennent le corse à la fin du XIX siècle e
Roger Establet et Jean Thomas Marchi
Paul Doumer, sénateur de Corse (1912-1931) : du parachutage à l’acclimatation Amaury Lorin
L’Archivio della Natio Còrsa. Petru Giovacchini e i Gruppi di Cultura Còrsa Deborah Paci
La maladie numéro 9. La peste à Ajaccio en mai 1945 Philippe Peretti
Le mot « Corse » comme « objet transitionnel », entre violence et pacification, entre localité et globalité Jacques Lucciardi
A. Rovere, J. Canavaggio, R. Establet, J. T. Marchi, A. Lorin, D. Paci, Ph. Peretti, J. Lucciardi
15 €
2010
ISBN 978-2-84698-411-9
Couv_EC71.indd 1
ALBIANA/ACSH
17/06/2011 09:50:57
En couverture : Officier du Royal-Corse (coll. P.-P. Santini) ISBN : 978-2-84698-411-9 ISSN : 0338-361-X
© Tous droits de publication, de traduction, de reproduction réservés pour tous pays. Albiana, 2011
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SOMMAIRE
Mathieu Buttafoco ou l’histoire recomposée Ange ROVERE
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Jean CANAVAGGIO
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Honoré Jourdan du Var, préfet de la Corse sous la monarchie de Juillet, à travers des lettres inédites (1831-1846)
Deux continentaux apprennent le corse à la fin du XIXe siècle Roger ESTABLET et Jean Thomas MARCHI
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Paul Doumer, sénateur de Corse (1912-1931) : du parachutage à l'acclimatation Amaury LORIN
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Deborah PACI
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L’Archivio della Natio Còrsa. Petru Giovacchini e i Gruppi di Cultura Còrsa
La maladie numéro 9. La peste à Ajaccio en mai 1945 Philippe PERETTI
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Le mot « Corse » comme « objet transitionnel », entre violence et pacification, entre localité et globalité Jacques LUCCIARDI
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Comptes rendus
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Nicolas Mattei, Le baroque religieux corse, par P. C. Giansily
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Pierre Claude Giansily, Histoire de la peinture en Corse aux XIXe et XXe siècles et dictionnaire des peintres, par N. Mattei
157
Antoine Casanova, La Corse du jeune Bonaparte. Manuscrits de jeunesse, par N. Petiteau
162
Francis Pomponi, Vendetta, justice et politique en Corse. L’« affaire Viterbi », 1789-1821, par F. Challey-Pompei
164
Francis Arzalier, Les Corses et la question coloniale, par A. Rovere
167
Nadine Levratto, Faire l'économie des déchets : quand les dépenses publiques font les profits privés, par J. Martinetti
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À signaler
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ÉTUDES CORSES, N° 71 ALBIANA/ACSH DÉCEMBRE 2011
ANGE ROVERE
Mathieu Buttafoco ou l’histoire recomposée Mathieu Buttafoco est un des personnages clés du XVIIIe siècle corse*. Il naît en 1731 au début de la révolte des insulaires contre Gênes. En 1740, il entre comme enseigne dans l’armée de Louis XV au Régiment royal corse où son père vient d’être nommé capitaine1. À partir de 1764 il est choisi par Choiseul pour être l’intermédiaire dans les négociations en train de se nouer entre Versailles et Pascal Paoli qui s’est, non sans difficultés, imposé depuis 1755 comme Général de la Corse indépendante2. Mathieu s’acquitte avec zèle de cette mission3. Mais en 1768, lorsque le ministre français abat définitivement ses cartes, l’homme choisit derechef la France. Dès lors il est le traître. Selon l’heureuse expression de Fernand Ettori, Matteo devient Mathieu4, celui qui a tourné le dos à sa « nation » et à son chef. Relisons la célèbre lettre que le jeune Bonaparte, pétri de corsitude, lui adresse en janvier 1791 : * 1.
2.
3. 4.
Ce texte a fait l’objet d’une communication au 134e congrès du CTHS, « Célèbres ou obscurs. Hommes et femmes dans leurs territoires et leur histoire », Bordeaux, avril 2009. Après la première intervention française, et en application du « secret de Chauvelin » (1735) visant à faire entrer la Corse sous la domination de Versailles, un régiment est mis sur pied. Il devait être la colonne vertébrale du « parti français » dans l’île. Antoine Buttafoco, père de Mathieu, y entre comme capitaine. Sur la période paolienne, voir CASANOVA Antoine et ROVERE Ange, Peuple corse, Révolutions, nation française, Paris 1979 ; ETTORI Fernand, « La nation corse », Le Mémorial des Corses, Ajaccio, 1980, t. 2 ; VERGÉ-FRANCESCHI Michel, Pascal Paoli, Un Corse des lumières, Paris, Fayard, 2005, p. 316-424. Le corpus de ces tractations dans BSSHNC, n°69, septembre 1886. ETTORI F., « La nation corse », p. 400.
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« Bientôt, au lieu du représentant d’un peuple libre, vous vous transformâtes en commis d’un satrape : vous lui communiquâtes les instructions, les projets, les secrets du cabinet corse5. » Le portrait est définitivement figé et régulièrement l’accusation revient, intriquée avec l’histoire de l’homme mais aussi avec les lectures dont fait l’objet le passé de l’île.
L’ABRÉGÉ OU MATHIEU PAR LUI-MÊME En 1798, Mathieu au soir de sa vie s’attache à la rédaction d’un Abrégé et considérations d’histoire, de politique et d’économie politique de l’Île de Corse6. Belle pièce de 540 pages manuscrites, manifestement confiée aux soins d’un copiste, divisée en vingt chapitres, sans compter les 26 pages de la « dédicace » au fils Antoine, essentiellement consacrée à des conseils de lecture. L’existence de ce document était connue mais, presque en totalité inédit, il semblait irrémédiablement perdu7. L’ensemble laisse voir un militaire de vaste culture, entretenant un dialogue avec les Lumières8. Ce versant de notre personnage mériterait d’être approfondi mais ce n’est pas ce qui nous intéressera ici9. Concentrons nos regards sur ce que Mathieu dit, ou ne dit pas, de lui-même.
Les silences de Mathieu L’Abrégé n’est pas une véritable biographie. Mathieu ne nous apprend rien sur sa famille qui est pourtant une des plus considérables du Nord de l’île10. À peine trouve-t-on quelques lignes très stéréotypées sur 5.
Lettre de Napoléon Bonaparte à M. Buttafoco, le 23 janvier 1791 dans BOUDON Jacques Olivier (dir.), Correspondance générale, Paris, Fayard, 2004, t. 1, p. 91-96. 6. Mathieu décède à Bastia le 6 juillet 1806. 7. Je dois la connaissance de ce manuscrit à Madame A.M. Orenga de Gaffori. Inutile de souligner ma dette envers cette dame aujourd’hui décédée. 8. SERNA P., « Le noble », in VOVELLE Michel (dir.), L’Homme des Lumières, Paris, Le Seuil, 1996, p. 39-92. 9. Une première approche, très partielle, ROVERE A., « Le rousseauisme contre les Révolutions de Corse », Études corses, « Rousseau La Corse et la Pologne », n°66, 2008, p. 161-183. 10. Originaire de Vescovato, en Casinca, solidement implantée à Bastia où elle possède de nombreux biens, la famille Buttafoco est alliée aux plus grandes familles, les Alessandrini d’Oletta, les Cardi Sansonetti et Galeazzini de Bastia, les Colonna-Ceccaldi et les Casabianca de Casinca, entre autres.
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les vertus de son épouse, la petite fille de Jean Pierre Gaffori un des héros de la révolte anti-génoise11. On cherchera en vain, également, des indications sur sa carrière dans l’armée ou sur sa formation intellectuelle. Cependant il tient à affirmer son mépris pour ceux « qui se donnent pour matérialistes et qui affectent l’athéisme12. » Mathieu occulte complètement un autre pan de son passé : les années d’étroit compagnonnage avec Pascal Paoli. S’il a été distingué par Choiseul parmi tous ceux qui étaient sur les rangs13, c’est non seulement parce qu’il était officier dans l’armée française, mais surtout parce que toute sa famille était engagée auprès du Général corse14. Car Mathieu est entre deux cultures et comme d’autres tiraillé entre la terre qui l’a vu naître, qui affirme son désir de liberté, et la France qui a façonné son existence d’homme15. Paoli ne lui mesure d’ailleurs pas son affection16 et les deux hommes, de conserve, tentent de parfaire les institutions de l’île lors de la consulte de 1764. Sur cet épisode le silence est total17. Nous n’apprenons rien non plus sur la période 1769-1789, alors qu’il a été « l’homme fort », la « clé de voûte » insulaire de la « loi du vainqueur ». Anobli avec le titre de comte, il s’est vu donner en concession 11. Jean Pierre Gaffori est une des figures marquantes de la lutte contre Gênes. Le premier, en 1752, il a assumé l’indépendance de l’île avant d’être assassiné en 1753. Mathieu, a épousé sa petite fille Marianne, fille de François Gaffori, membre éminent du « parti français » et anti paoliste par sa mère, Faustine, née Matra. 12. Abrégé, « Dédicace », p. 17. 13. Parmi les prétendants au rôle d’intermédiaire, citons le chevalier de Valcroissant (Arch. nat., BA 34, dossier n° 8), J.F. Marengo (voir ROVERE A., « J. F. Marengo, la Corse, la France et les Lumières », Études corses, n°46-47, 1996, p. 16-32) ou encore César Mathieu de Petriconi. 14. L’oncle de Mathieu, Giovan Battista, dit Titto, a été le bras droit de Pascal Paoli jusqu’à sa mort accidentelle en 1764. Son fils, Jean Sébastien, a pour parrain le Général dont il est un des plus fidèles soutiens. 15. Voir ROVERE A., « J. F. Marengo… ». 16. Voir « Lettre de Paoli aux chefs de guerre, 7 juillet 1762 », BSSHNC, n°75-77, mars-mai 1887, p. 374 ; « Lettre de Paoli à Casabianca, 7 janvier 1763 », ibid., p. 433. 17. À l’occasion de cette consulte, Mathieu a élaboré un projet de constitution connu sous l’appellation Mémoire de Vescovato (Bibliothèque de Neuchâtel, Fonds des manuscrits de J.J. Rousseau, ms 7844) et fortement soutenu par P. Paoli. La thèse de DEDEK-HERY E., Jean-Jacques Rousseau et le projet de constitution pour la Corse, Université de Pensylvanie, Philadelphie, 1932, 112 p., opposant un Paoli démocrate à un Buttafoco aristocrate, et régulièrement reprise par les folliculaires, est une construction sans fondement.
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domaniale l’étang de Biguglia et autres dépendances18, puis promu au grade de maréchal de camp. Ces vingt années n’existent pas, hormis quelques critiques sur « l’ineptie, l’ignorance et la mauvaise foi des gens chargés de diriger et de surveiller la politique voulue par le Ministère19 ». Une manière classique de dédouaner Louis XVI et Versailles, d’exprimer le regret de n’avoir pas succédé à Marbeuf au poste de gouverneur militaire. Reste que Mathieu, en 1789, est élu député de la noblesse aux états généraux. S’il ne dit mot sur les conditions d’une élection agitée et contestée20, il tait surtout son rôle central d’animateur de la contre-révolution. À l’Assemblée par ses prises de position21 et en Corse même où il n’a cessé d’actionner ses réseaux afin de faire obstacle au changement. Des mois durant il a été l’âme du « front du refus22 ».
Paoli ou la névrose de Mathieu En fait, ce qui intéresse Mathieu, ce ne sont que quelques séquences de l’histoire insulaire, mais vues à travers le prisme de deux protagonistes, lui-même et Pascal Paoli. La première séquence recouvre la période 1764-1769 et fait l’objet des chapitres III à VI de son Abrégé. Son objectif : établir toute la lumière sur les négociations entre Paoli et Choiseul, dont il a été la cheville ouvrière y compris sur les recommandations du chef insulaire. Montrer donc que lui, Mathieu a, jusqu’au bout et loyalement, rempli son contrat d’intermédiaire, qu’il a jusqu’au bout et scrupuleusement, été le fidèle porte-parole du Général, qu’il n’a cessé de jouer un rôle positif afin de garantir les intérêts de la France 18. Sur la politique des concessions domaniales, POMPONI Francis, « La politique domaniale en Corse sous l’Ancien Régime », AHRF, n° 218, 1974, p. 556-591 ; CASANOVA Antoine, Identité corse, outillages et Révolution française, Paris, éd. du CTHS, 1996. 19. Abrégé, chap. VII, p. 193. 20. Un aperçu dans CASANOVA Sylvestre Bonaventure, La Corse et les États généraux de 1789, Zicavo, chez l’auteur, 1931. 21. « La Corse dans le Moniteur », BSSHNC, n° 325-327 et 328-330, 1911 ; on y trouvera les interventions de Mathieu à l’Assemblée nationale. L’Abrégé, ch. XI, p. 281 à 293, donne le discours que Buttafoco n’a pu prononcer le 29 octobre 1790. Notons aussi que notre député a voté la motion Don Gerle. 22. ROVERE A., « La contre révolution en Corse (1789-1796) », in CARTA L. et MURGIA G. (dir.), Francia e Italia negli anni della revoluzione, Bari, Laterza, 1995, p. 97-127.
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en Méditerranée tout en sauvegardant la liberté de la Corse. Le seul responsable de l’échec est Paoli lui-même, parce que par ambition personnelle il a refusé tout accommodement préférant sa gloire et son goût immodéré du pouvoir au bonheur des habitants de l’île23. Deuxième séquence, celle qui s’ouvre en 1789 avec la Révolution. Elle est le mal absolu, une « lutte de factions menées par des ambitieux tous coupables24 ». Une seule preuve suffirait à le démontrer : elle a permis le retour de Paoli dans l’île, lui a permis d’être à la fois président de Directoire du département et commandant de la Garde nationale, en violation donc de la Constitution. Par cette forfaiture, l’Assemblée lui conférait « une autorité proconsulaire de laquelle il se servit continuellement avec dureté et animosité25 ». Certes, elle se « figurait d’avoir le plus sûr moyen d’affectionner de plus en plus la Corse à la France », mais en réalité « il était impossible d’associer plus d’ineptie, de maladresse et moins de connaissance du caractère d’un tel homme26 ». Car Paoli n’avait qu’un objectif : donner la Corse à l’Angleterre. Et « pour y parvenir, il profitait de la faveur et de l’aveuglement de l’Assemblée et des ministres27 ». En somme, être pour la France c’est être contre Paoli, être contre Paoli c’est être contre la Révolution. C’est à travers le miroir corse que Mathieu entend en effet démontrer combien celle-ci est liberticide puisqu’elle permet que « peu de personnes disposant de tout, décidant de tout, décernant l’apothéose, ou précipitant dans l’abîme à leur gré, se jouent de la liberté28 ». Et tout entier possédé par sa névrose, notre témoin va conclure son Abrégé par un chapitre XX intitulé « sur les institutions des gouvernements, portrait de Pascal Paoli » dans lequel il ramasse tout ce qui atteste de la noirceur de son ennemi juré, tout ce qui prouve combien la Révolution est un malheur pour la France, mais dans lequel il expose également son idéal politique : une « monarchie réglée » 23. 24. 25. 26. 27. 28.
Abrégé, p. 69 à 183. Ibid., chap. XII, p. 317-318. Ibid., chap X, p. 278. Ibid., chap. IX, p. 252. Ibid., p. 255. Ibid., chap. XI, p. 281.
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enseignant aux citoyens « combien ils doivent de vénération et de respect à la Divinité, source de tout29 ».
Mathieu, la Corse, la France Cette « économie politique30 » permet d’éclairer certains des silences de Mathieu mais aussi d’approfondir les articulations entre le niveau régional et le niveau national qui sont au cœur de son itinéraire. L’homme est viscéralement attaché à la France à condition cependant qu’elle repose sur « une monarchie vigoureuse, tempérée par les lois, et contenue par une législature permanente31 » : l’Ancien Régime donc, à peine débarrassé de ses défauts les plus critiquables. C’est probablement la raison pour laquelle il tait son passé paolien, l’ambition d’avoir voulu jouer auprès du Général un rôle de législateur de la Corse indépendante. Non pas qu’entre 1764 et 1789 ou 1798 il aurait évolué dans sa conception du système politique idéal32, mais parce qu’il lui faut oublier et faire oublier qu’auprès de Jean-Jacques Rousseau il a tracé de celui que désormais il poursuit de sa haine, le portrait de l’homme d’État parfait, démiurge tout droit sorti des pages du Contrat social33. Revenir sur ce moment de sa vie, rappeler cet engagement aurait diminué la charge portée maintenant contre Paoli et affaibli, dans le même mouvement, son combat contre la Révolution. Continuité avons-nous dit d’une pensée politique. Effectivement, homme des Lumières, nourri de Fénelon, Boulainvilliers, Montesquieu et Rousseau, Mathieu nous donne à voir tout au long de sa vie, par ses engagements et les réflexions philosophiques dont il les entoure, un bel exemple de ce rousseauisme aristocratique dont R. Barny nous a appris la lecture34. Mais cette dimension de l’Abrégé ouvre la voie à une portée 29. Ibid, chap XX, p. 530. 30. Rappelons que ce concept « d’économie politique » qui fait partie des sous-titres de l’Abrégé a, au XVIIIe siècle, pour sens large, celui de l’action en général du gouvernement. 31. Abrégé, chap VIII, p. 218. 32. ROVERE A., « Le rousseauisme contre… ». 33. ROVERE A., « Paoli dans son temps : la naissance des mythes », in CASANOVA A., RAVIS-GIORDANI G., ROVERE A., La Chaîne et la Trame, Ajaccio, Albiana, 2005, p. 267-280. 34. BARNY R., Prélude idéologique à la Révolution Française. Le rousseauisme avant 1789, Paris, Les Belles Lettres, 1985 ; L’éclatement révolutionnaire du rousseauisme, Paris, Les Belles Lettres, 1988.
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plus globale : il est témoignage du cheminement politique et des choix opérés par la contre révolution. Lorsqu’en mai 1793 Paoli rompt avec la Convention et que quelques mois plus tard naissait le Royaume anglocorse, Mathieu qui en 1791 avait pris le chemin de l’émigration, retourne dans son île, oublie sa haine pour Paoli et, parce que l’essentiel est de lutter contre la Révolution, offre ses bons et loyaux services aux nouveaux maîtres du pouvoir35. En vain il est vrai. Ce refus essuyé est d’ailleurs pour lui la cause première de l’échec de l’expérience. Elliot, le vice-roi, n’a pas compris qu’il lui fallait s’appuyer sur « le parti royaliste… le seul qui pût le [Paoli] contenir dans une occasion où il aurait voulu tenter quelque chose36 ». Tout naturellement l’homme va aller au bout de son combat contre révolutionnaire. Lorsqu’en 1798 il prend la plume, la France est au plus fort de l’instabilité directoriale. Ce « système purement démocratique » ne peut, à terme, que se transformer « en anarchie ou esclavage37 ». Pour ne pas tomber sous le joug d’un nouveau despotisme une issue possible s’offre à la Corse : l’indépendance sous la forme d’une « petite république » à l’image de la république de Genève où n’existerait que l’égalité civile38. Comme d’autres Mathieu bouclait son itinéraire39.
LES FRAGMENTS D’ANTOINE DANS LEUR SIÈCLE En 1859, Antoine Buttafoco, fils de Mathieu, qui comme son père et son grand-père a accompli toute sa carrière dans l’armée française rédige et publie des Fragments pour servir à l’histoire de la Corse40. Il le dit sans ambages : ce livre est « un devoir que me dictait ma piété filiale41 ». De fait il s’agit pour lui de laver le père de l’accusation « d’avoir trahi 35. 36. 37. 38. 39.
Abrégé, chap XV, p. 377-397. Ibid., p. 385. Ibid., chap. XX, p. 536. Ibid., chap XX, p. 535. ROVERE A., « Vidau Frediano, Itinéraire d’un contre révolutionnaire », in Codice Penale per il principato di Luca, Padova, Cedam, 1999, repris dans La Chaîne et la Trame, p. 281-293. 40. BUTTAFOCO Antoine, Fragments pour servir à l’histoire de la Corse de 1764 à 1769 accompagnés de notes, Bastia, Fabiani, 1859. 41. Ibid., p. 187.
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Paoli et les intérêts de la Nation… en vue de son ambition et de ses intérêts de fortune42 ». Mais pour apprécier ce petit ouvrage et mieux le croiser avec l’Abrégé il convient de le situer dans un double contexte, d’intriquer une nouvelle fois le niveau national et le niveau régional.
Au mitan du siècle : les enjeux de l’histoire Car au milieu du XIXe siècle, au moment donc où Antoine prend la plume, la Corse a définitivement tourné la page : elle achève son processus d’intégration dans une nation française qui en même temps repense et revisite sa propre histoire comme une longue marche vers le progrès jusqu’à son accomplissement dans la France bourgeoise et libérale43. C’est le temps des frères Thierry, des Guizot, Thiers, Michelet et Quinet. Certes, il y a entre ces « pères fondateurs » bien des nuances mais tous affrontent la question centrale de la Révolution Française et de son interprétation44. Et ils nous donnent à lire une « historiographie de combat » intégrant l’événement « dans la chaîne du temps » et refusant tout à la fois le « dérapage de 1793 » et la lecture ultra sacralisant l’Ancien Régime45. Autour de 1789 l’enjeu est politique donc car la date fait se rencontrer et se fondre les notions de nation et de civilisation46 à l’intérieur d’un discours où « l’histoire science »47 s’articule avec une réflexion philosophique visant à donner sens au destin de la société48. Ce qui implique un retour aux origines, par conséquent la nécessité de retrouver dans cette marche vers l’avènement d’une France « du juste milieu » le surgissement des forces qui, dans les provinces, ont permis que se construise un présent en forme d’avenir. 42. Ibid., p. 5. 43. POMPONI F., « Storia Patria entre histoire régionale et histoire nationale », Études corses, n° 55, 2002, p. 1-22. 44. LETERRIER S.A., Le XIXe siècle historien, anthologie raisonnée, Paris, Belin, 1997. 45. DELACROIX C., DOSSE F. et GARCIA P., Les courants historiques en France, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 2007, p. 27 et suiv. 46. THEIS Laurent, « Guizot et les institutions de mémoire », in NORA Pierre, Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, t. 1, p. 1582. 47. GAUCHET Marcel, « Les “Lettres sur l’histoire de France” d’Augustin Thierry », dans NORA P., Les lieux de mémoire, p. 801. 48. DELACROIX C., DOSSE F. et GARCIA P., « Les courants historiques en France ».
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Les « institutions de mémoire » voulues par cette génération entendent ainsi inscrire l’histoire dans ce temps long d’une « France aux multiples visages49 » en quête de son accomplissement dans les luttes multiformes dont la Révolution Française, débarrassée de ses excès, est le « dénouement naturel50 ». Pour ne citer que deux créations, la Société d’histoire de France (1833) et surtout le Comité des travaux historiques et scientifiques (1834) répondent à ces exigences51. Prenant appui sur l’exemple d’Arcisse de Caumont une impulsion décisive est donnée aux sociétés savantes52 et aux recherches historiques à l’échelon local et régional parce que la diversité française est consubstantielle de l’identité nationale. Avec son originalité la Corse prend part à cette respiration. Si elle conserve autour du lettré bastiais Salvatore Viale quelques nostalgiques d’un passé révolu53, l’heure n’est plus à la poursuite du fantôme de l’indépendance. Quant à « l’italianeté » elle est plus regret ou refus de perdre une belle langue depuis longtemps maîtrisée, que rejet d’une intégration en forme de participation. L’exemple de Francesco Ottaviano Renucci est ici emblématique54. Tout naturellement Napoléon Bonaparte est convoqué pour faire le lien entre la « petite et la grande patrie55 » mais il relève du temps court. Appartenir à une nation c’est être les héritiers d’un patrimoine commun. Ne pouvant se revendiquer d’un déroulement pluri-séculaire remontant à ces communes du Moyen Âge qui avaient vu les premières affirmations du peuple contre l’aristocratie, 49. BERCÉ F., « Arcisse de Caumont et les sociétés savantes », dans Nora P., Les lieux de mémoire, t. 1, p. 1553. 50. DELACROIX C., DOSSO F. et GARCIA P., « Les courants historiques en France », p. 31. 51. FRANÇOIS Martine, « Le Comité des travaux historiques et scientifiques », La Pensée, n°349, janvier-mars 2009, p. 81-90. 52. CHALINE Jean-Pierre., Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en France, Paris, éd. du CTHS, 1998. 53. CINI M., Une île entre Paris et Florence, Ajaccio, Albiana, 2003 ; du même, Corsica e Toscana nell’ottocento, Genova, ECIG edizione, 2009. 54. RENUCCI F.O., Mémoires, Introduction et traduction de J. Thiers, Ajaccio, A. Piazzola, 1998. Voir en particulier sa réponse à l’inspecteur Cottard l’accusant d’avoir écrit une histoire régionale anti française (p. 337). 55. POMPONI F., « Storia Patria », p. 19 ; du même, « Niccolo Tommaseo et la Corse », in BRUNI F. (dir.), Niccolò Tommaseo : Popolo e nazioni, Rome, edit. Antenae, 2004, p. 371-391.
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les historiens insulaires vont investir la période des « Révolutions de Corse » et faire de la figure, mythifiée, de Pascal Paoli la filiation entre le passé de l’île et le présent de la Corse française. Parce qu’il appartient à deux moments dont 1789 constitue la charnière, le « Père de la Patrie » devient nécessairement « l’opérateur symbolique » de la fusion entre la Corse et la France.
En Corse, le « moment paolien » Les raisons en sont nombreuses. On pourrait développer celles qui traduisent une volonté de réagir contre certaines formes d’intégration de l’île jugées trop brutales56. On pourrait aussi faire un sort aux réponses à ces nombreux écrits dépréciateurs sur la Corse et ses habitants qui relevaient d’une littérature devant plus à Strabon qu’au réel d’une société en transition57. Mais ces aspects, pour importants qu’ils soient, renvoient à d’autres problématiques que celle qui nous intéresse ici. Insistons en effet sur ce qui nous apparaît comme essentiel dans le cadre que nous nous sommes fixé : les historiens insulaires s’emparent de la figure de Pascal Paoli pour en faire une anticipation58. Anticipation de la Révolution française puisque la Constitution et l’organisation de la Corse indépendante avaient mis en leur centre la souveraineté populaire et donc la démocratie. Élue par l’ensemble des citoyens la « consulte » était source de tout pouvoir. 1789 était déjà contenue dans 1755. Anticipation d’un régime du « juste milieu » car si le peuple détient la souveraineté il l’exerce sous l’autorité d’un guide éclairé, au pouvoir fort. Tout naturellement le héros insulaire devait se retrouver et se reconnaître dans la « Grande Révolution » et ses principes pour lesquels il avait combattu bien avant tout le monde. Tous ceux qui prennent la plume citent son discours d’avril 1790 à la barre de la Constituante : « c’est aujourd’hui le plus beau jour de ma vie. J’ai laissé une patrie
56. Outre les articles cités de F. POMPONI, voir GEOFFROY-FAGGIANELLI Pierrette, L’image de la Corse dans la littérature romantique, Paris, 1979. 57. Ibid. 58. Une esquisse par ROVERE A., « Pascal Paoli de l’histoire aux mythes », Panoramique(s), n°53, 3e trimestre 2001, p. 89-98.
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enchaînée, je le retrouve libre, etc.59. » Bien entendu cet apôtre de la liberté ne pouvait que rompre avec une Convention synonyme de retour au despotisme. À quelques nuances près nous avons ici tracé les grandes lignes d’interprétation de toute une littérature de combat entendant expliquer et justifier la place de la Corse dans une nation dont elle a été co-créatrice. Pointons les travaux majeurs et soyons, au passage, sensible à la concurrence des deux langues, le français et l’italien qui jette ses dernières salves. F.O. Renucci, en 1833, publie à Bastia sa Storia di Corsica60. Il expédie en une trentaine de pages les temps anciens et surtout « questi tempi disastrosi » de la domination génoise pour ne s’intéresser « qu’au feu de liberté, tapi dans les cœurs61 ». Les deux tiers de l’ouvrage couvrent ainsi la période débutant avec 1789. Pour dire que « les décrets de l’Assemblée nationale furent accueillis avec les transports de joie qui soulevaient les adhésions en même temps que la mémoire de l’antique liberté62 ». Quant à cette Assemblée nationale, en retour, elle ne pouvait que rendre hommage au « créateur d’un système de gouvernement fondé sur des principes qui, depuis, sont le socle de la constitution française63 ». Avec une amplitude chronologique plus large, l’Histoire générale de la Corse publiée à Paris en 1835 par J. M. Jacobi appartient à la même veine64. Paoli, condensé de Solon, Lycurgue et Louis XI a institué « une des plus larges et des plus complètes organisations démocratiques que l’on connaisse65 ». À tel point que « l’Europe entière admirait les prodiges du génie66 » encensé par Rousseau. D’ailleurs pour « donner aux paroles du citoyen genevois un sens plus vrai et le caractère 59. 60. 61. 62. 63. 64. 65. 66.
TOMMASEO N., Lettere di Pasquale Paoli, Firenze, 1846. RENUCCI F.O., Storia di Corsica, Bastia, Fabiani, 1833, 2 vol. Ibid., t. 1, p. 30 Ibid., p. 202. Ibid., p. 259. Jacobi J. M., Histoire générale de la Corse, Paris, 1835, 2 vol. Ibid., t. 2, p. 266-267. Ibid., p. 278.
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d’un jugement historique, il n’est besoin que de substituer Bourbons et roi au mot peuple français67 ». D’emblée Arrigo Arrighi annonce la couleur. Dès l’introduction de son Histoire de Pascal Paoli éditée à Paris en 184368, il situe le sens de sa démarche : « Bien loin de nous accuser de complaisance, d’autres trouveront, peut-être, que nous avons apporté un esprit tout français dans l’appréciation historique de cet événement (la période d’indépendance). On le comprendra. Nous sommes du nombre de ceux qui, sans répudier aucune des belles traditions dont le pays s’honore, placent le dévouement envers la France au rang de leurs premiers devoirs. Par notre âge, nous appartenons aux dernières années du Consulat ; par les exemples de notre famille, à la Révolution de 1789, par nos principes politiques, à la monarchie constitutionnelle69 ». Le passé intriqué avec le présent justifie donc son « enthousiasme » pour un homme dont pourtant la gloire est ternie par son appel à l’Angleterre. L’historien ne cache pas ce qui à ses yeux est une grave erreur, mais en même temps il tente de situer les responsabilités. Elles ne sont pas du côté de la Convention, mais peut-être pas non plus du côté de Paoli. La faute en incombe toute entière aux « coteries » et à leurs « desseins perfides70 ». En clair : aux Montagnards. Et Paoli peut être comparé aux Girondins qui « mourraient en criant vive la France, vive la République ! sur les sièges de la Convention comme sur le fatal tombereau, ils n’avaient qu’une pensée, la grandeur de leur pays ; ils n’exprimaient qu’un désir, la liberté des peuples71 ». Cette mise en parallèle suffit à réintégrer le héros corse dans le panthéon national. Il appartenait à l’abbé F.M. Giamarchi de compléter le panégyrique dans sa Vita Politica di Pasquale Paoli parue à Bastia en 185872. Couronnant ce premier « moment Paolien » de l’historiographie insulaire, il allait, à son tour, reformuler en l’amplifiant, la « légende dorée » qui avait pris corps dès 67. 68. 69. 70. 71. 72.
Ibid., p. 313. ARRIGHI A., Histoire de Pascal Paoli, Paris, 1843, 2 vol. Ibid., Introduction, t. 1, p. 6. Ibid., t. 2, p. 253. Ibid., tome 2, p. 331. GIAMARCHI F.M., Vita politica di Pasquale Paoli, Bastia, Fabiani, 1858.
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le XVIIIe siècle avec Boswell73, mais aussi Arena74, Bonaparte75, Robespierre76, Buonarroti77, et… Mathieu Buttafoco lui-même dans sa correspondance avec Rousseau78. C’est bel et bien l’histoire régionale revue et relue comme composante de l’histoire nationale. Notre auteur, dans une description de la société insulaire qui n’est pas sans rappeler la France féodale décrite par Augustin Thierry et qui n’a rien à voir avec la réalité, conclut que la période paoline « constitue donc l’ère la plus belle, la plus lumineuse de l’histoire de ce pays79 » parce qu’elle met fin à l’organisation aristocratique, au système du privilège et à la domination de la noblesse80. Par « ses institutions démocratiques » et son « gouvernement libéral81 » Paoli reçoit contre le despotisme incarné par Choiseul, le soutien de l’Europe des Lumières82. La conclusion devient évidente : précurseur des Droits de l’Homme et du citoyen, de la Révolution française donc, c’est lui qui en 1789 insuffle l’esprit de liberté à la France83 pour que l’île soit partie prenante de la geste française et que les deux peuples n’en fassent plus qu’un84.
PAOLI OU MATHIEU : QUI A FAIT LA CORSE FRANÇAISE ? Il convient, avant de revenir aux Buttafoco, de marquer un temps d’arrêt sur l’ouvrage de Giamarchi, sorti des presses, rappelons-le, en 1858. S’il met en scène, dans toutes ses composantes le « mythe Paoli » et si, avec lui, l’héroïsation atteint une dimension inégalée, son principal centre d’intérêt 73. BERETTI F., Pascal Paoli et l’image de la Corse au XVIIIe siècle. Le témoignage des voyageurs britanniques, Oxford, The Voltaire Foundation, 1988. 74. Arch. abbé Franceschini, Muro (Corse). 75. Lettre de Napoléon Bonaparte à Pascal Paoli, le 12 juin 1789, Correspondance générale, p. 76-77. 76. Réception de P. Paoli et de la délégation Corse à la société des amis de la Constitution, le 26 avril 1790, Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, 1950, t. VI, p. 333. 77. ROVERE A., « La figure de Pascal Paoli dans le Giornale Pattriotico de P. Buonarroti », Études corses, n° 67, 2008, p. 17-32. 78. ROVERE A., « Paoli dans son temps ». 79. GIAMARCHI, Vita politica, Discours préliminaire, p. XXXI. 80. Ibid., p. 60-62. 81. Ibid., p. 173. 82. Ibid., p. 89. 83. Ibid., p. 200 à 210. 84. Ibid., p. 212.
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est pourtant ailleurs. Parce qu’il est dans « l’air du temps » il renvoie à la question centrale : qui est le « père fondateur » de la Corse française ?
La Vita politica dans l’air du temps Relevons d’abord que Giamarchi dispose d’une plus ample documentation que ses prédécesseurs. En particulier du recueil des Lettere di Pasquale Paoli publié par Niccolò Tommaseo à Florence en 184685. Mais cette collecte n’est pas que source pour l’historien. Le contexte qui a présidé à son élaboration86 tout comme le long Proemio qui ouvre la volumineuse livraison font de celle-ci un enjeu politique et culturel. Entre le Dalmate protagoniste du Risorgimento et Arrigo Arrighi la polémique a fait rage, le second reprochant au premier d’avoir tiré la Corse vers l’italianité alors que l’île « veut et doit demeurer française87 ». Giamarchi reste en dehors de la querelle mais il cache d’autant moins sa dette qu’il est en parfait accord avec le postulat essentiel développé par le polygraphe : Paoli a été envoyé par Dieu pour libérer la Patrie. Car Giamarchi, dont il convient de rappeler l’état d’ecclésiastique, appartient à ce courant que les historiens italiens qualifient d’« illuminismo cattolico88 » : le mouvement de réforme ne doit pas s’enraciner dans la pensée sensualiste des Lumières mais sur les principes de la religion. Un des plus célèbres représentant de cette école a été, dans la première moitié du XVIIIe siècle, Antonio Genovesi qui avant de verser dans l’économie politique a enseigné à Naples la logique de la métaphysique. Or Paoli a été l’élève du « Platon italien89 » dont l’enseignement mettait en évidence les droits et devoirs des peuples et des princes, définissait les fondements de la souveraineté et donnait un élan décisif aux idées de liberté90. En même temps, le philosophe était « éclectique », n’était pas 85. 86. 87. 88.
TOMMASEO N., Lettere. CINI, M., Une île entre Paris et Florence ; POMPONI F., « Tommaseo et la Corse ». POMPONI F., « Tommaseo et la Corse ». ROSA G. de, GREGORY T. et VAUCHEZ A., Storia dell’italia religiosa, t. 2, l’Eta moderna, Bari, Laterza, 1994, p. 484. 89. GIAMARCHI M., La vita politica, p. 29. Voir ETTORI F., « La formation intellectuelle de Pascal Paoli (1725-1755) », AHRF, n° 128, octobre-décembre 1974, p. 484-507. 90. Storia dell’italia religiosa, p. 485.
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adepte d’un système, mais entre tous les possibles, préconisait de choisir celui qui était le mieux adapté aux circonstances91. Tout Paoli est dans ces lignes. Mais pas lui uniquement. En effet, le « pragmatisme » devait amener le héros insulaire à donner à son peuple une législation mélange de pouvoir absolu, monarchique, d’aristocratique en même temps que populaire et démocratique92. Et à lire l’ouvrage de Giamarchi on a bien souvent le sentiment de rencontrer autant Paoli que Napoléon III dont le régime, dans l’article premier de sa constitution, « reconnaît, confirme et garantit les principes de 1789 » tout en excluant bien entendu 1793 en même temps que toute espèce de retour à l’Ancien Régime. La Vita Politica est d’ailleurs dédicacée à Pierre Marie Pietri, ancien républicain rallié à l’Empire et sénateur depuis 1857 après une carrière préfectorale. Comme l’empereur, Paoli est cet homme « dont la providence préparait depuis longtemps le destin pour relever la Corse au moment qu’elle aurait choisi93 » avec, pour couronner son entreprise, l’union de l’île à la France « le plus beau don que le ciel pouvait accorder à notre pays94 ». Le messianisme de Tommaseo se retrouve ici, mais dans une vigoureuse affirmation pro-française doublée d’une féroce dénonciation des ignobles aristocrates, partisans de la féodalité, ennemis de la liberté et traîtres à la Patrie. Au premier rang desquels Mathieu Buttafoco. Contre lui la charge est d’une rare violence, Giamarchi n’hésitant pas à falsifier des documents, à lui imputer des correspondances dont il n’est ni l’auteur ni le destinataire, pour mieux noircir le portrait95.
Les Fragments d’Antoine ou la recherche des origines Les Fragments d’Antoine Buttafoco sont d’abord une réponse à ces accusations qui, d’ailleurs, se retrouvent chez tous les auteurs dont nous avons 91. 92. 93. 94. 95.
GIAMARCHI F.M., La vita politica, op cit., p. 32. Ibid., p. 5-6. Ibid., p. 3. Ibid. p. 337. F.M. Giamarchi attribue à Mathieu une lettre du 6 mai 1768 adressée par Paoli à Choiseul, et fait de Mathieu le destinataire de la réponse du ministre en date du 29 mai.
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évoqué les ouvrages. Dans la polémique publique qui fait rage96, Antoine, en possession des sources originales n’a aucun mal à démontrer que Giamarchi est un contrefacteur. Mais l’important est ailleurs : par-delà le « devoir filial » visant à laver la mémoire du père, le fils entend démontrer que Mathieu, et lui seul, est aux origines de la Corse française. Il réinvestit ce que son géniteur avait occulté dans l’Abrégé. L’attachement de Mathieu à la liberté et à l’indépendance de l’île avant 1768. Et il livre à ses lecteurs l’intégralité de la correspondance entretenue avec Jean-Jacques Rousseau entre 1764 et 1765. Elle apporte bien la preuve que loin de nourrir de noirs desseins l’homme entendait doter sa patrie d’institutions idéales, toutes droit sorties du cerveau du génial genevois. Dans la présentation de cet échange épistolaire, Antoine fait même allusion au Mémoire de Vescovato, proposition d’une constitution élaborée pour la consulte de 1764, avec l’agrément de Paoli, et adressé au Philosophe. Largement inspiré des écrits de celui-ci mais également puisant dans la pensée de Montesquieu, il devait, dans l’esprit de son rédacteur, servir de base au travail de l’auteur du Contrat social dans la tâche qu’il avait acceptée avec enthousiasme avant de l’abandonner97. L’intention d’Antoine est claire : non seulement Mathieu a été, au moins autant que Paoli, un fervent partisan de l’indépendance, mais s’il faut chercher un antécédent aux institutions qui régissent la France en ce milieu du XIXe siècle, c’est de son côté qu’il convient de se tourner. Le fils publie également la correspondance croisée entre Paoli, Choiseul et Mathieu durant toute la période où ce dernier a été l’intermédiaire entre la Corse et Versailles. Pas seulement pour démontrer la malhonnêteté intellectuelle de Giamarchi, mais surtout pour mieux affirmer que son père, dans ces négociations, n’a été que le fidèle serviteur de la cause corse, 96. L’imprimerie Fabiani de Bastia donnera à lire les Lettres et observations d’Antoine à l’abbé Giamarchi, la Riposta de celui-ci, les Nouvelles explications du fils de Mathieu. Dans les Fragments (p. 17-30), on ne trouve que les écrits d’Antoine. Notons que la querelle eut des échos en Italie, avec une large prise de position de N. Tommaseo, Della Corsica di Pasquale Paoli, et Matteo Buttafoco, Archivio storico italiano, 1860, t. XI, p. 49-70. 97. Sur l’histoire de ce Projet, voir Études corses, « Rousseau, La Corse et la Pologne » ; ETTORI F., Jean-Jacques Rousseau et la Constitution de Corse, thèse de doctorat d’État, Aix-en-Provence, 1976.
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le loyal émissaire de Paoli auprès du ministre de Louis XV. Lorsqu’en 1768 Choiseul informe Buttafoco de ses intentions dernières, la pleine souveraineté sur Bastia, Saint Florent et le Cap Corse, c’est « spontanément98 » sans avoir reçu une quelconque instruction du chef de la Nation, qu’il les rejette et Paoli ne peut que le féliciter de ces prises de position « bien dignes de ce zèle qui vous anime pour les intérêts de votre patrie99 ». Cependant, une fois le traité de Versailles signé entre la France et Gênes, une fois sa mission terminée donc, « et la négociation rompue sans espoir d’être reprise, se trouvant libre d’avoir une opinion », Mathieu « s’est décidé pour ce qu’il a cru le mieux convenir à la Corse100 ». Son choix certes a été difficile, mais d’autant plus objectif et fondé en raison qu’il « adopta le parti qui était le plus conforme aux désirs, aux sentiments, aux besoins de la Corse entière : le seul parti qui pouvait lui assurer les biens dont elle était privée depuis longtemps. Du reste, quatre-vingt-dix ans sont là pour prouver qu’il avait bien jugé, qu’il avait été bien inspiré, car ses prévisions se sont réalisées101 ». « Quatre-vingt-dix ans » nous dit Antoine. La Corse française ne commence pas en 1789 mais en 1768. Pour avoir arrimé sa patrie à la plus grande puissance de l’Europe et donc du monde, Mathieu a été l’auteur et l’acteur de la fusion entre les deux peuples, l’homme qui a construit le bonheur d’une île où « le désir d’appartenir à la France était presque général102 ». La publication de la lettre à Rivarola vient, comme en point d’orgue, couronner la démonstration103. Afin de parfaire son argumentation, Antoine livre les chapitres III à VI de l’Abrégé légué par le père104, mais ceux-ci uniquement, parce qu’ils 98. 99. 100. 101. 102. 103.
Fragments, p. 10. Lettre de Paoli à Buttafoco du 5 février 1768, Ibid., p. 121-122. Ibid., p. 5. Ibid., p. 12. Ibid., p. 5. A. Rivarola, à Florence, était un ardent défenseur de la cause corse. Entre lui et Mathieu, l’amitié était solide. Elle se termine avec le choix de Mathieu. N. Tommaseo, dans les Lettere, publie la correspondance entre les deux hommes au lendemain du traité de Versailles. Mais non la réponse de Mathieu à la lettre du 9 septembre 1768. Elle est une longue justification théorique et pratique qu’Antoine livre à ses lecteurs. (Fragments, p. 177-186). Pour une première analyse, ROVERE A., « Le rousseauisme contre ». 104. Fragments, p. 57-100.
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concernent précisément ces années 1764-1769 qui ont fait basculer le destin insulaire. L’intention est ici aussi évidente. La réhabilitation du père, campé dans sa double statue de corse et de français105 vise à remettre Mathieu au centre du jeu : « La réunion de la Corse à la France a donc été un bienfait, et il y a de l’injustice et de l’ingratitude à faire de cette réunion un motif de reproche et de calomnie contre lui qui, des premiers, en comprit les avantages, et qui, après les efforts infructueux pour lui assurer l’indépendance, se rallia au seul moyen de lui donner le repos, le bonheur et un avenir assuré106 ». Ce qui nous vaut, de la part d’Antoine, des silences lourds de signification. Il se garde bien de donner à lire les chapitres de l’Abrégé couvrant les années 1789-1798. Et cela se comprend. Mathieu a été dans « l’anti France » à la fois comme contre révolutionnaire, comme partisan du royaume anglocorse et même d’une Corse indépendante par haine du monde nouveau surgi en 1789, en ce milieu du XIXe siècle (presque) unanimement célébré. Ce qui, au passage, lui permet de décrocher la flèche du Parthes à Paoli accusé d’avoir voulu donner l’île à l’Angleterre107. Ce souci d’occultation, paradoxalement, va même plus loin. Antoine opère dans les chapitres qu’il publie d’importantes coupures. Certaines concernent les proches de Paoli dont les portraits sont tracés au vitriol108. Mais, pour l’essentiel, elles ont trait à la personnalité du « Père de la Patrie » Dans l’historique des négociations avec Choiseul, Antoine supprime les réflexions et digressions du père pointant la duplicité du chef de la Corse indépendante, tyran qui loin d’avoir construit l’État idéal, œuvrait au malheur de son peuple. Qu’il nous suffise d’un seul exemple. Le chapitre IV de l’Abrégé met en exergue « la bonne foi et loyauté [de Choiseul], caractère qui convient à l’agent d’une puissance 105. Ibid., p. 8-9, « le système qu’il désirait faire prévaloir […] conciliait ses devoirs et ses affections de Corse, de serviteur dévoué à la France, et assurait à la Nation son autonomie, la paix, la tranquillité et les biens qui en sont la suite. » 106. Ibid., p. 16. 107. Ibid., p. 14-15. 108. Dans les Fragments les coupures sont signalées par […]. Tous ceux qui ont servi Paoli sont cloués au pilori (Barbaggi, Pozzo di Borgo…). Seul trouve grâce aux yeux de Mathieu, le général Bonaparte, qu’il n’a jamais rencontré, mais qui s’est couvert de gloire en Italie. Cf. Abrégé, chap. XVII.
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de premier ordre ». En contrepoint il souligne que « les subtilités, les détours et la méfiance annoncent la petitesse, la faiblesse, le désir de vouloir tromper. Tel était le système de Paoli, qu’il dévoilait sans cesse par ses réserves et par l’intertillage de ses discours » afin de cacher « l’autorité absolue qu’il s’était arrogée pour maintenir sa tyrannie109 ». Comme d’autres, ce passage disparaît des Fragments. À cette forme de censure filiale on pourrait trouver une explication : Antoine doit tenir compte, au moment où il écrit, du contexte, du « moment paolien » et de la mythologisation dont fait l’objet le héros insulaire. Donner en pâture au public, et à contrecourant, le portrait légué par Mathieu, aurait affaibli l’argumentation de fond. Car l’important, dans « l’air du temps », n’était-il pas d’être « objectif », de livrer un corpus documentaire apportant la preuve irréfutable que Mathieu, lavé de tout soupçon, avait été l’artisan premier de la Corse française ? Et rien ne manque dans ce qui est beaucoup plus qu’une entreprise de réhabilitation. Pas même les courriers adressés par Bonaparte, Premier consul, au ministre de la Guerre, afin que Mathieu « vieillard respectable et malheureux qui mérite votre bienveillance et celle du gouvernement » soit rétabli dans ses droits à pension110. Finalement et pour conclure, nous pouvons dire que l’Abrégé comme les Fragments n’ont certes pas la même finalité. Mais ils construisent une mémoire familiale en jouant sur les silences. Ceux du fils ne sont cependant pas ceux du père et l’un comme l’autre cultivent des zones d’ombre. Reste que, lorsque l’on croise ces deux écrits, séparés par plus d’un demi siècle, il apparaît qu’ils recomposent une histoire individuelle à l’intérieur d’enjeux qui renvoient tout autant à une trajectoire personnelle, celle de Mathieu, qu’à l’histoire de la Corse dans sa longue durée, mais également à l’histoire de la construction de la nation France.
109. Fragments, p. 69 ; Abrégé, chap. IV, p. 100-101. 110. Fragments, p. 169-171.
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Honoré Jourdan du Var, préfet de la Corse sous la Monarchie de Juillet, à travers des lettres inédites (1831-1846) Notre connaissance de l’état de la Corse sous la Monarchie de Juillet passe notamment par celle de l’homme qui y a représenté le pouvoir central pendant le plus clair de cette période : Honoré Jourdan, préfet de l’île de 1830 à 1845. Né en 1788 à Mougins, dans le département du Var (d’où le nom de Jourdan du Var sous lequel il est généralement connu), il fut élève du collège de Tournon, fit son droit à Aix et devint avocat à Fréjus sous l’Empire. Lorsque Napoléon, de retour de l’île d’Elbe, débarqua à GolfeJuan, il se mit à la tête des bonapartistes fréjussiens, ce qui lui valut, lors du retour des Bourbons, d’être arrêté et jugé pour avoir fomenté des rassemblements séditieux. Condamné en août 1816 à cinq ans de travaux forcés, il s’évade le 23 septembre de la prison de Draguignan, alors même que sa peine venait d’être commuée, et gagne aussitôt l’Italie. Il y séjourne trois années durant, dans la région de Bologne, et se lie avec les carbonari transalpins. Condamné une seconde fois, cette fois par contumace, à 5 ans de réclusion, il est grâcié par le roi en 1819 et rentre alors en France, où il continue de faire l’objet d’une surveillance policière1. Franc-maçon probable – il aurait accédé au grade de Souverain Prince Rose-Croix – 1.
Voir ESTRANGIN Jacques : « Un libéral fréjussien, Honoré Jourdan », Annales de la Société scientifique et littéraire de Cannes, n° 24, 1972, p. 26-39.
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il se rallie en 1830 à la Monarchie de Juillet. Nommé préfet à Ajaccio le 4 septembre 1830, en remplacement de Choiseul Beaupré, il va, pendant un mandat d’une durée exceptionnelle, marquer fortement la vie insulaire. La postérité a retenu sa participation efficace, en décembre 1834, à la tentative de réconciliation dans la vendetta qui opposait à Sartène les Rocca Serra aux Ortoli, alliés aux Pietri. Prosper Mérimée qui, lors du séjour qu’il fit en 1839 en Corse, eut l’occasion de le rencontrer, eut vent de cette affaire, qu’il a très librement transposée dans Colomba. Dans ce roman, on le sait, il met en scène un préfet dont certains traits lui ont sans doute été inspirés par Jourdan. Ce que nous savons de la personnalité et de l’action de ce haut fonctionnaire repose en partie sur son dossier administratif, conservé aux Archives nationales2, et, plus encore, sur la correspondance que son fils, Alfred Jourdan, doyen de la Faculté de droit d’Aix, a versée au musée Arbaud de cette ville : un fonds de lettres qu’a exploité Jean Daniel Olivieri, dans un mémoire de maîtrise inédit3. Or nous sommes aujourd’hui en mesure de compléter cette documentation grâce aux lettres adressées par Jourdan, tout au long de son mandat, à l’un de ses principaux collaborateurs, le souspréfet de Bastia. Ce sous-préfet fut d’abord Tiburce Morati (1775-1859), qui exerça ses fonctions treize années durant, de 1830 à 1843, date à laquelle il prit sa retraite, puis son fils, Maxime Morati (1807-1894), qui lui succéda jusqu’à l’avènement de la Seconde République. Les 83 pièces qui constituent ce fonds sont conservées dans leur demeure familiale de Murato, qui appartient aujourd’hui à notre mère, Madeleine de Morati Gentile, arrièrepetite fille de Maxime. Vingt-quatre d’entre elles portent la mention « Confidentielle », et 4 la mention « Très confidentielle ». Cinquante-huit lettres sont adressées par le préfet à Tiburce Morati, et dix-huit à son fils. Trois autres, de Jourdan également, se distinguent du lot : la première est destinée à Joseph Limperani, député de Bastia et neveu par alliance des Sebastiani, la seconde à Madeleine Pietri, épouse d’Antoine Gentile et 2. 3.
Archines nationales, F/1bl/164/7. OLIVIERI Jean-Daniel, La Corse au temps du préfet Jourdan. Correspondance présentée et annotée. 1831-1843, Université de Nice-Sophia Antipolis, 1997-1998. Nous remercions vivement M. Francis Pomponi, directeur de ce mémoire, d’avoir eu l’amabilité de le mettre à notre disposition.
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Honoré Jourdan du Var, préfet de la Corse sous la Monarchie de Juillet
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belle-mère de Maxime Morati, la troisième, enfin, au maire d’Ogliastro. Deux lettres destinées à Tiburce sont signées de Peraldi, chargé de l’intérim de la préfecture en l’absence du préfet ; une autre a été adressée à Jourdan par Lota, maire de Bastia, une autre encore par Duchâtel, ministre de l’Intérieur, à Maxime Morati. L’ensemble ainsi formé s’échelonne du 9 mars 1831 au 25 mars 1846.
LA PRÉPARATION DES ÉLECTIONS Un essai de classement de cet ensemble fait ressortir l’attention primordiale que Jourdan du Var porte à deux sujets délicats : la préparation des élections et le maintien de l’ordre public. Sur le premier point, rien ne saurait mieux illustrer ses préoccupations que la lettre adressée à Tiburce Morati le 14 mai 1831. Alors que, deux mois plus tôt, Casimir Périer avait remplacé Laffitte à la tête du gouvernement, elle constitue un exposé détaillé de la conduite que les autorités entendaient adopter à l’approche d’un scrutin qui, malgré l’élargissement du cens, récemment décidé par le nouveau régime, ne concernait toujours que quelques dizaines d’électeurs4. Soucieux de connaître « la vérité seule », le préfet dit attendre de son correspondant, non pas des « flatteries qui déshonorent, qui égarent et tuent le pouvoir », mais des réponses précises aux questions qu’il détaille comme suit : 1º Quelle est la situation générale de l’esprit public dans votre arrondissement ? Quelle est la forme respective des opinions qui la divisent ? En dehors des partisans du régime détruit, à qui reconnaissez-vous le plus d’influence et de crédit, de ceux qui professent les principes adoptés par le Gouvernement, ou de ceux qui les attaquent et se rangent dans l’opposition ? 2º Qu’augurez-vous, sous ce rapport, dans votre arrondissement, du corps électoral, tel que le constitue la loi nouvelle ? 4.
En application de la Charte de 1814, la Corse, sous la Restauration, n’avait qu’une trentaine d’électeurs et une cinquantaine d’éligibles. Aux termes de la nouvelle loi, votée le 19 avril 1831, le cens fixé jusqu’alors à 1 000 francs pour l’éligibilité était ramené à 500 francs ; pour l’électorat, il était ramené de 300 à 200 francs, et même porté au-dessous de ce nombre dans les circonscriptions où ne se trouvaient pas 150 électeurs de plein exercice.
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Jean CANAVAGGIO
3º Enfin, quels sont les candidats dont on commence à parler dans votre arrondissement ? Quelle est votre pensée sur les chances de succès que peut avoir chacun d’eux, sur leur mérite, leur situation sociale, leurs dispositions politiques ? Donnez-moi les plus grands détails à cet égard ; communiquez-moi vos idées sur les dispositions de vos électeurs relativement aux élections prochaines et jugez à ma discrétion quelle doit être l’étendue de votre confiance. Je ne vous ferai pas un mystère des intentions du Gouvernement. Il ne restera pas neutre dans les élections, Persuadé que ses principes sont conformes à l’intérêt national, il désire que le vœu national les consacre, que les députés élus par les collèges électoraux partagent comme vous ces principes. Il désire surtout la coopération de ses agents. Vous trouverez dans le discours du Roi à la séance de clôture de la Chambre des Députés le résumé de la politique intérieure et extérieure du Gouvernement. La ligne de vos devoirs y est tracée. Vous verrez qu’il est indispensable qu’il naisse de la dissolution une majorité qui adopte cette politique et la soutienne, et votre préférence pour tel ou tel candidat ne sera pas un instant douteuse, si vous songez aux membres de cette Chambre à qui nous devons un Roi-citoyen et une Charte perfectionnée. Je vous prie d’observer cependant qu’un honnête homme dévoué au Roi et à nos institutions sera toujours un excellent député ; ses concurrents nous paraîtraient-ils préférables, l’administration ne doit pas leur prêter son appui. Cette conception pout le moins partisane du rôle que le préfet attendait de son subordonné était assortie d’attendus destinés à apaiser sa conscience. Comme tels, ils méritent d’être rapportés. En effet, Jourdan du Var ajoutait aussitôt : Mais ce n’est que dans le vrai, le juste et le bien commun que vous puiserez les motifs de votre conduite administrative dans l’affaire grave des nouvelles élections. Vous n’oublierez pas que la volonté première et immuable du Gouvernement est que les lois soient exécutées avec la plus rigoureuse impartialité.
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