VERS UNE ARCHITECTURE VERNACULAIRE CONTEMPORAINE

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Vers une Architecture Vernaculaire Contemporaine Comment moderniser le traditionnel & retourner aux sources ? Les hĂŠritiers du RĂŠgionalisme Critique ?


Au travers d’une analyse comparative, ce mémoire questionne des projets d’aide au développement inspirés de l’architecture vernaculaire qui jouissent d’une reconnaissance internationale. Un corpus d’exemples illustrera l’approche des architectes-star qui se sont emparés de ce type d’architecture, ainsi que les techniques de construction traditionnelles s’accordant avec la manière d’habiter des communautés qui leur ont servi d’inspiration, tout en montrant la mise en perspective de cette architecture “alternative” d’aujourd’hui. Le présent mémoire a pour but de démontrer l’importance d’une source d’inspiration qui pourrait être une réponse à l’architecture de demain.


Vers une Architecture Vernaculaire Contemporaine Comment moderniser le traditionnel et retourner aux sources ? Les héritiers du Régionalisme Critique ?

Alexandre Nicolas sous la direction de Victor Brunfaut

mémoire de master en vue de l’obtention du diplôme d’architecture ULB La Cambre-Horta –– 2016-2017


TABLE DES MATIèRES


1. AVANT–PROPOS p.6 2. Introduction p.8 3. Développement 1ère partie – Théorie p.14 a. Architecture vernaculaire p.14 i. Vernaculus p.14 ii. Architecture vernaculaire p.15 iii. Expo Architecture without Architects de Bernard Rudofsky p.16 iv. Le Comité de l’ICOMOS pour l’architecture vernaculaire p.19 v. Vers un Vernaculaire Contemporain p.20 b. Genius Loci - Christian Norberg-Schulz p.24 c. Régionalisme Critique p.30 i. Régionalisme p.31 ii. Régionalisme selon Lewis Mumford p.33 iii. Régionalisme Critique, Alexandre Tzonis & Liane Lefaivre p.35 iv. K. Frampton, 6 points for an Architecture of Resistance p.37 d. Analyse prospective – Synthèse p.44 4. Développement 2ème partie – Etudes de cas

a. Shigeru Ban i. Maître de l’innovation ii. Post-Tsunami House iii. Analyse b. Francis Kéré i. Architecte enraciné ii. école primaire de Gando iii. Analyse c. Anna Heringer i. Voyageuse de la cause écologique ii. METI Handmade School iii. Analyse

p.48 p.50 p.51 p.54 p.61 p.62 p.63 p.67 p.78 p.80 p.81 p.84 p.90

5. Comparaison des analyse des projets

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6. Conclusion

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7. Remerciements

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AVANT–PROPOS

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Ma double nationalité (mi-européen, mi-asiatique), l’école internationale fréquentée tout au long de l’enseignement primaire et secondaire et le côtoiement constant de familles d’origines diverses dans l’enfance, à quoi se sont ajoutées les expériences faites durant mes études à Bruxelles, m’ont naturellement amené à porter un intérêt particulier pour la diversité culturelle de ce monde et ont éveillé en moi le désir d’apprendre de toutes ces cultures et d’établir le lien avec la formation reçue en architecture. En deuxième année d’architecture, un concours de circonstances m’a conduit à présenter une analyse de groupe sur le projet de Shigeru Ban concernant la «Post-tsunami House». J’ai été impressionné par sa capacité à innover et sa prise en compte des identités culturelles, et l’idée à germé en moi de voir si je pourrais moi aussi m’engager dans cette voie. En troisième année, l’opportunité de faire de l’architecture dans une mégapole hors-europe, s’est présentée à moi dans le cadre de l’atelier Public Relations, dirigé par Alain Simon et Eve Deprez. A cette occasion, nous avons séjourné deux semaines à Casablanca au Maroc, pour y concevoir un projet avec l’aide des étudiants locaux. C’était l’occasion d’apprendre de nouveaux modes d’habiter et manières de faire dans le cadre d’un projet concret. L’année dernière, j’ai eu la chance de partir en Erasmus à Bogota en Colombie, d’où je suis revenu avec un intérêt grandissant pour l’aide au développement. Le dernier projet réalisé en fin de formation dans mon atelier a été consacré au projet Home for Less qui était axé sur la recherche de solutions au sans-abrisme à Bruxelles, un projet collectif organisé par Denis Delpire. L’occasion nous a ainsi été offerte de construire des logements démontables dans un bâtiment de l’Armée du Salut. Ces différentes expériences n’ont fait que me conforter dans l’idée de mettre la formation reçue au service de la société dans toutes ses composantes et des populations du monde. L’ouvrage de Bernard Rudofsky, Architecture without Architects, a suscité chez moi une réelle fascination pour ces architectures réalisées par et pour les peuples dans le respect de leurs traditions millénaires. Lors de mes recherches en la matière, une critique de Valéry Didelon sur l’ouvrage Learning from Vernacular de Pierre Frey, concernant le paradoxe consistant à mettre la ‘nouvelle architecture vernaculaire’ dans les mains des architectes, m’a amené à tenter d’en savoir plus et j’ai donc décidé d’y consacrer le propos de ce mémoire. 7


INTRODUCTION

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“Trop souvent, dans le domaine de la construction, l’aspiration à la modernité dans les pays en développement donne de mauvais résultats sur les plans économique et culturel. Techniques et matériaux traditionnels sont alors abandonnés au profit de matériaux et de produits d’importation coûteux et parfois peu efficaces sur le plan énergétique, une façon de faire qui ne profite qu’aux seuls fabricants des pays plus avancés. Au pire, cela se traduira par l’apparition de bâtiments aux formes et aux matières venues d’ailleurs, qui ne dureront pas et seront difficiles à entretenir. Leur seul mérite sera de donner une touche de nouveauté pendant un temps.”1 - Paul Finch Nous sommes dans une ère où l’Occident se préoccupe des impératifs de constructions durables, tandis que les pays en voie de développement sont à la recherche de constructions fonctionnelles. Ces pays émergents, veulent à leur tour entrer dans la voie de la modernisation. En matière d’architecture, le progrès des techniques et des sciences occidentales, a été possible grâce aux échanges internationaux et leurs structures économiques. Due à la mondialisation, cette prouesse a eu pour répercussion d’influencer les cultures en voie de développement, comme modèle de constructions à suivre. Souvent copiée, la construction moderne ne s’adapte pas aux besoins des cultures traditionnelles sur les plans économique et culturel. La modernité technique et scientifique est basée sur un monde économique qui est propre à la culture occidentale. La globalisation de l’architecture engendre une réelle mise en question du rôle de l’architecte (occidental) dans les pays en voie de développement. “Pour entrer dans la voie de la modernisation, faut-il jeter par-dessus bord le vieux passé culturel qui a été la raison d’être d’un peuple ?”2 Ce dilemme est présenté par le philosophe français Paul Ricoeur dans son ouvrage Histoire et Vérité: “C’est souvent sous la forme d’un dilemme et même d’un cercle vicieux que le problème se pose; en effet la lutte contre les puissances coloniales et les luttes de libération n’ont pu être menées qu’en revendiquant une personnalité propre; car cette lutte n’était pas seulement motivée par l’exploitation économique mais plus profondément par la substitution de personnalité de que l’ère coloniale avait provoquée. Il fallait donc d’abord retrouver cette personnalité profonde, la ré-enraciner dans un passé afin de nourrir de sève la revendication nationale. D’où le paradoxe : il faut d’une part se ré-enraciner dans son passé, se refaire une âme nationale et dresser cette revendication spirituelle et culturelle face à la personnalité du colonisateur. Mais il faut en même temps, pour entrer dans la 1  (traduction libre) FINCH Paul, “Earth Works”, The Architectural Review, n°1318, décembre 2006, p.40-43. 2  RICOEUR Paul, “Civilisation universelle et cultures nationales”, dans Histoire et Vérité, Paris: Seuil, coll. Esprit, 1961. p.329

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INTRODUCTION civilisation moderne, entrer dans la rationalité scientifique, technique, politique qui exige bien souvent l’abandon pur et simple de tout un passé culturel. C’est un fait: toute culture ne peut supporter et absorber le choc de la civilisation mondiale. Voila le paradoxe: comment se moderniser et retourner aux sources ? Comment réveiller une vieille culture endormie et entrer dans la civilisation universelle ?”3 L’architecture des pays en voie de développement est retenue dans un conflit de deux nécessités divergentes : celle de la conservation d’un héritage culturel et d’autre part celle du progrès et de l’accès à la civilisation universelle. Aujourd’hui, l’exploration d’alternatives synthétisant ces nécessités antinomiques est entreprise par de nouvelles constructions. Celles-ci s’inspirent de l’architecture vernaculaire, c’est-à-dire d’une architecture sans architectes. Peut-on parler d’architecture vernaculaire contemporaine ou est-ce paradoxal ? Les propos émis par Paul Ricoeur sur ce paradoxe, seront le thème principal de notre problématique: Comment moderniser le traditionnel et retourner aux sources ? Pour répondre à cette problématique, nous pouvons analyser trois études de cas qui sont reconnues pour leurs emprunts d’architecture traditionnelle, considérés comme nouvelle architecture vernaculaire. L’objectif de ce mémoire est de mettre en exergue les alternatives possibles pour sortir de ce dilemme. Ces projets s’implantent dans le contexte de nouvelles constructions conçues par des architectes, ayant eu une formation d’architecture occidentale, dans des villages des pays en voie de développement. Ces projets considérés comme aide au développement sont : le projet de réhabilitation post-tsunami de Shigeru Ban au Sri Lanka, le projet d’architecture scolaire de Francis Kéré au Burkina Faso et le projet d’une école primaire d’Anna Heringer au Bangladesh. Ce sont des projets de petite envergure mais qui cherchent à impulser le développement du pays. Des projets architecturaux pour des gens dans le besoin, à échelle humaine. Les trois architectes ont gagné le prix Aga Khan, d’où leur reconnaissance internationale. Il s’agit d’un prix qui récompense les projets reconnus pour leur excellence en architecture, leur conservation du patrimoine, et leur rapport d’harmonie avec le paysage, et qui est décerné à intervalle triennal aux projets les plus aptes à satisfaire les besoins des sociétés musulmanes. Il est considéré comme le mieux récompensé.4 Nous avons choisi des projets reconnus à l’international, pour critiquer l’image qu’ils renvoient dans le domaine de l’architecture. De plus, nous pouvons considérer que l’architecture vernaculaire est à faire valoir, car elle nous

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3  Loc. cit. 4  Aga Khan Award for Architecture, <http://www.akdn.org/architecture/>, [En ligne], mis à jour en 2016, consulté le 22 juin 2017.


est peu enseignée. Elle est l’essence même de l’architecture, car elle repose sur sa nécessité, sa réponse aux besoins primaires de l’homme. Mais son caractère permanent est incompatible à l’accélération de l’évolution. Il faut donc trouver une alternative à l’évolution dominante, qui se distancierait d’une reproduction du vernaculaire et du progrès moderne. L’architecture vernaculaire contemporaine est-elle capable de sortir de ce dilemme ? Pour tenter de répondre à ce postulat paradoxal, nous allons traiter l’architecture néo-vernaculaire sous les aspects de l’architecture vernaculaire et du régionalisme critique. L’objectif d’une lecture sur l’architecture vernaculaire, nous permet de mettre en valeur cette volonté de retourner à nos sources, tandis que celle du régionalisme critique met en exergue cette alternative d’une modernisation du traditionnel. Ces aspects seront accompagnés des propos du philosophe Paul Ricoeur quant à la compréhension des cultures nationales opposées à la civilisation universelle, et des propos du théoricien de l’architecture, Christian Norberg-Schulz, qui traite de la dimension existentielle en relation au lieu. Ce mémoire se présente comme une approche théorique illustrée par des études de cas. Le premier volet constitue le corpus théorique divisé en quatre parties. La première partie tente de donner une définition claire de ce que représente l’architecture vernaculaire et de rendre intelligible le paradoxe d’un vernaculaire contemporain. Pour cela, nous nous pencherons sur les travaux de différents auteurs : l’historien de l’architecture, Bernard Rudofsky, sur son exposition Architecture sans Architectes présentée en 1964 et son ouvrage Architecture insolite paru en 1974; le critique de l’univers économique, Ivan Illich dans son ouvrage Travail Fantôme en 1980; et le Comité International des Monuments et Sites sur l’Architecture Vernaculaire. La deuxième partie théorique traite uniquement de l’esprit du lieu dans l’ouvrage de Christian Norberg-Schulz, intitulé Genius Loci: Ambiance, Paysage et Architecture originellement paru en 1980. La troisième partie se consacre à la genèse du Régionalisme Critique, au travers de plusieurs écrits: les propos de Lewis Mumford regroupés dans l’ouvrage des auteurs nord-américains, Alexander Tzonis et Liane Lefaivre dans Critical Regionalism: Architecture and Identity in a Globalized World paru en 1980; l’introduction même du régionalisme critique dans un article des deux auteurs, The Grid and the Pathway, paru dans la revue Architecture in Greece en 1981; et le fameux travail de Kenneth Frampton dans Towards a Critical Regionalism: Six Points for an Architecture of Resistance, paru en 1981. 11


INTRODUCTION Ces différentes théories sont résumés dans la quatrième partie, sous la forme d’une grille d’analyse prospective. Celle-ci sera appliquée à chaque étude de cas dans le deuxième volet de notre développement. Chaque étude de cas est présentée dans l’ordre suivant: une présentation de l’architecte, suivie d’une description de son projet, et enfin une synthèse analytique appliquant ladite grille. Une comparaison des analyses des projets conclura ce deuxième volet pratique. En guise de conclusion, une remise en question de la plus-value de l’architecte occidental sera abordée au travers d’un état de l’art sur l’architecture vernaculaire contemporaine et de ses éventuels héritiers du Régionalisme Critique.

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ARCHITECTURE VERNACULAIRE

architecture vernaculaire


Vernaculus “ Vernaculum, quidquid domo nascitur, domestici fructus; res quae alicui nota est et quam non emit” - Du Cange, Glossarium Mediae et Infimae Latinitatis, vol. VIII, p.283 Avant de pouvoir traiter de ce que l’on entend par l’architecture vernaculaire, il est important de comprendre l’origine du mot vernaculaire. Selon Ivan Illich, théoricien de l’écologie politique et critique de la société industrielle, le terme “vernaculaire” remonte à l’époque du Code Théodosien. Il repose sur la notion “d’enracinement” et de “gîte” dans les langues indo-européennes originelles. En latin, “était vernaculaire tout ce qui était confectionné, tissé, élevé à la maison et destiné non à la vente mais à l’usage domestique.”5 Cette définition renvoie à deux thèmes importants en rapport avec l’architecture, celui de l’ancrage à un milieu et celui d’une manière de voir dans laquelle la marchandisation n’est pas l’élément moteur. L’idée d’enracinement dans un milieu pose la question de l’identité culturelle d’une région et de son peuple et est inévitablement liée à des facteurs socioculturels. L’identité culturelle d’un lieu est un thème qui sera abordé plus loin à travers l’oeuvre de Christian Norberg-Schulz. Ivan Illich emploie le mot «vernaculaire»pour désigner “les activités des gens lorsqu’ils ne sont pas motivés par des idées d’échange, un mot qualifiant les actions autonomes, hors-marché, au moyen desquelles les gens satisfont leurs besoins quotidiens.”6 Il importe de bien comprendre l’origine des mots. Pour Ivan Illich, “ L’acquisition du vernaculaire se faisait comme le partage des choses et des services, c’est-à-dire par de multiples formes de réciprocité, et non par l’entremise d’un professeur ou d’un professionnel ayant cette charge.”7

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ILLICH Ivan, “note n°51” dans Oeuvres Complètes Vol.1, Paris: Fayard, 2003. p.399 ILLICH Ivan, “Le travail fantôme” dans Oeuvres Complètes Vol.1, Paris:Fayard, 2003. p. 152 Ibid. p.163

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ARCHITECTURE VERNACULAIRE Architecture non-codifiée “En outre, l’histoire de l’architecture qui nous est relatée est faussée par un parti pris de classe : elle n’est guère qu’un Gotha des architectes qui élevèrent des monuments à la glorification du pouvoir ou de la fortune, une anthologie d’édifices construits pour et par les privilégiés - les demeures de vrais et de faux dieux, des princes du négoce et des princes du sang -, et jamais elle ne condescend à nous parler des maisons des gens de moindre importance” 8 L’histoire de l’architecture vernaculaire nous est peu racontée, pourtant elle est un important témoignage d’architecture traditionnelle transcrivant la culture d’un peuple, ses modes d’habiter, ses manières de faire et ses techniques de construction séculaires. Elle est le résultat de constructions remarquables à l’échelle humaine, répondant à des besoins humains.9 De nos jours, nous sommes soucieux d’écologie et cherchons des solutions pour une architecture respectueuse de l’environnement. Mais les abris construits par l’homme depuis l’’aube de l’humanité étaient en harmonie avec son milieu, depuis les cavernes utilisées comme refuge jusqu’aux habitations paysannes des âges qui ont suivi. Ils témoignent de l’ingéniosité de leurs concepteurs et des savoir-faire acquis au fil du temps, “avant que ceci ne devienne un art de spécialiste.”10 Nous devons nous en inspirer d’avantage et tirer les leçons de notre passé, car selon les mots de Benedetto Croce, “toute histoire digne de ce nom est histoire contemporaine”11.

L’exposition de 1964, “Architecture without Architects” au MoMA de Bernard Rudofsky L’exposition de 1964 au MoMA de New York par Bernard Rudofsky, écrivain, architecte, collectionneur, enseignant et historien social, a marqué un tournant dans l’histoire de l’architecture. Le livre Architecture without architects qu’il publie à cette suite est un éloge de l’architecture sans dogme. A l’heure des reconstructions de l’après-guerre, il met ainsi les architectures traditionnelles au centre de l’attention. Lors de ses nombreux voyages de par le monde, il a

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8  RUDOFSKY Bernard, Architecture Sans Architectes: Brève Introduction à l’Architecture Spontanée, Paris: Chêne, 1977. p.1 9  RUDOFSKY Bernard, L’architecture insolite: une histoire naturelle de l’architecture concernant, en particulier, ses aspects le plus souvent négligés ou totalement ignorés, Paris: Tallandier, 1979. p.13 10  Id. Architecture Sans Architectes. p.4 11  CROCE Benedetto, Théorie et histoire de l’historiographie, Dalloz, 1968.


su identifier la diversité des rapports d’harmonie entre l’architecture et son environnement. Dans son ouvrage, au travers d’une série de photographies, suivies de descriptions concises, il souligne l’importance de conserver les traditions qui ont donné à la terre et à ses habitants leur identité particulière12. Dans l’ouvrage suivant, Architecture Insolite, il reprend les arguments déjà ébauchés sur le thème de l’architecture vernaculaire et décrit l’architecture en tant qu’expression tangible d’un mode de vie plutôt qu’un art de bâtir.13 Il nous montre que nos disparités culturelles sont une vraie source d’inspiration pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Il fait en outre valoir l’intérêt technique et esthétique de l’architecture populaire en tant qu’antithèse de l’architecture avec pedigrée.14 “Ce qui compte avant tout, c’est la touche humaine, quand elle est heureuse. Celleci n’est jamais nulle part plus perceptible que dans ces pays que nous appelons sousdéveloppés, où un arbre est encore un arbre et non une source de planches, et où un fleuve est un fleuve avant d’être un égout, bref, où la nature porte la marque de la culture. Les gens de la ville ont peu à peu perdu contact avec la nature, au point d’en venir parfois à la considérer comme leur ennemie.”15 En 1977, après le succès de son exposition, Bernard Rudofsky publie son oeuvre sous forme manuscrite, dans laquelle il cite l’architecte moderne Pietro Belluschi, qui livre sa propre définition de l’architecture vernaculaire : “un art communautaire produit, non par quelques intellectuels ou quelques spécialistes, mais par l’activité spontanée et continue d’un peuple tout entier, dépositaire d’un héritage commun et obéissant aux leçons d’une commune expérience.”16 Sur la base de mes lectures, l’architecture vernaculaire peut être étudiée sous quatre aspects distincts: la technicité; l’identité culturelle; le rapport entre architecture et nature; et le travail en communauté. La technicité d’abord, traduit l’ensemble des savoir-faire acquis au travers de constructions ayant traversé les siècles et, qui sont le témoignage historique d’une maitrise dans l’art de bâtir. Les méthodes traditionnelles et le choix de matériaux locaux sont les deux éléments les plus courants caractérisant l’économie de moyens dans ces constructions. En second lieu, l’identité culturelle représente cette “personnalité propre” que porte une culture au travers de ses habitants, son milieu, son héritage, ses 12  Id. L’architecture insolite, p.277 13  Ibid. p.1 14  Selon Bernard Rudofsky, l’architecture avec pedigree = architectures qui donne dans l’habillement artistique, elle suit les modes, alias l’architecture codifiée 15  RUDOFSKY Bernard Op. cit. p.260 16  Id. Architecture Sans Architectes, p.1

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ARCHITECTURE VERNACULAIRE modes d’habiter et ses manières de faire. C’est ce lien identitaire entre le milieu et ses habitants qui manifeste leur existence et maintient une valorisation du patrimoine local. Troisièmement, l’architecture vernaculaire peut de manière générale être considérée comme le témoignage du rapport intrinsèque unissant l’architecture à son environnement. Cet aspect englobe l’ensemble des éléments géographiques dont l’architecture tire profit et qui y sont intégrés: la topographie, le sol, le paysage, le climat, la lumière, ainsi que le genius loci 17 (l’esprit du lieu). Ce rapport de l’architecture à son environnement montre que l’architecture n’a pas pour but de dominer la nature, mais qu’au contraire, la nature est un outil lui permettant de s’enraciner dans son contexte naturel. En résulte un dialogue entre l’intimité du bâti et son milieu. Aujourd’hui, les impératifs de constructions durables devraient conforter cette façon de voir. En dernier lieu, le travail en communauté décrit la coopération entre les différents acteurs d’une construction qui génère cette intelligence collective, fondamentale dans la bonne conception et la réalisation d’un projet. Le travail communautaire peut être interprété comme l’antithèse du mode de constructions de l’industrie moderne. Au final, ces quatre aspects concourent à la force singulière de cette architecture noncodifiée, contrairement à l’architecture codifiée qui ne répond qu’à ses codes et ses dogmes. Mais Bernard Rudofsky relève un autre aspect important qu’il formule ainsi : “la faiblesse impardonnable de l’architecture vernaculaire sera donc son caractère permanent”. En effet, l’idée d’évolution ou de changement est exclue, car cette architecture est définie par l’exigence de sauvegarder un héritage culturel. Cette nécessité est opposée à celle du progrès, qui est recherchée et causée par la civilisation universelle. Pour Paul Ricoeur, “c’est l’esprit scientifique […] qui unifie l’humanité à un niveau très abstrait, purement rationnel, et qui, sur cette base, donne à la civilisation humaine son caractère universel.”18 Ce dilemme de deux nécessités divergentes est étudié dans les années 80 par Alexander Tzonis et Liane Lefaivre. Ils introduisent une nouvelle théorie architecturale, appelée Régionalisme Critique, qui concilie de manière critique l’impact de la civilisation universelle sur l’architecture en tenant compte des particularités du milieu. Nous aborderons le Régionalisme Critique dans un prochain chapitre.

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17  cfr. chapitre suivant qui traite du Genius Loci 18  RICOEUR Paul, “Civilisation universelle et cultures nationales”, dans Histoire et Vérité, Paris: Seuil, coll. Esprit, 1961. p. 322


Le Comité de l’ICOMOS pour l’Architecture Vernaculaire Dans le cadre d’un long processus de travail, le comité de l’ICOMOS (Conseil International des Monuments et Sites) pour l’architecture vernaculaire, a mené une réflexion en profondeur sur cette architecture. Les travaux de l’ICOMOS sont basés sur les principes de la charte de Venise de 1964, concernant la conservation et la restauration des monuments et sites. Un Comité International pour l’Architecture Vernaculaire (CIAV) a été créé en 1976 dans le but de fournir une définition claire et précise sur la base de nombreuses études et d’introduire une Charte de la conservation de l’Architecture Vernaculaire.19 Il traite notamment “d’une nouvelle architecture vernaculaire” tenant compte de l’évolution rapide de nos sociétés et de nos modes de vie. Cette nouvelle approche s’étend jusqu’au tissu urbain, en considérant une sorte de “vernaculaire contemporain” assimilant les influences extérieures apportées à l’architecture traditionnelle. Toutefois, Paul Ricoeur, philosophe français, met l’accent sur ce conflit, selon lequel l’ “unique civilisation mondiale exerce en même temps une sorte d’action d’usure ou d’érosion aux dépens du fond culturel qui a fait les grandes civilisations du passé”20. Peut-on parler d’un vernaculaire contemporain ou est-ce un paradoxe ? L’objet des travaux du Comité de l’ICOMOS (CIAV), est complété par 5 variables essentielles qui définissent les constructions traditionnelles et qui sont une sorte de grille de lecture: “la fonction, la conception, la nature, l’appartenance et le contexte. La fonction illustre la raison d’être de l’architecture vernaculaire qui doit avant tout répondre à un besoin; la conception porte sur les façons de faire, les méthodes employées, les matériaux utilisés dans sa construction; la nature vise à circonscrire le produit que représente l’architecture vernaculaire comme étant le résultat d’un processus, un produit à l’image d’un milieu; l’appartenance souligne la popularité de cette architecture non par des architectes dans le cadre des canons institutionnels; enfin, le contexte met en relief les conditions de conservation de I’architecture vernaculaire.”21 Nous utiliserons cette grille de lecture pour notre analyse prospective d’un vernaculaire contemporain.

19  icomos, ICOMOS en bref, <http://www.icomos.org/fr/a-propos-de-licomos/mission-et-vision/licomos-en-bref>, [En ligne], mis en ligne en 2011, consulté le 28 mars 2017. 20  RICOEUR Paul, Op. cit. p.328-329 21  VARIN François, “L’architecture Vernaculaire - Une définition difficile à cerner”, ICOMOS [PDF en ligne], < http://www.icomos.org/publications/vernacular2.pdf >, mis en ligne le 16 novembre 2016, consulté le 28 mars 2017.

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ARCHITECTURE VERNACULAIRE Dans ses notes explicatives, François Varin observe que l’introduction de produits industrialisés peut être intégrée à l’architecture vernaculaire lorsque ceux-ci permettent de répondre à de nouveaux besoins et de définir de nouvelles formes.22 Mais, on peut toutefois se demander si cela ne dénaturerait pas l’altérité propre aux constructions particulières et unique d’une région.

Vers un Vernaculaire Contemporain Les différentes définitions de l’architecture sans architectes concernant l’emprunt du vernaculaire aujourd’hui font surgir un doute. On a vu que l’architecture d’inspiration populaire était née d’actions autonomes pour répondre à certains besoins et qu’elle était opposée à la notion de marchandise. Ivan Illich ne dit pas autre chose lorsqu’il met en regard : “la production sociale par opposition à la production économique, les créations de valeurs d’usage par opposition à la production de marchandises, l’économie domestique par opposition à l’économie de marché.”23 A l’instant où cette architecture est définie par son caractère permanent, la question se pose; est-ce que les influences extérieures peuvent lui être assimilées ? Dans son ouvrage Histoire & Vérité, Paul Ricoeur développe la notion d’universalisation24. Pour lui, dès lors que l’on introduit des produits industrialisés qui ne sont pas issus de l’outillage25 de la région, il s’ensuit une forme de dépérissement du patrimoine local. Le doute évoqué ci-dessus tient à la question de savoir si, de nos jours, on peut considérer que les techniques universelles peuvent trouver place dans une nouvelle architecture vernaculaire. Se pose ainsi ainsi le conflit précédemment évoqué, qui met en présence deux nécessités divergentes; d’une part celle de la conservation d’un héritage culturel et d’autre part celle du progrès et de l’accès à la civilisation universelle. Cette problématique sous-tend deux visions qui divisent les architectes d’aujourd’hui; celle d’une vision plus passéiste, voire réactionnaire, et celle du progressisme. Défenseur de la première, Valéry Didelon, professeur et critique d’histoire de l’architecture, pour qui : “Par essence, les hommes de l’art lorsqu’ils s’emparent de ce qui leur échappe —l’architecture primitive, exotique ou ordinaire— lui font perdre inévitablement son altérité et donc son intérêt”26. En effet, il semble

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22  Loc. cit. 23  ILLICH Ivan, Op. cit. p.152 24  RICOEUR Paul, Op. cit. p.328-329 25  Loc. cit. 26  DIDELON Valéry, “Pierre Frey. Learning from Vernacular : pour une nouvelle architecture vernaculaire”, Critique d’art [PDF en ligne], < http://critiquedart.revues.org/1321 >, mis en ligne le 14 février 2012, consulté le 25 février 2017.


paradoxal de mettre l’architecture vernaculaire dans les mains des architectes et des professionnels. Quant aux tenants de la deuxième façon de voir, ils défendent l’idée que les progrès scientifiques et techniques de la construction doivent bénéficier à un maximum de personnes. A ce propos, Paul Ricoeur fait valoir que : “Seule pourra survivre et renaitre une culture capable d’intégrer la rationalité scientifique; seule une foi qui intègre une désacralisation de la nature et reporte le sacré sur l’homme peut assumer l’exploitation technique de la nature; seule aussi une foi qui valorise le temps, le changement, qui met l’homme en position de maître face au monde, à l’histoire et à sa vie, semble en état de survivre et de durer. Sinon sa fidélité ne sera plus qu’un simple décor folklorique.”27 L’histoire de l’architecture est telle que la civilisation mondiale, celle née des sciences et des techniques, a un rôle clé à jouer dans la définition des architectures vernaculaires de demain. La question est donc clairement posée de savoir si une civilisation traditionnelle doit forcément intégrer les techniques et les sciences de l’architecture moderne pour perdurer. Les deux approches comportent des risques qui ne font qu’accentuer le doute. En ne prônant que les valeurs du passé, on risque de ne pas répondre aux nouveaux besoins, qui pourraient être résolus grâce aux techniques modernes. En contrepartie, on risque de compromettre nos valeurs culturelles si l’on cède à l’universalisation de l’architecture. Un exemple pratique symbolisant ce propos, est l’uniformisation des habitudes vestimentaires: le T-shirt est devenu un vêtement à caractère universel, qui s’est imposé au détriment des cultures traditionnelles. En termes de construction, “l’architecture d’aéroport” est un produit de la civilisation universelle. Pourtant ce qui permet à un individu d’exister, c’est de pouvoir s’identifier à sa culture. Dans son livre Genius Loci, Christian Norberg-Schulz reprend cette notion, que la “prise existentielle” de l’homme s’obtient par le moyen de l’architecture. Pour lui, “ prise existentielle et habiter sont synonymes, et dans un sens existentiel, l’habiter est le but de l’architecture. L’homme habite lorsqu’il réussit à s’orienter dans un milieu et à s’identifier à lui, ou plus simplement, lorsqu’il expérimente la signification d’un milieu. […] Faire de l’architecture signifie visualiser le genius loci : le travail de l’architecte réside dans la création de lieux signifiants qui aident l’homme à habiter.”28 La thèse de C. Norberg-Schulz ne va pas complètement à contrecourant de l’approche progressiste, elle traite du but de l’architecture comme du moyen d’affirmer son appartenance à un lieu, et donc de permettre cette prise 27  RICOEUR Paul, Op. cit. p.335 28  NORBERG-SCHULZ Christian, Genius Loci: Paysage, Ambiance, Architecture, Bruxelles: Pierre Mardaga, Deuxième édition, coll. Geert Bekaert, 1981. p.5

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ARCHITECTURE VERNACULAIRE existentielle de l’Homme. A partir de là, est-on fondé à moderniser le traditionnel pour autant que l’architecture respecte l’esprit du lieu, en préservant son caractère distinct face aux forces de la mondialisation ? C’est ici qu’intervient le Régionalisme Critique, qui peut peut-être aider à trouver un équilibre entre ces points de vues antagonistes. L’idée qui sous-tend ce concept consiste à prendre appui sur les éléments culturels locaux en y intégrant de façon critique des apports extérieurs, c’est-à-dire des matériaux ou des techniques étrangères, en prenant soin de ne pas dénaturer le milieu.

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GENIUS LOCI

GENIUS LOCI – PAYSAGE, AMBIANCE ET ARCHITECTURE CHRISTIAN NORBERGSCHULZ


Genius Loci: Paysage, Ambiance et Architecture Christian Norberg-Schulz, 1981 Pour mieux comprendre l’intérêt d’une architecture qui s’enracine à l’identité particulière d’un milieu, nous allons brièvement résumer les propos énoncés par Christian Norberg-Schulz, dans son ouvrage Genius Loci: Paysage, Ambiance et Architecture. L’auteur est un architecte, historien et théoricien de l’architecture du XXe siècle. Dans ses oeuvres théoriques précédentes, il décrit l’architecture “comme instrument capable de donner à l’homme une prise existentielle.”29 En d’autres mots, l’être humain s’identifie à une architecture qui inscrit ses expériences vécues, ses modes d’habiter. A titre d’exemple, un pêcheur japonais ne pourrait s’identifier ou habiter dans les maisons de pêcheurs hollandais, car elles ne sont pas conformes à ses modes d’habiter. Le théoricien cherche donc à enquêter sur les implications psychiques de l’architecture, car celle-ci ne peut pas être traitée uniquement d’un point de vue physique. “Nous reconnaissons que le milieu influence les êtres humains, et qu’en tant que but de l’architecture il dépasse la définition donnée par le fonctionnalisme.”30 Selon Christian NorbergSchulz, les fonctions psychiques de base sont l’orientation et l’identification, soit “ les aspects premiers de l’être dans le monde. L’identification est la base du sentiment humain d’appartenance à un lieu, l’orientation est la fonction qui le fait devenir homo viator (l’homme en chemin) qui fait partie de sa nature. Une de ces caractéristiques de l’homme moderne est celle d’avoir longtemps exalté la condition du nomade; il voulait être “libre” et conquérir le monde. Aujourd’hui, au contraire, on commence à se rendre compte que la vraie liberté présuppose l’appartenance, et qu’habiter signifie appartenir à un lieu concret.”31 Ces deux notions peuvent toutefois être indépendantes. L’être humain, pour affirmer son existence, doit donc pouvoir s’orienter et s’identifier. Mais son approche scientifique ou analytique de l’architecture, lui parait incomplète. Dans Existence, Space and Architecture, il introduit le concept d’ “espace existentiel”, “qui n’est pas un terme logique mathématique mais un terme qui s’intéresse aux relations fondamentales qui existent entre l’homme et le milieu.”32 Pour que l’être humain ait une prise existentielle, il faut qu’il y ait un espace existentiel. Dès lors, il approfondit ses méthodes en tenant compte du milieu dans lequel une personne habite. 29  30  31  32

Loc. cit. Loc. cit. Ibid. p.21-22 Ibid. p.5

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GENIUS LOCI Pour Norberg-Schulz, prise existentielle et habiter sont synonymes : “l’homme habite lorsqu’il réussit à s’orienter dans un milieu et à s’identifier à lui.”33 Pour que l’architecture réussisse à être objet d’identification et d’orientation, elle doit prendre en compte les phénomènes qui façonnent le quotidien de chacun. La phénoménologie de l’architecture, est l’étude des phénomènes concrets (physique) et intangibles (sensible) qui définissent l’architecture du lieu. “Notre existence quotidienne est faite de ‘phénomènes’ concrets : personnes, animaux, fleurs, arbres et forêts, pierre, terre, bois et eau, villes, rues et maisons, portes, fenêtres, et meubles; elle est faite encore de soleil, de lune et d’étoiles, de nuages qui se déplacent, de jours et de nuits, de saisons qui passent.”34 Mais ce qui interpelle plus le théoricien sont les phénomènes intangibles, les émotions, une conception plus sensible d’une architecture poétique. Chacun peut se souvenir de sensations ayant laissé une impression profonde et durable et qui sont liées à un lieu particuluer: l’atmosphère d’une cuisine baignée de soleil au petit matin à la campagne, par exemple. Ou encore, l’odeur de l’herbe fraîchement fauchée dans les prés, qui annonce la belle saison. “La phénoménologie a été conçue comme un retour aux choses, par opposition à l’abstraction et aux constructions mentales.”35 Ces phénomènes sont donc nos expériences vécues du quotidien et s’accompagne des lieux, car chaque événement se réfère à un lieu. Dans Genius Loci, Christian Norberg-Schulz explique que l’objectif principal de son ouvrage a été de s’intéresser à la dimension existentielle en relation au lieu. “Le lieu représente cette part de vérité qui appartient à l’architecture: il est la manifestation concrète du fait d’habiter propre à l’homme, et l’identité de l’homme dépend de l’appartenance aux lieux.”36 Le lieu est un terme concret pour définir le milieu. Il y a les lieux naturels (environnement) et artificiels (architecture). Chaque lieu se délimite par sa présence dans l’espace. Ainsi, une avenue marque sa présence par son rapport plein-vide avec les maisons. L’auteur analyse les lieux naturels et artificiels sous trois aspects : le phénomène du lieu, la structure du lieu et de l’esprit du lieu. Le premier concerne les phénomènes précédemment énoncés, c’est-à-dire le contenu de nos expériences. La phénoménologie du milieu quotidien détermine les différences et les particularités propres à chaque culture. A titre d’exemple, le climat est une donnée qui distingue les différentes régions et influence nos différentes manières de vivre. Deuxièmement, la structure du lieu est définie par

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Loc. cit. NORBERG-SCHULZ Christian, Op. Cit. p.6 Ibid. p.8 Ibid. p.6


ses composantes: l’espace et le caractère. Le terme d’espace est abstrait car c’est un système de lieu, il traite du rapport entre figure et fond. Il systématise un rapport, comme l’implantation et le paysage entretiennent un rapport. Si l’implantation n’est pas en rapport avec le paysage, elle perd son identité. Des manières de décrire l’espace sont par exemple: le long de la rive, au cœur de la forêt, en haut de la falaise, etc. Ainsi, l’espace est déterminé par son organisation tridimensionnelle. Alors que le caractère est défini par “la constitution matérielle et formelle du lieu”, voire “l’atmosphère du lieu” ou le “caractère d’ambiance”. Le concept de caractère est déterminé par la manière dont les choses sont.37 Les Japonais ont une tout autre manière que les Hollandais, par exemple, d’organiser l’espace à l’intérieur du foyer. Les jardins japonais ont aussi un caractère qui leur est propre. Depuis la nuit des temps, l’homme a cherché à créer des lieux artificiels qui traduisent sa connaissance de la nature. A titre d’exemple, les Egyptiens de l’antiquité considéraient les colonnes verticales comme une symbolique de l’arbre. Selon C. Norberg-Schulz, dans l’histoire de l’architecture, les lieux artificiels étaient construits par rapport aux lieux naturels, qui sont d’une échelle plus grande. En effet, “les lieux artificiels sont l’interprétation de notre environnement, un microcosme à l’image de notre monde”.38 Le genius loci, ou esprit du lieu, nous vient de la Rome Antique. “Chaque être indépendant a son genius, son esprit gardien. Cet esprit donne vie à des peuples et à des dieux, il les accompagne de la naissance à la mort et détermine leur caractère ou leur essence. […] Dans les temps anciens, la survie dépendait d’un bon rapport avec le lieu, au sens physique et psychique.”39 Selon C. Norberg-Schulz, l’esprit du lieu n’est plus considéré comme un esprit gardien mais comme l’atmosphère distincte d’un lieu. L’esprit du lieu, englobe donc la totalité des notions d’espace et de caractère, d’orientation et d’identification, pour ainsi démontrer qu’une chose “existe”. L’appartenance de l’être humain à la nature qui l’entoure explique pourquoi l’architecture, comme lieu artificiel, doit s’enraciner dans celle-ci pour exister, car nous subissons l’environnement, le climat, le sol ou la lumière. L’architecture, comme création de lieux signifiants, doit visualiser l’esprit du lieu, car l’identité de l’homme est interpénétrée des caractéristiques de son milieu. Le genius loci est donc cette dimension existentielle en relation au lieu. Dans l’histoire de l’architecture moderne, les citadins ne s’identifient plus aux lieux naturels, mais aux choses créées par l’homme. Ceci engendre une perte d’identité et donc une forme d’aliénation par rapport au milieu. S’inspirer du genius loci permettrait un retour aux sources, à nos valeurs identitaires, qui, avant de verser dans l’artificiel, étaient enracinées dans la 37  38  39

Ibid. p.11 Ibid. p.18 Loc. cit.

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GENIUS LOCI nature. “Nous avons remarqué que l’on arrive à ce résultat grâce à des édifices qui rassemblent les propriétés du lieu et les rapprochent de l’homme. L’acte de base de l’architecture est donc celui de comprendre la “vocation” du lieu; de cette manière on protège la terre et on fait partie d’une totalité appréhendable. Ce que nous soutenons ici n’est pas une sorte de “déterminisme du milieu”; nous disons seulement que l’homme fait partie intégrante du milieu et que le fait de l’oublier amène à la destruction et à l’aliénation dudit milieu.”40 Il s’agit de comprendre l’essence de l’intérêt pour l’homme d’ancrer son architecture dans son milieu. L’histoire de l’architecture vernaculaire témoigne des racines profondes de cette conception, car ce type d’architecture est né du sol même. Les différentes constructions vernaculaires peuvent être interprétées comme la concrétisation de notre compréhension de la nature. L’architecture traditionnelle s’est généralement inspirée de la nature pour définir sa raison d’être, en créant ce rapport entre lieu naturel et lieu artificiel. Le Régionalisme Critique, auquel nous allons maintenant nous intéresser, préserver la relation de l’architecture avec son genius loci, tout en modernisant le traditionnel.

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Ibid. p.23


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LE RéGIONALISME Le RéGIONALISME CRITIQUE CRITIQUE OU OU L’ARCHITECTURE DE RéSISTANCE L’ARCHITECTURE DE RéSISTANCE


Dans les années 80, un paradigme critique prend forme pour tenter de résoudre cette dichotomie entre le global et le local. L’architecte Alexander Tzonis et l’historienne Liane Lefaivre introduisent dans l’article “The Grid and the Pathway, Architecture in Greece” , qui parait en 1981, le terme de Régionalisme Critique41. Ils cherchent à imposer l’idée d’une alternative au mouvement postmoderne qui tend à remplacer les traditions locales par une homogénéisation, l’avènement d’une culture mondiale. Cette tendance post-moderniste résulte des échanges internationaux et des structures économiques des pays développés qui influencent les pays en voie de développement. Le phénomène de mondialisation imminent décrit par Paul Ricoeur inspire aux architectes une pensée critique envers cette forme de néo-colonisation de l’architecture. L’ambition principale est d’offrir une médiation entre les traditions d’architecture locale et les réalités de l’architecture universelle pour parvenir à une architecture régionale appropriée. Pour mieux interpréter les principes du Régionalisme Critique, il faut connaitre ses prémices et sa genèse. Dans un premier temps, nous allons tenter de préciser le concept d’architecture régionaliste, qu’il faut bien distinguer de celui d’architecture vernaculaire. Ensuite nous nous pencherons sur les propos de Lewis Mumford, puis de Alexander Tzonis et Liane Lefaivre. Enfin nous détaillerons les stratégies énoncées par Kenneth Frampton pour une architecture de résistance. Par conséquent, ce chapitre tente de saisir les éléments clés de ce mouvement pour une analyse pertinente des études de cas. L’intérêt n’est pas d’avoir une vision globale du mouvement, ni de présenter ces projets, mais de disposer d’un cadre partiel. Leurs stratégies mises en exergue permettront d’approfondir la compréhension de notre problématique; elles serviront d’outils analytiques pour les études de cas.

41  TZONIS Alexander, LEFAIVRE Liane, “The Grid and the Pathway: An Introduction to the Work of Dimitris and Suzana Antonakakis”, dans Architecture in Greece, n°15, 1981.

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RéGIONALISME CRITIQUE Régionalisme Selon A. Tzonis et L. Lefaivre, une première approche du régionalisme a été présentée par Vitruve dans son célèbre traité De Architectura. Il décrit dans ses livres qu’un édifice doit avoir une proportion et un rapport direct avec la nature.42 De ce fait, cette imitation de la nature est fortement présente dans la proportion des temples et des ordres des colonnes. Les ordres représentent une analogie avec le corps humain, comme principe rationnel d’une beauté naturelle. De manière plus considérable, les ordres égyptiens, romains ou grecs inscrivent une identité culturelle propre qui démarquent leurs territoires, autrement dit une façon de manifester leur présence. Cette approche met en avant une architecture en harmonie avec son environnement et préconise l’identité particulière d’un lieu, elle est primordiale à la recherche ou la sauvegarde de l’identité. “Au début du XXe siècle, les questions auxquelles ont à répondre les architectes sont nombreuses et exigent des solutions pratiques. La société est bouleversé par la révolution industrielle et, avec elle, l’intégration de l’homme et de son cadre de vie. Dans la recherche de formes nouvelles, vient alors la question du lien entre architecture et industrie. C’est pour répondre aux commandes des organismes publics que l’architecture doit devenir un art au service de la collectivité. De même, les progrès scientifiques et techniques sont idéalisés dans la recherche de la stabilité. De là naît le Style International, qui sera représenté par le C.I.A.M. (Congrès International d’Architecture Moderne). Cette tendance connaitra un grand essor mais sera rapidement opposée par des mouvements divergents à la recherche d’alternatives. Effectivement, une nouvelle direction contestant le conformisme de l’époque, jugé trop dur et déshumanisant fait son apparition: le régionalisme.”43 La confusion entre l’architecture dite régionaliste et l’architecture vernaculaire est souvent présente. Hors, il est important de les distinguer. En effet, le régionalisme tient aussi compte du contexte culturel, climatique ou topographique propre à chaque pays. Proche de l’architecture néo-traditionnelle, il reprend des modèles de construction du passé en intégrant des techniques modernes. Ces emprunts sont soit historiques, soit vernaculaires: “néo”-historique

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42  remacle, Vitruve - De l’architecture, <http://remacle.org/bloodwolf/erudits/Vitruve/index.htm>, [En ligne], mis en ligne en 2003, consulté le 29 mars 2017. 43  DE PONFILLY Christophe (dir.), Le Grand Quid Illustré, Paris : Robert Laffont, 1980, p.112113


(néo-gothique, néo-classique) ou “néo”-régional (néo-basque, néo-byzantin). Autrement dit, c’est une architecture éclectique, qui copie l’architecture traditionnelle pour marquer son identité folklorique. Elle se distingue de l’architecture vernaculaire, qui est, pour rappel, une architecture sans architectes et d’origine spontanée. Souvent considérée comme chauviniste ou primitiviste, cette architecture de réplique exprime un particularisme face à l’hégémonie de la société contemporaine de l’époque. Une grande critique du régionalisme est sa vision peut-être trop nostalgique et réactionnaire, vision passéiste expliquée dans le chapitre précédent.

Le Régionalisme selon Lewis Mumford Dans son ouvrage Critical Regionalism: A Facet of Modern Architecture since 1945, Liane Lefaivre évoque les prémices d’une réflexion sur le Régionalisme Critique qui ressortent de différents écrits de Lewis Mumford.44 L’architecte américain est le premier à avoir repensé de manière critique la définition traditionelle du régionalisme. Sa redéfinition, difficile à assimiler, n’a cependant jamais fait l’objet d’un manifeste. S’appuyant sur cette remise en question, L. Lefaivre examine le cheminement de L. Mumford comme une nouvelle façon d’aborder le régionalisme critique. Elle résume en 5 points les propos dispersés de L. Mumford et redéfinit ce mouvement tant stigmatisé à l’époque. En premier lieu, L. Lefaivre explique que L. Mumford rejette l’idée d’un “historicisme absolu”45, qui était l’une des thèses de ses contemporains. L. Mumford proscrit l’idée d’imiter l’architecture traditionnelle, car pour lui, les formes construites du passé n’ont de sens qu’en association avec l’environnement de l’époque. Sans la vie qui baignait ces constructions du passé, des formes prétendant les reproduire sont pour lui vides de sens.46. Il ajoute que le devoir des architectes n’est pas d’imiter le passé, mais de le comprendre. Il exprime encore sa différence avec ses contemporains par le fait qu’il se refuse à utiliser systématiquement des matériaux locaux. Pour lui, le choix de matériaux locaux est au mieux facultatif si ceux-ci ne sont pas adaptés à la fonction du bâtiment ou aux conditions contemporaines. On retrouve là ce qui est la base des travaux ayant inspiré les théoriciens de l’architecture vernaculaire. 44  LEFAIVRE Liane, “A Facet of Moderne Architecture since 1945”, dans Crititcal Regionalism: Architecture and Identity in a Globalized World, New York: Prestel, 2003. p.33 45  Loc. cit. 46  Ibid. p.35

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RéGIONALISME CRITIQUE Le second point concerne le “retour aux sources”47, qu’il ne cautionnait pas entièrement. Entre autres, il rejetait le pittoresque, le percevant comme simple valeur esthétique du paysage, appréciée par les tenants du régionalisme traditionnel. Son idée maîtresse était de redéfinir la notion de paysage en fonction des nécessités nouvelles sans rien céder à la nostalgie du passé. Pour L. Mumford, les formes régionalistes sont celles qui répondraient aux conditions actuelles de vie, celles qui permettraient aux gens de se sentir chez eux, dans leur environnement. C’est pourquoi la simple utilisation du sol tel quel n’était pas suffisante, il fallait en plus l’adapter aux nouveaux modes de vie.48 Le troisième point concerne la grande admiration que vouait L. Mumford à la “machine”49, symbole du progrès technique et scientifique de son époque. Il y consacre un ouvrage entier qu’il publie en 1934, intitulé Technics and Civilization. Ce sera l’un de ses ouvrages les plus connus. En particulier, il prônait les technologies les plus en pointe, aussi longtemps qu’elles étaient optimales et durables pour les constructions. Il était ainsi en faveur de l’installation de climatiseurs, une technologie controversée parmi les architectes, aujourd’hui encore. Il n’en a pas moins exprimé une préférence pour les modes de ventilation naturelle, exprimant de ce fait un point de vue critique face à la technologie moderne. Selon lui, il ne fallait pas avoir recours à “la machine” si elle n’était pas propice aux nouveaux besoins. Le quatrième point traite du thème de la “communauté”50, entendu comme mouvement nationaliste prônant un retour à la terre et à l’entraide entre les individus. Les régionalistes traditionnels vantaient leurs idéaux de communauté par opposition à l’universalisme, perçu comme culture dominante. L. Mumford, au contraire, critiquait ce point de vue mono-culturel, considérant pour sa part que la communauté pouvait être multi-culturelle, et non pas indéfectivement liée à un groupe socio-ethnique. Pour lui, le mélange des cultures était la marque de la société humaine à venir. Dernier point résumant l’essentiel des travaux de L. Mumford 51, son refus d’opposer le local au global. Il ne partageait pas entièrement l’idée d’une architecture régionale comme forme de résistance à la mondialisation.

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Ibid. p.36 Ibid. p.37 Loc. cit. Ibid. p.38 Loc. cit.


Il cherchait en fait un équilibre entre le régionalisme et le global. Dans son ouvrage The South in Architecture, paru en 1941, L. Mumford introduit l’idée selon laquelle chaque culture régionale comporte déjà une part d’universalité. Selon lui, l’échange entre le local et le global étant constant, les autres cultures s’appropriaient fréquemment les techniques de construction étrangères.52 L’idée que chaque culture devait se transcender, tout en préservant son identité particulière, lui paraissait préférable. Autrement dit, en termes d’architecture, il estimait que les cultures ne devaient pas se limiter à leurs expériences propres, mais au contraire apprendre des autres. Concilier global et local était pour lui une nécessité pour favoriser l’enrichissement mutuel des expériences. Il ressort de l’analyse qu’a faite Liane Lefaivre des travaux de L. Mumford qu’ils ont apporté une vision multi-fonctionnelle, multi-dimensionnelle et interdisciplinaire aux constructions nouvelles. Cet entre-deux proposé par Lewis Mumford, marque un revirement par rapport aux idées régionalistes de l’époque, tant condamnées par les modernistes. Cette redéfinition a marqué les esprits de A. Tzonis et L. Lefaivre, qui ont apprécié la volonté manifestée par L. Mumford de surpasser le conflit, et non de le renforcer. C’est sur cette base que s’appuient les deux acteurs qui tentent ainsi de revisiter l’approche du régionalisme. Les idées de L. Mumford, ainsi résumées en 5 grands points, nous serviront d’outils d’analyse dans le cadre des études de cas, puisqu’elles sont encore d’actualité. Son questionnement apporte une nouvelle dimension à l’architecture régionale, et pourra nous servir dans une relecture critique des projets. Dans une vision d’avenir de l’architecture, sortir des vieilles pratiques pour s’ouvrir à de nouvelles possibilités est preuve d’évolution. Nous verrons comment Alexander Tzonis et Liane Lefaivre exposent leur vision du Régionalisme Critique, pour mettre au clair les intentions de ce mouvement émergent.

Le Régionalisme “Critique” selon Alexander Tzonis & Liane Lefaivre A l’aube des années 80, la notion de Régionalisme Critique est pour la première fois clairement présentée dans l’article “The Grid and the Pathway53” par Alexander Tzonis et Liane Lefaivre. Ils soulignent la valeur des deux termes, régionalisme et critique; l’un étant un outil d’analyse des constructions traditionnelles et l’autre 52  Ibid. p.38-39 53  TZONIS Alexander, LEFAIVRE Liane, “The Grid and the Pathway: An Introduction to the Work of Dimitris and Suzana Antonakakis”, dans Architecture in Greece, n°15, 1981.

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RéGIONALISME CRITIQUE une approche qui permet un dialogue articulant les questions du global et du régional. Ils expliquent que ce paradigme critique confronte le paradigme des CIAM, celui d’une foi aveugle en une modernisation censée déboucher sur un idéal social pour tous. L’ intérêt de nous attarder sur ces deux auteurs tient au fait qu’ils ont su reprendre une théorie initiée au XXe siècle, pour l’actualiser aux nombreuses questions que se posent les architectes d’aujourd’hui. Celles-ci sont entre autres, le problème de l’accélération d’une globalisation imminente; l’intégration des cultures traditionnelles dans la mondialisation de l’architecture, le questionnement autour de la préservation du patrimoine local; ainsi que les impératifs de durabilité en matière de construction. Les propos de Lewis Mumford, qui questionnait déjà le rôle des architectes régionalistes de son époque, sont repris pour les mettre à l’ordre du jour. Selon A. Tzonis et L. Lefaivre, le régionalisme critique est à prendre en compte dans la problématique de la place qu’accordent les architectes aux lieux signifiants. Pour eux, c’est une manière de concilier les positions critiques en ce qui concerne les questions de forme et d’espace des communautés qui sont influencées par la mondialisation.54 Tzonis et Lefaivre reprennent à leur compte la démarche critique de L. Mumford à l’égard du régionalisme . Ils affichent cependant le même esprit critique à l’égard de la civilisation universelle, contrairement à L. Mumford, qui privilégiait les technologies modernes du fait de sa fascination pour les prouesses techniques et scientifiques de son époque. Il faut noter que près d’un demi-siècle s’est écoulé depuis les écrits de L. Mumford et des successeurs du régionalisme critique. Evidemment, A. Tzonis et L. Lefaivre ont eut plus de recul pour juger de l’impact des techniques industrielles sur notre environnement bâti. La critique à donc changé et doit s’appliquer dans les deux sens, c’est-à-dire à l’endroit du régionalisme comme du global. Pour leur part, les deux auteurs maintiennent et soutiennent que le régionalisme critique ne doit pas être vu comme une forme de résistance au mouvement d’universalisation, mais plutôt comme une alternative. Les fondateurs du régionalisme critique empruntent la démarche “critique” à Emmanuel Kant, célèbre philosophe allemand, qui s’en explique dans la Raison d’être. En replaçant cette démarche dans le contexte de l’architecture, ils font part de leur façon de voir l’optique d’un usage juste du régionalisme et des 55

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54  TZONIS Alexander, LEFAIVRE Liane, “Why Critical Regionalism Today ?”, dans Architecture and Urbanism, n°236, mai 1990. p.491 55  Ibid. p.488


stratégies modernes. Leurs travaux font valoir l’intérêt d’une redéfinition du régionalisme mais ne proposent pas de méthodes pour ce faire. Selon eux, il n’y a pas de règles maîtresses régissant le régionalisme critique56, ce qui n’est pas le cas d’autres mouvements se définissant par leurs codes et manières de faire. Chaque architecture régionale à ses propres particularités qui la distinguent des autres architectures. Dans ces conditions, il est difficile de formuler une méthodologie du “comment être un architecte tenant du régionalisme critique”. Quelques années plus tard, l’historien, Kenneth Frampton, se ré-appropriera le régionalisme critique, qu’il définira en “6 points d’une architecture de résistance”.

Critical Regionalism : Six points for an Architecture of Resistance – Kenneth Frampton Dans son ouvrage “Critical Regionalism : Six points for an Architecture of Resistance”, Kenneth Frampton reprend les propos d’Alexander Tzonis, Liane Lefaivre et Lewis Mumford, qu’il reformule en six points résumant ce nouveau mouvement. Dans le cadre de ce mémoire, nous étudierons un à un ces six points. Nous en ferons une grille de lecture qui se superposera aux autres grilles. L’accent sera mis essentiellement sur le contexte rural des pays en voie de développement. Nous traiterons ces points tels qu’ils sont présentés dans l’ouvrage de Frampton: culture et civilisation; l’émergence et la chute de l’avant-garde; le régionalisme critique et la culture mondiale; la résistance du lieu-forme, culture versus nature: topographie, contexte, climat, lumière et forme tectonique; et enfin le visuel par opposition au tactile. Kenneth Frampton, à l’inverse des auteurs précédemment cités, nous livre une forme de manifeste du Régionalisme Critique. Il apporte de nouvelles réponses, non-traitées par ses prédécesseurs, en les complétant ou en les replaçant dans le contexte actuel. Kenneth Frampton, de nationalité britannique, est à la fois architecte, critique d’art et historien. Pour cet ouvrage, il s’inspire d’un ouvrage de Paul Ricoeur, Histoire et Vérité. Dans la première partie, il s’appuie sur le phénomène d’universalisation, contre lequel met en garde le philosophe français, en lien avec l’architecture d’aujourd’hui. Selon le critique d’art, le développement des constructions est conditionné par les technologies d’une civilisation mondiale, au point où l’émergence de nouvelles formes s’en trouverait limitée.57 Les 56  Ibid. p.490 57  FRAMPTON Kenneth, «Towards a Critical Regionalism: Six Points for an Architecture of Resistance», dans The Anti-Aesthetic. Essays on Postmodern Culture, Seattle: Hal Foster, coll.

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RéGIONALISME CRITIQUE impératifs de construction et les restrictions imposés par un système capitaliste, régissent toute tentative de nouvelles formes d’urbanisation. Selon K. Frampton, la pratique architecturale d’aujourd’hui est d’une part divisée sur l’approche de la production “high-tech”, d’autre part, elle essaie de masquer la dure réalité d’un système universel basé sur l’économie.58 Son premier point est clair, il critique comment la construction est régie par le monde économique et comment nos cultures sont inévitablement affectées par ce phénomène. Concernant les cultures des pays en voie de développement, Paul Ricoeur nous éclaire sur ce point de vue: “ la lutte contre les puissances coloniales et les luttes de libération n’ont pu être menées qu’en revendiquant une personnalité propre; car cette lutte n’était pas seulement motivée par l’exploitation économique mais plus profondément par la substitution de personnalité que l’ère coloniale avait provoquée”59. Une question cruciale se pose: doivent-elles intégrer ce système universel, basé sur un monde économique qui ne leur est pas propre, à défaut de perdre leurs savoir-faire qui a été la raison d’être d’un peuple ? Doivent-elles au contraire s’en extraire ou plutôt trouver une alternative ?

Culture et Civilisation Dans son deuxième point, K. Frampton revient sur l’émergence de l’Avantgarde60. L’histoire de l’avant-garde permet de comprendre le revirement que subiront les technologies de la construction, influencées par la civilisation universelle. Pour lui, l’émergence de l’avant-garde est indissociable de la modernisation de la société et de l’architecture. L’avant-garde était un mouvement progressiste qui s’opposait au positivisme des cultures bourgeoises par ses libertés de formes. Depuis la moitié du XVIIIe siècle, le Néo-classicisme était à la fois un symbole et un instrument de propagation de l’universalisme. Toutefois au XIXe siècle, l’avant-gardisme a su s’opposer au développement industriel et aux formes néo-classiques. Frampton y voit un des premiers contrecoups de la modernisation pour préserver nos traditions.61 Effectivement, les mouvements Gothic Revival et Arts-and-Cratfs font leur apparition comme contre-mouvements de l’industrialisation. Leurs partisans préféraient l’artisanat à la division du travail due à la modernisation. Le Purisme, le Néoplasticisme et le Constructivisme

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Bay Press, 1983. p.17 58  Loc. cit. 59  RICOEUR Paul, “Civilisation universelle et cultures nationales”, dans Histoire et Vérité, Paris: Seuil, coll. Esprit, 1961. p.329 60  FRAMPTON Kenneth, Op. cit. p.18 61  Loc. cit.


sont les derniers mouvements radicaux de l’avant-gardisme qui s’identifiaient au processus de modernisation.62 Après la première guerre mondiale et la crise économique de 1929, la stabilité est on ne peut plus recherchée. Pour la première fois dans l’histoire, ces événements induisent une scission entre les intérêts des états capitalistes et les libres trajectoires de la modernisation culturelle. Ce changement entrainera la chute de l’avant-garde qui ne pourra plus évoluer. Survient alors un mouvement artistique, le Post-Modernisme. L’historien considère ce mouvement comme un simulacre d’art et le dénigre face à l’avantgardisme, qui pour lui était une réelle expression libre des formes, alors que le post-modernisme ne fait que nourrir une culture de masse.63 Le mouvement postmoderne marque le déclin des cultures critiques adverses. L’apparition de ce nouveau mouvement engendre une réelle transformation de l’architecture. Frampton déplore le fait que les technologies, devenues simples formes de production universelle, en soient venues à influencer à ce point la construction.

Le Régionalisme Critique et la Culture Mondiale Les deux points précédents permettent à K. Frampton d’inscrire le régionalisme critique dans le contexte qui lui donnera naissance. Dans son troisième point, qui porte sur la définition même du mouvement, il se reporte au constat de A. Tzonis et L. Lefaivre. Selon le critique d’art, l’architecture a besoin, pour avancer, d’assumer une position “arrière-gardiste”64, c’est-à-dire en marquant une distance à l’égard du progressisme et des formes perdues du vernaculaire. Pour lui, une arrière-garde critique doit s’écarter de l’optimisation de la technologie avancée et de la tendance constante à se replier sur le passé.65 K. Frampton affirme que seul une arrière-garde peut s’inspirer des identités culturelles tout en adoptant prudemment les techniques universelles. Il emploie le terme d’arrière-garde pour se distinguer du Populisme et du Régionalisme traditionnel. Sa définition du Régionalisme Critique est la suivante : “La stratégie fondamentale du régionalisme critique consiste à jauger l’impact de la civilisation universelle à l’aide d’éléments découlant indirectement des particularités d’un endroit donné. Il ressort clairement de ce qui précède que le régionalisme critique suppose de maintenir un haut niveau de conscience critique. Sa source d’inspiration première pourra se trouver dans des éléments tels que la portée de la lumière ou sa qualité, ou dans une 62  63  64  65

Loc. cit. Ibid. p.19 Ibid. p.20 Loc. cit.

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RéGIONALISME CRITIQUE tectonique résultant d’un mode structurel particulier, ou dans la topographie d’un lieu donné. Mais comme je l’ai déjà dit, le régionalisme critique ne doit pas être confondu avec des tentatives simplistes visant à rendre vie à d’hypothétiques formes de constructions vernaculaires ayant pu exister autrefois.”66 Cette dernière phrase marque un point clé dans l’analyse des cas d’études, nous allons tenter de faire de même pour les distinguer. K. Frampton affirme que le Régionalisme Critique est plus proche d’une culture mondiale que d’une civilisation universelle. En ce sens, l’un intègre les cultures du monde tandis que l’autre impose une culture.67 Pour procéder à un vrai régionalisme critique, dans le sens où l’entend Frampton, il faut une double intervention. Tout d’abord, il faut “déconstruire” l’idée de culture mondiale, considérée comme un recul de la notion d’éclectisme. Il faut ensuite procéder à une critique claire de la civilisation universelle. En d’autres termes, marquer une limite quant au perfectionnement des techniques industrielles. K. Frampton cite en exemple à suivre le projet de l’église Bagsvaerd par Jørn Utzon en 1973-76.68

La Résistance du Lieu-Forme Dans son quatrième point, “Résistance du Lieu-Forme”, Kenneth Frampton avance l’idée que les architectes doivent analyser en profondeur le contexte dans lequel s’inscrit un projet, plutôt que lui laisser libre cours. Le projet architectural doit évidemment intégrer les caractéristiques d’un lieu. Il distingue les notions “d’espace” et de “lieu”69, supportées par les propos du philosophe allemand du XXe siècle, Martin Heidegger, dans son ouvrage de 1954, “Building, Dwelling, Thinking”. Lié à la phénoménologie, le concept d’espace, dans son acception latine, est selon lui trop abstrait. En ce sens, il préfère l’emploi du mot lieu, (“raum” en allemand), qui est compris comme espace délimité par la présence.70 Par conséquent, un projet qui a sa raison d’être est un projet qui s’adapte au lieu. Cette notion du lieu est en lien direct avec le genius loci, plus précisément, des lieux signifiants qui contribuent à l’être humain d’habiter. Autrement dit, la production architecturale doit prendre en compte son rapport direct avec son espace existentiel , permettre à l’homme de s’identifier et de s’orienter au lieu. K. Frampton mentionne les exemples suivants pour aider à la compréhension de ce point. La galerie, l’atrium et la cour sont des lieux, qui sont définis par une

40

66  67  68  69  70

(traduction libre) Ibid. p.21 Loc. cit. Ibid. p.22-23 Ibid. p.24 Loc. cit.


présence délimitée par le périmètre physique des murs d’un bâtiment.71 Cette notion pourra être utilisée comme stratégie pour analyser les caractéristiques des différents lieux pris en compte dans les projets et ainsi en démontrer la raison d’être.

Culture vs. Nature Dans culture versus nature: topographie, contexte, climat, lumière et forme tectonique, Kenneth Frampton affirme que le Régionalisme Critique inclut intrinsèquement sa relation avec la nature, à la différence des idéaux des architectes avant-gardistes. Un exemple cité par lui même, d’une opposition claire entre la culture locale et la civilisation universelle est le réaménagement d’un terrain72. Le terrassement d’une construction en un terrain plat est un geste fort qui démontre la non-volonté de prendre en considération le site ou s’implante le bâtiment. A l’inverse, un bâtiment qui intègre la topographie dans son projet, peut être considéré comme une forme d’engagement et de respect face à l’environnement. Plus profondément, si l’on dénature les particularités d’un site, on perd l’identité du lieu, ce qui peut entrainer une perte d’identité de l’homme; les mégapoles en sont un exemple concret. L’exemple donné par l’architecte britannique sur la topographie est aussi valable en ce qui concerne les autres aspects de la nature, c’est-à-dire le climat et la lumière. A force de dénaturer, voir d’exclure ces éléments qui identifient un lieu, ces nouvelles constructions font perdre les valeurs d’appartenance au lieu. L’habitant perdra en quelque sorte ses repères identitaires qui le rattache aux particularités de sa région. A titre d’exemple, la lumière artificielle est à proscrire au maximum dans les nouvelles constructions, sachant combien la lumière naturelle est vitale. Frampton revient sur la technologie du climatiseur, précédemment traitée par Lewis Mumford. Considérée par le critique comme forme de domination d’une technique universelle, le climatiseur est souvent appliqué à plusieurs époques et en différents endroits. Frampton y voit une forme de non-respect du climat singulier d’une région.73 La résistance du lieu et de la forme dont traitait le point précédent, est aussi appliquée à cette recherche d’équilibre entre l’environnement et l’héritage culturel. C’est une autre stratégie qui s’additionne pour les architectes cherchant à promouvoir les idées du régionalisme critique.

71  72  73

Ibid. p.25 Ibid. p.26 Ibid. p.27

41


RéGIONALISME CRITIQUE Le Visuel versus le Tactile Le dernier point présente un concept valorisant l’échelle humaine au travers des cinq sens humain, comme stratégie poétique à une architecture de résistance. Cette stratégie est aussi en relation avec le quatrième point, celui de la résistance du lieu et de la forme, car la mobilisation des 5 sens humains est une autre manière de l’interpréter. De ce point de vue-là, il nous livre une description sensible de l’architecture : “ Viennent à l’esprit tout un ensemble de perceptions sensorielles complémentaires qu’enregistrent les sens labiles du corps humain: l’intensité de la lumière, l’obscurité, le chaud et le froid; la sensation d’humidité; l’odeur des matières; la présence quasi palpable de la maçonnerie qu’induit la sensation de confinement […] ”74 Le corps humain a la capacité de lire l’environnement autrement que visuellement, soit en mobilisant chacun de nos sens. Nous pouvons ainsi parler de la sonorité, de l’odeur et des textures d’un bâtiment.75 D’après Kenneth Frampton, le régionalisme critique pourrait aider à compléter notre perception, jusque là le plus souvent visuelle, en proposant la notion du tactile comme pluralité des perceptions humaines. Selon lui, cela compenserait la tendance occidentale à interpréter l’environnement exclusivement en termes de perspective.76 La racine du mot perspective est synonyme de rationalité visuelle, ce qui exclut les autres sens, et nous distancie par conséquent de notre expérience sensorielle. Frampton cite à ce propos le concept de “perte de proximité”, forgé par Martin Heidegger. Le tactile serait un moyen de rétablir la proximité de l’homme avec son environnement. Ce sont les expériences signifiantes, le genius loci qui amèneront à concevoir une architecture plus profonde de sens et plus humaine, en harmonie avec son lieu. Pour résumer ces six points clés d’un Régionalisme Critique, tels que redéfinis par Kenneth Frampton, nous pouvons dire que certains points amènent une stratégie claire et précise pour étudier les projets de notre analyse, tandis que d’autres sont plutôt présents pour clarifier le contexte et les faiblesses du passé. Effectivement, les deux premiers points évoquent le contexte et le conflit entre la civilisation universelle et les cultures nationales qui posent problème aujourd’hui. Ils s’insèrent dans un registre historique et politique, c’est pourquoi nous n’allons pas les traiter dans notre étude. Néanmoins, il était important

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74  (traduction libre) FRAMPTON Kenneth, «Towards a Critical Regionalism: Six Points for an Architecture of Resistance», dans The Anti-Aesthetic. Essays on Postmodern Culture, Seattle: Hal Foster, coll. Bay Press, 1983. p.28 75  Loc. cit. 76  Ibid. p.29


de les mentionner pour expliquer pourquoi il faut être critique à la fois d’une mondialisation hégémonique et d’autre part du régionalisme réactionnaire. Les quatre autres stratégies s’enracinent donc dans ce contexte pour expliquer leur avènement. Ainsi, nous allons retenir ces derniers points arrière-gardistes, qui selon moi, paraissent plus pertinents pour l’analyse de notre problématique.

Les héritiers du Régionalisme Critique ? “arrière-garde”!:

! ! ! !

médiation critique du glocal (critique du global et local)

Fonction

identités culturelles anthropiques d’un lieu (lieux artificiels) &
 genius loci (Christian Norberg-Schulz) 
 Résistance du Lieu-Forme (Kenneth Frampton)
 modes d’habiter

Nature

identités culturelles naturelles d’un lieu (lieux naturels) &
 genius loci (Christian Norberg-Schulz)
 Culture vs. Nature (Kenneth Frampton)
 manières de faire

Conception

Visuel vs. Tactile (Kenneth Frampton)
 matériaux & techniques

!

FIG. 0! SYNTHÈSE D’ARCHITECTURE NÉO-VERNACULAIRE

CONCEPTION

IDENTITÉS CULTURELLES

CRITÈRES

MODES D’HABITER 
 
 &

!

MANIÈRES DE FAIRE

MATÉRIAUX

VERNACULAIRE
 LOCAL

espaces d’expériences
 
 lieux signifiants
 
 Genius Loci

UNIVERSALISME
 GLOBAL

MÉDIATION CRITIQUE DU GLOCAL

Fonction 
 Résistance du Lieu-Forme
 Genius Loci Plus-value de l'architecte
 
 
 savoirs-faire de techniques industrielles
 
 
 apport d’un architecte ayant eu une formation occidentale

Nature
 Culture vs. Nature
 Genius Loci

Conception

TECHNIQUES

! ! ! ! !

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synthèse pour une analyse prospective


Plusieurs corrélations semblent surgir à la lecture des écrits sur l’architecture vernaculaire, le Régionalisme Critique, la pensée philosophique de Paul Ricoeur et l’architecture poétique de Christian Norberg-Schulz.. La synthèse recherchée entre l’architecture vernaculaire et l’architecture contemporaine, nous permettrait d’analyser en profondeur le pourquoi et le comment de projets qui s’inscrivent dans une nouvelle manière de faire de l’architecture. On pourrait accoler différents titres à cette forme d’architecture alternative: nouvelle architecture vernaculaire, néo-vernaculaire, architecture vernaculaire contemporaine ou architecture glocale77. L’analyse des études de cas est une manière de concrétiser les propos et le paradoxe mis en exergue. Peut-on intégrer des matériaux étrangers à une architecture traditionnelle sans effacer les traditions locales et les coutumes ? Est-ce possible que l’architecture vernaculaire contemporaine ne dégénère pas dans un système universel, dans un monde où l’architecture tend à être homogénéisée ? Ces architectes contemporains sont-ils les héritiers du régionalisme critique et est-ce qu’il est possible de concevoir une nouvelle architecture vernaculaire ? Ma définition d’une architecture néo-vernaculaire se base sur les écrits cités auparavant, relatifs à l’architecture vernaculaire et à l’émergence des principes du régionalisme critique. Pour synthétiser les recherches sur la première partie, nous allons les grouper sous quatre thèmes: Arrière-garde, Fonction, Nature, et Conception. Nous pouvons mettre en corrélation les différentes grilles de lecture précédemment mentionnées; celles des variables décrites par le comité de l’ICOMOS pour l’architecture vernaculaire (CIAV) et celle des différentes stratégies du régionalisme critique, supportées par la philosophie de Paul Ricoeur et les théories de Christian Norberg-Schulz. Premièrement, le terme “arrière-garde” est repris des propos de Kenneth Frampton. Pour rappel, ce concept renvoie à l’esprit critique que l’architecte doit adopter face à la mondialisation de l’architecture, c’est-à-dire des techniques de construction régies par l’industrie, et des mouvements de l’architecture codifiée. Elle s’applique aussi au passéisme du vernaculaire perdu. En fin de compte, un architecte arrière-gardiste est celui qui s’écarte de l’optimisation de la technologie avancée et de la tendance constante au repli sur le passé. Il s’agit donc de parvenir à une synthèse de nos connaissances pour tenter de faire dialoguer ces tendances antagonistes. On peut interpréter l’arrière-garde comme une sorte d’architecture glocale, une forme d’architecture alternative ayant pour préoccupations l’écologie et l’héritage culturel. L’histoire de l’architecture est un outil pour trouver les raisons d’être d’un bâtiment ou de la conception d’un projet. La recherche d’une 77  glocale = co-existence du phénomène de globalisation et des particularités des traditions locales

45


synthèse pour une analyse prospective médiation entre le global et le local peut être une bonne alternative pour innover notre façon de faire de l’architecture. Il est donc question de prendre les points forts de chaque tendance suivant l’analyse particulière d’un lieu. Ce premier thème est à appliquer aux suivants. Le second terme provient d’une variable définie par le CIAV. La Fonction représente la raison d’être d’un bâtiment, qui répond donc à un besoin. La stratégie de Résistance du Lieu-Forme de Kenneth Frampton vient la compléter. Elle englobe aussi le thème d’ espace existentiel et du genius loci dont traite Christian Norberg-Schulz. Le second et le troisième termes sont une analyse des particularités du lieu. Pour ainsi dire, la Fonction symbolise donc leurs identités culturelles anthropiques (lieux artificiels) et la Nature, celles qui sont naturelles (lieux naturels). La conception du projet réside dans la création de lieux signifiants. Ces lieux sont définis par la culture du lieu, des modes d’habiter, des manières de faire et incluent les fonctions psychiques de C. Norberg-Schulz, l’orientation et l’identification. Pour les créer, l’architecture devrait tenir compte de tous ces domaines. Le troisième terme est aussi une variable reprise de la définition du CIAV. La Nature circonscrit l’architecture comme produit à l’image d’un milieu. C’est-à-dire, le contexte du projet, le climat, le genius loci, la topographie et la lumière. Une architecture qui s’en détache, ne manifeste pas l’identité de l’Homme par rapport à son milieu, et ne trouve ainsi pas sa dimension existentielle. Enfin, le terme de Conception, repris du CIAV, suggère la technicité employée dans l’art de bâtir. Ceci correspond aux manières de faire, aux méthodes de construction et aux matériaux utilisés. Elles peuvent être faites soit d’emprunts de savoir-faire vernaculaires, soit de technologies avancées ou tout simplement d’une combinaison de ces éléments. Selon, Kenneth Frampton, il est aussi important de prendre en compte nos cinq sens dans la réalisation du bâti, car c’est à travers nos expériences sensorielles que l’on s’identifie à un lieu. Au final, utiliser des matériaux étrangers à une région, n’a pas souvent de raison d’être dans une architecture d’aide au développement.

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Résistance du Lieu-Forme (Kenneth Frampton)
 modes d’habiter Nature

identités culturelles naturelles d’un lieu (lieux naturels) &
 genius loci (Christian Norberg-Schulz)
 Culture vs. Nature (Kenneth Frampton)
 manières de faire

Visuel vs. Tactile (Kenneth Frampton)
 PourConception rendre possible la comparaison des études de cas, nous allons les matériaux & techniques intégrer dans une grille de lecture qui synthétise les différents critères énoncés. Cette synthèse analytique est représentée comme suit:

! ! ! ! !

FIG. 0! SYNTHÈSE D’ARCHITECTURE NÉO-VERNACULAIRE

CONCEPTION

IDENTITÉS CULTURELLES

CRITÈRES

MODES D’HABITER 
 
 &

!

MANIÈRES DE FAIRE

MATÉRIAUX

VERNACULAIRE
 LOCAL

espaces d’expériences
 
 lieux signifiants
 
 Genius Loci

UNIVERSALISME
 GLOBAL

MÉDIATION CRITIQUE DU GLOCAL

Fonction 
 Résistance du Lieu-Forme
 Genius Loci Plus-value de l'architecte
 
 
 savoirs-faire de techniques industrielles
 
 
 apport d’un architecte ayant eu une formation occidentale

Nature
 Culture vs. Nature
 Genius Loci

Conception

TECHNIQUES

! ! ! ! ! ! ! !

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développement 2ème partie – études de cas


shigeru ban – post-tsunami house à kirinda


Maître de l’innovation

“ Je n’invente rien de nouveau. J’utilise juste différemment des matériaux qui existent déjà.” - Shigeru Ban Maître de l’innovation et lauréat du prix Pritzker en 2014, Shigeru Ban s’est démarqué par sa réactivité et sa créativité dans des situations diverses. Architecte cosmopolite, il a tiré profit des nombreuses influences de sa formation atypique aux Etats-Unis et de ses expériences, notamment auprès de “l’architecte de papier” John Hejduk, du célèbre architecte-ingénieur Frei Otto, et de son confrère ingénieur Gengo Matsui. Son esprit créatif l’a aidé à chercher des solutions novatrices en utilisant des matériaux délaissés : “ (des) solutions simples et élégantes qu’il apporte à des problèmes structurels relativement complexes”78. Ses manières de faire de l’architecture le distingue de l’architecture standardisée de ses contemporains : “Il ne s’agit pas non plus d’exposer les matériaux les plus récents, mais de concevoir un système dans lequel l’expression d’un concept est l’élément fondateur.”79 Shigeru Ban a toujours préféré travailler sur le terrain, en contact direct avec les acteurs du projet. Cette proximité avec les acteurs, se reflète dans son bureau temporaire, logé au sommet du Centre Pompidou à Paris pour la conception du Centre Pompidou à Metz. Ses nombreux voyages et expériences lui ont permis de développer des façons de faire qui lui sont propres : la structure invisible, l’intérieur-extérieur nippon, la maison de carton, la dualité fonctionnelle et l’engagement humanitaire. Sa sympathie envers les victimes de catastrophes naturelles l’a conduit à un engagement humanitaire. Des abris d’urgences de carton à son musée du Centre Pompidou à Metz, Shigeru Ban a su prouver sa maitrise de l’art de bâtir. Enfant, il rêvait d’être charpentier. Né en 1957 à Tokyo, Shigeru Ban était admiratif de ce métier artisanal du bois, car ses parents y avaient souvent recours pour agrandir leur maison. Très tôt déjà, S. Ban nourrissait des préoccupations que connaissent les architectes d’aujourd’hui. Ayant en horreur le gaspillage, il récupérait les petits déchets de bois pour ensuite en faire des maquettes. De là est née son ambition de devenir architecte. Shigeru Ban s’inscrit dans une école préparatoire d’art à la formation d’architecte. C’est avec l’un de ses enseignants, architecte lui-même, qu’il découvre un numéro spécial du magazine A+U sur John Hejduk.80 Emerveillé par l’un des New York Five, il exprime le souhait de suivre l’enseignement de John Hejduk à la Cooper Union à New York. Après 78  JODIDIO Philip, Shigeru Ban, Berlin: Taschen, 2016. p.21 79  McQUAID Matilda, Shigeru Ban, London: Phaidon Press, 2003. p.7 80  Ibid. p.9

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post-tsunami house – kirinda ses études secondaires, il part en 1977 pour les Etats-Unis pour rejoindre le Southern California Institute de Los Angeles (SCI-Arc), fondé 5 ans auparavant. Il ne pouvait pas être admis directement à la Cooper Union sans avoir étudié auparavant dans l’enseignement américain. Néanmoins, plusieurs architectes de renom enseignaient à la jeune SCI-Arc, dont Eric Owen Moss, Thom Mayne et Frank Gehry.81 En 1980, il rejoint la vieille Cooper Union, ou il reçoit finalement l’enseignement de John Hedjuk. Son idole lui insufflera sa “poésie architectonique” et l’étude des systèmes structurels. Sa formation aux Etats-Unis aura laissé une empreinte positive quant à la manière de concevoir l’architecture. Plus tard, il travaillera chez Arata Isozaki, ancien élève de Kenzo Tange. Il revient en 1985 à Tokyo et fonde sa propre agence. Sa formation aux Etats-Unis ne l’a pourtant pas fait oublier l’architecture nippone, au contraire. Il mélange aussi bien l’école japonaise traditionnelle que la nouvelle école internationale. Pour l’exposition d’Emilio Ambasz en 1985, dans la galerie Axis, Shigeru Ban s’inspire de la dualité fonctionnelle de l’architecte et designer industriel. “ Pour cette première exposition à la galerie Axis, j’avais utilisé un tissu très particulier pour matérialiser les volumes. Une fois l’accrochage du tissu terminé, il me restait des tubes en carton. Au lieu de les jeter, je les ai rapportés à mon bureau.82” A ce moment, il s’intéressait plus à l’usage de matériaux bruts et bon marché, tels que le carton, qu’aux préoccupations éco-responsables d’aujourd’hui. Effectivement, dans les années 80’, on ne parlait pas encore d’écologie durable. En 1986, Alvar Aalto fut l’objet de la seconde exposition à la galerie Axis. : “Je ne m’intéressais pas du tout à Alvar Aalto lorsque j’étais étudiant, explique-t-il. Mon premier travail après avoir obtenu mon diplôme de la Cooper Union, fut d’assister le photographe d’architecture Yukio Futagawa. Il m’emmena en Finlande et je dois dire que je fus réellement bouleversé par la découverte de l’œuvre d’Aalto. Je savais plus ou moins, d’après mes études, ce que je pouvais attendre de la visite de constructions de Le Corbusier ou de Mies Van der Rothe, mais lorsque je vis celles d’Alvar Aalto, je me retrouvai en quelque sorte sans référence. Son travail ne peut vraiment se découvrir qu’en visitant ses réalisation. Elles dépendent du contexte, du climat, ou des différences de texture des matériaux. Depuis, je suis devenu un grand fan d’Alvar Aalto.” 83 Alvar Aalto, architecte régionaliste proche des idées futures du Régionalisme Critique, aspirait à une architecture en parfaite harmonie avec son contexte naturel, son genius loci.

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81  JODIDIO Philip. Op. cit. p.10 82  Ibid. p.12 83  Loc. cit.


shigeru ban Trois ans après sa dernière exposition de la galerie Axis, Shigeru Ban réalise sa première construction en carton pour le petit pavillon à Nagoya, appelée Paper Arbor, Paper Tube Structure 01. Influencé par la double fonctionnalité d’un matériau d’Emilio Ambasz et le respect pour l’environnement d’Alvar Aalto, il décide d’utiliser les tubes en carton récupérés de l’exposition précédente, comme matériaux alternatifs structurels. Il sera notamment connu pour ses réalisations nombreuses en carton, comme matériau de prédilection pour ses constructions temporaires : “c’est la recherche de la forme d’un abri temporaire le moins coûteux, mais le plus rapide à monter et le plus durable, qui lui a inspiré ses maisons en tubes de carton.”84 Ce qu’il convient de noter, c’est que Shigeru Ban ne mise pas sur l’innovation des matériaux, mais tente plutôt de trouver des solutions innovantes avec des matériaux différents selon le contexte. De nombreuses réalisations de S. Ban démontrent un fort intérêt pour l’ingénierie structurelle. Le grand ingénieur structurel japonais, Gengo Matsui et l’architecte et ingénieur du XXe siècle, Frei Otto, ont collaboré en 2000 avec S. Ban pour le Pavillon du Japon à l’Exposition de Hanovre. Frei Otto a longtemps été une source d’inspiration majeure pour S. Ban, pour son ingéniosité structurelle des constructions mimétiques. En 2000, l’architecte japonais contacte l’ingénieur allemand, et lui propose une collaboration pour le Pavillon du Japon. Malgré les nombreuses contraintes imposées par la municipalité de Hanovre, qui n’a pas voulu de son architecture de carton, le travail entre Shigeru Ban et son ainé a permis à l’architecte japonais d’en apprendre beaucoup sur cette technologie très peu développée.85 Au début des années 90’, S. Ban était préoccupé par la définition du rôle des architectes. Marqué par le peu de reconnaissances envers les architectes japonais, S. Ban se questionne: “ J’ai commencé à réfléchir à ce que je pourrais faire pour la société, et, à l’époque (1994), j’ai été bouleversé par les photos de la crise au Rwanda. Il ajoute: “j’ai également observé que les abris offerts aux réfugiés, y compris ceux fournis par les Nations Unies, étaient de qualité médiocre. J’étais convaincu que nous devions améliorer ces abris car, sans cela, l’aide médicale finirait par perdre de son sens.”86 Dès lors, Shigeru Ban s’engage dans l’action humanitaire. Une année plus tard, il est profondément bouleversé par le tremblement de terre de Hanshin à Kobe, et sa volonté déterminante d’être un acteur engagé et humaniste, se consolide. Après Kobe, il ira apporter son aide lors 84  McQUAID Marilda, Op. cit. p.7 85  Ibid. p.11 86  JODIDIO Philip. Op. cit. p.16

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post-tsunami house – kirinda des tremblements de terre de 1999 en Turquie et en 2001 en Inde. Les petits abris en carton qu’il construit comme solutions rapides et efficaces aux catastrophes naturelles, marqueront sa détermination d’agir pour la communauté et non pour les privilégiés. “L’œuvre de Shigeru Ban est faite de raffinement et de recherches. Elle est de celles qui s’appuient sur ce qui leur est antérieur. L’architecte regarde également vers la tradition de son propre pays, où l’ambiguïté sur les limites entre l’intérieur et l’extérieur est un thème permanent. Le papier est également un élément de cette architecture de tradition, bien qu’utilisé de façon très différente des systèmes à base de tubes de carton imaginés par Ban. Dans l’architecture japonaise traditionnelle, un shoji est une porte, une fenêtre ou un cloisonnement fait de papier tendu sur un cadre de bois ou de bambou. La force de Ban repose sur sa capacité à interpréter des idées, ou à rechercher l’essence de sa propre tradition culturelle, y compris dans celle qui a évolué autour de l’architecture moderne, par exemple. Il n’est presque jamais moderniste au sens habituel du terme, préférant les surprises structurelles et la clarté technique, alors que le modernisme s’est souvent contenté d’une répétition rectiligne.87” S. Ban est critique à la fois des derniers mouvements architecturaux et, de l’architecture traditionnelle. Il continuera à aider autant que possible les peuples touchés par les aléas naturels à travers le monde : en Chine, en Italie, à Haïti et au Japon, entre autres.88 Tout cela lui vaut de recevoir en 2014 le prix international du Pritzker pour ces multiples interventions humanitaires, des abris pour les réfugiés aux structures temporaires en carton.

Le Projet Le 26 décembre 2004, un tremblement de terre de magnitude 9 secoue l’Est de la planète. Celui-ci engendre un tsunami qui ravage la côte sur 1600km avec des vagues allant jusqu’à 30m de haut. L’Indonésie, l’Inde, la Thaïlande et le Sri Lanka sont les pays les plus touchés. On comptera environ 227 898 morts, dont 35 082 uniquement au Sri Lanka. On reloge dans l’urgence les rescapés, mais les projets de reconstruction tarderont à se mettre en place, du fait de l’ampleur de la tâche. Ces projets sont pourtant nécessaires pour permettre le rétablissement social et économique des familles, des villages, du pays.89 Le village de Kirinda a été balayé par le tsunami en quelques heures. En

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87  Ibid. p.24 88  Ibid. p.25 89  BERARD Emmanuel, NICOLAS Alexandre, OLLIVIER Guy-Joël, SALVANT Lucile, “Analyse comme collecte des matériaux du projet”, exercice du 1er semestre BA2, octobre 2013.


shigeru ban effet, ce petit village de pêcheur, fait de petites cabanes à ossature en bois, n’a pas résisté au cataclysme. Ce sont des centaines de familles qui se retrouvent sans toit, sans pouvoir réunir leur famille. Philip Bay, en charge d’une ONG occidentale au Sri Lanka, a pour projet de reconstruire ce village pour reloger rapidement les pêcheurs. Il contacte alors Shigeru Ban, déjà célèbre pour son implication passée dans les situations post-cataclysmique. L’enjeu du projet est de trouver une solution rapide, peu onéreuse et qui respecte la cohérence passée de l’urbanisme villageois qui préexistait. Il n’est pas ici question de repenser une manière de vivre mais d’apporter une solution cohérente et respectueuse du contexte culturel, social, économique et religieux. Shigeru Ban propose alors un projet de maisons préfabriquées qui répondrait aux exigences des habitants. Leur coût serait alors de moins de 15’000 $ par maison. Il s’agit d’une maison de 70m2 sur une dalle surélevée par rapport au sol qui s’articule autour d’un grand espace central couvert (24 m2), satellisé de manière à répondre aux différentes fonctions : cuisine (5 m2), salle de bain (2 + 1 m2), salle de séjour (14,7 m2) et espace nuit (2 fois 8,2 m2).90 En arrivant sur les lieux du désastre en février 2005, Shigeru Ban observe les différentes tentes et abris d’urgence qui ont été mis en place par plusieurs ONG. Pour aider à organiser les multiples associations d’aide internationale, l’Autorité du Développement Urbain (UDA) sri lankais a instauré un masterplan pour l’implantation des projets. S. Ban doit lui aussi s’y conformer. Aucun des logements des autres ONG n’est correctement adapté aux besoins du village. La rapidité d’action et la construction en nombre ont été clairement privilégiées. Les maisons de Ban sont nettement plus appréciées et finissent même par se substituer aux constructions des ONG, considérées comme des logements stéréotypés.91 L’intervention de Shigeru Ban, dans cette situation, peut ici être vue comme une action d’aide au développement, et non comme une intervention humanitaire, contrairement à ses autres interventions. Effectivement, l’intervention s’inscrivant dans une architecture d’urgence prend en compte les facteurs de rapidité, d’efficacité, de sécurité et de matériel. Néanmoins, Ban n’exclut pas ces facteurs. La différence se situe dans une architecture visant la pérennité et non l’action rapide. L’architecture de l’aide cherche donc à impulser le développement du pays. C’est-à-dire que les facteurs d’intégrité et de durabilité sont fondamentaux pour des constructions permanentes. Le but de Shigeru Ban 90  Loc. cit. 91  Aga Khan Award for Architecture, “Post-Tsunami Housing”, <http://www.akdn.org/architecture/project/post-tsunami-housing>, [En ligne], mis à jour en 2016, consulté le 22 juin 2017.

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post-tsunami house – kirinda est donc d’adapter les maisons au climat, d’utiliser le matériel et la main-d’oeuvre locale pour rendre service au village et répondre aux attentes des villageois. Pour s’assurer des besoins réels des villageois, S. Ban propose de directement discuter avec eux. Selon lui, cette discussion avec environ une centaine de villageois, a été la clé du succès de ce projet. L’architecte japonais met un point d’honneur à se mettre à l’écoute des habitants sans prendre en considération les coûts de construction. Après maintes discussions, il conclut qu’il lui faut d’abord prendre en compte les modes d’habiter du village musulman, puis concevoir un espace de travail sécurisé pour les pêcheurs et finalement, intégrer les espaces d’eau (toilettes, salle de bain, et cuisine) dans la maison. Contrairement au plan d’UDA, les sanitaires et la cuisine sont à l’extérieur des anciennes habitations.92 Shigeru Ban a bénévolement dessiné les plans des maisons. La première occupation s’est faite en janvier 2006, et la 67ème en décembre 2007. La rapidité n’aura donc pas été son principal atout. Dans une démarche collective, Shigeru Ban a fait appel à plusieurs acteurs pour la construction, dont ses étudiants japonais de l’université de Keio et ceux de l’université de Moratuwa à Colombo. Les étudiants japonais et sri lankais ont participé à la construction des maisons et à la plantation de nouveaux arbres. On peut le voir comme un effort de sensibilisation à une architecture plus humaine et plus digne que celle généralement enseignée. Les étudiants ont également pu observer la production du matériel jusqu’à sa réalisation. En outre, S. Ban a aussi fait appel aux victimes de la catastrophe. Cette démarche peut être interprétée comme une forme de reconstruction autonome et génère de l’emploi local. Les villageois, dans le besoin, étaient invités à mettre en œuvre eux mêmes les murs en terre crue de leur maison. Cela leur a permis de mieux accepter le désastre et la reconstruction mise en œuvre. Pour ce projet de réhabilitation, le maitre de l’innovation a observé attentivement les modes d’habiter des villageois pour répondre aux critères retenus aux séances de discussion. Compte tenu aussi des coutumes locales de la région, il était nécessaire pour les villageoises musulmanes de ne pas être vues lorsqu’elles recevaient des invités. Il a donc fallu trouver une solution pour délimiter les espaces masculins et féminins. La déforestation était une autre contrainte importante pour Shigeru Ban. Le tsunami a emporté la majorité des arbres du village, ces arbres avaient une importance vitale pour les villageois en ce sens qu’ils leur permettaient de s’abriter du soleil ardent sous ces latitudes, et 56

92

Loc. cit.


shigeru ban offraient de l’ombre aux pêcheurs à terre. Ses observations attentives ont permis à Shigeru Ban de trouver une solution simple et efficace pour répondre aux diverses nécessités. L’architecte japonais a mis un point d’honneur à retrouver la dynamique disparue entre chaque habitation. Dans le cadre d’un processus de reconstruction des villages, la cohérence de l’ensemble est assurée par le respect des implantations des maisons détruites. Chaque maison, bien qu’elles soient toutes identiques, conserve une forme de mémoire du lieu passé : mêmes jardins, mêmes voisins, le soleil levant d’un côté, couchant de l’autre. Les maisons sont ouvertes les unes sur les autres et les débords de toitures assurent de l’ombre, créant ainsi des espaces transitifs, où les gens se rencontrent facilement. De plus, la conception du toit avec ses brise-soleil agit de nuit comme une lanterne qui éclaire le village. Chaque maison offre à chaque famille l’opportunité de se réapproprier son propre espace, un espace compact unique composé d’un noyau central autour duquel s’articulent les chambres et les espaces techniques.93 Le projet de réhabilitation post-tsunami comprend 67 maisons, une mosquée qui a été demandée après le succès des premières constructions, et la plantation de nouveaux arbres, grâce aux fonds récoltés des associations caritatives. Chaque maison comprend deux chambres à coucher, un hall et une cour couverte qui relie les sanitaires et la salle de bain à la maison. Le hall et l’espace couvert peuvent se combiner en une seule pièce. Eu égard au mode de vie des musulmans de la région, ces espaces peuvent se séparer par des portes pliantes rabattables, et ainsi distinguer les espaces masculins et féminins. L’espace couvert se compare à l’ombre d’un arbre. On remarque les manières de faire propre à l’architecte japonais dans la conception de cet espace couvert; la double fonctionnalité et le concept nippon d’intérieur-extérieur. Premièrement, c’est un espace qui offre une fonction sociale et technique. La cour permet de s’abriter du soleil et sert de ventilation à la maison. Cet espace rassemble la famille pour les repas et génère un espace sécurisé pour les réparations d’équipements de pêche. Il offre non seulement un lieu polyvalent mais aussi permet aux femmes de se retirer dans le hall. Deuxièmement, ce lieu artificiel donne la sensation d’être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Les habitants peuvent socialiser avec leurs voisins depuis leur entre-deux. Les espaces sont gradués du public vers le privé : chaque fonction a un espace de plus en plus restreint, dans lequel on pénètre par le passage d’une marche, d’un rideau ou d’une porte. L’autre logique est d’avoir composé la maison sur 93  BERARD Emmanuel, NICOLAS Alexandre, OLLIVIER Guy-Joël, SALVANT Lucile, “Analyse comme collecte des matériaux du projet”, exercice du 1er semestre BA2, octobre 2013.

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post-tsunami house – kirinda

Page de gauche (de haut en bas ) : plan du projet Post-Tsunami House photo de la cour couverte Page de droite : processus de la construction 58


shigeru Ban

Source : BERARD Emmanuel, NICOLAS Alexandre, OLLIVIER Guy-Joël, SALVANT Lucile, “Analyse comme collecte des matériaux du projet”, exercice du 1er semestre BA2, octobre 2013. 59


post-tsunami house – kirinda deux axes symétriques : l’un distingue l’espace jour de l’espace nuit, l’autre définit la séparation entre les deux chambres. Malgré cette hiérarchie des espaces, l’ensemble étant sommaire, chaque habitation offre des parois modulables, de telle sorte que chaque famille peut se ré-approprier l’ensemble de la maison et construire son espace en fonction de ses besoins, des situations de la vie. Chaque maison peut être considérée comme un minimum optimal pour vivre. Avec le temps, la maison de base, copiée-collée 67 fois, tend vers une flexibilité permettant d’apporter de la personnalité et de la vie dans le nouveau village.94 Pour faciliter la construction des meubles, l’arbre local à caoutchouc a été utilisé, car il est largement disponible. L’industrie du pneu a conduit à la multiplication des plantations. Le mobilier pré-fabriqué en bois de caoutchouc, est installé directement dans les murs, ce qui a pour intérêt d’accélérer l’achèvement des maisons. Ces rangements intégrés sont fort appréciés des villageois qui ont perdu l’ensemble de leurs meubles dans le désastre.95 Les murs en forme de C ou L composent avec le mobilier intégré la structure de base. La structure est composée de blocs de terre compressée, un mélange d’argile et de ciment facilement disponible au Sri Lanka pour pas cher. La machine à comprimer les blocs est facile à transporter et peut produire 250 à 350 blocs en forme de briques LEGO en un jour, car elles sèchent naturellement, sans qu’il soit besoin de les cuire. La quantité de mortier est moindre, comparé aux briques de terre ou de ciment.96 L’architecte cosmopolite a su proposer une réelle solution quant aux besoins et à la perte d’identité au village de Kirinda. La prise en compte du caractère du lieu avant le désastre et les identités propres à la culture lui ont permis de créer une architecture innovante qui a sa raison d’être. L’espace couvert central du projet est le produit d’une conception réfléchie car il procure une réponse architecturale à l’ombre perdue des arbres. Non seulement, il fournit cette dynamique sociale entre voisins gâchée par le désastre, mais il organise les espaces hiérarchiques (espaces masculins et féminins, sanitaires séparés) offrant une nouvelle manière d’habiter. Son processus est multiple : il agit à l’échelle d’un pays pour rétablir la cohésion d’un village au travers de la reconstruction d’habitations pour le bienfait de l’humanité.

60

94  95  96

Loc. cit. Loc. cit. Loc. cit.


Analyse FIG 1.! SYNTHÈSE NÉO-VERNACULAIRE - POST-TSUNAMI HOUSE CRITÈRES

MODES D’HABITER 
 
 &

!

MANIÈRES DE FAIRE

UNIVERSALISME

MÉDIATION CRITIQUE DU GLOCAL

plus-value de l’architecte 
 
 savoirs-faire occidentale de l’architecture

ces modes d’habiter sont regroupés dans un noyau central
 
 cour couverte où s’articule les pièces techniques et permet une organisation flexible des espaces 
 = lieu signifiant

terre (argile)

ciment + mortier

utilisation de matériaux locaux donc pas chers, sèchent naturellement

arbre du caoutchouc
 (ficus elastica)

pré-fabrication de meubles

meubles pré-fabriqués, accélère la construction

terre compressée en blocs

brique en forme de LEGO pour imbrication

facilité de construction, permet aux étudiants et villageois de participer

VERNACULAIRE

ombre que procure les arbres séparation des espaces masculin & féminin sanitaires et la cuisine sont à l’extérieur de la maison

MATÉRIAUX

TECHNIQUES

! ! ! Le projet de la Post-Tsunami House conçu par Shigeru Ban peut être considéré ! un exemple d’architecture néo-vernaculaire. L’architecte a su démontrer comme ! un! esprit critique quant aux modes d’habiter traditionnels tout en apportant ! architecture signifiante aux villageois. Grâce au noyau central du projet, les une ! habitants peuvent s’identifier à son projet de reconstruction post-désastre. D’une ! ! le maintien de leurs modes d’habiter leurs permet d’avoir ce sentiment part ! d’appartenance au lieu, de l’autre, ils ne sont pas désorientés car leurs manières ! de!faire restent inchangées. Ces lieux signifiants sont : l’espace sécurisé de travail ! les pêcheurs, la séparation de l’espace masculin et féminin grâce au hall et pour ! cour couverte qui sert d’abri au climat du lieu. Pour des raisons d’efficacité une ! et!de durabilité, Shigeru Ban a opté pour des matériaux locaux et industriels. En ! préservant la majorité de la construction en matériaux locaux, il fait preuve d’une ! ! arrière-gardiste. Les techniques industrielles telles que la pré-fabrication pensée ou!! le ciment, ne sont présentes que pour la rapidité de reconstruction. Malgré les! dégâts causés par le tsunami, la dimension existentielle des lieux est préservée ! à la modernisation des modes d’habiter. grâce ! ! 61


diébédo francis kéré – école primaire à gando


Un Architecte Enraciné Elevé par la famille de son oncle dans le modeste village de Gando, au Burkina Faso, Diébédo Francis Kéré nait en 1956. Leur maison, construite des propres mains de la famille, s’écroule sous les pluies diluviennes du Sahel. Il en tire la motivation pour se former à la construction et remédier plus tard au manque d’infrastructure de son pays.97 Fils ainé du chef du village, il a eu la chance d’apprendre à lire et à écrire. A l’âge de 7 ans, il part pour la ville pour y être éduqué, l’un des rares enfants de son village à se voir offrir cette opportunité. Le Burkina Faso compte 80% de personnes analphabètes sur une population de 11 millions d’habitants. Ex-colonie française, indépendante depuis 1969, le pays s’étale sur 272 200 km2. Sa capitale, Ouagadougou est divisée en deux, les quartiers formels, résidu de l’ex-colonie, et les quartiers informels. Ouagadougou souffre de l’exode rural et les habitants de la capitale ne cessent de construire des maisons informelles, implantées dans une urbanisation qui fait “tabula-rasa”. S’adressant aux occidentaux, Kéré déclare: “Mesdames et Messieurs, cette méthode vous apparait peut-être brutale mais au fond nous avons un exemple que nous voulons copier : votre culture. On nous apprend que tout ce qui vient de l’Afrique n’a pas de raison d’être parce que c’est primitif. Compte tenu de la force de votre économie, de votre puissance politique et de l’impact de vos médias, votre culture domine le monde.”98 Francis Kéré est marqué par le manque d’infrastructures en ville: les routes inadaptées à la saison des pluies, les pénuries habituelles d’eau et d’électricité, les constructions informelles qui s’empilent. La non-satisfaction des besoins primaires, comme l’eau potable, se fait cruellement ressentir dans la capitale. L’architecte burkinabé explique que les matériaux importés, tels que le verre, ne sont pas propres à sa culture et qu’ils se voient contraints d’utiliser des climatiseurs pour pouvoir vivre dans leurs maisons. Pour construire, ils se procurent des matériaux bon marché venus de Chine, mais cela dénature leur culture. Kéré pointe du doigt l’incompatibilité d’une urbanisation trop rapide et rigide face à une culture encore baignée de traditions. A contrario, il explique que dans les villages africains, les gens vivent mieux, ils construisent leur maison ensemble et vivent de l’agriculture. C’est une plus petite échelle certes, mais la vie communautaire est la base de leur survie. Les communautés africaines s’appuient sur l’idée d’échange, elles s’entre-aident pour vivre. La plupart du 97  TRELCAT Sophie, “les pionniers”, ecologik, n°08, avril-mai 2009. p.103 98  KERE Diébédo Francis, (interview traduit en français), A’A’ L’Architecture d’Aujourd’hui, n°374, octobre-novembre 2009. p.162

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l’école primaire de gando temps, les maisons villageoises sont construites en terre et peintes pour offrir une protection contre la pluie, mais chaque saison des pluies enlève cette peinture. Travailler avec la terre à petite échelle est très simple et efficace, mais a aussi des inconvénients. Selon Francis Kéré, il ne faut pas qualifier de pittoresques les constructions en terre crue, car ces maisons ne sont pas stables et n’assurent pas un niveau de sécurité suffisamment confortable. C’est la raison pour laquelle les communautés africaines veulent imiter l’architecture conventionnelle et normée de l’Occident. Francis Kéré ne cherche pas à dénoncer l’architecture industrielle qui est supposée aider au développement du pays, mais il tient à transmettre ce qui l’a amené à ce parcours en architecture. Il critique par contre la destruction des savoir-faire traditionnels séculaires de son peuple. Lorsqu’il part étudier loin de sa famille en ville, le jeune Francis Kéré est rebuté par la précarité des salles de classe. A 7 ans, il fait déjà le constat que celles-ci ne sont pas adaptées au nombre des élèves et que la chaleur y est insoutenable. Il est même arrivé qu’un enfant soit retrouvé mort.99 Il se remémore les 6 ans passés dans cette école, et juge les conditions insoutenables, non pour l’enseignement dispensé, mais bien pour la température régnant à l’intérieur. Il explique que les petites classes pouvaient accueillir jusqu’à 150 élèves, alors que la température extérieure à l’ombre atteignait 42°C. Cette période importante de sa vie, marquera à tout jamais son expérience de l’éducation. Après ses études primaires, il part à l’âge de 14 ans pour travailler en tant que charpentier dans la capitale. Malheureusement, en raison de la pénurie de bois qui sévit dans son pays, ce métier est sans avenir. En 1984, une ONG allemande d’enseignement technique, BMZ, le recrute comme formateur. Grâce à l’ONG, il obtient une bourse pour faire ses études supérieures à Berlin. Il s’inscrit en 1985 à la Technishche Universität (TU) de Berlin pour faire des études en architecture. Làbas, il reçoit l’enseignement de Peter Herrle, architecte, anthropologue et auteur d’Architecture and Identity, ouvrage qui traite du rôle de l’architecture qui façonne l’identité globale et historique dans nos villes contemporaines. Peter Herrle a expérimenté en Afrique et en Asie un “proto-développement durable” qui s’oppose dès les années 1980 à l’occidentalisme post-colonial. De retour à Berlin, il fonde en 1995 le laboratoire Unit Habitat à la TU pour interroger à partir de son expérience la relation entre globalisation et identité et pour modéliser des méthodes. Il a compris que le modèle occidental, forgé par et pour le second cycle industriel du XXe siècle, n’est plus approprié au Sud (ni au Nord) face

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99  youtube, TedTalk: Diébédo Francis Kéré: How to build with clay... and community, <https://www.youtube.com/watch?v=MD23gIlr52Y>, [En ligne], mis en ligne le 10 décembre 2013, consulté le 20 juillet 2017.


diébédo francis kéré à la crise des ressources et à ses conséquences. Francis Kéré, qui sera son plus brillant étudiant puis son assistant, découvre la programmation participative, la construction des liens entre cultures techniques et développement social, et la gestion décentralisée du projet.”100 Cette forte influence humaniste et critique entrainera Francis Kéré vers les constructions bio-climatiques. “L’humanisme pragmatique de P. Herrle lui a appris aussi que le caritatif est une impasse et qu’il doit construire un véritable economic model.101” Alors qu’il est étudiant et proche de la trentaine, son village de Gando lui demande un soutien financier pour sauver l’école du village qui tombe en ruine. En même temps, ses études en Allemagne lui font comprendre que le fondement de la société occidentale est l’éducation. Il rêve de venir en aide à son pays qui manque d’infrastructures éducatives en construisant une école pour son village natal. Sa détermination l’entraine à récolter des fonds pour construire cette école. Pour cette occasion, il fonde sa propre association, Schulbausteine für Gando (Une brique pour Gando), toujours active aujourd’hui. Sa volonté et sa détermination ont permis à son association de récolter 50 000 dollars américains en deux ans. Toujours étudiant, il retourne au Burkina Faso en 2001, et construit sa première réalisation. L’école primaire de Gando est un rêve devenu réalité. Il transpose les différents apprentissages d’une architecture climatique allemande aux particularités de son village. Cette construction recevra les honneurs du Prix Aga Khan en 2004. Après l’obtention de son diplôme en tant qu’architecte-ingénieur de la TU de Berlin en 2004, il construit des logements pour les professeurs à proximité de l’école. Un an plus tard, il fonde sa propre agence, KereArchitecture en 2005, il a alors 49 ans. Grâce au succès de son école, il reçoit différentes aides financières et continue de se battre pour améliorer l’éducation de son village. Ainsi, en 2007, il crée une extension de l’école, comprenant un bâtiment auxiliaire pour une cuisine et des sanitaires, un potager éducatif et un terrain de sport. Une bibliothèque en cours de construction est ajoutée à l’ensemble. Celle-ci se distingue par l’ajout de pots en terre crue recyclés, apportant une lumière douce dans tout le bâtiment. La fierté que lui témoignent les villages voisins l’amène à construire un collège dans le village de Dano. Là-bas, il expérimente la construction en latérite102, matériau caractéristique et abondant dans la région. La latérite est peu utilisée dans la construction, mais Kéré optimise son utilisation grâce à un système innovant. Francis Kéré met à profit les progrès techniques glocaux et introduit dans ses 100  CONTAL Marie-Hélène, “Diébédo Francis Kéré, une exposition à Bordeaux”, archiscope, n°119, février 2013. p.20-21 101  Ibid. p.21 102  La latérite (du latin later, brique) est une roche rouge ou brune, qui se forme par altération des roches sous les climats tropicaux. source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Latérite

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l’école primaire de gando constructions des systèmes de ventilation naturelle plus performants. Pour le collège de Dano, il “crée une filière économique endogène. Des carrières aux chantier, l’exploitation de la latérite est un levier pour tous les progrès. […] La latérisation qui progresse en ressource est un renversement caractéristique de la pensée durable : convertir une nuisance en opportunité, comme avec le recyclage. […] il faudrait parler d’un cyclage du désert ! Le processus est l’envers du gaspillage des ressources. Cette façon de penser a été acquise à Berlin mais c’est au Sud, sur un sol latérisé, qu’elle trouve son terreau le plus fertile.”103 En 2012, il collabore avec Shigeru Ban et Gringo Cardia, pour l’installation d’une exposition permanente au Musée International de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. L’exposition est organisée au travers de “trois grands défis actuels : Défendre la dignité humaine (Gringo Cardia, Brésil), Reconstruire le lien familial (Diébédo Francis Kéré, Burkina Faso), et Limiter les risques naturels (Shigeru Ban, Japon). Au-delà des périodes troublées de l’Histoire ou des zones de conflit actuelles, ces problématiques concernent chacune et chacun d’entre nous aujourd’hui et, plus globalement, notre futur commun pour les décennies à venir.”104 Ces constructions principales sont l’œuvre de sa communauté et de son savoir-faire, simplement guidée par l’architecte burkinabé. Effectivement, F. Kéré cherche à construire une Afrique moderne à partir des techniques vernaculaires et des matériaux traditionnels. Les scarifications rituelles visibles sur ses tempes sont la preuve de son appartenance à un peuple porteur de traditions. Diébédo Francis Kéré est reconnaissant de l’opportunité qui lui a été donnée de recevoir une formation d’architecte. Sa formation d’éco-construction européenne lui à permis de transposer ses connaissances techniques dans une optique d’aide au développement. La manière dont il conçoit cette architecture africaine contemporaine, est représentative de l’influence de Peter Herrle. Ses manières de faire de l’architecture passent par la force de la communauté, l’emploi des ressources vernaculaires (matériaux, techniques et savoir-faire), le confort thermique, l’auto-développement et l’architecture comme aide au développement. Ces constructions, tant remarquables par l’esprit novateur ayant consisté à mêler des acquis du global au local, et tant inspirées d’identité ont démontré leur utilité pour impulser l’éducation du Burkina Faso. Le souci de maintenir l’identité culturelle de son peuple, à travers son travail d’architecte africain contemporain met fortement le potentiel du savoir-faire africain en exergue. “Son souhait le plus cher serait de monter une équipe d’architectes locaux pour diffuser son

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103  CONTAL Marie-Hélène, Sustainable Design II: Vers une nouvelles éthique pour l’architecture et la ville, Arles: Actes Sud, 2011. p.59 104  URL: http://www.redcrossmuseum.ch/expositions/exposition-permanente/


diébédo francis kéré expérience dans les pays voisins.”105 Impressionné lui-même par l’efficacité de la communauté dans le domaine de la construction, F. Kéré aimerait voir son pays s’auto-développer. Aidé par l’esprit créatif et spontané des artisans locaux, il ne cesse de perfectionner les techniques pour mieux répondre aux besoins de sa communauté. “Contrairement à ses prédécesseurs d’architectes du Sud, il n’essaie pas d’amortir l’impact de l’influence occidentale, il pratique “l’empowerment de Carin Smuts: pour s’intégrer vraiment dans la société, un équipement doit s’ouvrir aux habitants dès le chantier, comme lieu de formation et levier social. […] Il veut inverser l’échange Nord-Sud. Cesser d’importer des technologies que les habitants ne maitrisent pas et qui les excluent du chantier, donc de sa dynamique de développement. Passer du “construire pour” au “construire avec”, en critiquant ces technologies afin de les adapter aux situations locales.”106 A l’inverse de l’enseignement occidental en architecture, la force motrice du projet n’est pas dans le dessin de plan, mais dans l’intelligence collective des acteurs. Francis Kéré est un exemple pour la construction dans le cadre de l’aide au développement des pays africains, car son art de bâtir est “un outil de recherche de communication entre les pays”107. Pour lui, convaincre les peuples d’adopter de nouvelles solutions constructives et gagner leur confiance sont la clé de la réussite pour de nouveaux projets d’aide au développement.108 “Mon rôle n’est pas de construire en Europe. Mon objectif est de créer un pont entre l’Afrique et les pays développés où finalement bâtir selon des critères de durabilité se révèle un point commun”109 - Diébédo Francis Kéré Le Projet

Le village de Gando se situe dans les plaines du sud du Burkina Faso, région la plus plane du “pays des hommes intègres”110. Le climat de la savane, dans la zone du Sahel, est tropical sec. Sans ouverture sur la mer, le pays se caractérise par l’alternance des saisons sèches et de la mousson. Ce climat particulier est une contrainte importante dans la vie quotidienne. La saison des pluies peut durer jusqu’à 5-6 mois, et les vents forts de l’est sont un réel problème pour les constructions. Les températures maximales peuvent atteindre 45°C, raison 105  TRELCAT Sophie, Op. Cit. p.112 106  CONTAL Marie-Hélène, Op. cit. p.57 107  TRELCAT Sophie, Op. Cit. p.103 108  KERE Diébédo Francis, (interview traduit en français), dans A’A’ L’Architecture d’Aujourd’hui, n°374, octobre-novembre 2009. p.169 109  Ibid. p.109-112 110  TRELCAT Sophie, Op. Cit. p.103

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l’école primaire de gando pour laquelle il y a très peu de végétation et donc peu de ressources en bois. A Gando, seules survivent de petites parcelles cultivées. Le changement climatique accentue la désertification, ce qui engendre la destruction de la flore et rend les terres arides. Gando compte environ 3000 habitants, et une seule école qui tombait en ruine. LA SITUATION AVANT L’ECOLE

L’architecture vernaculaire du pays est caractérisée par ses enceintes circulaires, comprenant des structures rectangulaires et rondes autour d’un espace central à l’air libre.111 Les murs sont bâtis de briques de boue séchée, appelés banco. Les constructions en terre sont vulnérables aux pluies diluviennes car les techniques rudimentaires ne permettent pas la pérennité des constructions. Une couche de peinture, composée de beurre de karité mélangé à la terre, est utilisée pour imperméabiliser les murs. Malgré la protection des murs à l’est, la saison des pluies fait qu’il faut constamment procéder à des réparations. C’est pour cela que les habitants se sont tournés vers le béton, malgré le prix plus élevé de ce matériau occidental, qui offre de moins bonnes performances énergétiques. Le béton s’est répandu en Afrique à l’époque des colonies. Il est donc bien présent dans certaines régions.112 En 1990, Gando faisait partie du Programme de Développement des Villes Moyennes (PDVM), qui visait à créer une économie centrale pour réduire l’exode rural. Une école a donc été construite dans l’urgence sans tenir compte de l’identité culturelle. Un bâtiment simple en béton, couvert d’un toit en tôle ondulée, typique des solutions rapides de construction en Afrique. Avant l’intervention de Francis Kéré, cette école tombait déjà en ruines et des réparations coûteuses s’imposaient. Au début, l’école était mal perçue, car elle ne paraissait pas digne d’une construction durable. Des constructions de ce type exigent de l’entretien, et les matériaux étrangers ne font pas partie des moyens mis en œuvre pour les réparations dans la région. Mais au fil du temps, la détérioration du bâtiment a amené les habitants à changer de point de vue. L’école est devenue un symbole d’espoir pour l’éducation dans le village. Pour l’architecte burkinabé, l’éducation était le pilier principal sur lequel devait reposer le développement humain. Comme le village et l’état ne disposaient pas des fonds pour entretenir cette école, Francis Kéré a pris lui-même l’initiative de récolter des fonds. De retour à

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111  Aga Khan Award for Architecture, “ Primary School”, < http://www.akdn.org/architecture/project/primary-school >, [En ligne], mis à jour en 2016, consulté le 22 juin 2017. p.2 112  Ibid. p.3


diébédo francis kéré son village natal, en plus de la somme ainsi récoltée, il a obtenu le soutien d’une agence gouvernementale, la LOCOMAT, engagée dans la promotion de nouvelles constructions à l’aide de matériaux locaux. Cette agence a permis d’entrainer la communauté à fabriquer les briques en terre compressée (BTC) grâce aux machines de presse.113 La nouvelle école a commencé en octobre de l’an 2000 et a été occupée dès le mois d’octobre 2001. La première réalisation de F. Kéré, qui est le produit de son dévouement, a engendré un enchaînement d’améliorations infrastructurelles dans son village. L’implication de toute la communauté à la construction de l’école, a constitué un réel pas en avant vers le progrès au Burkina Faso.114 LE PROGRAMME

Le programme est conçu comme un complexe éducatif avec une capacité d’accueil de 360 élèves. Il englobe l’école primaire, un collège, des logements pour les professeurs, un bâtiment auxiliaire pour une cuisine et les sanitaires, un potager scolaire, un terrain de sports et une bibliothèque en cours de construction. Chaque construction étant construite par étape successive. La première étape a été de construire l’école primaire pour 3 x 50 élèves. Le complexe s’étend sur un terrain de 30’000 m2. Le bâtiment de l’école occupe 526 m2 de ce terrain. Le coût total de la construction s’élève à 30,000 dollars des Etats-Unis, ce qui revient à 58 dollars le mètre carré. Il est difficile d’établir des comparaisons en se fondant sur ces coûts, car la valeur du terrain et le travail bénévole n’ont pas été pris en compte dans les calculs. “Le projet se lie en coupe transversale avec l’alternance de salles compactes et des espaces-tampons ventilés.”115 Les salles de classes sont utilisées en dehors des heures d’enseignement, tant pour la révision des cours par les enfants que pour organiser des vaccinations ou des fêtes de village. Il s’agit d’un projet de volume rectangulaire oblong, surélevé de 50 cm, orienté sur un axe ouest-est. Chacune des trois classes de l’école est comprise dans un volume de 7 x 9 m et est séparée par des espaces-tampons ouverts sur l’extérieur, le tout couvert d’une double toiture. Les contraintes climatiques ont déterminé la forme et l’orientation du projet. Un toit low-tech et l’usage minimum de béton, ont facilité l’installation à l’aide d’un outillage simple. Lors d’une étape suivante du complexe éducatif, l’eau de pluie a été récupérée grâce à la pose d’une conduite dans le toit et amenée dans un petit bassin qui sert à irriguer le potager scolaire. 113  Ibid. p.2 114  Ibid. p.1 115  CONTAL Marie-Hélène, Sustainable Design II: Vers une nouvelles éthique pour l’architecture et la ville, Arles: Actes Sud, 2011. p.57

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l’Êcole primaire de gando

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diébédo francis kéré

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l’école primaire de gando

Page précédente : Vue de la façade ouest Couple longitudinale Femmes martelant le sol de la future école Sur cette page : Extension de l’école en 2007 72


diébédo francis kéré

Sources : URL : < http://www.kere-architecture.com/projects/primary-school-gando/ > TRELCAT Sophie, “les pionniers”, ecologik, n°08, avril-mai 2009. 73


l’école primaire de gando Un puits a également été construit. La première étape de construction, c’est-àdire la construction de l’école primaire de Gando, sera l’objet de notre cas d’étude. Nous verrons comment le bâtiment scolaire assure un confort thermique et une ventilation naturelle par sa conception réfléchie et son matériau principal, la terre d’argile locale. Et aussi pourquoi cette architecture contemporaine africaine peut être considérée comme un nouvel exemple d’architecture vernaculaire. LES INTENTIONS DU PROJET

Rempli de détermination, Francis Kéré, retourne à son village natal, mais sa volonté se heurte au premier problème, qui est de convaincre sa communauté de construire en terre crue. Son village s’étonne de ses intentions après tant d’années d’études en Europe. Mais l’architecte veut que le village prenne conscience des mérites de construire avec des matériaux locaux, en transposant les techniques constructives européenne. Il veut surtout convaincre les vieux sages du village, car selon la tradition communautaire, ils ont le pouvoir d’amener les villageois à suivre sa démarche rationnelle. Pour les convaincre, il leur présente ce qu’il a appris à l’université allemande, des dessins, des maquettes en fil de fer et des schémas sur le sable.116 Francis Kéré a bien l’intention de montrer la valeur de ses compétences acquises en Europe. “L’architecte pose alors côte à côte tous les savoirs dont il dispose : l’expérience locale du climat, de la raréfaction des ressources, l’écologie et l’architecture d’Europe, l’économie solidaire et les métiers d’Afrique.”117 Puis, il cherche une synthèse entre ses connaissances apprises et ses expériences vécues. “ Cette critique globale des savoirs est neuve.”118 Il s’agit bien de transposer les techniques de construction climatique d’Europe pour répondre aux besoins locaux, et non pas d’imiter. Pour cela, il mise sur la force communautaire et l’intelligence collective. Il travaille avec des personnes extrêmement talentueuses, charpentiers, maçons, marchands, tous très habiles de leurs mains. Les forgerons se chargent d’intégrer les techniques présentées par F. Kéré, puis avec les ressources locales, ils remanient des prototypes. Ils parviennent à trouver des solutions innovantes et le résultat est remarquable. Leur travail ne cesse d’attirer les villages voisins et les demandes fusent. Francis Kéré a permis de créer de l’emploi et les communautés n’ont plus besoin de se rendre en Europe. Pour lui, ce changement est capital. Il veut redonner le potentiel perdu du fait de la civilisation universelle. Son exemple a permis de révéler les capacités cachées de

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Ibid. p.58 Ibid. p.56 Loc. cit.


diébédo francis kéré ses confrères grâce à l’architecture et à l’éducation. “Quand on parle de l’Afrique il est presque toujours question de désespérance. Nous réprouvons ce constat et montrons comment ce continent peut construire son avenir durablement.”119 Francis Kéré, est un maître de l’art de bâtir, car il su rendre leur efficience aux ressources locales. LA CONCEPTION ARCHITECTURALE

Tout le village participe, les mères, les jeunes filles, les enfants et les vieux. L’entraide de la communauté permet une construction rapide et efficace sans avoir besoin de machines, “les gens sont là pour construire leur avenir.”120 Pour réussir à vaincre le scepticisme de ses confrères, ils construisent des maquettes à échelle 1:1. Selon l’architecte burkinabé, la confiance est la clé de la réussite d’un projet. Durant les nombreux essais de chantier, il dit être encouragé par l’enthousiasme grandissant des gens de son village, car il aimerait pouvoir construire sans technologie européenne. Les intentions principales pour la nouvelle école primaire, sont le confort thermique et la construction low-tech, en s’aidant de matériaux, de techniques et de main d’oeuvre disponibles localement. Les matériaux locaux sont réparables par les artisans, c’est leur manière de faire, ils réparent ou recyclent. Etant donné que le village n’a ni eau ni électricité, il est nécessaire de recourir aux solutions naturelles d’antan. La majorité du travail a été fait grâce à la force des femmes, en utilisant des techniques traditionnelles : “les femmes, qui sont devenues professionnelles, arrivent, les jeunes en tête. Leurs enfants se mettent en rang avec des morceaux de bois qu’ils ont façonnés eux-mêmes. Ils frappent la terre pendant des heures. Puis, leurs mamans viennent à leur tour. Ici, vous voyez un peu quel est mon rôle. Je ne me sens pas architecte. Souvent, au village, j’ai l’impression que je suis un chef d’orchestre qui a devant lui des musiciens pleins de talent et qui se bat pour les guider.”121 Dans la tradition africaine, le dur labeur long et répétitif, est supportable grâce au rythme musical du travail. La musique unifie les travailleuses et les efforts s’accordent. Les femmes polissent le sol en terre à la force des bras et des mains. Tous les villageois apprennent à bâtir. L’architecte considère que sans plans, sa construction aurait été impossible. Il est reconnaissant de son apprentissage en Europe, car il a pu apporter de réelles solutions à son village. Francis Kéré est heureux de voir que son intervention a permis à ses confrères de se les approprier 119  TRELCAT Sophie, Op. cit. p.109 120  KERE Diébédo Francis, (interview traduit en français), A’A’ L’Architecture d’Aujourd’hui, n°374, octobre-novembre 2009, p.161-178. 121  Ibid. p.174

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l’école primaire de gando et construire sans son aide. Le savoir est ainsi transmis et de nouvelles techniques ne cessent d’évoluer. Les fondations sont faites de cailloux grossiers dans du béton coulé. La plateforme sur-élevée, permet d’éviter la remontée par capillarité des eaux, le sol est donc composé de terre d’argile et de cailloux. La plateforme rend possible une double fonctionnalité car les personnes s’en servent comme espace ombragé. Pour parachever le sol extérieur, on a posé des pavés de forme hexagonale en terre compressée. Une rampe d’accès facilite l’entrée à l’école. Les éléments porteurs sont principalement composés de terre compressée, tenue par un système de colonnes-poutres de ciment industriel, ceci ne représente que 8% de la construction.122 Les techniques employées ont rendu efficients les murs en briques de terre compressée (BTC). Contrairement au béton, l’utilisation de la terre à une excellente inertie thermique, les murs massifs contiennent donc la chaleur ardente à l’extérieur. Les briques (BTC) sont fabriquées sur place grâce à une machine de l’agence LOCOMAT. De plus, un système de joint de dilatation, fait de petites poutres incorporées dans les linteaux, permet le mouvement libre des matériaux subissant les différences de température. Enfin, des colonnes en briques qui supportent le débord de toiture, ont été arrondies pour la sécurité des enfants. La double-toiture a été la principale innovation technique à Gando. Elle présente une solution low-tech, conçue et construite avec les artisans locaux. Le plafond fait de briques BTC est supporté par des barres d’acier de 12mm, alignées perpendiculairement aux poutres en ciment. Aujourd’hui, les barres d’acier de sa première construction, commencent à fléchir sous le poids des briques, elles auraient dû être plus épaisses.123 Le plafond à claire-voie extrait l’air chaud et “améliore les conditions acoustiques en atténuant le bruit généré par la toiture surélevée en tôle.”124. Ces tôles sont supportées par une charpente tridimensionnelle, construite in-situ, fabriquée avec du fer à béton de 14mm à 16mm. Le fer à béton est facilement disponible et les tôles sont recyclées, mais l’opération a représenté un réel défi pour Francis Kéré et les artisans. L’orientation du bâtiment assure le confort thermique à l’intérieur, par les flux d’air passant au travers de la double toiture et des volets. La courbure donnée au toit active un flux d’air qui extrait

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122  Aga Khan Award for Architecture, “ Primary School”, < http://www.akdn.org/architecture/project/primary-school >, [En ligne], mis à jour en 2016, consulté le 22 juin 2017. p.6 123  Ibid. p.8 124  TRELCAT Sophie, Op. cit. p.109


diébédo francis kéré l’air chaud. En effet, Francis Kéré s’est servi d’une double-toiture pour rafraichir l’intérieur des classes grâce à l’effet venturi. Ainsi, les grand débords de toiture protègent des rayonnements solaires aussi bien que des fortes pluies. L’architecte a réussi son défi, il n’a pas changé le matériau local, mais a innové la technique de construction. En conclusion, Francis Kéré a su réconcilier l’environnement avec le développement. Il a pu offrir aux écoliers des conditions plus confortables, ce qui leur permet d’être plus attentifs, contrairement à l’expérience qu’il a vécue en son temps. “L’école est devenue […] l’exemple d’une architecture africaine libérée de la dictature du modèle occidental.”125 Tous les signes montrent que les communautés traditionnelles sont prêtes à adopter des changements positifs. Jusqu’à un peuple nomade n’ayant jamais voulu envoyer ses enfants étudier, est maintenant en train de changer d’avis.126 Les occupants et les personnes qui ont aidé à la construction sont très fiers, c’est ce qui fait le plus grand bonheur de l’architecte burkinabé. Dans une interview, il nous livre à titre d’exemple le progrès accompli : “ En 2008, dans ma région, la moyenne de réussite au CEP (Certificat d’étude primaire) était de 34%. Dans mon école, nous avons obtenu plus de 90%. Voilà ce que l’architecture peut apporter, même en Afrique.”127 “Quand j’étais enfant, je partais étudier et je revenais à Gando durant les vacances. A la fin de chaque période de vacances, je devais dire au revoir à ma communauté, en allant de porte en porte. Toutes les femmes à Gando ouvraient ainsi leurs vêtements et me donnaient leur dernier sou. Dans ma culture, c’est un symbole de grande affection. Comme tout enfant de sept ans, j’étais impressionné. Un jour, j’ai posé la question à ma mère : Pourquoi ces femmes m’aiment tellement ? elle répondit : Elles contribuent aux frais de ton éducation, en espérant qu’un jour tu réussiras à améliorer la qualité de vie de la communauté.” J’espère avoir fait la fierté de ma communauté, à travers ce travail et j’espère avoir été en mesure de vous démontrer la force de la communauté et d’avoir montré que l’architecture peut être une source d’inspiration pour les communautés afin qu’elles façonnent leur avenir.”128 - Diébédo Francis Kéré

125  CONTAL Marie-Hélène, Op. cit. p.57 126  Aga Khan Award for Architecture, Op. cit. p.8 127  KERE Diébédo Francis, Op. cit. p.172 128  youtube, TedTalk: Diébédo Francis Kéré: How to build with clay... and community, <https://www.youtube.com/watch?v=MD23gIlr52Y>, [En ligne], mis en ligne le 10 décembre 2013, consulté le 20 juillet 2017.

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l’école primaire de gando

FIG 2.! SYNTHÈSE NÉO-VERNACULAIRE - ECOLE PRIMAIRE DE GANDO CRITÈRES

VERNACULAIRE
 LOCAL

MODES D’HABITER

l’entraide de la communauté emploi de main d’oeuvre locale

MANIÈRES DE FAIRE

UNIVERSALISME
 GLOBAL

calculs, dessins et maquette pour convaincre

MÉDIATION CRITIQUE DU GLOCAL auto-développement
 
 auto-construction créer de l’emploi, réduire l’exode rural

savoir-faire des artisans locaux, bricoleurs

fers à béton
 
 tôle ondulé

débords de toiture & espace-tampons ventilés = espaces ombragés

recyclage de fers à béton & tôle ondulé

techniques bioclimatique occidental

architecture low-tech bioclimatique :
 la double toiture

terre crue (argile)

machine de presse pour briques de terre compressée (BTC)

MATÉRIAUX

TECHNIQUES

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! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !

force communautaire techniques traditionnelles (martelage du sol par les femmes)

fondations en béton pour éviter la remontée par capillarité de l’eau

moderniser la terre : confort thermique et durabilité


ANALYSE

Grâce à ses expériences vécues et à son enseignement occidental, Francis Kéré a montré au travers de son premier projet une architecture contemporaine africaine digne de ce nom. Il a su être critique quant aux matériaux et techniques importés d’occident pour préserver l’esprit du lieu de Gando. Si bien qu’il a prouvé à sa communauté les mérites de construire avec les ressources locales. Pour cela, l’architecte a tiré profit de son expérience vécue, il a honoré le potentiel d’une communauté qui s’entraide pour vivre. Tout à l’inverse d’une architecture occidentale qui n’amène qu’aliénation au milieu, F. Kéré a innové la construction en terre crue dans sa région. On peut considérer sa vision comme arrière-gardiste, car la médiation entre les savoir-faire des artisans du village et les techniques bioclimatiques en est la preuve. Sa manière de moderniser la terre est un produit des concepts d’orientation et d’identification. Son école primaire de Gando, n’est pas juste remarquable du point de vue du confort thermique qu’il a voulu instaurer. Car contrairement à l’ancienne école construite en béton, le nouveau projet en briques de terre compressée, est un matériau auquel les habitants peuvent s’identifier. Les élèves se sentent “chez eux” en allant étudier à cette école, et par conséquent, ils se sentent plus confortables. L’école de Francis Kéré s’implante parfaitement dans son lieu naturel. L’architecture est en harmonie avec son milieu: les plaines ardentes du Sahel baignées de soleil, caractérisent le lieu qui a conditionné le projet. La main-d’oeuvre local donne l’exemple pour impulser le développement du pays, mais surtout du point de vue psychique, elle permet l’orientation. La plus-value de l’architecte a consisté à chercher une synthèse entre les particularités de la région de Gando et les connaissances ingénieuses de l’écoconstruction. Son rôle a été de rendre efficientes les ressources locales de Gando face à l’universalisation de l’architecture.

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anna heringer – meti ‘handmade school’ de rudrapur


Voyageuse de la cause écologique “L’architecture est un outil pour améliorer la vie. Ce qui sous-tend mon travail et qui me motive, c’est l’exploration et l’utilisation de l’architecture comme moyen de renforcer la confiance dans la société et l’individu, de soutenir l’économie locale et d’œuvrer pour un équilibre écologique. Travailler à créer des conditions de vie joyeuses est un processus créatif et dynamique, et j’ai donc un très profond intérêt pour le développement durable de notre société et de l’environnement bâti. Pour moi, durabilité et beauté sont deux mots synonymes: dans un bâtiment, je cherche l’harmonie aux niveaux de la conception, de la structure, de la technique et des matériaux employés, mais aussi dans sa relation avec l’environnement, les utilisateurs, le contexte socio-culturel, etc. Pour moi, c’est cela qui lui confère sa valeur esthétique et en assure la durabilité.”129 - Anna Heringer Anna Heringer, architecte allemande, est née en 1977 à Rosenheim. Reconnue pour ses actions humanitaires, elle aime voyager et s’imprégner de différentes cultures. Après ses études secondaires, elle part à l’âge de 19 ans en tant que volontaire pour l’ONG Dipshikha, une organisation qui promeut le développement rural au Bangladesh, elle y restera deux ans. Cette décision montre son intérêt pour la variété des cultures et son désir de se confronter à une autre approche de la vie. “J’ai recherché pour cela une ONG qui soit menée par des acteurs locaux et non des étrangers. Dipshikha travaille dans plusieurs champs: l’éducation, la création de revenus, la micro-finance, l’agriculture.”130 Cette expérience influencera grandement sa vision d’architecte car elle lui a permis de comprendre vraiment “les problèmes que rencontrent les habitants et leur lutte au quotidien.”131 Anna Heringer s’est imprégnée de l’approche holistique que prône le programme de l’ONG, une approche qui envisage le tout comme processus de développement. Ceci se reflètera dans sa manière de bâtir. Elle rentre en Europe en 1999 pour s’inscrire à l’université de Linz en Autriche. Là-bas, elle décide d’entreprendre des études en architecture car elle voulait “avoir un métier qui ait du sens et un impact réel sur la vie des gens.”132 Son 129  (traduction libre ) anna-heringer, “Anna Heringer Architecture”, < http://www.anna-heringer.com >, [En ligne], consulté le 4 août 2017. 130  CONTAL Marie-Hélène, Sustainable Design III: Vers une nouvelles éthique pour l’architecture et la ville, Paris: Alternatives, 2014. p.68 131  Loc. cit. 132  Ibid. p.69

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meti handmade school à rudrapur intérêt pour le développement ne faiblit pas, au contraire, mais la première impression qu’elle tire de ses études en architecture la laisse perplexe. En effet, elle ne trouve pas son compte dans cette formation académique où l’accent est mis sur des détails de construction purement esthétiques. Heureusement pour elle, l’architecte et théoricien Roland Gnaiger qui dirige l’Institut für Raum und Design (Institut Lieu et Design) parvient peu à peu à apporter le changement au sein du département d’architecture. “Roland Gnaiger est le co-fondateur et surtout l’initiateur du mouvement des Baukünstler, ce laboratoire d’architecture durable qui s’est développé depuis les années 1980 dans le Land autrichien du Vorarlberg.”133 Il faut noter que le Vorarlberg est un exemple accompli d’une région d’Europe ayant assimilé les principes du Régionalisme Critique. La jeune architecte allemande s’inscrit sans hésiter dans la plus petite école d’architecture d’Autriche, que dirige Roland Gnaiger. Enfin ses aspirations se concrétisent dans cet apprentissage d’une architecture bio-climatique, elle y apprend l’intérêt de tirer profit des ressources locales, l’économie en architecture et les technologies des matériaux bruts, tels que le bois et la terre. A la fin de ses études en 2004, Anna Heringer travaille à la conception d’une école à deux étages, intitulée “Handmade in Bangladesh”. Ce projet, qui est pour elle un passage obligé à la fin de ses études, lui permet de vérifier la faisabilité de cette construction. Celle-ci est une proposition d’architecture durable, conçue sur deux niveaux pour répondre au problème d’étalement urbain des maisons en terre du quartier. Son projet se démarque de ceux de ses camarades, qui ont fait abstraction du langage architectural local.134 Elle reçoit son diplôme en 2004 sur cette belle note, qui atteste de ses acquis dans le domaine de l’architecture bio-climatique. Un an après son diplôme, elle devient assistante du département BASEhabitat, tout juste créé par Roland Gnaiger. Ce département propose une nouvelle pédagogie de travail pour les étudiants. Ceux-ci doivent concevoir et construire des projets pour des pays en voie de développement avec l’aide des habitants locaux.135 Anna Heringer participe au premier projet, une maison pour les enfants handicapés à Johannesburg. La philosophie du département est celle du building-workshop136, qui suppose d’étudier les aspects culturels principaux dans plusieurs domaines en lien avec l’architecture, et qui nécessite la participation des étudiants dont on attend qu’ils s’impliquent directement dans la construction. Ceci leur permet d’avoir une réelle expérience de la

82

133  134  135  136

Loc. cit. “Diskussion”, DETAIL, n°4, série Economie, 2007. p.307 Ibid. p.70 Loc. cit.


anna heringer construction et ainsi d’appréhender les difficultés liés à la conception du projet. “Quand ils construisent eux-mêmes un mur, et font l’expérience de l’énergie que cela requiert, le processus devient la chose la plus importante. Ainsi, quand les étudiants vont au marché le soir, et qu’ils découvrent que les maçons achètent avec l’argent qu’ils ont gagné le jour des légumes aux paysans, ils comprennent en quoi l’économie est un tout et comment une communauté entière tire parti d’un projet de développement.” 137 En 2005, Anna Heringer retourne au Bangladesh pour construire son projet de fin d’études, avec la collaboration de l’architecte Eike Roswag dans le quartier de Rudrapur. Trois année plus tard, au même endroit, elle construit un centre de formation pour électriciens suivant les mêmes principes d’éco-construction que l’école précédente. Ces deux projets lui valent le prix Aga Khan d’architecture. En 2010, Anna Heringer remporte le concours pour le centre de formation à la construction durable de la fondation Alliance à Marrakech, mais le projet n’aboutit pas. Plus tard, elle devient de plus en plus impliquée dans l’initiative du département de BASEhabitat. D’abord professeur puis directrice du département, elle y travaille jusqu’en 2011. Cette même année, ayant obtenu une bourse d’enseignement et recherche, elle part pour les Etats-Unis à l’université de Harvard, dans le cadre du Loeb Fellowship. Elle y reste une année. Anna Heringer a su s’entourer de plusieurs personnes dans ces différents projets. Son expérience de volontariat au Bangladesh et sa formation en Autriche lui ont permis de développer une manière de faire de l’architecture écologique propre à ses intérêts : la construction comme catalyseur d’auto-développement, utilisant et tirant profit des ressources locales (matériaux, habitants, énergie), et les performances techniques de l’éco-construction. En 2011, l’UNESCO lui attribue une chaire de professeur, honorera professora en “architecture de terre, culture constructive et développement durable.138

137  138

Loc. cit. Ibid. p.71

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meti handmade school à rudrapur LE PROJET

Le projet se situe dans le village de Rudrapur, quartier pauvre et rural du nordouest du Bangladesh. On compte aujourd’hui environ 165 millions139 d’habitants dans le pays, dont 80%140 vivant en milieu rural. “Le pays du Bengale” a un climat tropical humide et est caractérisé par une saison de forte chaleur humide et une saison des moussons. Le delta du Gange occupe une très large portion du territoire national. La saison des moussons engendre souvent des aléas naturels, tels que de fortes inondations ou des cyclones. Ces aléas sont un réel problème pour les habitants et leurs constructions. En effet, la majorité des habitations sont construites de terre et de bambou, mais manquent de fondations et de structures adéquates. Lors de la saisons des pluies, 70% du pays sont sous l’eau. De ce fait, les constructions sont implantées sur des terrains sur-élevés, mais il arrive souvent que les constructions en terre s’affaissent sous l’effet des pluies diluviennes. Ces constructions ne sont pas conçues pour résister aux caprices du climat et les matériaux industriels tels que la brique et le béton sont trop coûteux à importe: Ils ne sont donc pas une solution. On estime à 10 ans environ la durée de vie de ces maisons en terre.141 Le manque d’infrastructures ne permet pas aux enfants d’avoir accès à l’éducation, qui n’en bénéficient donc qu’en très petit nombre. Mais, c’est dans le village de Rudrapur, de 1500 habitants, qu’Anna Heringer veut apporter son soutien, en créant un projet que l’on peut considérer comme un authentique catalyseur de développement du pays. “La stratégie du projet consiste à transmettre des connaissances et des savoir-faire tout en continuant de les développer, de manière à garantir la meilleure utilisation possible des ressources disponibles. Les méthodes et techniques historiques de construction sont approfondies pour être ensuite enseignées aux artisans locaux, lesquels en retirent eux-mêmes un bénéfice en termes d’image.”142 D’une part, les architectes voulaient moderniser les matériaux bruts tels que le bambou et la terre pour résoudre les problèmes dus à la saison des moussons, et de l’autre ils voulaient que ces nouvelles solutions techniques soient utilisées pour promouvoir l’auto-construction par les villageois. Un retour aux sources comme à l’époque de l’architecture sans architectes, où l’auto-développement était assimilé à l’idée d’échange.

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139  The World Bank, The World Bank, < http://www.worldbank.org > [En ligne], consulté le 10 août 2017. 140  NUSSBAUM Andrea, “handmade architecture”, architektur.aktuell, série résistance, octobre 2016, p.94 141  Loc. cit. 142  (traduction libre) Ibid. p.100


anna heringer “C’est certes une bonne chose de construire une école et de former 25 artisans par la même occasion, et c’est en même temps une action-tremplin. Mais si l’on veut améliorer durablement l’habitat rural, il faut en plus apporter des solutions que pourront reproduire les habitants, l’idée étant de les rendre non-dépendants à l’égard des produits et financements de l’étranger”143 - Carnet de construction d’Anna Heringer, 9 octobre 2005. Le projet du METI (Modern Education and Training Institute) “Handmade” School, porte ce nom parce que l’école primaire a été construite à la force des bras sans l’usage de machines industrielles. De plus, l’école propose un programme d’éducation visant à maximiser les capacités intellectuelles et permettant aux élèves de développer leurs intérêts propres. Cette manière de faire se reflète dans l’architecture généreuse des salles de classe. Le bâtiment est composé de deux volumes; le rez-de-chaussée d’apparence massive, contraste avec l’étage supérieur, d’un volume léger et aéré. Conçue pour 168 élèves, l’école a été construite à l’aide des seules ressources locales: matériaux, techniques et artisans locaux. Toutefois, pour améliorer les techniques de construction traditionnelle, une trentaine d’artisans ont reçu l’apprentissage nécessaire en techniques de construction en bambou, développé en Allemagne et en Autriche. Ces techniques ont pour but d’améliorer la viabilité, la stabilité et la durabilité de la structure du bâtiment. C’est donc le seul apport extérieur que l’architecte a voulu utiliser pour cette construction. Le projet est implanté sur un terrain plat et les deux niveaux du bâtiment le font ressortir par rapport aux constructions voisines. Les constructions environnantes sont généralement construites sur un seul niveau en raison du manque de techniques permettant de construire en hauteur. Le projet de l’école METI se distingue donc par ses deux niveaux, mais propose en outre une alternative pour remédier au manque d’espace utilisable pour la culture. La stratégie principale du projet consiste à améliorer les techniques faisant appel à des matériaux simples - le bambou et la terre, et ainsi former les artisans locaux à ces nouvelles techniques. Pour mener à bien ce projet, Anna Heringer a travaillé en collaboration avec Eike Roswag, un architecte autrichien. A eux deux, tandis qu’il se chargeait des détails techniques, ils ont coordonné le processus de ce projet d’auto-développement. L’ONG Dipshikha et deux organisations allemandes d’aide au développement ont contribué à la réalisation de l’école. Pour ce chantier qui a duré 5 mois, environ 30 artisans et ouvriers locaux ont participé. Cette œuvre collective a permis une construction d’un total de 325m2, faite principalement de bambou, de terre et de paille. 143

(traduction libre) Ibid. p.96

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meti handmade school Ă rudrapur

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anna heringer

Page de gauche (de haut en bas) : Croquis de dessin d’Anna Heringer Couches successives des poses du mélange terre-paille Sur cette page : Vue de la façade principale

Sources : URL : < http://housevariety.blogspot.be/2011/09/meti-handmade-school-by-anna-heringer. html#.WZPrdhRGjpY> © Kurt-Hoerbst, photographe 87


meti handmade school à rudrapur Les fondations, d’une profondeur de 50cm, sont construites en briques cuites au four afin d’éviter le problème des remontées d’eau par capillarité. Une couche d’isolation faite d’un double film en polyéthylène (PE) acheté au marché local permet de rendre étanche les fondations, le tout étant recouvert d’un parachèvement en béton pour protéger la surface. Ce travail a été fait par des professionnels d’une entreprise de construction locale d’un village voisin.144 Le rez-de-chaussée, exemple d’architecture bio-climatique, est composé de murs porteurs d’une épaisseur de 70 cm, ce qui assure plus de fraicheur durant les fortes chaleurs. Ces murs sont faits d’un mélange de terreau et de paille qui est produit grâce au piétinement des vaches et des buffles d’Inde.145 La première étape est la pose d’une première couche de ce mélange, qui est laissé à sécher pendant deux jours, suivie d’un premier rabotage pour donner la forme voulue. Un autre temps de séchage est à nouveau nécessaire. Ces couches horizontales successives sont répétées quatre fois et demande donc plusieurs semaines pour permettre à l’ensemble de sécher. Durant les troisième et quatrième couches, des linteaux sont insérés pour recevoir les fenêtres et les portes. Les portes, à la seule exception, sont en bois. Le rez-de-chaussée accueille les trois salles de classe pour les travaux de groupe. Parallèlement aux classes, les architectes ont conçus des compartiments en forme de petites grottes pour que les enfants puissent s’épanouir. Ces espaces ovoïdes creusés à l’échelle d’un enfant, sont liés à la philosophie d’éducation de l’école, elles proposent aux enfants un espace pour méditer et se reposer. Elles sont construites à l’aide d’une structure en bambou, recouverte d’une couche de terre et de paille torsadée, et l’intérieur est parachevé par une couche de terre rouge ocre.146 Le concept classique d’éducation n’est pas envisagé, les classes sont faites pour permettre une organisation libre et flexible de l’espace de classe. Ceci se reflète dans la conception architecturale et amène une petite touche ludique. Le bambou, comme matériau de prédilection, compose le premier étage et le plafond du rez-de-chaussée. Des tiges de bambou, des plaques de bambou et un remplissage de terre, forment le plancher du premier étage.147 Une structure composée de quatre couches de tiges de bambous est utilisée pour faire des poteaux verticaux et horizontaux qui constituent le cadre pour les murs et le toit. Contrairement aux attaches traditionnelles, des tiges en acier et des attaches en nylon permettent de fixer les jonctions des poteaux de bambou et un raccordement

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144  145  146  147

“Diskussion”, DETAIL, n°4, série Economie, 2007, p.308 FINCH Paul, “Earth Works”, The Architectural Review, n°1318, décembre 2006, p.40 DETAIL n°4, Op. cit. p.308 FINCH Paul, Op. cit. p.40


anna heringer croisé permet à la structure de bambou de répartir les charges. Les poteaux horizontaux du plancher sont construits en forme de treillis servant à la fois de plancher et de support pour reprendre les charges des poutres verticales du cadre structurel. Ainsi, la structure visible à l’extérieur met en valeur ces améliorations techniques de la construction en bambou, et le revêtement des murs extérieurs à l’étage, en lattes de bambou, termine l’ensemble. A l’intérieur, un banc en argile qui borde le périmètre de la grande salle de classe, sert aussi de renfort pour empêcher que les fortes rafales de vents emportent la structure du toit. Enfin, de la tôle ondulée est posée sur toute la longueur du toit. Pour les finitions, le sari, tissu coloré et utilisé comme vêtement traditionnel au Bangladesh, a servi pour vivifier l’intérieur des classes. La salle du haut est lumineuse et ample, pour partie du fait de la légèreté de la structure en bambou, et aussi grâce à cette touche de couleur des saris. Ces nouvelles méthodes de construction hybrides portent la promesse de vraies solutions d’auto-développement pour la population. Elles permettent de créer de l’emploi et profitent au commerce local, à l’inverse de l’importation de matériaux industriels, qui ne profiteraient qu’aux entreprises étrangères. Les efforts collectifs ont permis que ce projet s’enracine dans son contexte. Les matériaux bruts ont fait la preuve de leur efficacité et un processus d’autodéveloppement a été engagé. Le collaborateur d’Anna Heringer, Eike Roswag, explique que le projet à coûté moins de 50% d’une construction comparable en briques, et l’école du village de Rudrapur ne sert pas uniquement aux élèves, car en dehors des cours, d’autres événements sont organisés en faveur de la communauté. Grâce à la maitrise du low-cost et d’un usage hybride du low-tech, Anna Heringer a su démontrer au travers de ce projet le rôle de l’architecte, qui est de créer des lieux signifiants respectant l’identité culturelle du lieu.

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meti handmade school à rudrapur

FIG 3. SYNTHESE NÉO-VERNACULAIRE CRITÈRES

VERNACULAIRE
 LOCAL

- ! METI HANDMADE SCHOOL

UNIVERSALISME
 GLOBAL

MÉDIATION CRITIQUE DU GLOCAL

MODES D’HABITER emploi de main d’oeuvre locale MANIÈRES DE FAIRE

savoir-faire des artisans locaux

! ! !

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transmission de nouveaux savoirs-faire

auto-développement
 
 auto-construction

terre (boue) & paille

techniques bio-climatique occidental

modernisation de la terre : murs porteurs épaisseur 70cm

bambou

améliorations des techniques en bambou développées en Allemagne et en Autriche

modernisation du bambou

mélange de terre et de paille (piétinement des vaches et des buffles d’Inde)

fondations pour éviter la remontée par capillarité de l’eau

fondations en briques de 50cm, couche d’isolation en PE pour l’étanchéité

MATÉRIAUX

TECHNIQUES

créer de l’emploi


ANALYSE

Le projet de l’école METI peut être considéré comme un exemple d’architecture bio-climatique, car la modernisation des techniques faisant appel à la terre et au bambou a permis de répondre aux exigences d’une construction durable, capable de résoudre les problèmes que pose la saison des pluies. L’architecte allemande a su tirer le meilleur parti des ressources locales de la région : les techniques traditionnelles, les artisans et matériaux locaux ont permis de concevoir un projet naturellement adapté aux usagers. Il n’a donc pas fallu ressortir à des techniques mécanisées et, de toute manière, il n’y avait pas d’électricité. Seule la force des bras et des animaux a suffi à la réalisation du projet, ce qui témoigne d’autant plus d’une architecture prenant en compte les particularités du site. Néanmoins, l’accent n’est mis que sur l’amélioration de techniques constructives et non pas sur les modes d’habiter. Par contre, l’espace conçue pour l’école est nouveau, car il est en relation avec un nouvel apprentissage. Ces nouveaux espaces offrent des modes de vie différents, mais les élèves ont une prise existentielle sur l’espace du projet, car ils peuvent s’identifier à la construction grâce aux travail des artisans et des matériaux, qui sont enracinés dans le lieu. Anna Heringer peut donc se prévaloir d’avoir réalisé un retour aux sources dans la construction de ce projet d’école. Elle a su comprendre la vocation du lieu, c’est-à-dire le genius loci, en tentant compte des ressources locales, de telle façon que l’architecture s’inscrive complètement dans son contexte.

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comparaison des analyses des projets


les héritiers du régionalisme critique ?

Dans le cadre de la problématique qui nous intéresse, il est intéressant de comparer la grille d’analyse faite pour chaque étude de cas. Ainsi, chaque tableau synthétise les points forts des projets selon ces trois critères : les emprunts du vernaculaire, les techniques et savoir-faire importés d’occident, et la médiation critique du global au local. Nous avons pu observer que ces trois projets peuvent être considérés comme autant d’exemples d’une nouvelle architecture vernaculaire, car les architectes ont su, tout en mettant à profit leur savoir-faire occidental, développer un esprit critique permettant de répondre aux besoins particuliers des communautés rurales de pays en développement, en appliquant autrement dit une vision arrière-gardiste, prônant le local au global.

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comparaison des analyses des projets !

! !

FIG 4. COMPARAISON DES ÉTUDES DE CAS

POST-TSUNAMI HOUSE

l’entraide de la communauté

ECOLE PRIMAIRE DE GANDO

EMPRUNTS DU VERNACULAIRE CRITÈRES ombre que procure les arbres

METI HANDMADE SCHOOL

terre crue (argile)

bambou

terre (boue) & paille

emploi de main d’oeuvre locale

terre crue (argile)

recyclage de fers à béton & tôle ondulé

mélange de terre et de paille (piétinement des vaches et des buffles d’Inde)

séparation des espaces masculin & féminin

arbre du caoutchouc
 (ficus elastica)

force communautaire techniques traditionnelles (martelage du sol par les femmes)

savoir-faire des artisans locaux

terre compressée en blocs

sanitaires et la cuisine sont à l’extérieur de la maison

MODES D’HABITER

MANIÈRES DE FAIRE

MATÉRIAUX

TECHNIQUES

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IDENTITÉS CULTURELLES CONCEPTION


tableau – emprunts du vernaculaire Nous voyons que les projets relatifs aux deux écoles tiennent compte avant tout du caractère du lieu naturel, tandis que le projet de réhabilitation de maisons tient surtout compte des modes d’habiter spécifiques à la culture du lieu. Dans ce tableau, il est intéressant de constater que l’emploi de main-d’oeuvre locale et les savoir-faire des artisans locaux offrent le potentiel de mettre sur les rails l’auto-développement et l’auto-construction à l’aide d’améliorations techniques apportées par les architectes. Par ailleurs, chaque projet utilise la terre crue comme matériau principal de construction. Nous pouvons en déduire que la construction en terre crue est un matériau adapté aux communautés rurales des pays en voie de développement. Elle a été l’élément de construction privilégié des premières civilisations et démontre aujourd’hui encore ses avantages. Comme second choix de matériau, chaque architecte a voulu employer un matériau largement disponible sur place: Shigeru Ban s’est servi de l’arbre à caoutchouc pour ses meubles, Francis Kéré a recyclé des fers à béton et de la tôle ondulé pour sa double toiture, et Anna Heringer a choisi le bambou. Nous pouvons voir que le choix des matériaux a été important pour l’économie des projets. Chaque architecte a eu recours à ces matériaux parce qu’ils étaient bon marché et surtout parce qu’ils appartenaient au lieu. Les trois architectes ont recouru à des techniques diverses et particulières : de la terre compressée en blocs, le martelage du sol par les femmes et leurs enfants, et le piétinement des vaches pour mélanger la boue et la paille. Ces techniques simples et anciennes sont la preuve que le tiers monde a toujours su trouver sur place les ingrédients et les méthodes dont il avait besoin pour ses constructions.

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comparaison des analyses des projets !

! !

CRITÈRES MODES D’HABITER

MANIÈRES DE FAIRE

MATÉRIAUX

TECHNIQUES

ECOLE PRIMAIRE DE GANDO

calculs, dessins et maquette pour convaincre

fers à béton
 
 tôle ondulé

METI HANDMADE SCHOOL

améliorations des techniques en bambou développées en Allemagne et en Autriche

fondations pour éviter la remontée par capillarité de l’eau

machine de presse pour briques de terre compressée (BTC)

techniques bio-climatique occidental

transmission des nouveaux savoirs-faire

TECHNIQUES ET SAVOIRS-FAIRE OCCIDENTAL

FIG 5. COMPARAISON DES ÉTUDES DE CAS

POST-TSUNAMI HOUSE

plus-value de l’architecte 
 
 savoirs-faire occidentale de l’architecture

ciment + mortier

pré-fabrication de meubles

brique en forme de LEGO pour imbrication

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IDENTITÉS CULTURELLES CONCEPTION


tableau – tECHNIQUE ET SAVOIR-FAIRE OCCIDENTAL

Ce deuxième tableau comparatif montre que le rôle de l’architecte occidental a su démontrer sa plus-value au travers des constructions réalisées dans ces pays en voie de développement. Les architectes donnés en exemple ont notamment su adapter les techniques de l’architecture bio-climatique aux particularités des lieux. Chacun des trois architectes a pris conscience de l’importance de transmettre son savoir-faire pour impulser le développement du pays. La technique et la science occidentale a montré son efficacité pour solutionner les problèmes dus aux aléas naturels. Les fondations durables en sont un bon exemple.

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comparaison des analyses des projets

CRITÈRES MODES D’HABITER

MANIÈRES DE FAIRE

MATÉRIAUX

TECHNIQUES

débords de toiture & espace-tampons ventilés = espaces ombragés

architecture low-tech bio-climatique :
 la double toiture

moderniser la terre : confort thermique et durabilité

METI HANDMADE SCHOOL

fondations en briques de 50cm, couche d’isolation en PE pour l’étanchéité

modernisation de la terre : murs porteurs épaisseur 70cm

modernisation du bambou

créer de l’emploi, réduire l’exode rural

auto-développement
 
 auto-construction

ECOLE PRIMAIRE DE GANDO

MEDIATION CRITIQUE DU GLOBAL AU LOCAL!

FIG 6. COMPARAISON DES ÉTUDES DE CAS

POST-TSUNAMI HOUSE

ces modes d’habiter sont regroupés dans un noyau central
 
 cour couverte où s’articule les pièces techniques et permet une organisation flexible des espaces 
 = lieu signifiant

utilisation de matériaux locaux donc pas chers, sèchent naturellement

meubles pré-fabriqués, accélère la construction

facilité de construction, permet aux étudiants et villageois de participer

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IDENTITÉS CULTURELLES CONCEPTION


tableau – mediation critique du glocal

Le résultat d’une analyse en profondeur des lieux par chaque architecte est représenté dans ce troisième tableau comparatif. Nous constatons que pour créer ces lieux signifiants, les architectes ont dû marquer une distance envers l’optimisation de la technologie avancée et le repli constant des techniques traditionnelles. C’est bien grâce à cet esprit arrière-gardiste qu’ils ont pu innover et améliorer les constructions. La modernisation des techniques faisant appel aux matériaux bruts, tels que la terre et le bambou est le fruit du processus ouvrant la voie à une architecture vernaculaire contemporaine. Les études de cas qui précèdent montrent bien l’usage qu’ont su faire les trois architectes des matériaux locaux, en affirmant du même coup leur volonté de préserver l’idée d’appartenance.

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conclusion

Face à cette problématique de la capacité de modernisation du traditionnel, nous voyons que les adeptes du régionalisme critique, c’est-à-dire les architectes ayant adopté une attitude arrière-gardiste, ont réussi à faire prospérer l’héritage culturel d’un lieu et à faire accéder les cultures nationales à la civilisation universelle. Pour procéder à un retour aux sources, il faut créer des lieux signifiants pour que les habitants puissent s’identifier et s’orienter dans ce lieu artificiel. Dès lors que c’est cette quête qui l’anime, l’architecture se doit de puiser dans les emprunts vernaculaires et ainsi entretenir les identités culturelles du lieu. Par contraste avec les propos de Valéry Didelon, ces trois études de cas ont prouvé que les architectes ont su s’emparer des particularités vernaculaires du lieu sans pour autant leur faire perdre leur altérité, et qu’au contraire, ils ont su comment mettre en valeur l’emprunt au vernaculaire au profit d’une nouvelle architecture alternative. Effectivement, cette nouvelle architecture vernaculaire montre que le dilemme dont il a été question précédemment n’est pas sans solution. En réponse au postulat paradoxal émis par Paul Ricoeur, on remarquera que ses propos datent de plus d’un demi-siècle et que depuis, la donne a changé. Les stratégies du régionalisme critique de Kenneth Frampton proposaient déjà une amorce de solution pour réfuter le paradoxe contenu dans cette logique fataliste. Les trois architectes nous semblent être les héritiers du régionalisme critique car ils ont eu soin de préserver le passé culturel d’un peuple tout en mettant modestement à son service la rationalité scientifique acquise lors de leurs études en architecture. Les projets que nous avons examinés ici sont à considérer comme des solutions alternatives au paradoxe précité, et se démarquent de la manière particulière de faire de l’architecture néo-vernaculaire. En visualisant l’esprit du lieu pour enraciner le projet dans son milieu, chaque architecte a procédé différemment. Comment ? : Shigeru Ban, dans son projet de réhabilitation, s’est concentré sur l’intégration des modes d’habiter particuliers de son architecture innovante; Francis Kéré, dans sa quête d’amélioration des conditions de vie des écoliers, a misé sur la modernisation des techniques d’emploi de la terre séchée et sur la ventilation naturelle; enfin, Anna Heringer a su tirer profit de toutes 100


les ressources disponibles localement pour créer un espace existentiel. Grâce aux emprunts vernaculaires, chaque projet a sa raison d’être. Toutefois, nous observons aussi une suite d’éléments récurrents dans leurs projets. En résulte un ensemble de méthodes dont pourraient utilement s’inspirer les architectes désireux de pratiquer une architecture vernaculaire contemporaine: • • • •

Recueillir de l’information sur les caractéristiques culturelles d’un lieu et observer ses particularités. Quelles sont les identités culturelles du lieu ? Quelles ressources locales sont disponibles ? Travailler directement avec la communauté / les habitants pour établir cette dimension existentielle en relation au lieu. Employer de la main-d’oeuvre locale (artisans) pour en faire bénéficier l’économie du pays et ainsi impulser son développement. Transposer les nouvelles techniques constructives ou solutions techniques dans le but de couvrir des besoins primaires et ainsi mettre sur les rails l’auto-développement par l’auto-construction.

Sur la base de ces méthodes, une remise en question s’impose quant à la plus-value de l’architecte occidental désireux de mettre son art au service des pays en développement. Au final, on peut se demander, lorsque les techniques transmises sont appropriées et adaptées aux peuples auxquels elles sont destinées, si le rôle de l’architecte correspond encore à ce qu’il est supposé être en Occident. Ou alors, est-ce que, comme le dit Francis Kéré, le rôle de l’architecte dans ces pays n’est-il pas plutôt celui d’un chef d’orchestre conduisant des musiciens talentueux ? Approfondir ces questions nécessiterait de mener plus avant ce travail d’analyse en s’attardant à chaque projet contemporain qui entend s’inspirer de l’architecture vernaculaire. Idéalement, la grille d’analyse que nous avons proposée devrait aussi accorder une plus large place au critère du genius loci dans les tableaux comparatifs. Il pourrait être utile également d’appliquer les critères d’une nouvelle architecture vernaculaire dans le cadre de projets se situant hors du contexte étudié, car ces nouvelles architectures vernaculaires sont réalisées pour des peuples dans le besoin. Dès lors, plusieurs questions surgissent : Est-ce que ces méthodes peuvent être appliquées à des projets qui ne doivent pas répondre aux besoins primaires de l’homme ? Est-ce possible que l’architecture vernaculaire contemporaine ne dégénère pas dans un système universel, dans un monde où l’architecture tend à être homogénéisée ? Peut-on inverser le processus, c’est-à-dire importer ces manières de faire de la nouvelle architecture vernaculaire en Occident, pour un hypothétique retour aux sources ? Certes, la dimension existentielle est déjà présente dans les projets d’architectes tels que 101


conclusion Alvar Aalto, Jørn Utzon, Alvaro Siza et Aldo Rossi parmi tant d’autres, car ces projets tiennent compte du genius loci, mais plus concrètement, peut-on importer d’autres types d’architecture vernaculaire en Occident, dans le but, par exemple, d’apporter à nos sociétés de plus en plus soucieuses d’écologie des solutions plus archaïques mais profitables ? En guise de conclusion, il m’apparaît clairement, grâce aux ouvrages de Christian Norberg-Schulz où est développé le concept de genius loci, que ces projets qui s’inspirent de l’architecture vernaculaire ne traitent pas de l’architecture sous le seul point de vue physique, mais plus profondément sous celui de ses implications psychiques, car l’idée est que l’humanité puisse retrouver sa prise existentielle dans ce monde au travers de l’art de bâtir. Cette dimension existentielle en relation au lieu, je la considère comme atemporelle, car tant que l’homme manifeste son existence, son identité dépendra de son appartenance aux lieux. L’histoire de l’architecture vernaculaire nous montre que nous avons toujours eu un rapport étroit avec notre milieu naturel. Dans ce sens-là, s’inspirer de cette forme d’architecture est une manière de trouver un point d’appui existentiel. Dès lors, l’architecture m’apparaît comme une symbolique de l’homme, capable de représenter nos valeurs d’identité culturelle, car elle est aussi et surtout un “ ‘art de vivre’ pouvant rendre l’existence humaine riche de sens, et ce sens est le besoin fondamental de l’homme.” 148

148  NORBERG-SCHULZ Christian, Genius Loci: Paysage, Ambiance, Architecture, Bruxelles: Pierre Mardaga, Deuxième édition, coll. Geert Bekaert, 1981. p.23 102


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remerciements

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L’élaboration de ce mémoire a été possible grâce à l’aide et aux contributions de plusieurs personnes à qui j’aimerais adresser mes sincères remerciements. Tout d’abord, je tiens à remercier mon promoteur Victor Brunfaut pour son soutien et ses conseils. Je remercie aussi ma famille pour m’avoir encouragé tout au long de mes études. Je souhaite particulièrement remercier mon père pour sa précieuse aide à la relecture et à la correction de mon mémoire. Enfin, je remercie mes amis, Jonas, Manu et Solène pour leur avis critique et leur camaraderie durant la réalisation de ce mémoire.

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