DISCOURS Par Stanley Morison
TYPOGRAPHIQUE Et Kurt Scwhitters
Premiers principes de la
typographie
Par Stanley Morison ~1930~
I On appelle caractères d’imprimerie ou caractères typographiques les lettres de l’alphabet qui ont été jetées en moule, ou fondues, en vue d’être reportées sur le papier ; l’empreinte ainsi obtenue est une impression. Mais toute reproduction d’un relief quelconque est une impression. Aussi dit-on impression typographique lorsqu’il est question de celle qui s’obtient à l’aide de reliefs nommés caractères – ou archaïquement lettres moulées. La forme de ces caractères et leur disposition exacte sur le papier choisi supposent une certaine habilité dans l’art typographique. Pour définir l’art typographique on pourrait dire qu’il consiste à disposer correctement les éléments d’impression en vue d’un but défini ; à composer les caractères, à repartir l’espace et à agencer la composition de manière à faciliter au maximum le travail du lecteur et sa compréhension du texte. L’art typographique est le moyen approprié en vue d’un but essentiellement utilitaire, et qui n’est esthétique que tout à fait incidemment, le plaisir des yeux étant rarement la préoccupation principale du lecteur. C’est pourquoi, quelles qu’en soient par ailleurs les
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intentions, tout agencement typographique est mauvais qui vient à s’interposer entre l’auteur et le lecteur. Il s’ensuit que dans toute mise en page de livres destinés à être lus et relus, il y a peu de place pour le « brio » typographique. Aux yeux d’un lecteur, même la platitude et la monotonie sont moins agaçantes dans une composition que les excentricités voire les divertissements typographiques. Ces tours d’adresse sont souhaitables, voir même indispensables dans la typographie de propagande, qu’elle soit en la faveur d’un commerce, d’une politique ou d’une religion ; parce que, dans ce domaine, seule la typographie la plus surprenante a quelque chance de vaincre l’inattention. La typographie des livres au contraire, sauf la catégorie des éditions à petits tirages, exige un respect presque absolu des conventions – et non sans raison. L’imprimerie étant essentiellement un moyen de diffusion, il ne suffit pas qu’elle soit bonne en soi – il faut aussi qu’elle soit bonne en vue d’un but commun. Les limites imposées à l’imprimeur sont plus étroites à mesure qu’augmente la diffusion. Il peut risquer une expérience dans un livret tiré à 50 exemplaires, mais il ne fera pas preuve d’un grand bon sens s’il répète le même genre d’expérience avec le même livret tiré à 50 000. De même, une innovation qui viendrait fort à propos dans une brochure de 16 pages, sera tout à fait hors de saison dans un livre de 160 pages. Il entre dans l’essence même de la typographie, et il est de la nature même du livre imprimé en tant que tel, d’exercer une fonction publique. Pour l’usage privé, pour l’exemplaire unique, il y a la copie manuscrite, le codex ; aussi y a-t-il quelque ridicule à tirer un exemplaire
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unique d’un livre, encore qu’il soit parfaitement légitime de limiter le nombre d’exemplaires lorsqu’il s’agit d’une expérience typgraphique. Il est toujours souhaitable que des expériences soient faites et il est affligeant que les « travaux de laboratoire » soient aussi rares et aussi timides. Ce qui manque à l’art typographique d’aujourd’hui ce n’est pas tant l’inspiration ou le renouvellement que l’esprit de recherche. L’objet de cet essai est de formuler quelques principes bien connus des imprimeurs, que toutes les expériences ne font que confirmer, et que quelques amateurs souhaiteraient peut-être soumettre à leurs propres investigations.
II Les lois qui régissent la typographie des livres destinés à connaître une large diffusion sont fondées d’abord sur la nature même de l’écriture alphabétique, ensuite sur les usages, explicites ou tacites, qui sont en vigueur dans la société pour laquelle l’imprimeur travaille. Il est assu- rément possible de donner un style typographique uniforme à tous les livres confectionnés sur l’étendue d’un territoire national donné ; mais il est exclu de formuler une recette universellement applicable à tous les livres composés en caractères romains. Une tradition nationale s’exprime dans la manière de distribuer la matière dans livre, ses titres, sous-titres, dédicace, préface, chapitres, etc., non moins que par le dessin du caractère. Du moins y a-t-il pour la composition des lignes du texte quelques règles invariables auxquelles tous les imprimeurs qui connaissent leur
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métier se soumettent. Le caractère romain normal (dans sa forme la plus simple, sans signes particuliers, etc.) comprend une version droite et une autre inclinée.
abcdefghijklmnopqrstuvwxyz abcdefghijklmnopqrstuvwxyz abcdefghijklmnopqrstuvwxyz abcdefghijklmnopqrstuvwxyz abcdefghijklmnopqrstuvwxyz L’imprimeur doit se montrer très prudent dans le choix d’un caractère, et se dire que plus il aura à s’en servir, plus il convient que son dessin soit aussi proche que possible de l’image indéterminée qui flotte dans l’esprit des lecteurs et qui sont eux-mêmes nécessairement influencés par leurs lectures courantes : magazines, journaux, livres. Il n’y a pas de mal à imprimer une carte de Noël en caractères gothiques ; mais qui se soucierait de nos jours de lire tout un livre dans ces caractères ? J’ai le droit de tenir, et je tiens, que les caractères gothiques sont plus homogènes, plus alertes et plus économiques que les mornes et ronds caractères romains que nous utilisons ; mais je ne peux m’attendre à voir les gens d’aujourd’hui lire un livre composé en gothique. Les caractères d’Alde Manuce et de Caslon sont les uns et les autres relativement ternes ; mais tels qu’ils sont, notre société les a adoptés et l’imprimeur, en tant qu’il est au service de sa communauté, doit utiliser ces caractères-là,
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ou un de leurs dérivés. Il ne conviendrait pas qu’un imprimeur s’avise de dire : « Moi, je suis un artiste, et personne n’a à me dire ce que je dois faire. Je veux créer mon propre alphabet ». Car, dans son modeste métier, aucun imprimeur n’est un artiste en ce sens-là. De même, il n’est plus question à présent, comme il fut pendant quelque temps dans les touts débuts du métier, de faire adopter par la société des caractères fortement marqués d’une empreinte personnelle – parce qu’une société littérairement évoluée constitue une masse beaucoup plus considérable et par conséquent beaucoup plus lente à changer. Le dessin des caractères évolue à l’allure des plus conservateurs parmi les lecteurs. Aussi un bon dessinateur se rend-il compte que, pour être réussie, une nouvelle fonte doit être telle que fort peu de gens distinguera ce qu’elle apporte de neuf. Lorsque les lecteurs ne remarquent même pas la parfaite discrétion et l’exceptionnelle discipline d’un nouveau caractère, c’est qu’il s’agit probablement d’une bonne lettre. Mais pour peu que mes amis trouvent que la larme de mon « r » bas de casse ou la boucle de mon « e » minuscule est assez amusante, on peut être sûr que la fonte serait meilleure sans l’une et sans l’autre. Pour avoir une chance de voir le jour, sans même parler de faire carrière, un caractère ne doit être ni très « différent » ni très « amusant ». Voilà pour les caractères. Tout imprimeur dispose aussi d’espaces et de garnitures qui font partie de son matériel typographique courant, de lamelles métalliques appelées filets, accolades, et enfin d’une collection plus ou moins disparate d’ornements tels que : bandeaux, culs-de-lampe, fleurons, initiales ornées vignettes et bordures. Une autre ressource
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pour la décoration est à portée de sa main, c’est le tirage en couleur ; suivant un instinct éprouvé, le rouge est la couleur la plus employée. Des lettres grasses sont utilisées pour donner du relief. Les « blancs » forment une part importante dans l’équipement d’un atelier de composition – les marges, les blancs, etc. étant composés de ce qu’on appelle les garnitures. Le choix et l’agencement de ces éléments constituent ce qu’on entend par composition. L’imposition consiste à disposer la composition sur la feuille. Le tirage suppose l’impression dans l’ordre voulu, la surimpression en repérage (en registre), le réglage de l’encrage, et la netteté de la page imprimée. Enfin la teinte, le grammage et la nature du papier entrent pour une bonne part dans la réussite finale. L’art typographique, donc, gouverne la composition, l’imposition, l’impression et le papier. Quant au papier, il est du moins indispensable qu’il soit propre à rendre la qualité de la composition ; quant à l’imposition, elle doit être telle que les marges soient proportionnées à l’espace occupé par le texte et fassent une place suffisante pour les pouces et les doigts au bas et sur les côtés de la page. Les marges à l’ancienne mode sont élégantes en soi et plaisantes dans un certain type de livres, mais elles ne conviennent évidemment pas dans les livres dont les dimensions sont nécessairement petites ou étroites, ou qui sont destinés à être mis en poche. Dans ce cas et dans plusieurs autres types de livres, le texte sera centré dans la page et disposé légèrement au-dessus du milieu géométrique. L’imposition est l’élément le plus important en typographie – car il, n’est pas une seule page, si bien composée soit-elle, que l’on puisse admirer si la mise en page est
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négligée ou maladroite. Dans la pratique courante ces questions d’importance sont en général bien observées ; on peut donc affirmer en gros que les livres actuels se présentent bien. Même un travail mal composé peut avoir bonne apparence si l’imposition est satisfaisante – une bonne imposition peut en effet racheter une mauvaise composition, tandis qu’une bonne composition serait irréparablement compromise par une mauvaise imposition.
III C’est pourquoi, le maquettiste d’un livre commence par fixer l’imposition et aborde ensuite les détails de la composition. Les principes fondamentaux de la composition n’appellent pas de longs commentaires puisqu’ils découlent nécessairement de des conventions de l’impression en caractères romains telles qu’elles sont reçues par ceux pour lesquels nous imprimons. La question est relativement simple. Premièrement, il est certain que l’œil ne lit pas aisément un grand nombre de mots composés de lettres formées de pleins et de déliés fortement contrastés ; deuxièmement, il n’est pas moins certain que l’œil ne lit pas aisément une masse de mots, même s’ils sont composés dans une lettre bien conçue, dès l’instant où les lignes dépassent une certaine longueur. L’œil du lecteur le plus exercé ne peut saisir plus qu’un certain nombre de mots dans une grandeur donnée si la longueur de la ligne n’est pas proportionnée. Troisièmement, la pratique prouve que la dimension du caractère doit être proportionné à la
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longueur de la ligne. L’observation de ces principes épargnera au lecteur le risque de lire deux fois la même ligne. La longueur moyenne de ligne que l’œil du lecteur suivra sans difficulté comprend dix à douze mots. Cependant, le maquettiste, tout en faisant du mieux qu’il peut pour respecter cette donnée physiologique, se trouve journellement devant des circonstances de force majeure qui l’empêchent de recourir au caractère adéquat, et l’obligent à utiliser un caractère relativement petit. Pour palier le risque envisagé, il augmente, en bonne logique, l’interligne, écartant les lignes de telle sorte que l’œil parcourt commodément une ligne du début à la fin, et passe sans ambages de la fin de l’une au commencement de la suivante. Ce recours à l’interligne, que d’aucuns dénoncent comme un mal absolu, est une nécessité inévitable dans bon nombre d’imprimés ; un maquettiste qui connaît son métier, et qui se sert au mieux de son matériel, se servira de même, à l’occasion, des interlignes. L’opinion orthodoxe des puristes, selon laquelle l’interligne affaiblit en toutes circonstances la composition, ne tient pas à l’examen. Au contraire, il est constant que le manque d’interligne peut complètement gâcher même une composition en grands caractères ; si bien qu’il est vrai de dire que l’emploi intelligent de l’interligne est ce qui fait toute la différence entre un imprimeur compétent et un imprimeur qui ne l’est pas. Un caractère peu différencié peut rendre cette pratique recommandable. Il est par exemple clair que le caractère qui est sous les yeux du lecteur, et qui se présente avec des lettres ascendantes et descendantes d’une certaine longueur ne réclamerait aucun interligne à moins d’être
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composé en lignes excédant neuf centimètres. Il existe par contre d’autres caractères dont les lettres ascendantes et descendantes sont plus courtes et dès lors propres à supporter un interligne par principe plutôt que par exception. Le Baskerville est un caractère qui gagne toujours à être interligné. Quant à déterminer la quantité d’interligne qu’il convient d’ajouter, c’est une question qui ne se régit pas uniquement par l’examen des lettres longues du haut et du bas, ni par le choix du corps ; il faut aussi compter avec l’encombrement (la chasse) du caractère – certains caractères étant étroits par rapport à leur hauteur, d’autres larges. Un texte composé dans un caractère rond, ouvert, ample, qui a été choisi pour son approche spacieuse (c’està-dire, parce que les intervalles entre les lettres sont ou paraissent plus grands en raison des arrondis des « c », « o », « e », « g ») gagne en cohésion lorsqu’il reçoit un interlignage satisfaisant. On prétend souvent qu’une composition très aérée n’a rien d’admirable en soi ; à quoi on pourrait fort bien répondre qu’en général l’imprimeur est tenu de suivre les indications de son client ; que souvent il doit déférer aux vœux de l’artiste qui illustre l’ouvrage ; et qu’il n’est pas rare que l’éditeur le mette dans la nécessité d’utiliser un format déterminé par des considérations parfaitement étrangères à la nature du travail. En outre, il est évident que l’espacement entre des mots composés dans un caractère étroit peut être moindre que l’espacement entre des mots composés dans un caractère rond et ample. Lorsqu’il n’y a pas d’interligne et que, pour des raisons extérieures, la composition est obligatoirement serrée, il peut être favorable à la lecture de « blanchir »
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entre les paragraphes, même s’il en résulte que les pages sont d’inégales longueurs. En divisant la matière, il importe d’observer que la première phrase d’un ouvrage doit manifestement apparaître comme telle. C’est ce que l’on obtiendra par l’emploi d’une grande initiale ; en composant le premier mot en CAPITALES, ou en petites capitales ; en C APITALES et petites capitales ; ou en sortant le premier mot dans la marge. Sous aucun prétexte on ne fera une rentrée au départ d’un chapitre, parce qu’une rentrée devrait servir à marquer (et marquera toujours) les subdivisions suivantes dans le texte, à savoir les paragraphes. La suppression des rentrées d’alinéas est tout simplement une pratique indésirable ; les remplacer par la composition en capitales ou en petites capitales du premier mot n’est pas plus heureux. La profondeur d’une rentrée d’alinéa sera suffisante pour être aperçue. Comme il doit y avoir un rapport visible entre ces deux dimensions, et qu’elles doivent présenter des proportions agréables à l’œil, la hauteur de la page sera déterminée par sa largeur, il semble que les formes rectangulaires soient plus plaisantes que les formes carrées ; et puisque le rectangle horizontal a pour conséquence que la ligne devient démesurément longue, et que la disposition sur deux colonnes est ennuyeuse, le rectangle vertical est devenu la norme de la page. Tels sont donc les éléments de la typographie ; et un volume formé de pages composées conformément donnera généralement satisfaction. Il ne reste plus que les titres courants et la pagination. En alignant les titres courants vers l’intérieur du dos, à gauche et à droite, deux pages
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sont ramenées à l’unité ; mais les titres courants peuvent aussi bien être alignés vers l’extérieur, ou centrés. La pagination peut être centrée au pied de la page ; ou alignée en tête aux extrémités (extérieures, de préférence, pour faciliter les références)‑ ; mais elle ne peut être centrée en tête sous peine de supprimer le titre courant – ce qu’il ne faut faire que par exception. Les titres courants peuvent être composés dans les capitales du texte, en petites capitales ou en bas-de-casse du texte, ou dans une combinaison de grandes et de petites capitales. Les grandes capitales toutefois donnent un relief excessif à un élément de répétition qui n’intervient, en ordre principal, que pour la commodité des bibliothécaires et des lecteurs qui cherchent à identifier des feuillets détachés. Composé en capitales et en bas-de-casse, le titre courant manquera d’uniformité, si bien qu’il est préférable d’employer des petites capitales que l’on ferra bien d’interlettrer, car sans cette intervention la construction uniformément rectangulaire et perpendiculaire des capitales s’oppose à une lecture instantanée. Les grandes capitales serviront à la composition des titres de chapitres accompagnés de chiffres romains en petites capitales les unes et les autres interlettrées. Le lecteur parcourant des yeux le blanc qui en général sépare la fin d’un chapitre du commencement du chapitre suivant éprouvera qu’un blanc invariable en tête d’un nouveau chapitre est un procédé agréable, qui lui épargne l’impression d’être débordé, noyé dans le texte.
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IV Ces instructions élémentaires valent pour le principal, pour le corps du livre. Il reste à parler de ce qui précède le texte (titre, préface, introduction, dédicace) qui est souvent assez compliqué au point de vue de l’ordonnance aussi bien qu’au point de vue de la mise en page. Avant de procéder à un examen plus approfondi, commençons par résumer nos acquis – en les condensant dans une formule. Selon notre enseignement les pages d’un livre bien conçu sont en forme de rectangles verticaux, divisées en paragraphes dont les lignes comptent environ dix à douze mots régulièrement espacés, et composées dans un caractère dont les dimensions et le dessin sont à la fois commodes et familiers ; les lignes sont suffisamment interlignées pour prévenir toute méprise et chaque page est pourvue de son titre courant. Ce rectangle est imposé dans la page de telle sorte que les dimensions des marges – dans le dos, en tête, sur le côté et en pied – soient proportionnées non seulement à la longueur de la ligne mais aussi à la quantité de blanc attribuée aux fins et aux départs de chapitre, comme aussi à l’endroit où se fait la transition entre les préliminaires et le texte proprement dit. Ces préliminaires étant bien plus destinés à être consultés qu’à être lus et relus, sont moins étroitement gouvernés par des conventions que les pages de texte. Aussi offrent-ils un maximum d’opportunités au typographe. Dans une large mesure, l’histoire de l’imprimerie est l’histoire
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de la page de titre. Lorsqu’il eut atteint son plein développement, le titre occupait entièrement ou partiellement le recto d’un feuillet et l’intitulé, ou du moins les mots saillants de l’intitulé, étaient généralement composés en grands caractères. Les imprimeurs italiens du seizième siècle employaient généralement de grandes capitales copiées sur les inscriptions antiques ou, exceptionnellement, sur des manuscrits médiévaux ; tandis que les imprimeurs anglais rivalisaient avec les Français en composant une ligne en capitales ou bas-de-casse du double canon (corps 48) qu’ils faisaient suivre de quelques lignes de capitales en douze. Venaient ensuite la marque de l’imprimeur, et, en bas de page, son nom ainsi que son adresse. Ces grands corps de capitales et de bas-de-casse, héritage d’imprimeurs habitués aux caractères gothiques (dont les capitales ne peuvent être composées en mots) sont passés de mode. La marque aussi a disparu (quelques éditeurs y sont revenus) laissant nos pages de titre actuelles plutôt démunies et 1’ayant neuf fois sur dix, rien à montrer entre le titre et nom de l’éditeur ; tant et si bien que cette grande étendue vide devient la caractéristique principale de la page. Au moment où l’usage de la marque fut abandonné, l’auteur, l’imprimeur ou l’éditeur profitèrent de l’indulgence du lecteur et de l’espace disponible, pour élaborer un titre interminablement verbeux, comprenant un sous-titre et une nomenclature complète des capacités et distinctions de l’auteur, le tout pour dûment remplir la page. L’auteur actuel tombe dans l’autre extrême, réduisant le titre au strict minimum de mots les plus courts possible, précédés du seul nom de l’auteur.
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Un écrivain de métier pourra ajouter par exemple : « Auteur de Rebecca » à la suite de son nom ou tout autre slogan ; mais à part ces exceptions, huit à dix centimètres de blanc séparent le titre du nom de l’éditeur. Le résultat de tout cela, c’est qu’à moins de composer le titre dans des dimensions qui n’ont aucun rapport avec le restant du livre, le blanc devient plus important que le titre. Il serait plus raisonnable de réduire ce blanc en même temps que la distance qui sépare le titre de l’adresse de l’éditeur. Il est clair qu’un volume composé en corps douze n’exige pas un titre en corps trente, à moins qu’il ne s’agisse d’un in-folio en deux colonnes ; et il importe peu si la page de titre est un peu plus courte que les pages de texte. Il n’y a aucune raison, sauf le désir de se singulariser, pour faire entrer dans une page de titre une ligne composée dans un caractère qui ait plus que le double du corps du texte. Pour un livre composé en corps douze, le titre n’a aucune raison de mesurer plus de vingt-quatre points, et il peut être plus petit sans forfaire. Les bas-de-casse étant un mal nécessaire, qu’il faut minimiser puisqu’on ne peut le supprimer, il convient de les éviter sous leurs formes les moins plaisantes et les moins raisonnables dans les grands corps. La ligne principale du titre sera composée en capitales ; et comme tous les titres en capitales, elles seront interlettrées. Quoi qu’il en soit du reste de la composition, le nom de l’auteur, comme tous les noms propres d’un titrage, seront composés en capitales.
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V Arrêtons-nous pour répondre à une objection. On ne manquera pas d’observer que, quels que soient les mérites de nos conclusions précédentes, leur mise en pratique signifierait une plus grande standardisation – bonne aux yeux de ceux qui visent un but économique, mais monotone et fastidieuse aux yeux de ceux pour lesquels les livres doivent être « vivants ». Ce qui revient à dire que les contradicteurs veulent plus de variété, plus d’originalité, plus de décoration. Le besoin de décoration est un penchant naturel et ce n’est qu’après lui avoir accordé toute licence dans la page de titre, que nous le considérons comme une passion à laquelle il faut résister. La décoration des pages de titre est une chose – autre chose est le caractère qui convient pour le texte. Notre position à cet égard est la suivante : les besoins du livre édité à grand tirage et ceux du livre tiré à petit nombre ne différent ni en nature ni en degré, toute impression typographique étant essentiellement un moyen de multiplier un texte composé selon un code alphabétique de symboles convenus. Désavouer l’élément de « variété » dans les détails essentiels de la composition n’est pas synonyme d’exiger l’uniformité dans la mise en page. Comme nous l’avons déjà souligné, les préliminaires du texte ouvrent un champ suffisant à la plus grande fantaisie typographique. Toutefois, même ici, une mise en garde est de saison, tant il est facile, en agençant une mise en page (surtout une page de texte) de perdre de vue ce qui importe par-dessus tout : le sens. Chaque lettre, chaque mot chaque ligne doivent être lus avec le maximum d’aisance.
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Les mots d’un titre ne devraient être coupés que faute de mieux, et dans les pages de titre comme dans toute page où la composition est centrée, les lignes ne devraient jamais commencer sur des mots aussi peu importants que des prépositions ou des conjonctions. Il est plus rationnel, parce que cela favorise la compréhension rapide par le lecteur, de les placer en fin de ligne ou de les centrer en petits caractères afin de faire ressortir les lignes importantes dans une dimension relativement grande. Aucun imprimeur, soucieux de ne pas s’exposer à être taxé de monotonie, ne devrait se permettre pour autant une fantaisie typographique contraire à la logique et à la clarté, au soi-disant profit de la décoration. Forcer un texte dans une forme triangulaire, ou le composer en « bloc », lui faire violence pour lui donner la forme d’une montre ou d’une amphore est un délit typographique que ne suffit pas à justifier un précédent français ou italien du quinzième ou seizième siècle, ni l’ambition de faire quelque chose de neuf au vingtième siècle. En réalité, rien n’est plus facile que ce genre de ficelles, et on en a tant abusé au cours du récent « renouveau typographique » que nous avons plutôt besoin d’un retour à plus de modération. Dans tous les genres durables d’imprimés, qu’ils soient destinés au grand public ou à une diffusion restreinte, la seule raison d’être de l’imprimeur est de mettre en valeur non pas son talent mais celui de l’auteur. Mais il n’est pas loisible à l’imprimeur de relâcher le zèle qu’il doit déployer en faveur de la commodité du lecteur sous prétexte de satisfaire au besoin de décoration ou d’illustration. Plutôt que d’encourir ce risque, l’imprimeur s’efforcera de s’exprimer au moyen
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de tel ou tel petit élément décoratif, soit qu’il emprunté au matériel courant fourni par les fonderies ou qu’il le fasse dessiner à son usage par un artiste. Il est absolument certain qu’un imprimeur ingénieux n’a pas souvent besoin de décorations. Cependant dans les imprimés commerciaux, ils semblent indispensables parce que la complexité de notre civilisation exige un nombre infini de styles et de caractères différents. Les éditeurs et les autres acheteurs d’imprimés, à force d’insister sur la nécessité d’une composition susceptible d’exprimer leurs entreprises, leurs produits, leurs livres et non toute autre entreprise, production ou livre, imposent une originalité que la typographie pure ne saurait procurer. Mais les imprimeurs de livres, qui ont à faire avec ce qui doit être durablement commode plutôt qu’avec ce qui peut être passagèrement « sensationnel » ou seulement à la mode, devraient se garder des bordures, encadrements, vignettes et décorations destinés à les tirer d’embarras. Il n’y a pas de solutions de facilité pour la plupart des pages de titre ; et le travail de l’imprimeur est encore compliqué par l’incapacité des éditeurs et des auteurs ordinaires à rédiger un titre ou à disposer les préalables dans un ordre raisonnable.
VI Ceux qui tendent à réduire ou à déjouer la standardisation dans la production journalière des livres trouveront un champ d’activité, avons-nous dit dans ces préliminaires. L’emplacement du faux titre, du titre, de la dédicace, etc.,
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et leur relation mutuelle n’est en effet pas essentiellement invariable. Cependant comme il est bon que les imprimeurs et les éditeurs se tiennent à des règles, et que ces règles soient les mêmes pour tous, il est permis de suggérer que les titres de la préface, de la table des matières, de l’introduction, etc., soient composés dans le même caractère et dans le même corps que les têtes de chapitres ; et qu’ils soient alignés entre eux. Il reste à fixer un ordre de succession à ces préliminaires du texte. À la seule exception du copyright, qui vient au dos de la page de titre, ils doivent tous tomber en belle page. Leur ordre logique est le suivant : faux titre ou dédicace (je ne vois pas de raison d’avoir les deux), titre, table des matières, préface, introduction. La justification du tirage, dans les éditions à tirage limité, trouve sa place en face du titre pour autant qu’il n’y ait pas de frontispice, mais il peut aussi êtreincorporé dans le faux titre, ou rejeté à la fin du volume. Cet ordre de succession est applicable dans la plupart des genres de livres. Les romans n’ont pas réellement besoin de table des matières, ni de liste des chapitres, encore qu’on leur impose souvent l’un et l’autre. Si l’on décide que l’une des deux doit être retenue, il serait du moins raisonnable de l’imprimer au verso du faux titre, en regard de la page de titre, de sorte que la conception, l’étendue et la nature de l’ouvrage soient presque entièrement révélées au premier coup d’œil du lecteur. Lorsqu’il s’agit d’un recueil de quelques contes ou nouvelles, leurs titres pourraient s’inscrire au centre de la page du faux titre, qui est généralement laissé en blanc.
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VII Les premières éditions des livres de fiction, de belleslettres et des livres scolaires sont habituellement présentées sous un format portatif mais non pas sous un format de poche ; le format dit charpentiers (12 x 19 cm) étant la règle invariable pour les romans publiés comme tels. Les vies romancées sont publiées, comme les biographies, en octavo (14,5 x 23 cm) ce qui vaut également pour les livres d’histoire, de politique, d’archéologie, de science, d’art, et de presque tout sauf le roman. Les romans n’atteignent ce format que lorsqu’ils sont devenus des ouvrages célèbres, « standards » ; lorsqu’ils sont populaires plutôt que célèbres, ils sont composés en format de poche (11,5 x 16,5 cm). Le format, dès lors, marque la différence la plus claire entre les diverses catégories de livres. Une autre différence palpable est le volume, qui est calculé suivant la notion que se forme l’éditeur, premièrement, sur la situation du marché et, deuxièmement sur la psychologie d’un public habitué à certains prix de vente vaguement en rapport avec un nombre de pages et une épaisseur de papier (contre toute logique, le poids n’intervient pas dans ce genre de prévisions). Ces habitudes mentales affectent la typographie : elles déterminent le choix du caractère et du corps, et peuvent entraîner le recours à des procédés propres à « gonfler » la matière, c’est-à-dire à faire en sorte que la composition soit la plus longue possible. En plaçant le titre courant entre des filets ou entre deux rangées d’ornements ; en augmentant sans raison les blancs entre les chapitres ; en réduisant la longueur des lignes ; en exagérant les
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espacements entre les mots et les interlignes ; en faisant des rentrées excessives aux alinéas ; en entourant les citations de grands blancs ; en introduisant dans le texte des soustitres parfaitement superflus et entourés de grands blancs ; en « tirant sur la copie » afin qu’une fin de chapitre vienne en tête d’un feuillet recto qui pour le reste sera aussi blanc que le verso ; en employant un papier épais ; en augmentant le blanc aux départs des chapitres que l’on fera de surcroît commencer par une grande initiale ; et ainsi de suite, le volume peut être grossi de seize pages et parfois davantage — et c’est là un exploit que le typographe compétent est censé accomplir sans que rien n’y paraisse. Les éditions à petit nombre, d’auteurs connus ou d’au-teurs que les éditeurs souhaitent faire passer pour tels, sont généralement enrichies d’un titre en couleur ou de quelque ornement qui n’est pas strictement nécessaire. Un exemple effroyable de bariolage excessif se trouve dans une édition des poèmes de Thomas Hardy, où tous les titres courants sont tirés en rouge tout au long du livre – c’est le produit d’une entreprise qui souhaitait impressionner l’acquéreur en raison du prix qu’elle demandait pour cette édition. C’est ce qu’elle eût mieux réussi en réservant la couleur pour les lettres initiales. Le papier à la main (ou à la cuve, ou à la forme, c’est tout un) est généralement employé pour les éditions de luxe, et seuls les plus courageux parmi les éditeurs oseront faire fi de l’amour superstitieux que les amateurs de livres portent à ses tranches non rognées, à ses affreux « témoins », à ces collecteurs de poussière. Si la majorité du public le veut ainsi, c’est qu’à ses yeux le livre rogné « fait ordinaire ». N’importe quel livre
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qui est superficiellement différent « de l’ordinaire » d’une manière quelconque, ne manque jamais d’impressionner ceux qui n’ont aucune expérience en la matière. Et l’on a vu ces dernières années une augmentation considérable dans le nombre d’une certaine catégorie de livres, généralement illustrés, connue sur le marché sous les noms de belle édition, édition de luxe, tirage limité, livre d’amateurs, de collectionneurs, etc. Aussi est-il souhaitable que cet exposé des principes fondamentaux de la typographie soit propre à fournir au lecteur avisé un étalon auquel il pourra mesurer non seulement les ouvrages que les catalogues des libraires signalent comme tirés à petit nombre, mais aussi les productions des ouvrages littéraires et scientifiques qui sont davantage nécessaires à la société et qui sont souvent plus intelligemment conçus et mis en page.
Thèses sur la
typographie de KURT SCHWITTERS 1925
En matière de typographie, de nombreuses lois peuvent s’énoncer. La principale est :
Ne faites jamais comme quelqu’un d’autre a fait avant vous. Ou encore : Faites autrement que les autres ont fait.
Voilà d’abord quelques thèses en matière de typographie
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La typographie, dans certaines conditions,
est un art.
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Au départ,
il n’y a pas de parallélisme entre le contenu d’un texte et sa forme typographique.
La forme est la substance même de tout art,
la forme typographique n’est pas seulement une façon de rendre le contenu du texte.
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7 La forme typographique
est l’expression et l’impression des tensions du contenu du texte. (Lissitzky)
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V. Les parties négatives du texte, comme la surface non imprimée d’une page imprimée,
présentent des valeurs positives au plan typographique. Toute partie du matériau a aussi une valeur typographique : le caractère, la lettre, le mot, une partie de texte, les chiffres, les signes, la ligne, l’espacement, l’ensemble de l’espace de la page.
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Du point de vue de l’art typographique,
c’est la relation entre les valeurs typographiques qui est importante alors que la qualité même du caractère ou la valeur typographique importent peu.
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Du point de vue du caractère même,
la qualité du caractère est capitale.
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12 La qualité du caractère cela veut dire beauté et simplicité.
Simplicité implique clarté, forme univoque et évidente, refus de toute enjolivure superflue et de toute forme qui ne soit pas absolument nécessaire au noyau du caractère.
Beauté signifie bon équilibre des forces.
La photographie constitue une illustration plus claire et donc meilleure qu’un dessin.
Une annonce ou une affiche composée avec des caractères existants est en principe plus simple et donc meilleure qu’une autre dessinée. De même le caractère imprimé impersonnel est-il meilleur que l’écriture individuelle d’un artiste?
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Ce que le contenu attend de la typographie, c’est que
la finalité du contenu soit clairement soulignée.
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La typographie d’une affiche est aussi le rÊsultat convergent des exigences de la typographie et du contenu textuel.
Il est inconcevable que l’on ait jusqu’ici négligé à ce point les exigences typographiques pour ne se soucier que de celles du contenu textuel. Ainsi continue-t-on à lancer des articles de qualité avec des affiches barbares.
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Ce qui est plus incroyable encore, c’est que
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la plupart des grandes revues d’art ne comprennent pas plus la typographie que l’art. À l’inverse les revues d’art d’aujourd’hui se servent de la typographie comme principal moyen publicitaire.
18 J’attire ici l’attention en particulier sur la revue G, Rédacteur : Hans Richter, Berlin-Friedenau, 7 Eschensccasse ; Création publicitaire, Éditeur : Max Burchartz, Bochum ; la revue A B C, Zurich, et je pourrais en citer beaucoup d’autres.
La publicité a reconnu l’importance de la forme de l’annonce ou de l’affiche depuis longtemps
pour lancer un article ; aussi emploie-t-elle depuis longtemps déjà des artistes publicistes.
19 Mais malheuresement les artistes publicistes de ces derniers étaient des individualistes sans aucune idée conséquente de la création publicitaire dans son ensemble, ni de la typographie. Ils créaient avec plus ou moins de goût des particularités de détail, recherchant des dispositions extravagantes, dessinant des caractères enjolivés ou même illisibles, des illustrations trop voyantes et déformées et, ce faisant, compromettaient les articles lancés aux yeux des gens sensés.
Que, de leur point de vue, ils aient obtenu de bons résultats ne change rien à la chose, puisque ce point de vue même était faux. Aujourd’hui la publicité commence à comprendre son erreur d’avoir choisi des individualistes et, pour ses objectifs publicitaires, elle a maintenant recours non seulement aux artistes mais aussi à l’art, ou plus clairement dit :
LA TYPOGRAPHIE.
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21 Mieux vaut pas de publicité du tout qu’une publicité médiocre ; car le lecteur juge l’article d’après l’effet que la publicité produit sur lui et non d’après le contenu du texte.