ACTU. P1128 DANS LES CAMPS DE MORDOVIE/ HOLLANDE ET LA MÉMOIRE/LE PARI EUROVEGAS
SAMEDI 2 ET DIMANCHE 3 NOVEMBRE 2013
IDÉES. P2938 DATA: LES PRIX LITTÉRAIRES EN CHIFFRES/ MBEMBE ET LE NOUVEAU NÈGRE
CULTURE. P3953 DE VILLIERS REND LES ARMES/BALADE AVEC LE TAIWAN PHILHARMONIC
DR
• 2,50 EUROS. PREMIÈRE ÉDITION NO10100
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NEXT. P5563 CONTESTATION À VOL DE PIGEONS / LE CRÉMANT SORT DE CAVE
Olympia, au palais des Doges (Venise). GIUSEPPE CACACE.AFP
WEEKEND
INÉDITS DE BOURDIEU
Manet, le révolutionnaire
La publication des cours du philosophe remet en lumière toute la puissance de transgression du peintre impressionniste. PAGES 210
IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 3,20 €, Andorre 2,50 €, Autriche 2,80 €, Belgique 2,60 €, Canada 5,50 $, Danemark 34 Kr, DOM 3,30 €, Espagne 3,20 €, EtatsUnis 6 $, Finlande 3,60 €, GrandeBretagne 2,60 £, Grèce 3,60 €, Irlande 3,30 €, Israël 24 ILS, Italie 3,20 €, Luxembourg 2,60 €, Maroc 27 Dh, Norvège 33 Kr, PaysBas 3,20 €, Portugal (cont.) 3,30 €, Slovénie 3,60 €, Suède 31 Kr, Suisse 3,90 FS, TOM 520 CFP, Tunisie 3,90 DT, Zone CFA 2 600 CFA.
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EVENEMENT
LIBÉRATION SAMEDI 2 ET DIMANCHE 3 NOVEMBRE 2013
ÉDITORIAL Par NICOLAS DEMORAND
Mystère Ces toiles, elles sont partout. Reproduites à l’infini sur des cartes postales, des vêtements, des magnets de frigo. Le marketing des musées pousse l’ingéniosité jusqu’à créer des bijoux pour pouvoir porter le troublant ruban noir au cou de l’Olympia de Manet : 45 euros le frisson… Pas une exposition sur les impressionnistes ou les peintres de l’époque qui ne fasse des centaines de milliers d’entrées, des millions quand elles circulent à travers le monde. Les «refusés» du XIXe siècle sont les maîtres des XXe et XXIe. Par quel mystère, selon quelle logique ? C’est tout l’enjeu des cours que Pierre Bourdieu a consacrés à Manet au Collège de France, du livre qu’il avait commencé d’écrire et qui restera inachevé : expliquer, car c’est rare, voire unique, comment une révolution symbolique, esthétique, artistique réussit. Comment elle fait table rase d’un pan entier, multiséculaire, d’histoire de l’art et des formes pour formuler une grammaire inédite, faire naître un «œil» nouveau qui reste encore le nôtre. Et s’exerce aussi bien au musée que dans la cité. Fascinant travail du sociologue pour retracer le cheminement de ce révolutionnaire étrange, Manet partagé entre ce qu’il est et ce qu’il fait, dont l’œuvre fut reçue par les quolibets, les caricatures, le charivari, la joie mauvaise de ceux qui ne comprirent rien, c’està-dire eurent peur. Ce «rire populiste», dit Bourdieu, dont on entend encore résonner aujourd’hui, sur d’autres sujets, notamment politiques, les éclats toxiques.
Une restauratrice inspecte le portrait de Zola par Manet et éclaire une copie d’Olympia glissée dans le tableau. PHOTO VINCENT BOISOT.RIVA PRESS
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Fasciné par le peintre qui révolutionna le monde de l’art, le sociologue lui a consacré des cours au Collège de France de 1998 à 2000. Ils seront publiés jeudi.
Bourdieu à fond les Manet L’ESSENTIEL LE CONTEXTE Les cours de Pierre Bourdieu sur Manet, publiés sous forme de livre, redonnent toute la dimension révolutionnaire du peintre du XIXe siècle.
L’ENJEU Peuton changer la société qui nous entoure en choisissant de briser la norme, dans le domaine artistique, comme dans le domaine politique ou économique ?
MANET, UNE RÉVOLUTION SYMBOLIQUE de PIERRE BOURDIEU Seuil «Raisons d’agir», 776pp., 32€.
Par ÉRIC LORET
Q
u’est-ce qu’un livre qui fait événement? C’est un regard neuf qui change notre façon de penser et, à la fois, qui tombe au moment où l’on en a besoin. Bourdieu lui-même aurait peut-être ajouté: si le livre est très épais, inédit, que l’auteur est mort et qu’il concerne une star, c’est encore mieux, encore plus légitime. Mais ç’aurait été pour rire. Non, si Manet, une révolution symbolique fait événement, c’est au sens premier, en tant qu’outil, que proposition de renversement des points de vue: un livre proprement «renversant». A la fois sur les batailles qui, en ce moment même, se livrent autour de l’art contemporain (1) et à la fois sur la question de la révolution. Ce Manet est constitué des cours que le sociologue donna au Collège de France de 1998 à 2000 (2) et d’un essai inachevé reprenant la même réflexion, intitulé Manet l’hérésiarque, coécrit avec Marie-Claire Bourdieu, son épouse. Manet l’hérésiarque a été composé à la fin des années 80 et au début des années 90 puis abandonné: certaines parties sont rédigées, d’autres n’existent que sous forme de notes. Quant à la retranscription des cours, elle reprend et développe les thèmes de l’essai, mais sous une forme plus orale, redondante, qui permet de suivre le cheminement d’une pensée tâtonnante, humble, s’excusant souvent de ne pas avoir «suffisamment travaillé». Souvent Bourdieu prend des sentiers qui bifurquent, brosse de petites fictions, fait des portraits, convoque tout un monde critique qui permet non seulement de comprendre Manet mais surtout de nous comprendre, de comprendre notre époque à travers la compréhension que nous avons de lui. INTELLECTUALISME. Les lecteurs de Bourdieu reconnaîtront dans Manet un prolongement des Règles de l’art (1992). Mais pour le dire très grossièrement, il s’agit cette fois aussi d’une tentative de défendre les avant-gardes ou la révolution artistique à la fois contre le populisme et contre l’intellectualisme. Le populisme, c’est l’exclusion de l’art par ceux qui s’en sentent exclus. L’intellectualisme est son complémentaire: c’est la confiscation de l’art par un «savoir»
transformé en «profit symbolique» : je cause bien, donc j’ai le pouvoir – on comprend que les exclus de ce jeu social fassent la gueule. Et il y a toujours le risque pour l’art d’être excluant, socialement, au point que Bourdieu utilise le cas Manet pour penser l’immigration – on dirait presque : pour penser la France comme un musée de l’identité. «Le lieu sacré par excellence, c’est le lieu religieux où on n’entre pas sans une voilette sur la tête – comme ce qu’on veut faire subir au tableau –, sans tout un tas d’attributs qui tendent à rendre l’objet, l’intrus, conforme aux lois tacites du lieu où il a essayé de s’inclure. Si vous pensez à l’immigration dans ces termes, vous comprendrez des tas de choses.» Le peintre du Déjeuner sur l’herbe fascine Bourdieu car il voit en lui l’agent d’une «révolution symbolique» (c’est le sous-titre du livre), révolution qui peut se formuler ainsi: «Loin de s’attaquer à l’institution, de la dénigrer (comme la bohème ratée) ou de l’ignorer […], il
dieu ce saut révolutionnaire dans l’inconnu et le danger, au-delà de la simple conquête de «l’autonomie» (l’artiste fixant ses propres règles).
PÉRIL. Tout le monde révolutionnaire, alors, en devenant «anomal» ? Pas du tout. Dans sa «reconstruction de Manet», comme il l’appelle, Bourdieu met l’accent sur une condition : le peintre appartient par sa famille à la caste des doctes. Pour comprendre le geste révolutionnaire de Manet, Bourdieu propose donc non pas de l’interpréter, mais en quelque sorte de se mettre à sa place, de le comprendre par le corps, car «le corps comprend des choses que vous ne comprenez pas». Mais c’est un corps socialisé, bien sûr, plein d’habitudes qu’il prend pour sa vraie nature, ce que Bourdieu appelle un habitus. Manet, qui est ici la figure de l’artiste d’avant-garde, ne prémédite rien: il produit, avec tout son corps. Et c’est parce qu’il a un habitus légitime qu’il peut porter le péril dans l’ordre qui l’a vu naîBourdieu propose une interprétation non tre, ce qu’un autre, exclu de la caste des pas purement esthétique de la réflexivité de la moderniste, mais en termes sociologiques détenteurs norme, n’aurait pas et politiques, comme concurrence et pu faire. redéfinition des champs de pouvoir. Bourdieu en vient ainsi à formaliser, introduit au cœur même de l’institution pour opérer d’autres «reconstructions» des œuvres dont les principes de présen- d’artistes, une méthode, une théorie de tation nient les fondements mêmes de la l’art qu’il appelle «dispositionnaliste», vision académique et, par contrecoup, ou «populaire», laquelle met en avant dans la mesure où cette vision est indisso- «le savoir qui s’ignore comme tel, […] un ciable de structures mentales, de rapports savoir qui existe à l’état de pratique, sans sociaux d’un ordre social, met en péril être capable de se porter lui-même à l’état toute l’institution», ce qui permet de de discours». C’est la «docte ignorance», «tout changer». concept que Jacques Rancière a lui aussi Certes, ce que Bourdieu pratique ici, utilisé pour penser un art vraiment déc’est une analyse classique de la moder- mocratique, dans un sens différent. nité, dans la lignée de Clement Green- Faire advenir une avant-garde sans berg, qu’il cite d’ailleurs, ou à travers pouvoir, une révolution symbolique, les textes canoniques de Mallarmé. A c’est-à-dire de tous et pour tous, c’est ceci près, et ce n’est pas rien, qu’il pro- ainsi peut-être reconnaître l’existence pose une interprétation non pas pure- de ce savoir pratique et «ignorant» en ment esthétique de la réflexivité mo- chacun de nous, duquel ne découle derniste, mais en termes sociologiques aucune règle, et aucune exclusion. • et politiques, comme compétition, con(1) Ainsi le magazine «Books» consacraitil currence et redéfinition des champs de son dossier de rentrée au «grand bluff de pouvoir: après Manet, «nul ne peut dé- l’art contemporain», que recensait aussi sormais se poser en détenteur absolu du «le Nouvel Observateur» sous le titre nomos» (de la norme). «La constitution «le Nonart contemporain en six dogmes». (2) Extraits vidéo sur Internet: d’un champ est, au sens vrai, l’institu- pierrebourdieuunhommage.blogspot.fr/201 tionnalisation de l’anomie», de l’absence 0/04/ecoutez7coursdebourdieuau de normes. Manet signifie pour Bour- college.html
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EVENEMENT
Un pique-nique et une «révolution symbolique»
Comment comprendre le scandale suscité à son époque par «le Déjeuner sur l’herbe» de Manet? Les réponses de Pierre Bourdieu à ses étudiants.
A
u Collège de France, cette drôle d’institution à la fois au sommet de l’enseignement supérieur et la plus libre de toutes, ouverte à tous, la rentrée, c’est toujours en janvier. Et, au début de la dernière année du XXe siècle, le 6 janvier 1999, Pierre Bourdieu entame son cours sur l’un des événements majeurs du XIXe : la «bombe symbolique» Manet. Pour aller droit au but, il a demandé aux appariteurs du Collège, ceux qui toujours annoncent un brin solennels «monsieur le pro-
fesseur», de projeter l’objet du scandale oublié, la preuve de la révolution réussie : le Déjeuner sur l’herbe. Dans ces deux premiers cours, le 6 et le 13 janvier, il prend largement le temps de «commenter» le tableau. Mieux, de le commenter en commentant les (nombreux) commentateurs qui l’ont précédé. Voici donc, dans l’esprit qu’il a toujours insufflé à la revue qu’il a créée, Actes de la recherche en sciences sociales, des extraits de ses remarques au regard du tableau. SYLVAIN BOURMEAU
Le Déjeuner sur l’herbe (1863) d’Edouard Manet. PHOTO SUPERSTOCK. RUE DES ARCHIVES
UNE «ŒUVRE POUR BOÎTE À GÂTEAUX» «Il est évident qu’en projetant une œuvre banale et banalisée –on peut la trouver sur des boîtes à gâteaux, et c’est sûrement l’œuvre la plus commentée après la Joconde, c’estàdire la plus vue et donc non vue–, j’ai une intention un peu folle qui est de vous permettre de retrouver le sentiment de scandale que cette œuvre banalisée a pu provoquer. Comment une œuvre pour boîte à gâteaux atelle pu susciter une violence que l’on n’imagine pas? Je pense que les écrits les plus révolutionnaires de Marx ou de Durkheim n’ont pas suscité le centième de la violence qu’a suscité cette œuvrelà, et son double qu’est l’Olympia.» pp. 3132
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LA TRANSGRESSION DU SACRÉ «Ce tableau est plein d’incongruités –il faudrait dire des “incongruences”– c’estàdire qu’il est plein de contradictions du point de vue des catégories, des schèmes de perception tacitement inscrits dans les cerveaux des gens de cette époque, de ce qui est admis par la plupart des spectateurs et des artistes. Par exemple on remarque que ce tableau qui mesure 2,08 mètres sur 2,64 mètres est trop grand pour son sujet. Nous n’avons plus dans l’œil les mesures et en particulier la hiérarchie des catégories artistiques, donc des œuvres, et la hiérarchie des tailles des tableaux. Un certain nombre de gens estiment que c’est trop grand pour une scène de genre, et notamment pour une scène de bain qui est une catégorie très particulière. Des critiques
constatent que l’on a une contradiction entre la contemporanéité et [le caractère pastoral de l’œuvre]; c’est trop réaliste pour être une scène de bain. Autre cause de scandale que révèlent les critiques, c’est trop public et officiel pour une image salace pouvant être vendue sous le manteau ou reléguée dans le portefeuille des messieurs. Cette œuvre est une double transgression de deux espèces de sacré (elle commet un sacrilège au sens durkheimien): elle transgresse un sacré spécifique, d’ordre esthétique, qui est dénoncé par les plus compétents spécifiquement, les plus croyants, qui sont ceux qui sont les plus scandalisés, et un sacré non spécifique qui est le sacré éthicosexuel.» pp.3536
LE REFUS DE L’EUPHÉMISME «Quels sont les effets de transgression qu’enferme le Déjeuner sur l’herbe, qui expliquent que ce tableau ait fonctionné comme une sorte de bombe symbolique? Quels sont les effets qui résultent de la composition? Il y a en particulier cette absence de conversation entre les personnages […]. Et puis l’indifférence à la construction donne des barbarismes qui sont dénoncés comme des manquements à la perspective: c’est particulièrement visible dans la femme qui est à l’arrièreplan, et qui a sans doute donné son titre initial au tableau, le Bain; cette femme est disproportionnée, si l’on prend les règles de la perspective, par rapport aux personnages de premier plan. […] Une question qui a beaucoup préoccupé les critiques a été de savoir si c’est fait exprès ou pas. J’y viendrai après. La technique picturale est très
importante, avec le fait de peindre par aplats et de renoncer aux modelés, et donc à la lumière qui vient d’en haut à gauche et qui façonne doucement les corps. Substituer à cette lumière d’atelier une lumière frontale plaquée qui aplatit en quelque sorte les personnages, qui les transforme en figures de jeu de cartes comme disait Courbet, constitue une rhétorique picturale qui a été perçue comme brutale, et qui a pour effet de dénier la dénégation qu’opérait la rhétorique académique. Tout à l’heure, je disais que la rhétorique académique est une rhétorique de l’euphémisation: elle euphémise le nu par exemple. Par conséquent, l’abandon de la rhétorique académique fait éclater le nu comme un nu. Ce refus de l’euphémisme peut évidemment être rapporté à des propriétés de Manet, en particulier dans l’ordre politique.» pp. 6061.
PAS DE «VOILETTE SUR LA TÊTE» «On peut se demander si l’effet de parodie que produit Manet n’est pas inscrit dans le fait même de présenter au Salon une chose qui n’y a pas sa place –et d’ailleurs cette œuvre a été refusée, elle a été exposée au Salon des refusés; on l’a remise à sa place. Beaucoup d’actes sociaux consistent à remettre des choses à leur place, à recréer des distances: il avait franchi la frontière, on le renvoie chez lui. Car le Salon est un de ces lieux à faible permissivité, à fort droit d’entrée, à forte censure, dans lequel on ne peut pas accepter des objets qui n’ont pas payé le droit d’entrée. L’analogie avec l’Eglise, que j’avais évoquée à travers la communion solennelle, revient: le lieu sacré par excellence, c’est le lieu religieux où on n’entre pas sans une voilette sur la tête –comme ce qu’on veut faire subir au tableau–, sans tout un tas d’attributs qui tendent à rendre
l’objet, l’intrus, conforme aux lois tacites du lieu où il a essayé de s’inclure. Si vous pensez à l’immigration dans ces termes, vous comprendrez des tas de choses. Les lieux nobles, les lieux sacrés, comme le Salon appellent une “présentation de soi” pour parler comme Goffman: on n’y va pas en débraillé. Rappelezvous ce que je disais la dernière fois à propos du scandale de la communion ou de l’aggiornamento religieux: on ne donne pas la communion en habits de tous les jours, il faut s’endimancher, il faut s’habiller. «Donc les œuvres qui doivent entrer au Salon doivent être habillées. L’habillage, c’est d’abord le vêtement, mais aussi le vêtement stylistique, la rhétorique de l’euphémisme, qui est typiquement un concept en rapport avec le sacré –l’euphémisme, c’est ce qu’on fait quand il s’agit de nommer l’innommable.» pp. 5657
UNE PROVOCATION À LA RÉFLEXIVITÉ
UN ATTENTAT À LA DOMINATION MASCULINE
«La question du sens se pose ici. Et celle que je me pose est de savoir si je n’entre pas déjà dans la surinterprétation. C’est pourquoi mon préambule était utile parce qu’il me sert de gardefou: on peut dire à propos du Déjeuner sur l’herbe –ce qui explique la fureur que cette œuvre a suscitée– qu’elle produit comme une provocation, qu’elle est une provocation réflexive à la réflexivité. Autrement dit, je le dis avec hésitation, si l’on admet qu’il y a un effet de parodie, n’estil pas le produit non voulu d’une disposition? Je disais, à propos des Kabyles, que les gens ne savent pas ce qu’ils font, et c’est la raison pour laquelle il y a dans ce qu’ils font plus de choses qu’ils ne savent. C’est vrai de nous tous, nous ne savons pas complètement ce que nous faisons.» p.64
«Une des choses qui a beaucoup frappé les observateurs, c’est l’absence d’échanges entre les personnages. Les observateurs de l’époque l’ont remarquée, mais c’est un critique plus récent qui fait observer que l’homme de droite n’est pas écouté malgré son geste de la main droite. Autrement dit, le modèle s’en fout et regarde le spectateur; elle est discrète et commet une sorte d’attentat à la domination masculine –ce n’est pas moi qui le dit, c’est un commentateur. Le regard chez Manet a donné lieu à énormément de discours; je l’avais évoqué pour le personnage féminin principal du Déjeuner sur l’herbe et c’est la même chose à propos d’Olympia: quel est le statut de ce personnage féminin? En particulier, qu’estce qu’elle dit au spectateur à travers ce regard indifférent un peu provoquant?» p. 59
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Universitaires, poètes ou écrivains, amis ou ennemis, ils sont nombreux à s’être arrêtés sur le cas Manet.
Un peintre qui fait couler de l’encre M
anet dégage un tel mys- dans les premiers tableaux de tère, un tel néant et une Manet, Gautier s’en éloigne vite, telle sensualité, qu’une lui, le vieux romantique, pointroupe sans fin d’écrivains et de tant ce qui lui sera bientôt soit critiques s’est engouffrée dans le reproché, soit mis à crédit : sa velours absent de ses regards, «laideur». A propos de l’extradans sa révolution en bottines et ordinaire Femme au perroredingote, comme une armée de quet (1866), réponse agressive à rats suivant le joueur de flûte un tableau de Courbet (ils ne – vidant la cité artistique des s’aimaient pas), il écrit : «Sans principes et des contenus qui la faire un portrait, l’artiste pouvait peuplaient, au minimum, depuis profiter de la nature qu’il avait dela Renaissance. Le sujet sacré, le vant lui. C’était même son devoir rêve symbolique, les tendresses de réaliste que ne tourmente pas du clair-obscur et les lois de la l’idéal, et qui ne cherche pas à perspective sont sauvagement peindre, comme Raphaël, d’après remis en cause par cet élégant et un certain type de beau qu’il a en discret grand bourgeois, fils de lui. La tête qu’il nous montre est à diplomate et amateur de cafés, coup sûr flattée en laid.» qui ne semble pas comprendre Rires. Le jeune Zola, dans un arles fureurs et les rires groupés ticle de 1867, résume le malenqu’il déclenche : Manet est le tendu criard entre l’artiste et le premier et peut-être le dernier grand public, que Manet inauartiste révolutionnaire innocent. gure et qui, d’avant-garde en Il meurt en 1883, gangreneux et avant-garde, ne cessera plus: le amputé, à 51 ans, en peignant de sujet, chez lui, «est un prétexte à sublimes bouquets, générale- peindre, tandis que pour la foule le ment sur fond gris – comme s’il sujet seul existe». L’Œuvre, du fleurissait de gouache sa propre même Zola, s’inspirera plus tard tombe. Après lui viendront vite, aussi bien de Cézanne que de quel que soit leur génie, les ma- Manet. Le scandale provoqué par lins: ceux qui savent exactement le Déjeuner sur l’herbe, en 1863, y ce qu’ils font ou l’image qu’ils est sous un autre nom raconté. veulent vendre. Les remarques les plus saisissanA plusieurs reprises, Pierre Bour- tes et, à vrai dire, les moins indieu revient dans son cours sur crevables, restent celles des deux l’accablante notoriété du peintre grands amis du peintre: Baudequi menace de le conduire, comme «Vous n’êtes que le premier dans n’importe lequel la décrépitude de votre art.» analyste, au désespoir : «Sans doute Baudelaire dans une lettre à Manet plus qu’aucun autre peintre dans l’histoire, Manet est laire et Mallarmé. En très peu de l’objet d’un discours phénoménal, mots, ces deux-là ont beaucoup monstrueux, qui fait que pour par- dit –tellement qu’ils ont surdéler comme je le fais de Manet, il faut terminé la plupart des discours un mélange d’audace et d’incons- et des analyses qui pendant un cience»; «La littérature sur Manet siècle ont suivi. Le premier n’a est quelque chose d’absolument ef- écrit aucun article sur Manet, ou frayant», «un océan dans lequel je il est mort trop tôt pour le faire, me suis jeté tête baissée un peu in- mais il lui écrit de Bruxelles, consciemment –c’est vraiment “la le 11 mai 1865, une lettre mémotraversée de l’océan à la rame” – rable. Manet souffre et se plaint une métaphore de Manet.» Toute des rires que provoque, après personne qui parle de Manet finit le Déjeuner sur l’herbe, Olympar être tuée par le silence de pia (1865). «Il faut que je m’apManet. Sa parole se dissout dans plique à vous démontrer ce que l’énigme, la violence et l’ironie vous valez, dit Baudelaire. C’est de ses meilleurs tableaux. vraiment bête ce que vous exigez. «Laideur». Cet océan de bavar- On se moque de vous; les plaisandage angoissé est peuplé de jour- teries vous agacent; on ne sait pas nalistes, bientôt d’universitaires, vous rendre justice, etc, etc. mais aussi de grands créateurs, Croyez-vous que vous soyez le preà commencer par le carré d’as mier homme placé dans ce cas ? qui l’a connu et, d’une manière Avez-vous plus de génie que Chaou d’une autre, commenté: Gau- teaubriand et que Wagner ? On tier, Zola, Baudelaire, Mallarmé. s’est bien moqué d’eux cependant? Saisissant ce qu’il y a de réalisme Ils n’en sont pas Suite page 8
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morts. Et pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil, je vous dirai que ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche et que vous, comme le souligne Baudelaire, vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art.» Cette remarque, soulignée, ouvre les portes de la modernité. Ce sont, pour Baudelaire, les portes de l’enfer. Trop intelligent pour se contenter de la nostalgie qu’il éprouve, il voit que Manet est un symptôme de génie du monde nouveau. Huître. Mallarmé se rend presque chaque jour dans l’atelier de Manet, pendant dix ans et jusqu’à la mort de l’artiste: intimité rare, profonde. Dans une jolie page, Bourdieu regrette que l’on ne puisse avoir les enregistrements de ce qu’ils se disaient. Résultat visible : deux articles importants de Mallarmé sur Manet, l’un du vivant du peintre pour la presse anglaise, l’autre après sa mort, et le portrait du poète par Manet, qui date de 1876 et que Georges Bataille considère comme l’un de ses chefs-d’œuvre. Mallarmé : «Captivants et repoussants à la fois, excentriques et neufs, les types qu’il nous donna étaient appelés par notre vie ambiante. En eux, quelque étrange qu’ils fussent, il n’y avait rien de vague, de général, de conventionnel, d’usé.» Il est le premier à insister sur l’implacable naturel de Manet. Bataille, lui, écrit à propos du portrait de Mallarmé: «Ce qui se passe ne dément pas, ce qui se passe expose cette valeur suprême, qui est la fin de la peinture. Cette valeur est l’art lui-même, en quelque sorte dépouillé, qui succède à ces ombres pathétiques, que le passé voulut mettre en puissance du monde.» Manet est la fin de la peinture, dans tous les sens du mot fin. Pour Bataille, ses grandes figures n’ont jamais été aussi proches «de l’innocence et de la vérité insaisissable de l’huître». Le Manet de Bataille, bref et précis, date de 1955. Il a influencé ceux qui l’ont lu, Foucault, Malraux, Sollers, Pleynet. Le plus étrange du cours de Bourdieu, qui n’apporte rien de neuf sur Manet, est donc ce silence étourdissant : pas un mot sur Bataille – dont il reprend pourtant, lui aussi, certaines idées. Les peintres, enfin, ont naturellement «commenté» Manet dans leurs tableaux. Et ils en ont parlé. En 1983, à l’occasion de la rétrospective du Grand Palais pour le centenaire de sa mort, JeanMichel Alberola dit sur France Culture: «Chez Manet, il y a de la terreur. Je n’arrive plus à le voir calmement. Ce n’est plus possible. Il est comme ce lieutenant de Pancho Villa qui regarde le peloton d’exécution et qui rit. Manet, c’est ça. Il y a quelque chose qu’il ne comprend pas. C’est l’effroi sous la lumière. Ça fuit de partout.» Bourdieu est un plombier de plus. Suite de la page 9
PHILIPPE LANÇON
A Londres le 22 janvier, présentation à la presse de la première rétrospective consacrée à Manet en GrandeBretagne. HUGO PHILPOTT.UPI.MAXPPP
Pour l’historien Christophe Charle, l’art a profité de la libéralisation de la société:
«De 1848 à 1880, la France liquide un héritage culturel, politique, social»
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sion de la liberté d’expression, notamment de la presse, la capacité des nouveaux groupes sociaux de la société urbaine de se mobiliser et de se faire entendre, pas seulement les classes populaires politisées mais aussi diverses professions, médecins, professions libérales, écrivains, artistes qui peuvent collectivement s’affranchir peu à peu de la tutelle de l’Etat autoritaire fondé par Napoléon. Cette convergence des forces de contestation n’est jamais linéaire ni uniforme et passe par des alternances de pas en avant et en arrière sur fond de polémiques, de discussions politiques, esthétiques, religieuses, morales et c’est ce contexte qui explique l’âpreté des débats entre l’ancien et le nouveau monde émergent. Quelle place occupe Manet? Manet est pleinement présent sur tous ces fronts puisqu’il est à la fois contestataire sur le plan esthétique, qu’il soutient le mouvement démocratique et républicain et qu’il est à l’écoute d’autres groupes puisque, à l’époque, les artistes ont besoin du relais médiatique pour vaincre les résistances des pouvoirs en place et toucher de nouveaux publics. La vulgate est de dire que c’est l’avènement de la «modernité» en peinture. Mais ce terme peut prêter à confusion puisqu’il y a plusieurs modernités en compétition. Bourdieu préfère parler de «révolution symbolique» pour affirmer que la remise en cause est globale et pas seulement esthétique: elle concerne le contexte historique, politique et surtout les catégories d’appréhension même des œuvres, les modes d’évaluation, les critères du goût. Quels liens ce qui se passe au plan esthétique ARMAND COLIN
rofesseur d’histoire à l’université Paris-I et directeur de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine, Christophe Charle a publié de nombreux ouvrages sur le XIXe siècle. Il a participé à l’édition du cours de Bourdieu sur Manet, et consacre dans le volume un texte à cet «opus infinitum». En quoi cette période historique est-elle si décisive du point de vue artistique? La séquence historique qui va des années 1848 aux années 1880 est importante non seulement sur le plan artistique mais aussi sur les plans politiques, sociaux, intellectuels et internationaux. La France liquide progressivement tout un héritage culturel, politique et social, et surtout remet en cause le mode d’organisation de presque tous les domaines. Bourdieu insiste beaucoup, après de nombreux spécialistes, sur la crise du système académique mais celle-ci est un indice particulier d’une crise bien plus générale : le mouvement romantique a remis en cause l’héritage classique qui avait partie liée avec la monarchie mais que Napoléon et, dans une certaine mesure, la Restauration avaient essayé de faire revivre. La remise en cause du classicisme ouvre la voie à la revendication de la liberté de l’artiste, liberté de formation, liberté de choisir dans les héritages, dans les manières de peindre, dans les thématiques, dans la hiérarchie des sujets. Les artistes jouent donc un rôle majeur… Oui, mais si certains artistes comme Courbet, l’école de Fontainebleau, Manet et leurs successeurs parviennent à mener ce combat libérateur c’est parce qu’il est porté par d’autres transformations générales: la montée en puissance de l’idéal démocratique, l’exten-
entretient-il avec ce qui se passe au plan politique? Manet commence sa carrière à la fin des années 1850, au moment où la France est soumise à l’empire autoritaire. Ce n’est donc guère propice à la libération de l’art et, pourtant, c’est Napoléon III lui-même qui va accepter d’exposer les peintres qui avaient été refusés par le jury du Salon en 1863. Cette tolérance aux dissidents est une manière d’afficher sa volonté de réforme qui apparaît dans d’autres domaines : l’adoption du libreéchange, la plus grande liberté de la presse à la fin des années 1860, le droit de grève, etc. On voit donc que toutes les libertés s’épaulent les unes les autres. En même temps, plus les pouvoirs cèdent face aux revendications, plus celles-ci s’enhardissent, qu’il s’agisse de la peinture, des élections ou de la liberté intellectuelle. Comme il existe des liens entre tous les groupes en lutte sur l’un des fronts, chaque victoire dans un secteur encourage à revendiquer dans un autre. Bourdieu insiste aussi beaucoup sur la remise en cause de la hiérarchie des sujets dont certains des tableaux les plus célèbres de Manet sont l’expression même. Le scandale d’Olympia, c’est de s’inspirer d’un célèbre tableau de Titien (la Vénus d’Urbino) pour mettre en scène ce que les spectateurs du temps perçoivent comme une prostituée sans honte de son statut. Or, à l’époque, ordre moral et ordre politique sont intimement liés, le scandale moral d’une toile devient un scandale politique et réciproquement. Recueilli par SYLVAIN BOURMEAU
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LIBÉRATION SAMEDI 2 ET DIMANCHE 3 NOVEMBRE 2013
EVENEMENT
Pierre Bourdieu, en juin 1988. PHOTO MARTINE FRANCK. MAGNUM PHOTOS
«Violence sympolique», «habitus», «champ», le sociologue avait défini un ensemble de concepts pour comprendre les mécanismes de reproduction et de domination.
La boîte à outils de Bourdieu une œuvre qui a informé et modulé toute la pensée contemporaine du social, il est impossible de donner une vue «synoptique», et encore moins un digest.
D’
Pierre Bourdieu a néanmoins donné lui-même, en une phrase d’allure très simple, le sens global de son entreprise : «Je peux dire que toute ma réflexion est partie de là: comment des condui-
tes peuvent-elles être réglées sans être le produit de l’obéissance à des règles ?» La tâche à laquelle cela renvoie est immense cependant, car il s’agit d’expliquer cette sorte d’accord «incons-
cient» que les agents sociaux tés à travers lesquelles se constidonnent au monde dans lequel tuent les institutions sociales, ils ont été produits et que, d’une les représentations «obligées» certaine façon, ils produisent, et de la réalité, les formations donc de faire de la sociologie la idéologiques, les structures science de l’économie générale temporelles, les catégories de la des pratiques. perception artistique, les critèChamps. En s’y attelant, Bour- res du goût et les styles de vie, dieu ne congédie pas l’héritage les discours, les formes de lanmarxiste ou structuraliste, car il gage, le champ littéraire, le estime que les notions d’idéolo- champ journalistique, les hiégie ou de structure sont toujours rarchies sportives, sexuelles ou utiles pour saisir la façon dont les scolaires, les «positions» de la pratiques humaines peuvent être philosophie, de la science, de la surdéterminées ou induites. Mais sociologie elle-même… bref, il ne retient ni l’idée d’un «sub- tout ce qui offre une «précondijectivisme» posant que l’agir in- tion» à l’agir et impose les cadividuel donne seul sens et fina- dres mentaux par lesquels le sulité au social, ni celle d’une jet perçoit le monde. Ainsi «physique des faits sociaux», où la Distinction prendra en examen l’individu serait façonné tout en- les processus de définition des tier par les structures socio-éco- goûts selon la différenciation de nomiques et politiques ou les su- classe. Homo academicus et perstructures culturelles. la Noblesse d’Etat, en analysant Entre ces formations «objecti- les rapports entre les systèmes ves» et les structures mentales d’éducation supérieure et des agents sociaux, il y a inte- les dynamiques de pouvoir, étaractions, passages, inductions bliront une «anthropologie gloréciproques. C’est ce «nœud» bale» de la classe dirigeante que va tenter de défaire Bour- française… dieu, afin de «démonter» les L’étude du champ littéraire et armécanismes de reproduction tistique est, aux yeux de Bourdes hiérarchies sociales, où les dieu, essentielle. Il en décrit la facteurs économiques sont structure et les diverses configumoins efficients que les facteurs rations, en posant les bases culturels, qui, eux, par une «violence symboli- A côté des grands que», informent «hérésiarques des lettres», l’«œil», si on peut dire, à savoir la façon Baudelaire et Flaubert, Manet dont on «voit» les était déjà présent dans choses, en considérant les Règles de l’art. ce regard et la chose regardée (par exemple la domi- d’une «science des œuvres», dont nation masculine) comme l’objet n’est pas seulement «naturels». l’œuvre, mais son contexte social Outre celui de violence symboli- et les déplacements des échelles que, Bourdieu a utilisé, on le sait, de pouvoir qui s’y réalisent. les concepts d’habitus et champ, Nomos. A côté des grands «hédont toutes les sciences sociales résiarques des lettres», Baudeont hérité. Le premier, axe d’une laire et Flaubert, Manet était théorie de l’action, permet de déjà présent dans les Règles de penser le lien entre socialisation l’art. Dans Manet, il est le protaet action des individus. Il com- goniste absolu de la révolution prend l’ensemble des disposi- symbolique qui conduit à l’autotions, des perceptions, des posi- nomie du champ artistique, après tions, des projets d’actions, les celle du champ littéraire, ou à manières de penser, les «auto- l’«institutionnalisation de l’anomatismes de pensée socialement mie», laquelle marque la fin de constitués, très profondément an- l’art académique, la fin du poucrés dans notre corps, dans notre voir de ceux qui, auparavant, cerveau…», etc., reçus par l’ex- étaient maîtres du nomos, maîpérience, et adaptés, bien tres de la règle et des canons, qu’«inconsciemment», aux exi- maîtres des «façons de voir» : gences du monde social : il est les jurys des Salons et les Acadécomme une «grammaire» ac- mies. Dans le nouveau champ de quise grâce à laquelle l’individu l’art «moderne» qu’ouvre Mapeut fabriquer un nombre infini net, les artistes devront dès lors de «phrases» pour affronter les lutter pour leur légitimité, sans situations qui se présentent. que leur statut, leur style, leur Le second autorise une saisie art même, puisse être défini par plus précise de la notion de une règle imposée par la voix de «société», vue par Bourdieu l’Etat. comme une superposition ou On laissera traduire le propos en une étendue de champs: chaque termes économiques ou politichamp est organisé selon une lo- ques, de «dérégulation» et de gique propre, déterminée par les perte de souveraineté des Etats. atouts et les «cartes» que l’indi- Et imaginer, si la révolution vidu peut y jouer, ou par le «ca- symbolique de Manet s’est épuipital» dont chacun dispose, éco- sée, ce que signifie, vu l’internomique, social, culturel, connexion des champs intellecsymbolique. tuel, artistique, économique, et L’œuvre de Bourdieu explore politique, le «retour du nomos», systématiquement tous ces de la règle et de l’ordre. champs. Elle analyse les modaliROBERT MAGGIORI