Prescriptum deuxième edition

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Anne Queyras-Louail



Les Éphémérales - Saison 2 - Épisode 1



PréAmbule

Je garde en moi la trace des temps océaniques. On me les a ôtés le jour où je suis née : dans la violence du passage, ma tête cognée, mon corps comprimé. Quel cri alors j’ai poussé d’être ainsi arrachée au monde d’où je venais !



PrĂŠHistoire


L’Homme. Mangeur de baies, tueur de bêtes. Dents d’herbivore, griffes de poule et pelage ridicule. Femelle habituellement monopare à l’accouchement particulièrement délicat du fait d’une hypertrophie crânienne propre à l’espèce. Vitesse de croisière : 3 km/h. Évolue en petits groupes. Volontiers hostile à ses congénères lorsque ceux-ci ne font pas partie de sa meute. Chance de survie de l’espèce : infinitésimale. Tous, enclins au même destin : festins de charognards, nids puants de milliards de larves, cendres et poussière. Puis, la pluie, le vent, le ruissellement… Et ce retour, océanique, à la terre nourricière. Peu à peu effacés dans l’oubli du silence, Nous aurions pu ne jamais avoir été.








Ils avaient parcouru les océans, minuscules amibes flottant au gré des courants. Ils avaient rampé, lézards glissant sur le sable humide, proies trop faciles de monstres gigantesques aux carapaces d’écorce. Ils avaient caché au cœur des arbres leur immense faiblesse et avaient fouillé, assis sur la branche, les poils pouilleux de leurs semblables. Adam, Eve, singes et guenons, amants ou amis, deux ou cinq mille libérés sur la sphère, qu’importe ce qu’ils furent : quand ils s’aimèrent, tout changea. En groupes constitués, ils jouissaient sans entrave de l’Eden arboricole ; mais le climat peu clément fit fondre les forêts comme neige au soleil. Nos singes débonnaires quittèrent les branches rarissimes et libérèrent deux pognes pour devenir carnassiers. Debouts, ils virent que le jour sortait de terre chaque matin et explorèrent la vie derrière l’horizon. Ils arrétèrent leur chemin à la dépouille de leur semblable et protégèrent leur propre destin des multitudes grouillantes : ils pleuraient l’absence, allumaient des souvenirs. Lors, le passé vibra dans les nuits protégées et l’on se demanda si ces morts qui visitaient le sommeil n’étaient pas comme la lune : une présence par bribes qui parfois vous éclaire. Blottis les uns contre les autres dans la lueur du feu comme dans l’antique frondaison, on tua le temps en volubiles vocalises, variation de tons, nuances de formes et de sens : blablabla …

Le temps s’échappait, poursuivant les défunts au rythme des naissances. Il fallait que celles-ci maintiennent le tempo. Peut-être nos mots étaient-ils nés de ces absences à recomposer ? Car il y eut un son pour dire qui et d’autres pour dire quoi. Ce n’était pas un cri brutal comme une alerte. Ce n’était pas non plus une chanson nuptiale comme un appel ni même des bruits étouffés de douleur : c’étaient des sons prononcés, articulés, des codes partagés, des règles pour se soumettre, des sentances pour dominer et des fables aussi, pour convaincre plutôt que vaincre. Question de survie dans la promiscuité de la tanière, sans doute. Pourtant, je les crois nés de tout cela, nos mots : du cri, du chant, du bruit ; de la perte, du désir, de l’angoisse. Nés de cet alter, nés de cet ego : de cet alter ego qui m’affiche à distance, mort ou vif… avec ces paroles entremélées comme seul point de jonction, comme seule similitude, comme point de ralliement. Ultime vestige d’Eros Comment avions-nous su dénicher ces passages ? La nostalgie peut-être, des temps océaniques : les mots ouvraient des mondes, nous éloignaient d’ici. Ils disaient tous les possibles. Ils faisaient l’impossible.



Autour du totem, le clan écoutait le chaman réveiller les morts pour annoncer les fils. Il disait ce qui était et prévoyait ce qui serait. Poète, le maître des lieux cousait sur le temps les mots dans tous les sens et brodait tout un monde, toute une vie : une histoire. Le temps, lentement, s’étira. Dans cet empire de mots, nous étions un empire. Les totems se multiplièrent, porteurs du nom du clan, de ses mots, de ses morts ; témoins monolithes de son identité. Plantés comme des arbres, choyés pour durer au-delà de nos chairs, ils étaient les ultimes protecteurs de notre humanité. Lors là, autour du totem qui portait le nom des pères et celui des fils, on dicta les règles qui protègeraient le groupe, qui perdurerait l’espèce. La perte, le désir et l’angoise ; les cris, les chants, les bruits ? Le chaman les avait consignés en disant pourquoi le jour et pourquoi la nuit. Comment aurions-nous pu ne pas l’écouter ? Il racontait le premier père et la mère première.





Un troupeau de bisons parcourait la lande : là, sur la pierre grise que le feu éclairait, l’eau ruisselante avait à peine marqué d’une ligne sombre le flanc de l’animal blessé. Il y aurait ce soir, de quoi dîner pour le clan : on l’avait peint en ocre rouge comme on faisait sur les tombes. Il posa sa main sur la plaque de granit et y inscrivit la marque de ses doigts, la trace de sa poigne. Ici, il avait vécu. L’empreinte était de marbre. Armé de tous les mots, le poète s’unit avec le peintre. Ensemble, ils firent d’un rond une lune, une femme pleine, le jour. Ils croisèrent les lignes, percèrent les cercles, firent l’horizontal et le vertical, entrelaçèrent les vides et les pleins… créèrent des blancs pour signer le silence. On écrivit sur les murs. On écrivit sur le temps !


Pourtant, quand des pognes pochoir se posèrent sur la pierre, à cet instant précis, plus ou moins quelques millénaires, deux espèces d’hominidés se rencontrèrent, une seule survécut. Bug génétique ou populations massacrées : plus une bouche, plus une oreille : les mots effacés, la langue muselée. De la surface terrestre une espèce fut supprimée, annulée. De cette humanité Neandertale ne restent que de vagues stèles et quelques os épars. Une humanité toute entière, tout son être : fichier introuvable.




PréSages



Stèles

Il avait eu faim trop souvent sur ce ruban de terre qui longeait la barrière océane. Il vivait dos au couchant, exsangue, guettant la progression des populations de Sapiens qui s’installaient en nombre le long des rivières en amont et souillaient les ruisseaux. Malades, coincés sur un territoire inadapté, affamés par la disparition du gibier, les siens disparaissaient et les ventres vides ne s’emplissaient plus d’enfants. Son peuple s’étiolait. Cette nuit, des feux avaient brûlé sur la colline. Dans deux lunes, il devrait quitter cette place et abandonner aux vainqueurs la sépulture des siens. Pour aller où ? Sapiens avait pris les pays du Levant et l’immensité marine barrait la route du Couchant. Quand ils vinrent, Neandertal ne lutta pas, mais quand la pointe d’os traversa sa poitrine, il souffla : « Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! »* (Portugal. Env. - 25 000 avant JC) Derrière les herbes hautes se cachait un corps mort, “Dormeur du val” terrassé comme tant d’autres, en plein cœur du printemps. Nous souffrons, je le crains, d’un syndrome de répétition. * Arthur Rimbaud, le Bateau ivre





Rémanences Pour que l’Aimé demeure, il fallait plus que chair : Un détour par la chaire les disciples en chœur. Pour que tout nous demeure Il fallait un système : On eut un anathème les hordes à l’honneur. Derrièr’ mon rideau d’herbes se cache un Christ mort. Ce nommé fils du Verbe Dormeur du val, encore !


Horizons Le ventre tendu, elle retint mal un cri étouffé. L’eau ondoyait jusqu’à ses flancs. Elle sentit la douleur la ceinturer puis décroître. Elle posa ses deux mains sur la tête qui pointait là et tira : entre ses jambes fléchies, dans l’eau tranquille, elle fit glisser ses doigts à elle, caressa son cou à lui. Elle attrapa une épaule, un bras, puis l’autre… Comme ça, jusqu’aux orteils, jusqu’à ce qu’il n’y reste rien. Ses mains douces à elle sous ses aisselles à lui, elle l’amena vers le jour. Il franchit la ligne de flottaison, hurla quand l’air traversa ses poumons. Elle le posa sur son sein et prononça, lessivée : «mon petit». Il avait froid. Elle coupa le cordon : il eut faim. Elle rejoignit le clan après l’avoir nourri. Elle retrouva les femmes qui mâchaient près du feu et posa sur les genoux de sa sœur le nouveau-né repu. Elle s’endormit. Il chercha son odeur, tourna les orbites de ses yeux clos et se souvint d’un son : «mon petit». Déjà, il mesurait la distance : Eros et Thanatos en ordre de bataille !


La mère dormait sous la défense du feu. Elle retrouva, rêveuse, les temps de son enfance et les mères de son clan. Elle s’abritait alors sous un autre totem : elle fut faite captive parce qu’il fallait ici des ventres venus d’ailleurs ; des femmes qui ne furent ni mère, ni filles, ni sœurs. Tant de totems avaient fleuri, plantés par les bannis et les nés loin d’ici, les fils démiurges et les sorcières oubliées. Tous, comme les autres : voraces, malins comme des singes, marchandant les secrets que les mots dévoilaient. Fratricides au besoin et plus si affinités. Tant de totems tombèrent, avec leurs morts, avec leurs mots : les bouches sans souffle ne savaient plus dire, les oreilles obscurcies ne savaient plus comprendre. Ne demeuraient de tous ces clans défunts que les mots colportés par quelques mères captives ou les paroles sacrées que les chamans cachaient, précieux talismans, pour le jour où, peut-être, on pourrait les entendre. Sait-on jamais ? On a souvent vu l’horizon cacher des au-delà.



«

Tout homme persécute s’il ne peut convertir. À quoi remédie la culture qui rend la diversité adorable.» Alain


Éditions Ma Pomme - 14 rue du marché Popincourt 75011 PARIS - 09 81 39 37 73 - aqlpeintre@gmail.com


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