Femmes dans
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Arysque et Chiara Mezzalama
PrĂŠlude
Femmes aux jardins
Jardin partagé Truillot 31 août - 13 septembre 2020 L’hôtel social a brûlé le dernier jour d’août.Veille de la rentrée. Cinquante-six personnes sont à la rue, quinze enfants. Tout perdu. Le feu, parti du bas a tout mangé ; la cage d’escalier, les chambres, les affaires, l’espoir de bien commencer l’année malgré les cafards, les rats, les punaises, l’insalubrité des lieux. Paris. 11e arrondissement, les bars branchés, les petits restos à la mode, l’immobilier à 12/13 000 euros le mètre carré. En face du square Gardette, on sent encore l’odeur du bois brûlé, du fer tordu, des affaires incinérées, de la catastrophe évitée par miracle - voire par hasard - grâce aux cris d’alerte et l’arrivée des pompiers. On entend leurs voix, excitées ou tristes, elles sont là quelques jours plus tard, ce dimanche après-midi ensoleillé au jardin partagé. Presque toutes des femmes, comme toujours, avec leurs petits, leurs angoisses et revendications. Avec le courage qu’il faudra pour recommencer. Ailleurs, dans un autre hôtel, la même galère. Les associations sont mobilisées, quelques élus, les habitants du quartier. Draps, couettes, serviettes, vêtements, produit d’hygiène. Mais aussi la fête du jardin : musique, concerts, l’inauguration de la rue d’à-côté, récemment végétalisée, le retournement du compost riche de nos déchets. Ce mélange d’humanité et d’activités transforme quelques mètres carrés en espace large, ouvert, partagé. La lutte pour quelque chose de mieux qu’une chambre pourrie ou la rue, carrément. Peut-on crier la colère sous les masques ? Et si personne n’écoute ? Il fait chaud, les guêpes sucent les raisins, les plantes ont soif, les vêtements à donner sont empilés sur les tables, les bancs. Les chaussures sont sur le pré, comme une marche d’invisibles.Tous ceux
qui n’ont pas tenu la route, qui ne sont jamais arrivés. D’abord expliquer à celles qui sont là à qui et comment se faire aider, surtout rester ensemble, ne pas être isolées. Pas toujours facile, je les entends se dire des méchancetés, la survie ne passe pas toujours par la bonne éducation. Un garçon tape sur sa petite sœur, lui pique sa poupée, c’est peutêtre lui qui l’a sauvée le jour de l’incendie, quand ils ont dû traverser les flammes, la fumée, la terreur. Il suce nerveusement les mains de la poupée, comme une tétine improvisée. Héros et bébé à la fois. Qu’il puisse devenir ce qu’il souhaiterait, voilà pourquoi il faut se battre. Sa mère l’appelle. Merveille. On distribue les sacs alors que les musiciennes font le soundcheck. Les femmes fouillent dans les tas de vêtements, regardent les tailles, choisissent, attrapent ceci ou cela. Anciens réflexes de marché, l’occasion à saisir. Énumérer sur les doigts tout ce qui ne va pas. Les doigts comme chefs d’imputation contre un système qui établit différents degrés d’humanité. Les perles colorées dans les cheveux des gamines, une d’elles a le visage partiellement brûlé. Quelles traces garderont-elles de la peur, quels cauchemars du feu, comment peuvent-elles dormir des nuits tranquilles, manger des repas chauds, prendre une douche pour se rafraîchir ? Elles parlent de leurs mômes, mais elles, de quoi rêvent-elles ? Les premières notes de Let it be. Les belles voix claires, propres des filles qui chantent. La musique fait bouger les corps, même les corps épuisés, cassés, oubliés. Un homme assis sur un banc essaye méticuleusement toutes les paires de chaussures posées sur le pré, laquelle sera sa cendrillon ? Il y a l’urgence. L’indignation. L’odeur du bois et du fer brûlé. Il faudra la patience, l’attention, l’obstination pour ne pas oublier, pour les suivre dans la durée, quand l’hiver viendra, un autre hôtel brûlera, une autre urgence. Lutter contre l’oubli, l’indifférence. L’injustice. La travail caché et pourtant nécessaire des vers dans la terre. Oh ! les belles baskets rouge flamboyant ! Il essaye, elles sont trop grandes pour lui. Sa mère lui dit de les prendre : « tu vas grandir », dit-elle.
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Square Gardette 20 septembre Encore un après-midi ensoleillé de cette fin d’été, qui n’a de doux que la température. Elles ne sont pas très nombreuses, éparpillées dans d’autres hôtels, elles n’ont peut-être pas la force, ni l’envie de se déplacer, là, à quelques mètres de l’endroit où leurs chambres ont brûlé. Et les vraies réponses n’arrivent pas. Le square Gardette est plein d’enfants qui jouent dans la poussière d’un soleil endimanché. Combien d’heures ai-je passé ici quand j’ai débarqué en France avec mes enfants ? Nous ne connaissions personne, au début. Je retrouve ce regard perdu dans les femmes qui se tiennent un peu en retrait. Ce regard qui raconte le dépaysement, la fatigue, l’incertitude. Mon regard aujourd’hui leur ressemble. Le Chœur des Musiterriens se rassemble. Ils se retrouvent pour la première fois après le confinement, ayant travaillé à distance jusque-là. On sent leur émotion qui devient la nôtre. Des femmes et des hommes qui chantent, des femmes et des hommes qui cherchent des solutions introuvables pour briser les murs qui s’érigent et nous enferment, prétendant que nous sommes différents. Je ne veux pas être différente, pourtant. Des enfants qui jouent, qui crient, une jeune femme asiatique avec une magnifique robe de Mongolie, une vieille dame voilée qui arpente le quartier et finalement s’assied pour écouter la musique, des couples d’amoureux sur les bancs, un homme à la peau basanée tout habillé en blanc,
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élégant. Oui, nous sommes tous différents mais pas dans le sens que prétend la société. Il faut se mélanger, surtout maintenant, face à l’urgence sanitaire qui creuse les barrières. Une chanson de lutte italienne, une chanson turque, arabe, brésilienne, le tour du monde, puis c’est un musicien iranien qui arrive, avec tous ses instruments : setar, daf, tombak, ney… à lui tout seul, Mossi Amidi Fard est un orchestre. Une vague d’émotion me submerge, je replonge dans un passé lointain, mon enfance qui revient. La beauté de ce pays et son histoie tragique, la violence qui n’a pas fini de faire des victimes. Stéphanie me raconte l’histoire d’une de ces jeunes femmes et de sa petite. Comment ne pas être révoltée ? Comment accepter que des papiers puissent donner droit à la vie ou condamner à mort ? Combien de ressources sont nécessaires pour supporter tout cela ? Et pourtant, cette jeune femme sourit. Qu’elle nous soit exemple. Que la musique nous envole. Que les réponses, les vraies, arrivent. Nous sommes là, à les attendre.
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L’Aguerrie J’ai mal au corps. Mal aux creux du dos, aux flancs des jambes Mal aux arpions, mal aux nichons Je sens le vide des orteils, les couteaux dans les flancs, l’insupportable droiture de la nuque Mais voyez : Mon corps frissonne et mes épaules se blotissent au cou Les dos se cambrent Les narines sourient dans le parfum du cou Paraît qu’on danse jusqu’à tomber, Sous le feu des balles.
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(…) Une création de Chiara Mezzalama (textes) et de ARySQUE (illustrations et texte de l’interlude), en partenariat avec le Collectif 9m2 et le Jardin partagé Truillot. Janvier 2021.