CRIE TON ART !

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Recueil d'oeuvres littéraires et imagées

LGBT pour et par les

jeunes de 16 à 30 ans A R C - E N - C I E L D ’A F R I Q U E





CRIE TON ART ! Le projet CRIE TON ART est une initiative d’Arc-en-ciel d’Afrique, subventionné par le Forum jeunesse de l’île de Montréal.

Arc-en-ciel d’Afrique est un organisme à but non lucratif qui vise l’intégration et l’épanouissement des personnes LGBT (gais, lesbiennes, bisexuel [les] s, transgenres et transsexuel [les] s) des communautés noires; africaines et antillaises, de leurs familles et de leurs ami [e] s à l’échelle québécoise.

u http://www.arcencieldafrique.org

Le Forum jeunesse de l’île de Montréal est un organisme de la CRÉ de Montréal qui a pour mission de représenter les organisations jeunesse de la région. Son Conseil des jeunes représentants élus est composé de 27 jeunes qui proviennent des milieux étudiant, socioéconomique, sociocommunautaire, des arts et de la culture, de l’environnement ainsi que des sports et loisirs. Il coordonne des projets, défend les intérêts et porte la voix des jeunes âgés de 12 à 30 ans. Le FJÎM inscrit son action politique dans un cadre non partisan. Le Forum jeunesse est soutenu financièrement par le Secrétariat à la jeunesse dans le cadre de la Stratégie d’action jeunesse 2009-2014.

u http://www.fjim.org



Sous la direction artistique de Laurent Maurice Lafontant

Assisté de Patricia Jean

Anthony Plagnes Payá

Directrice générale d’Arc-en-ciel d’Afrique

Mise en page et communication

Jacques Audet et Laurent Maurice Lafontant Correction des textes

Lateef Martin

Mentor de dessin

Mike Gerembaya

Assistant à la coordination

Avec la participation de Adel Essadam Soleil Launière Doc Sack Issa Diawara Patricia Jean Valérie Gingras Sabrina Paillé Je Kale Anthony Plagnes Payá CleoDalie Lamin Giovana Olmos (Xolo) Laurent Maurice Lafontant Recueil d’œuvres littéraires et imagées Nouvelles, poèmes, photos, dessins et peintures

A R C - E N - C I E L D ’A F R I Q U E


Nos sincères remerciements : Au forum jeunesse de l’île de Montréal Au conseil d’administration d’Arc-en-ciel d’Afrique : Carlos Idibouo, Florence François, The Bao Huy Nguyen, Vee Steven et Yves Ulysse. À la directrice générale honoraire d’Arc-en-ciel d’Afrique : Solange Musanganya Aux mentors et correcteurs Jacques Audet et Lateef Martin À l’assistant de la coordination Mike Gerembaya À Koralie Woodward pour les photographies de couverture et ses modèles À tous les participants Au magazine Fugues Aucune édition, impression, adaptation ou reproduction de ce livre, par quelque procédé que ce soit, tant électronique que mécanique, en particulier par photocopie ou par microfilm, ne peut être faite sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Nous reconnaissons l’appui financier du gouvernement du Québec par l’entremise des fonds régionaux d’investissement jeunesse (FRIJ).

Réagis à Crie ton art et télécharge une copie numérique gratuite sur

www.crietonart.com et www.arcencieldafrique.org

Courriel : info@arcencieldafrique.org | diradj@arcencieldafrique.org

© 2 0 1 5 - A r c - e n - c i e l d ’A f r i q u e - To u s d r o i t s r é s e r v é s Arc-en-ciel d’Afrique · 576 Sainte-Catherine-Est, bureau 104, Montréal, H2L 2E1, Canada · arcencieldafrique.org C /arcencieldafrique · t @arcencieldafriq · 514 373-1953

Imprimé au Canada. Non destiné à la vente. Ne peut être revendu. Dépot légal : 2ème trimestre 2015 Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2015. Bibliothèque et Archives Canada, 2015. ISBN Imprimé 978-2-9815188-0-4 | ISBN PDF 978-2-9815188-1-1


À tous les jeunes de ce monde qui brillent de leur originalité. À toi qui te reconnaitras surement dans ses lignes, et dont l’histoire n’est pas souvent racontée.



Table des matières Préfaces » Florence François coprésidente d’Arc-en-ciel d’Afrique ........................................................

» Santiago Risso

président du Forum jeunesse de l’île de Montréal ........................................

Missions et activités d’Arc-en-ciel d’Afrique..............................

13 14 12

Nouvelles » Conversation intime Adel Essaddam................................................................................. » Ma voisine du bout du monde Valérie Gingras................................................................................ » Il n’y a pas de moment parfait CleoDalie ........................................................................................ » La révolte d’Andy Laurent Maurice Lafontant..................................................................

16 30 42 60

Poèmes » Lesbiennes, gais Doc Sack ........................................................................................ » Nous avancerons Je Kale ............................................................................................

24 36 26 58

Photos » Soleil Launière .............................................................................. » Identités indissociables Anthony Plagnes Payá ...................................................................... Dessins » Ni noir, ni blanc Patricia Jean .................................................................................... » Issa Diawara ................................................................................ » Xolo ............................................................................................. Peinture » Lamin ...........................................................................................

Bibliographie des participants ................................................... Sources et œuvres produites par Arc-en-ciel d’Afrique ............................................................

15 28 73 38 76 78


À propos d’Arc-en-ciel d’Afrique Nous visons l’intégration et l’épanouissement des personnes LGBTQ (gais, lesbiennes, bisexuel [les] s, transgenres, transsexuel [les] s et queers) des communautés noires; africaines et antillaises, de leurs familles et de leurs ami [e] s au Québec. Fort de plus de ses 200 membres, Arc-en-ciel d’Afrique est le plus gros groupe LGBTQ afro-caribéen au Canada.Fondée en 2004,l’association organise et participe à plus de 30 activités par an !

// Sensibiliser aux réalités LGBTQ afro-caribéennes pour lutter contre l’homophobie Tout au long de l’année, Arc-en-ciel d’Afrique s’assurer de faire de la lutte contre l’homophobie sa mission principale. C’est en participant à diverses conférences publiques, en animant des ateliers sur la tolérance et l’intimidation dans différents établissements du Québec que l’organisme remplit cette mission. Les membres et bénévoles s’assurent de participer à des campagnes variées telles qu’à la journée mondiale de lutte contre l’homophobie du 17 mai ainsi qu’à la journée communautaire de la semaine de la Fierté. Malgré qu’ils vivent parfois un certain rejet, les membres de l’organisme s’assurent de représenter les communautés LGBT dans les communautés africaines et caribéennes.

// Promouvoir la culture LGBTQ afro-caribéenne MASSIMADI et Fierté Afro sont deux événements majeurs d’Arc-en-ciel d’Afrique permettant de faire rayonner la culture LGBT de l’Afrique et des caraïbes. À travers ces deux événements culturels majeurs que nous organisons, nous veillons à inculquer un message qui invite la population à être sensibilisé et au respect la diversité sous toutes ces formes. Le festival MASSIMADI utilise le pouvoir des arts et des images en présentant des films LGBTQ afro-caribéens pour favoriser l’amour de soi des personnes provenant des populations marginalisées. Le festival a lieu chaque février depuis 2008 pendant le Mois de l’Histoire des Noirs. Le festival fierté Afro quand à lui s’intègre dans le cadre de la semaine de Fierté Montréal et en 2015 aura lieu sa deuxième édition. Ces deux évènements aident à faire de Montréal une ville riche de sa diversité. Projet jeunesse : Au printemps 2015, Arc-en-ciel d’Afrique lance CRIE TON ART. Un recueil amusant et audacieux. Plus d’une quinzaine de jeunes racisés ont participé à la création de ce recueil d’œuvres littéraires et imagées afin de parler de leur réalité. Le recueil sera distribué dans plus de 300 établissements.

// Briser l’isolement et optimiser l’intégration de tous L’intégration englobe la compréhension de l’orientation sexuelle, l’acceptation de soi et la cohabitation harmonieuse avec les autres, semblables ou différents. La clef de cette intégration réussie passe par des groupes de discussions et ateliers-causeries, les accueils personnalisés pour l’écoute ainsi que les sorties et événements sont les clefs de cette intégration réussie.

// Agir en prévention du VIH et des ITSS Arc-en-ciel d’Afrique organise des ateliers/activités de sensibilisation autour du ITSS et VIH/SIDA afin de sensibiliser nos populations cibles et au-delà. Le comité prévention du VIH/Sida planifie annuellement des ateliers autour de la journée mondiale de lutte contre le SIDA le 1er décembre afin d’encourager des pratiques sexuelles plus sécuritaires.

Arc-en-ciel d’Afrique · 576 Sainte-Catherine-Est, bureau 104, Montréal, H2L 2E1, Canada arcencieldafrique.org C /arcencieldafrique · t @arcencieldafriq · 514 373-1953


Préface de Florence François, co-présidente d’Arc-en-ciel d’Afrique

Crie ton art! C’est un CRI de ralliement, des personnalités qui s’affirment, un cri identitaire, une déclaration d’amour, un cri vital, des prises de position, un cri en porte-voix, des histoires d’amour qui se partagent, un cri qui marque, des déchirements, un cri à écouter. Ils ont entre 16 et 30 ans, ils s’inspirent de leurs réalités, celles de jeunes LGBTQ (Lesbiennes, Gais, Bisexuel(les), Transgenres, Transexuel(les) et Queers) issus ou liés aux communautés ethnoculturelles. Tous cherchent à prendre leur place, à être euxmêmes. Chercher à se définir au sein d’une société quand on vit à l’intersection de plusieurs communautés n’est pas simple. Laquelle choisir? La société de son pays d’origine, celle de son pays d’adoption, celle du pays de ses parents, celle du pays où l’on est né ou une autre société, n’importe laquelle? Et au sein de ces sociétés où la discrimination n’est pas un principe complémentaire, mais bien multiplié, comment vivre sa différence sexuelle ou de genre? Je n’ai pas de réponses simples et trop peu d’éléments de référence pour y répondre. Et ce n’est pas ce qui compte pour l’instant. L’important est d’entendre ces jeunes y répondre et de les écouter. La question leur est

trop peu souvent posée.

Dans un KALÉIDOSCOPE de couleurs, d’images, d’idées et de voix, Arc-en-ciel d’Afrique leur a demandé d’illustrer, d’imager ou d’écrire leurs réalités. Et ils ont répondu nombreux avec ce besoin criant de s’exprimer. Ils nous révèlent dans ce recueil des parcelles de leurs identités inscrites au cœur de leur art : la photographie, le dessin, la peinture, la poésie ou la prose. Ils s’expriment avec talent, émotion et sincérité et nous avons envie de vous faire entendre ces cris. Crie ton art est entre

vos mains, maintenant, tendez l’oreille. 13


Préface de Santiago Risso,

président du Forum jeunesse de l’île de Montréal

N

ous

recherchons tous, chacun à sa façon, l’approbation et

l’acceptation de nos êtres les plus chers. Souvent, on s’oublie soi-même et on se crée des masques pour y arriver. La rési-

lience témoignée par les jeunes artistes du recueil Crie ton art, révèle le courage des jeunes des communautés LGBT d’avoir enlevé

CE MASQUE.

Le Forum Jeunesse de l’Île de Montréal est très fier d’avoir contribué à la mise en place de ce projet en accordant un financement à travers le Fonds d’investissement jeunesse. Il

est important pour le FJÎM de soutenir ce genre

d’initiative, car il existe très peu d’œuvres qui sont adressées aux jeunes racisés et encore moins pour les jeunes racisés des communautés LGBT.

Crie ton art est un

exemple concret des solutions ou des moyens à entre-

prendre pour sensibiliser davantage les gens à cette réalité afin de briser les tabous reliés à l’homosexualité. Je suis convaincu que ces œuvres originales, créées par des jeunes talentueux, seront une source d’inspiration pour l’ensemble de la communauté LGBT.

Le FJÎM est un organisme de concertation qui a pour mission de représenter les organisations jeunesse de la région et qui vise, à travers ses avis, ses projets, ses activités, à donner une place et une

VOIX

aux jeunes

montréalaises et montréalais et à améliorer leurs conditions de vie.

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Ni noir ni blanc !

U

n

jour

ouvert

en les

prendre

surfant yeux

que

sur et

sexuelle

ne

devaient

aux

attentes

de

la

le partager avec

net,

je

m’a

permis

de

genre,

l’identité

tion

le

pas

société.

suis de

mieux

absolument

sur

me

l’expression

obligatoirement J’ai

tombée

ce

comprendre, de

correspondre voulu

TOI au cas où tu aurais aussi des questions.

dessin

genre à

refaire

et

notre ce

qui

m’a

de

com-

l’orientasexe

ou

schéma

et

C’est comment toi tu te perçois et que tu interprètes les signaux que t’envoient ton corps.

Basée sur le sexe et l’identité de genre des personnes qui t’attirent physiquement, spirituellement et émotionnellement.

Il se réfère à des attributs mesurables par exemple : chromosomes, organes génitaux, taux d’hormones, etc.

C’est comment tu exprimes ton genre. Par exemple, soit dans ton habillement, ta manière d’agir et d’interagir avec les autres.

Sur ce schéma, où te retrouves-tu ? Plus à droite ? Plus à gauche ? Au milieu ? Partout ou nullepart ?

BREF,

ça peut paraitre très compliqué tout ça. L’important c’est d’être toi-

car nous sommes tous parfaits comme nous sommes. Patricia même et d’aimer la personne que tu es,

15


Conversation intime Adel Essadam

16


Mdisons simplement que je suis un jeune homme. Mon histoire? Eh

on nom? Eh bien, il n’a pas d’importance. Mon âge? Eh bien,

bien, c’est celle d’une personne qui se cherche et qui doit faire face à ses démons.

Cela fait bientôt deux ans que je connais Danny. Il est mon meilleur

ami et mon confident. Je l’ai rencontré dans un de mes cours et depuis nous sommes inséparables. Au début, nous nous parlions seulement à l’école. Petit à petit, nous avons commencé à nous voir en dehors de l’établissement scolaire et très rapidement nous sommes devenus proches, très proches. Nous passions nos fins de semaine et nos vacances ensemble. Au bout de quelques mois, j’ai commencé à ressentir quelque chose d’

étrange, une sorte d’atti-

rance qui allait au-delà de la simple amitié envers Danny, mais je l’ai très vite refoulée. Quelques semaines plus tard, cette sensation est revenue me hanter. Je ne pensais plus qu’à son sourire. Il occupait la moindre de mes pensées. C’est à ce moment-là que j’ai compris :

j’étais amoureux. Il ne

fallait pas qu’il le sache, personne ne devait le savoir. ‘‘

Deux semaines après ma découverte, Danny m’a invité à venir

chez lui pour souper avec sa famille. Il voulait me présenter à ses parents qui souhaitent connaître le meilleur ami dont Danny ne cessait de leur parler. Après le souper, Danny m’a pris à part et ce soir-là, il me l’a dit :

« Je t’aime »

Trois mots si simples et qui pourtant veulent tout dire. Ces mots n’ont ni sexe, ni origine, ni préjugés. Ils sont uniquement la représentation de ce sentiment pur et atemporel qui réside en chacun de nous et qui n’attend rien d’autre que d’être dit et surtout d’être ressenti. Ce soir-là, je les ai ressentis et je les ai laissés envahir mon âme. Et soudain me voilà allongé sur lui, le laissant

découvrir chaque parcelle de mon corps et de mon être.

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Conversation intime

À la fin de cette soirée, je décide de rentrer chez moi. Je m’allonge

sur mon lit et je me remémore la soirée en boucle; le corps de Danny contre le mien, ses lèvres sur les miennes et

son regard

plongé dans le mien. Je

n’arrête pas de sourire en pensant à lui, mais je sens une petite voix intérieure qui murmure. Elle est loin et je l’entends à peine. Je la laisse de côté et je m’endors. Cette petite voix se rapproche, une silhouette se dessine, je la vois maintenant nettement, c’est moi. Enfin,

« ce moi » a mon apparence, mais il semble

plus aigri, plus triste. Nous commençons à nous parler : Lui : Tu ne peux pas être gai. Moi : Mais je le suis. Lui : Non, tu ne l’es pas. Moi : Qui suis-je alors? Lui : Un homme qui aime les femmes. Moi : Mais ce n’est pas vrai. Lui : Si ça l’est.

Moi : Pourquoi refuses-tu de me laisser être qui JE

SUIS ?

Lui : Parce que tu dois être qui tu dois être et non qui tu veux être.

18


Adel Essadam

Moi : Je ne pourrai pas. Lui : Il le faudra bien pourtant. Personne ne t’acceptera comme tu es. Moi : Pourquoi? Lui : Parce que ta famille a ses règles et que tu ne peux pas être gai. Ça ne fait pas partie de ta culture et ils te rejetteront. Tes amis aussi te rejetteront, même la société te rejettera. Moi : Pourquoi ma famille ne pourrait-elle pas simplement m’aimer ou m’accepter pour qui je suis? Lui : Parce qu’on ne peut pas être qui l’on veut. Il faut se conformer, rentrer dans le moule et suivre les règles. Moi : Je refuse. À quoi bon être aimé et accepté pour ce que je ne suis pas?

À quoi bon sourire quand au fond de MOI je pleure? À quoi bon vivre dans le mensonge et souffrir chaque jour? Lui : Tu dois le faire. C’est ce qu’on attend de toi. Moi : Je n’ai qu’une vie et si je la passe à faire semblant d’être ce que je ne suis pas, c’est comme si je la gaspillais.

Je me réveille en

larmes, alors je prends mon journal et j’écris :

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Les jours s’éco ulent . Je vois défile r le temp s, le regard ant cour ir, mais ne pouv ant l’arrê ter. J’ava nce seul dans un mond e dénu é de sens . Tout auto ur de moi semb le avan cer, mais je reste stati que, stoïq ue, ne sach ant que faire d’un mond e si éphé mère . D’un mond e où règn ent les illusio ns et où rien n’est vrai. Rien mis à part mon exist ence , je sais que j’exis te, que je suis. Mais cela vaut -il la peine d’exi ster lorsq ue tout auto ur de nous n’est qu’ill usoir e, lorsq ue l’on avan ce dans le vide, vide que l’on remp lit de nos crain tes, de nos rêve s et de nos pens ées? On se conv ainc que la vie vaut la peine d’êtr e vécu e, on se fixe des objec tifs, on se dit que si l’on se défin it un lende main , alors cela suffi ra à justif ier un prés ent, prés ent qui sera notr e pass é rendant notr e futur prés ent. Mais finale ment , nous ne faiso ns que cour ir sur une roue , la roue de la vie, roue que l’hom me s’est créé e et dont il n’arr ive plus à se défa ire. Alors , pour se rass urer et s’aid er dura nt sa cour se infini e dans cette roue qui tourn e sans fin, l’hom me a tissé des liens avec ses semb lable s, des liens qui le rass uren t, qui le terri fient , mais qui, en fin de comp te, ne font que lui perm ettre de se distr aire et de n’avo ir point à réflé chir sur la véra cité de la réalit é dans laque lle il évolu e et de 20


laque lle il est priso nnier . Mais qu’a rrive t-il à celui qui perd ces relat ions avec ses semb lable s, à celui qui décid e de s’aff irme r tel qu’il est et qui retir e son masq ue, à celui qui perd ces pont s qui le rat tach ent à la socié té et qui l’éloig nent peu à peu de toute s ces relat ions inter huma ines qui le pous sent à ment ir et à être quelq u’un qu’il n’est pas? Devie nt-il plus libre, plus fort ou se perd -il enco re plus dans l’infin ité de ce mond e illuso ire? Pour ma part , je ne saur ais répo ndre . J’ai vécu des anné es dura nt dans ce mond e, me berç ant d’illu sions et me racc roch ant à tout ce que je pouv ais. J’ess ayais en vain de donn er un sens à tout ce qui m’ar rivait , à tout ce que je vivais , resse ntais et voya is, impu issan t, ne pouv ant rien faire mis à part vivre , non, survi vre, me disan t que dema in sera un jour meille ur ou que du moin s dema in mon prés ent sera deve nu mon passé, passé que je pourrai enterrer ou du moins refouler. Car, à quoi bon se racc roch er à son pass é lorsq u’il n’ap port e rien de plus que la triste sse, la doule ur et un sent imen t d’imp uissa nce qu’il est diffic ile de comb attre et de rédu ire à néan t? Hier j’éta is, aujou rd’hu i je suis et dema in je sera i. Voilà les quelq ues mots qui malg ré leur simp licité suffi sent à résu mer ma vie. 21


Conversation intime

Danny : Il semblerait bien, monsieur. Mon père : Eh bien, je suis content de te rencontrer enfin. Danny : Moi aussi, monsieur. Mon père : Mon fils ne m’a pas dit grand-chose à ton sujet, mis à part que vous êtes très proches. Danny : Oui monsieur, nous le sommes en effet. Mon père : Je suis content pour vous. On a toujours besoin d’avoir un véritable ami. Danny : Eh bien nous sommes…

Je les interromps brusquement et je pro-

pose à Danny de monter dans ma chambre. Il me suit. Une fois dans ma chambre, nous devenons plus sérieux : Danny : Est-ce que ton père sait pour toi, pour nous? Moi : Non, il ne le sait pas et ça doit rester ainsi. Danny : Pourquoi? Moi : Parce qu’il ne comprendra pas. Danny : Comment peux-tu en être si sûr? Moi : Car, ma famille est une famille traditionnelle qui

est très attachée à sa CULTURE et à ses valeurs.

Danny : Mais l’amour pour son enfant ne

devrait-il pas être plus fort que tous ces rites sociaux? Moi : Il devrait.

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Adel Essadam

Danny : Tu devrais le lui dire. Nous n’avons qu’une vie. Penses-tu que cela vaille la peine de la vivre dans le mensonge? Moi : Tu as raison, mais ce n’est pas aussi facile. Danny : Je le sais bien.

Je regarde Danny et je lui tends mon journal. Il le prend et le lit :

« Chaque jour est un couteau de plus qui se plante dans mon âme et qui me vide peu à peu de cette joie, de ce bonheur d’enfant que j’avais tant de plaisir à exhiber. De ce bonheur si pur qui, avec le temps, a laissé sa place à un bonheur illusoire et éphémère dont le goût s’envole avant même que le plaisir qui s’en dégage n’ait pu atteindre mon âme. Mon sourire s’efface avant même d’avoir existé, et je sombre dans la tristesse et l’amertume. Chacune de mes pensées, chacune de mes réflexions n’est que le fruit de l’amertume dont mon âme est victime. Cette amertume qui empoisonne mon être et qui me condamne à vivre ma vie derrière un masque, affichant un sourire béat derrière lequel se cache un désarroi dont la splendeur me terrifie. »

Danny me regarde, il laisse échapper une larme, puis il me prend dans

ses bras et me sourit. Son sourire me réjouit, mais ses larmes m’attristent et je laisse couler les miennes. Danny me répète qu’il m’aime et que quoi qu’il arrive, il sera là pour moi, pour m’aider à vivre ma vie sans masque, sans amertume.

Mon sourire revient, je lui prends la main et nous descendons les

escaliers main dans la main. Mon père nous voit, il pleure. Je le regarde et je lui dis :

« Je retire le masque ». Il SOURIT ■

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Lesbiennes, GaiS Doc Sack LESBIENNES, GAIS Deux mots qui vous rebutent Une sonorité qui vous semble inappropriée Deux individus qui vous dégoûtent

Un couple heureux qui vous semble inaccoutumé C’est une différence qui vous chiffonne Un manque de banalité qui vous affole Pour vous, c’est une erreur de la nature

« Simplement des enfants immatures »

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Amour, liberté, intimité, tolérance... Ce sont vos mots... Où est le sens?

LESBIENNES, GAIS Deux personnes dont on se moque

Selon votre tradition trop bien ancrée

Deux êtres heureux, malheureusement reniés Un mélange surprenant qui vous choque C’est un amour que vous jugez malsain Ils sont hors normes, d’une classe inopportune Pour vous, c’est une maladie mentale

« Dérangés, ils doivent soigner leur mal » Amour, liberté, intimité, tolérance... Ce sont vos mots... Où est le sens?

LESBIENNES, GAIS Deux mots et c’est catalogué Une étiquette dure à supporter Deux destins quasiment tracés Un chemin tortueux assuré

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C’est une vie difficile que vous leur refilez Vivre à l’ombre pour ne pas se faire huer Par des hommes qui ne comprennent pas Que l’amour ne se contrôle pas

Amour, liberté, intimité, tolérance... Ce sont vos mots... Où est le sens?

Lesbiennes, gais

Deux êtres malgré eux sensibles à vos remarques Un couteau qui s’enfonce dans leur plaie Deux hommes convaincus qu’ils sont mauvais Une prétendue « tare » qui les marque Ce sont pourtant des hommes Vos frères, vos sœurs sur qui vous crachez Je pensais que vous étiez aussi hommes Alors pourquoi restez-vous bornés?

Amour, liberté, intimité, tolérance... Mais... Où est le sens?

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Sous l’écorce, un monde fourmille.

Mes racines comme une masse argileuse se sculptent au quotidien. Et sur mon visage marqué d’une ligne verticale, l’ENTRE Je malaxe le tout et trouve mon ÉQUILIBRE Je suis TRIPLE, là, au centre, où la vie devient PRÉSENCE.

Soleil Launière

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29


30


MA VOISINE DU BOUT DU MONDE Valérie Gingras

Q

uand je t’ai rencontrée, je me suis sentie comme si je te connaissais depuis toujours, comme si tu étais la seule qui pouvait me faire sentir chez moi.

« Cette famille-là est tellement grande, je suis sûre qu’i’ vont avoir besoin

de l’appart d’en haut, commenta ma grand-mère en regardant au travers de son store. — Est-ce que je peux leur dire bonjour? — Jennifer, tu sais bien qu’i’ faut pas parler aux étrangers; dis pas des choses de même.

— Regarde, grand-maman, il y a une fille de mon âge, ai-je argumenté en te pointant du doigt. — C’est bon, on va aller ‘es voir », soupira-t-elle.

Les premières choses que j’ai apprises sur toi, c’était ton nom : Tania, et ton

origine :

LA JAMAÏQUE. À cette époque, tu étais déjà plus mature que moi

et je n’ai jamais été capable de renverser la situation, même si c’est moi qui suis la plus vieille.

***

31


MA VOISINE DU BOUT DU MONDE

La première fois que tu m’as invitée chez toi, un grand homme noir s’est

mis en travers de notre chemin : ton père. Son accent me faisait presque rire, mais la façon dont tu serrais ma main me fit comprendre que ce n’était pas le moment de plaisanter : il était le roi, et j’étais seulement une bouffonne qui se ferait décapiter à la première mauvaise blague. C’était Lui qui déciderait si je méritais de rester.

Il marmonna quelque chose en anglais.

« Mais père, c’est mon amie. Je vais toujours chez elle. C’est pas juste! »

Sa

MAJESTÉ

revint à son journal sans prononcer un mot. J’étais

autorisée à pénétrer sur ses terres.

Ta partie de la maison était construite exactement comme le miroir de la

mienne. La seule chose qui était vraiment différente, c’était la décoration. Même s’il n’y avait pas de masque tribal sur les murs, contrairement à ce que j’avais imaginé, il y avait tout de même ce sentiment de quelque chose d’un peu plus rustique que ce à quoi j’étais habituée. Il n’y avait pas grand-chose que tes parents avaient réussi à apporter. J’ai finalement compris pourquoi tu voulais tant regarder la télé quand on était seules dans ma chambre.

Même si ta maison n’était pas très exotique, je me sentais tout de

même comme si j’étais entrée dans une autre dimension, que je pouvais appréhender quelque chose de plus que les autres petites filles blanches. Tu m’as fait voir plus loin que la petite case où je me trouvais.

***

Ce doux vendredi soir serait une nuit que je me rappellerais toute ma

vie. Il neigeait dehors. Tes parents dormaient. On était dans ta chambre en train de regarder un film romantique sur la télé qu’on venait juste de t’acheter. On l’avait payée avec l’argent qu’on avait gagné grâce à nos jobs d’été. Ce serait à nous deux, pour toujours. Plus tard, ça allait avoir une plus grande signification que n’importe quelle

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Valérie Gingras bague de mariage, mais à cette époque on pensait presque que c’était une erreur de jeunesse ou juste un cadeau de fête qui avait été beaucoup plus cher qu’on ne l’avait prévu.

À cette époque, il n’y avait rien d’autre qu’on aurait aimé mieux faire que de

regarder la télé. D’une certaine façon, c’était comme si on pensait qu’on n’avait aucun avenir à planifier. Comme toujours, je te serrais tendrement, te regardant alors que tu me disais ce qui se passait à l’écran.

« Regarde, ils vont s’embrasser! »

Mes yeux se sont lentement détachés de ta

BRILLANTE étoile et

se sont tournés vers l’écran froid qui projetait les images en deux dimensions dont tu ne pouvais te lasser. Je fus immédiatement happée : cette partie m’intriguait. Je me demandais chaque fois comment je me sentirais en faisant une telle chose.

« Veux-tu qu’on essaie? proposas-tu.

— Avec qui? demandais-je, distraite par le baiser qui était encore en cours à l’écran. — Ensemble,

IMBÉCILE! »

Je t’ai regardée dans les yeux, pétrifiée. J’avais peur de les fixer pour toujours;

peur de me noyer en eux. Ils étaient lumière et j’étais un insecte. J’avais peur de m’y brûler.

Cette fois-là, c’était encore pire. Ils me regardaient comme si j’étais une proie.

J’ai à peine eu le temps de remarquer ce changement que déjà tu te jetais sur moi comme un jaguar, dévorant ma bouche avec tes lèvres, ta langue, tes dents, mangeant mon cœur de l’intérieur; le faisant tiens.

« Alors? » demandas-tu, presque innocemment.

Je t’ai fait taire avec un autre baiser. Cette fois, j’étais prête à

TOUT.

Mais, je suppose que rien n’aurait vraiment pu me préparer à ce qui s’est passé. Ton père est entré dans la chambre subitement et nous a vues en pleine action. Sa colère était palpable. Je n’ai pas pu m’empêcher de me sauver. J’ai appris plus tard qu’il t’avait interdit de me revoir.

*** 33


MA VOISINE DU BOUT DU MONDE

Samedi, je t’ai textée. D’habitude, tu me répondais toujours immédiatement.

Cette fois-là, non. J’ai attendu et attendu,

regardant mon téléphone sans cesse,

même au milieu de la nuit, pour être sûre que même si je n’entendais pas ma sonnerie, je verrais ton message quand même.

Dimanche a été encore plus dur, car c’était la journée où on se voyait, habi-

tuellement. Tu as toujours été mon rayon de soleil du dimanche. Malgré le froid, je suis allée sur notre balcon commun en espérant que tu sortirais et qu’on pourrait s’asseoir dans les marches comme les premières fois qu’on s’était vues. C’était

complétement

ridicule. Je m’en rendis vite compte. Le froid m’empêchait presque de penser au fait que je t’avais probablement perdue pour toujours. Je me demandais si tu regrettais de m’avoir embrassée. J’ai pleuré beaucoup ce jour-là, mais ce qui m’a fait le plus mal, c’était que tu n’étais pas là pour me consoler.

J’ai cru que tu ne pourrais pas m’éviter à l’école, pourtant c’est ce

que tu as fait. Quand on se croisait dans les couloirs, tu fixais le plancher. En classe, tu essayais toujours de rester à au moins cinq mètres de moi. Tu agissais tellement bizarrement que quelqu’un m’a demandé si on s’était disputées. Je n’ai pas su répondre autre chose que «

oui ».

J’avais l’impression d’être

SEULE sur une île déserte, envoyant des textos

comme des bouteilles à la mer. Je t’ai attendue pendant des jours et des nuits. Rendue à vendredi, je n’étais plus capable, je devais te coincer et t’obliger à me parler.

« Qu’est-ce tu veux, Jennifer? » prononças-tu en détachant toutes les

syllabes de mon nom. Où était passé le « Jenny » habituel? On aurait dit que tu faisais semblant de ne m’avoir jamais connue.

« Il faut qu’on se parle.

— Je n’ai rien à te dire. Va-t’en. S’il te plaît. »

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Valérie Gingras ça. «

J’ai donné un petit coup de pied sur ta botte. Je ne voulais pas partir comme

J’ai l’impression que tu m’évites. Je sais pas ce que ton père t’a mis dans

la tête! Allons chiller ensemble, je te jure qu’il saura pas. — C’est pas à propos de mon père. C’est moi qui te dis :

va-t’en! Je veux plus jamais

te revoir! — Dis-moi pourquoi, alors! ai-je demandé en dernier recours. — C’est trop

DANGEREUX quand je te regarde… »

Tu as soupiré et puis tu as semblé vouloir dire quelque chose d’autre, mais tu

t’es ravisée. J’ai sauté sur cette hésitation et j’ai complété ta phrase dans ma tête. Tu étais là, tu me regardais avec de grands yeux, attendant que je brise le silence, priant pour que je parte, que je n’insiste pas. Je l’ai vu comme un signe que tu étais sur le point de flancher, de te laisser aller. J’ai déposé mon front sur le tien, placé mes lèvres à quelques centimètres des tiennes. Tu as comblé l’espace restant. C’était seulement un petit baiser, sur le bout des lèvres.

« Tu es contente, là? Maintenant, tu peux t’en aller.

— Je suis vraiment désolée. »

Je t’ai embrassée à pleine bouche en posant ma main sur le derrière de ta tête

pour être sûre que tu ne t’échappes pas. Ce n’était pas nécessaire. Tu t’étais mise de la partie. Tu es sortie de ce baiser comme une plongeuse qui cherchait son air. Tes yeux renvoyaient l’écho de ta surprise, l’air du dehors était froid. Tu voulais replonger, mais tu t’es arrêtée. J’étais en larmes.

« Ça va aller, ma belle, je suis là pour toi. Je serais toujours là pour toi. »

Tu as déposé ma tête sur ta poitrine et tu m’as bercée. J’avais de la difficulté

à croire que c’était vrai, que tout allait bien aller. Tu m’as donné assez d’espoir pour réussir à traverser n’importe quoi. Tu m’as dit que peu importe ce qui arriverait, on serait

ENSEMBLE pour l’affronter ■

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Nous avancerons Je Kale

On se bat se débat même se relevant avec tant de peine ne regardant presque pas nos BLESSURES

Nous avançons

sans cesse la douleur au ventre la peur aux tripes et les yeux voilés de larmes presque chaque jour en espérant sans nous l’avouer vraiment que la mort nous saisisse doucement quand ça deviendra insoutenable qu’elle nous sortira de cette nage

contre le courant

On s’en sortira enfin Il nous faut y croire

ON Y CROIT

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Kembe la ! On dit de nous qu’on est résilientEs c’est qu’on marche, rampant presque par nos meilleurs moyens à notre rythme

ON AVANCE à chaque pas

portant notre corps et sur nos épaules tellement TROP souvent

ce corps où s’inscrit la marque et le souffle de nos aïeulEs

ON Y CROIT

On avance et qu’importe où nous porteront nos pas On marchera

comme on peut

vers cette liberté dont on entend l’écho depuis la Guinée alors on marche notre héritage n’est misère qu’à vos yeux

ON MARCHE ENCORE en espérant un jour avant la fin

nous sentir libres

enfin quelque part avant de partir porter notre corps comme si l’Histoire était résolue que seul le présent comptait et qu’on nous voyait pour ce qu’on se sent être que les autres nous désiraient libres

NOUS MARCHONS ramperons s’il le faut.

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Autour d’un globe, on voit plusieurs silhouettes, des hommes comme des femmes, représentatifs de

l’arc-en-ciel

de l’HUMANITÉ!

Que représente le globe? Une identité, qui correspond peut-être à l’orientation sexuelle, à l’identité de genre, à l’identité culturelle, à l’identité religieuse,

ou à toutes à la fois!

Mais, quel que soit leur identité, les êtres humains se rassemblent, se ressemblent autour d’une identité multiple et pourtant

si commune.

Lamin

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Qu’est-ce qu’une communauté

solide et en santé? Un ensemble d’individus, aussi différents que semblables, qui se soutiennent, s’entraident et escaladent ensemble l’échelle de la vie, afin de s’assurer que chacun

PROGRESSE

vers un avenir toujours plus

lumineux, plus radieux. Lamin

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Il n'y a pas de moment parfait

Il n'y a pas de moment parfait CleoDalie

I

roniquement, l’organisme Jeunesse Arc-en-ciel était situé dans une église, le dernier endroit sur terre où Luz1 aurait pensé venir parler de ses problèmes. Le local était en fait situé dans l’annexe de l’édifice principal, en dessous d’un club de théâtre. Au centre de la pièce étaient disposées une vingtaine de chaises, mais seules cinq étaient occupées. Personne ne l’avait remarquée et, pendant un instant, elle envisagea de prendre ses jambes à son cou.

— Salut! Tu es nouvelle? Trop tard. Un jeune homme qui semblait être l’animateur de la soirée s’était levé de son siège pour lui serrer la main. Il portait une jupe noire qui lui arrivait jusqu’aux mollets et ses cheveux étaient d’un bleu éclatant. Mais qu’est-ce que je fous ici?

— Euh… — C’est quoi ton nom? — Luz. — Enchanté, Luz, moi c’est Michael. Viens donc t’asseoir! La jeune fille s’avança prudemment jusqu’à la chaise la plus proche et y posa une fesse. On la dévisagea. Elle était probablement la plus jeune 1

Prononcé « Lousse », comme « douce »

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CleoDalie

participante; la plupart des autres avaient entre 18 et 21 ans, estima-t-elle. Il n’y avait qu’une autre fille, grande et blonde, qui lui semblait vaguement familière. Lorsque Michael claqua des mains, tout le monde se tourna vers lui, et il introduisit le thème de la rencontre : le coming out.

— Le coming out, c’est faire sa sortie du placard, annoncer ses couleurs à ses amis, à sa famille. Même si on doit régulièrement s’outer tout au long de notre vie, c’est toujours le premier gros coming out qui est plus stressant que les autres. Donc s’il y en a qui veulent parler de leur sortie du placard, donner des conseils… Et si vous ne l’avez pas fait, no worries, vous pouvez aussi dire ce que vous ressentez par rapport à ça. Et si on commençait par vous deux, ajouta-t-il en hochant la tête vers deux jeunes hommes assis l’un à côté de l’autre. Les deux étaient cousins, Tom et Xavier; le premier avait fait son coming out, il y a trois mois, et son cousin l’avait accompagné à la rencontre pour le soutenir. En effet, sa sortie du placard s’était extrêmement mal passée et il avait dû quitter la demeure familiale. Il se demandait comment il pourrait reprendre contact avec ses parents et comment leur annoncer qu’il avait un chum. Son cousin était le seul à lui parler encore. Les autres participants leur donnèrent des conseils et des mots d’encouragement. Luz ne dit pas un mot. Elle était figée, enfermée dans une bulle de terreur. Et si mes parents me mettaient dehors? Elle y avait déjà pensé, et le fait que c’était arrivé à quelqu’un d’autre qui auparavant avec une excellente relation avec sa famille ne la rassurait pas du tout. Quand la discussion s’était un peu calmée, Michael se tourna vers Luz. Il avait remarqué son air un peu distant.

— Luz, est-ce que tu veux ajouter quelque chose? Ou peut-être parler de ton expérience?

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Il n'y a pas de moment parfait Tous les regards se tournèrent vers

ELLE.

— Ben… j’ai pas fait mon coming out encore. Ça fait un an que je suis attirée vers les filles. Je suis tombée amoureuse de quelqu’un et, euh, je n’arrête pas de penser à elle, même si elle a un chum et qu’elle habite loin. J’en ai parlé à personne… Déjà, je sais pas si je suis gay ou bi. Les gars me laissent plutôt indifférente, mais j’ai déjà eu un chum et des crushs dans le passé. Mais j’ai vraiment peur de me faire intimider. À l’école, il y a un seul gay, et il se fait tout le temps tabasser. Même mes amies l’insultent. Pourtant, je ressens vraiment le besoin de le dire, je peux plus le garder pour moi, ce secret-là… Mais je sais pas comment, j’ai peur de la réaction de mes parents. Aussi, j’ai un cousin gay que je connais peu, mais mes parents le critiquent. Et puis voilà, je sais pas comment ni quoi faire. Elle laissa échapper un grand soupir de soulagement. Même si elle se sentait encore perdue par rapport à son coming out, ça lui avait fait du bien d’en parler.

— Merci beaucoup, Luz, fit Michael. Je sais, comme tout le monde ici je pense, à quel point ça peut être dur d’en parler, et même juste de venir ici, à nos rencontres. Est-ce que quelqu’un d’autre que moi veut commenter? J’aurai des choses à dire, mais je vais d’abord vous laisser la parole. — Est-ce que tes parents sont conservateurs? demanda le jeune homme qui était venu tout seul, André. Les immigrants sont en général plus fermés, rajouta-t-il d’un ton condescendant. Luz fronça les sourcils. Évidemment qu’ils vont penser à ça. Elle était la seule NOIRE du groupe, et cela ne l’avait pas surprise le moins du monde – et elle en avait l’habitude. Il n’y avait que quatre autres Noirs à son école, et c’était tous ses amis. D’ailleurs, ils disaient que, malgré sa peau foncée, elle était « la plus blanche des noires », de par ses origines.

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CleoDalie

Peut-être avaient-ils raison, se disait-elle parfois; si elle avait eu à se définir, elle se serait plutôt identifiée comme métisse, plutôt que noire. Mais évidemment, l’étiquette d’étrangère lui collait constamment à la peau.

— Ça change rien, répliqua l’autre fille de la rencontre, j’ai un ami chilien dont les parents sont plus cools que les miens. Sa sœur est bi et ils l’ont vraiment bien pris. — Oui, ajouta Luz, les miens non plus ne sont pas conservateurs. — Ouin mais les siens ne sont pas chiliens, ils sont africains, non? — En fait, fit Luz en haussant la voix, mes parents ne sont pas africains. Ma mère est née en France et mon père est péruvien. J’ai vécu en Europe et au Pérou, et ça fait plus de 6 ans que je suis ici. Ils ne sont pas extrêmement fermés à l’homosexualité, juste très sceptiques et un peu ignorants. Un ange passa. Luz bouillonnait à l’intérieur. C’était une des raisons pour lesquelles elle avait très peu d’amis blancs; on lui posait trop souvent des questions ridicules et bourrées de préjugés. Même ses deux amies latinos lui en avaient posées des belles sur elle et sur sa mère. Elle pensait qu’au moins ici, son accent et la couleur de sa peau ne feraient pas de différence.

— Mais là, tu es gay ou bi? Me semble que c’est ça qu’il faudrait que tu saches en premier. Si ça se trouve, t’es même pas gay, dit Xavier. — On s’en fout, rétorqua Anna, l’autre jeune fille. C’est ce qu’elle ressent qui compte. Il y a des gens qui sont bi, mais qui se sentent parfois gay, parfois hétéros. Il y a des gens pour qui c’est plus constant, mais encore là… Xavier

ROUGIT jusqu’aux oreilles.

— Désolé, je savais pas… je connais pas d’autres personnes gays autres que mon cousin.

— Et c’est déjà super que tu le soutiennes, le rassura Michael. Mais

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Il n'y a pas de moment parfait Anna a raison. C’est comment tu te sens, pas par qui tu es attirée qui est important. Maintenant, je comprends que tu es au secondaire? (Luz hocha la tête) Oui, c’est vrai que c’est pas mal stressant à cette période-là, de faire son coming out. Est-ce que tu as des frères, ou des sœurs, des amis proches? Tu peux te créer ton propre réseau de soutien en te confiant à eux, et en créant de nouvelles amitiés même. Ils pourront être des alliés si tu as besoin d’aide à l’avenir. — Oui, j’ai un petit frère avec qui je m’entends très bien… peut-être que je pourrais contacter mon cousin aussi, mais il est loin. — Et à l’école, tu connais des gens à qui tu pourrais parler? Luz réfléchit. Elle ne se voyait pas annoncer à aucun de ses amis qu’elle était attirée par les filles, elle n’était pas assez proche d’eux. Mais il y avait quelqu’un en qui elle pouvait peut-être avoir confiance.

— Il y a mon prof d’histoire qui a un autocollant arc-en-ciel avec « safe space2 » marqué dessus. Il est très sympa, peut-être que je pourrais aller le voir. Michael

SOURIT.

— Super. Tu peux commencer par là. Et puis, tu peux aussi venir aux rencontres! Le reste de la réunion se déroula sans anicroche. Mais en sortant du local, Luz resta songeuse. Elle n’était pas sûre d’avoir envie de revenir. La plupart des gens avaient essayé de la mettre dans une catégorie : Noire, gay, bi, Latino... Mais il y avait Michael et Anna qui avaient voulu l’aider. Elle se promit d’y penser. En sortant de l’organisme, elle passa devant le local de la troupe de théâtre et eut la désagréable impression d’être observée. Elle ne se retourna pas et se dépêcha de sortir. 2

« Endroit sûr », en anglais.

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CleoDalie

***

Le lendemain de la rencontre de Jeunesse Arc-en-ciel, Luz restait pensive. La nuit précédente, pendant que toute la famille regardait les informations devant la télévision, ses parents avaient critiqué la tenue d’une parade homosexuelle en Argentine.

— Tous ces pédés…

ils ne peuvent pas nous laisser tranquilles! s’était

exclamée sa mère. Son père avait GROGNÉ son approbation en prenant une gorgée de son emoliente3. Luz ne pipait mot, mal à l’aise.

— Bah, je trouve ça plutôt joyeux, avait dit son frère. — Mateo, ne me dis pas que tu es attiré par les hommes, maintenant! s’écria sa mère. — Mais non, Maman, avait-il répliqué en levant les yeux au ciel.

***

Le lendemain midi, Luz songeait encore à la désinvolture de son frère alors qu’elle traversait le couloir menant à la cafétéria de l’école. Mais comment il réagirait si je lui disais que je ne suis pas hétéro? Sûrement pas en haussant les épaules. Perdue dans ses pensées, elle ne vit pas l’homme qui marchait en face d’elle, et elle lui fonça dedans.

— Oh, merde! Shit, euh, zut! Excusez-moi! — Héhé, ce n’est pas grave, Luz. Tu es bien dans la lune ces jours-ci! M. Anderson Joseph, le professeur d’histoire de 4e et de 5e secondaire, se tenait devant elle, sa boîte à lunch à la main et un sourire aux lèvres. Bien des étudiantes le trouvaient à leur goût, et c’était un des enseignants les plus appréciés de l’établissement. Luz l’avait toujours bien aimé aussi, mais elle 3

Boisson chaude typiquement péruvienne concoctée à base d’herbes, de miel et de citron.

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Il n'y a pas de moment parfait n’avait jamais tout à fait compris la fascination de ses camarades pour son visage poupin et son afro stylisé. Elle trouvait qu’il ressemblait à un chérubin qui avait grandi trop vite, ce qui, selon elle, lui donnait un air plutôt comique. — Ah, euh, oui, un peu… vous aviez remarqué? — Eh bien, tu parais un peu préoccupée et distraite en classe. Et tes notes ont baissé dans toutes les matières depuis la dernière étape. Les profs se parlent entre eux, Luz… Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas en ce moment? Luz baissa les yeux, se mordilla la lèvre. C’était vrai que si pendant la première étape, elle s’était lancée à corps perdu dans les études pour mieux oublier ses pensées, son enthousiasme s’était dissipé depuis et elle avait du mal à se concentrer. Elle avait toujours été une bonne élève, mais ses notes oscillaient maintenant en dessous de la moyenne. Elle pensait constamment à Elena, qu’elle aimait malgré la distance, à la réaction de sa famille et de ses amis si jamais elle leur parlait de ses sentiments, à l’inscription au cégep qui approchait – elle espérait vraiment avoir la chance d’aller à Montréal plutôt que de fréquenter le collège local, de façon à pouvoir explorer le Village gay, de se sentir un peu plus libre… Plus elle pensait à tout ça, et plus elle se sentait stressée. Mais se confier à M. Anderson, vraiment? Il la fixait toujours, d’ailleurs, et elle constata qu’elle était restée silencieuse pendant au moins une bonne minute.

— Tu veux qu’on lunche ensemble, qu’on en parle un peu plus? lui demanda-t-il en pointant son sac à lunch. Elle se souvint de l’autocollant aux couleurs de l’arc-en-ciel apposé sur sa porte et prit une grande inspiration avant d’acquiescer. Et pourquoi pas, après tout?

***

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CleoDalie

Le bureau de M. Anderson était légèrement plus grand que celui des autres enseignants; en plus du bureau principal, trois pupitres alignés dans un coin de la pièce servaient de temps à autre à accueillir de petits groupes de retenue ou de récupération. Le professeur tira l’un de ces bureaux vers le milieu de la pièce et apporta deux chaises. Après s’être tous deux attablés devant leur repas, ils commencèrent à manger et il s’écoula quelques minutes avant que Luz ne brisa le silence.

— Je me demandais…

c’est pourquoi faire l’autocollant marqué

« safe space » sur votre porte? Anderson s’apprêtait à prendre une gorgée d’eau et interrompit son geste. Quelques gouttelettes s’échappèrent sur la table.

— Eh bien, comme tu le sais peut-être, je ne suis pas seulement prof d’histoire, j’ai également étudié la psychologie sociale quand je vivais encore en Haïti. Même si je n’occupe pas le poste de psychologue ici, je voulais être sûr que les jeunes de toutes orientations sexuelles se sentent confortables de venir me parler. C’est parfois… ARDU de trouver quelqu’un à qui parler quand on est différent. — Oui, ça l’est, murmura Luz sans réfléchir. Elle leva les yeux et vit qu’Anderson la regardait curieusement.

— Je veux dire, euh, Nathan, de secondaire 4, il est gay et il n’a pas l’air d’avoir beaucoup d’amis, non? — Nathan est venu me voir plusieurs fois, on a beaucoup discuté. Mais effectivement, ça a été dur pour lui. Il commence à se faire des amis, mais plus à l’extérieur de l’école. Il

SOUPIRA, prit une gorgée d’eau.

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Il n'y a pas de moment parfait

— C’est plus difficile pour les jeunes au secondaire. Il existe des groupes de soutien dans la plupart des cégeps et des universités, surtout dans les villes. Mais c’est plus rare au secondaire, et plus encore en région. Je travaille en ce moment à la création d’ateliers et de groupes de discussions sur l’homosexualité et les thématiques LGBTQIA4 avec une stagiaire en travail social. On aimerait les mettre en place dans les classes. — Ah, euh, c’est bien, dit Luz. Donc si quelqu’un, par exemple si j’ai une amie qui veut faire son coming out, et qu’elle est encore au secondaire, c’est mieux qu’elle attende d’être au cégep ? Anderson lui sourit d’un air entendu. La jeune fille baissa les yeux et se tortilla sur sa chaise.

— Oh, pas nécessairement. Si ton amie se sent prête à sortir du placard au secondaire, elle peut le faire quand elle veut. Tant qu’elle se sent suffisamment en confiance. Et elle peut venir me parler de ses inquiétudes si elle le souhaite. Luz lui rendit son SOURIRE. Ça lui avait fait du bien de parler un peu avec Anderson, même si elle préférait en rester là pour l’instant.

— D’accord, murmura-t-elle. Je le dirai à mon amie. Anderson rit gentiment et se leva.

— Parfait.

Maintenant, je suis désolé, mais il est déjà près de midi et demi, et la future stagiaire dont je te parlais ne va pas tarder à arriver ici pour discuter de ses conditions de stage. Ça ne te gêne pas d’aller poursuivre ton lunch à la cafétéria?

4 Bien que l’acronyme LGBT soit le plus connu, celui-ci est plus complet et signifie : Lesbiennes, Gay, Bisexuelles, Transgenres, en Questionnement/Queer, Intersexué-e-s et Asexuel-le-s.

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CleoDalie

Luz baissa les yeux vers sa salade de pâtes qu’elle avait à peine touchée et secoua ses boucles noires.

— Non, j’allais justement y aller. Mais… merci M. Anderson. Il la raccompagna à la porte.

— Tu sais, si le sujet t’intéresse, tu peux te joindre à mon comité pour la création d’ateliers et de groupes de discussions que j’animerai dans les classes. Il y a quelques personnes qui en font déjà partie, et ça devrait débuter en janvier. Tu peux aussi le proposer à ton amie, ajouta-t-il avec un air complice. — Bien… j’y penserai, dit-elle. Merci monsieur. — À plus tard! Luz quitta le bureau de son professeur, le CŒUR plus léger qu’à son arrivée. Peut-être que tout ira bien, tout compte fait. Et puis, je peux toujours attendre avant de l’annoncer à mes parents. Alors qu’elle tournait le coin du couloir pour se rendre à la cafétéria, un jeune homme la siffla.

— Eh, Lucia! Luz se retourna, agacée. C’était Colin Lussier, entouré de trois de ses amis; tous en 4e secondaire, tous plus idiots les uns que les autres. Colin, que Luz surnommait mentalement « LE CONNARD », était aussi niaiseux que méchant, et ne semblait avoir qu’une seule ambition dans la vie : foutre le plus de bordel possible.

— C’est Luz, espèce d’imbécile.

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— Ah oui! Bouse, c’est vrai. — Il s’était rapproché d’elle pendant que les trois têtes de nœud rigolaient. Luz fronça les sourcils et décida qu’il n’était pas digne de son intérêt, et se dirigea à nouveau vers la salle à manger qui commençait à se vider. — Mais peut-être qu’on peut aussi t’appeler Bouse-la-brouteusede-minous?

Luz s’arrêta net. Comment pouvait-il s’en douter? C’est encore une de ses blagues à la con, il ne sait rien. Avant qu’elle n’ait pu s’éloigner cependant, le Connard rajouta : — T’as eu du fun à parler à d’autres gouines hier, à ta rencontre d’homos? En tout cas ça m’étonne pas, t’as toujours été rien qu’une grosse butch sale. Il avait prononcé ces derniers mots particulièrement forts, alors que plusieurs personnes affluaient de la cafétéria. Un attroupement commençait déjà à se former autour d’eux. Luz fit volte-face, son cœur battant si fort qu’elle crut qu’il allait exploser. Comment a-t-il su? Il n’y était pas, pourtant… — Je ne suis ni

GROSSE, ni BUTCH, ni SALE, s’écria-t-elle.

De plus en plus de gens émergeaient de la cafétéria et s’arrêtaient pour les observer, et la jeune fille aperçut quelques-uns de ses amis dans la foule grandissante. Eh merde, ils ne devaient pas le savoir comme ça… Elle se retourna vers la salle à manger en s’efforçant de retenir ses larmes. Laisse tomber, laisse-moi tranquille… Mais le Connard ricana.

— Ben oui, t’en es une, j’le sais. J’t’ai vue sortir du centre Arc-en-ciel avec les autres mongols hier soir. T’es une vraie lesbo! Lesbo, lesbo, lesbo! chantonna-t-il.

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Luz ferma les yeux, ravala ses sanglots. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait quand on se fait outer, M. Anderson? Moins de cinq minutes auparavant, elle s’était sentie prête à en parler à quelques-uns de ses amis. Mais de là à l’annoncer à toute l’école…

Luz ouvrit les yeux et regarda autour d’elle. Elle vit Carina, une de ses amies, qui la regardait avec étonnement. La plupart des gens abordaient des airs plus surpris que dégoûtés; seuls quelques-uns grimaçaient. Elle songea à répliquer qu’elle était allée visiter l’organisme Jeunesse Arc-en-ciel pour un projet scolaire, ou quelque chose dans le genre, lorsqu’elle aperçut soudain son petit frère. Il lui sourit et haussa les épaules. Ce simple geste suffit à la détendre complètement. Elle lui rendit son sourire et se tourna vers le Connard, toujours en souriant.

— LESBO, LESBO…

— Et après? le coupa-t-elle d’une voix forte et claire. Le Connard, à mi-chemin vers un autre « lesbo », s’arrêta net, la bouche grande ouverte et l’air plus stupide que jamais. Elle fendit une foule sous le choc, attrapa le bras de son frère et l’entraîna vers le couloir le plus proche. Elle ne s’arrêta que lorsqu’ils se trouvèrent dans un corridor vide. Quand elle lâcha enfin le bras de Mateo, Luz tremblait de tout son corps. Son frère plaça ses mains sur ses épaules. — Ça va aller, hermanita5, je t’assure. Elle ne cessa de TREMBLER, mais pouffa de rire devant son frère de 14 ans qui avait une tête de moins qu’elle.

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Petite sœur en espagnol.

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Il n'y a pas de moment parfait

— Tu crois ça? Je viens de me faire outer devant la moitié de l’école! s’exclama-t-elle, des larmes dégringolant enfin le long de ses joues. Son frère la serra contre lui. Après quelques instants, elle murmura :

— Mais tu sais quoi? Ça me fait quand même du bien de savoir que je n’ai plus à me cacher. Mateo lui sourit.

— Je le savais, tu sais. Tu tripes sur Rihanna plus que moi! — Et… ça te gêne pas? — Mais non! On pourra checker les filles ensemble! Ils éclatèrent de rire.

— Tu sais, je sais même pas si je suis juste attirée envers les filles. Je sais même pas s’il y a un mot pour définir clairement qui je suis. Mateo haussa les épaules. — Bah, c’est pas grave, tant que tu n’es pas attirée par les Schtroumpfs, tsé… — T’es bête, héhé. Mais… Papa et maman? J’ai pas envie de leur dire tout de suite… — Et t’es pas obligée non plus. Et puis, je serai là, moi. Et je suis sûr que les autres sœurettes seront de ton côté aussi. — Hey, LUZ LA GOUINE! Veux-tu me manger? Deux filles qui faisaient partie de la bande de Colin passèrent devant eux en ricanant.

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CleoDalie

— Ouais, ben c’est pas tout le monde… Luz et Mateo se dirigèrent vers la cafétéria, la jeune fille n’ayant pas terminé son repas et son frère n’ayant encore rien mangé.

— BOUSE-BROUTE-MINOUS ! Cette fois-ci, c’était un des inséparables du Connard qui arrivait dans la direction opposée. Luz soupira.

— Comment tu sais que t’aimes pas les queues, hein? Tu devrais essayer la mienne! Luz et Mateo se figèrent sur place.

— Espèce de SALE…

— Laisse ma sœur tranquille! — Aaaw, le bébé lala veut protéger sa grande sœur! T’es sûr que t’es pas fif, toi aussi? T’aimes pas les queues? répliqua la tête de nœud en s’avançant. Malgré le fait qu’il faisait 30 centimètres de moins que l’ami du Connard, Mateo fit également un pas en avant, se retrouvant nez à nez (ou plutôt, nez à poitrine) avec l’autre.

— C’est fou à quel point tu parles de queues depuis cinq minutes, fit une voix qui venait du couloir adjacent. Les trois se tournèrent vers la nouvelle venue, une grande fille blonde paraissant un peu plus âgée.

— Anna! dit Luz.

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— Salut, Luz, lui sourit-elle. Tout va bien ici? La tête de nœud la regarda avec méfiance et recula prudemment.

— T’es qui toi?

Une nouvelle

surveillante?

— Pas exactement, non, lui dit Anna en souriant, même si son ton était devenu glacial. Mais je marchais par ici, et je t’ai entendu parler de « queues » à plusieurs reprises. Peut-être que ça t’intéresse? Le jeune homme jeta des coups d’œil de chaque côté du couloir, comme pour s’assurer que personne ne les avait entendus, et secoua énergiquement la tête.

— Non, non, vraiment pas!

— Tu es sûr? Parce que les gens qui tiennent des propos homophobes sont parfois juste très profondément cachés au fond de leur placard… La BRUTE la fixa du regard, sa bouche légèrement entrouverte. Luz n’était pas certaine qu’il ait bien compris ce qu’Anna lui avait dit.

— Je… je ne suis pas une tapette…

— Ah, tu es peut-être juste une espèce de petit baveux… — Anna!

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M. Anderson venait d’apparaître derrière Luz et Mateo.

— Anna, tu ne peux pas insulter les élèves comme ça! Il faudra qu’on se reparle de tes responsabilités de stage. L’idiot ricana et commença à s’éloigner, mais M. Anderson le rappela à l’ordre.

— Carl! Reviens ici. Ce n’était pas très malin d’insulter madame Hernandez et son frère juste devant mon bureau. Tu auras une retenue, et tu devras m’écrire un texte sur l’homophobie pour la semaine prochaine. File, maintenant. Carl lui jeta un regard Anderson se tourna vers Luz.

HAINEUX

et s’en alla, penaud.

— J’ai entendu la nouvelle… ça va quand même? Luz hocha doucement la tête.

— Ça va aller, je pense. Elle regarda autour d’elle.

— Je me sens moins seule que je ne l’aurais pensé, dit-elle en souriant. Et c’était vrai. Alors que la cloche sonnait et que tout le monde se saluait, un étrange sentiment d’euphorie la traversa. Un poids s’était ôté de sa poitrine et elle ne s’était pas sentie aussi joyeuse depuis des mois. Et elle sentit que ce sentiment de liberté l’accompagnerait pendant très LONGTEMPS■

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IdentitĂŠEs indissociables Compilation graphique des visages des auteurs de Crie ton Art

Anthony Plagnes PayĂĄ 58


L’IDENTITÉ ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule, faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un dosage particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre.

Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C’est précisément cela qui définit mon identité.

Serais-je plus authentique si je m’amputais de moi-même ? Chacun d’entre nous devrait être encouragé à assumer sa propre

DIVERSITÉ, à concevoir son identité comme

la somme de ses diverses appartenances, au lieu de la confondre avec une seule, érigée en appartenance suprême, et en instrument d’exclusion, parfois en instrument de guerre. Extrait de Les Identités meurtrières,

Amin Maalouf, éd. Le Livre de Poche, 1998

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La révolution d’Andy Laurent Maurice Lafontant

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A

Laval, Québec, 2014

ndy voit son frère Thierry et sa blonde Stéphanie échanger un bref baiser sur la bouche. Stéphanie est heureuse du bracelet que vient de lui offrir Thierry en ce soir de réveillon de Noël. La famille sourit

devant cette scène, à l’exception d’Andy chez qui elle déclenche une révolte intérieure. Qu’importe où il regarde dans ce grand sous-sol, il ne peut s’empêcher de relever un couple formé d’un homme et d’une femme, qu’il s’agisse de ses parents debout près du sapin aux côtés de leur fils aîné et de sa copine, de ses tantes et de ses oncles assis autour de la table à manger, de ses cousins et cousines rassemblés près du sofa. Tout à l’heure, Andy écoutait sa cousine Géraldine raconter à tout le monde son

futur mariage

avec James. Aucun des membres de la famille d’Andy ici présents ne craint de montrer ceux avec lesquels ils partagent leur vie ou désirent le faire. Ils s’aiment sans redouter les moqueries, les injures et les humiliations. Andy aurait souhaité pouvoir être aussi libre qu’eux.

« Andy, j’ai un cadeau pour toi. » Andy a oublié que sa petite amie, Sofia, était là. Il prend son présent avec un sourire forcé et l’ouvre. Il s’agit d’une chemise et d’un CD de musique de son église. Sofia est une évangélique. La mère d’Andy aurait évidemment mieux aimé que son fils fréquente une catholique, mais elle préférait de loin Sofia à n’importe quel homme qu’il pourrait lui présenter. Quant à Andy, le côté religieux de sa petite amie l’avantage sur le plan sexuel puisque Sofia tient à rester chaste jusqu’au jour de son mariage.

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La révolution d'Andy Après être sorti avec Cynthia durant les derniers mois de sa cinquième secondaire cinq, Andy avait pensé que

ce serait difficile

de sortir avec

une fille pour se couvrir. Les rapports sexuels avec elle ne lui plaisaient guère. Toutefois, il craignait que s’il refusait ses avances trop souvent, elle ne se doute de quelque chose. Une fois au cégep, il avait pris comme excuse le manque de temps à cause des travaux scolaires pour la voir moins souvent et elle avait fini par rompre, pour le plus grand bonheur d’Andy. Ce n’est que l’été dernier, juste avant son entrée à l’université, qu’il a commencé à sortir avec Sofia, qui avait été avant tout une amie durant ses années de collège. Au début du mois de septembre, Andy avait révélé à sa mère qu’il aimait les hommes alors qu’elle était seule dans sa chambre, sur son lit avec la télévision allumée qu’elle ne regardait pas.

« COMMENT ÇA OU

MASISI1! » Andy était embarrassé et ne pouvait plus prononcer un mot.

La situation le gênait. « Je ne t’ai pas élevé comme ça. Qui t’a mis cela dans la tête?

— Personne. — Tu as couché avec un homme?

— Non ! avait menti Andy. — Alors comment peux-tu dire que tu es gai? » La peur avait paralysé Andy. « Tu l’as dit à Sofia? » Andy avait hoché la tête en signe de négation. « Ton frère n’est pas au courant?

— Non. — Ce n’est pas la peine de parler de ça à qui que ce soit. Tu es dans une famille haïtienne, Andy. Ce n’est pas dans notre culture, les gens ne comprendront pas. Tu ne peux pas choisir de vivre cette vie-là. 1

Masisi : terme péjoratif en créole haïtien, équivalent de « tapette ».

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Je ne t’ai pas élevé pour cela. Si tu as ce genre de vice, il va falloir le combattre. Nous

allons prier ensemble et nous allons passer au travers.

Si tu n’es pas bien avec Sofia, c’est peut-être parce que ce n’est pas la bonne fille pour toi. » Les propos de sa mère avaient accentué la

HONTE qu’éprouvait

déjà Andy par rapport à son orientation sexuelle. Il cachait ses désirs et les vivait comme s’ils étaient le fruit d’un esprit malsain. Appréhendant désormais d’être vu par sa mère comme une personne perverse, sale, marginale, anormale, malade, Andy lui avait assuré dès le lendemain qu’au bout du compte il n’était plus sûr de ce qu’il avait dit. Ce mensonge lui avait servi de prétexte pour refuser de voir le prêtre qu’elle lui proposait. Andy savait qu’il ne pourrait pas éliminer ses attirances naturelles; son cœur battait pour les hommes, leur beauté échauffait son sang, sa chair prenait vie à la vue du corps masculin. Alors, Andy avait continué la double vie qu’il avait entamée l’été dernier. Il rencontrait des hommes sur des sites Internet pour des aventures d’un soir. Parfois, il les revoyait, mais il faisait en sorte de ne jamais s’attacher et s’interdisait d’aimer pour éviter de souffrir

Il était Andy Duroseau et il se devait de correspondre à une image qui satisferait à l’idéal de réussite de sa famille. de la perte de quelque chose qu’il ne pourrait pas avoir.

Andy feint d’aimer le cadeau de Sofia et l’embrasse sur la joue, « Merci! » Il va retourner à sa place quand il entend son frère l’interpeller. « Hey, Andy, tu as oublié de donner son cadeau à Sofia. — Oh oui, c’est vrai. » Andy remet son cadeau à Sofia.

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La révolution d'Andy Andy, Thierry et leurs cousins et cousines se regroupent autour du sofa dans un coin de la salle de réception et bavardent. La discussion débouche sur les gais. Andy se change immédiatement en statue de sel.

« Maintenant, c’est la mode d’être gai. Ils ne parlent que de ça à la télé. Tu les vois partout. Toutes les vedettes font maintenant leur « sortie du placard », comme si c’était la chose la plus cool. Bientôt, on va devoir avoir honte de dire qu’on est hétéro, dit James, le fiancé de Géraldine. — Moi, je ne suis pas dans ces affaires-là. Qu’ils deviennent tous gais, moi je garde les fanm2 pour moi, intervient René. —

Mais, les fanm aussi sont des madivin3. Elles n’ont plus besoin

de toi, mon frère. Elles font même des enfants sans les hommes maintenant, ajoute James. — Mais, ce sont des

AFFAIRES DE BLANCS, ça. Chez les

Noirs, tu ne verras pas ce genre de chose, affirme Géraldine. — C’est ce que tu crois! Il y a des Blacks qui veulent faire comme les Blancs là aussi. Il y a un masisi haïtien à mon travail… » Andy se tient immobile. Il sent ses pieds cloués au sol. Il craint de bouger, de faire un quelconque geste qui le trahirait. Il a chaud. Sa sueur se colle sur sa chemise. Sa gorge est sèche. James imite le masisi qui est à son travail. Ses cousins et cousines rient. Andy jette des coups d’œil discrets à son frère qui sourit. Andy, lui, n’a pas envie de rire, mais son silence pourrait se révéler suspect, alors il rigole aussi. De toute manière, Andy n’est pas là. Andy n’existe pas. Dans cet environnement familial, il n’est plus qu’un robot.

*** 2 3

Fanm : mot de créole haïtien signifiant « femme ». Madivin (qui se prononce madivine) : terme péjoratif en créole haïtien, équivalent de « gouine ».

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«

Ils ne me voient pas, mais je les vois. Mes yeux ne peuvent se détacher de cet homme qui déshabille du regard la femme que

j’aime. Je n’existe pas pour lui, je ne suis qu’un meuble qu’on a arraché à son arbre de vie, qu’on exhibe et qu’on utilise. Pourtant mon cœur souffre. Je suis debout,

IMMOBILE comme une statue, dans ce salon où se dé-

roule pour la énième fois une réception mondaine, et mon esprit bouillonne de rage. Je sers et j’obéis, néanmoins mon âme se révolte. Je pense à ma terre natale, à mon village, à ma vie d’homme que j’ai perdue. Une razzia par une tribu ennemie a mis feu à mes rêves et mon avenir. Enchaîné, j’ai échoué sur cette île de démons qu’on appelle Saint-Domingue. Le paysage de cette ville du Cap-Français, où j’ai mis les pieds pour la première fois il y a trois ans, me rappelle

CHEZ MOI, avec ses mon-

tagnes vertes, sa chaleur. Mais je ne suis pas chez moi ici. Je ne suis qu’un nègre. Les soins prodigués par mon maître m’avaient presque fait oublier mon statut d’esclave. Contrairement aux nègres des champs qui travaillaient sous le soleil, j’avais été nommé chef domestique des nègres de maison. J’étais nourri et bien vêtu. Mon maître me souriait, me parlait. Je tirais une certaine fierté de ces privilèges qui me rendaient meilleur que d’autres. Je le croyais même un ami par moment. La vie devenait supportable et j’y reprenais goût après avoir traversé l’enfer. J’avais rencontré Rosa et j’avais voulu me marier et fonder une famille. C’est là que j’ai réalisé que j’étais effectivement un esclave. Tout ce que j’ai, tout ce que je désire, tout ce que je suis, doit appartenir à mon maître. Et il en va de même pour l’amour auquel je n’ai pas droit.

Mes

illusions sont tombées. Mes rêves et mon avenir se sont à nouveau évaporés.

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J’avais oublié que j’étais un nègre

sans droit dans cette

plantation. Je m’étais permis de ressentir des sentiments sans penser que je ne pourrais pas les exprimer. Le maître s’appropriait les négresses des autres, mais il ne toucherait pas à ma Rosa que j’aime, me disais-je. Pourtant, il l’a quand même prise, après que je lui eus fait part de mon intention de l’épouser, dans le but d’obtenir son consentement. Mon maître a sa femme et ses enfants, ses filles que je ne peux même pas regarder. Il peut aimer toutes les femmes, qu’elles soient blanches ou noires. Comment puis-je encore aimer ma Rosa après avoir été tant

HUMILIÉ? Comment puis-je croire que j’existe quand elle se fait violer et que je ne peux rien dire, rien faire, que je ferme les yeux et prétends que

»

je ne vois rien, que je ne sais rien? Effectivement, je ne suis rien d’autre dans cette plantation que la marionnette de monsieur Lajoie.

***

Andy reconduit Sofia chez elle. Cela fait déjà dix minutes qu’ils sont dans la voiture et qu’ils ne parlent pas. Sofia doit se douter que la conversation de tout à l’heure a eu un effet sur lui.

« Est-ce que... tu as encore… des penchants…? — Non! » Est-ce qu’elle me croit? Est-ce qu’elle pense réellement que cela peut changer, que parce qu’ils ne veulent pas que je sois gai, ma nature va se plier à leur volonté? Sofia aurait pu être une bonne amie pour Andy, mais depuis qu’elle est sa petite amie, elle l’énerve et il développe une sorte

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d’irritation constante envers elle. Il craint que cela ne se transforme en de la haine. Andy ne peut pas parler à Sofia.

Il ne partage rien avec elle.

Chaque dimanche, elle l’oblige à l’accompagner dans son église, à entendre les prêches du pasteur dont il ne sait pas quoi penser. Andy se gare devant la maison des parents de Sofia. Sa petite amie avance vers lui pour l’embrasser. Il reste figé et attend qu’elle pose ses lèvres sur les siennes. Non, je devrais faire un peu d’effort pour montrer un intérêt! Finalement, Andy se penche vers elle. Ils s’embrassent. Andy ferme les yeux et essaie d’imaginer Kieran devant lui. Cela ne marche pas. Il n’aime pas les lèvres de Sofia. Il n’a pas le goût de la toucher. La situation le frustre. Elle doit l’avoir senti. Oui! Andy voit un peu la DÉCEPTION sur son visage. Sofia descend de la Ford grise et rentre chez elle. Andy se sent tendu et stressé. Il étouffe. Il a besoin de respirer. Il démarre et se dirige vers Montréal. Un ami à lui, Patrick, donne une fête dans son appartement à Hochelaga. Il va rentrer tard, mais il s’en fiche. Il réfléchira à une excuse après. Arrivé dans le quartier de Patrick, Andy trouve un stationnement et marche d’un pas précipité sous la neige en direction de l’appartement de son ami. Il n’est même pas encore arrivé devant la porte qu’il entend déjà la musique qui le réchauffe et lui fait presque oublier le vent froid qui souffle dehors.

coup.

Andy ouvre la porte de l’appartement et son

stress disparaît d’un

Il respire enfin. Il est dans son élément. Il découvre plusieurs

hommes noirs qui encombrent le couloir d’entrée. Il circule parmi eux, salue les visages qu’il reconnaît. Il va voir Patrick, puis se mêle aux invités.

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La révolution d'Andy La plupart sont des gais dans le placard, les DOWN LOW4 comme

on dit. Le jour, ils

jouent aux hétéros conventionnels en affichant l’image

que la société et leur famille attendent d’eux, mais la nuit, loin de tous ces regards, ils se révèlent. Leurs chairs reprennent vie. Andy se sent chez lui parmi eux. Il n’a pas à jouer la comédie, à endurer des propos homophobes. Libéré pendant ce bref laps de temps,

Andy se laisse aller. Il ne

pense plus. Il boit et danse parmi les siens. Il s’approprie son corps qui se déchaîne sous le rythme de la musique. Il se frotte contre un gars sur la piste. Ils finissent par s’embrasser. Andy

se sent exister. Tout ce qu’il repousse,

retient dans son quotidien, se décharge durant ces quelques heures.

«

***

À la tombée de la nuit, dans les bois secrets, loin du regard du maître, sous le battement des tams-tams,

je me libère. Je suis

parmi des nègres et négresses qui comme moi ne peuvent vivre au grand jour. Comme les milliers d’étoiles qui scintillent dans le ciel après le coucher du soleil, nous brillons dans la fraîcheur de la nuit. Nous dansons, livrant nos corps aux esprits de nos terres natales. Cela faisait longtemps que je n’avais pas mis les pieds dans une telle cérémonie. Rosa n’aimait pas les dieux de l’Afrique. Elle disait que c’était des diables. Elle préférait prier le

dieu des Blancs, sa Vierge Marie et ses

saints. 4 Down low : terme américain désignant des hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes en secret.

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Les statues de saint Jacques, de saint Antoine, de saint Michel archange ont toujours orné ma case, mais dès que je m’agenouille devant eux, c’est aux loas5 qui habitent en eux que je parle. Je dépossède les corps des statues de l’esprit du dieu blanc et j’implante en eux les esprits de l’Afrique. Le battement des tam-tams me ramène chez moi. Les sons entrent en moi et prennent possession de mon corps. Je danse, je suis libre. Je ne suis plus un nègre, ni un esclave. Mon corps devient le temple des esprits et des dieux. Il demeure ouvert à les accueillir. Dans le monde des loas,

mon corps n’est ni homme, ni femme, ni noir, ni blanc. N’importe quel esprit pénètre dans ce vaisseau qu’est ma chair et s’exprime à travers

»

lui. Ce soir, je peux être un dieu guerrier, demain je serai une déesse de l’amour. Les dieux de la nature s’expriment à travers moi.

*** Andy rentre chez lui vers 6 heures du matin. Le reste de sa famille dort encore. Il va discrètement dans sa chambre et se jette sur son lit. Quelques heures plus tard, des bruits venus de l’extérieur le réveillent. Il se redresse et regarde à travers la fenêtre. Il voit son voisin Kieran accompagné par celui qu’il suppose être son copain. Ils se tiennent par la main dans le stationnement devant la maison. Ils vont sûrement à un souper de Noël. Andy avait toujours trouvé Kieran attirant. Avant, ils étaient amis, et ils avaient par le passé exploré mutuellement leurs corps. Mais depuis que Kieran avait révélé qu’il était gai à ses parents et que la famille 5

Loas : les esprits dans la religion vaudou.

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La révolution d'Andy d’Andy avait été au courant de cette nouvelle, Andy avait cessé de lui parler. Par ailleurs, son père avait vu d’un très bon œil le fait qu’ils ne soient plus amis.

Andy voit Kieran rire avec son copain alors qu’ils montent dans la voiture avec le reste de sa famille. Il envie leur liberté de s’aimer aux yeux de tous.

«

***

C’est dimanche, le jour de repos même pour nous, les esclaves. Je regarde Rosa qui bavarde et rie avec ses jeunes sœurs. Des

nègres jardinent. D’autres jouent au bâton, un jeu de combat de nos terres ancestrales. Une journée où le maître nous permet de vivre un peu.

Mais

c’est un leurre. Dans cette plantation, on n’est jamais rien quel que soit le jour. Je ne veux plus de cette vie. Je ne veux plus me cacher dans l’obscurité des bois la nuit pour exister. Je ne veux plus que l’on me dise quand je peux être et quand je ne le peux pas. Je m’en vais de cette plantation. Je m’approche de Rosa. Je la prends par le bras et l’emmène derrière une case. « Viens avec moi. Sauvons-nous dans les montagnes rejoindre les

NÈGRES MARRONS. Nous vivrons libres. — Accéder aux montagnes n’est pas chose facile. Des gendarmes patrouillent dans la région à la recherche d’esclaves en fuite. Si on nous attrape, nous serons sévèrement châtiés. En plus, la vie dans les montagnes ne sera pas de tout repos. J’ai ma famille ici, Noé. Je ne peux pas partir.

— Je veux que tu sois ma femme.

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— Alors, marions-nous. Le maître a donné son consentement. — Je ne veux pas rester ici. — La misère ici n’est pas invivable. Tu ne sais pas ce qui t’attend dans les montagnes. La vie n’y est pas toujours facile. Plusieurs nègres qui avaient fui reviennent même dans les plantations, parfois. Ils trouvent la misère des champs plus supportable que cette liberté dont tu parles.

— En tout cas, m’ale machè6 Rosa. Adye lanmou mwen7. »

Je sens la peur qui monte en moi comme jamais auparavant. Je

tremble. Mon cœur bat la chamade alors que je m’éloigne lentement des cases. Je ne crois pas ce que je m’apprête à faire. J’arrive devant les bois. Je m’arrête. La sueur colle sur mon front. J’ai peur que mes jambes flanchent.

»

Je regarde les bois. Qui sait ce qui m’attend? Je sais seulement ce que je ne veux plus.

Andy ferme

*** Le journal d’un nègre marron. Quand il a pris

ce livre par curiosité dans la bibliothèque d’un de ses amants qui fait une maîtrise en littérature antillaise, il ne s’attendait pas à s’identifier autant au personnage principal. Il se souvient que ses ancêtres se sont battus pour être libres et pour jouir des mêmes droits que tous les êtres humains qu’ils soient blancs ou noirs, tout comme les gais l’ont fait. Il réalise qu’il ne veut plus se cacher la nuit pour être qui il est. Il ne veut plus que sa liberté soit réduite à des danses nocturnes et à des amours éphémères. Sous l’impulsion du moment, Andy prend son cellulaire et envoie un message texte à Sofia :

« Je suis gai. Je ne changerai pas. Je choisis de vivre libre ■ » 6 7

M’ale machè : Je m’en vais, ma chère. Adye lanmou mwen : Adieu, mon amour.

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À reculons, tu trouveras; les femmes qui aiment les femmes,

les mères qui aiment leurs enfants, les mères qui sont identité et cycle. À reculons, tu nous trouveras

sous-entendues et discrètes,

semant les AMOURS d’hier aux ALLURES d’aujourd’hui.

Xolo

Mon inspiration :

Cōātlicuē (Musée national d’anthropologie de Mexico) Cōātlicuē est la déesse de la fertilité, de la terre dans la mythologie aztèque. Elle est aussi connue sous le nom Teteōnān, « mère des dieux », ayant donné naissance à la lune, aux étoiles et au dieu du soleil et de la guerre. Elle recevait aussi les noms de Toci (« notre grand-mère »), Tonāntzin, et Cihuacóatl (« la dame aux serpents »), déesse des femmes mortes en couches. En nahuatl, son nom signifie « Celle qui porte une jupe de serpents ».

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Biographie des auteurs Adel Essadam Adel a quitté la Tunisie à l’âge de 17 ans pour le Canada. Il est passionné par les sciences pures, principalement la chimie et le génie chimique. Il est sur le point de compléter son DEC technique en matériaux composites et de rentrer à l’université en chimie. Il écrit beaucoup, principalement pour lui-même. L’écriture est une délivrance pour lui et lui permet de poser ses idées sur le papier, de reposer son esprit et d’alléger son être. Soleil Launière Artiste multidisciplinaire, performeuse Corps-Voix et photographe autochtone Soleil Launière est une nomade, créatrice d’images et exploratrice artistique. Son travail est inspiré par les connexions humaines et ses propres racines. www.soleil-launiere.com Doc Sack Doc Sack est un Canadien d’origine sénégalaise gaie qui a toujours trouvé un confort dans l’écriture. Depuis très jeune, il a toujours exprimé ses émotions par les mots, et principalement la poésie. Aujourd’hui, il complète un baccalauréat en relations humaines. Un de ses rêves serait de partager tous ses écrits, images d’expériences et d’émotions personnelles, avec le monde. Issa Diawara Issa est un jeune africain avec un parcours atypique qui découvre nouvellement le Québec. Anthony Plagnes Payá Anthony est directeur des communications d’Arc-en-ciel d’Afrique depuis 2011. Diplômé de l’Université Montpellier III, il est spécialiste dans le domaine du design graphique et de la communication, il met en lumière les évènements de l’organisme à travers ses créations. Anthony a toujours voulu mettre à profit ses compétences pour aider les organismes qui luttent contre tout type d’inégalité. Je Kale Je Kale est un jeune poète haïtien pansexuel (queer) qui habite à Montréal depuis 12 ans. Il travaille actuellement sur son premier recueil de poésie d’où est extrait le texte « Nous avancerons » qu’il vous partage en toute insécurité. Il est ravi de crier son art dans cette toute première revue d’Arc-en-ciel d’Afrique. Lamin Lamin est originaire de la Caraïbe continentale et insulaire. Il réside à Montréal depuis 2008. Autodidacte, il a parfait son style pictural lors d’un voyage à Cuba où il a rencontré de jeunes artistes cubains en quête de liberté. Il définit son art comme à chemin entre l’abstrait et le figuratif. Lamin aspire à participer à l’amélioration des conditions socio-économico-sanitaire des communautés.

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CleoDalie CleoDalie est Française et Québécoise, non négociable. Achevant sa maîtrise dans un domaine obscur, elle s’intéresse à l’immigration, à la sexualité et aux différents types d’écriture. Après avoir rédigé des réflexions, opinions et courts reportages pour le webzine inVISIBLES, elle effleure le domaine de la fiction, avec cette nouvelle qui porte sur le coming out et d’une certaine manière sur la confiance en soi et la fierté de soi. Valérie Gingras Valérie Gingras est une écrivaine et poète. Elle étudie en littérature et combat les normes de genre le soir. Elle est née à Montréal une nuit sans lune. Elle désire devenir une vedette internationale pour que les Trans et les lesbiennes et toutes les minorités aient enfin un peu plus de place pour respirer. Elle n’est pas encore de site ou de blogue, mais cela ne saurait tarder!

Laurent Maurice Lafontant Laurent M. Lafontant est un jeune québécois d’origine haïtienne, arrivé au Canada en 2001. Il est le directeur adjoint d’Arc-en-ciel d’Afrique. Il est ouvertement gai et s’implique dans les organismes communautaires comme le Gris Montréal et Arc-enciel d’Afrique depuis 2008. Diplômé de l’Université Concordia en 2008 en études cinématographiques, il a réalisé deux courts documentaires : Être soi-même (2012) et Au-delà des images (2014) pour Arc-en-ciel d’Afrique. Il a publié deux nouvelles « La peur de soi » et « Impasse » dans des recueils publiés par l’Arc-en-ciel littéraire. Laurent aspire à devenir auteur et écrit des romans dans le genre fantasy. Giovana Olmos (Xolo) Giovana Olmos, née à Mexico en 1995, a immigré à Montréal en 2006. Au Collège Dawson, elle a obtenu plusieurs distinctions académiques pour ses films de fiction en plus d’avoir remporté le Prix du choix du public du Concours intercollégial de Photographie. Depuis 2013, elle collabore en tant que bénévole avec Arc-en-ciel d’Afrique. En ce moment, elle poursuit ses études universitaires en production cinématographique à l’Université Concordia. Patricia Jean Patricia Jean est la directrice d’Arc-en-ciel d’Afrique. Elle est aussi coordinatrice du festival de film MASSIMADI. Elle a complété ses études en gestion et comptabilité à l’université à Concordia. Patricia est passionnée et s’est donnée comme mandat de lutter contre toutes sortes d’inégalités notamment celles en lien avec l’homophobie, le racisme, le sexisme ainsi que le classicisme. En 2014, Patricia Jean est nommée co-présidente d’honneur de Fierté Montréal, et fait la une du journal Métro en février 2015. Patricia complète actuellement un certificat en gestion philantropique à l’Université de Montréal.

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Sources • Ensemble d’images © Archives Arc-en-ciel d’Afrique © Fotolia Franz Pfluegl © iStockPhoto Yuri © DesignCC Endel © newevolutiondesigns Simon © Creative Commons El Comandante © Serge • Photos de couverture arrière © Koralie Woodward • Entrée consultée. (s.d.). Dans Wikipédia, l’encyclopédie libre. Repéré le 21 avril 2015 à http://fr.wikipedia.org/wiki/Coatlicue (licence CC BY-SA 3.0) • Cecilio Agustín Robelo, Diccionario de Mitología Nahua, México, Biblioteca Porrúa. Imprenta del Museo Nacional de Arqueología, Historia y Etnología 1905, 99, 100, 101, 102 p. (ISBN 978-9684327955) • Karl Taube, Mythes aztèques et mayas, Éditions du Seuil, 1995, p. 85 Œuvres produites par Arc-en-ciel d’Afrique disponibles sur www.arcencieldafrique.org Œuvres visuelles : • Laurent Maurice Lafontant (Réalisateur/Scénariste). Solange Musanganya (Idée) (2012). Être soi-même

[Film documentaire]. Montréal, Québec :

Arc-en-ciel d’Afrique. • Laurent Maurice Lafontant (Réalisateur/Scénariste). Solange Musanganya (Idée) (2014). Au-delà des images [Film documentaire]. Montréal, Québec : Arc-en-ciel d’Afrique. • Laurent Maurice Lafontant, Giovana Olmos (Réalisateur/Scénariste). (2014). Vidéo des 10 ans d’Arc-en-ciel d’Afrique [Film documentaire]. Montréal, Québec : Arc-en-ciel d’Afrique Étude et recherche : • Simon Corneau, Jessica Caruso et Lyanna Després. (2014). Portrait descriptif de santé globale de la population HARSAH afro-caribéenne de Montréal. Montréal, Québec : Université du Québec à Montréal.

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Adel Essadam, Soleil Launière, Doc Sack, Issa Diawara, Patricia Jean, Valérie Gingras, Je Kale, Anthony Plagnes Payá, CleoDalie, Lamin, Giovana Olmos (Xolo), Laurent Maurice Lafontant. CRIE TON ART, c’est une douzaine de jeunes d’ origines et de milieux divers qui, à travers leurs œuvres artistiques, osent prendre la parole pour revendiquer leur place, rompre avec l’isolement et briser le tabou de la diversité sexuelle. CRIE TON ART, ce sont des photos qui vous révèlent leurs couleurs, projettent leurs reflets, affichent leurs identités et leurs origines. Ce sont aussi des poèmes qui expriment leur lutte et lèvent le voile sur l’hypocrisie, des nouvelles qui vous parlent de leur amour, de leur peine, de leurs conflits identitaires et de leur déchirement entre leur culture et leur cœur. Ce sont également des peintures qui exposent la diversité du monde ainsi que des dessins qui lancent des messages d’espoir et qui réinventent l’histoire. Bref, ce sont des œuvres qui attendent que vous les découvriez et des jeunes qui ne demandent qu’à partager avec vous leurs vécus. Arc-en-ciel d’Afrique espère que ce recueil permettra à d’autres jeunes LGBTQ ou en questionnement de se retrouver, de s’affirmer et de s’aimer, et à leurs familles et amis de les connaître et de les accepter pleinement. CRIE TON ART souffle un vent d’espoir. Distribution gratuite | Non destiné à la vente ISBN 978-2-9815188-0-4

60000 Photos d’arrière de couverture : Koralie Deetjen Woodward AV R I L 2 0 1 5

A R C - E N - C I E L D ’A F R I Q U E 9 782981 518804


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